La conversion d’Édith Stein,

patronne de l’existentialisme

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Jean de FABRÈGUES

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

AVANT-PROPOS

 

 

Pourquoi cette vie d’EDITH STEIN...

 

 

Pourquoi avoir choisi d’écrire la conversion de cette petite juive allemande sacrifiée ? Pour trois raisons, qui me semblent aller toutes trois au cœur du drame de notre temps, de son drame humain, de son drame total, et montrer combien il est un drame spirituel ; trois raisons qui, en ce cœur du drame, se rejoignent – et qui sont ici le cœur du drame d’Édith Stein.

Édith Stein est une philosophe, par tout son être, elle est le type même de « l’intellectuelle » moderne : or elle a accepté de sacrifier plus qu’elle-même, elle a accepté – cela n’a duré qu’un moment, mais quand elle a accepté le sacrifice, son consentement était définitif, total – de sacrifier l’activité de son intelligence, ce don qui lui avait été fait, parce que ce sacrifice lui était demandé par Dieu et par la Règle du Couvent où elle entrait et qui était la voix de l’Église, donc de Dieu.

Édith Stein est une philosophe « existentialiste » : elle est, dès l’origine de ce mouvement de pensée aujourd’hui célèbre et quelque peu prostitué, à la pointe de la pensée « existentialiste », elle en a mesuré la profondeur et le sens.

Cette philosophe, cette philosophe existentialiste, elle n’a pas cherché dans l’Église des formes de vie spirituelle mitigée, ni des aspects de la pensée catholique biaisant ou composant avec les idées dites « modernes » : elle a été au couvent, elle a été à la vie spirituelle la plus pure, à la vie de prière et de contemplation, et elle a été à la philosophie traditionnelle de l’Église, que celle-ci tient pour la plus assurée de traduire sa pensée sur le monde et sur Dieu : la philosophie de St Thomas d’Aquin. Elle était sûre qu’en ce cœur de l’Église elle trouverait ce qui répondrait le mieux aux questions « modernes ».

Ainsi, comme par une vocation particulièrement dessinée – et comment ne serions-nous pas certains qu’il en ait bien été ainsi – Édith Stein répond aux questions les plus profondes, les plus totales de notre temps : cette intellectuelle va au Couvent, cette philosophe professe que la philosophie la plus stricte de l’Église répond à ses exigences de philosophe, cette existentialiste va droit à la philosophie de l’Être et trouve en elle la Clé de l’Existence. Elle tient dans sa main, et elle nous offre, bien liées, inséparables, les Faces du Tout Puissant et du Tout Aimant, qui, effectivement, ne se peuvent point séparer : la Prière, la Vérité, l’Être total. Elle aborde en face le monde qui est le nôtre, dans ses dimensions les plus amples, et elle lui donne la réponse de la Foi la plus totale, de la pensée la plus rigoureuse. Du début jusqu’à la fin, la fille de la Synagogue en a gardé « la nuque raide », elle ne transige pas plus avec Dieu qu’avec elle-même ou avec son temps.

Parmi d’autres – une Raïssa Maritain, une Simone Weil, pour ne citer que celles qui ne sont plus et que j’ai connues – elle a tracé pour nous cet extraordinaire cheminement de l’Exigence absolue à la Réponse sans mesure. Comment le regard catholique d’aujourd’hui ne serait-il pas tout entier orienté par de tels exemples ?

Édith Stein, enfin, nous apporte une dernière leçon : sa première image de la Foi catholique, chez Adolf Reinach par exemple, c’est d’hommes convertis pendant la guerre de 1914 qu’elle l’a reçue. Ainsi nous enseigne-t-elle qu’il y a une continuité de l’Église au cœur même de ce « monde moderne » où nous croyons que tout est, à chaque instant, nouveau. Nous sommes toujours des héritiers, Édith, apportant à l’Église le message de la Synagogue, philosophe du plus « moderne » des mouvements philosophiques, nous le rappelle, dès le premier pas.

 

 

 

 

I

 

 

Une forte famille juive et son enfant éprise de rigueur.

 

 

Le 12 octobre 1891, fête de l’Expiation ou plutôt de la Réconciliation 1 pour la foi israélite, une petite fille naît à Breslau (Silésie) dans un foyer juif de stricte observance et de foi profonde. Le père, Siegfried Stein, est établi là marchand de bois depuis un an ; la mère porte un nom de jeune fille qui nous étonne, c’est un nom français : Augusta Courant. La petite Édith n’aura pas deux ans quand Siegfried Stein mourra, et Madame Stein devra faire vivre les sept enfants qu’il lui laisse (Édith est la dernière) en poursuivant le commerce des bois. On nous dit que, si l’affaire n’était pas brillante quand elle la reçut de son époux, Madame Stein sut la faire grandir : achetant des forêts entières, sachant juger les arbres sur pied, voyageant à travers la Silésie et jusque dans les Balkans. À quatre-vingt-huit ans, elle tiendra encore les comptes de la maison. Du côté paternel comme du côté maternel, les familles qui se profilent derrière Édith sont fortes : vingt-deux enfants (de trois mères) chez les Stein, quatorze (d’une seule mère) chez les Courant. Augusta Courant-Stein cuit le pain familial en même temps qu’elle conduit son commerce. Les débuts difficiles sont rapidement dépassés : Madame Stein achètera une belle maison de pierre et les enfants pourront sans dommage poursuivre des études d’ailleurs fort diverses. L’aînée, Else, devint institutrice puis se maria. Un des fils, Paul, entra dans la Banque, tandis qu’un second, Arno, aidait sa mère dans son commerce. Une seconde fille, Erika, d’abord mariée, revint finir sa vie auprès de sa mère avec qui était restée Rose. Une autre fille encore, Erna, fut médecin.

1890-1900 : c’est, en Allemagne, et particulièrement en Silésie, le grand développement de l’industrie et du commerce. L’ère bismarckienne porte ses fruits. Dans ce développement des affaires, le monde juif d’Allemagne a pu, s’il le voulait, se laisser oublier et se fondre dans le grand mouvement commercial ; beaucoup de juifs l’ont fait, négligeant ou réduisant dans leur existence la part de la vie religieuse. Les Stein ne sont pas de ce bois-là. La Synagogue reste ici fidèle et ponctuelle. Le climat Stein n’est pas seulement un climat de travail mais de rigoureuse observance religieuse : prière et culte. Avant et après les repas on récite la prière en hébreu ; et, par exemple, l’admirable Prière de Salomon qui dit l’espoir « que tous les peuples de la terre reconnaissent que l’éternel est Dieu, et qu’il n’y en a point d’autre ».

On jeûne quand c’en est le temps, on suit les offices à la Synagogue. La vaisselle est lavée dans plusieurs eaux comme il se doit. Mais surtout, surtout, Dieu est présent : « Ma mère croyait en Dieu de tout son cœur », écrit Erna Biberstein, sœur d’Édith, et elle avait une totale confiance en Lui. Plus tard, comme Édith, déjà catholique, avait accompagné sa mère à la Synagogue pour alléger un peu la peine de sa conversion et que le Rabbin lisait le texte traditionnel : « Écoute, Israël, ton Dieu est unique », Madame Stein lui dira avec force, par allusion au dogme de la Sainte Trinité : « Notre Dieu est un. » Quand Édith lisait « à livre ouvert dans le cœur de sa mère – comme elle l’écrira elle-même – pour savoir comment se comporter », c’était cette Foi et cet Amour du Dieu un qu’elle y lisait, avec toute la violence intérieure, toute l’intensité que comporte le tempérament juif, et dès lors Édith sait que s’il y a un Dieu, c’est avec cette force et cette rectitude qu’il faut l’aimer et le servir.

Le jour de l’Expiation, où Édith est née, est le dernier des dix jours que l’année juive nomme les « jours amers » ou les « jours austères ». C’est le sommet de l’année spirituelle juive. Ce jour-là, et ce jour-là seulement, le Juif s’agenouille : « Là il fait ce qu’il refusa de faire devant le roi des Perses, ce à quoi aucun pouvoir sur terre ne peut l’obliger, et ce qu’il n’est tenu de faire devant personne, pas même devant Dieu à toute autre époque de l’année. Et s’il s’agenouille, ce n’est pas pour confesser une faute ou prier pour obtenir le pardon des péchés, ce qui est l’objet premier de la fête. Il ne s’agenouille que parce qu’il reconnaît la proximité immédiate de Dieu.... Le Jour de l’Expiation, qui couronne la période des dix jours de rédemption, est à juste titre appelé le Sabbat des Sabbats. L’assemblée s’élève à la conscience de la présence divine en se remémorant le Temple de jadis et particulièrement l’instant où le prêtre, en cette occasion unique de l’année, prononce le nom ineffable de Dieu qui n’est jamais autrement exprimé que par une circonlocution. » (Franz Rosenzweig : L’année Juive.)

L’enfant nommée Édith, qui était née un jour d’Expiation, n’aura pas d’autre destinée que de tendre « à la proximité immédiate de Dieu » et de le nommer par son nom, non pas une fois seulement comme dans l’année juive, mais à chaque jour et à chaque instant de sa vie. Et cette présence et cet appel de Dieu, elle les signera de son nom à elle, de son sang. Du Dieu un – mais un et trine – à la petite juive de Breslau qui sera une des premières têtes philosophiques du 20e siècle avant d’être simplement l’épouse du Seigneur, le lien est direct, le regard sans écran.

Quelques-uns de ceux qui ont connu Édith Stein dans le siècle et surtout avant sa conversion l’ont peinte comme « froide et lointaine ». Une de ses camarades étudiantes l’a montrée : « Tout à fait inaperçue parmi nous, malgré une réputation d’extrême intelligence... elle nous semblait même assez démodée ... toujours assise aux premiers rangs de l’auditoire, petite silhouette, mince, insignifiante, et comme absorbée par l’intensité de sa réflexion. Elle portait ses cheveux, sombres et lisses, coiffés en bandeaux et rattachés sur la nuque, en un lourd chignon. Elle était d’une pâleur quasi maladive, et ses grands yeux noirs, au regard intense, se faisaient sévères, presque distants, pour écarter les curiosités importunes. Mais dès qu’on l’abordait en personne, une indescriptible douceur illuminait ses yeux, un sourire ravissant animait son visage, dont les traits conservaient un peu de la candeur et de la timidité de l’enfance. On ne peut pas dire qu’elle fût belle ni jolie, ni qu’elle possédât ce charme féminin qui séduit les cœurs d’emblée.... Mais il y avait quelque chose d’incomparable dans ce visage au front haut, plein de sagesse, aux traits enfantins merveilleusement expressifs – un rayonnement paisible – que l’on ne se lassait pas de contempler 2. »

Je n’ai pas connu Édith Stein. Mais, à relire ces lignes, comment n’évoquerais-je pas ici deux autres femmes que j’ai connues et dont la ligne spirituelle a été si proche : Raïssa Maritain et Simone Weil. Ici et là, même recul de l’apparence physique devant la force intellectuelle et spirituelle, même intensité profonde du regard traduisant l’âme, avec, peut-être, chez Simone Weil, une ardeur dès le premier instant, une volonté d’exprimer, qui ne paraissent pas d’abord chez Édith Stein. Simone Weil a l’œil ouvert d’abord sur le monde et sur les âmes, Édith porte le sien droit sur Dieu. Chez elle la vocation contemplative, l’appel intérieur semble indiqué dès l’origine : d’où une puissance de silence, une intériorité qui trouveront leur sens dans la communication avec l’au-delà. Les journées qu’Édith passera debout – prière et contemplation – devant le Saint-Sacrement traduisent ceci. L’être intérieur, ici, commande tout, et, certes il s’exprime aussi par la communication avec les humains, mais cette charité dans le contact est conséquence : Simone Weil a été des hommes à Dieu, Édith reviendra de Dieu aux hommes.

Il n’en existe pas moins, ce contact, et sœur Aldegonde Jaegerschmidt a pu noter ce « don de l’enseignement » qu’Édith eut dès le début de sa vie, quand elle entreprit d’enseigner aux jeunes étudiants, perdus dans le vocabulaire du maître Husserl, les notions d’introduction qui leur permettraient de se retrouver : « Elle nous formait avec une patience illimitée, une bonté attentive et silencieuse. Toujours aimable, sans l’ombre d’ironie ni de critique, elle accueillait nos questions malhabiles avec un calme, une égalité d’humeur, un dévouement, qui faisaient que nous ne lui laissions pas une minute à elle !... Inlassablement, elle nous encourageait à progresser sur la voie austère de la connaissance intellectuelle. La flamme qui la dévorait gagnait nos propres cœurs... 3 »

Quelqu’un qui connut Édith Stein avant sa conversion la montre alors posant sur les êtres « un regard détaché, pénétrant, un regard de juge ». Elle « faisait l’effet – ajoute le même témoin – d’une personnalité absolument complète, en pleine possession de soi.».

La conversion d’Édith Stein ne sera donc pas celle d’un être en peine ou même en déroute, d’une âme qui cherche « ailleurs » l’équilibre qu’elle n’a pas trouvé ici. C’est de tout autre chose qu’il s’agit, et c’est en effet d’un jugement : un jugement sur le monde, sur l’être du monde, sur le sens du monde. La conversion d’Édith Stein ne sera pas – si l’on peut dire – une conversion psychologique, une conversion à base de besoin personnel. Elle sera une conversion intellectuelle et spirituelle, les deux étant intimement liées et constamment parallèles. C’est le jugement de l’esprit et c’est l’appel de l’âme qui demanderont Dieu comme la nécessité de l’être, et non pas tant de cet être-ci qui est Édith Stein parmi les hommes, mais de tout être, de toute créature, de l’être du monde lui-même reconnaissant sa source et sa clé. Le portrait physique d’Édith nous enseigne déjà cela que toute sa vie redira.

L’enfant Édith a très tôt la passion d’absolu qui commandera sa pensée : une déception d’enfant est un désespoir. Élevée avec des frères et sœurs tous plus âgés, elle ne participe pas seulement à leur jeu mais veut le comprendre : sa précocité d’esprit en est accrue et quand, à quatre ans, on la conduit au jardin d’enfants parce qu’elle veut aller en classe « comme les grands », elle en reviendra dévorée d’humiliation d’être ravalée à ces enfantillages. Son frère aîné, en la portant dans ses bras, lui apprend les noms des poètes allemands et le titre de leurs œuvres. Ainsi, quand on joue à la maison au Dichter-quartett 4, l’enfant de quatre ans stupéfie les visiteurs : elle connaît les noms des écrivains et sait attribuer à chacun les œuvres qu’il a écrites. Dès cet âge, ses compagnes la tiennent pour « profonde, réservée, silencieuse » mais « toujours complaisante et compréhensive ». Et, aux premières notes scolaires, comme elle n’est pas première, elle s’écrie en rentrant à la maison : « Maman, pardonne-moi de ne pas avoir la meilleure place, mais c’est Hilde qui l’a eue, et c’est mieux ainsi puisqu’elle n’a plus sa maman. » L’absolu de l’intelligence ne conçoit de céder que devant l’absolu de la Charité.

Édith entre à l’école à six ans juste – le 12 octobre, pour son anniversaire 5, c’est-à-dire au milieu de l’année scolaire, qui, en Allemagne, commence à Pâques. Malgré ce handicap, elle est, dès Noël, parmi les meilleures élèves.

À 15 ans, en 1906, Édith quitte l’école, pourquoi ? Elle y a obtenu les résultats les plus brillants, mais jamais cependant la première place dont toutes ses camarades affirment pourtant qu’elle la mérite. Ses biographes pensent qu’elle s’est heurtée à l’antisémitisme du directeur. Elle va rejoindre à Hambourg sa sœur Elsa, mariée et mère de trois enfants, et l’aide aux travaux du ménage. Mais elle s’aperçoit bien vite que là n’est pas sa voie. Elle revient chez sa mère, et, après avoir vite rattrapé le temps perdu grâce à des leçons particulières, elle passe en 1908 le Studienanstalt et en 1911 l’examen de fin d’études qui introduit aux études supérieures 6.

La vie chez Madame Stein reste dominée par la personnalité de cette femme forte : « Chez nous, écrira Édith, il n’était guère question de principes d’éducation, nous lisions à livre ouvert dans le cœur de notre mère pour savoir comment nous comporter. Maman nous enseignait l’horreur du mal ; quand elle avait dit : c’est un péché, ce terme exprimait le comble de la laideur et de la méchanceté, et nous en demeurions bouleversés 7. »

Les études d’Édith Stein lui donneront une formation très complète : elle saura le français, l’anglais et l’espagnol, le latin, le grec et naturellement l’hébreu. Quand elle s’inscrit à 20 ans à l’Université de son pays natal, Breslau, c’est pour les cours d’histoire et de philologie, puis de psychologie expérimentale.

Édith a perdu très tôt la foi juive, sans histoire : c’est l’existence de Dieu qu’elle refuse. Pourtant, elle continue d’accompagner sa mère à la Synagogue, pour ne pas la peiner.

C’est la lecture, faite à Breslau, des Recherches logiques de Husserl qui éveille son esprit à la ligne de pensée qui sera la sienne. Husserl enseigne à Göttingen. Elle ira donc poursuivre ses études à Göttingen où, d’ailleurs, un cousin de sa mère, Richard Courant, lui-même professeur de mathématiques, va l’accueillir.

« J’avais vingt et un ans – écrit Édith – et j’étais pleine d’attente. La psychologie m’avait déçue. J’étais parvenue à la conclusion que cette science se trouvait encore dans ses langes et manquait de fondements objectifs. Mais le peu que je connaissais de la phénoménologie me ravissait, surtout par la méthode objective de travail. »

La phénoménologie, alors, c’est Husserl, et Husserl enseigne à Göttingen. Édith ira donc à Göttingen. L’appel a été reçu qui ne cessera plus de produire ses effets que quand Édith aura été jusqu’au bout du chemin : jusqu’à la reconnaissance de la réalité première et totale qui est Dieu.

Quand Édith quitte Breslau, ses camarades étudiants la chansonnent comme il est de coutume, et le titre qu’ils lui donnent c’est « le connaisseur objectif ». C’est qu’il faut se replacer dans l’atmosphère des idées du moment. L’idéalisme Kantien et post-Kantien domine toujours le monde intellectuel allemand, comme d’ailleurs la plus vaste partie de la philosophie française. En même temps, la psychologie expérimentale, discipline qui occupe Édith, est, au contraire, toute limitée à une observation comme extérieure des actes humains. L’être humain apparaît brisé entre un monde lointain d’idées abstraites et une réalité bornée à ce que perçoivent directement les sens. Comment cette rupture de l’être serait-elle supportable à l’exigence passionnée de vérité qui tourmente Édith et que n’oriente plus aucune foi religieuse ?

 

 

 

 

II

 

 

Où une étudiante trouve dans la philosophie de l’existence le chemin de la foi.

 

 

La conversion d’Édith Stein est une conversion d’amour. Et en même temps elle est une conversion de l’intelligence, une conclusion de l’intelligence, une nécessité de l’intelligence. Est-ce un paradoxe que nous posons là ? Tout au contraire, nous énonçons ce qui est l’éminente leçon de la petite juive de Breslau, ce en quoi et pour quoi sa conversion est en même temps la plus significative du drame moderne et de l’essence du catholicisme.

Qu’on ne se méprenne pas : cette conversion d’amour n’est pas une conversion de sentiment. La petite juive silésienne a beaucoup souffert, n’en doutons pas : elle a eu beaucoup d’occasions de souffrir, très tôt. Elle a souffert, par exemple, quand elle était à coup sûr la meilleure élève de sa classe, mais que le maître ne lui donnait pas la première place parce qu’il était antisémite. Rentrée chez elle, cependant, elle ne se lamentait pas, elle ne pleurait pas, elle trouvait même des raisons pour justifier le maître aux yeux de sa mère et se réjouir du succès de sa compagne. Elle a beaucoup souffert quand, ayant perdu la foi juive, elle a continué d’accompagner sa mère à la synagogue et qu’elle a perçu la douleur de celle-ci devant « l’infidélité » de sa fille. Elle a beaucoup souffert quand elle a porté au cœur de cette mère aimée le coup de couteau répété, de sa conversion au catholicisme puis de son départ de la maison familiale et de son entrée au couvent. Elle a beaucoup souffert de tout cela, et, plus tard encore, de la persécution nazie. Mais toute cette souffrance n’a jamais créé chez elle d’explosions du sentiment, de manifestations extérieures. L’amour est ici d’un autre registre que sentimental : il est directement l’amour de contemplation.

Comment s’expliquerait autrement le pouvoir qu’eut Édith de rester – le plus souvent debout – face à face avec son Dieu, avec l’Eucharistie, avec l’infinie présence ? Cette fille, si peu « sentimentale » avec ceux qui l’entouraient, dans les manifestations de ses impressions propres, voilà qu’elle se trouve sans peine, aisément, directement, happée par la contemplation de Celui qui est. Que serait-ce, autre qu’un amour total, qui pourrait nourrir ce silencieux dialogue ?

Mais, justement, la nourriture de ce dialogue, son feu, est l’extrême pointe de l’intelligence arrivée à sa nécessité et à sa conclusion : l’intelligence qui a reconnu la nécessité infinie d’un Être infini qui soit aussi un Amour infini. Et elle Le contemple en même temps qu’elle L’écoute, Il parle à son Intelligence le Langage d’absolue présence et d’absolue nécessité que cette intelligence finie a reconnu comme ce qui lui est nécessaire.

Cet être chétif mais ouvert sur l’infini a reconnu l’Être sans lequel il succomberait dans l’instant même. C’est à la pointe suprême de la nécessité intellectuelle que cet Amour se repaît de ce qui le fait être, de ce qui le porte dans l’Être.

 

 

 

Edmund Husserl, le philosophe de Göttingen, l’un des premiers maîtres de la phénoménologie et de l’existentialisme, va être le canal de cette révélation de l’être.

C’est presque le hasard qui a fait lire à Édith les Recherches Logiques de Husserl et qui l’a conduite chez son cousin Courant à Göttingen avec sa sœur Erna.

Mais ce « hasard » est réponse à un appel profond : « La psychologie m’avait déçue – écrit Édith. – J’étais parvenue à la conclusion que cette science se trouvait encore dans ses langes et manquait de fondements objectifs. Mais le peu que je connaissais de la phénoménologie me ravissait, surtout par la méthode objective de travail. » Dans le monde de la critique de l’esprit, de l’idéalisme, du relativisme, cette intelligence voit soudain luire une lumière : une parole s’adresse à elle qui ose prononcer les mots de réalité, de vérité. Édith va se jeter vers cette lumière, avec toute son âme.

Benjamin Fondane, lorsqu’Husserl vint en Sorbonne en 1929 prononcer quelques conférences, a laissé de lui ce portrait : « Rien du thaumaturge. Rien non plus du prédicateur. Sous l’aspect d’un humble pion de province, sa personne dégage des vertus d’ordre et de modestie. On dirait une sorte de pudeur, la pudeur même, s’il n’y avait un regard, éclos sous ses lunettes, sensuel et provocant. Il prétend n’être qu’un homme de science, attentif seulement à décrire les lois et les structures fondamentales de la conscience, timide à réveiller le réel ou à lui marcher sur les pieds, s’efforçant d’être rigoureux et de tout accueillir avec bonne grâce, ne s’exagérant rien si possible, mais ne laissant rien de côté... Sa modestie vient de ceci qu’il ne prétend pas nous servir sa propre vérité, mais la vérité absolue 8. » C’est cet « humble pion de province » qui va fournir à Édith sa voie. Parce qu’il ne veut que « décrire » le réel, qu’il « ne laisse rien de côté et ne croit pas à sa vérité mais à une vérité absolue... »

Qu’enseigne-t-il, en effet, dans cette chaire de Göttingen où Édith va boire ses paroles ? D’abord que « la vérité est un absolu » et « n’est pas née de celui qui la connaît 9 » et qu’il faut donc trouver « quelles sont les vérités premières en soi qui devront et pourront soutenir l’édifice de la science universelle 10 ». Mais Husserl rencontre aussitôt ce qui, depuis Descartes, avait barré la route de toute philosophie de la réalité et de l’existence, et engendré tous les idéalismes et les relativismes, visages divers de l’éternel scepticisme : « Puis-je sérieusement me demander comment sortir de l’île de ma conscience, comment ce qui, dans ma conscience, est vécu comme évidence peut acquérir une signification objective 11 ? » Eh bien, oui : si « ce serait folie de vouloir définir un état de conscience », il y a quelque chose qui échappe à tous nos doutes et à tout relativisme : c’est la structure même de la vie, elle reste quand les « phénomènes » passent. Il y a une « structure universelle de l’expérience du moi ».

Ce qui frappe d’abord Édith Stein dans cet enseignement – dont on ne discutera ici ni le sens ni la valeur – c’est la volonté « d’aller aux choses mêmes » pour leur demander ce qu’elles nous disent d’elles-mêmes, comme l’a formulé Husserl lui-même et comme le répétera le second grand phénoménologue, Heidegger.

Dès 1932, aux journées de Juvisy de la Société de Philosophie Thomiste, un bénédictin de langue allemande, Dom Feuling, interprète des penseurs phénoménologistes pour le monde catholique allemand, pouvait définir ainsi la conclusion première de la pensée de Husserl : « Le travail ne sera achevé que lorsqu’il nous aura conduits à la première source de tout ce qui est constitué et de toute constitution, à ce premier moi dans lequel et par lequel tous les moi multiples... avec leurs actes et leurs objets, sont originairement constitués – à ce moi vraiment absolu qui, seul, constitue tout et qui n’est nullement constitué – à Dieu qui vit sa vie en constituant.... »

Voilà ce qu’Édith Stein a perçu aussitôt dans la pensée de Husserl : une volonté d’aller, au-delà de tous les systèmes philosophiques, au cœur de la réalité vécue, de la structure de la vie ; elle ne sait pas encore, sans doute, qu’elle va trouver là ce chemin vers Dieu « constituant de tout ce qui est constitué » qu’indique Dom Feuling, mais inconsciemment c’est bien ce cœur de toute réalité qu’elle veut atteindre. Elle assistera, d’ailleurs, en 1932, à ces journées de Juvisy où Dom Feuling traduit Husserl comme nous venons de le rappeler, et, parlant après lui, elle dira que « la méthode phénoménologique est un procédé de révélation : qui part du monde tel qu’il nous est donné, description des actes et des ensembles d’actes... ». Et, indiquant sans insister qu’elle n’avait pas suivi Husserl dans tout le cours de son évolution philosophique, Édith Stein notait au cours de ces mêmes « Journées de Juvisy » que ce qui avait marqué « les premiers élèves de Husserl » dans la « période de Göttingen » – donc elle-même – c’était « l’orientation dans le sens des essences objectives » qui avait « fait en son temps l’impression d’un renouveau scolastique 12 ».

La philosophie de Husserl est une louange du concret : ce qui est réel dans un objet rouge, ce n’est pas l’abstraction du genre « rouge », c’est l’objet rouge que nous percevons comme tel. Et, en face de l’objet, des objets, il est une autre réalité irréductible, qu’aucun raisonnement ne peut nous faire tenir comme non existante, c’est la conscience elle-même qui perçoit. « Le seul être absolument indubitable – écrit Husserl – est celui de la conscience pure 13. »

Édith Stein parlera à Juvisy de « la plénitude d’essence et d’être qui, dans toute vraie expérience, envahit le sujet de l’expérience, et déborde, au témoignage même de la conscience, toute possibilité de saisie ». Paroles extrêmement importantes dans la bouche d’Édith : d’abord parce qu’elles manifestent clairement ce qui, tout de suite, la capta dans la pensée de Husserl : cette ouverture directe de la conscience à l’être du monde, cette prise directe de la réalité du monde qu’aucun sophisme ne peut attaquer. Mais nous voyons du même coup ce qui va conduire l’évolution de la pensée d’Édith : cet être du monde auquel nous nous ouvrons, qui nous « envahit » et qui « déborde toute possibilité de saisie », et donc d’expression, c’est par cette réalité de l’être du monde que Dieu nous parle : Il est là, derrière, c’est Lui seul qui Est, et s’ouvrir à la voix du monde parlant à la conscience, c’est s’ouvrir à Dieu, c’est écouter Dieu. Le chemin de la contemplation est tout proche.

Que Husserl n’ait pas été jusqu’au bout de sa propre intuition 14 que, en « mettant entre parenthèses » la question de l’existence réelle du monde extérieur perçu par la conscience, il se soit fermé toute porte de sortie efficace de l’idéalisme et du scepticisme, c’est ce que Jacques Maritain nous semble avoir montré de façon définitive 15. Édith, elle, ira jusqu’au bout : elle verra qu’il n’y a pas de troisième voie entre l’acceptation et le refus de l’existence de l’être, et que si nous sommes mis par « la conscience » en contact avec quelque chose, il faut bien admettre que ce quelque chose existe réellement.

Édith ira donc plus loin que Husserl, mais qu’elle ait été attirée par Husserl nous enseigne beaucoup sur l’orientation de son esprit, sur l’appétit d’être qui l’habite, sur les racines de ce qui sera plus tard sa conversion et de ce qui sera sa contemplation.

 

 

Voilà donc Édith à Göttingen pour y entendre Husserl : c’est une petite ville universitaire de 30.000 habitants, entourée immédiatement de collines couvertes de forêts. De romantiques châteaux forts dominent la vallée de la Weser, la cité se tasse entre ses murailles, l’hôtel de ville est gothique comme il se doit, et la place centrale a la traditionnelle fontaine. Göttingen, qui a été une ville hanséatique, est lourde d’histoire toujours présente. Les frères Grimm, Heine, Bismarck ont étudié là : les étudiants font le plus clair de la vie des rues et des tavernes aux bois apparents mais qui cachent leurs salles derrière des verrières faites de culs de bouteilles. À certains soirs, on chante beaucoup dans ces tavernes, et les étudiants ont leurs rencontres traditionnelles, avec épées, casquettes et bannières.

C’est le 17 avril 1913 – elle a vingt et un ans – qu’Édith Stein arrive à Göttingen : avec son amie Rose Guttmann, mathématicienne, elles occupent deux pièces « chez l’habitant », dont l’une servira de studio. Édith ne se mêlera guère aux rites étudiants, aux soirées de danse (rituellement fixées, elles aussi, aux mercredis et dimanches), mais elle arpentera les forêts voisines, elle parcourra les collines du Hartz, ses « mers de pierres » et ses « pierres maudites », où les sorcières allaient danser les nuits de Sabbat. La petite juive de Breslau ne cherche pas l’être du monde seulement dans les livres, mais dans la nature même à laquelle elle s’ouvre aussi avec toute son âme.

Husserl est un maître, ce n’est pas lui qui recevra d’abord la petite étudiante que rien ne distingue, mais son assistant, Adolf Reinach, jeune encore : il a 30 ans et il mourra bientôt, pendant la guerre de 1914. Reinach, lui aussi, est israélite : la philosophie allemande de ces années-là en regorge. Les Reinach sont de haute bourgeoisie juive mais Adolf vit dans une étrange tristesse que rien de sa vie ne justifie. Il est marié, dans un bel amour, attentif à tous ceux qui l’entourent, il est aimé de tous. Pourquoi, alors, cette tristesse ? Il n’a pas trouvé – encore – ce qu’il cherche de toute son âme, et qu’il trouvera : une véritable espérance. Il regarde le monde pour la découvrir, avec ce regard lucide qu’il définit lui-même. « Il ne faut pas avoir peur des réalités dernières », mais, la nuit, il lui semble être guetté par une masse gélatineuse et grise : le panthéisme, se faire un Dieu de la nature... C’est à cet homme infiniment attachant, et qui précède Édith sur le chemin où elle doit s’engager, que la Providence a adressé Édith...

Depuis longtemps, Adolf Reinach tourne autour de la foi. Il écrit du christianisme que « là convergent toutes les grandes lignes classiques » et il confesse à Dietrich von Hildebrand : « La Trinité est la seule conception de Dieu qui soit acceptable 16. » C’est pourtant seulement pendant la guerre, en 1915, après quelques mois de front, que Reinach entrera réellement dans la foi, écrivant à sa femme qui venait elle-même de se convertir : « Les premières semaines ont été terribles, puis la paix de Dieu est descendue sur moi et maintenant tout va bien. » Le Reinach qu’Édith Stein trouve en face d’elle est donc encore l’homme d’inquiétude ; tout en eux cependant est fait pour converger et Édith écrit : « Jamais encore je ne m’étais sentie accueillie par un être humain avec une telle bonté... ce fut comme si un monde nouveau s’ouvrait à moi. »

Peu de jours plus tard, Édith était mise en présence de Husserl et elle recevait de lui le même choc qu’au dire d’Alexandre Koyré – qui fut alors aussi son élève – reçurent tous ceux qui l’écouteront : les extrayant des brumes de tous les scepticismes, il leur faisait percevoir la réalité.

De Koyré 17 à Dietrich von Hildebrand, tous les témoins sont d’accord pour constater que, très vite, Husserl remarqua Édith et s’attacha à elle. Mme Husserl fut plus dure à conquérir, mais Édith y parvint, bien qu’elle eût « le don de paralyser les meilleures élèves de son mari par ses remarques incisives et ironiques ».

À Göttingen, Édith suit aussi les cours de Max Scheler et c’est par lui, semble-t-il, qu’elle recevra la première lumière de l’Évangile. Toute tendue vers l’étude de la vie humaine dans sa réalité, la philosophie de Scheler est vraiment alors le cri d’un solitaire dans le désert : il étudie les formes de la sympathie, le sens de la souffrance, les relations entre les êtres, la signification du ressentiment, ou celle de l’héroïsme, de la sagesse et de la sainteté. En un temps où la philosophie   n’est qu’histoire de la raison et des idées, réflexion sur la connaissance scientifique ou balbutiements sur la sociologie, Scheler est un précurseur.

Or la vie de ce philosophe du tragique humain se déroule elle-même, comme celle de son parent dans la pensée, Kierkegaard, dans la tragédie. Lui aussi juif de naissance maternelle, Scheler s’était fait baptiser mais bientôt, dans un amour torrentueux, il avait épousé une divorcée et s’en était vite séparé. L’agitation de cette vie conjugale lui avait fait retirer sa chaire, et, à Göttingen, c’est dans un petit café qu’il donnait son enseignement tandis qu’il allait chercher à l’abbaye de Beuron une paix qui lui serait bientôt rendue par sa rentrée dans l’Église 18. Édith, qui dit d’elle-même qu’à ce moment « la soif de vérité était sa seule prière », écoute Scheler avec plus de ravissement peut-être encore que Husserl : « Il était extrêmement séduisant et donnait une impression de génie. Jamais chez personne d’autre je n’ai cru toucher d’aussi près le phénomène du génie. Son visage était beau, ses yeux bleus nous semblaient refléter l’éclat d’un monde supérieur. Cependant, ses traits réguliers, ravagés par la vie, faisaient penser – irrésistiblement – au portrait de Dorian Gray par Oscar Wilde... Sa parole persuasive, parfois dramatique, était toujours captivante... »

C’est bien avec toute son âme qu’elle va au vrai, cette fille passionnée : l’adoration qu’ont les jeunes filles pour leurs maîtres à penser, surtout s’ils sont jeunes, emporte tout l’être. Or c’est justement l’être tout entier qui demande à être « emporté » chez Édith. Elle a choisi de faire sa thèse sur l’Einfühlung : comment traduire ce mot ? On a utilisé celui d’empathie, disons plutôt : l’intuition par sympathie.

Édith explique elle-même son choix ainsi : « Dans ses leçons qui traitaient de la Nature et de l’Esprit, Husserl avait établi qu’on ne pouvait avoir l’expérience d’un monde extérieur objectif que dans une intersubjectivité, c’est-à-dire dans une pluralité d’individus connaissants qui se communiquent mutuellement l’expérience. Donc le monde extérieur présuppose l’expérience d’autres individus. Husserl, avec Theodor Lipps, appela cette expérience einfühlung (empathie) sans expliquer en quoi elle consiste. Il y avait là une lacune qu’il fallait combler : j’examinerais donc ce qu’était l’empathie. »

Toute l’œuvre de Scheler était consacrée à la rencontre des hommes, au sens des rapports humains ; il était à point nommé sur la route d’Édith. Mais c’est beaucoup plus qu’un apport philosophique que Scheler va lui donner, c’est un germe, une semence qui ne cessera plus de grandir : « Pour moi comme pour beaucoup d’autres, son influence s’étendit bien au-delà du domaine de la philosophie. Je ne sais plus en quelle année Scheler revint à l’Église catholique, mais ce temps devait être proche, car il était rempli d’idées chrétiennes et savait les exposer avec son brillant esprit et sa force de persuasion. Ce fut pour moi la révélation d’un univers jusque-là totalement inconnu. Elle ne me conduisit pas encore à la foi. Mais elle me découvrit un domaine de phénomènes que je ne pouvais plus ignorer désormais... Ainsi, les bornes du rationalisme dans lequel j’avais été élevée sans le savoir sont-elles tombées, je me suis trouvée soudain face au monde de la foi. J’y voyais vivre sous mes yeux des personnes que je respectais, avec lesquelles j’étais en relation quotidienne. Ce fait méritait réflexion. Ce n’était pas encore l’examen systématique de la question religieuse, mon esprit étant trop absorbé par d’autres pensées. Mais j’accueillis sans résistance les idées de mon entourage et j’en subis l’influence presque à mon insu. »

Pourquoi « sans résistance » ? Parce que ces « idées » comblent l’attente dont Édith est lourde « à son insu » en effet. Un nœud est noué, une gerbe est liée, qu’il faudra moissonner : d’Husserl, Édith a appris que la conscience révèle l’existence d’une réalité profonde qui porte les êtres, de Scheler elle apprend que cet être du monde, nous ne l’atteignons réellement que dans une relation avec autrui qui nous illumine d’une présence parce qu’elle est une relation d’amour, un regard jeté ensemble vers... vers quoi ? Vers cette réalité profonde qui porte le monde, justement. Comment la nommer ? Quelle est cette existence plus existante que toutes les existences et qui leur donne et leur révèle leur existence ? Dans ces mêmes mois, Édith regarde beaucoup autour d’elle, elle l’a toujours fait, mais maintenant Scheler lui a appris tout ce que signifie un regard profond sur autrui. Une nuit qu’elle avait dû passer à l’improviste dans une ferme, au cours d’une promenade en montagne, lui livra au matin la prière commune avant le travail des maîtres et des serviteurs. La réalité inconnue était là, présente et participée.

Ces mois de Göttingen, pourtant, Édith ne les consacre pas seulement au travail : elle se promène beaucoup sur cette terre protestante de la Thuringe et du Harz, elle y rencontre les traces de Luther, Weimar avec les tombeaux de Goethe et de Schiller, les marques d’une sagesse rationaliste ou romantique qui se crut triomphante. Rien de tout cela ne la retiendra : elle est déjà plus loin, beaucoup plus loin.

La guerre de 1914 apporte une rupture dans cette vie d’esprit : deux ans durant, elle soigne les blessés, puis, Husserl, nommé à Fribourg l’y ayant réclamée comme assistante, elle l’y rejoint. Mais Celui qui l’appelle et qui l’attend a déjà tracé son chemin : en ce même été de 1916 où Édith est à Fribourg, Adolph et Anna Reinach ont décidé de recevoir, au cours d’une permission de l’époux, le baptême protestant. Reinach s’est interrogé : « Serait-ce que je ne me sens pas prêt à entrer dans l’Église catholique ? » Anna (qui deviendra catholique par la suite) pense « qu’une fois en communion avec le Christ, il nous mènera où il voudra ». Un an plus tard (novembre 1917), Reinach est tué dans les Flandres et Anna fait appel à Édith pour classer les papiers de son ancien maître. Édith redoute de se trouver devant l’effondrement du désespoir là où elle a connu « l’heureux jeune ménage ». Rien de tel : « loin d’avoir besoin d’être consolée », c’était Anna qui rendait la force aux amis du disparu « par sa foi inébranlable en un Dieu vivant ».

« Ce fut – confiera plus tard Édith – la première rencontre avec la Croix, avec cette force divine qu’elle confère à ceux qui la portent. Pour la première fois, l’Église, née de la Passion du Christ et victorieuse de la mort, m’apparut visiblement. Au moment même, mon incrédulité céda, le judaïsme pâlit à mes yeux, tandis que la lumière du Christ se levait en mon cœur. La lumière du Christ saisie dans le mystère de la Croix. C’est la raison pour laquelle, prenant l’habit du Carmel, je voulus ajouter à mon nom celui de la Croix... »

Sept années cependant s’écouleront encore avant qu’Édith ne reçoive le baptême qui lui sera donné le 1er janvier 1922. Mais les deux routes, celle de l’évidence philosophique et celle de l’évidence humaine, celle de la nécessité philosophique et celle de la nécessité humaine, ont maintenant trouvé leur point de convergence. Il y a une réalité du monde, il y a un être du monde, que la conscience intellectuelle appelle et rencontre, mais cette réalité profonde, cet être essentiel, c’est Lui qui donne aux Anna Reinach et aux Adolph Reinach d’être ce qu’ils sont. Et ils ne sont cela que parce qu’ils sont de l’Église et dans l’Église : Édith le note comme ayant été perçu par elle dès cette première illumination spirituelle que la communion d’âme d’Anna Reinach avec Adolph mort lui apporte : « Au moment même, mon incrédulité céda », non pas à quelque vague reconnaissance d’une force spirituelle innomée, mais à la force du Christ, à la croix du Christ participée dans son Église. Là était la source de la paix d’Anna Reinach, la source de la joie des paysans priant avant le travail du matin...

 

 

 

 

III

 

 

L’existence illuminée : la rencontre de Thérèse d’Avila et le Baptême.

 

 

Le 3 août 1916, Édith Stein avait passé à Fribourg, où Husserl venait de prendre une chaire, l’examen oral de sa thèse. Reçue summa cum laude, elle se voit avec joie proposer par Husserl de prendre auprès de lui la place d’assistante que Reinach a dû abandonner pour la guerre et qu’il n’occupera plus. Son travail comporte aussi le déchiffrement des feuilles où Husserl note ses pensées 19. C’est là qu’elle revient, après la révélation qu’a été pour elle la rencontre d’Anna Reinach convertie – et la lecture des notes laissées par Adolf.

En apparence, rien n’est changé : autour de Fribourg, dans la Forêt-Noire, jusqu’au lac de Constance, Édith a repris les longues promenades, avec sa sœur Erna, avec Rose Gutman. Et elle lit toujours beaucoup : Stefan George, Goethe, Gottfried Keller.

Mais l’essentiel, maintenant, est ailleurs. «’Toutes les choses portent l’empreinte de Dieu, y compris le temps et l’espace » : voilà ce qu’Édith a lu dans les notes de Reinach. Et encore : « Dieu, dans sa miséricorde, m’a accordé de nouveau la vie... Par la prière, j’entre en contact avec cet ultime arrière-plan du monde. » Il y a deux routes : celle de l’esprit et celle de l’âme, mais la lumière qui baigne l’une et l’autre est la même, plus : l’étoffe du monde, cette réalité dont la pensée d’Édith a perçu la nécessité après ses maîtres, c’est la même qui se trouve au bout du chemin de la pensée et au bout du chemin de la prière. Guidée par Husserl, par Reinach, l’intelligence a tiré ses conclusions, et l’âme, illuminée par l’exemple des Reinach au point même où sa bonne volonté et son appel attendaient la lumière, a reçu la révélation, la semence qui va germer.

Le portrait qu’on a rappelé plus haut d’Édith, les souvenirs de ceux qui l’ont connu n’éveillent pas l’idée d’un cœur chaleureux, débordant : on serait parfois presque tenté d’utiliser le mot de sécheresse. C’est que, pour cette âme, l’amour des âmes est autre chose que sentiment. Cette « sympathie » sur laquelle son maître Max Scheler a fixé son regard et son étude, elle veut l’avoir pour le monde, et elle l’attend de lui, mais à un niveau plus profond que celui de l’épanchement cordial. C’est vraiment dans l’amour de l’être qu’elle veut enraciner sa rencontre avec le monde : « L’amour que je rencontre sur mon chemin – écrira-t-elle – me fortifie et m’épanouit, me donnant la force d’accomplir des tâches inouïes. Si la défiance à laquelle je me heurte parfois paralyse en moi toute puissance créatrice, l’affection et une attitude de bienveillance compréhensive m’apportent au contraire un trésor dont je puis nourrir les autres sans m’appauvrir pour autant. » Voyant les esprits des élèves tâtonner autour de l’enseignement de son maître Husserl, qui est de haute qualité mais de compréhension difficile, Édith trouve là le moyen d’exprimer sa volonté d’aider les autres : elle organise des cours d’introduction à la phénoménologie et, quand on lui demandera : « Vous aussi vous enseignez la philosophie à Fribourg », elle répondra : « Mais non ; je me contente de tenir un jardin d’enfants pour apprentis philosophes. » C’est là que celle qui deviendra sœur Aldegonde Jaegerschmidt l’a connue et elle la peint ayant « le don de l’enseignement » et formant les élèves « avec une patience illimitée, une bonté attentive et silencieuse. Toujours aimable, sans l’ombre d’ironie ni de critique, elle accueillait nos questions malhabiles avec un calme, une égalité d’humeur, un dévouement, qui faisaient que nous ne lui laissions pas une minute à elle... Inlassablement, elle nous encourageait à progresser sur la voie austère de la connaissance intellectuelle. La flamme qui la dévorait gagnait nos propres cœurs. Nous aussi, nous étions enivrés de la pure joie de connaître... »

À l’automne de 1918, Husserl tombe malade. Édith, qui le soigne, lui lit la Bible comme il l’a demandé. Husserl tourne autour de la Foi, parle comme un homme qui l’a. « La vie de l’homme n’est rien d’autre qu’une route vers Dieu – dit-il à l’un de ses élèves 20. – J’essaie d’atteindre ce but sans preuves, méthodes ou aides théologiques, autrement dit d’atteindre Dieu sans le secours de Dieu. » Voilà bien ce que, dès maintenant, Édith doit savoir impossible. Sans doute, Husserl ajoute : « Il me faut en quelque sorte éliminer Dieu de ma pensée scientifique afin de tracer un chemin vers lui pour ceux qui n’ont pas comme nous la sécurité de la foi par l’Église. » Et il reconnaît « que cette manière de procéder serait dangereuse (pour lui s’il) n’avait pas de profondes attaches avec Dieu et sa foi dans le Christ. » Oui, Édith est dès lors beaucoup plus loin : Husserl, d’ailleurs, a pris dans ces années un tournant qui ramène sa philosophie vers une pure expérience intérieure, vers une philosophie de la conscience. Ce n’est plus l’ouverture directe sur la réalité de l’existence qui avait saisi Édith. Un pas est franchi pour elle. Édith rentre à Breslau et, en février 1919, reçoit de Husserl une sorte de « certificat », un très chaud témoignage sur la qualité de son enseignement philosophique et les travaux qu’elle a faits pour lui. Cela ne suffit pas pour qu’Édith obtienne à Göttingen la chaire qu’elle a demandée. Elle poursuit donc ses travaux de psychologie qui seront publiés en 1922 dans les « Annales ». C’est à des situations réelles de la vie qu’elle applique son analyse : la fatigue, la fébrilité, et elle voit ces circonstances dominées par l’attitude que nous prenons devant la vie. Il arrive qu’un mot traduise son souci profond, ce qui est maintenant la trame de son existence mais dont elle ne livre pas encore le secret, et cette dualité intérieure nourrit son expérience psychologique d’une richesse que des travaux sur autrui n’auraient pas livrée. Ainsi écrit-elle : « Je peux désirer ardemment la foi religieuse sans qu’elle me soit donnée pour cela. » Elle constatera aussi : « Supposons qu’un athée convaincu éprouve, au cours d’une expérience religieuse, l’existence de Dieu. Il ne peut échapper à la foi tout en ne pénétrant pas dans sa sphère ; il ne la laisse pas agir en lui, mais s’accroche à sa vision scientifique du monde qui aurait dû être bouleversée par une foi sans réserve 21. »

Comme Scheler, comme Husserl lui-même, comme Gabriel Marcel en France, comme Jaspers même (bien que d’une autre manière chez celui-ci 22), Édith Stein a rencontré sur son chemin la foi comme expérience vécue, comme expérience de Vérité vécue. C’est là que s’est faite la grande coupure avec le rationalisme de l’époque précédente. Il ne s’agit plus d’une bataille de concepts, d’idées sans « couverture » humaine : le temps de la réduction de l’homme à ce qu’il « pense » est fini, il est fini et il apparaît comme tel parce qu’il n’a pas fourni à la vie une profondeur suffisante. Et, soudain, la vie de la Foi comme vérité vécue reparaît au centre même des êtres, au centre de la vie d’hommes qui ont voulu, certes, penser, mais justement penser toute la vie. La même « expérience » – si l’on peut dire – sera faite parallèlement par la deuxième génération des psychanalystes, celle, par exemple, de Jung. Dans leur analyse de l’être humain vivant, ils rencontrent la foi, et ils la rencontrent comme facteur d’équilibre de l’existence, comme réalisation de la vérité dans l’existence : ainsi un psychanalyste comme Jung sera-t-il conduit à reconnaître que les thèmes de la foi (et particulièrement, très précisément, de la foi catholique) sont ceux qui correspondent le mieux à l’appel intérieur de la vie humaine 23.

Mais l’âme et l’esprit d’Édith Stein sont cette lame d’épée que nous avons vue dès l’enfance. Husserl lit la Bible, reconnaît « l’obstacle » mais tourne autour. Reinach, lui, a été jusqu’au bout. L’exigeante logique d’Édith fera de même : logique double, logique de l’âme et logique de l’intelligence ; cette explication de l’être qu’est la foi, si c’est elle qui détient la clé du monde, il faudra bien que son âme y entre, mais elle n’y entrera pas sans que l’intelligence n’ait elle aussi conclu de même. L’existence de l’homme est un tout : c’est à la quête de cet être total qu’Édith est jetée.

En vérité, elle est déjà dedans, et peut-être jamais le « tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé » n’a-t-il trouvé vérification aussi éclatante. Mais l’exigence d’Édith est grande : il faut que l’esprit et l’âme coïncident, que l’âme nourrisse tout ce que l’esprit a conclu, que l’esprit vérifie tout ce que l’âme a perçu. Était-ce l’âme qui avait commencé la quête ou l’esprit ? L’un et l’autre, dans cette vie, s’épaulent et se rejoignent constamment. L’exigence de vérité, la nécessité de rejoindre la source de l’être, c’est l’esprit peut-être qui d’abord l’a conçue. Mais, et ceci est d’importance, l’âme est déjà allée assez loin dans la perception du mystère de l’être et dans sa méditation.

N’ayant pas obtenu le poste de maître de conférences à Göttingen qu’elle sollicitait, Édith passe l’été de 1921 dans la ferme de ses amis Conrad-Martius, dans le Palatinat. Hedwige Conrad-Martius avait été comme Édith une élève brillante d’Husserl et c’est dans son sillage qu’elles s’étaient liées. Hedwige Martius est protestante, mais elle a dans sa Bibliothèque plus d’un livre catholique, et, par exemple, la Vie de Ste Thérèse par elle-même. Un soir de cet été 1921, Édith est seule chez les Martius, elle lit la Vie de Ste Thérèse, tard dans la nuit et, refermant le livre, se dit : « Là est la Vérité 24. »

Brusque illumination ? Non, certes, puisque déjà les rencontres avec Scheler, avec Reinach, avaient marqué le chemin. Il faut dire plutôt : coïncidence tout à coup perçue – et c’est, bien sûr, une sorte d’illumination – entre ce qu’Édith a senti se développer en elle et l’expérience spirituelle de la Sainte du Carmel.

Madame Conrad-Martius a dit ce qu’était alors la vie d’Édith et la sienne dans la ferme où Édith avait été accueillie : « Notre désir était de vivre pauvrement en conformité avec un idéal religieux profondément enraciné. Je me souviens qu’une fois nous avons passé notre journée à transporter du charbon et le professeur Koyré qui se trouvait chez nous en visite paraissait hors de lui, ne pouvant supporter de voir des femmes se livrer à une tâche si pénible. Le soir venu, nous étions trop fatiguées pour discuter philosophie, et, en dehors des rares moments où nos amis venaient nous voir, nous consacrions nos soirées à nos raccommodages... ou bien à dormir. » Mme Conrad-Martius ajoute : « C’était une sorte de crise de croissance où l’attitude de vie était pratiquement chrétienne sans que le problème de la foi soit directement abordé » et elle constate qu’Édith, « être bon et sage, d’un inépuisable dévouement..., restait très secrète et silencieuse... ; elle semblait toujours concentrée et comme absorbée en une méditation ininterrompue... Nous étions liées intimement mais je ne sais pas grand-chose que je puisse dire de son évolution intérieure 25 ».

Une « méditation ininterrompue », c’est bien de cela qu’il s’agit. Méditation si profonde, si « existentielle », qui engage toute l’existence, qu’il eut été sans doute difficile d’y faire participer les autres. De cette « méditation », la lecture de Sainte Thérèse exprime seulement la conclusion. Il existe un texte d’Édith Stein qui, paru en 1922 après sa conversion, a certainement été cependant écrit pendant cette période de « méditation » 26. « Je fais des plans pour l’avenir – écrit-elle – et j’organise en conséquence ma vie présente. Mais je suis au fond convaincue qu’il va se produire quelque évènement qui va jeter par-dessus bord tous mes projets. C’est la foi authentique et vivante à quoi je refuse encore de donner mon consentement, c’est elle que j’empêche de devenir active en moi. » L’être a été appelé, et il a entendu l’appel, il sait qu’il lui est adressé à lui, personnellement. Plus encore : la foi est là, l’être appelé a perçu l’existence de l’Être total et infini, serait-ce donc qu’il hésite encore à faire le pas décisif ? Ce serait peu dans le caractère d’Édith. On serait plus près, semble-t-il, de ce qu’elle a dû être, en imaginant comme une attente pour être certaine que toutes les puissances de l’être sont bien d’accord, pour entrer totalement, avec une pleine certitude et une pleine conscience de l’acte accompli, dans le Oui final, dans le Fiat à toute la vérité révélée.

Car le texte que nous avons cité se poursuit, et d’une manière qui ne laisse aucun doute sur ce qu’a été ce temps de méditation, une véritable expérience spirituelle : « Il existe – continue en effet Édith – un état de repos en Dieu, de totale suspension de toute activité de l’esprit, dans lequel on ne peut plus ni dresser des plans, ni prendre de décisions, ni même rien faire, mais où, ayant remis tout l’avenir au vouloir divin, on s’abandonne entièrement à son destin. Cet état, je l’ai éprouvé quelque peu, à la suite d’une expérience qui, dépassant mes propres forces, consuma totalement mes énergies spirituelles et me déroba toute possibilité d’action. Comparé à l’arrêt de l’activité faute d’élan vital, le repos en Dieu est quelque chose de tout à fait nouveau et d’irréductible. Auparavant, c’était le silence de la mort. À sa place succède un sentiment d’intime sécurité, de délivrance de tout ce qui est souci, obligation et responsabilité par rapport à l’agir. Et, tandis que je m’abandonne à ce sentiment, voici qu’une vie nouvelle commence peu à peu à me combler et – sans aucune tension de ma volonté – à me pousser de nouveau à l’action. Cet afflux vital semble venir d’une activité et d’une force qui n’est pas mienne et qui, sans faire violence à la mienne, devient active en moi. La seule condition d’une telle renaissance spirituelle semble être une certaine réceptivité qui est au fond de la structure même de la personne qui s’éloigne de tout mécanisme psychique. »

Dix ans plus tard, Bergson écrira de l’âme mystique : « Elle s’arrête, comme si elle écoutait une voix qui l’appelle. Puis elle se laisse porter, droit en avant. Elle ne perçoit pas directement la force qui la meut, mais elle en sent l’indéfinissable présence... L’âme du grand mystique ne s’arrête pas à l’extase comme au terme d’un voyage. C’est bien le repos, si l’on veut... mais le mouvement se continuant en ébranlement sur place dans l’attente d’un nouveau bond en avant 27. ». N’est-ce pas exactement ce qu’Édith a perçu en elle ?

Et pourtant, elle n’a pas reçu encore le baptême, elle croit même « refuser son consentement à la foi ». Mais déjà elle s’est tout entière portée dans l’univers de cette foi et elle a la grâce, la grâce infinie, d’en recevoir par avance les fruits « per speculum et in ænigmate ».

Puisqu’elle en est , n’a-t-elle pas connu auparavant, dans le long silence qui a séparé la rencontre des textes d’Adolf Reinach et le moment où elle va demander le baptême, les « épreuves » décrites par Saint Jean de la Croix, la nuit des sens et celle de l’esprit ? Nous n’en savons rien, mais tout incline à l’imaginer. La page que nous venons de lire évoque en tous cas, à tout le moins, « l’oraison de quiétude » que Thérèse d’Avila place au début de la vie de contemplation. Ce qui est certain aussi, c’est que, dans l’année qui précéda le pas définitif, Édith Stein avait posé un acte de renoncement à quelque chose qui lui était très cher « pour que son cœur ne soit pas divisé ».

... La nuit est achevée, la lecture de Sainte Thérèse finie : au matin, sans plus tarder, Édith Stein alla en ville acheter un simple petit catéchisme et un missel. Dieu lui avait donné ce que, depuis tant de mois, elle avait demandé par une prière qui est bien celle que nous attendions d’elle : « Ma soif de vérité était mon unique prière », mais aussi par ce regard de l’âme toujours tournée vers l’Eucharistie dont Mme Conrad-Martius avait été frappée 28. Désormais, Édith peut dire avec Thérèse : « Lorsque le Seigneur nous a comblés de ces grandes faveurs, les vertus demeurent si vivaces et l’amour si renseigné qu’on ne peut dissimuler aux regards l’action divine... Les grâces réelles rayonnent malgré nous et profitent toujours aux autres. C’est pourquoi l’Épouse nous dit ouvertement : « Il a fait naître en moi la Charité. » Elle travaille son petit catéchisme, son missel, et, un matin, après la messe, elle suit le prêtre à la sacristie et lui demande d’être baptisée.

C’est au premier jour de l’an 1922, en la fête de la Circoncision, qu’Édith fut reçue dans l’Église 29. Elle dit avec force et ferveur les textes latins mais – dit Mme Conrad-Martius – « ce qu’il y avait de plus beau, c’était son bonheur d’enfant ». L’être d’Édith n’avait pas seulement trouvé sa source dans l’intelligence, elle avait rejoint son Créateur : l’Amour de l’Âme répondait à la Quête de l’Esprit.

 

 

 

 

IV

 

 

Édith devant le réalisme thomiste : la conclusion (et la condamnation) du subjectivisme existentialiste.

 

 

On a dit qu’avant même de demander le baptême, Édith savait qu’elle s’acheminerait vers le baptême, et c’est probable : une telle exigence ne s’arrête point en route, elle voudrait vivre au plus près de Celui qui lui avait tant donné. Aussitôt après le baptême, elle a communié et recevra désormais chaque jour l’Eucharistie. Elle est confirmée par l’évêque de Spire, Mgr Sebastian et choisit un directeur de conscience, le Chanoine Schwind. Mais au cœur de tant de joie spirituelle, il restait une douleur humaine : annoncer à Madame Stein la conversion de son Édith. Édith alla droit au but, fit le voyage de Breslau et, à genoux, annonça à sa mère : « Maman, je suis devenue catholique. » Alors, Madame Stein pleura, et Édith n’eut qu’à mêler ses pleurs à ceux de la femme forte. Pour adoucir le coup qu’elle lui porte, elle va rester près d’elle plusieurs mois, elle l’accompagnera même 30 à la Synagogue comme autrefois, mais maintenant, lisant les psaumes, ils ont pour elle un sens tout nouveau.

Il faut pourtant continuer de vivre. Son directeur, le Chanoine Schwind, fait entrer Édith comme professeur chez les Dominicaines de Spire pour y enseigner aux « grandes » la langue et la littérature allemandes. Elle restera là huit ans (1922-1931), vivant la vie des religieuses, dans une cellule à l’intérieur du couvent, avec le lit, l’armoire, l’étagère, la table de toilette et les chaises classiques. Elle pourra suivre tous les offices, arrivant le matin la première à la chapelle. Sa vraie vie est enfin commencée. Et, d’abord, il semble qu’elle ne se soucie plus de sa soif intellectuelle. Elle a atteint ce Dieu qu’elle cherchait, elle remplit chaque jour la mission qu’il lui a donnée, elle prie, reçoit les sacrements, que peut-elle désirer encore ?

Édith est donc un bon et consciencieux professeur, au service de ses élèves et qui ne recule pas à les faire sourire ou rire à l’occasion. Sa vie propre reste toute tendue vers la vie intérieure : elle mange peu, dort peu, et passe de longues heures en prière. Son attitude pendant la prière frappe ceux qui la voient : le buste reste droit, ferme, le regard immobile loin devant elle. Les élèves la jugent un peu distante, son enseignement est doctoral, et l’inspecteur qui viendra en juger lui reproche de ne pas faire place aux nouvelles méthodes pédagogiques qui font appel à la participation de l’élève. Elle en sera bouleversée parce qu’elle se reprochera de ne pas être ce qu’elle devrait être.

Pourquoi tant de tension ? C’est d’abord que le grand don qu’elle a reçu ne laisse plus de place à autre chose : cette foi qui lui a été donnée, et donnée sous la forme très prenante d’une présence continuelle, comment n’en serait-elle pas toute occupée, toute prise. Elle est sa foi, elle est la présence de Dieu, l’inhabitation même. Et pourtant son chemin n’est pas fini, et elle le sait. Elle a déjà esquissé son projet d’entrer au Carmel, mais son sage directeur veut attendre. Cette âme est faite pour la vie de contemplation, elle y est déjà entrée, mais il faut cependant poursuivre la vie quotidienne. De là l’impression qu’elle donne à ceux qui vivent autour d’elle : elle est là, et cependant elle est ailleurs. Enfin, elle a accepté un grand renoncement : elle a abandonné ses études philosophiques. Elle n’en a pas de regret – ou n’en manifeste pas. Mais cette âme et cette intelligence sont si liées, leur chemin a été si parallèle, qu’il n’est pas possible qu’intérieurement l’esprit d’Édith ne souffre pas de ne pas servir. Non par quelque vaine complaisance intellectuelle, mais parce que cet esprit aussi veut servir Dieu, entrer plus avant dans l’adhésion au Seigneur où elle a trouvé la clef de l’être et du monde.

Édith a docilement accepté d’occuper ses loisirs à une traduction des Lettres et du Journal de Newman. Et elle fait sa besogne comme tout ce qu’elle fait, avec un soin parfait. Mais le P. Przywara, que le Chanoine Schwind lui a fait connaître et qui a bien évidemment reconnu aussitôt le tissu de cet esprit et de cette âme, s’il n’a pas choisi au hasard cette traduction des pages d’un des plus grands convertis du monde moderne, va plus encore au cœur du problème d’Édith lorsqu’il lui conseille d’aborder l’étude de Saint Thomas. Édith a demandé comment entrer dans la philosophie de l’Église, et Przywara répond : pas de manuels, pas de livres de seconde main, Saint Thomas tout de suite et Saint Thomas lui-même. Le lucide jésuite avait vu juste : le « Docteur angélique » était la nourriture même qu’attendait l’exigeante fille de la Synagogue, tendue vers la logique profonde de l’existence et vers la source de l’Être. Comme St Thomas, le « rationnel » docteur aristotélicien avait alimenté et conduit les grands mystiques du Carmel, Jean de la Croix et Thérèse, de même il va illuminer Édith et elle retrouvera sur cette route de l’intelligence ce que la sainte d’Avila lui avait apporté sur celle de l’âme.

Pour la jeter au centre même du « bain » thomiste, le P. Przywara a conseillé à Édith de traduire en allemand les « Questiones de Veritate » du Saint d’Aquin. Difficile besogne, et qui, d’abord, déconcerte Édith. Des hommes de l’art – Joseph Piper par exemple – lui reprocheront des incompréhensions, des contre-sens. Mais c’est à tout autre chose qu’à une traduction qu’Édith s’est attelée : c’est à une confrontation de la pensée moderne avec celle de l’Église et de là sortira son travail sur « La Phénoménologie de Husserl et la philosophie de St Thomas d’Aquin ».

L’intuition thomiste fondamentale, Édith l’a vite perçue, c’est celle qui la meut depuis le début de sa vie intellectuelle : l’être du monde est une réalité indéniable, nous sommes au milieu d’elle : elle est faite pour nous et nous pour elle, et l’intelligence n’est rien si elle n’est pas « preneuse » d’être. Derrière cet être du monde, l’animant, la portant, il y a une autre intelligence que la nôtre, une intelligence infinie et qui nous offre cette présence du monde pour que nous puissions le déchiffrer, nous y reconnaître, en trouver le sens, et par là celui de notre propre existence.

Un chapitre du « De Veritate » qui dut singulièrement exalter Édith, c’est bien celui qui traite de la manière dont Dieu connaît le monde et soi-même : connaissance toute de présence, de présence totale, absolue, qui n’a pas besoin comme la nôtre de la rencontre des choses dans l’expérience, du lent et obscur cheminement logique de l’effet à la cause. En Dieu, l’être et la connaissance sont une seule et même chose : Il est tout ce qu’il connaît, Il connaît tout ce qui est, et seul existe ce qu’Il connaît.

Cette universelle présence de Dieu à l’être du monde, voilà bien ce qu’Édith a perçu aux premiers pas qui l’ont conduite vers la Foi. Là a été certainement son illumination propre, dans la ligne de sa première pensée philosophique. Et cette Foi qu’elle a trouvée l’a toute entière inondée de certitude. Ne nous étonnons pas que cette certitude de Foi recouvre tout pour elle. Alors, le thomisme qu’elle lit d’abord n’est peut-être pas tout à fait le thomisme : peut-être fait-elle une place trop grande à la volonté dans la marche de la connaissance, sans doute confond-elle un peu théologie et philosophie, mettant un peu trop celle-ci dans la dépendance de celle-là, subordonnant presque toute connaissance véritable à la Foi ; plus tard, elle verra mieux l’équilibre rationnel de la « philosophie éternelle ». Mais ce qu’elle a tout de suite saisi, ce vers quoi elle a été aussitôt d’un coup d’aile infaillible, c’est l’essentiel : « ens, verum, bonum convertuntur » : l’être, le vrai, le bien sont une seule et même chose, tout ce qui est, est vérité, bien et beauté, et en dehors de cette immense lumière de l’être il n’y a plus que néant.

Ah ! oui, à cela elle a couru aussitôt et elle a adhéré de tout son être. C’est la réponse à la question qu’elle s’est posée depuis le premier jour et c’est la réponse à l’angoisse qui va être, qui est déjà celle de toute une époque : à mesure que s’est effacée l’idée d’un bien objectif, d’une loi de l’être guidant et obligeant les êtres, l’ombre du néant, du rien, s’est étendue sur le monde. Les grandes expériences, opposées mais convergentes de Dostoïevski et de Nietzsche, arrivent à leur confluent : « Si Dieu n’est pas, tout est permis » a fait dire le premier à l’un de ses personnages, et le second a dit : « Dieu est mort. » Alors, en effet, « tout a été permis », mais aussitôt, sans délai, le désespoir s’est abattu sur le monde : rien n’avait plus de sens, le monde n’était que le chemin de la mort dans le désespoir, tout acte humain ne pouvait être que « néantisation » du reste du monde. Tirant à eux les conclusions d’une des branches de la philosophie existentielle, les romanciers « existentialistes » allaient chanter ce triste chant.

Édith, elle, sait – presque depuis toujours – que l’intelligence ouvre sur l’être, mais si elle sait cela – et voilà qui explique sa confusion première entre la rationnelle philosophie et la théologie éclairée par la Foi – si elle sait cela, c’est que son intelligence a été dès le premier pas éclairée par l’amour, par l’amour de ce monde sur lequel elle s’ouvrait. Dans l’intense lucidité que donne à Édith la projection sur le monde de ce regard d’amour, elle va atteindre Husserl lui-même, son bon maître Husserl, parce qu’elle va condamner tout l’univers subjectiviste qui a accepté de se replier sur lui-même, dans le pire des égoïsmes : l’égoïsme de l’esprit. À partir du moment où toutes choses sont référées au « sujet », c’est la philosophie même qui devient impossible, et c’est pourquoi le rationalisme moderne s’est jeté dans l’impasse : « Impossible, par cette voie – écrit Édith – de parvenir à sortir de la sphère de l’immanence pour retrouver cette objectivité de laquelle Husserl était pourtant parti et qu’il importait de garantir : impossible de retrouver une vérité et une réalité exemptes de toute relativité subjective. » Jamais « l’intellect qui cherche la vérité » ne pourra consentir à « identifier l’existence avec un processus d’automanifestation de la conscience ». Au reste, ainsi on « relativise Dieu lui-même » et ceci est l’expression de la différence la plus tranchée entre la phénoménologie telle qu’Édith l’avait entendu enseigner et la philosophie catholique : la première est « égocentrique », la seconde « théocentrique » 31.

C’est cette projection de l’être humain au-delà de son monde individuel fermé – « égocentrique » – qu’Édith avait d’abord pensé trouver chez Husserl. Et, effectivement, elle l’y avait trouvé, mais c’est Husserl – une étude le montrerait aisément et tout le monde d’ailleurs s’accorde à le reconnaître – c’est Husserl qui a reculé dans un renouveau de subjectivisme. Édith, elle, a poursuivi son chemin et dépassé son maître. Mais elle va ainsi pouvoir montrer en quoi le thomisme – la philosophie la plus traditionnelle de l’Église, celle que Léon XIII encore et Pie X et Pie XII ont désignée comme la philosophie naturelle du christianisme – répond aux questions et aux attentes des esprits les plus « modernes » dont la phénoménologie et l’existentialisme sont l’expression.

D’abord, la philosophie de Saint Thomas sort du perpétuel débat des philosophies postcartésiennes, idéalisme et rationalisme, en donnant pour première base à la connaissance intellectuelle la perception expérimentale réalisée par les sens. Le premier pas de la connaissance intellectuelle humaine est celui qu’elle fait en reconnaissant qu’en face d’elle il y a un monde de l’existant, il y a des êtres et des choses, une permanence de ces êtres et de ces choses, et que nos sens, s’ils ne nous révèlent pas l’essence du monde, ne nous trompent cependant pas en ce qu’ils nous disent : cette table est, un solide est un solide, une forme reste semblable à elle-même si d’autres forces (internes ou externes) ne s’exercent pas pour la modifier, etc.

Enfantillages de l’esprit ? En apparence, peut-être. Mais dont l’acceptation seule permet d’avancer dans le monde, de s’évader du solipsisme, d’avoir de quoi penser, raisonner... et agir.

Mais la phénoménologie a utilisé un mot qui se trouvait aussi dans le vocabulaire de la philosophie chrétienne médiévale, et duquel pourtant le rationalisme du XIXe s’était bien gaussé : le mot d’intentionnalité. D’où vient que l’esprit peut saisir quelque chose de ce qu’il rencontre ? Comment pouvons-nous assimiler, assumer quelque chose de l’expérience, du monde extérieur ? Comment pouvons-nous débrouiller quelque chose de lisible de cet ensemble qui devrait être chaotique et qui est le monde ? Nous ne nous posons pas la question parce que nous sommes habitués – trop habitués – à ce que notre esprit « fonctionne », à ce qu’il nous renseigne, et pourtant il y a le mystère des mystères : une correspondance première, fondamentale, entre les formes du monde et les mouvements de l’esprit, qui fait justement que l’intelligence puisse être « preneuse » d’être. Il y a dans le regard de l’esprit une intention profonde qui correspond, qui attend ce que le monde lui offre à déchiffrer.

On a beaucoup discuté sur le sens de l’intentionnalité chez les phénoménologistes et chez St Thomas : nous n’entrerons pas dans la discussion. Nous dirons seulement que, à partir du moment où elle est entrée dans St Thomas et y a trouvé l’atmosphère intellectuelle qu’elle attendait, Édith Stein a conçu l’intentionnalité de l’esprit dans le sens où St Thomas l’entendait.

Sur un autre point, l’orthodoxie philosophique d’Édith n’a pas été dès le début aussi entière : elle a écrit d’abord que le fondement, le point de départ de la philosophie thomiste, c’était la Foi. En réalité, c’est au contraire l’expérience naturelle, la rencontre du monde, et c’est bien ainsi d’ailleurs qu’avait procédé l’esprit d’Édith elle-même. Elle oppose à Husserl, pour qui « le point de départ unificateur est la conscience transcendantalement purifiée », Saint Thomas pour qui ce départ est « Dieu et son rapport aux créatures ». Bientôt, elle verra mieux le vrai fondement thomiste de la connaissance : c’est la rencontre avec les créatures, la vision ensuite que l’intelligence est faite pour connaître puisqu’elle entre ainsi en contact avec les créatures : de là, par une connaissance plus approfondie de ces créatures et de leur univers, l’intelligence s’élèvera à la nécessité du Dieu créateur.

Ici encore ne nous étonnons pas du mouvement de la pensée d’Édith : la Foi lui a ouvert la compréhension de l’univers, la Foi est désormais pour elle la pierre fondamentale, comment ne lui donnerait-elle pas la première place dans son intelligence comme dans sa vie ?

Et ce mouvement de sa pensée, c’est lui d’ailleurs qui nous intéresse au plus haut degré : il n’y a pas, chez Édith Stein, et il n’y aura jamais, d’une part une philosophe qui continue de penser selon les lois de sa philosophie, de l’autre une femme que les expériences et les rencontres de la vie, la méditation sur les êtres et leur vie d’âme, a conduite à la conversion. Tout est d’un seul bloc, dans cette âme et dans cet esprit indissolublement liés : c’est l’esprit d’abord, c’est l’intelligence qui a mis l’âme en mouvement, c’est la philosophe qui a perçu l’incomplétude du monde et la nécessité d’un Être plus existant que tous ceux qui ne nous offrent qu’apparence : c’est bien d’une conversion philosophique qu’il s’agit, de la conversion d’un esprit philosophique, seulement cet esprit est allé du premier coup d’aile jusqu’à la perception de ce que l’esprit et l’âme sont inséparables s’ils veulent être réellement humains. Osera-t-on dire que c’est là son message propre, le message dont elle est chargée pour ce temps de phénoménologistes et d’existentialistes ?

Elle est, en quelque sorte, née et venue pour recueillir la première vague de la phénoménologie existentielle et en tirer les conclusions ; pour montrer que, après l’échec des idéalismes et des rationalismes, ce que les meilleures, les plus lucides philosophies de ce temps requéraient comme une nécessité absolue, c’était une existence réelle du monde, un contact efficace de l’intelligence avec le monde. Elle a conduit ces conclusions jusqu’à leurs dernières conséquences : la philosophie ne peut pas ne pas déboucher sur une métaphysique, sur une connaissance de l’être, sur une ontologie, et il n’est pas d’ontologie qui ne conduise à Dieu, il n’est pas de connaissance de l’être qui ne découvre au cœur du monde ce qu’Édith y a découvert : la relation de Dieu avec ses créatures, l’univers de l’âme.

 

 

 

 

V

 

 

Le chemin du don total.

 

 

La vie d’Édith au Couvent de Spire est déjà une vie monacale, par la volonté de celle qui la mène. Mais le rayonnement d’Édith attire vers elle les regards : on vient lui demander conseil, réconfort. L’abord sévère qui a été le sien fait place alors à cette « chaude tendresse qui lui permettait de se mettre à la place des autres, de souffrir avec eux, et de les aider comme seuls les saints centrés sur le Christ peuvent le faire 32 ». Il arrive souvent qu’elle « soulage des âmes que les prêtres et les directeurs spirituels considéraient comme perdues ».

Les élèves, la philosophie, ces secours aux âmes en peine et, par-dessus tout, la prière, voilà bien de quoi emplir une vie. Mais, au fond de l’âme, Édith a gardé sa volonté première : elle veut être toute entière à cette contemplation du Seigneur qui l’appelle comme sa vocation véritable. Le Père Przywara, en attendant le moment où l’on sera certain de cette vocation – l’Église est sage –, conseille à Édith de faire quelques retraites chez les Bénédictins de Beuron.

Chaque été, Édith passe les vacances chez sa mère. Elle reste la fille aimante et aimée, pleine d’attentions, qu’elle a toujours été. Mais entre elle et sa mère, l’immense fossé est là, l’abîme, d’autant plus insurmontable que ces deux êtres s’aiment et voudraient l’un l’autre se reconquérir ou au moins se comprendre. Et puis, autour d’Édith, il y a toute cette famille, cette forte famille juive, qui ne comprend pas. Les amies même, les meilleures amies, à qui elle s’explique, mais que mille raisons – parfois seulement d’équilibre familial – empêchent de la suivre. Cet air est lourd à respirer. Beuron sera doublement un havre de paix.

Mais le Père Przywara a son idée : Édith naguère a connu le mouvement féministe allemand. Pourquoi n’apporterait-elle pas aux œuvres féminines catholiques une part de son intelligence et de sa volonté d’apostolat ? Ainsi commence en 1928, par une conférence aux institutrices catholiques de Bavière, une nouvelle activité d’Édith : il nous en reste une série de textes sur le rôle de la femme vu à la lumière de la Foi 33.

La méthode thomiste est maintenant familière à Édith. Elle ira donc droit au cœur de son sujet et pose la question : « Y a-t-il une nature féminine ? » Avant de savoir quelle éducation donner à « la femme » ou quelle vie doit être la sienne, il faut savoir ce qu’est « la femme ». Édith Stein marque donc qu’aucun acte d’un être ne peut être considéré en dehors de son âme. Or il y a, au cœur même de l’être féminin, sa destination à être épouse et mère, aucune éducation ne pourra faire abstraction de cette vocation. « Ce n’est pas le corps seulement — affirme-t-elle – qui a une structure différente, ce ne sont pas seulement les diverses fonctions physiologiques individuelles qui diffèrent, mais c’est toute la vie physique qui est autre ; autres les rapports entre l’âme et le corps, autres les rapports entre l’esprit et la sensibilité... » Parce qu’elle est ainsi comme faite pour l’autre par son essence même, la femme « trouvera sa force dans l’intuition du concret et du vivant », elle est appelée à « saisir l’être concret dans sa particularité ».

L’Allemagne des années 1920-1935 a connu de grands bouleversements : l’écroulement de l’empire post-bismarckien, les révolutions de 1918-1920, le désordre économique, les crises de chômage, n’ont pas atteint seulement l’équilibre politique du pays mais jusqu’à l’équilibre des familles. Brusquement, brutalement, l’Allemagne est passée du puritanisme protestant prussien dont les fonctionnaires Wilhelmiens avaient donné le ton dans tout l’empire à une anarchie érotique des mœurs qui, certes, n’a pas atteint toutes les familles mais a partout posé des problèmes redoutables et mis en question les règles reçues de la vie morale. Au milieu de ce désarroi des esprits, Édith apporte une voix qui n’est pas seulement celle de la tradition et de l’Église. On pourrait même dire avec raison qu’elle n’est que secondairement cette voix. Elle a été d’abord la jeune universitaire juive mêlée au mouvement de la jeunesse, elle a connu les longues randonnées dans la nature qui ont si profondément marqué cette génération des « Wandervögel ». Elle en est, de cette génération, et elle a été, elle-même, un de ces « oiseaux de passage » dans la mise en question qu’elle a faite de toutes ses idées, de son milieu, de sa vie. Elle est d’autre part au fait de toute la science psychologique de son temps, puisque là a été sa première spécialité. Elle connaît la psychanalyse et toutes les écoles de psychologie scientifique et expérimentale.

C’est donc au nom de tout cet acquis qu’elle parle, et, aux jeunes filles, aux femmes qui l’écoutent dans la suite des conférences qui vont la conduire maintenant dans bien des villes d’Allemagne et dans des milieux fort divers, elle pourra dire avec certitude qu’elle ne leur apporte pas seulement la répétition d’une sagesse classique, mais la conclusion d’une expérience intellectuelle et la réponse de toute la psychologie moderne.

Est-ce donc seulement la « subordination à l’homme » que lui a enseigné son long effort ? Tout au contraire, elle dénonce comme « dépravation propre à la femme » la conception de la vie qui la lie à l’homme « par des liens d’esclavage » et « l’étiolement de l’esprit dans la vie physico-sensuelle ». Il y a là des pages sur la « subordination au sexe » qui ont une actualité éclatante à la lumière d’un certain érotisme. Mais ce n’est pas en étant une « esclave révoltée » que la femme se trouvera elle-même. S’il est vrai que « le sens de l’existence spécifiquement féminine ne peut être compris par les seuls rapports de femme à homme », si le rôle de mère est évidemment essentiel, cependant ni l’une ni l’autre de ces relations ne permet de comprendre tout ce qu’est la femme. La femme n’est pas plus pour l’homme que pour elle-même, leur destin les dépasse l’un et l’autre, ils sont tous les deux ordonnés au dessein de Dieu sur le monde. Ainsi Édith Stein est-elle conduite à montrer en Marie « le but de toute formation de femme ». Il y aura pour la femme une « imitation de Marie » comme il y a pour tous les êtres une « imitation de Jésus-Christ ».

Qu’on ne croie pas que ces hautes lumières conduisent notre Édith au seul ciel des idées pures, elle en tire au contraire des leçons qui s’appliquent au plus concret de la vie. Elle en dégage, en particulier, toute une éthique des professions féminines. Et, parce qu’elle a été jusqu’au fond de l’analyse du type féminin enclos entre les limites du péché d’Ève et de la virginité de Marie, elle pointe souvent droit sur le plus concret des êtres. Quel trait d’union entre le plus haut et le plus simple dans cette notation : « Le goût de la femme pour ce qui est vivant et personnel » peut se développer « dans de fausses directions » : « vouloir occuper de sa propre personne les autres et soi-même de façon excessive » ou « intérêt excessif porté aux autres, curiosité, pénétration indiscrète de la vie d’autrui ».

Mais, de ces textes sur la vie féminine, ceux où Édith livre le plus d’elle-même sont ceux qui ont trait à la vie contemplative. Elle a beau ne pas se confier, le petit professeur de Spire, si son assiduité aux offices, ses longues heures de méditation devant l’Eucharistie et de prière totale pouvaient tromper, les lignes qu’elle consacre à la vie des contemplatives trahissent son secret.

« Se livrer à Dieu entièrement, donner pour fin à sa vie propre l’effort qui tend à faire en soi de la place pour la vie de Dieu, ce sont là les principes et le but des ordres. » « La vie divine est faite d’amour » et Édith énumère toutes les formes de l’amour : amour de pitié, amour de protection, amour de participation (celui qui « porte le deuil avec ceux qui sont en deuil et se réjouit avec ceux qui sont dans la joie »). Tous ces amours sont « au service de tous les êtres afin qu’ils deviennent ce à quoi le Père les a destinés. » C’est au cœur d’un tel amour que la vocation féminine se révèle tout entière : « Se donner à un autre être par amour, devenir entièrement le bien d’un autre, et posséder entièrement cet autre correspond aux besoins les plus profonds du cœur de la femme. »

Qui donc pourra « entièrement recevoir le don de soi d’un être et le recevoir de telle façon que celui qui le fait ne perde pas son âme mais au contraire la sauve » ? Qui, sinon Dieu ? Et qui « peut s’abandonner à un être humain de façon à remplir tout cet être sans rien perdre de soi » ? Qui, sinon Dieu encore ?

Ainsi, ni la vocation féminine ni l’amour ne se réalisent totalement que dans le don total de la femme à Dieu : « L’abandon sans réserve, qui est le principe de la vie dans les ordres, est en même temps le seul accomplissement absolument conforme à l’aspiration féminine. »

Faut-il en conclure que toutes les femmes doivent entrer dans les ordres ? Non pas, mais elles devront « en tout lieu être la servante du Seigneur, comme la mère de Dieu en a donné l’exemple ». Lorsqu’elle parle ainsi aux femmes de son pays, Édith ne craint pas d’entrer dans les petits détails de la vie quotidienne, de montrer comment c’est le plus souvent dans l’observance des petits devoirs qu’un grand amour se traduira. Elle a vu – et elle a admiré – ce qu’a été la vie de sa mère, et cela reste pour elle un exemple sacré. Ce que la Synagogue a obtenu, l’Église peut aussi l’obtenir, il faut seulement que la loi devienne plus amoureuse. Elle ne craint pas non plus de dire que, dans les couvents pas plus que dans la vie quotidienne « la moyenne ne se tient pas à la hauteur de l’idéal ».

Elle, dont l’âme est pleine de tant d’amour, qui a reconnu Dieu au cœur de la pensée comme dans les forêts du Hardt, qui l’empêchera d’aller jusqu’à « l’idéal », ou au moins de vouloir y tendre de toute sa force ? Tous ses regards y vont et, pour les guider, elle a trouvé ses modèles. De l’un au moins, elle aime à parler et elle parle : c’est Sainte Élisabeth de Hongrie. Élisabeth commençant sa vie dans la joie et la plénitude d’un grand amour conjugal, dans la gloire d’un trône et d’un règne étincelants : au plein de tant de joie et de tant de gloire pourtant, le regard de la reine de Hongrie va d’abord aux misérables, à ceux que la faim menace et dont justement les grands qui l’entourent voudraient qu’elle se détourne. À ce Dieu qu’elle aime, il lui faut donner plus encore : elle consentira qu’Il lui prenne dans la Croisade la vie même de l’époux. De proche en proche elle abandonnera tout et se consacrera totalement au Seigneur dans les plus pauvres de ses membres, adoptant la règle de St François dont déjà, reine, elle suivait secrètement les offices.

Quelles images plus parlantes que celles d’une telle vie ? Édith appelle celles qui l’écoutent à dépasser les images. Derrière tant de couleurs et tant de lumière, il y a la source même de la lumière. Il est, dans les conférences d’Édith sur Élisabeth de Hongrie, une page qui explique peut-être mieux que tout où en est arrivée – depuis longtemps – la petite philosophe juive de Breslau. C’est une page 34 où elle montre Élisabeth animée partout par l’amour et la recherche du Seigneur. « Lorsque son père et sa mère la laissèrent partir, c’est Lui qui l’accompagna jusque dans le pays lointain et étranger. Depuis qu’elle sut qu’Il habitait dans la chapelle du château, elle fut attirée vers ce lieu... C’est là qu’elle se sentait chez elle... Nul n’est aussi fidèle que Lui. » De tels accents ne trompent pas. C’est bien le registre de la Grande Sainte Thérèse, et la pensée qu’Édith prête à Élisabeth, ou plutôt dont elle rappelle qu’Élisabeth est habitée, il y a longtemps que c’est aussi la pensée d’Édith, toute aimantée, toute attirée vers Lui, qui ne trouve dans le monde de couleur qu’à ce qui est Son reflet, et qui n’a de joie et de paix que lorsqu’elle est en Sa présence.

Désormais, Édith est en pleine possession de sa vocation. Non pas que le chemin du Carmel soit ouvert devant elle : Dom Walzer, le bénédictin auquel elle demande conseil lors de ses séjours à l’Abbaye de Beuron, aussi bien que le P. Przywara, la retiennent dans le siècle. Qui pourrait mieux qu’elle, avec tout le prestige que lui donne sa double qualité de philosophe éminente et de juive convertie, dire aux femmes allemandes ce qu’elle leur dit ? Là est son devoir et, qu’elle parle d’Élisabeth de Hongrie ou de la vie quotidienne, quand Édith traite du devoir premier d’obéissance, elle sait ce dont elle parle. Non, le chemin du Carmel n’est pas ouvert encore, mais ce qu’elle a trouvé, c’est ce nœud de l’existence où l’intelligence et l’âme sont intimement unies et qui est la rencontre de la nature et du surnaturel, d’une nature qui n’est pas totalement elle-même si elle s’abandonne à ce qu’on nomme de coutume « naturel » sans se nourrir de ce surnaturel que la plus profonde nature appelle. On ne peut faire écho ici à tout ce qu’elle enseigne sur la formation religieuse des enfants : tout cela est très fort parce que raciné dans une vision philosophique très lucide de la condition humaine et qui est la vision thomiste : « La foi n’est pas affaire d’imagination – écrit-elle – elle est une préhension intellectuelle ; une foi pleinement formée est l’un des actes les plus profonds de la personnalité... Les émotions sont, à cet égard, des aides précieuses, elles sont les forces animatrices qui poussent la volonté à donner son assentiment, mais si l’intelligence et la volonté n’étaient pas appelées à fournir le plus grand effort, on ne saurait réaliser une vie de foi authentique et pleine. »

Une vision des êtres si enracinée dans la doctrine la plus philosophique et la plus théologique permet aux directions qu’Édith donne à celles qui l’écoutent d’échapper aux modes du moment sans être étrangères aux besoins de l’époque. Elle ira droit au centre du problème parce qu’elle en a mesuré en doctrine la profondeur : « Devant la trop réelle puissance de la tentation et de la passion, les moyens si paisibles de la psychologie et de l’esthétique sont voués à l’échec. Seule la force pleinement développée du Mystère est à même de remporter ici la victoire. » Édith marque aussi avec force qu’« une bonne part de la formation chrétienne consiste à apprendre à conduire sa vie en communion avec le Seigneur » et qu’il faut « éveiller en soi l’enthousiasme » pour l’idéal qui consiste à faire de la vie féminine « le symbole de l’union mystérieuse que le Christ a contractée avec son Église et l’humanité rachetée ».

La technicienne de la psychologie la plus moderne nous offre ainsi une bonne leçon : elle ne méprise en aucune manière les méthodes et les moyens que cette psychologie met à notre disposition pour aider les êtres à se conduire eux-mêmes et à aller vers Dieu. Mais, parce qu’elle est aussi une philosophe avertie et qu’elle devient de plus en plus une théologienne, elle sait, comme elle l’a dit, que la nature humaine ne se suffit pas à elle-même, ne se ferme pas sur elle-même, et que seule la Vie Spirituelle totale répond à l’appel de la nature, que seule, donc, la Vie Spirituelle totale peut faire face aux problèmes de la nature. Elle ne sera donc pas de ceux qui croient possible de donner d’abord une éducation « humaine » et d’attendre l’âge « de raison » pour faire entrer dans les âmes la vie divine. Elle sait au contraire, et parce qu’elle est cette psychologue avertie justement, que l’être humain se tisse tout entier à chaque instant de la vie et dans toutes ses puissances liées : celles de l’imagination, du sentiment et de l’émotion, aussi bien que celles de la raison qui s’éveillent lentement mais n’en sont pas moins présentes dès les premiers pas de l’enfant. Elle sait, comme elle l’enseigne, que la « force divine vivant en nous » doit nourrir tout l’être à chaque instant – et elle demande qu’on recoure à cette force jusque dans la vie professionnelle....

Ah ! Combien elle voudrait, elle, s’y consacrer toute entière à cette force et à cette présence divine. Certes, elle y est déjà consacrée, elle a cette vie quasi conventuelle de Spire, elle a les retraites et les séjours de Beuron, et, dans toute cette activité de conférencière où on l’a jetée, c’est encore cette force qui la conduit. Mais comme elle aspire à plus encore ! Cependant, ce n’est pas ce que lui demandent ceux qui la dirigent, et, fidèle à sa loi, elle obéit. Puisqu’on pense qu’elle sera plus utile là, qu’elle y aura plus d’influence et de rayonnement, elle consent, avec beaucoup de peine, à donner sa démission du Pensionnat de Spire pour Pâques 1931 et à demander une chaire de philosophie à l’Université de Fribourg.

Elle passe presque tout l’été auprès de sa mère, à Breslau. L’atmosphère y est lourde. Rose, la sœur d’Édith, est maintenant décidée à recevoir le baptême. Mais peut-on porter ce nouveau coup à la vieille Madame Stein ? Édith, qui ne cesse de prier pour sa mère, hésite : sa présence à Breslau est un soutien pour Rose. L’amour maternel porte à reculer le moment de cette nouvelle blessure. La réponse de Fribourg n’arrive pas, Édith demande un autre poste, et on lui offre une chaire de philosophie à Breslau. Madame Stein ne souffrira-t-elle pas de voir sa fille enseigner la philosophie catholique dans sa ville natale ? Non, Madame Stein accepte : plus que tout, elle a maintenant besoin d’avoir près d’elle son Édith. Tant d’amour, s’il n’a pas suffi à vaincre la Synagogue, en a tout de même démantelé les redoutes.

Au long de ces mois sans emploi, Édith n’a pas chômé : elle a travaillé à un long mémoire sur la Puissance et l’Acte chez Saint Thomas, et puis elle a beaucoup écrit, beaucoup répondu, à tous ceux qui lui demandent appui, conseil, et leur nombre croît sans cesse : femmes qui ont entendu ses conférences, anciennes élèves, anciennes étudiantes. Elle les conduit aux psaumes, les conseille par des textes sacrés. Mais elle, à Breslau, ce qui lui manque chaque jour un peu plus, c’est la vie liturgique : « Ici, la liturgie silencieuse est mon lot. Nous pouvons, naturellement, recevoir amplement ce dont nous avons besoin de cette manière, mais c’est seulement lorsque je revivrai la liturgie dans toute sa plénitude que je sentirai combien j’en ai été privée. En quittant Spire, je savais qu’il me serait très dur de vivre hors du cloître. Mais je n’aurais jamais imaginé que ce serait aussi pénible. » Qui pourrait encore hésiter sur ce à quoi Édith est appelée ?

Le projet de Breslau n’aboutit pas. Au printemps 1932, Édith accepte à l’Institut Pédagogique de Münster un poste de Maître de Conférences où elle devra partager son activité entre la pédagogie féminine et la philosophie. C’est en ces années-là qu’Édith lut le livre de Gertrud von Le Fort « La dernière à l’échafaud » dont Bernanos devait tirer ses « Dialogues des Carmélites ». Elle attend, elle aussi, que son Destin s’ouvre, vers la prière totale, vers le sacrifice total. Le moment n’est pas encore venu, et pourtant, déjà, dans la voie d’union de la prière, elle a fait les derniers pas.

 

 

 

 

VI

 

 

La prière personnelle sous l’Orage.

 

 

« Elle parlait peu, mais chacune de ses paroles portait, car elle naissait des profondeurs du silence et de la prière », a écrit une compagne d’Édith Stein 35. Et elle ajoute : « Comment oublier ce regard si grave, indiciblement douloureux, qu’elle jetait sur le Crucifié – le Roi des Juifs – lorsqu’elle lisait à travers le déroulement des évènements l’annonce d’une persécution raciale de plus en plus violente. Je l’entendis un jour qui murmurait : Oh ! combien mon peuple devra souffrir avant qu’il ne se convertisse, et une pensée me traversa l’esprit, rapide comme l’éclair : Édith s’offre à Dieu pour la conversion d’Israël. »

Nous ne savons pas, aucun texte ni témoignage précis ne nous dit si Édith s’est effectivement « offerte » pour ses frères et sœurs israélites. On serait plutôt tenté de penser que la piété d’Édith n’a pas assumé des directions aussi délimitées. Ce à quoi elle aspirait, c’était à l’union de tout son être avec le Seigneur, et c’était, certes, une offrande totale à quoi elle était parvenue : une offrande déjà réalisée, elle était déjà donnée, au cœur même de sa vie. Donnée sans restriction et pour ce que Dieu voudrait, ou plutôt dans une telle union à la volonté divine que le don était à toutes mains, pour tous. Que, dans cette vie d’union à Dieu par la prière contemplative, Édith ait eu souvent devant les yeux de l’âme les souffrances de ceux de son sang et de sa race, il est plus que permis de le croire. Et toute cette misère qu’elle voyait venir, elle l’unissait au don d’elle-même pour l’apporter à Celui qu’elle aimait. Car, au fond de tout cela et de cette prière même, c’est bien l’amour qui domine.

Le texte de sœur Aldegonde que nous venons de citer marque ce que seront maintenant les deux pôles de la vie d’Édith : la prière, et la douleur de ses frères de race, la persécution hitlérienne qui va la poursuivre elle-même et la conduire jusqu’à la mort.

Déjà, les caractères de sa piété personnelle ont pris leur forme : la fille qui reste de longs moments immobile devant l’Eucharistie, y attend-elle quelque chose ? Oui, mais quelque chose qui est déjà venu et dont elle veut accueillir la présence toujours et encore plus : la grâce. Sa prière, sa piété sont avant tout une prière et une piété d’ouverture, d’ouverture à la grâce. En est-il, d’ailleurs, une autre ?

Dans des pages écrites pendant la période où elle enseignait à Munster, Édith appelle les âmes plus à se mettre dans une « disposition générale » qu’à cultiver des « qualités précises ». Cette disposition, « il ne nous appartient pas de la créer en nous par un effort de volonté, elle est un effet de la grâce. Ce que nous pouvons et devons faire, c’est nous ouvrir à cette grâce ». Comment ? « En renonçant absolument à notre vouloir propre, en nous constituant prisonniers de la volonté de Dieu, en remettant notre âme toute disponible entre les mains divines. Aussi le silence et l’oubli de soi sont-ils en étroite dépendance. » Ce n’est pas encore une Carmélite qui parle, mais c’est l’esprit de St Jean de la Croix et de Thérèse d’Avila, et c’est presque leur style. Édith trace le tableau des journées humaines : dès le matin, nous nous précipitons à nos besognes, à nos soucis, alors qu’il faudrait nous dire : « Attention, rien de tout cela ne doit m’atteindre... Il ne s’agit pas de moi mais du mystère de la Rédemption, je suis invitée à y participer, à m’y laisser purifier et réjouir ; à me laisser prendre avec tout ce que je puis donner, offerte pour souffrir, avec la Victime pure, sur l’autel. Lorsque le Seigneur viendra vers moi dans la Sainte Communion, je lui demanderai comme Sainte Thérèse : Seigneur que désires-tu de moi ? puis j’irai vers ce qu’Il me découvrira, en un silencieux dialogue... Sortie d’elle-même, mon âme aura pénétré dans la vie divine. Le Seigneur y aura allumé la flamme de la charité qui la poussera à communiquer aux autres ce feu de l’amour... L’âme verra distinctement s’éclairer devant elle une partie du chemin à parcourir. Son regard ne portera pas bien loin, mais tandis qu’elle cheminera, de nouveaux horizons se révéleront... » Que d’abandon serein dans ces derniers mots, et comme la voie royale de la Contemplation y apparaît en continuité avec l’humilité tranquille de la petite voie du simple abandon... Ce « silencieux dialogue » est celui où Édith est entrée depuis longtemps déjà, et la vie de l’âme qu’elle décrit, elle n’a pas besoin de chercher loin pour la découvrir : c’est ce qu’est devenue sa propre existence.

Autour d’elle, pourtant, l’Allemagne a commencé de flamber. La République de Weimar n’a pas trouvé son équilibre, le chômage, la misère, l’humiliation, les passions politiques ont entassé les matériaux de l’incendie et le nazisme est là pour l’allumer et l’attiser.

Ce printemps de 1932 où Édith a accepté une chaire à l’Institut Pédagogique de Münster, c’est aussi le moment où l’Allemagne prend le tournant qui, un an plus tard, conduira Hitler au pouvoir. Le 10 mai, le Maréchal Hindenburg a été élu président de la République allemande, le 1er juin Von Papen forme le gouvernement, le 14, il rapporte la mesure prise par le gouvernement du chancelier catholique Brüning dissolvant les troupes de choc de l’hitlérisme, SS et SA. Le 31 juillet, les élections au Reichstag apportent aux hitlériens un gain de voix et de sièges considérables.

Mais Édith, elle, poursuit sa route : « Il faut retrouver la paix... Rien ne doit nous détourner de nous enfermer en nous-mêmes et de nous enfuir vers le Seigneur. Il est toujours présent... » Si le soir nous sommes mécontents de nous-mêmes « prenons-nous comme nous sommes... alors nous pourrons nous reposer en Lui ».

Cette fille absorbée dans sa vie intérieure est-elle donc indifférente au monde qui l’entoure ? On se tromperait bien en le croyant. Dans un de ses premiers textes écrits, elle parle de cette « expérience d’un peuple vaincu » qui « enferme une douleur immense et insondable, l’individu qui voudrait la partager se trouve comme dépassé ». Et cette vague de haine qui monte, c’est contre son peuple, contre le peuple juif, le peuple de sa mère, de ses frères, de ses sœurs qu’elle va déferler. Elle en est toujours, de ce peuple. Dom Feuling a rapporté que, montant à Montmartre avec elle et Koyré, qu’elle avait connu en Allemagne et qui était venu enseigner en Sorbonne, il les entendit parler du peuple juif en insistant sur le « nous autres ». La conversion ne lui avait pas retiré le sens de la solidarité qui la liait aux siens. Comment, d’ailleurs, s’en fût-elle sentie libérer alors que, chaque fois qu’elle revenait à Breslau, et l’année précédente encore dans le long séjour qu’elle y avait fait, elle voyait sa mère hérissée de souffrance devant ce qui était pour elle l’apostasie d’Édith ?

Non, elle ne vit pas hors du monde, mais c’est encore au cœur de sa prière qu’elle sent le mieux la solidarité qui l’unit à tout ce qui souffre.

« Elle taisait sa vie intérieure – a dit le directeur de l’Institut de Münster où Édith passa l’année 1932. Il fallait la deviner ou la découvrir indirectement » mais « on pouvait en pressentir quelque chose en la regardant prier ». Et le Révérend Père Abbé de Beuron, après avoir affirmé que « sa vie intérieure était simple et sans détours... une âme toute nue, toute clarifiée.... », constate que rien ne lui était plus étranger que « l’idée d’accomplir une performance ». Au contraire « elle ne désirait pas les grâces extraordinaires ou les extases... Elle voulait simplement se tenir là, près de Dieu, comme si sa présence dans ces lieux consacrés (l’Abbaye) lui assurait une proximité avec les mystères de la foi qu’elle ne pouvait trouver au dehors... Comme son corps, fixé en une immobilité quasi totale, son esprit aussi demeurait paisible dans la contemplation aimante de Dieu, dans la joie du Seigneur ».

Édith n’a pas cessé de souhaiter entrer au Carmel. Elle s’y unirait plus continûment à la prière de l’Église : « Il semblait – écrit encore le Père Abbé de Beuron – que la forme liturgique, austère par ses longueurs comme par ses raccourcis, était devenue pour elle une nourriture indispensable. » Mais là encore Édith choisira une voie où même son penchant spirituel aura moins de satisfaction apparente : l’Office, elle l’aurait eu chez les Bénédictines dans toute sa plénitude, mais « des âmes comme la sienne, une fois saisies par l’esprit d’absolu, peuvent se permettre d’embrasser une forme de vie religieuse plus singulière, où le désir éveillé en elle sous le souffle de l’Esprit-Saint ne cessera de les solliciter 36 ».

La Providence avait choisi ses dates : le 30 janvier 1933, Hitler devient chancelier du Reich, le 27 février ce sera l’incendie du Reichstag : deux jours plus tôt, Édith a fait son dernier cours à l’Institut de Münster. Depuis longtemps déjà, elle a dû restreindre ses activités, cesser les conférences à l’extérieur ; à l’Institut Pédagogique même Édith est surveillée : une de ses élèves ne cache pas qu’elle est hitlérienne, brandit « Mein Kampf ». Et Édith, elle, a encouragé ouvertement ses élèves à constituer un groupe antinazi. Le boycott général des juifs ne sera décidé qu’en avril, mais dans l’enseignement plus qu’ailleurs l’intolérance a grandi. Édith ne pourra plus enseigner.

Cette épreuve, Édith l’a vu venir. Est-ce, pour elle, une épreuve ? La voilà libre pour le Carmel. Ce qui est dur, c’est de voir la haine des hommes déchaînée, ce qui est dur, c’est de penser à la souffrance nouvelle de la vieille mère à Breslau, des frères, des sœurs ; ce qui est dur, c’est de penser que le monde a aussi mal entendu la parole de Dieu, aussi mal reçu la grâce du Christ.

La nuit de Noël 1932 – ce sera sa dernière nuit de Noël dans le siècle – Édith la passe dans un couvent d’Ursulines. L’une d’elles rapporte : « La veille de Noël, nous chantâmes les Matines, auxquelles Édith assista. Puis nous allâmes prendre quelques heures de repos jusqu’à minuit. Entrant à la chapelle un peu avant les autres, j’aperçus Édith immobile, encore agenouillée, qui assista ainsi à la messe de Minuit et à Laudes. Lorsque je lui demandai plus tard si elle n’était pas fatiguée, elle me répondit, les yeux brillants : Comment pourrait-on l’être en une telle nuit 37 ? »

Deux mois plus tôt (octobre), elle avait donné une dernière conférence à Aix-la-Chapelle pour la Ligue féminine catholique où elle avait perçu « à quel point le monde lui était devenu étranger et ce qu’il lui en coûtait de reprendre contact avec lui ». Elle ajoutait qu’elle avait du même coup compris qu’elle avait dû « paraître très étrange à ceux qui mènent des vies actives dans le monde ».

Tout converge donc pour jeter Édith à ce qui est sa plus profonde vocation, au-delà de la vie intellectuelle, au-delà de la prière solitaire, au-delà même de la prière liturgique de l’Église en corps, à cette vocation qu’elle-même a en quelque sorte définie dans ces derniers mois de 1932 qui précèdent son entrée au Carmel : « Il existe une vocation qui consiste à souffrir avec le Christ et à collaborer ainsi à son œuvre rédemptrice. Si nous sommes unis au Seigneur, nous sommes membres de son Corps mystique ; le Christ continue à vivre et à souffrir dans Ses membres, et la souffrance supportée en union avec Lui devient Sienne, féconde et intégrée à son grand travail rédempteur. L’idée fondamentale de toute vie religieuse, surtout de toute vie carmélite, est d’intercéder pour les pécheurs et de coopérer à la Rédemption du monde par la souffrance volontaire et joyeuse 38. »

Lorsqu’elle devra quitter le Carmel de Cologne pour trouver refuge dans un Carmel de Hollande, Édith rédigera et donnera à sa prieure comme « cadeau de Noël » un mémoire où elle rapporte quelques-unes des circonstances extérieures de sa vocation. Elle y raconte en particulier ceci : un soir du Carême 1933, restée tardivement à une réunion d’intellectuels catholiques, elle regagna le Collège où elle logeait après la fermeture des portes. Un professeur du Collège la reconnaissant l’invita à passer la nuit dans son appartement et, tandis que la maîtresse de maison préparait la chambre, lui fit connaître les nouvelles données par la presse américaine sur les atrocités commises contre les Juifs en Allemagne. « Soudain, il m’apparut clairement que la main du Seigneur s’abattait lourdement sur son peuple et que la destinée de ce peuple devenait mon partage. » Le jeudi de la semaine de la Passion, Édith prit comme chaque année, depuis 5 ans, le chemin de l’Abbaye bénédictine de Beuron où elle passait la Semaine Sainte et Pâques. Elle avait formé le projet de se rendre à Rome, d’y solliciter une audience du Souverain Pontife et de lui demander une encyclique sur le drame des Juifs. Depuis quelque temps déjà oblate bénédictine de Beuron, elle voulait demander conseil auparavant au Père Abbé, Dom Walzer, alors en voyage au Japon. Elle s’arrêta à Cologne et alla prier à la Chapelle du Carmel : « Je m’adressais intérieurement au Seigneur, lui disant que je savais que c’était sa Croix à lui qui était imposée à notre peuple. La plupart des Juifs ne reconnaissaient pas le Sauveur, mais n’incombait-il pas à ceux qui comprenaient de porter cette Croix ? C’est ce que je désirais faire. Je lui demandais seulement de me montrer comment. Tandis que la cérémonie (veille du premier Vendredi du mois) s’achevait dans la chapelle, je reçus la certitude intime que j’étais exaucée. J’ignorais cependant sous quel mode la Croix me serait donnée. »

Le lendemain, Édith gagna Beuron ; rentré de voyage, le Père Abbé la dissuada de tenter le voyage de Rome. À son retour à Munster, elle apprit qu’on était venu demander la cessation des cours du « Docteur Stein ». Désormais, plus rien ne lui interdisait le chemin du Carmel puisqu’elle ne pouvait plus avoir l’influence au nom de laquelle on l’avait retenue dans le siècle. « Voilà douze ans que j’y pensais. Depuis cette fameuse journée de l’été 1921 où la Vie de Sainte Thérèse, tombant entre mes mains, mit un terme à mes longues pérégrinations vers la vraie foi. Le 1er janvier 1922, au moment de mon baptême, j’avais senti que ce n’était encore qu’une étape, une préparation à mon entrée dans l’Ordre du Carmel... » Ensuite, elle avait été arrêtée par la douleur prévisible de sa mère et par les conseils de ses directeurs de conscience. « Cependant l’attente m’avait semblé particulièrement insupportable les derniers temps. J’étais devenue comme étrangère au monde... »

Le 30 avril – dimanche du Bon Pasteur – après la Bénédiction du Saint-Sacrement, elle « reçut, intérieurement, l’assentiment du Bon Pasteur » et, le soir même, écrivit au Père Abbé de Beuron sa résolution.

En mai, Édith prend contact avec le Carmel de Cologne qui prépare justement une fondation dans la ville natale d’Édith, à Breslau. Reçue par la prieure, la sous-prieure et la maîtresse des novices, elle leur trace son itinéraire spirituel : « Toujours il m’avait semblé que le Seigneur me réservait une part au Carmel, une part que je ne pourrais trouver ailleurs. »

Les 18 et 19 juin, elle revient de Munster au Carmel de Cologne, subit l’examen des sœurs du chapitre, chante devant elles « plus intimidée que si j’avais dû adresser la parole à un millier d’auditeurs ». Le lendemain, elle recevait la dépêche qui l’admettait à venir passer un mois en « invitée » au Carmel de Cologne à partir du 15 juillet. « Six grosses caisses de livres prirent avec moi le chemin de Cologne... Le mois passé au « Tour » (du Carmel) fut une période heureuse. Je suivais le règlement des sœurs, travaillant durant les temps libres ; souvent je voyais au Parloir la mère Josèphe (la Prieure) pour lui poser toutes les questions qui me traversaient l’esprit. Les réponses qu’elle me faisait étaient toujours celles que je sentais en moi-même, et cet accord intime me rendait joyeuse. »

Le 10 août, Édith est à Trèves pour recevoir la Bénédiction du Père Abbé de Beuron ; elle passe la fête de l’Assomption à l’Abbaye de Maria-Laach et gagne Breslau...

 

 

 

 

VII

 

 

« Du fond de la sécurité la plus profonde » : le Carmel.

 

 

Édith avait annoncé à sa famille que « les sœurs du Carmel de Cologne avaient accepté de la recevoir ». On en avait conclu qu’elle aurait chez elles en octobre un nouveau poste d’enseignement... À la gare de Breslau, Rose, la sœur d’Édith qui avait retardé son entrée dans l’Église pour ne pas apporter à leur mère une nouvelle douleur, l’attendait : Édith lui confia aussitôt son projet.

Madame Stein, que rien n’avait abattue, se heurtait maintenant à des épreuves contre lesquelles le courage était impuissant. En ces mois où les Juifs avaient été officiellement exclus de toutes fonctions, qui aurait eu encore le courage d’acheter son bois à des Juifs ou de leur en vendre ?

Au mois de juin, écrivant à une amie à qui elle demandait précisément de prier pour sa mère, Édith achevait ainsi sa lettre : « Du fond de la sécurité la plus profonde : in tabernaculo Domini. » Mais la souffrance qu’elle va trouver en face d’elle n’est pas la sienne, c’est la souffrance de l’être qui l’a engendrée, et qu’elle aime plus que tout au monde après le Seigneur – et cette souffrance, c’est elle, Édith, qui en est la cause, et elle fait naître cette souffrance par cet Appel même auquel elle ne peut pas ne pas répondre et qui est le plus nécessaire devoir de l’immense amour qui commande maintenant toute sa vie, et la conclusion logique de l’intelligence qu’elle a toute entière consacrée à son Seigneur. Chemin sans issue, drame sans échappatoire ; elle doit, par amour et pour rester fidèle à la vérité, porter à celle qui l’aime le coup le plus dur de sa vie, et en un moment où cette vieille mère voit s’écrouler autour d’elle le monde où elle a vécu et les fondements de la maison qu’elle a bâtie avec tant de peine....

Mais ce coup qu’elle doit ainsi porter, Édith doit le porter par cet amour même qu’elle garde à ces Juifs qu’on persécute. C’est pour diriger vers le Seigneur une prière née d’une âme juive, c’est pour souffrir plus entièrement avec les Juifs leur destin, qu’Édith veut et doit entrer au Carmel. Et pourtant c’est dans une âme juive qu’elle va provoquer la douleur la plus extrême. Le sacrifice d’Abraham retrouve là une actualité de sang et de larmes....

« Ma mère – écrit Édith dans le Mémoire à sa Prieure déjà cité – souffrait beaucoup de la tournure prise par les évènements politiques. Elle était surexcitée et revenait sans cesse au problème que posait pour elle l’existence de « gens si méchants » (les nazis et leurs hommes de main). À quoi s’ajoutait une peine personnelle : le départ de la maison de sa fille Erna, médecin, qui s’était établie avec sa famille dans un autre quartier de Breslau : « Erna, son mari et les enfants, étaient une joie et une consolation pour maman et elle ressentit vivement leur départ. »

Cependant, Mme Stein « parut revivre » à l’arrivée d’Édith : « Quand elle revenait le soir du magasin, elle aimait à s’asseoir, pour tricoter, près du bureau où je travaillais, et elle me faisait partager tous ses soucis... Je lui faisais raconter de vieux souvenirs du passé... Ma présence contribuait visiblement à l’épanouir. Et je pensais en moi-même : si tu savais.... »

Mais le jour ne pouvait pas ne pas venir où Madame Stein demanderait : « Que vas-tu faire chez les sœurs de Cologne ? » Édith répondit : « Partager leur vie » et, après un « mouvement de recul désespéré » de sa mère, Édith sentit « un abîme se creuser entre elles » : « de ce jour, la paix disparut ». Après des « explosions de colère », Mme Stein connaît « des crises de désespoir silencieux ».

« J’ai dû franchir le pas seule et totalement plongée dans la nuit de la foi », écrit Édith : autour d’elle, on ne la comprend pas : cette entrée au couvent au moment même où les Juifs souffrent persécution paraît trahison, désertion. Elle sait, elle, au contraire, qu’elle se jette dans le Seigneur pour que Sa grâce descende sur le monde juif et pour qu’il le prenne en pitié, l’aidant dans sa souffrance et conduisant jusqu’à la foi ceux qui Le reconnaîtraient.

Édith a fixé pour son départ la date du 12 octobre, fête des Tabernacles ou de l’Expiation, grande solennité israélite qui était aussi l’anniversaire de sa naissance. Édith accompagna encore ce jour-là sa mère à la Synagogue, elles revinrent à pied, Édith tenta d’apaiser la douleur de sa mère en marquant que ses premiers mois au Carmel n’étaient qu’une période d’épreuve. Mais Mme Stein connaissait sa fille : « Si tu as décidé de faire l’essai de cette vie, c’est que tu entends persévérer... » Puis elle fit l’éloge du sermon du Rabbin, et, comme Édith reconnaissait qu’on pouvait être pieux dans le judaïsme « si l’on ne connaît pas autre chose », Mme Stein, sans nommer le Christ, dit : « Je n’ai rien contre lui... Il se peut qu’il ait été un homme très bon. Mais pourquoi s’est-il fait semblable à Dieu ? » À ce moment, la rencontre entre la mère et la fille se situait au centre même du drame spirituel du judaïsme : le R. P. Daniélou rapporte dans son livre « Scandaleuse Vérité » qu’un rabbin lui disait un jour : « Voyez-vous, nous juifs, il y a une seule chose que nous reprochons au Christ, c’est d’avoir modifié la Loi. Car la Loi avait été donnée par Dieu. Et Dieu seul peut modifier ce qu’il avait donné. » Je lui ai dit – poursuit le P. Daniélou – :  « Vous ne pouvez rien me dire qui me fasse plus plaisir... La Loi a été donnée par Dieu, Dieu seul peut modifier ce qui a été donné par Dieu ; donc si Jésus s’est cru le droit de modifier la Loi, c’est que Jésus considérait qu’il était Dieu. »

L’affreuse scène du départ fut pourtant nimbée d’une immense tendresse : assise, la vieille femme – elle avait quatre-vingt-quatre ans – « mit sa tête dans ses mains » et pleura. Édith alors se glissa derrière la chaise, et « prenant cette précieuse tête aux cheveux blancs entre mes mains, je la serrai contre mon cœur... Nous sommes restées ainsi longtemps, jusqu’à ce que sonnât l’heure du coucher. Je conduisis maman à sa chambre, et, pour la première fois de ma vie, je l’aidai à se déshabiller. Ensuite je m’assis sur son lit... Enfin elle m’envoya me reposer. Ni l’une ni l’autre nous n’avons dormi cette nuit-là. »

Le lendemain au matin, après une dernière tendre étreinte, Édith partait, et passait le soir « dans une paix profonde » le seuil de la maison du Seigneur, au Carmel de Cologne.

Le Père Abbé de Beuron, dans le témoignage qu’il a donné sur Édith, écrit qu’« elle n’avait pas choisi le petit Carmel de Cologne dans l’espoir d’y trouver une prieure érudite ou un groupe de sœurs cultivées ». Elle était là « la seule intellectuelle et elle s’est faite rapidement la dernière entre toutes ». Elle n’avait pas songé à demander l’autorisation de poursuivre au couvent ses travaux philosophiques, elle n’autorisa pas ses amis à intervenir auprès des Supérieurs de l’ordre pour qu’elle le pût : « Son désir, unique et pur, était de disparaître : de se perdre dans le Carmel. » Et, comme elle était malhabile aux travaux manuels, elle put se réjouir d’être un serviteur inutile et d’aller ainsi jusqu’au fond de l’humilité. Leçon d’humilité le souvenir qu’a gardé d’Édith la vieille religieuse qui ne la voit que comme une sœur qui maniait bien mal le balai. Leçon d’humilité quand Édith avoue à la prieure qu’elle a « beaucoup de mal à apprendre toutes les petites rubriques ».

Mais tout cela, c’était bien ce qu’elle avait voulu, ce qu’elle attendait depuis toujours. La sévérité de la cellule où elle entrait, c’était la traduction de ce silence du monde extérieur pour toute autre parole que celle de Dieu, et cela aussi était ce vers quoi elle n’avait cessé de tendre. « Il semblait inutile de la préparer au renoncement », écrit le Père Abbé de Beuron : « Elle entra au Carmel comme un enfant qui va se jeter, joyeux et chantant, dans les bras de sa mère ; et la pensée de regretter son geste n’a jamais par la suite traversé son esprit. »

C’est qu’en vérité, pour Édith, tout ceci n’est pas renoncement mais accomplissement. Ce calme, cette paix dont elle se sent habitée dans le train qui la conduit vers le Carmel, nous étonne sans doute, alors qu’elle vient de quitter sa mère dans le désespoir. Mais, de même qu’elle sait qu’en entrant dans la prière catholique elle ne trahit pas ses frères en Israël mais va les servir là où ils peuvent être le mieux servis : près de ce Dieu qu’ils n’ont pas reconnu, de même elle sait que là où elle va elle pourra servir l’amour maternel au plus profond, apporter à la douleur maternelle le plus efficace des secours : cette prière qui suppliera Jésus d’aider la mère douloureuse. Qui, mieux que Jésus, sait ce qu’est la souffrance d’une mère ?

Ce renoncement n’est pas un renoncement, cette rupture n’est pas une rupture, ce départ de la vie est un départ pour la vie. Édith écrira un jour à une religieuse qui lui demandait conseil : « Je crois que la réponse est Fiat voluntas tua. La Sainte Règle et les Constitutions sont pour nous l’expression de la volonté divine. Notre participation au sacrifice du Christ consiste à leur sacrifier nos inclinations personnelles. De plus, la charité exige que nous nous adaptions aux coutumes de la maison et aux goûts de la communauté. Si nous le faisons pour réjouir le cœur de Jésus, ce ne sera pas une contrainte mais l’exercice de la liberté dans ce qu’elle a de plus élevé, un acte d’amour volontaire envers notre Époux. »

Et la joie est là, elle est là tout de suite. Édith dira à sa Prieure qu’elle n’a jamais ri autant qu’aux récréations du Carmel. Ce n’est pas seulement la Joie spirituelle de l’union à Dieu, c’est du même coup la joie enfantine et paisible d’une nature libérée de son poids. Et pourtant, au cœur de cette vie nouvelle, une écharde subsiste, qui rend plus intense la prière de supplication : chaque semaine, le vendredi, Édith écrit à sa mère, qui jamais ne répond....

Qu’on n’aille pas croire que l’adaptation à la vie de Communauté ait été sans difficultés pour Édith. Son inaptitude aux travaux matériels, à elle seule, était un problème. Et elle dira à son amie Mme Conrad-Martius combien il lui avait été difficile de s’accoutumer à « tous les petits détails de la vie religieuse ». Mais ce sont ces difficultés même qui font une part de sa joie, elles sont la menue monnaie de cette immense richesse qu’elle offre au Seigneur et qu’Il lui rend en Joie. L’essentiel de cette vie est bien ce qu’elle avait désiré, espéré, et si longtemps attendu : don total à Celui qu’elle aime, Présence permanente de Lui, Absorption totale en Lui, et par là proximité de Lui toujours plus grande. Comment Édith ne ruissellerait-elle pas de joie, et cette angoisse même qu’apportent à son cœur, quand elles parviennent, les nouvelles du dehors, comment ne l’offrirait-elle pas à Celui qu’elle aime comme un gage d’amour ?

Le dimanche 15 avril 1934, Édith recevra l’habit de Carmélite : les sandales de chanvre, le rosaire immense, la longue bure brune. Mais, d’abord, elle revêtira la robe de mariée de satin blanc. Ce dimanche 15 avril est le dimanche du Bon Pasteur, l’anniversaire de celui où elle a demandé à Dieu d’entrer au Carmel. Peu de jours plus tard, Hitler créera à Berlin le Tribunal Populaire, et il instituera le premier mai ce Ministère de la Science, de l’Éducation et de la Culture populaires qui permettra aux prétentieuses fariboles de Rosenberg de devenir la pensée d’un peuple, et par là de mieux persécuter les Juifs et la Foi catholique. Mais Édith est toute à sa joie intérieure....

... Elle a quitté la clôture, dans sa robe conjugale, elle a retrouvé ses vieux amis et ceux qui lui ont permis de venir jusqu’où elle est : le Père Abbé de Beuron, qui célébrera la Grand-Messe, le Provincial des Carmes, sa marraine Conrad-Martius, et la foule des amis, des élèves : le Docteur Stein ne sera plus désormais que sœur Bénédicte, marquant par ce nom la reconnaissance qu’elle garde au grand rénovateur du monachisme d’Occident.

Au son des carillons, Édith a été conduite vers l’autel, les fleurs blanches des anciennes élèves, des associations de femmes catholiques, de toutes les amitiés universitaires, débordent de toutes parts :

« Que demandez-vous ?

» La Miséricorde de Dieu, la pauvreté de l’Ordre et la compagnie des sœurs.

» Êtes-vous décidée à persévérer jusqu’à la mort ?

» Ainsi je le souhaite et l’espère, appuyée sur la miséricorde de Dieu et la prière des sœurs. »

La clôture s’ouvre : Édith y pénètre, cierge au poing. En face d’elle, cierges allumés elles aussi, les Carmélites blanches et noires dessinent le Cercle où Édith va entrer, se confondre : le cercle de la Prière permanente, le feu ardent de l’amour qui ne cesse pas de s’exprimer... Édith embrasse le Crucifix qu’on lui tend... Conduite par la Prieure qui la guide par la main, vêtue maintenant de la bure brune, Édith revient jusqu’à la grille, donne à bénir le scapulaire et la ceinture qu’elle ne nommera pas siens : « Prenez le joug si doux de Jésus-Christ et son fardeau léger... Quand vous serez avancée en âge, un Autre vous ceindra.... »

... Les bras en croix, Édith n’est plus sur le sol qu’une petite tache étendue et couronnée de roses. Le Veni Creator s’élève :

 

      On vous nomme Consolateur, don envoyé par le Très Haut,

      Source vive, feu, charité, onction qui pénètre les âmes...

      ... Ouvrez nos sens à vos lumières, versez l’amour dans nos cœurs...

      … Donnez-nous de connaître et le Père et le Fils...

 

Édith embrasse ses nouvelles sœurs :

 

      Qu’il est bon et doux d’habiter ensemble entre frères...

      ... telle est la rosée qui gagne les sommets de Sion 39.

 

Sœur Bénédicte est maintenant entrée dans le long sillage de Thérèse ; le don est fait, qui ne sera plus repris.

Ce don, oui, elle l’avait fait de tout elle-même. Le Père provincial des Carmes savait, lui, ce qui était caché dans ce tout. Et, à peine sœur Thérèse Bénédicte de la Croix intégrée au Carmel, il lui demanda de reprendre des travaux intellectuels. De là allaient sortir les plus beaux textes d’Édith : le « Mystère de Noël », « Être fini et être éternel », « La Science de la Croix », « La Prière de l’Église ».

Édith s’est remise « aux mains de l’enfant », ces mains qui « prennent et donnent en même temps » : aux sages, « elles prennent leur sagesse et voilà qu’ils deviennent simples comme des enfants », car « devant l’Enfant de la crèche, les esprits sont mis à nu ». N’est-ce pas sa propre expérience qu’elle évoque ? « Dans le jardin d’enfants de la vie spirituelle, lorsque nous commençons à marcher et à nous laisser conduire par Dieu, nous sentons très fort Sa présence. Sa main nous tient... » Mais vient le temps de la « nuit obscure », « qui envahit l’âme lorsque la lumière divine ne brille plus... Dieu est toujours là, mais Il est caché et Il se tait ». Pourquoi ? « Ce sont les mystères de Dieu que nous abordons et ils ne se laissent pas aisément percer. » Mais « Dieu s’est fait homme pour nous donner part à sa vie divine : nous tenons là le point de départ et l’aboutissement. » Pour avoir cette « part », cette participation « tout homme doit souffrir et mourir », il faut « participer totalement » et consentir jusqu’aux ténèbres de la nuit obscure parce que cette « torture » est permise par Dieu « pour compenser le péché d’un autre homme.... » « C’est pourquoi nous devons dire : Que votre volonté soit faite, aussi et surtout du sein de cette nuit.... » C’est parce que notre souffrance, et celle même de la « nuit », s’associe à la souffrance de Jésus fait chair qu’elle est aussi associée à la Rédemption. La nuit de Noël nous rappelle le début de cette montée à laquelle nous avons à nous unir.

Cette lumière centrale qu’Édith a trouvée pour sa vie et qui l’a conduite au Carmel, nous l’avons vu naître d’abord de sa recherche et de sa méditation philosophiques. C’est parce que, poursuivant la pensée de son maître Husserl plus loin qu’il ne l’avait lui-même conduite, elle a cherché à atteindre ce qu’il y avait de consistant dans l’existence du monde, qu’elle a dépassé l’univers des choses pour entrer dans celui de la Création qui a donné au premier son existence et son sens. Cette lumière qu’elle a trouvée n’a pas éclairé seulement sa vie, elle lui a donné la clé du souci philosophique qui avait été le sien. Disons mieux : c’est parce qu’elle a trouvé cette lumière de l’existence qu’elle a vu clair aussi dans sa philosophie : l’esprit a aidé l’âme à se trouver, et maintenant l’âme illumine l’esprit, l’intelligence a été vers l’amour, l’amour guide désormais l’intelligence.

Édith Stein a lu « l’Être et le temps » d’Heidegger, elle a connu l’auteur et s’est intéressée à cette pensée nouvelle. Formée par Husserl et par ce contact avec Heidegger, elle est au cœur de la pensée d’où naîtra le courant existentialiste. Par là s’explique ce dont on lui a fait – justement – grief : avoir confondu la philosophie, qui part des données de l’expérience et de la raison, avec la théologie qui, elle, use certes de la raison, mais pour mieux entendre ce que nous a appris la Révélation. Or, le propre du courant phénoménologique, puis existentialiste, est justement de refuser de telles distinctions pour se situer au plein du flux de l’existence et en saisir la signification profonde. Édith a continué sur cette lancée, éclairant sans cesse sa recherche philosophique par cette Révélation qui nous a dit le sens dernier de ces réalités du monde que scrute la philosophie : la personne, la nature, la pensée.

S’il nous faut prendre « Être fini et être éternel 40 » pour ce qu’il est, c’est-à-dire un livre où la théologie et la philosophie sont intimement mêlées, du moins y pouvons-nous dégager ce qui a été et ce qui reste le point de départ de la « conversion » d’Édith, conversion étant ici pris au sens précis : ce qui a tourné son Esprit vers ce qui devait le combler. Le moi pour Édith Stein se perçoit comme une existence indéniable, il est certain d’exister, et il est certain d’exister dans le temps, car il se reconnaît lui-même comme un « maintenant » entre un « jamais plus » et un « pas encore ».

Ainsi se révèle à nous, à côté de l’expérience d’un être que nous sommes, celle d’un être qui a été (notre passé) et d’un être qui sera (notre avenir). Nous sommes et pourtant nous ne sommes pas tout ce que nous sommes (ce passé révolu mais subsistant, cet avenir qui nous appelle et déjà nous forme par son appel). De cette expérience – dont l’existentialisme ultérieur tirera la conséquence que, si nous ne sommes pas ce que nous sommes, c’est que nous ne sommes pas – Édith Stein, elle, tout au contraire, conclut qu’elle appelle un Être qui soit sans mélange, un Être pur, sans mélange de non-être, permanent donc, c’est-à-dire éternel : Dieu.

Telle est la voie philosophique d’Édith : elle conclut sa première méditation philosophique, et elle la conclut dans un style très thomiste. Mais elle n’a pas, chemin faisant, laissé de côté toute la richesse de l’expérience existentialiste. Elle n’a pas oublié la profondeur de l’analyse de la déréliction faite par Heidegger : « Ce terme exprime surtout que l’homme se trouve exister sans savoir comment il en est arrivé là... Mais la question de son origine n’en est pas abolie. Quelle que soit la violence avec laquelle on s’efforce de la réduire au silence... elle ressuscite irrésistiblement de cette singularité de l’être humain qui exige un Être qui soit la cause de tout être et sa propre cause, se suffisant à soi-même ; qui exige Celui qui jette celui qui est jeté. »

Elle suit Heidegger – et elle précède plus d’un existentialiste français – dans l’analyse de l’angoisse. Mais elle considère aussi que l’existence humaine rencontre la joie. Elle presse jusqu’à la limite la constatation d’Heidegger que chacun de nous est comme « jeté dans l’existence ». Oui, nous nous percevons comme participant inéluctablement à l’existence. Mais, justement parce que l’angoisse et la possibilité de la réduction au néant de tout ou partie de nous-mêmes nous étreignent, nous percevons du même coup l’existence de ce qui nous fait être et nous maintient dans l’être 41. Quelque chose est, qui a plus d’être que nous, possède en Lui tout l’être qu’il nous donne, et donne son sens à cette angoisse même qui nous étreint si nous envisageons qu’il soit possible que nous cessions d’être.

Parvenue à cette contemplation de l’Être, Édith n’est déjà plus dans la philosophie. C’est sa vie spirituelle qui s’exprime, et, regardant dans l’Être divin ce qu’il est comme Trinité, c’est encore elle qui parle. Ne nous étonnons pas qu’ici ou là – et, par exemple, en ce qui concerne le problème du Mal – Édith n’ait pas suivi les voies traditionnelles. C’est désormais d’autre chose qu’il s’agit : c’est de la rencontre d’une Âme avec l’Éternité divine.

 

 

 

 

VIII

 

 

La Science de la Croix : l’Offertoire. La Persécution, l’Exil et la Mort.

 

 

Le dimanche de Pâques, 21 avril 1935, sœur Thérèse-Bénédicte de la Croix fit ses vœux temporaires. Pas plus en elle qu’autour d’elle, il n’y avait de problème. Cette vie d’adoration et de prière, Édith n’avait cessé d’y tendre, elle y était entrée de plain-pied et y avait trouvé ce qu’elle espérait. Tous ceux qui l’ont vue en ces années-là ont porté témoignage de la paix et de la joie qu’elle rayonnait. Gertrude von le Fort 42, qui avait connu Édith dans le siècle et la revit alors, parle de son « expression radieuse, presque transfigurée ». C’est le même adjectif « radieuse » qu’emploie une amie universitaire qui ajoute : « Son bonheur me bouleversa. » Comme on lui demandait si elle s’habituait à la solitude, elle répondit : « J’ai été bien plus seule, la plupart des années passées dans le monde, que je ne suis ici », et, à une personne qui lui avait témoigné une admiration, à son gré, imméritée : « La paix (du couvent), nous vous la donnons de grand cœur. Mais vous ne devez pas attribuer à de pauvres êtres humains ce qui reste un pur don de Dieu 43. » Dom Feuling, la retrouvant derrière les grilles du Carmel, la jugea « mûrie » dans son humanité comme dans sa foi, « toute spiritualisée... passée au-delà des choses », et « parvenue à ce degré de connaissance expérimentale, obscurément éprouvée, que Saint Thomas rattache aux dons du Saint-Esprit ». « Âme donnée, toute livrée à Dieu. Si le but premier de la grande Thérèse d’Avila est de mener ses filles par la voie de la contemplation à la vie mystique et à l’union à Dieu, j’ose affirmer que sœur Bénédicte marchait dans ce chemin d’un pas affermi 44... »

Et pourtant ! Au-delà des murs du Couvent, l’Allemagne était devenue un monde de haine et de violence dont Édith avait tout à craindre, non pas seulement pour elle – le don qu’elle avait fait d’elle-même ne pouvait qu’être achevé par le sacrifice de sa vie – mais pour ceux qu’elle aimait, sa mère, ses frères, ses sœurs, tout « son peuple ». Une des amies qui ont dit sa joie au couvent lui confiait combien elle était heureuse de la savoir à l’abri derrière les murs du Carmel : « N’en croyez rien – dit Édith – on viendra sûrement me chercher jusqu’ici. En tout cas, je ne compte pas être épargnée. »

C’est en cette année 1935, où Édith vient de prononcer ses vœux temporaires, qu’Hitler rendra officielle et administrative la persécution des Israélites. Il prononcera à Nuremberg, le 15 septembre, le discours sur la question juive qui accompagne la « loi sur la protection du sang et de l’honneur allemands », et la loi sera appliquée rigoureusement dès le mois de décembre. Madame Stein, qui entre dans sa quatre-vingt-huitième année, et ses enfants ne sont plus que des parias pourchassés et sans droits.

Comment Édith accepte, assume, vit tout cela, il suffit pour le savoir de feuilleter les pages sur « la Science de la Croix » 45 qu’elle écrira au couvent 46 et qui ne verront le jour qu’en 1950. Édith y montre d’abord la montée des grâces qui introduisent Saint Jean de la Croix – dont elle suit l’œuvre – à la pénétration du Mystère Divin. Mais c’est au travers de la nuit que l’expérience spirituelle se fait. Comme elle sait la peindre, cette nuit, qui n’est pas seulement symbole, mais réalité spirituelle, réalité où l’être qui monte vers Dieu est jeté : « La nuit est invisible et informe. Et cependant nous la percevons... plus proche que tous les objets et toutes les formes, unie à nous par des liens beaucoup plus étroits. » La lumière fait jaillir les choses et ce qu’elles sont ; la nuit, qui les engloutit, « menace de nous engloutir également ». Ce qui est dans la nuit continue d’exister mais « invisiblement et sans forme... ou comme une ombre ou un spectre menaçant ».

Il y a dans tout cela une perspective et une vision qui traduisent à l’inverse la hantise et la perception de l’Être qui ont conduit Édith vers la Foi et vers la philosophie traditionnelle de l’Église. Et c’est peut-être à la lumière de ces pages qu’on saisit mieux comment Édith, philosophe, et, parce que philosophe, jetée vers l’Église du Christ, seule réponse à son souci d’une existence totale et pleine, a comme mêlé dans son expression et dans son œuvre la philosophie rationnelle qui déduit et la théologie qui médite sur l’expérience du « tout autre » qu’apporte la Révélation.

Notre être n’est donc pas seulement « menacé extérieurement par les dangers que recèle la nuit, mais encore intérieurement affecté par elle ». La « néantisation » de l’homme dont l’existentialisme sartrien fait l’expérience, la « nuit obscure » des mystiques en connaît le passage et elle en sait la dramatique profondeur. Au néant tout à coup apparu non seulement dans le monde mais au cœur de nous-mêmes, certes l’expérience rationnelle commence de répondre en témoignant de la valeur d’une existence agissant sur ce monde et se révélant dans les relations entre les hommes. Mais au sein même de cette existence, le néant peut reparaître comme expérience de la vanité des choses et de l’amour même. La nuit qui « nous retire l’usage de nos sens, entrave nos mouvements, paralyse nos facultés », si elle est une bonne image de la nuit de l’esprit et de l’âme, est plus encore qu’une image : elle est une situation vécue réellement par les âmes. Mais la « nuit » des mystiques est un langage : elle est le langage que Dieu parle pour approcher les âmes de son Être. Parce qu’elle est perçue comme absence de Dieu, la nuit mystique parle de Dieu et l’annonce. « Il existe une douce clarté nocturne de l’esprit qui se libère..., se détend, se recueille afin de se plonger dans les rapports qui le relient à la vie.... » Mais pour que la « nuit » soit bénéfique à l’âme, il faut qu’elle soit consentie comme épreuve, offerte en gage d’attente dans l’amour. Une « nuit » qui se replierait sur elle-même en refus d’amour deviendrait désespoir. Telle est la voie où, avant même l’expérience mystique, plus d’un « existentialiste » s’est dramatiquement engagé. « Si nous acceptons de croire par la foi 47 et si nous acceptons le Christ tout entier... Il nous conduira par sa Passion et sa Croix » à la gloire de la Résurrection... Après la nuit obscure, jaillit la « Vive Flamme d’Amour » où « les rapports secrets entre Dieu et l’âme s’illuminent ». « Ainsi le mariage spirituel de l’âme avec Dieu, fin pour laquelle elle a été créée, est-il achevé et consommé sur la Croix et scellé avec elle pour l’éternité. »

Rien ne nous permet de dire – et seule l’Église pourrait le faire – jusqu’où a été l’expérience spirituelle d’Édith. Ce qui est certain, c’est ce que traduit plus d’une des nombreuses lettres de direction ou d’aide spirituelle qu’elle écrit pendant son séjour au Carmel : une expérience d’âme qui trouve la certitude dans la Joie de son Amour.

À une religieuse dominicaine qui lui a posé la question : les grâces mystiques sont-elles réservées à certains, Édith répond que « le facteur décisif est la conformité à la volonté divine, que c’est bien en cela que Jean de la Croix et Thérèse d’Avila ont vu l’essentiel, et que le plus sûr est de nous vider de tout pour attendre la grâce divine ». C’est définir la propre vie d’Édith. Et, de cet inaccessible refuge intérieur qui est tout autre chose qu’un chemin de fuite, elle regarde le monde en face, pensant aux « prêtres et religieux internés dans les prisons » à qui « tout est grâce » parce qu’ils ont « Dieu et la Trinité tout « entière » en eux.

Comment Édith est venue à cette immense paix intérieure que rien ne démentira, ni les épreuves autour d’elle, ni les menaces sur elle, nous le savons parce qu’elle l’a écrit dans ces pages sur « La Prière de l’Église » qui sont certainement les plus belles qu’elle a laissées.

La prière, elle en vit depuis le début de sa route, depuis avant même son baptême, la prière a été son chemin même. Elle y a perçu deux idées essentielles. La première est que « c’est dans le secret et le silence que se consomme l’œuvre de la Rédemption. Les pierres vivantes qui servent à édifier le royaume de Dieu, les instruments qu’il se choisit, sont formés et polis dans un silencieux dialogue entre les âmes et Lui. » La seconde est que la prière personnelle, la prière individuelle et la prière de l’Église ne sont qu’une seule réalité, un seul fleuve : « Le torrent de grâces mystiques qui court à travers les siècles constitue la partie principale et profonde du fleuve de prière de l’Église, il n’en est pas un bras dévié 48. » Dans ces longs face à face avec le Seigneur qu’Édith a connus et recherchés longtemps même avant son entrée au Carmel, elle a appris qu’il n’y avait pas la vie mystique et la prière, mais que l’une et l’autre se supportent et s’engendrent mutuellement. Elle a voulu, elle a désiré, elle a aimé l’office commun, elle l’a pratiqué dans ses longs contacts avec la vie bénédictine avant de s’y plonger dans la vie carmélitaine. C’est dans cette longue expérience qu’elle a mieux compris qu’il n’y avait pas deux prières, l’individuelle et la collective, mais une seule : « Il incombera à l’Office divin de permettre au message de passer de génération en génération 49. Ces voix multiples vont se fondre et se perdre comme entraînées dans l’immense courant du fleuve mystique dont le grondement sonore monte, tel un cantique de louange, vers la Trinité Sainte, Dieu, Créateur, Rédempteur et Vivificateur. C’est pourquoi il serait faux d’isoler ou d’opposer deux formes de prière : la prière personnelle, dite subjective, et la prière sociale, liturgique, dite objective. Toute prière vraie est une prière de l’Église, chaque prière opère en elle, et c’est chaque fois l’Église qui prie, puisque c’est l’Esprit-Saint, vivant en Elle, qui s’exprime par chacune des âmes en prière 50. »

Ce qu’Édith a perçu là et qu’elle professe avec toute son âme, c’est ce qu’elle a voulu exprimer aussi en mettant en épigraphe à ces pages sur « La Prière de l’Église » la conclusion du Canon de la Messe : « Par Lui, et avec Lui et en Lui vous est donné, Dieu Père tout-puissant, dans l’unité du Saint-Esprit, tout honneur et toute gloire. »

Il n’y a pas deux réalités et deux voies : notre réalité et notre prière, et puis la réalité de l’Église et la prière de l’Église, nous n’avons d’être que par la participation à Celui qui Est, nous n’offrons de prière qu’en nous confondant avec la louange immense de toutes les âmes, de la terre et des eaux, que Seul exprime valablement Celui dans le sacrifice de Qui toute prière trouve et sa source et son efficacité. Notre prière n’existe que parce qu’elle est racinée à cette Offrande totale et parce qu’elle se confond avec elle : et l’Église, c’est cela même.

« Le Christ s’offre lui-même au nom de tout l’univers créé dont il est la première figure et dans lequel il est descendu afin de le renouveler intérieurement et de le conduire à la perfection. Cependant, il appelle aussi tout cet univers créé à rendre, en union avec Lui, la grâce due au Créateur 51. » C’est ce « sens eucharistique de la prière » qu’Édith a deviné dès le début de son itinéraire spirituel. Quand elle cite le psalmiste : « J’aime le séjour de Ta maison, le lieu où réside Ta gloire », elle exprime ce qui, bien avant d’avoir la joie d’entrer au Carmel, la fixait si longuement au pied de l’autel, dans cette attitude hiératique que certains jugeaient froide, dont une religieuse lui avait fait remarquer « qu’elle ne comprenait pas qu’on puisse rester si longtemps debout sans se fatiguer » et qui n’était que la traduction de son union totale au Christ.

Prier pour s’unir, s’unir pour prier : le mouvement est double. Celui qui prie s’offre et il demande d’être uni aux mérites de Jésus-Christ, il demande que son offrande soit reçue ; la grâce qu’il sollicite, c’est que sa prière soit reçue et associée aux mérites de la Sainte Agonie. Opus Dei, la prière liturgique l’est doublement : elle veut faire et elle fait ce que Dieu attend de nous, et elle est en nous l’œuvre de Dieu, l’efficacité de Dieu pour que nous soyons ce qu’il attend de nous.

Mais Jésus a prié, non seulement au milieu du peuple et avec le peuple, il a prié en solitaire, et il attend de nous cette même prière solitaire, qui sera telle jusqu’à la fin des temps, jusqu’à ce qu’enfin « tous soient un ». Mais « que deviendraient les soldats sans leur capitaine », écrivait Ste Thérèse que cite Édith. Même la prière individuelle, donc, est prière parce qu’elle est unie à la prière de l’Église, à la commune Eucharistie qui préfigure seule ici l’Unité éternelle.

À ce sommet de la vie spirituelle, Édith n’oublie pas plus le siècle que sa grande patronne ne l’oubliait. Elle sait comme elle que c’est au cœur même de la prière que le siècle est le mieux servi et le plus présent : « Le Seigneur seul sait combien la prière de Sainte Thérèse et de ses filles contribua à protéger l’Espagne contre l’hérésie, et quelles forces elle déploya dans les luttes ardentes des guerres de religion en France, aux Pays-Bas et dans l’Empire germanique. »

Édith sait cela et c’est parce qu’elle le sait qu’elle garde cette paix immense, ce calme imperturbable qui ne cesseront pas de l’habiter jusqu’à l’imprudence – tandis qu’autour d’elle et de ceux qu’elle aime montent les périls.

C’est alors qu’elle achève d’écrire sa « Science de la Croix » que la Providence va la prendre de nouveau entre ses bras pour la jeter aux dernières épreuves : symbolisme.

Le 15 septembre 1936, Madame Stein est morte après de longues souffrances. On a essayé de dire à Édith que sa mère était morte chrétienne, mais Édith ne ruse pas avec la vérité : elle sait, elle, que sa mère est morte juive, priant dans sa foi. Rose, qui attendait ce moment, peut alors recevoir le baptême et rejoindre sa sœur. Par un heureux accident, Édith est à l’hôpital : la sous-prieure du Carmel, entendant tousser doucement dans l’escalier du couvent, y alla voir : Édith s’était fracturé la main et le pied, mais, la règle interdisant de rompre le silence, elle ne l’avait pas rompu.

Édith et Rose purent donc se voir quelque temps librement à l’hôpital et, la nuit de Noël, Rose reçut le baptême.

Le Carmel de Cologne s’activait à préparer la Célébration du troisième centenaire de sa fondation ; Édith y travaillait aussi, en même temps qu’elle entretenait toute une correspondance de direction de moniales et même de prêtres.

Mais un autre évènement éclairait l’âme d’Édith : elle allait, le 21 avril 1938, prononcer ses vœux perpétuels. Elle le ferait dans une atmosphère où tout ce pour quoi elle s’offrait se rappelait à elle avec violence. Dans ces semaines, son vieux maître Husserl se mourait ; « non-aryen », il avait perdu sa chaire de Fribourg et s’était réfugié dans ce couvent de Sainte-Lioba où Édith avait tant prié, et où une autre de ses élèves converties l’entoura. Le Vendredi Saint, Husserl eut comme une vision : il vit « de la lumière et des ténèbres ; beaucoup de ténèbres et, de nouveau, la lumière ». Husserl mourrait six jours après la profession solennelle d’Édith.

Le 10 avril 1938 – dix jours avant la profession – eurent lieu dans toute l’Allemagne les élections au Reichstag qui devaient apporter aux nazis 99 % des voix ; – un mois plus tôt, Hitler était entré à Vienne. Les religieuses devaient voter. Édith les pressait de voter contre Hitler. Au matin du vote, on apporta une urne au parloir : il serait donc aisé de savoir comment elles avaient voté. La résistance de la Prieure fut vaine : il fallait voter sur-le-champ, on fit l’appel. Le représentant de l’administration constata que « le docteur Édith Stein » n’avait pas voté. Il fallut dire qu’elle n’était pas aryenne et « l’aveu » fut consigné 52.

Le frère d’Édith, sa sœur Erna et ses enfants quittaient l’Allemagne devant la persécution. En septembre 1938, Hitler engageait la campagne pour le rattachement des Sudètes à l’Allemagne et en octobre occupait leur territoire. Le 9 novembre, des pogroms éclataient dans toute l’Allemagne. La Synagogue de Cologne était incendiée. Édith s’écria : « C’est l’ombre de la Croix qui s’étend sur mon peuple. » Elle s’étendait du même coup sur elle.

Édith accepta de se réfugier en Hollande, au Carmel d’Echt, qui avait déjà recueilli les carmélites de Cologne au temps du « Kulturkampf » 53. Elle franchit la frontière par une nuit de brouillard et fut accueillie le soir du 31 décembre à Echt où Rose vint bientôt la rejoindre.

Le dimanche de la Passion (1939), Édith écrit à la Supérieure pour lui demander de lui « permettre de s’offrir au Cœur de Jésus en sacrifice d’expiation pour la paix du monde ». Elle ajoute : « Que le règne de l’antéchrist s’effondre, si possible, sans une nouvelle guerre mondiale... Je voudrais m’offrir aujourd’hui même, car c’est la douzième heure. Je sais que je ne suis rien, mais Jésus le veut, et Il adressera sans doute le même appel à beaucoup d’autres âmes. »

Au milieu de tant de périls, les sœurs d’Echt remarquent et admirent sa « gaîté ». Dans une lettre de novembre 1940 à son amie Conrad-Martius, elle pensera à la remercier des « mirabelles en quantité, et fort belles » que le Couvent doit aux heureux conseils horticoles d’Hans Conrad-Martius... Pendant l’été 1940, Rose a pu franchir à son tour la frontière et rejoindre de nouveau sa sœur... Elles ne se quitteront plus.

Ici commence ce silence de la prière où la mort est plus vivante que le bruit de la vie. Ses derniers mois, il est trop clair qu’Édith les passe dans un univers où Saint Jean de la Croix l’a toute absorbée 54. Elle écrit : « Par pur amour notre Père Saint Jean entend l’amour de Dieu pour Dieu même, d’un cœur libre de tout attachement au créé, à soi et aux autres, même à toutes les consolations que Dieu peut donner à l’âme, c’est-à-dire d’un cœur qui ne désire plus que l’accomplissement de la volonté de Dieu et qui se laisse guider par Lui sans la moindre résistance... Devons-nous essayer d’arriver au pur amour ? Très certainement. C’est la fin pour laquelle nous avons été créés. Ce sera notre vie éternelle, et nous devons ici-bas nous en approcher le plus possible. Jésus s’est fait Homme pour être notre Vie. Que pouvons-nous faire nous-mêmes ? Lutter de toutes nos forces pour demeurer vides... Vider notre raison de toute recherche et réflexion naturelles en dirigeant sur Dieu le simple regard de notre foi... » (Lettre du 13 mars 1940). C’est à un tel vide qu’elle s’est confiée, qu’elle s’est remise.

Le dimanche, Édith peut voir Rose au parloir : Rose lui apporte le bruit, le sinistre bruit du monde : la persécution qui se poursuit, contre les Juifs, contre les Catholiques. Mais le bruit du monde entre aussi dans la Clôture par d’autres voies : les avions qui partent et reviennent, lestés de bombes qui tomberont, les unes sur l’Angleterre, les autres sur l’Allemagne. Édith travaille toujours, elle écrit une vie de la Sœur Aimée de Jésus, se plonge dans la mystique du Pseudo-Denys. Elle enseigne le latin aux novices : « Toutes sont très bonnes et nous donnent de grandes joies. Tant de jeunes vies dans la maison, quelle grâce extraordinaire pour une petite famille plutôt vieille jusqu’ici. » La « vieille » famille conventuelle n’a pas dû toujours voir d’un œil très calme cette religieuse arrivée d’un autre couvent et qu’on a déchargée des travaux matériels de la Communauté pour qu’elle puisse se consacrer à ses études, qui amène dans la maison un air d’angoisse que Rose traduit en apportant les nouvelles du dehors, et qui risque d’attirer sur la Sainte paix de la Prière le regard des persécuteurs. C’est au milieu de tout cela qu’Édith se donne au « vide » selon St Jean de la Croix.

Elle n’est pas aveugle, ni sourde, la petite Carmélite qui demande au Christ de l’emplir de « vide », elle sait même très bien que ce qui se passe en ce moment, c’est ce qu’elle a demandé, ce qu’elle a appelé de ses vœux quand elle s’est offerte comme victime. Et c’est encore une grâce que ce don ait été accepté. Mais elle ne veut pas, elle ne peut pas le savoir : ce serait le pire des orgueils spirituels. Cependant, elle ne cesse d’apporter son offrande pour « les autres », « les autres » au milieu de qui elle se tient parce que la responsabilité du péché est commune, et plus encore peut-être parce qu’elle veut être encore et toujours de « son peuple » juif pour aider à le sauver : « Je pense surtout à la responsabilité que nous avons dans la culpabilité des autres », écrit-elle en commentaire du Psaume XVIII 55.

« Les autres » : juifs qui ont crucifié Jésus, nazis qui persécutent les juifs... et tous « les autres », les indifférents à la persécution, les indifférents à l’amour... C’est au-delà de tout cela, mais en portant tout cela, qu’il faut espérer, attendre, conquérir le « vide », le vide de plénitude...

Le soir vient, le soir de cette courte existence, Édith le sent qui tombe. Tout lui a été retiré, ou plutôt elle a tout donné : sa famille, ses deux « nations » – l’Allemagne et son peuple juif – sa vie universitaire, la famille spirituelle qu’elle s’était constituée à Cologne. La voilà seule, dans un couvent nouveau, sur une terre étrangère, avec seulement ce fil qui la relie au monde ancien : Rose, les échos du monde que Rose lui apporte le dimanche, et ces échos sont la persécution et la haine... De quoi donc vit-elle ? Du « vide », du vide où elle a trouvé les traces de son Père, Jean de la Croix, et qui est rempli d’espérance : « L’histoire des âmes au monastère est merveilleuse. Elles sont profondément cachées dans le Cœur divin. Et ce que nous croyons parfois comprendre ne sera jamais qu’un pâle reflet de ce qui demeure le mystère de Dieu jusqu’au jour où tout sera éclairé. L’ESPOIR EN LA LUMIERE À VENIR EST MA PLUS GRANDE JOIE. »

À propos du pseudo-Denys, elle écrit que « le prophète n’a besoin de voir Dieu ni avec les yeux ni avec l’imagination, et malgré tout il a la certitude intérieure que Dieu parle ». Et elle se laisse aller à employer un on impersonnel où son expérience propre semble parler : « Cette certitude peut être fondée sur le sentiment que Dieu est présent. On se sent touché par Celui qui est au centre le plus intime de notre être. C’est, au sens le plus strict, ce qu’on nomme expérience de Dieu, l’essentiel de toute expérience mystique, où l’on rencontre Dieu comme un être en rencontre un autre... »

Depuis quelque temps déjà, le Carmel d’Echt avait formé le dessein de faire passer Édith en pays neutre, et le Carmel suisse du Paquier avait accepté de la recevoir. Mais Édith ne voulait pas partir sans Rose : comment l’aurait-elle pu ? Autour de ces tractations, des demandes de visa pour la Suisse, y eut-il trop de retard, de démarches ? Toujours est-il qu’au printemps de 1942 les deux sœurs furent convoquées par la Gestapo à Maëstricht. Entrant dans le bureau, Édith salue, non par le « Heil Hitler » conventionnel, mais par le « Loué soit Jésus-Christ » du Couvent. On leur fait un grief – grave – de ne pas avoir sur leur carte d’identité le J qui signifie les juifs ; on leur rappelle l’obligation de porter sur leurs vêtements l’étoile jaune « de David ». En mai, nouvelle convocation, à Amsterdam, devant la « Commission Juive » : questionnaires. Un officier apprend à Édith la destruction de Cologne par les bombardements aériens qui ont, entre autres, fait disparaître Sainte Marie de la Paix où Édith était allée prier avant de passer la frontière.

Plusieurs prêtres conseillent à Édith de « se réfugier dans l’illégalité », de quitter le Couvent, de se cacher. Elle refuse, pour que ses sœurs ne supportent pas les conséquences de sa fuite. Le 11 juillet 1941, protestation solennelle de l’épiscopat et des chrétiens hollandais contre la persécution des Juifs. Le 28 juillet, Édith apprend qu’un de ses frères, Paul, a été conduit avec sa famille et sa sœur Frieda en camp de concentration (coïncidence ! à Theresienstadt). Édith doute fort qu’on lui permette d’émigrer. Elle écrit : « J’accepterai tout ce que Dieu voudra » et « Depuis des mois je porte sur mon cœur un verset de l’Évangile selon Saint Matthieu. » C’est la phrase : « Lorsqu’on vous persécutera dans cette ville, fuyez dans une autre. Je vous le dis en vérité, vous n’aurez pas achevé les villes d’Israël que le Fils de l’Homme sera revenu. »

Le 2 août, en réponse à la lettre de l’Épiscopat hollandais s’élevant contre la persécution et prenant acte de ce que les chrétiens d’origine juive ne seraient pas déportés (les Allemands avaient interdit de rendre cette mesure publique), tous les catholiques « non aryens » sont arrêtés en Hollande. À cinq heures du soir, au carmel d’Echt, tandis que les Sœurs sont au Chœur, la Mère Prieure est demandée au parloir par deux officiers allemands. Croyant qu’on apportait les visas pour la Suisse, elle envoie Édith. L’un des Allemands ordonne à Édith de sortir « dans les cinq minutes ».

Édith : « Nous ne le pouvons pas, la règle de clôture l’interdit. »

L’officier : « Défaites tout cela (les grilles) et sortez. »

Édith (calme) : « Il faudra m’y contraindre. »

L’officier fait appeler la Mère Prieure. Édith, elle, retourne au Chœur, se prosterne devant le Saint-Sacrement, tandis que la Mère prieure parlemente : « La sœur Stein doit quitter le couvent dans les cinq minutes. – Mais les sœurs Stein attendent leur visa pour la Suisse. – Tout cela sera réglé plus tard. Donnez-lui une couverture et trois jours de vivres. » Rose, agenouillée devant la Clôture, reçut une dernière bénédiction de la Prieure. Édith redescendit de sa cellule où les sœurs l’avaient entourée, sortit... On l’entendit répéter à l’Allemand qu’elle attendait son visa... « La rue était noire de monde, des protestations s’élevèrent... Au coin de la rue, la voiture de la Gestapo attendait... »

Le soir, les journaux publiaient un discours du commissaire-adjoint allemand : l’épiscopat hollandais ayant refusé de « respecter le secret des négociations », les autorités allemandes devaient « poursuivre les catholiques juifs comme leurs pires ennemis » et « s’assurer le plus rapidement possible de leur déportation vers l’Est » (3 août 1942).

Deux fourgons de police, contenant l’un treize, l’autre dix-sept personnes, conduisirent les sœurs Stein avec d’autres à Amersfoort : elles y arrivèrent à trois heures du matin pour être jetées à coups de crosse et sans nourriture dans un dortoir.

Le 5 août, un télégramme de la municipalité de Westerbork, en Hollande du Nord, demandait des vêtements, des couvertures et des médicaments pour les sœurs Stein. On y joignit l’image où Édith avait écrit sa volonté de s’offrir pour la conversion des Juifs.

Au camp, Édith avait retrouvé son amie Ruth Kantorowics, prise chez les Ursulines de Venloo. Les jeunes gens envoyés avec les vêtements et les vivres du Couvent purent la voir. Elle leur fit le récit de son épreuve « avec calme et recueillement » : « Ses yeux brillaient du mystérieux éclat de la sainteté. À voix basse, posément, elle racontait les sévices encourus autour d’elle, omettant tout ce qui la concernait personnellement. Elle désirait avant tout que les sœurs du Carmel sachent qu’elle portait encore son habit et que c’était son intention et celle des autres religieuses (elles étaient environ une dizaine) de le conserver jusqu’au bout. Elle dit que les autres détenus se réjouissaient de compter parmi eux des prêtres et des religieuses. Ils étaient devenus le soutien et l’espoir de ces pauvres gens, qui s’attendaient au pire. Pour sa part, elle se déclarait heureuse de pouvoir donner aux autres la consolation d’une prière ou d’une parole. Sa foi profonde transformait l’atmosphère, autour d’elle naissait comme une zone de grâce et de paix. À plusieurs reprises, elle insista pour que nous rassurions la Mère Prieure et les Sœurs... Elle priait presque toute la journée, en dehors du moment où il lui fallait chercher son repas. Elle n’eut pas un mot de plainte... 56. » Les envoyés du couvent de Venloo virent Édith avec son amie Kantorowics. Édith leur dit : « Quoi qu’il arrive, je suis prête à tout. L’Enfant Jésus est ici aussi parmi nous.... »

Deux survivants de l’affreuse odyssée ont rapporté sur Édith un témoignage qu’on reproduira ici dans son entier. Voici d’abord celui d’un homme d’affaires israélite : « Parmi les prisonniers qui sont arrivés le 5 août au camp (Westerbork), sœur Bénédicte tranchait nettement sur l’ensemble par son grand calme et son recueillement. Les cris, les plaintes, l’état de surexcitation angoissée des nouveaux venus étaient indescriptibles. Sœur Bénédicte allait parmi les femmes comme un ange de consolation apaisant les uns, soignant les autres. De nombreuses mères paraissaient tombées dans une sorte de prostration voisine de la folie ; elles restaient là à gémir, comme hébétées, délaissant leurs enfants. Sœur Bénédicte s’occupa des petits enfants, les lava, les peigna, leur procura la nourriture et les soins indispensables. »

Un autre témoin écrit : « Ce qui distinguait Édith Stein des autres religieuses, c’était son silence. Elle me donnait l’impression de souffrir profondément, mais paisiblement. Je ne peux mieux l’exprimer qu’en disant qu’elle semblait porter un tel poids de souffrance que son sourire même faisait mal. Elle ne parlait presque jamais, mais regardait souvent sa sœur Rose avec une indicible tristesse... Elle pensait aux épreuves qu’elle prévoyait : non les siennes, mais celles des autres. » Elle y pensait, certes, et le regard qu’elle portait sur Rose en était témoin, mais elle avait l’âme emplie aussi d’autre chose : de cette prière continuelle qui lui assurait la paix.

Le 6 août, elle put faire parvenir à la Mère Prieure un petit mot où elle annonçait le départ du premier convoi pour la Silésie ou la Tchécoslovaquie. Elle demandait des bas de laine, des couvertures, des sous-vêtements de laine pour Rose, et, pour celle-ci encore, un Crucifix et un Chapelet ; pour elle, le fascicule suivant du Bréviaire, et leurs certificats. Elle ajoutait : « Jusqu’à présent j’ai pu merveilleusement prier. »

Le 7 août, sur le quai de la gare de Schifferstadt, une ancienne élève d’Édith s’entendit appeler : elle vit, à la portière d’un train, Édith, qui put lui dire : « Veuillez saluer pour moi les sœurs de Sainte-Madeleine. Je pars vers l’Est. »

Un autre message à la Mère Prieure – non daté – ne comporte que quelques lignes : « Il me semble que dans les circonstances présentes, il vaut mieux ne rien tenter 57. Cependant, je m’abandonne entre les mains de votre Révérence, lui laissant le soin de décider. Je suis contente de tout. On ne peut acquérir une Scientia Crucis que si l’on commence par souffrir vraiment du poids de la Croix. Dès le premier instant, j’en ai eu la conviction intime et j’ai dit du fond du cœur : Ave Crux, Spes Unica. »

Le Journal Officiel de Hollande, le 16 février 1950, publiait, dans la liste des victimes de la déportation, ces lignes :

No 44.074 – Édith – Teresa – Hedwige STEIN – née le 12 octobre 1891 à Breslau – Venant de Echt – décédée le 9 août 1943 (faute typographique, il faut lire 1942 comme pour Rose dont le Journal Officiel écrit à la date du 4 mai 1950 :)

No 44.075. Rose – Marie – Agnès – Adélaïde STEIN – née le 13 déc. 1883 à Lublinitz (All.) –Venant de Echt – décédée le 9 août 1942.

Nous n’en savons pas plus, sinon qu’elles ont été assassinées à Auschwitz 58.

Les Carmélites de Cologne, faisant part de la mort de sœur Bénédicte, achèvent ainsi :

« Nous ne la chercherons plus sur terre, mais auprès de Dieu qui a agréé son sacrifice et en a accordé le fruit au peuple pour lequel elle pria, souffrit et mourut. »

 

 

 

 

IX

 

 

Ce que nous dit Édith Stein.

 

 

Qu’est-ce qu’une conversion ? Le mot même le dit : c’est se tourner vers... La conversion religieuse, la conversion catholique, c’est se tourner vers l’Amour, vers un Amour qui est le geste créateur de l’univers tout entier, qui s’exprime à chaque instant en maintenant l’univers et les êtres en état de création, et qui, pour mieux dire qu’il est Amour et porteur de tout, s’est fait homme pour prendre sur Lui tout le mal humain et a souffert la Crucifixion dans l’abandon universel, pour que ce mal absolu sauve le monde.

La conversion au catholicisme, c’est comprendre que là est le début et la fin de tout être et de toute chose, c’est orienter toute sa vie à le comprendre mieux encore, c’est tourner tout son être vers cette Lumière qui éclaire l’intelligence et vers cette Toute-Puissance qui porte le monde dans l’être.

Nul ne s’est mieux et plus « converti » qu’Édith Stein.

Aucune conversion n’est plus lourde de signification pour notre époque, s’il en est d’aussi profondes et d’aussi pleines de sens.

C’est parce qu’elle a tourné vers la réalité un regard d’intelligence d’une exigence totale, qu’Édith a accompli ses premiers pas vers la Foi : des pas qui, d’abord, n’ont pas été une démarche du sentiment, du cœur, ni une démarche proprement religieuse, mais une démarche d’exigence rationnelle. Édith Stein a été d’abord une intelligence totalement logique, c’est-à-dire qui ne peut pas limiter la puissance de la raison à déchiffrer seulement la surface des choses, l’apparence du monde. Elle a été d’abord celle qui – comme toute son époque, mais plus lucidement, avec une exigence plus totale – rejette un « idéalisme » où l’intelligence (postcartésienne) ne joue plus qu’avec des idées sans poids de réalité. C’est toute l’existence que l’intelligence doit prendre avec elle, ou l’intelligence n’est qu’un jeu inutile et scandaleux.

Mais à ce point de son mouvement, ce qu’Édith a perçu, avec Max Scheler, avec d’autres, c’est qu’on n’entre pas dans le profond des choses, on n’entre pas dans l’être, sans sympathie, sans participation, sans communion. De là, tendue vers la volonté de saisir le monde par une intelligence totale de son sens, elle a vu qu’il n’y avait d’entrée dans l’Existence qu’avec autrui, dans la solidarité de destins qui ne prennent pas chacun leur plein d’existence, qui ne se connaissent même réellement comme Êtres que si chacun projette sur autrui le « projecteur » d’un amour qui ne devient connaissance que parce qu’il est participation à la naissance dans l’Être.

Et, ici, il faut reconnaître qu’Édith Stein est en quelque sorte la réplique en relief de l’existentialisme en creux. Il est vrai que, si nous ne les accueillons pas dans l’être par un regard d’amour, nous réduisons les autres au néant, nous les néantisons, en nous réduisant nous-mêmes au néant. Alors, il n’est que trop vrai que « l’enfer, c’est les autres ». Il n’est pas d’être sans amour, l’amour est comme la lumière intérieure du monde qui, si elle disparaît, réduit tout ce qui pourrait être au néant de la nuit. Mais que commence un geste d’amour, et tout renaît dans l’être.

Or Dieu a fait ce geste d’amour, par la perpétuelle renaissance qu’est la Création, et par une application de son geste à chacun, qui a eu son sommet au Golgotha. Se tournant toute entière vers l’être universel, Édith ne pouvait pas ne pas rencontrer le geste d’amour du Crucifié – et elle l’a rencontré...

... Elle l’a rencontré parce qu’elle a rencontré quelques hommes et quelques femmes qui vivaient de cet amour, et, en vivant, le faisaient vivre.

Elle l’a rencontré, et elle l’a prolongé, jusqu’à cette offrande d’elle-même pour « son peuple », qui était le peuple qui avait crucifié Jésus.

On a justement écrit que la vie d’Édith Stein importait plus que ce qu’elle avait écrit. Précisons : ce qu’elle a écrit n’a tant de sens que par ce qu’elle a été.

En se tournant vers le Christ, elle s’est tournée vers la philosophie la plus traditionnelle de l’Église, vers Saint Thomas. On peut discuter la manière dont elle a parfois appliqué la pensée thomiste. Ce qui est essentiel, c’est qu’elle a su montrer, par l’élan de tout son être, par le sens de toute sa vie, que l’intelligence du monde exigeait la lumière de l’amour, et que la lumière de l’amour rendait à l’intelligence encore beaucoup plus qu’elle n’en avait reçu.

Par là, Édith Stein est un merveilleux exemple de cette « philosophie chrétienne » sur l’existence de laquelle on a tant controversé depuis un quart de siècle. « L’amour de Dieu sera toujours plus noble que sa connaissance... Mais l’obéissance, œuvre propre de l’amour, ne pourra tendre qu’à l’intellection. L’acte de s’unir, dans tous les sens, sera connaître 59. » C’est à cette connaissance rigoureuse que la petite juive de Breslau n’a cessé de tendre, portant dans sa démarche, en une suprême leçon, l’exigence de rigueur qu’elle avait héritée de la Synagogue.

En Dieu, être et comprendre ne font qu’un. Nous qui ahanons sur la route de la connaissance et sur celle de l’amour comme de pauvres voyageurs harassés, cette merveilleuse réconciliation des facultés de l’être, que nous avons peine à l’apercevoir ! Et, faute de tenir en même temps ces deux bouts de la chaîne, nous nous précipitons tantôt à la folle illusion de comprendre sans aimer, tantôt à la désespérante démission d’aimer sans comprendre, et nous sommes ballottés de l’orgueil au désespoir, ne trouvant de repos que dans un désespoir qui ferait son orgueil de sa lucide démission.

« Je me tiens constamment au bord du néant et je dois recevoir l’être à chaque seconde » : voilà ce qu’Édith Stein a vu et dont elle a scellé la certitude de sa mort offerte et consentie. Le plus désespéré des existentialismes ne dit pas autre chose qu’Édith. Mais ce qu’ajoute Édith, c’est qu’il suffit d’une once d’amour et de don pour que nous soit, non pas rendu en échange, mais gratuitement offert, l’accès au royaume infini de l’être.

La certitude même d’Édith sur le chemin d’Auschwitz – « je suis contente de tout » – est la seule réponse à l’angoisse existentielle. L’infinie réalité de cette angoisse, que nul ne la nie : elle est en chacun de nous, elle est au cœur même du mystique, elle est dans l’âme de tout ce qui est : notre être n’est pas à nous, il nous est à chaque instant donné, un regard de haine ou d’oubli peut nous rejeter au néant.

Mais le monde est là, qui nous tend sa leçon : petit cheminement lent de la raison au travers de l’échelle des êtres et des choses, qui nous dit que tout a un sens, pourvu seulement que notre regard sur ce monde soit un regard d’amour.

L’Église dira peut-être un jour ce qu’elle voudra dire d’Édith Stein. Pour nous, elle est déjà la patronne de l’unité de la connaissance et de l’amour, celle qui répond au temps du désespoir qu’il n’a pas eu tort de désespérer, parce qu’il était sur le chemin qui sépare l’Intelligence de l’Amour, et que c’était effectivement le chemin du néant. Mais l’autre route est là, il suffit comme elle de convertir notre regard...

La volonté de rigueur de la Synagogue a donné à cette juive la route de l’amour. Voici le témoignage d’un amour qui ne connaissait pas son objet, mais à qui le respect de l’Intelligence l’a donné.

 

 

 

Jean de FABRÈGUES, La conversion d’Édith Stein,

Wesmael-Charlier, 1963.

 

 

 

 

 



1  On dit aussi : Jour des Propitiations.

2  Sœur A. Jaegerschmidt, OSB. Message radiodiffusé pour le 10e anniversaire de la mort d’Édith Stein. Stuttgart 1952.

In : Édith Stein par une moniale française. Éd. du Seuil.

3  Même témoignage. Ibidem.

4  Comment traduire ? Aux quatre coins des poètes ? Au quadrille des poètes ?

5  Hilda C. Graef : Le philosophe et la Croix.

6  Cf. Édith Stein : Vie et philosophie d’une Philosophe et d’une Carmélite, par Mère Th. R. du Saint-Esprit (en allemand : Gloek und Lutz. Nuremberg).

7  Édith Stein, par Mère Th. R. du Saint-Esprit.

8  B. Fondane : La Conscience Malheureuse.

9  E. Husserl : Recherches logiques.

10  Husserl : Méditations Cartésiennes.

11  Husserl : Méditations Cartésiennes.

12  Compte rendu des Journées de Juvisy : « La Phénoménologie » (Éd. du Cerf).

13  Husserl : Logique formelle et transcendantale.

14  En Philosophie. Mais Husserl a été jusqu’au Christ avant de mourir.

15  Dans « Les Degrés du Savoir ».

16  Cf. J. M. Œsterreicher : Sept philosophes juifs devant le Christ (Éd. du Cerf).

17  Aujourd’hui professeur en Sorbonne.

18  Ultérieurement, Scheler se séparera à nouveau de l’Église.

19  Ces feuillets sont maintenant aux Archives Husserl à Louvain.

20  Œsterreicher : Sept philosophes juifs devant le Christ. L’élève en cause sera Sœur Aldegonde Jaegerschmidt OSB.

21  Beiträge zur philosophischen Begründung der Psychologie... Jahrbuch. vol. 5. 1922.

22  Cf. par exemple l’Introduction à la Philosophie ou la Situation Spirituelle de notre époque.

23  Cf. P. J. Jung : Psychologie et Religion.

24  Vie.

25  Lettres de Mme Conrad-Martius in « Édith Stein par une moniale française ».

26  C’est ce qu’affirme d’ailleurs un témoin bien informé, Mme Marie Biemas : Katholische Frauenbildung – novembre 1952.

27  Deux sources de la morale et de la religion, p. 246.

28  Madame Conrad-Martius pense qu’Édith Stein allait assister à la messe dès avant la nuit de la rencontre de Sainte Thérèse. Elle accompagnait aussi Mme Martius au Temple, mais lui disait : « Chez les protestants, le ciel est fermé ; il est ouvert chez les catholiques. »

29  Dans la chapelle particulière de l’Évêque de Spire.

30  Et elle observera les jeûnes de la loi juive.

31  Les termes sont employés par Édith Stein elle-même.

32  Témoignage d’une religieuse dominicaine de Spire in : H. C. Graef : Le Philosophe et la Croix.

33  Réunis en français sous le titre « La femme et sa destinée » (Amiot-Dumont, éditeurs).

34  In : E. Stein – La femme et sa destinée – (trad. française, p. 107).

35  Sœur Aldegonde Jaegerschmidt, qui avait connu Édith pendant leurs années d’étudiantes, puis s’était convertie du protestantisme et était entrée chez les Bénédictines de Ste Lioba, à Fribourg-en-Brisgau, où Édith alla faire plusieurs séjours.

36  Témoignage de Dom Walzer, abbé de Beuron. In : E. Stein, par une moniale française (Éd. du Seuil).

37  Vie, p. 114.

38  Le Philosophe et la Croix, p. 115.

39  Psaume 132.

40  Endliches und ewiges Sein. (Fribourg-Louvain. 1950).

41  Répétons que nous ne pouvons fournir ici qu’un lointain schéma d’une pensée très fortement liée.

42  L’auteur de « La Femme Éternelle », de « La dernière à l’échafaud » dont furent tirés par Bernanos les « Dialogues des Carmélites »... et de bien d’autres beaux livres.

43  E. Stein par une moniale (p. 173).

44  E. Stein par une moniale (p. 180).

45  Kreuzwissenschaft. Louvain-Fribourg (1950).

46  La Kreuzwissenschaft n’a été rédigée qu’en 1942. Comment ne pas voir que ses six années de crucifiement se reflètent dans l’expérience spirituelle qui unit Édith à son maître en spiritualité ?

47  On n’entrera pas ici dans les discussions qui se sont élevées autour de la définition de la foi que donne Édith Stein. Hilda C. Graef a évidemment raison de préférer à la définition d’Édith celle de l’Épître aux Hébreux. (H. C. Graef : E. Stein, le philosophe et la Croix.)

48  La prière de l’Église. (Paderborn. 1936. traduction française aux Éditions de l’Orante).

49  Édith ne veut certainement pas dire que c’est là l’unique fonction de l’Office communautaire qui exprime l’Église.

50  La prière de l’Église. (Paderborn. 1936, traduction française aux Éditions de l’Orante.)

51  E. Stein : La Prière de l’Église.

52  Lors d’un précédent scrutin, il avait paru préférable à la Prieure qu’Édith aille voter sans dévoiler son origine.

53  La longue période de lutte de Bismarck contre le catholicisme.

54  Elle achève alors sa « Science de la Croix ».

55  Versets 13 et 14.

56  Récit écrit par les jeunes gens envoyés par le Couvent.

57  Sans doute pour s’évader, ou lui faire gagner la Suisse, ce que Rose et elle avaient espéré jusqu’au dernier moment.

58  Témoignage de M. Lenig qui vit.

59  Rousselot : l’Intellectualisme de St Thomas.

 

 

 

 

 

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