Le courant théosophique

(fin XVIe-XXe siècles) :

essai de périodisation

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Antoine FAIVRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Lorsqu’on parle de théosophie, il faudrait toujours préciser de laquelle il s’agit, ou dans quel sens on emploie ce mot qui a une longue histoire.

James Santucci en 1987, Jean-Louis Siémons la même année, ont publié le résultat de leurs recherches portant sur cet emploi dans l’Antiquité tardive et au Moyen Âge 1. De ces travaux il ressort que Porphyre (234-305) aurait été le premier à introduire le terme « theosophia », le « theosophos » étant pour lui « un être idéal unissant en lui-même la qualité d’un philosophe, d’un artiste et d’un prêtre du plus haut niveau » 2. Jamblique (250-325) parle de la « Muse divinement inspirée » (« theosophos Mousê »). Proclus (412-465) emploie « theosophia » au sens de « doctrine ». Chez les premiers auteurs chrétiens, pour Clément d’Alexandrie (vers 150-215) « theosophos » signifie « mû par une science divine », et pour Eusèbe (265-340) « theosophia » a le sens de « science divine ». De même, quand on lit le Pseudo-Denys, il est difficile de faire une différence entre « theologia », « theosophia », et « divine philosophie », tandis que pour les derniers platoniciens, « theosophia » finit par désigner une doctrine spirituelle ou une autre, voire la théurgie elle-même. Enfin, à l’époque du Moyen Âge chrétien, le mot devient pratiquement synonyme de « theologia » 3, les « theosophoï » désignant parfois, comme dans la Summa Philosophiae attribuée à Robert Grosseteste (1175-1253), les auteurs de l’Écriture sacrée 4.

Ces quelques exemples exhibent tant une multiplicité de sens qu’une parenté entre ceux-ci. En conséquence, s’il s’agit bien toujours de « Sagesse de Dieu » – de « connaissance des choses divines » –, chacun selon ses préférences mettra l’accent sur les différences sémantiques ou au contraire s’efforcera de trouver des dénominateurs communs. Dans le premier cas on risque de passer à côté de liens subtils unissant des auteurs différents ; dans le second, de dissoudre les contours et, partant, de se retrouver dans une nuit où tous les chats sont gris. Il n’y a pas que les textes anciens – Basse Antiquité et Moyen Âge – pour nous placer devant ce dilemme, car depuis la Renaissance jusqu’à aujourd’hui « théosophie » a continué à être employé dans des acceptions diverses. Mon propos n’est pas de présenter une simple énumération des acceptions, ce qui serait donner une description atomisée du paysage. Il n’est pas davantage de ramener la plupart d’entre elles à une orientation unique, ce qui paraît ou bien impossible, ou bien relever d’un parti-pris doctrinal. Il est d’abord d’attirer l’attention sur l’avantage qu’il y a à partir du donné empirique 5, en se posant des questions comme celles-ci : l’observateur voit-il se dégager concrètement, de la multiplicité des usages de ce mot en Occident, quelques grands massifs ? Dans l’affirmative, de quels éléments chacun de ces massifs est-il composé ? Aborder la question ainsi permet à la fois d’échapper au dilemme, et de laisser le paysage se montrer à nous tel qu’il est.

La réponse à la première question paraît devoir se présenter à l’esprit de tout visiteur des salles de ce musée imaginaire que constituent les courants ésotériques et mystiques dans l’Occident moderne et contemporain. Deux grands massifs se détachent de tout le reste – collines et vallonnements –, à savoir : d’une part, un courant ésotérique parmi d’autres 6, qui ne correspond pas à une Société constituée ; d’autre part, une Société constituée, qui s’est donnée le titre officiel de « théosophique » en même temps qu’une orientation programmée. Le premier est une galaxie informelle qui a commencé à se constituer dans le climat spirituel germanique de la fin du XVIesiècle, pour s’épanouir au XVIIeau point de pénétrer, jusqu’à aujourd’hui, avec des phases de croissance et de déclin, une partie de la culture occidentale. Le second, la Société Théosophique, créée officiellement en 1875 à l’instigation d’Helena Petrovna Blavatsky (1831-1891), s’est donnée dès sa naissance un certain nombre de directions, de buts, relativement précis – ainsi qu’il incombe à toute association –, au point qu’à tort ou à raison on a pu voir en elle un Nouveau Mouvement Religieux, voire une nouvelle religion. Entre l’un et l’autre les ressemblances sont évidentes : d’une part, tous deux tiennent une place importante dans l’ésotérisme occidental. D’autre part, tous deux prétendent s’occuper de « sagesse » ou de « connaissance », des « choses divines », dans une perspective non point théologique mais gnostique – la gnose, notamment celle des rapports et médiations unissant l’homme au monde divin, étant considérée comme une voie privilégiée de transformation et de salut. Dès lors, pourquoi les distinguer ? Parce qu’elles ne disposent pas exactement du même corps référentiel, et que leur style est différent. Le corpus référentiel de la première est de type essentiellement judéo-chrétien, ses textes fondateurs datent de la fin du XVIeet du début du XVIIesiècles. Celui de la seconde revêt un aspect plus universaliste, il est tout pénétré d’éléments orientaux, particulièrement hindous et bouddhiques. Bien sûr, les deux corpus ne sont pas étanches ; ainsi, les emprunts de la S.T. au courant théosophique ne sont point inexistants : Jean-Louis Siémons rappelle (dans le présent ouvrage) que Mme Blavatsky fait une bonne vingtaine de fois référence à Boehme. Et reconnaissant qu’entre les deux courants (le courant théosophique proprement dit, et la S.T.) il existe d’évidentes différences, Siémons ajoute que celles-ci « ne suffisent pas, cependant, à créer entre eux un fossé infranchissable ». On ne peut qu’être d’accord avec lui sur ce point. Si l’on admet que la maison ésotérique telle qu’on peut l’observer est faite de plusieurs demeures, alors chacune de celles-ci se doit de posséder un style propre. Et si chacune des deux familles théosophiques est assez grande, assez riche, pour occuper une de ces demeures à part entière, rien ne l’empêche de partager avec l’autre famille les parties communes et l’environnement. De même, s’il existe bien en Europe un courant romantique, il ne serait guère fructueux de placer sous un même chapeau Novalis et Alfred de Musset. À moins de vouloir parler du Romantisme éternel, comme d’autres parlent de la « Tradition primordiale ». Mais c’est là un autre objet de discours, essentiellement subjectif, voire doctrinaire – ce n’est plus le discours de l’historien.

Cette distinction faite, le propos est maintenant de présenter, sous forme de périodisation succincte, le premier de ces deux grands massifs dans sa genèse, son histoire, sa spécificité. Ce courant m’apparaît avoir parcouru quatre périodes distinctes qui constituent comme la charpente de la présente communication 7 : I) À la fin du XVIeet tout au long du XVIIesiècle, la création d’un corpus spécifique de textes qu’à partir de cette époque on qualifiera de « théosophiques ». C’est en quelque sorte le premier « âge d’or » de ce courant. II) L’extension de ce corpus et sa réception par l’historiographie de la philosophie, dans la première moitié du XVIIIesiècle. III) Le renouveau de ce courant à l’époque pré-romantique puis romantique (second Âge d’Or). IV) Son effacement, mais aussi sa permanence, depuis le milieu du XIXesiècle jusqu’à aujourd’hui.

 

I) Naissance de la théosophie et premier Age d’Or

(fin XVIeet XVIIesiècle)

 

A) GENÈSE ET APPARITION DU COURANT THÉOSOPHIQUE

 

La fin du XVesiècle a vu se constituer ce qu’on pourrait appeler l’ébauche du paysage ésotérique occidental moderne, due à l’apparition de courants nouveaux, à la réactualisation ou à l’adaptation de traditions plus anciennes, et surtout à une volonté de relier les uns aux autres ces divers champs de recherche ou de savoir. Parmi eux figurent l’Hermétisme néo-alexandrin, la Kabbale chrétienne, la « magia » – au sens où Pic de la Mirandole l’entend – et bien sûr l’alchimie et l’astrologie. Au XVIesiècle le courant paracelsien vient grossir ce fleuve, et au moment – la fin du siècle – où les écrits de Paracelse (1493-1541) commencent à être systématiquement publiés, apparaît un autre courant, que l’on va bientôt baptiser « théosophie ». Né en Allemagne comme le précédent il est très tributaire de celui-ci, avec lequel il présente le plus d’affinités. Paracelse avait introduit dans l’ésotérisme européen un mode de réflexion sur la Nature, une cosmologie faite de magie, de médecine, d’alchimie, de chimie, de science expérimentale, de spéculations complexes sur les réseaux de correspondances unissant les différents niveaux de réalité de l’univers. Mais par l’accent mis sur ce qu’il appelle la « Lumière de Nature », Paracelse reste généralement à l’intérieur des limites des « causes secondes » (tout en prétendant remonter aux « principes »). Il revient ensuite à des esprits inspirés d’insérer celles-ci dans des visions plus globalisantes, c’est-à-dire d’assurer, en quelque sorte, la transition entre le paracelsisme et la théosophie proprement dite. Ces esprits-là apparaissent vraiment comme les « proto-théosophes ».

Il s’agit essentiellement de trois spirituels allemands : Weigel, Khunrath, Arndt. La théosophie de Valentin Weigel (1533-1588) « naît de la remarquable rencontre de deux traditions : la tradition de la mystique rhéno-flamandc qu’il maintient avec le plus de force au siècle de la Réforme, et l’influence de cette grande synthèse paracelsienne, connue en Allemagne seulement après la paix d’Augsbourg » 8. Heinrich Khunrath (1560-1605) est l’auteur (parmi d’autres ouvrages) de Amphitheatrum Sapientiae Aeternae (1595 et 1609), traité alchimico-théosophique dont l’influence est considérable sur la plupart des courants ésotériques du XVIIesiècle. L’auteur présumé d’un intéressant commentaire de quatre planches de l’Amphitheatrum, Johann Arndt (1555-1621), dans ses Vier Bücher vom wahren christenthum (notamment dans le quatrième volume, 1610), élabore ce qui, à partir de lui, va s’appeler « théologie mystique » – titre d’un traité du Pseudo-Denys –, mais il le fait en tentant de marier la mystique médiévale, l’héritage paracelsien et l’alchimie, en mettant l’accent sur une faculté que posséderait l’homme d’accéder à une « seconde naissance » comprise comme l’acquisition d’un nouveau corps dans l’âme élue. L’influence de Arndt sera grande non seulement sur la théosophie mais aussi dans la genèse du courant rosicrucien. À ces trois noms ajoutons-en deux. Celui d’Ægidius Guttmann, dont la Offenbahrung göttlicher Majestät sera publiée seulement en 1619 ; mais écrite en 1575 elle a beaucoup circulé entre temps et contribué elle aussi à cette genèse ainsi qu’à celle du courant théosophique. Et celui de l’hétérodoxe allemand Caspar Schwenkfeld (1490-1561) qui, tout docète qu’il est, élabore une théorie de la chair spirituelle (la « Geistleiblichkeit »), notion qui devait devenir capitale pour la théosophie 9.

Avec Jacob Boehme (1575-1624) le courant théosophique trouve ses caractéristiques définitives, l’œuvre boehméenne représentant comme le noyau de ce qui va constituer le corpus théosophique classique. En 1610, contemplant un jour un vase d’étain, Boehme a sa première « vision », une révélation subite grâce à laquelle il prend tout à coup une conscience intuitive des réseaux de correspondance et des implications entre les différents mondes ou niveaux de réalité. Il écrit alors son premier livre, Aurora, dans lequel je suis tenté de voir l’acte de naissance du courant théosophique proprement dit. Le livre est suivi par beaucoup d’autres, tous écrits en allemand eux aussi. Ils sont bien vite relayés par ceux de nombreux spirituels engagés dans son sillage.

La théosophie de Boehme est une sorte d’amalgame entre la tradition mystique médiévale du XVIesiècle allemand et une cosmologie de type paracelsien. Judéo-chrétienne, elle se présente comme une herméneutique visionnaire appliquée aux textes bibliques. Germanique par la langue, elle est « barbare » aussi en ce sens qu’elle ne doit pratiquement rien aux courants ésotériques latins ou grecs, qu’il s’agisse de l’Hermétisme néo-alexandrin ou de la Kabbale chrétienne. On y retrouve plutôt des éléments d’alchimie, un peu de Kabbale juive, mais surtout, répétons-le, de paracelsisme. Elle va pourtant s’étendre bien au-delà des pays germaniques, pourvue qu’elle est d’un certain nombre de caractéristiques qui, mises ensemble, pour longtemps vont polariser l’attention d’un vaste public à l’attente duquel elles répondent, et susciter des vocations de théosophes.

 

B) CARACTÉRISTIQUES DE LA THÉOSOPHIE ET RAISONS DE SON SUCCÈS

 

Entre les théosophes, point de grande unité doctrinale, mais des traits communs. Je propose d’en distinguer trois.

a) Le triangle Dieu-Homme-Nature. Cette spéculation illuminée porte à la fois sur Dieu – nature de Dieu, processus intra-divins, etc. –, sur la Nature – éternelle, ou idéale, ou concrète – et sur l’Homme – son origine, sa place dans l’univers, son rôle dans l’économie du salut, etc. Principalement, elle porte sur les relations entre eux trois. Les trois angles de ce triangle (Dieu-Homme-Nature) entretiennent ici les uns avec les autres des rapports extrêmement complexes, selon des processus dramatiques, ainsi qu’avec l’Écriture (l’imagination active permet de saisir toutes ces correspondances).

b) La primauté du mythique. L’imagination active, créatrice, du théosophe, prend appui sur le donné de la Révélation, mais en privilégiant toujours les éléments les plus mythiques de celle-ci (présents par exemple dans la Genèse, la vision d’Ézéchiel, l’Apocalypse) et avec une tendance à mythiser ceux qui le sont le moins. Sont ainsi mis en scène des personnages, des mythèmes, des scenarii, comme la Sophia, les anges, l’androgyne primitif, les chutes successives (de Lucifer, d’Adam, de la Nature), etc., c’est-à-dire des éléments que les théologiens ont tendance soit à rationaliser, soit à passer sous silence. La théosophie est une sorte de théologie de l’image. L’on peut parler ici d’un retour à un imaginaire multiforme à partir duquel les théologies proprement dites avaient dû travailler, mais que pour se constituer elles avaient présenté sur un mode rationnel, en laissant se détacher d’elles ce qui, pour elles, n’était plus que scories 10.

c) L’accès direct aux mondes supérieurs. L’Homme possède en lui-même la faculté 11, généralement en sommeil mais toujours potentielle, de se « brancher », en quelque sorte, directement sur le monde divin ou sur celui d’entités supérieures. Cette faculté repose sur l’existence en nous d’un organe spécial, une sorte d’intellectus, qui n’est autre que notre imagination – au sens le plus positif et créateur du terme. Une fois réalisé, ce contact possède trois vertus : a) il permet d’explorer tous les niveaux de réalité ; b) il assure une sorte de compénétration du divin et de l’humain ; c) il donne à notre esprit la possibilité de se « fixer » dans un corps de lumière, c’est-à-dire d’effectuer une « seconde naissance ». Nous voyons ici le rapport avec la mystique ; cependant, le mystique prétend abolir les images alors que pour Boehme et ses successeurs l’image est au contraire accomplissement 12.

Ces trois caractéristiques ne sortent pas du champ ésotérique 13. Aucune n’est propre à la théosophie, mais la présence simultanée de tous les trois fait, à l’intérieur de ce champ, la spécificité du discours théosophique. Spécifique aussi nous apparaît son style. Il est généralement baroque, non seulement parce que déjà l’œuvre de Boehme et de ses successeurs allemands directs est fortement marquée par cette forme d’expression alors dominante, mais en raison surtout du recours permanent à des mythes de chute, de réintégration, de transformation, vécus ou revécus dans l’âme du théosophe de façon dramatique. Aussi bien ce baroquisme sera-t-il encore présent, quoiqu’avec moins de jaillissante spontanéité, chez certains théosophes des périodes ultérieures.

On peut se demander ce qui au XVIIesiècle a pu favoriser l’éclosion et le succès de ce type de discours. Le style – la forme d’art – seul ne saurait en rendre compte. Un autre facteur y a contribué, à savoir l’apparition et la vogue – notées plus haut – de l’ésotérisme considéré comme une congère de courants et de traditions constituant un corps référentiel devenu spécifique vers la fin du XVeet au XVIesiècles. À ces courants, à ce corpus, la théosophie à peine née se trouve vite agrégée et profite de cette vogue. Mais d’autres facteurs ont joué. Outre l’absence d’unité doctrinale et même de doctrine tout court (il y a seulement des systèmes de pensée, propres à chaque théosophe), trait bien propre à attirer des esprits las des querelles religieuses en cette époque qui voit éclater la guerre de Trente Ans, distinguons quatre facteurs, de type politico-religieux, liés au luthéranisme, et deux de type philosophico-scientifique.

La théosophie surgit d’abord en terre luthérienne. Or, le luthéranisme autorise, du moins théoriquement ou par définition, le libre examen, qui chez certains esprits inspirés peut prendre une tournure prophétique. D’autre part, cette religion est caractérisée par un mélange paradoxal de mysticité et de rationalisme, d’où le besoin de mettre en discours l’expérience intérieure, et inversement d’écouter des discours pour les transformer en expérience intérieure. Troisièmement, au début du XVIIesiècle, moins de cent ans après la Réforme, la pauvreté spirituelle de la prédication protestante, la sécheresse de sa théologie, sont parfois douloureusement ressenties, d’où un besoin de ressourcement. À ces trois facteurs s’ajoute un quatrième élément, qui se présente comme un défi à relever : si dans les milieux (de nobles, de médecins) où est née la théosophie luthérienne l’on jouit d’une certaine liberté vis-à-vis des pasteurs, l’activité prophétique n’est pas bien tolérée pour autant ; à Görlitz, Boehme est la cible du ministre du culte, et en maints endroits le peuple est farouchement orthodoxe. Les mêmes facteurs rendent compte, à la même époque, de l’apparition du courant rosicrucien, lui aussi nouveau venu dans le paysage ésotérique occidental, et lui aussi courant « réformateur ». Aussi bien peut-on observer que depuis la Renaissance la plupart des penseurs ésotérisants sont, à des titres divers, des « réformateurs », si nous donnons à ce mot un sens général qui ne se confond pas avec le protestantisme.

Sur le plan philosophico-scientifique, c’est un lieu commun de rappeler que l’époque voit s’intensifier un désir d’unité des sciences et de l’éthique – un besoin d’unifier la pensée. L’idée d’une solidarité des savants, celle d’une science « totale », font partie du climat spirituel et intellectuel. Or, la théosophie paraît répondre à ce besoin. Par essence, elle est globalisante. Par vocation, elle se montre encline à tout intégrer dans une harmonie générale. Il en va de même du rosicrucisme (Fama Fraternitatis, 1614 ; Confessio, 1615) et du courant « pansophique » qu’il suscite, la pansophie se présentant surtout, ainsi que l’entend Jan Amos Comenius (1592-1671), comme un système de savoir universel, toutes choses étant ordonnées à Dieu et classées selon des rapports d’analogie. Ou, si l’on préfère, une connaissance des choses divines acquise en partant du monde concret, de l’univers entier dont il s’agit de déchiffrer d’abord les « signatures » ou « hiéroglyphes » 14. Le second facteur philosophico-scientifique est l’apparition du mécanisme, qui favorise l’éclosion du cartésianisme. À l’opposé de cette nouvelle forme d’imagination scientifique, et à l’encontre d’une épistémè qui vide l’univers de ses « correspondances », théosophie et pansophie réaffirment la place du microcosme dans le macrocosme. Certes, l’on ne peut dire de la théosophie qu’elle soit scientifique, ni que la pansophie elle-même ait jamais dépassé le niveau du projet. Pourtant, l’une et l’autre apparaissent alors à beaucoup d’esprits comme une promesse, un espoir, une nouvelle aurore de la pensée. De plus, l’aspect poétique de leurs discours favorise une compénétration de la littérature et de la science et par voie de conséquence contribuent au développement de la vulgarisation scientifique.

 

c) PREMIER CORPUS ET PREMIERS DISCOURS CRITIQUES

 

Par corpus théosophique du XVIIesiècle, entendons l’ensemble des auteurs que les théosophes eux-mêmes, et les observateurs non théosophes (les historiens, les théologiens) considèrent comme faisant partie de cette famille. La liste en est fréquemment dressée, avec bien sûr quelques variantes et sans que pour autant le mot « théosophes » (ou « théosophie ») apparaisse chaque fois. Présentons ici les noms des auteurs du XVIIesiècle le plus souvent cités aux XVIIeet XVIIIe, en distinguant selon les pays et en nous limitant chaque fois à un seul titre. Outre Paracelse et Weigel, souvent nommés comme représentants de ce courant, et outre Boehme dont le nom revient toujours et dont les œuvres connaissent de nombreuses éditions et traductions 15, ce sont, d’abord en Allemagne : Johann Georg Gichtel (1638-1710), Theosophia Practica (éditée en 1722, mais écrite bien avant) ; Quirinus Kuhlmann (1651-1689), Kühlpsalter. 1677 ; Gottfried Arnold (1666-1714), Das Geheimnis der göttlichen Sophia, 1700. Parfois, les listes font figurer aussi Ægidius Guttmann (1651-1689), Offenbahrung göttlicher Majestät (cf. supra) ; Julius Sperber (? –1616), Exemplarischer Beweiss, 1616. En Hollande, Jean-Baptiste Van Helmont (1577-1664), Aufgang der Arzneikunst, 1683, et Franziscus Mercurius Van Helmont (1618-1699), The Paradoxical Discourses concerning the Macrocosm and the Microcosm, 1685. En Angleterre, Robert Fludd (1574-1637), Utriusque Cosmi Historia, 1617/26 ; John Pordage (1608-1681), Theologia Mystica, or the Mystic Divinine of the Æternal Invisibles, 1683 ; Jane Leade (1623-1704), The Laws of Paradise, given forth by Wisdom to a Translated Spirit, 1695 ; Henry More (1614-1687), le néo-platonicien de Cambridge, est parfois ajouté à cette liste. En France, Pierre Poiret (1646-1719), L’Économie Divine, ou Système universel et démontré des œuvres et des devoirs de Dieu envers les hommes, 1687 ; Antoinette Bourignon (1616-1680), Œuvres (éditées par Pierre Poiret en 1679/84).

C’est à peu près tout. Relativement peu de noms, mais un corpus important (plusieurs de ces auteurs ont été prolifiques). À part Sperber, les Van Helmont, Fludd. More, et bien sûr Guttmann, nous trouvons là une majorité de « disciples » de Boehme. On remarquera aussi qu’à de rares exceptions près (par exemple, Robert Fludd) les théosophes n’écrivent pas en latin mais en langue vulgaire, qui se prête davantage à l’expression de visions et de sentiments qu’un latin si loin de toute langue maternelle. Il en va de même des « proto-théosophes », à l’exception de Khunrath. Et à côté des écrits proprement dits il convient de mentionner l’existence d’une riche iconographie théosophique – une « théosophie par l’image » –, dont l’Amphitheatrum de Khunrath avait comme inauguré l’apparition d’une manière somptueuse et aurorale, et dont certains des plus beaux exemples se trouvent dans l’édition des œuvres complètes de Boehme éditées en 1682 par Gichtel. L’époque, il est vrai, est aux belles images ésotériques, comme en témoignent maints livres d’alchimie illustrés publiés tout au long de la première moitié du XVIIesiècle. Mais cette floraison iconographique ne survit guère à la fin du siècle ; il faudra attendre une centaine d’années pour la voir réapparaître, encore ne brillera-t-elle que pendant une courte durée (cf. infra, « Les trois espaces du paysage »).

Vers la fin du siècle, plusieurs philosophes et historiens commencent à parler de la théosophie, adoptant à son égard une attitude d’acceptation ou de refus. Deux surtout méritent de retenir notre attention, tant par l’usage qu’ils font du vocabulaire que pour le contenu de leurs ouvrages. Le premier, Ehregott Daniel Colberg (1659-1698), pasteur protestant à Greifswald, se livre à une attaque en règle de divers courants spirituels dans lesquels il aperçoit un danger pour la foi. À lui seul le titre de son livre publié en 1690/91 est un explicite programme : « Le christianisme platonico-hermétique... » 16. Ses cibles sont l’Hermétisme alexandrin, Paracelse, Boehme, l’astrologie, l’alchimie, la pansophie, mais aussi, plus généralement, la mystique. Dans tout cela il croit voir un dénominateur commun, à savoir le postulat selon lequel l’homme, d’origine divine, possède la faculté d’auto-diviniser grâce à une connaissance ou des exercices appropriés. Si le mot « théosophie » n’apparaît pas ici, la notion est présente, quoique sans contours précis ; elle se trouve illustrée par quelques noms (outre Paracelse et Boehme, Antoinette Bourignon), et intégrée à des courants voisins avec lesquels elle constitue une bonne partie du paysage ésotérique. À travers les théosophes, c’est précisément au piétisme que Colberg s’en prend le plus. Et à travers le piétisme il vise la théologie mystique, car la mystique déifie l’homme. Ce que Colberg réfute, c’est la théorie de la nouvelle naissance, conçue comme une régénération de l’homme sur terre, à l’opposé de la doctrine de l’imputation. La nouvelle naissance est – du moins en Allemagne – la grande idée non seulement de Boehme, de Arndt, mais aussi des piétistes et des théosophes de tout poil. Très lu, le livre de Colberg sera réédité en 1710.

Le second historien est Gottfried Arnold (1666-1714), lui-même théosophe (cf. supra), auteur de deux « Histoires ». Sa monumentale « Histoire impartiale des sectes et des hérésies... », publiée en 1699/1700, porte un titre un peu trompeur car trop limitatif (la théosophie, et maints autres courants traités par Arnold, n’ont rien de sectaire ni d’hérétique en soi). Cette Histoire est suivie par une autre, intitulée « Histoire et description de la théologie mystique... » (1703) 17. Dans la première des deux, la théosophie est présentée avec un grand souci d’informer (ce gros livre est resté, de toute manière, un ouvrage de référence très consulté en matière de courants spirituels), et avec beaucoup de sympathie. C’est un peu une réponse au livre de Colberg, que d’ailleurs il cite à l’occasion, mais à la différence de celui-ci Arnold laisse de côté certains courants de l’ésotérisme, comme l’Hermétisme néo-alexandrin (quitte à lui consacrer quelques pages dans le livre de 1703). Les théosophes dont il traite sont Boehme, A. Bourignon, Poiret, Kuhlmann. Il s’étend longuement aussi sur les écrits de Paracelse et des Rose-Croix. Dans la seconde « Histoire » (1703), il revient à Boehme en s’y attardant, mentionne Thomas Bromley. Mais, comme Colberg, il ne distingue guère ces spirituels-là des mystiques proprement dits 18. Et s’il fait l’apologie de Boehme, cependant il n’est pas son disciple. Ce qu’il glorifie avant tout, c’est la théologie mystique, représentante selon lui du véritable christianisme. Au demeurant, il n’emploie guère « Theosophie », « theosophisch », du moins dans sa première « Histoire » – et dans la seconde il ne lui confère pas le sens qui nous occupe ici.

Celui-ci, en effet, reste fluctuant à la fin du XVIIesiècle – et le restera toujours. À l’aube du précédent, « theosophista » est employé péjorativement. Ainsi, pour Johann Reuchlin il sert à désigner un scholastique décadent. Pour Cornélius Agrippa, un théologien prodigue en syllogismes 19, Alabri (ps. de Johannes Arboreus), dans sa Theosophia parue en plusieurs volumes de 1540 à 1553, réclame qu’une partie de l’enseignement religieux soit réservée à des élites, mais le titre de ce gros ouvrage est trompeur car il est pratiquement synonyme de « théologie » 20. Un petit livre de magie, l’Arbatel, assez répandu à partir de sa première édition (vers 1550/60), parle de « theosophia » dans un sens qui rappelle celui d’auteurs de l’Antiquité tardive ; le terme désigne ici la « notitia gubernationis per angelos », et « anthroposophia » lui est associé 21.

C’est peut-être Khunrath, le principal responsable de l’usage du mot pour qualifier la littérature qui nous occupe. En effet, il le fait figurer en bonne place dans au moins deux de ses œuvres. Son Amphitheatrum, dès la première édition (1595), est signé, dans le titre même : « instructore Henricus Khunrath Lips, Theosophiae Amator ». Et dans une œuvre parue peu après, Vom Hyleatischen... (1597), il explique même ce qu’il entend par là : il s’agit d’une activité méditative, d’oraison, et distincte de celle, proprement alchimique, du laboratoire, mais pour lui l’une ne va pas sans l’autre 22. Il déclare donc parler en théosophe, et l’on a vu que son Amphitheatrum, consacré à la Sagesse Divine, a sûrement retenu l’attention de Boehme. À ce moment-là (1595, 1597), le courant théosophique proprement dit n’est pas encore né, il est seulement sur le point d’apparaître ; mais « théosophie » semblera bientôt assez adéquat à ses représentants pour le désigner au sens où Khunrath l’entend, d’autant que l’Amphitheatrum connaît plusieurs rééditions. Vers 1608/1610 en tout cas, on l’emploie de plus en plus, chargé de cette connotation, quoique parallèlement persiste son usage dans un sens plus vague 23.

Si on ne le trouve pas dans les écrits proto-rosicruciens (Fama Fraternitatis, 1614 ; Confessio, 1615 ; Chymische Hochzeit, 1616), Johann Valentin Andreae (1586-1654), le principal père fondateur de la Rose-Croix, l’utilise pourtant, notamment dans son utopie Christianopolis (1619), où, imaginant plusieurs « auditoriums », il en réserve un à la métaphysique, destiné surtout à servir de lieu à la « theosophia », présentée ici comme une « contemplation » supérieure dirigée vers le « Fiat divin, le service des anges, le pur air du feu ». Cela n’empêche pas Andreae, dans d’autres écrits, de conférer parfois à cette « theosophia » une connotation très péjorative 24. Mais il est d’autant plus intéressant de constater semblable flottement de sens chez un même auteur – en l’occurrence, Andreae –, que le commencement du XVIIesiècle est un moment tout à fait décisif dans l’histoire du mot.

Ne soyons point surpris que, malgré l’influence de Khunrath, le mot soit rare chez Boehme, qui d’ailleurs lui donne un sens limité. Boehmc dit par exemple : « Je n’écris pas à la manière païenne, mais théosophique » – pour préciser qu’il ne confond pas la nature et Dieu. Ce sont pourtant ses œuvres, qui vont puissamment, après Khunrath, contribuer à en répandre l’usage ; cela, en raison du titre de certaines d’entre elles, et non des moindres. Mais ces titres paraissent avoir été choisis davantage par les éditeurs que par l’auteur lui-même 25.

Lorsque paraît Œdipus Ægyptiacus (1652/54), d’Athanase Kircher (1601-1680), le mot se trouve donc déjà bien implanté dans son sens nouveau, grâce à Khunrath et aux éditions des livres de Boehme. Mais le jésuite Kircher ne s’intéresse guère à la théosophie germanique moderne, bien plutôt à la pensée ésotérique des Anciens, que – sans lui faire violence – il affuble du même mot de « théosophie » : une partie très importante de ce gros livre est intitulée « Théosophie métaphysique, ou théologie hiéroglyphique » 26. Il y est question de la métaphysique des Égyptiens, du Corpus Hermeticum, du néoplatonisme... Ainsi, dans cette œuvre qui devait trouver une audience large et durable, Kircher donne encore à ce mot l’un de ses sens anciens les plus répandus, celui de métaphysique divine.

Ce sont ensuite d’autres éditeurs de Boehme, qui contribuent à la vogue du mot pour désigner le courant. Ainsi Gichtel, qui intitule son édition des œuvres complètes : Des Gottseligen ... Jacob Böhmens ... Alle Theosophische Wercken (Amsterdam, 1682), et celle de la correspondance : Erbauliche Theosophische Sendschreiben (1700-1701). On n’est pas surpris alors que Daniel Georg Morhof (1639-1691), historien de la littérature, professeur d’éloquence et de poésie à Kiel, emploie « théosophie » dans le sens de Gichtel. Plutôt favorable à l’ésotérisme, Morhof consacre une dizaine de pages de son Polyhistor (1688) aux « livres mystiques et secrets » 27, dont il divise les auteurs en trois catégories : les théosophes, les prophètes, les magiciens. Les premiers enseignent les choses divines et cachées concernant Dieu, les esprits, les génies, les cérémonies ; les Anciens les appelaient aussi « théurges ». Hermès, Pythagore, Jamblique, le Pseudo-Denys, Boehme, Paracelse, entrent dans cette catégorie, de même que les kabbalistes juifs (« les Hébreux appelaient Kabbale leurs livres théosophiques »). La deuxième catégorie est représentée par des hommes doués du pouvoir de prédiction, comme certains astrologues, ou Nostradamus. La troisième, par Pic, Ficin, Reuchlin, Agrippa, Postel, Campanella, les magnétiseurs, les alchimistes... 28. Pourtant, Colberg, dans son « Christianisme platonico-hermétique », et Arnold dans sa grande « Histoire » (cf. supra), n’emploient presque jamais le mot 29. Mais dans sa seconde « Histoire », Arnold lui consacre une rubrique : « Was Theosophia sey ? » (Ce qu’est la théosophie). À ce qu’il faut entendre par vraie théologie, écrit-il, correspond le mot « théosophie », qui est « Sagesse de Dieu » ou « Sagesse qui vient de Dieu » ; cette « théologie secrète » (« geheime Gottesgelehrtheit ») est un don du Saint-Esprit. Arnold cite l’emploi du mot dans ce sens chez le Pseudo-Denys (« la Trinité est la surveillante de la théosophie chrétienne ou Sagesse de Dieu »), et remarque que des théologiens protestants ne craignent pas de l’utiliser 30 – dans le sens, bien sûr, de bonne théologie. On est loin de l’acception utilisée par Morhof.

 

II) La période de transition (première moitié du XVIIIesiècle)

 

a) DEUX FAMILLES THÉOSOPHIQUES

 

Dans la première moitié du XVIIIesiècle un deuxième corpus se constitue, et c’est encore principalement en pays germanique. Cette continuation, ou cette continuité, de la théosophie, est favorisée par les mêmes facteurs que ceux énumérés plus haut à propos du début du XVIIesiècle, car les mêmes questions, sous des formes différentes, continuent de se poser sur les plans philosophique, politique, religieux. Au cours de cette période, la production théosophique se répartit selon deux grandes tendances.

1) Une tendance que l’on pourrait qualifier de traditionnelle, en ceci qu’elle s’apparente d’assez près à celle du courant originel de type boehméen. Elle est représentée notamment par le Souabe Friedrich Christoph Œtinger (1702-1782), dont le premier livre est consacré à Boehme (Aufmunternde Gründe zur Lesung der Schriften Jacob Böhmens, 1731) et dont la production théosophique déborde largement la période (cf. infra, « Les trois espaces du paysage »). Le boehmiste anglais William Law (1686-1761), An Appeal to All that doubt. The Spirit of Prayer, 1749/50 ; The Way to Divine Knowledge, 1752. Un Allemand émigré en Angleterre, Dionysius Andreas Freher (1649-1728), un des plus inspirés herméneutes de Boehme (textes et traductions en anglais, rédigés en 1699/1720). C’est l’époque où paraît un traité théosophique fondamental de Gichtel, la Theosophia Practica (1722). En français, paraissent Le Mystère de la Croix (1732), de l’Allemand Douzetemps ; Explication de la Genèse (1738), du Suisse Hector de Saint-Georges de Marsais (1688-1755), proche des spirituels de la ville de Berlebourg (la fameuse Bible de Berlebourg est une édition des Écritures, riche de commentaires théosophiques et quiétistes).

2) Une tendance de type « magique », d’orientation paracelsienne et alchimique, représentée par quatre auteurs allemands. Georg von Welling (alias Salwigt, 1655-1727), Opus mago-theosophicum et cabbalisticum (1719, plusieurs fois réédité). A. J. Kirchweger (?-1746), Aurea Catena Homeri (1723). Samuel Richter (alias Sincerus Renatus), Theo-Philosophica Theoretica et Practica, 1711. Hermann Fictuld, Aureum Vellus, 1749).

À peu d’exceptions près, la théosophie de ces deux tendances n’a plus ce caractère de jaillissement visionnaire que revêtait celle du début du XVIIesiècle, et encore de Gichtel. Nous avons affaire à des spéculations théosophisantes, certes, sur l’Écriture et sur la Nature, mais cette théosophie refroidie, davantage intellectuelle, si elle reste bien « globalisante », ne part plus guère d’une Zentralschau (d’une « vision centrale »). Aux théosophes des périodes suivantes ce nouveau corpus servira moins de référence que celui de la précédente.

 

b) DE QUELQUES CRITIQUES SUCCINCTES

 

Une série de discours historiques et critiques sur la théosophie, qu’il s’agisse de la défendre ou de la condamner, viennent lui assurer la consécration d’une reconnaissance dans le domaine de la philosophie et celui de la spiritualité. Nous avons vu déjà qu’en cela Colberg (un adversaire) et Arnold (un avocat) avaient ouvert la voie. Présentons trois de ces nouveaux discours, parmi les plus importants ou les plus intéressants : ceux de Gentzken, Buddeus, et Brucker.

Pour Friedrich Gentzken (Historia Philosophiae, 1724) 31, c’est Paracelse qui est à l’origine de la « philosophie mystique et de la théosophie » (l’auteur ne semble pas faire beaucoup de différence entre les deux termes), courant qui tire son inspiration de la Kabbale, la magie, l’astrologie, la chimie, la théologie, la mystique. Ses représentants ont bien une attitude « théosophique » en ceci qu’ils prétendent qu’on ne peut obtenir sans illumination spéciale cette « sagesse » (« sophia ») dont ils parlent, mais leur discours est un chaos de choses fantastiques. Et Gentzken d’énumérer les théosophes. Ce sont Weigel, les Rose-Croix, Guttmann, Boehme, J.B. Van Helmont. Fludd, Kuhlmann. Ces gens sont guidés par une imagination déréglée (« tumultuaria imaginatio »). Ils ne s’accordent pas entre eux, pourtant quatre dénominateurs communs les rapprochent les uns des autres : a) le théosophe prétend connaître mieux que le commun des mortels la nature de toute chose ; il croit comprendre les vertus des choses cachées et appelle cela « magie naturelle » ; b) il se considère comme le vrai astrologue, celui qui sait scruter l’influence des astres sur notre terre ; c) il prétend savoir fabriquer la semence véritable des métaux pour les transformer en or, préparer la médecine universelle ; d) il tient qu’il y a trois parties en l’homme : le corps, l’âme et l’esprit 32.

Ce développement appelle deux remarques. D’une part, les noms cités sont bien ceux d’un corpus déjà reconnu comme tel, quoique les Rose-Croix ne se rattachent à celui-ci que par le biais de la pansophie. D’autre part, des quatre dénominateurs communs proposés par Gentzken, seul le premier peut s’appliquer vraiment à la théosophie. Les deuxième et troisième ne sont point pertinents, car elle n’est pas nécessairement astrologique ou alchimique. Le quatrième est bien trop limitatif pour pouvoir être valablement retenu.

Iohann Franciscus Buddeus (1667-1729), professeur de philosophie à Halle puis de théologie à Iéna, et proche du piétisme, parle des théosophes dans son livre Isagoge (1727) 33. Il y a, écrit-il, « des gens qui font commerce de je ne sais quels arcanes et choses cachées, tantôt philosophes, tantôt théologiens, et se donnent le nom de théosophes ». Il rappelle ensuite la tripartition proposée par Morhof (cf. supra, « Premier corpus ») et ajoute qu’on ne voit pas pourquoi les appeler « théosophes », car s’ils disent des vérités celles-ci sont conformes aux Écritures, et alors on trouve les mêmes vérités chez ceux qui s’appellent théologiens. S’ils ne disent pas la vérité, alors ils produisent des choses vaines et ne sont point philosophes, encore moins « théosophes », ils ne vendent que de la fumée 34. Plus loin, il cite quelques titres (point seulement des noms) : Fludd (Philosophia Moysaica, et Utriusque Cosmi Historia), Guttmann (Offenbahrung göttlicher Majestät), Kuhlmann (Der neubegeisterte Böhme) ; ces auteurs, comme d’autres de la même famille, s’entourent de ténèbres et cachent, dit Buddeus, davantage qu’ils ne révèlent, les arcanes de la Nature 35 !

 

c) JACOB BRUCKER, OU LE PREMIER EXPOSÉ SYSTÉMATIQUE

 

Jacob Brucker (1696-1770), pasteur à Augsbourg, peut passer légitimement pour le fondateur, dans les Temps Modernes, de l’Histoire de la Philosophie. On peut regretter que ses successeurs (les historiens de la philosophie), dans leur immense majorité et jusqu’au XXesiècle inclusivement, n’aient pas comme lui fait aux courants ésotériques la place qu’ils méritent. Brucker a écrit deux histoires de la philosophie, l’une en allemand (Kurtze Fragen, 1730-36), l’autre en latin (Historia critica Philosophiae, 1742-44). Promises à un grand succès, toutes deux servirent d’outils de références obligé à de nombreuses générations. Or, jamais auparavant la théosophie n’avait fait l’objet de développement aussi longs et systématiques que dans ces deux ouvrages. Elle s’y trouve en bonne compagnie, à côté d’autres grands courants du champ ésotérique comme l’Hermétisme, la Kabbale juive et chrétienne, le paracelsisme. Tous ces chapitres constituent une présentation générale, assez détaillée – quoique négative et tendancieuse – de l’ésotérisme ancien et moderne. La première, en tout cas, d’une telle envergure. Brucker fait bien la différence entre ceux qu’il appelle les théosophes, et les « restaurateurs de la philosophie pythagorico-platonico-kabbalistique » 36 tels que Pic, Agrippa, Reuchlin, Giorgi, Patrizi, Thomas Gale, Cudworth, Henry More.

Le corpus théosophique est selon Brucker composé principalement des œuvres de Paracelse, Weigel, Fludd, Boehme, des deux Van Helmont, Poiret, et accessoirement Gerhard Dorn, Guttmann, Khunrath. Il y rattache le rosicrucisme. Pour l’essentiel, l’acte d’accusation dressé par Brucker rejoint celui de Colberg : les théosophes posent l’existence d’un « principe intérieur » (« inwendiges Principium ») en l’homme, principe qui provient de l’essence divine, ou de l’océan de la lumière infinie. Cette émanation, qui pénètre comme un influx dans le fonds de l’âme humaine, Brucker dit que les théosophes l’opposent à la « raison » (« Vernunft ») ; à celle-ci ils assignent une position inférieure en ne la plaçant guère au-dessus de l’entendement (« Verstand »). Ils font parfois usage du mot « raison », mais par là ils n’entendent malheureusement pas une connaissance de la vérité à partir de principes naturels, ni la vertu par laquelle on connaît cette vérité. Brucker reproche à Paracelse d’avoir été le premier à répandre cette idée de « principe illuminant » par lequel l’homme se prétendrait branché directement sur le Naturgeist (l’esprit de Nature). Selon Paracelse et les théosophes, si l’on sait utiliser ce « principe » qui est en nous, il devient possible de pénétrer cet « esprit de Nature » pour ouvrir tous ses mystères à notre connaissance illuminée. Et Brucker de citer « l’un des plus célèbres et des plus élégants » d’entre ces théosophes, à savoir Boehme, qui écrit dans Aurora :

 

« De même que du Père et du Fils est émané le Saint-Esprit, qui représente une Personne autonome dans la Divinité, et qui bouillonne à l’intérieur du Père tout entier, de même est émanée des vertus de ton cœur, de tes veines, de ton cerveau, la vertu qui bouillonne dans tout ton corps. Et de ta lumière est émanée la même vertu – raison, intelligence, art, sagesse – pour gouverner le corps entier et pour distinguer tout ce qui est hors du corps. Et ces deux choses sont une seule chose dans l’économie de ton âme : c’est ton esprit, et cela veut dire Dieu, le Saint-Esprit. Et le Saint-Esprit émané de Dieu règne aussi dans ton esprit en toi, si tu es un enfant de lumière et non pas des ténèbres 37. »

 

Les théosophes ont l’imagination échauffée, le tempérament généralement mélancolique. Prétendant posséder une intelligence des mystères les plus profonds de la Nature, ils font grand cas de la magie, de la chimie, de l’astrologie et autres sciences de ce genre, qui ouvrent les portes de la Nature ; et ils appellent « Kabbale » cette philosophie divine qu’ils prennent pour la Tradition secrète et très ancienne de la Sagesse. En recherchant la grâce par la médiation de la Nature et par celle de leur « principe intérieur », ils mélangent Nature et grâce, révélation directe et révélation indirecte 38. Brucker leur reproche de se montrer généralement ignorants de l’histoire de la philosophie. À part Franziskus Mercurius Van Helmont, ils ne connaissent même pas la Kabbale véritable 39. Esprit systématique, Brucker fait également grief aux théosophes du fait qu’on ne trouve pas entre eux une unité doctrinale (« il y a autant de systèmes théosophiques qu’il y a de théosophes ») 40 mais seulement des caractéristiques communes. Ce sont : a) l’émanatisme, comme chez les néoplatoniciens : tout est émané de la substance divine et doit retourner à ce centre ; b) la recherche d’une illumination immédiate de notre âme par l’Esprit Saint et non pas par la raison des philosophes (une saine raison de type aristotélicien, celle que Brucker préfère) ; c) les signatures, qui sont en toutes choses l’image même de la substance divine ; on connaît les créatures à partir de Dieu, on les reconnaît en Lui ; d) l’idée qu’un esprit universel (Weltgeist) réside dans toutes choses ; e) l’utilisation des signatures et de cet esprit universel à des fins magiques, c’est-à-dire dans le dessein de pénétrer les mystères de la Nature, d’agir sur celle-ci et de commander aux esprits (astrologie magique, alchimie, théurgie, etc.) ; f) la tripartition de l’être humain (étincelle divine, esprit astral et corps) 41. Brucker reconnaît toutefois que contrairement aux spinoziens les théosophes ne confondent pas Dieu et le monde 42. Mais ils n’en sont pas moins des « aphilosophoï », leur théosophie est une « asophia » 43.

Peu d’années après le livre de Brucker, l’Encyclopédie de Diderot consacre une entrée de vingt-six pages à « Théosophie ». Pour l’essentiel l’auteur – Diderot lui-même – plagie Brucker, comme Jean Fabre l’a montré 44. Il le fait d’ailleurs avec beaucoup de talent, dans un style qui contraste avec le lourd latin de son modèle, mais se montre nettement moins précis que lui. Il parle surtout de Paracelse, pour en dire d’ailleurs du bien (sans doute cette étrange figure de médecin errant et génial ne pouvait-elle que lui plaire), dédaigne Boehme ou le ridiculise, et ne fait au demeurant que mentionner cinq autres noms : Sperber, Fludd, Pordage, Kuhlmann, Jean-Baptiste Van Helmont. Cette présence de la théosophie dans l’Encyclopédie est d’autant plus intéressante que le mot ne figure pas encore dans les dictionnaires.

Pourtant il s’est vulgarisé en même temps que sont apparus les discours historico-critiques. En témoignent des titres d’ouvrages « sérieux » comme ceux de Welling, de Sincerus Renatus (cf. supra), de J.F. Helvetius, qui publie en 1709 une Monarchia arcanorum theo-sophica ; ou plus faciles, plus populaires, comme la « Salle théosophique des merveilles du roi souterrain Magniphosaurus très épris de la beauté incomparable de la reine Junon » (1709) ; ou encore les « méditations théosophiques du cœur », écrites par le grand-père du prince ami de Goethe 45. À ce succès du mot employé pour désigner le courant qui nous occupe, ou pour évoquer un ensemble d’idées de type ésotérique, Gichtel a pu contribuer en tant qu’éditeur des œuvres complètes de Boehme, puisque dans le titre même celles-ci étaient qualifiées de « théosophiques » (cf. supra, « Premier corpus »). Y contribuent maintenant Johann Otto Glüsing et Johann Wilhelm Ueberfeld, éditeurs de nouvelles œuvres complètes de Boehme parues sous un titre tout semblable mais davantage « accrocheur » : Theosophia Revelata. Das ist : Alle Göttliche Schriften des Gottseligen und Hocherleuchteten Deutschen Theosophi Jacob Böhmens (1715). Cet auteur si important dans l’avènement du courant théosophique est présenté par le traducteur de Der Weg zu Christo (Le Chemin pour aller au Christ, 1722) comme le « Théo-Philosophe Teutonique », et l’une des rééditions de ce même ouvrage, en allemand, porte le titre Theosophisches Handbuch (1730), c’est-à-dire, « Manuel de Théosophie »...

Un peu plus tard, à Herrnhut, chez les Frères Moraves, « théosophie » est employé parfois dans un sens positif. Ainsi vers 1751, dans un cantique, le Fils de N.L. Zinzendorf, Christian Renatus, invoque la « sainte théosophie » qu’il voit, rapporte Pierre Deghaye, « sourire dans l’Urim symbolisant la lumière sur la poitrine du prêtre ». Christian Renatus écrit : « Komm heilige Theosophie, / die aus dem Urim lacht ». Ici, elle représente la gnose, ou l’équivalent de ce que Œtinger appelle la « philosophie sacrée » 46. Zinzendorf lui-même emploie le mot dans un sens positif, pour « théologie » : il parle alors de « theologische Theosophie ». À celle-ci il oppose une « autre théosophie », incertaine certes, mais plus intelligente, que Pierre Deghaye situe dans la mouvance kabbalistique et boehméenne 47.

 

III) Du préromantisme au romantisme, ou le second Age d’Or

 

a) LES RAISONS D’UN RENOUVEAU

 

Après un demi-siècle de latence – interrompue cependant par les écrits de Swedenborg, cf. infra –, la théosophie prend un nouvel essor dans les années soixante-dix, pour connaître jusque vers le milieu du XIXesiècle son second Age d’Or. Un tel renouveau est bien sûr lié à une recrudescence de l’ésotérisme sous toutes ses formes, point surprenante en cette époque à la fois optimiste et inquiète, entreprenante et rêveuse, aux deux faces opposées et complémentaires : la philosophie des Lumières, et la lumière des Illuminés. Mais quelques facteurs spécifiques peuvent rendre compte, au moins partiellement, de ce renouveau. Premièrement, l’importance donnée de plus en plus, dans la spiritualité, à l’idée d’Église « intérieure » ou « invisible », c’est-à-dire à l’expérience intime du croyant, indépendamment de tout cadre confessionnel : l’homme ne trouve pas Dieu dans le temple mais dans son cœur, un cœur compris souvent comme organe de connaissance. Deuxièmement, un intérêt fort répandu pour le problème du Mal, plus généralement pour le mythe de la chute et de la réintégration, dans lequel on peut voir 48 le grand mythe romantique par excellence, qui s’exprime à travers des formes d’art, ou de projets politiques, sécularisées, aussi bien que dans des discours théosophiques. À construire la Nouvelle Jérusalem ou à reconstruire le Temple de Salomon maintes associations de type maçonnique ou para-maçonnique s’emploient. Troisièmement, l’intérêt d’un public de plus en plus vaste ouvert aux sciences. En effet, d’une part, la physique de Newton a encouragé des spéculations de type holistique, qui de plus en plus souvent portent sur les polarités présentes dans la Nature, la grande affaire étant d’accorder science et connaissance. D’autre part, la physique expérimentale se popularise, s’introduit dans les salons, sous forme d’expériences pittoresques – d’électricité, de magnétisme – propres à stimuler l’imagination, car elles laissent entrevoir l’existence d’une vie ou d’un fluide qui parcourrait tous les règnes de la matière. Indissociable de ce troisième facteur – la vulgarisation – est l’éclectisme, trait qui marquait lui aussi l’époque précédente déjà friande de choses curieuses – de curiosa –, autant que soucieuse d’harmoniser les données du savoir. Mais dans la seconde moitié du siècle l’éclectisme prend des formes plus variées encore : on s’intéresse de plus en plus à l’Orient, mieux connu grâce à des traductions ; à l’Égypte ancienne et à ses mystères ; au pythagorisme, aux religions anciennes, etc. Cela, bien sûr, en dehors même du champ ésotérique proprement dit.

 

b) LES TROIS ESPACES DU PAYSAGE

 

À l’intérieur du paysage théosophique qui s’étend sur ces quelque huit décennies, l’on pourrait distinguer trois espaces relativement différents qui par bien des côtés se recoupent.

Le premier – mais cette présentation n’est pas chronologique – est occupé par des auteurs situés dans la mouvance du XVIIesiècle, c’est-à-dire plus ou moins boehméenne, même si tous ne se réclament pas de Boehme. De même que ceux de l’époque précédente (cf. supra, « Deux familles théosophiques »), ce ne sont guère des visionnaires. À l’exception de Martines de Pasqually, parfois de Saint-Martin, d’Eckartshausen ou de Jung-Stilling dans leurs meilleurs moments, on ne trouve plus dans ces œuvres ce souffle prophétique et créateur qui parcourait les écrits de Boehme, de Gichtel, de Kuhlmann, de Jane Leade. Pour l’essentiel nous avons affaire à des commentateurs, inspirés certes, mais chez lesquels l’activité spéculative l’emporte sur l’expression de l’expérience intérieure.

Le Français Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803) inaugure en quelque sorte la renaissance de la théosophie avec son premier livre, Des Erreurs et de la Vérité (1775), en partie inspiré par les enseignements de son maître Martines de Pasqually (1727-1774). Celui-ci, un théosophe et théurge portugais ou espagnol, auteur – dans le même temps – d’un Traité de la Réintégration des Êtres créés dans leurs primitives propriétés, vertus et puissances spirituelles divines (resté inédit jusqu’en 1899, mais à l’influence – directe ou indirecte – considérable), a initié vers 1765 Saint-Martin à son Ordre des Élus-Cohens. Saint-Martin écrit ensuite Tableau Naturel des rapports qui unissent Dieu, l’homme et l’univers (1781), puis en 1788/91 découvre l’œuvre de Boehme – que ni lui, ni Pasqually, ne connaissaient. Dès lors il va s’employer à s’en faire l’herméneute, par les traductions qu’il en donne en français, et par ses propres ouvrages, toujours originaux néanmoins (L’Homme de Désir, 1790 ; Le Ministère de l’Homme-Esprit, 1802 ; De l’Esprit des Choses, 1802, etc.) : ce ne sont pas seulement ceux d’un épigone mais d’un penseur qu’on peut à bon droit considérer comme le plus inspiré et le plus puissant des théosophes de langue française, à coup sûr le plus important de son vivant, en Europe. De quelques autres grands rappelons les noms, et quelques titres de leurs ouvrages.

En langue française, Jean-Philippe Dutoit-Membrini (alias Keleph Ben Nathan, 1721-1793). La Philosophie Divine, appliquée aux lumières naturelle, magique, astrale, surnaturelle, céleste, et divine (1793), ouvrage peu tributaire de Boehme et encore moins de Saint-Martin. En Allemagne, où l’on traduit plusieurs livres de Saint-Martin et où les traductions de Boehme en français font paradoxalement redécouvrir celui-ci aux Allemands (au point que l’influence de celui-ci sur le Romantisme allemand sera loin d’être négligeable), sept noms se détachent : Karl von Eckartshausen (1752-1803), Munichois auteur de nombreux livres dont certains des plus beaux sont posthumes (Die Wolke über dem Heiligthum, 1802 ; Ueber die Zauberkräfte der Natur, 1819 ; Ueber die wichtigsten Mysterien der Religion, 1823). Johann Heinrich Jung-Stilling (1740-1817), à Marbourg (Blicke in die Geheimnisse der Naturweisheit, 1787). Frédéric-Rodolphe Salzmann (1749-1821), à Strasbourg (Alles wird neu werden, 102-12). Le Souabe Michael Hahn (1758-1819), avec ses Betrachtungen (1820-26). Mais les deux figures les plus importantes de langue allemande sont assurément Œtinger et Baader.

Nous avons déjà rencontré Friedrich Christoph Œtinger (1702-1782) à propos de l’époque précédente. On peut voir en lui non seulement l’un des « Pères » – avec Albrecht Bengel – du piétisme souabe, mais aussi le principal théosophe allemand de son siècle. Il est aussi le plus érudit. C’est un commentateur d’œuvres théosophiques comme celles de Boehme (pour Œtinger également, la théosophie est une alchimie spirituelle) et de Swedenborg, kabbalistiques (Lehrtafel der Prinzessin Antonia, 1763), le précurseur marquant de la Naturphilosophie théosophisante, et un remarquable vulgarisateur d’idées ésotériques (Biblisches und Emblematisches Wörterbuch, 1776). Ses œuvres complètes paraissent en 1858 (cf. infra, « Du mot et de quelques critiques »), sous le titre Theosophische Schriften, à Stuttgart. Venu après lui, et d’importance au moins égale, le Munichois Franz von Baader (1765-1841) est de tous les théosophes du XIXesiècle le plus fin commentateur de Boehme et de Saint-Martin, le représentant majeur – avec Schelling – de la Naturphilosophie romantique, enfin celui dont la pensée est la plus puissante, la plus originale. Ses œuvres étaient dispersées (de très nombreux « petits écrits », de 1798 à 1841), mais l’un de ses plus proches disciples, Franz Hoffmann (1804-1881), les a réédités intégralement sous forme d’œuvres complètes (1851-60). Parmi ses autres disciples figurent Julius Hamberger (1801-1884), auteur de Gott und reine Offenbarungen in Natur und Geschichte (1839), Physica Sacra (1869), et R. Rocholl (Beiträge zu einer Geschichte deutscher Theosophie, 1856). Au sein de tels aréopages quelques figures féminines apparaissent, dont les écrits baignent dans la théosophie et qui, entre les membres ou les groupes de cette famille, établissent des relations, jouent un rôle d’inspiratrice. Ainsi, Bathilde d’Orléans, duchesse de Bourbon (1750-1822), ou Julie de Krüdener (1764-1824) ; si elles ne possèdent pas la puissante envergure visionnaire d’une Jane Leade ou d’une Antoinette Bourignon, elles témoignent néanmoins de la présence d’une théosophie féminine dans le contexte romantique.

Si le catholique Baader peut passer à bon droit pour un exemple achevé de la théosophie et de la pansophie à l’intérieur de la Naturphilosophie romantique allemande 49, d’autres représentants de celle-ci se montrent influencés par celles-là. Cette famille de Naturphilosophen est illustrée par quelques noms célèbres : Friedrich von Hardenberg (alias Novalis, 1772-1801), Johann Wilhelm Ritter (1776-1810), Gotthilf Heinrich von Schubert (1780-1860), Carl Gustav Carus (1789-1869), A.K.A. Eschenmayer (1770-1852), Friedrich Schlegel (1772-1829), Gustav Theodor Fechner (1801-1887), ou Johann Friedrich von Meyer (1772-1849). La Naturphilosophie romantique présente en effet des caractéristiques qui l’apparentent sinon directement à la théosophie, du moins au projet pansophique, à savoir : a) une conception de la Nature comme texte à déchiffrer à l’aide de correspondances ; b) le goût du concret vivant et le postulat d’un univers pluriel, à plusieurs niveaux de réalité ; c) l’affirmation d’une identité de l’Esprit et de la Nature.

Le deuxième espace de ce paysage théosophique est original à au moins deux titres : il se résume au nom d’un seul auteur, et paraît ne rien devoir à la théosophie précédente ou contemporaine. Il s’agit de l’œuvre du Suédois Emmanuel Swedenborg (1688-1772), savant et inventeur réputé qui un beau jour de 1745 interrompt ses activités proprement scientifiques à la suite de rêves et de visions venus soudain transformer sa vie intérieure. Il se plonge alors dans l’étude des Écritures et rédige des Arcana cœlestia (1745-58), suivis de nombreux autres livres (De Nova Hierosolyma, 1758 ; Apocalypsis revelata, 1766 ; Apocalypsis explicata, 1785-89, etc.). Cette œuvre est composée avant la période présentée ici, toutefois elle ne commence vraiment à pénétrer partout en Europe et en Amérique qu’à partir des années soixante-dix, sous forme d’innombrables traductions, abrégés, commentaires, qui avec les écrits de Swedenborg lui-même constituent un corpus référentiel d’un type nouveau et depuis lors extrêmement fréquenté.

Si l’on se réfère aux trois caractéristiques présentées plus haut (cf. « Caractéristiques de la théosophie »), de ce courant tel qu’il est né au début du XVIIesiècle (à savoir, le triangle Dieu-Homme-Nature, la primauté du mythique, et l’accès direct aux mondes supérieurs), on les retrouve, certes, chez Swedenborg. Mais sa théosophie se distingue par un trait essentiel : la dimension mythique est chez lui presque dépourvue d’éléments dramatiques ; la chute, la réintégration, l’idée de transmutation, de nouvelle naissance ou de fixation de l’Esprit dans un corps de lumière – c’est-à-dire au fond la dimension alchimique, si présente par ailleurs dans la théosophie –, sont presque absentes de cet imaginaire. Nous nous trouvons là dans un univers parcouru, certes, de correspondances innombrables, mais finalement assez calme, statique, dépourvu surtout de complexité hiérarchique, d’intermédiaires ou d’entités de toutes sortes. À cet égard on peut dire que Swedenborg est peu gnostique. Sophia est absente, les anges peuvent être seulement des âmes de personnes décédées. On voit que ce qui change ici, c’est le répertoire. En lisant Swedenborg on a souvent l’impression de se promener dans un jardin plutôt que de participer à une tragédie. Mais cette théosophie « rassurante » connaît vite un succès immense. Jean-Jacques Bernard, dans ses Opuscules Théosophiques (1822), tentera de la marier avec celle de Saint-Martin, mais surtout, des admirateurs comme Édouard Richer, puis Le Boys des Guays (1794-1864), après Dom Pernety (1716-1796) et avant bien d’autres, contribuent à la répandre. Davantage encore que l’autre elle influence maints écrivains (Baudelaire, Balzac...).

Le troisième espace théosophique est occupé par un certain nombre de sociétés initiatiques. À vrai dire, elles ne font guère que transmettre, du moins partiellement, la théosophie des deux espaces précédents, et cela par des rituels ou des instructions accompagnant ceux-ci. On sait que le dernier tiers du XVIIIesiècle voit pulluler les organisations à caractère initiatique, particulièrement les Rite maçonniques à Hauts Grades (c’est-à-dire, comportant des grades supérieurs aux trois grades maçonniques proprement dits, d’Apprenti, de Compagnon, de Maître). Outre l’Ordre des Élus Cohens, cité plus haut, mentionnons parmi les plus importants : le Régime Écossais Rectifié, très pénétré de théosophie martinéziste (celle de Martines de Pasqually) et saint-martinienne, créé à Lyon vers 1768 par Jean-Baptiste Willermoz (1730-1824), ami proche de Saint-Martin ; ce Régime essaime des Loges dans toute l’Europe, jusqu’en Russie. L’Ordre des Rose-Croix d’Or, constitué vers 1777 en Allemagne, d’inspiration alchimique et rosicrucienne. Les Frères de la Croix, rite fondé par C.A.H. Haugwitz vers 1777 également. Les Frères initiés de l’Asie, création de Heinrich von Ecker und Eckhoffen vers 1779. L’Ordre des « Illuminated Theosophists », né vers 1783, de type swedenborgien, important en Angleterre et au États-Unis. Le Rite Écossais Ancien et Accepté, créé en France en 1801. Une liste exhaustive serait longue. L’activité de ces Rites maçonniques de Hauts Grades ne se limite pas toujours au travail proprement maçonnique mais débouche parfois sur des travaux de type éditorial. Ainsi, en Russie le Maçon Nicolas Novikov (1744-1818) fait traduire et édite de nombreux livres de théosophie, et en Allemagne les Frères des Rose-Croix d’Or font de même (c’est de leurs presses que sortent les Geheime Figuren der Rosenkreutzer, superbe ouvrage de « théosophie par l’image » paru en 1785-86 à Altona).

 

c) DU MOT, ET DE QUELQUES CRITIQUES

 

Le temps des copieux exposés critiques semble passé, mais ici et là on continue à porter des jugements. En matière de vocabulaire, bien que « théosophie » soit déjà, nous l’avons vu, assez bien implanté pour désigner le courant présenté ici, son usage reste quand même fluctuant. Fait notable, les théosophes eux-mêmes se montrent encore avares du mot, du moins jusque vers le milieu du XIXesiècle. Présentons un choix d’exemples, limité mais caractéristique.

Delisle de Sales, dans De la Philosophie de la Nature (1769), l’emploie en son sens désormais classique pour fustiger ces « détracteurs de l’entendement humain » que sont « R. Lulle, Paracelse, Fludd, Jacob Boehme, J.B. Van Helmont, Poiret », gens qu’il convient de « traiter comme des malades plutôt que comme des sectaires » 50. Friedrich Schiller, dans un beau et long poème intitulé « Théosophie des Julius » (1784), en fait un usage imprécis qui en tout cas ne renvoie pas au courant théosophique 51. En 1786 paraît, de J.G. Stoll, un « Jugement de la Théosophie, de la Kabbale et de la magie » 52, texte superficiel mais qui témoigne de la vogue du mot. Cependant des auteurs, tel Henri Coqueret (Théosophie ou science de Dieu, 1803), continuent à l’utiliser comme synonyme de « théologie » tandis que Friedrich Schlegel, dans diverses notes datées de 1800-1804, l’emploie très souvent mais dans des sens difficiles à saisir qui généralement renvoient à celui de « connaissance d’ordre supérieur » 53.

Dans le même temps paraît un essai anonyme intitulé « Recherches sur la doctrine des théosophes », publié en 1807 dans les Œuvres Posthumes de Saint-Martin 54. Composé « par un des amis » de celui-ci, il était à l’origine destiné à servir d’introduction à ces Œuvres Posthumes 55. Vu le rayonnement de Saint-Martin à travers tout le Romantisme et même au-delà, ce texte mériterait une étude approfondie. La théosophie, nous dit-on, « a pris naissance avec l’homme », et si le théosophe, animé d’un « véritable désir », est d’abord « un ami de Dieu et de la Sagesse », l’auteur précise tout de même que cette recherche reste « fondée sur les rapports qui existent entre Dieu, l’homme et l’univers » – un Dieu qui est celui des chrétiens 56. Puis il nous donne un aperçu du corpus référentiel de cette « doctrine » :

 

« Parmi les ouvrages de ces Théosophes, on remarque ceux de Rosencreuz, Reuchlin, Agrippa, François Georges, Paracelse, Pic de la Mirandole, Valentin Voigel sic, Thomassius, les deux Vanhelmont, Adam Boreil, Bœhemius ou Boheme, Poiret, Quirinius, sic Kulman, Zuimerman, Bâcon, Henri Morus, Pordage, Jeanne Leade, Leibnitz, Swedenburg, Martinez de Pasqualis, St. Martin, etc. 57 »

 

Il fait suivre ces remarques par un long passage du Livre de la Sagesse de Salomon (VIIe Chapitre), des citations de textes pythagoriciens et de Boehme, et une appréciation positive des textes religieux de l’Inde 58.

Peu après, en 1810, dans son livre à large et durable audience (De l’Allemagne), Mme de Staël rappelle qu’il faut distinguer « les théosophes, c’est-à-dire ceux qui s’occupent de la théologie philosophique, tels que Jacob Boehme, Saint-Martin, etc., des simples mystiques ; les premiers veulent pénétrer le secret de la création, les seconds s’en tiennent à leur propre cœur » 59. Et Jean-Jacques Bernard, dans ses Opuscules Théosophiques (1822), sait gré à Mme de Staël d’avoir ainsi jeté « un coup d’œil approbateur sur la doctrine théosophique, preuve qu’elle sut l’apprécier » 60. Les Opuscules en question sont un recueil de textes écrits par Bernard, où il est beaucoup question de Saint-Martin, de Swedenborg, et de Joseph de Maistre. Ce dernier, dans Les Soirées de Saint-Pétersbourg parues l’année précédente, avait lui aussi parlé de Saint-Martin, en qui il voyait « le plus instruit, le plus sage et le plus élégant des théosophes modernes » 61.

Si l’on trouve peu le mot « théosophie » chez Baader 62, ses disciples immédiats en font un plus large usage. Friedrich von Osten-Sacken surtout, dans une longue présentation de Baader et de Saint-Martin, écrit que « le courant théosophique constitue le fil d’or tendu à côté de la spéculation de l’entendement, et cela à travers l’histoire de la philosophie moderne depuis la Réforme ». Cette philosophie moderne, même de type hégélien, n’est pas en mesure de saisir les profondeurs de l’Esprit et de la Nature ; seule la théosophie peut régénérer la spéculation, ce qu’a déjà entrepris Boehme, et à Baader « revient le grand mérite d’avoir ramené la théosophie à un principe précis de connaissance, et à lui avoir ainsi donné une base solide » 63. Franz Hoffmann, déjà cité, l’emploie également, mais il lui donne un sens plus vague 64. Julius Hamberger, autre proche disciple (cf. supra), publie en 1857 une anthologie, « Voix provenant du sanctuaire de la mystique et de la théosophie chrétiennes » 65, dans laquelle il présente, comme le titre l’annonce, des textes des deux tendances mais sans chercher à les distinguer théoriquement l’une de l’autre. Le livre d’un disciple plus indirect, R. Rocholl, « Contributions à une histoire de la théosophie allemande » 66, témoigne lui aussi de la vogue du mot à partir du milieu du XIXesiècle pour qualifier ce courant. Rocholl y parle beaucoup de la Kabbale juive, et, par le détour de la Kabbale chrétienne (Pic, Reuchlin), il traite de l’ésotérisme moderne : Agrippa, Paracelse, Boehme, Guttmann, Scleus, Baader – en termes enthousiastes. C’est encore au même moment que paraissent les œuvres complètes de Œtinger, sous la forme d’une double série dont l’une, justement, est intitulée « Écrits théosophiques » – et qu’un haut grade maçonnique apparaît dans le Rite de Memphis, celui de « Chevalier Théosophe » 67.

 

IV) Effacement et permanence (fin XIXeet XXesiècles)

 

a) FACTEURS DE DISSOLUTION

 

Dans la seconde moitié du XIXesiècle et au début du XXe, le mouvement occultiste apparaît, qui cherche à intégrer dans une vision globale à la fois les résultats de la science expérimentale et les sciences occultes cultivées depuis la Renaissance. Il entend ainsi montrer la vacuité du matérialisme. Son domaine reste essentiellement celui des « causes secondes ». Mais sa propension à l’éclectisme lui fait toucher, parmi d’autres champs du savoir, les diverses branches de l’ésotérisme, notamment la théosophie et la pansophie. C’est pourquoi la frontière est floue parfois – parfois seulement – entre occultisme et théosophie, ainsi chez Barlet (ps. de Albert Faucheux, 1838-1921) ou Papus (ps. de Gérard Encausse, 1875-1915). C’est pourquoi aussi quelques sociétés initiatiques d’inspiration vraiment théosophique ont vu le jour – en nombre d’ailleurs limité – au sein de ce courant occultiste ; par exemple l’Ordre Martiniste, que Papus a fondé en 1891 (il a aussi consacré un ouvrage à Martines de Pasqually, un autre à Saint-Martin). Comme son nom l’indique, cet Ordre est d’inspiration saint-martinienne, et par son esprit il est proche du Régime Écossais Rectifié (cf. supra), au demeurant toujours fort pratiqué dans la franc-maçonnerie jusqu’à aujourd’hui.

Débordant le domaine de l’occultisme proprement dit, la recherche – favorisée par une meilleure connaissance de l’Orient et par l’apparition du comparatisme religieux dans les universités – d’une Tradition « primordiale » qui surplomberait toutes les autres de l’humanité, devient à partir du dernier tiers du XIXesiècle une idée obsessionnelle chez nombre de représentants de l’ésotérisme. Or, cette quête d’une Tradition mère risque – malgré les salutaires mises en garde de Guénon – de détourner de l’attachement privilégié à une tradition ou à un mythe particulier, à un texte sur lequel exercer l’imagination créatrice. En même temps que se développe ce parti-pris d’universalité, le courant théosophique s’assèche. Le guénonisme, c’est-à-dire la pensée de René Guénon (1886-1951) et les nombreux discours qu’elle n’a cessé d’inspirer, a joué ici un rôle – dont on n’a sans doute pas encore assez mesuré l’importance – d’effaceur ou d’étouffeur. Aussi bien Guénon lui-même ne s’intéressait-il pas au corpus théosophique occidental (ne fût-ce qu’en raison des racines germaniques de celui-ci), non plus qu’aux diverses formes de l’hermétisme occidental. Or, la pensée guénonienne est devenue synonyme d’ésotérisme, dans l’esprit d’un large public. Le seul texte – à ma connaissance – dans lequel Guénon s’exprime en termes positifs sur la théosophie occidentale moderne n’a que quatre lignes et se trouve dans un livre qui, comme par hasard, se présente comme une entreprise de démolition radicale de la ST 68. À l’évidence, le courant théosophique traditionnel ne joue là qu’un rôle de repoussoir ; aussi bien Guénon n’en parle-t-il presque jamais ailleurs, et sans doute était-il assez ignorant à son sujet.

La naissance de la ST est contemporaine de celle du courant occultiste dans lequel cette Société plonge une partie de ses racines. Selon la volonté de ses fondateurs (H.P. Blavatsky, 1831-1891 ; H.S. Olcott, 1832-1907 ; W.Q. Judge, 1851-1896), elle répond à un triple but : a) former le noyau d’une fraternité universelle ; b) encourager l’étude de toutes les religions, de la philosophie et de la science ; c) étudier les lois de la Nature ainsi que les pouvoirs psychiques et spirituels de l’homme. Pas davantage que pour le courant théosophique étudié ici, il ne s’agit d’un enseignement doctrinal – du moins en principe. Toutefois, comme je le rappelais au début de la présente communication, il existe de notables différences, soulignées par les trois points qui viennent d’être énumérés. Comme son nom et le point (a) de son propos l’indiquent, c’est une Société constituée. Elle se place au-dessus de toutes les religions (donc, au-dessus des trois religions abrahamiques), non pas seulement en dehors du cadre confessionnel de religions constituées (bien que le point b parle seulement d’encourager l’étude des religions). Enfin, elle se limite, du moins théoriquement (point c), aux « causes secondes » 69. Cela dit, un aussi vaste programme, de même que les ouvrages majeurs qu’il a suscités – à commencer par ceux de H.P. Blavatsky elle-même, d’un éclectisme absolument universel –, témoignent d’une propension à intégrer toutes les formes de traditions religieuses et ésotériques, donc le corpus du courant théosophique aussi, auquel revient l’honneur discuté d’avoir donné son nom à ce vortex qui tend à l’aspirer ou à l’avaler. Il y tend seulement, comme pressentant qu’il s’agit là d’un corps étranger, difficilement assimilable. Ici encore la notion de corpus référentiel se montre opératoire : s’il est vrai que H.P. Blavatsky cite Boehme une vingtaine de fois dans toute son œuvre (cf. supra, introduction), il faut dire en échange qu’à part ce nom peut-être très difficilement évitable, l’on n’en trouve pratiquement pas d’autres, sous la plume de la fondatrice, pour venir représenter le courant théosophique moderne (XVIe-XIXesiècles). Aussi cet Allemand fait-il presque figure d’isolé au sein de la vaste cohorte de personnages que H.P.B. est allée chercher dans tous les coins du monde. Enfin, il est frappant de le constater, certains des meilleurs historiens à l’intérieur de cette Société sont aujourd’hui encore enclins à tenir fermement que les deux ensembles – le courant théosophique, et la ST – sont au fond une seule et même chose, le courant étant considéré dès lors comme un cas particulier de théosophie parmi d’autres, et l’enseignement de la Société étant supposé en mesure de fournir le ou les dénominateurs communs d’eux tous. Il est possible en effet qu’il s’agisse d’un cas particulier relevant d’une notion plus générale (une « theosophia perennis », en quelque sorte). Or, celle-ci ne saurait être définie de façon doctrinale, sous peine de devenir un credo religieux parmi d’autres. Elle ne relèverait donc que de la subjectivité. Mais une subjectivité « éclairée » par l’étude de toutes les religions du monde : en cela, sans doute, réside l’apport positif, fructifiant, de la ST.

 

b) UNE PRÉSENCE DISCRÈTE

 

Si le courant théosophique proprement dit est resté vivant, il n’est pas fortement représenté. Cela est dû en partie aux raisons qui viennent d’être exposées. Rien de comparable, en tout cas, à la période précédente. Quelques noms émergent ici et là, qui méritent d’être cités dans ce bref panorama. Chez les Russes, ce sont surtout Vladimir Soloviev (1853-1900), Conférences sur la théantropie, 1877-81, La beauté de la Nature, 1889, Le sens de l’amour, 1892-94 ; Serge Boulgakov (1877-1945), The Wisdom of God, 1937, Du Verbe Incarné, 1943 ; Nicolas Berdiaev (1874-1945), Études sur Jacob Boehme, 1930 et 1946. Leur œuvre est parcourue par une inspiration sophiologique, quoique la pensée de Boulgakov ne ressortisse pas directement à l’ésotérisme.

Fondée en 1913 par l’Autrichien Rudolf Steiner (1861-1925), la Société Anthroposophique, schisme de la ST, peut à juste titre apparaître comme une société concurrente de celle-ci. Elle l’est par ses ambitions et par le grand nombre de ses membres, mais par son esprit elle se rapproche davantage du courant théosophique traditionnel 70. L’œuvre steinerienne (citons seulement Goethe als Theosoph, 1904 ; Theosophie, 1904) et sa postérité représentent certes une orientation originale à l’intérieur du courant théosophique, mais ce corpus nouveau – quantitativement, le plus important de la période – prend appui sur les précédents, particulièrement sur le paracelsisme, le rosicrucisme, la pansophie, la Naturphilosophie théosophisante. Si Steiner est vraiment un théosophe visionnaire, sans doute le premier en Allemagne depuis le Romantisme, il n’en est pas de même des personnalités suivantes, qui sont plutôt des synthétiseurs, des harmonisateurs, mais dont la pensée est forte et féconde. Ainsi Leopold Ziegler (1881-1958), avec Ueberlieferung, 1948, et Menschwerdung, 1948.

En langue française, citons le Balte Valentin Tomberg (1901-1973), dont les Méditations sur les Arcanes Majeurs du Tarot (écrit directement en français, publié d’abord en allemand en 1972) est un livre par lequel tout étudiant de l’ésotérisme occidental en général, et de la théosophie en particulier, devrait commencer. Auguste-Édouard Chauvet (1885-1955), l’auteur d’Ésotérisme de la Genèse, 1946-48. Robert Amadou, dont les travaux sur l’Illuminisme du XVIIIesiècle (c’est notamment un spécialiste de Saint-Martin) font autorité, et qui lui-même se rattache au courant théosophique.

 

c) NOUVEAUX REGARDS SUR LE COURANT THÉOSOPHIQUE

 

Si celui-ci a fini par se rétrécir aux dimensions d’une petite rivière, il faut dire en échange que jamais ses représentants du passé n’avaient fait, autant que dans notre siècle, l’objet de travaux historiques et érudits. Une littérature critique abondante a vu le jour. Elle est rarement hostile à la théosophie, que l’on sait maintenant regarder comme partie intégrante de la culture occidentale, et elle est représentée surtout par des Français. Auguste Viatte a le premier défriché le terrain buissonneux de l’Illuminisme et de la théosophie du XVIIIesiècle. Alexandre Koyré, Gerhard Wehr, Pierre Deghaye, d’autres aussi, ont consacré à Boehme des travaux fondamentaux. Sur les disciples immédiats de Boehme, signalons ceux de Serge Hutin et Bernard Gorceix (ce dernier, auteur également d’une grande thèse sur Weigel). Des monographies copieuses et fouillées révèlent souvent de manière inattendue certains aspects jusque-là mal connus du paysage théosophique, celles par exemple de Jacques Fabry sur Johann Friedrich von Meyer, de Jules Keller sur Frédéric Rodolphe Salzmann, ou d’un grand pionnier en la matière, Eugène Susini, qui a consacré de nombreux travaux à Baader.

En Allemagne, outre Gerhard Wehr, épigone et vulgarisateur de qualité, érudition et exhaustivité caractérisent les études de Reinhard Breymayer sur Œtinger et sur d’autres auteurs de cette mouvance. Avant eux, Ernst Benz (1907-1978), à la bibliographie abondante (sur Swedenborg et Jung-Stilling, notamment), était le plus éminent spécialiste allemand de ce courant. Benz faisait partie du groupe Eranos, à Ascona (Suisse), dont les éclectiques Eranos Jahrbücher (1933-88) contiennent un certain nombre d’articles intéressant le courant théosophique.

Islamologue réputé, Henry Corbin (1903-1978), qui faisait lui aussi partie de ce groupe, s’est intéressé de près à la théosophie occidentale, particulièrement à Swedenborg et Œtinger. Peut-être aucun universitaire contemporain n’aura autant que l’a fait Corbin placé la théosophie abrahamique au cœur même d’une recherche variant érudition et recherche personnelle. Son champ est principalement celui de l’Islam (ismaélisme, shî’isme, Sohrawardi, Ibn’Arabî, etc.), mais parmi d’autres mérites lui revient celui d’avoir, le premier, révélé à l’Occident ce corpus qui jusque-là n’avait point pénétré jusqu’à nous, et d’avoir en même temps posé les fondements d’une « théosophie comparée » des trois grandes religions du Livre (cf. par exemple, L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn’Arabi, 1958 ; Terre céleste et corps de résurrection, 1960 ; En Islam iranien, 1971-72). Elle repose en partie sur la reconnaissance et la présence de ce que Corbin a pris l’heureuse initiative d’appeler le « mundus imaginalis », ou « monde imaginai », mésocosme spécifique situé entre les mondes sensible et intelligible, là où les esprits prennent corps et où les corps se spiritualisent. Les trois composantes de la théosophie occidentale, présentées plus haut (triangle Dieu-Homme-Nature, primauté du mythique, et accès direct aux mondes supérieurs), se retrouvent dans cette théosophie arabo-persane. Mais entre les deux réside une différence. C’est que la seconde est moins parcourue de scenarii dramatiques que la première. La Nature y tient aussi une moins grande place 71. Malgré tout, les trois branches du tronc abrahamique constituaient pour Corbin (du moins en matière de théosophie : Kabbale, théosophie chrétienne, et théosophie islamique), comme un ensemble organique. De cette triple tradition il a toujours – au moins dans ses œuvres – entendu ne point déborder en s’aventurant vers un Orient autre ou extrême 72.

Le courant théosophique fait également l’objet, aujourd’hui, d’une attention d’un autre type. Il arrive ainsi qu’une méditation sur tel ou tel texte de son corpus stimule une réflexion d’ordre à la fois philosophique et scientifique. Ainsi, la lecture de Boehme a récemment inspiré au microphysicien Basarab Nicolescu de fécondes intuitions susceptibles de servir de point de départ à une nouvelle Philosophie de la Nature (La Science, le Sens et l’Évolution : essai sur Jakob Boehme, 1988). De comparables inspirations ne sont pas fort rares depuis une vingtaine d’années, puisées le plus souvent dans d’autres secteurs du fonds ésotérique comme l’alchimie ou la Kabbale, mais elles sont loin de déboucher toutes, comme chez Nicolescu, sur une intuition de niveaux de réalité multiples et de féconder une recherche authentiquement transdisciplinaire.

Ce n’est pas le lieu de dresser une liste des divers emplois de « théosophie » depuis la fin du XIXesiècle jusqu’à aujourd’hui, comme pour les parties précédentes de cet exposé 73 : le mot ne sert plus guère, en effet, qu’à désigner soit le courant étudié ici, soit l’enseignement de la Société Théosophique. Si tous deux intéressent l’historien des idées et du sentiment religieux dans l’Occident moderne, il reste que le premier est de quatre siècles antérieur à celle-ci. Son histoire générale n’ayant, à ma connaissance, jamais été écrite, le présent essai de périodisation fournira peut-être quelques pistes de réflexion à qui serait tenté par un tel projet.

 

 

 

Antoine FAIVRE,

E.P.H.E., Paris. 

 

Paru dans Politica hermetica en 1993.

 

 

 

 



1 Jean-Louis SIÉMONS. – Théosophia. Aux sources néo-platoniciennes et chrétiennes (IIe-VIesiècles). – Paris : Cariscript, 1988. 41 pp. James A. Santucci. – « On Theosophia and Related Terms », pp. 107-110 in Theosophical History, vol. II, nr. 3 (juillet 1987), Londres. Cf. aussi James A. Santucci. – Theosophy and the Theosophical Society. – Londres : Theosophical History Center, novembre 1985.

2 J.-L. SIÉMONS, op. cit., p. 11 s.

3 Ibid., pp. 13-18, 21-23, 26 ss.

4 Summa philosophiae Roberto Grosseteste ascripta, in Baumker’s Beiträge zur Geschichte des Mittelalters, vol. IX, 1912, cf. p. 275 et passim.

5 J’ai cru devoir procéder de même pour approcher la notion d’ésotérisme ; cf. L’Ésotérisme. – Paris : P.U.F., coll. « Que Sais-Je ? » p. 5.

6 Outre l’alchimie et l’astrologie, évidemment présentes auparavant sous diverses formes, ces autres courants ésotériques de l’Occident moderne sont : l’Hermétisme néo-alexandrin, la Kabbale chrétienne, le paracelsisme, la « philosophia occulta » sous diverses formes, la théosophie et le rosicrucisme.

7 La périodisation présentée ici diffère de celle que Bernard Gorceix avait suggérée : « Une histoire de la théosophie allemande, du XVIeau XIXesiècles, devrait distinguer trois périodes : la période boehméenne (Jakob Böhme, 1575-1624), annoncée par Valentin Weigel, la renaissance cabalistique et alchimiste au XVIesiècle, la paracelsisme de Gerhard Dorn ; la période de la fin du XVIIesiècle et du début du XVIIIesiècle, autour de Friedrich-Christoph Œtinger (1702-1782), contemporaine du renouveau cabalistique chez Knorr von Rosenroth (1636-1689) et du mouvement swedenborgien, avec Johann Albrecht Bengel, Johann Conrad Dippel, Philipp Matthaeus Hahn ; la troisième période, la plus riche, celle du romantisme mystique, annoncée par le mouvement illuministe français, avec Kirchberger, Kleuker, Eckartshausen, Baader, etc. » (Bernard Gorceix. – La mystique de Valentin Weigel (1533-1588) et les origines de la théosophie allemande, Université de Lille III, 1972. pp. 455 s., note). Cette périodisation est possible si l’on considère que la « période boehméenne » s’arrête tôt. Je suis plutôt tenté de voir tout le XVIIesiècle comme une unité. Ajoutons que Œtinger ne commence pas à publier avant 1731, soit cinquante-trois ans après la Kabbala Denudata de Knorr von Rosenroth (1677). Et que ni les œuvres de Bengel, ni la Kabbale chrétienne, ne se rattachent au courant théosophique stricto sensu (même si la Kabbale est une forme de théosophie). Enfin, que le « mouvement swedenborgien » commence dans la seconde moitié du XVIIIesiècle.

8Ibid., p. 15.

9 Toutefois, chez Arndt l’héritage de Paracelse n’est pas l’essentiel. Ce qui compte, c’est la théologie mystique héritée de Tauler à travers la devotio moderna et la Theologia Deutsch – une théologie mystique vulgarisée sur le plan de la praxis pietatis. Sur la notion de « chair spirituelle » chez Caspar Schwenckfeld, cf. par exemple Alexandre Koyré. – Mystiques, Spirituels, Alchimistes, du XVIesiècle allemand. – Paris : Armand Colin. 1955. « Cahiers des Annales ». nr. 10. p. 16.

10C’est pourquoi la théosophie est généralement mieux acceptée à l’intérieur de religions sans dogme contraignant. La Kabbale du Zohar n’est autre qu’une théosophie juive (cf. Gershom Scholem. – Les grands courants de la mystique juive. – Paris : Payot. 1960, pp. 221 s.). Sur théosophie et Islam, cf. infra, « Nouveaux regards sur la théosophie ». Pour ce qui concerne les chutes successives, rappelons qu’il y en a deux ; l’une est décrite dans la Bible, c’est celle d’Adam ; l’autre, celle de Lucifer, est pratiquement absente de la Bible. Or, le propos du théosophe est précisément de s’aventurer en dehors de l’Écriture, en vue d’obtenir la clef du problème majeur : Unde Malum ? G. Scholem voit dans cette question l’origine même de la spéculation de type théosophique ; en tout cas, elle est à l’origine de la réflexion de Böhme. La théosophie est en quelque sorte une théodicée ; il s’agit toujours, en quelque sorte, de disculper Dieu (cette dernière remarque m’a été suggérée par Pierre Deghaye).

11Cette faculté est bien sûr comparable à celle du mens (nous) humain selon le Corpus Hermeticum ; et à l’étincelle de l’âme (Seelenfunken) selon Maitre Eckhart.

12Ce monde est de même nature que le « mundus imaginalis » dont parle Henry Corbin à propos de la théosophie de l’Islam (cf. infra, « Nouveaux regards sur la théosophie »). Mais la Divinité elle-même, pour Boehme, ne sera jamais connue : elle habite une lumière totalement inaccessible. Quant à sa révélation dans la nature, seul l’homme né d’en haut la reçoit. Boehme cite inlassablement 1 Co 2, 14 : « L’homme psychique n’accueille pas ce qui est de l’Esprit de Dieu » (l’homme psychique = « der natürliche Mensch »). Cela dit, s’il est vrai que la mystique prétend abolir les images, cela se rapporte essentiellement aux grands contemplatifs (encore conviendrait-il de nuancer : cf. par exemple les cas de Hildegarde de Bingen, ou de Maria d’Agreda). Pierre Deghaye note fort justement : « La théosophie décrit essentiellement la vie intra-divine. La théologie mystique traite également de cette vie. Un Tauler évoque naturellement le processus de la vie divine sur le plan trinitaire. Mais ce qui tient la plus grande place dans cette théologie mystique, c’est la description des états intérieurs. Le contemplatif est sans cesse attentif à son propre fond, c’est une règle pour lui, et lorsqu’il relate son expérience, c’est la vie de l’âme qui est son propos essentiel. Quant au théosophe, il nous fait davantage oublier sa personne. Il se présente surtout en spectateur de mystères, sans opérer nécessairement de retour sur lui-même » (Pierre Deghaye. – La doctrine ésotérique de Zinzendorf (1700-1760). – Paris : Klincksieck. 1960. p. 443). Et encore : « Pour le théosophe, ou pour le théologien apparenté, le fruit de nos pensées se matérialise sous la forme visible du symbole » (ibid., p. 540).

13Du moins, le champ ésotérique tel que j’ai tenté de le circonscrire en tant que forme de pensée constituée par la présence de quatre éléments fondamentaux (idée de correspondances universelles ; idée de Nature vivante ; importance de l’imagination créatrice, et des médiations dont elle est inséparable ; rôle de la transmutation de soi-même et/ou de la Nature) et de deux éléments secondaires (notion de transmission, et de « concordance »). Cf. L’Ésotérisme (op. cit.), note 5, pp. 13-21.

14Sur la pansophie, cf. Will-Erich PEUCKERT. – Pansophie. Ein Versuch zur Geschichte der weissen und schwarzen Magie. – Berlin : Erich Schmidt, 1956. Comenius a popularisé le terme « pansophie », emprunté à Peter Laurenberg (cf., de P. Laurenbcrg : Pansophia, sive paedia philosophica : instructio generalis (…) ad cognoscendum ambitum omnium disciplinarum, quas humanae mentis industria excogitavit (…) ad methodum Aristotelicam. – Rostock.

15Sur les éditions des œuvres de Boehme en allemand, et en traductions, cf. la bibliographie quasi-exhaustive présentée par Werner Buddecke. – Die Jakob Böhme Ausgaben. Ein beschreibendes Verzeichnis. – Göttingen : L. Häntzschel, 1937 et 1957 (2 vol.). La littérature est restée abondante. Parmi les meilleurs ouvrages récents, signalons : John Schulitz. – Jakob Böhme und die Kabbalah. – Francfort/Main : P. Lang. 1933. Pierre Deghaye. – La Naissance de Dieu ou la doctrine de Jacob Boehme. – Paris : Albin Michel.

16Ehregott Daniel Colberg. – Das Platonisch-Hermetische Christenthum, hegreiffend die historische Erzehlung vom Ursprung und vierlerley Seelen der heutigen Fanatischen Theologie, unterm Namen der Paracelsisten, Weigelianer, Rosencreutzer, Quäcker, Böhmisten, Wiedertäuffer, Bourignisten, Labadisten und Quietisten, Francfort/Leipzig, 1690 et 1691 (2 vol.). Réédité en 1714.

17Gottfried Arnold. – Unpartheyische Kirchen und Ketzerhistorie, vom Anfang des Neuen Testaments bis auf das Jahr Christi 1688. – Francfort, 1699-1700 (2 vol.). Réédité en 1729. Du même : Historie und Beschreibung der mystischen Theologie oder geheimen Gottes Gelehrtheit wie auch derer alten und neuen mysticorum. Francfort, 1703 (suivi, dans le même volume, par Vertheidigung der mystischen Theologie). Édition latine : Historia et descriptio theologiae mysticae, seu theosophiae arcanae et reconditae, itemque veterum et novorum mysticorum, Francfort, 1702. Comme on le voit d’après ce dernier titre, la « theosophia » est la « Gottesgelehrtheit », c’est-à-dire simplement une forme de théologie.

18Toutefois, Arnold fait volontiers la différence entre « les deux théologies ». C’est ainsi qu’il écrit dans l’édition latine de son « Histoire de la théologie mystique » (cf. note précédente) : « Theologia duplex » ; les Anciens (le Pseudo-Denys. Maxime le Confesseur, par exemple), « Hacque mente divinarum rerum doctrina in duo genera dividebant. Quorum alterum, manifestum, apertum et cognitum, quod discursibus et demonstrationibus convincere posset ; alterum vero occultum, mysticum et symbolicum, ut et purgans penetrans, et ad perfectionem ducens dicebant » (p. 72). Plus loin (pp. 598 s.), il cite comme faisant partie plus ou moins de la même famille : Paracelse, Weigel, Sperber, Scicus, François Georges de Venise, les deux Van Helmont, Jean Scot Érigène, Postel, Bromley.

19Dans Liber de triplici ratione cognoscendi Dei, Agrippa parle des disputes causées « a recentioribus aliquot theosophistis, ac philopompis exercentur ad monem vanitatem » sur la base d’un Aristote mal traduit (texte présenté par Paola Zambelli, in Testi umanistici su l’ermetismo. – Rome : Fratelli Bocca, 1955, p. 158). Cf. aussi la lettre d’Agrippa à Érasme, du 13 novembre 1532, in Opera, t. II, p. 1016 : « Coeterum, quod te scire volo, bellum mihi est cum Lovaniensibus Theosophistis ».

20François Secret a déjà attiré l’attention sur cet ouvrage ; cf. « Du De Occulta Philosophia à l’occultisme du XIXesiècle », in Revue de l’Histoire des Religions. Paris : P.U.F., t. 186, juillet 1974, p. 60. Édition revue et corrigée, parue dans Charis, Archives de l’Unicorne, nr. 1, Milan : Archè, 1988, cf. p. 10. Cet usage continuera.

21Arbatel. De magia veterum. Summum sapientiae Studium. Bâle, 1575. La « scientia boni » comprend d’une part la théosophie (elle-même divisée en « notitia verbi Dei, et vitae juxta verbum Dei institutio », et « notitia gubernationis Dei per Angelos, quos Scriptura vigiles vocat ») ; et d’autre part, la « anthroposophia homini data », elle-même divisée en « scientia rerum naturalium » et « prudentia rerum humanarum ». La « scientia mali » comporte elle aussi deux rubriques (« kakosophia », et « cacodaemonia », elles-mêmes subdivisées). Selon Gottfried Arnold (t. II de son « Histoire des Sectes, etc. ». p. 457), une adaptation de l’Arbatel a paru au début du XVIIesiècle sous le titre Magia Veterum.

22Dans l’Amphitheatrum, la légende de la planche représentant un tunnel par lequel on s’engage en montant sept marches, précise que celles-ci sont la voie des « Theosophicorum, vere Philosophicam, filiorum Doctrinae ... ut sophistice non moriantur sed Theosophice vivant ». Au bas de la fameuse planche circulaire représentant l’alchimiste dans son oratoire/laboratoire, on lit : « Hinricus Khunrath Lips : Theosophiae amator (...) ». Et ce ne sont pas les seuls exemples d’utilisation de ce mot dans le livre. Sur les éditions de celui-ci, cf. Umberto Eco. – L’Énigme de la Hanau 1609 (Enquête bio-bibliographique sur « l’Amphithéâtre de l’Éternelle Sapience (...) » de Heinrich Khunrath. – Paris : J.C. Bailly, 1990. Dans Vom Hylealischen, das ist Pri-Materialischen Catholischen oder Allgemeinen Natürlichen Chaos, Magdebourg, 1597, plusieurs fois réimprimé (édition latine. Confessio de chao physico-chemicorum catholico (...), Magdebourg. 1596), et récemment réédité en fac-similé (Graz : Akademische Druck und Verlagsanstalt, 1990, avec une introduction d’Elemar R. Gruber). Khunrath écrit (préface) : « So vermöge Zeugnüssen vieler Philosophischer guter Schrifften ; auss (Gott Lob) unverrückter Vernunfft ; erfahrner Leute Cabbalisschen Traditionen ; Zum Theil auch beydes Theosophischer in Oratorio, und Naturgemäss-Alchymischer in Laboratorio, eygner Übungs Confirmation ; und also auss dem rechten Grunde dess Liechts der Natur, nicht alleine Wahr sondern auch so viel ihre Eygnschafften Göttlicher und Natürlicher Geheimnussen in jetziger verkehrten Welt öffentlich an Tag zu bringen zu lassen Klar herfür gegeben ». Plus loin, il parle du « Gott-weissliche Gelehrte », c’est-à-dire du « savant théosophe » : « Alleine der Gott-Weisslich gelehrte und von dem Liecht der Natur erleuchte auch sich selbst recht erkennende Mensch kan Gott-weisslich Naturgemäss und Christlich darvon schliessen. Sonst niemand ». Toujours dans la préface : « Von den Wörtlein Theosophus, Theosophia, Theosophice, ein Gott-weiser – Göttliche Weissheit – Gottweisslich – hab ich pag. 28. Confessionis hujus, in scholiis kürzlich mich genugsam erkläret. Will ein ander lieber darfür sagen Philotheosophus, Philotheosophia, Philotheosophice, das lasse ich auch geschehen. Ich will über den Worten mit niemand zancken, man lasse nur den Verstand gut bleiben. Wortzänckerey bauet nicht ». Sans doute s’agit-il d’une allusion à une dispute réelle sur le choix du mot (« theosophia », ou « philotheosophia »), mais j’ignore laquelle. Plus loin, p. 28 (ou pp. 26-27 dans l’édition de 1708), on trouve encore : « Theosophice, Gott-Weisslich (wann Gott der Höchste JEHOVAH, der Herr Herr will denn seine Gnade währet von Ewigkeit zu Ewigkeit über die so Ihn fürchten kan, gesagter gestalt, wo ferne wir uns selbst in die Sache nur recht Christlich schicken, dasselbe auch Uns (sowohl als den Alten Theosophis vor uns) eröffnet und bekant werden. Dann Gott der Herr schencket auch noch wohl heutigen Tages einem einen Trunck aus Josephs Becher. Oder aber auch seine Natürlichen Signatura, das ist Bezeichnung welche auch eine Warheits-Stimme und Geheimniss-reiche recht lehrende Rede Gottes mit uns aus der Natur durch die Creatur ist : Oder auch aus Schrifftlicher oder Mündlicher Anleitung und Unterweisung eines erfahrnen guten Lehrmeisters der von Gott dissfalls zu Uns oder zu deme Wir gesendet warden. »

23 Pour l’emploi dans un sens ésotérique, cf. par exemple Rosarium Novum Olympicum S. Benedictum. Per Benedictum Figulum ; Vtenhoviatem, Francum ; Poëtam L.C. Theologum, Theosophum ; Philosophum : Medicum Eremitam, Bâle, 1608. Et la dédicace à un « philosopho ter maximo Theosopho jurisperito medico », in D. Gnosii Hermetus tractatus vere aureus, Leipzig, 1610, p. 246 (cité par F. Secret, in article cité supra note 20 : cf. respectivement pp. 69 et 19). En 1620, Johann Arndt envoie à Morsius un texte d’Alexander von Suchten qu’il lui dédicace ainsi : « durissimo Theosopho et Philosopho D. Joachimo Morsio » (cité dans Fegfeuer der Chymisten, Amsterdam, 1702 ; BN de paris, cote R.38757). Pour ce qui concerne l’emploi dans le sens vague, citons le titre du pieux et anonyme pot-pourri de sentences édifiantes Libellum Theosophiae de veris reliquis seu semine Dei (Neustadt, 1618).

24 Cf. Christianopolis, rubrique 60 (édition procurée par Richard Van Dülmen, Stuttgart, Calwer Verlag, 1972, pp. 140-142) : « De Theosophia : Hoc idem auditorium superiori adhuc contemplationi servit. Haec theosophia est, nihil humanae inventionis, indagationisve agnoscens, omnia Deo debens. Ubi natura desinit, haec incipit, et a superno numine edocta, mysteria sua religiose servat ... Imprudentes nos qui Aristotelem nobis praeferimus, homuncionem nobiscum, non Dei admiranda amplectimur, quae illum pudefaciunt. Dei FIAT, angelorum servitium, ignis auram, aquae spissitudinem, aeris depressionem, terrae elevatione, hominis infinitatem, bruti loquelam, solis remoram, orbis terminum non potuit ille credere an noluit, quae nobis certa sunt. Si Deum audimus, longe maiora his apud cum expedita sunt ... Scrupuletur philosophia, theosophia acquiescit ; opponat illa, haec gratias agit : haesitet illa, haec secura ad Christi pedes rccumbit. » Ainsi, la théosophie est école d’humilité, d’obéissance, de réceptivité docile. Elle commence là où finit la nature, se voit attribuer le même auditorium que la dialectique et la métaphysique, mais c’est Dieu qui l’enseigne. Cf. aussi le commentaire de Roland Edighoffer, pp. 363 s. et 419 de son ouvrage Rose-Croix et Société Idéale selon J. V. Andreae. – Paris : Arma Artis, 1982. De même, dans De Christiani Cosmoxeni genitura, judicium (Montbéliard, 1615), la vision théosophique du parfait chrétien est celle du paradoxe suprême de la mort de l’Adam pécheur et de la vie glorieuse du Christ rédempteur ; et Andreae écrit, p. 41 : « Hactenus de Christiano nostro Iudicium Theosophicum, id est, Hominis in his terris vere Hospitantis, et in coelesti itinere promouentis Imago expresa ». Cf. aussi ibid. p. 186, et R. Edighoffer, op. cit., p. 364. Mais dans Turris Babel, sive judiciorum de Fraternitate Rosaceae Crucis Chaos (Argentorati, 1619), on lit, dans un dialogue, ces mots mis dans la bouche du personnage « Impostor » : « sed meminetis, esse Philosophum, Philologum, Theologum, Theosophum, Medicum, Chymicum, Eremitam, Fraternitatis invisibilis Coadjutorem, Antichristi hostem intractabilem, et quod ad rem maxime facit, etiam Poetam » (p. 23 s.). Enfin, dans un quatrième écrit (également d’Andreae), De curiositatis pernicie syntagma ad singularitatis studiosos (Stuttgart, 1620), il se moque d’une philosophie occulte qui se pare du nom de « théosophie » mais qui n’est au fond qu’une magie spéculative douteuse et sacrilège : « Itaque jam caracteres, conjurationes. constellationes synchronismi tuto adhibentur, Postquam Daemonomania in Theosophiam mutata audit. Visiones, apparitiones, revelationes insomnia, voces auguria, sortes ac omne genus false Divinitatis exiguntur fiuntque horrendae incantationes, in aliis supplicto digna, filiis tarnen huius dubiae lucis. licita » (pp. 22 s). Sur ce texte, cf. aussi R. Edighoffer, op. cit., t. I, pp. 345, 363 s., que je remercie d’avoir attiré mon attention sur ces quatre passages. Ajoutons que dans l’immédiate mouvance rosicrucienne, « théosophie » est parfois employé en référence aux Rose-Croix ; ainsi, par Josephus Stellatus (ps. de Christoph Hirsch), qui défend ceux-ci dans un intéressant petit livre intitulé Pegasus Firmamenti. Sive introductio brevis in Veteram Sapientiam (s.l., 1618) : il exhorte (p. 21) les « theosophiae studiosi » à s’abreuver à la vraie fontaine de philosophie et de pansophie paracelsienne, rosicrucienne, hermétiste.

25 « Ich schreibe nicht heidnisch, sonder theosophisch, aus einem höheren Grunde als der äussere Werkmeister ist, und dann auch aus demselben » (Aurora, ch. 8, § 56). L’ouvrage a paru en 1634. Les œuvres de Boehme circulent d’abord en manuscrits : seul Der Weg zu Christo est publié (1622) de son vivant, suivi par Aurora (1634), De Signatura Rerum (1645), Mysterium Magnum (1640), etc. Une traduction hollandaise de plusieurs de ses œuvres paraît en 1642, due à W. Van Beyerland, suivie une vingtaine d’années plus tard par les traductions anglaises de John Sparrow. La première édition « complète » en allemand (1682), par J.G. Gichtel, repose sur les manuscrits rassemblés par Beyerland. Il est intéressant de se demander dans quelle mesure toute cette activité éditoriale – en allemand et en traductions – a contribué à répandre le mot « théosophie » au cours du XVIIesiècle. Or, si l’on étudie la bibliographie présentée par Buddecke (cf. supra, note 15), on peut en tirer un certain nombre d’informations assez éclairantes. La présence du mot « théosophie » dans des titres de livres de Boehme est due aux éditeurs et se trouve d’abord associée aux lettres de cet auteur : en 1639 ce mot apparaît, avec la publication d’une « Theosophische Epistel » en langue originale (cf. Buddecke, I, p. 226), puis en 1641 dans le même contexte, en hollandais (édition par Beyerland ; cf. Buddecke. I, p. 45). Plusieurs autres lettres de Boehme paraissent ensuite sous le titre Theosophische Sendbriefe : en 1642, et 1658 par les soins d’Abraham von Frankenberg (cf. Buddecke, I, p. 214). Toujours dans des titres d’œuvres de Boehme, le mot apparaît en anglais en même temps que la première édition d’un écrit de Boehme dans cette langue, en 1645, et ceci sous la forme de l’adjectif « Theosophicall » : Theosophicall Epistles (cf. Buddecke, II, p. 171) ; on trouve ensuite « Theosophick » : A Theosophick Epistle (il s’agit d’une traduction de John Sparrow ; cf. Buddecke, II, p. 143). On retrouve « Theosophick » sous la plume du même traducteur, avec les titres 177 Theosophick Question (1661) et Theosophick Letters (1661) (cf. Buddecke, II. pp. 61 s.). Également, avec un titre d’un autre traducteur : Jacob Böhmen’s Theosophick Philosophy unfolded (1691). En allemand, une édition de 1658 porte le titre : Eine Einfältige Erklärung ... aus wahrem Theosophischen Grunde (cf. Buddecke, I, p. 212), et l’expression « Theosophische Fragen » apparaît dans le titre du Neubegeisterter Böhme (1674) de Quirinus Kuhlmann (cf. Buddecke, I, p. 86). On ne s’étonne pas, dès lors, que le mot figure dans le titre même des œuvres complètes présentées par Gichtel en 1682, et encore moins que la première édition complète en hollandais (1686) le reprenne elle aussi dans son titre (Alle de Theosoophsche of Godwijze Werken Van ... Jacob Böhme) ; cf. Buddecke, II, p. 5).

26 Œdipi Aegyptiaci Tomi Secundi Pars Altera, Rome, 1653. Classis XIII (pp. 497-546).

27 Daniel Georg Morhof. – Polyhistor sive de notitia auctorum et rerum commentarii. – Lübeck, 1688 (en deux livres ; livre III, posthume, 1692). Réédition 1695. Cf. pp. 87-97, le chapitre X du livre I : « De libris mysticis et secretis », où on lit notamment : « Mysticos et secretos libros dicimus, qui de rebus sublimibus, arcanis, mirabilibus scripti, suos sibi lectores postulant, neque omnibus ad lectionem concedi solent, neque ab omnibus intelligi possunt » (pp. 87 s.).

28 Ibid., p. 88 : « Theosophicos nunc eos vocant, qui de rebus divinis atque abstrusiora quaedam docent, quales apud Gentiles Theurgici dicebantur, quibus doctrina de Deo. Daemonibus, geniis. deque ceremoniis, quibus illi colendi, tradebatur. Alii Magiam divinam hanc Theurgiam vocant. Haec ceterum Metaphysica fuit. » Et p. 93 : « Hebraeorum Theosophici libri, quos illi Cabalae nomine vocarunt ... ». Et dans la même page, après avoir cité les noms de Pic, Postel, Reuchlin, il ajoute : « Christianorum jam a primis temporibus mystici quidam in Theosophia libri fuerunt. Principem in his locum sibi vendicant decantata illa Dionysii Aeropagitae opera ».

29 Toutefois, Arnold cite le passage de l’Arbatel (cf. supra, note 21) dans son adaptation allemande (Unpartheiische..., op. cit., I, p. 457).

30 Historie und Beschreibung(...), op. cit., p. 5-7 : « Und eben diesem wahren Verstand des Wortes Theologie ist nun gleichmässig das Wort Theosophia, welches die Weissheit Gottes oder von Gott anzeiget. Weil die geheime Gottesgelehrtheit als eine Gabe des H. Geistes von Gott selbst herrühret mit Gott umgehet und auch Gott selbst und seinen Heiligen gemein ist wie diss Wort erkläret wird ... Es haben aber auch die protestantischen Lehrer dieses Wort Theosophie so gar nicht (wie einige unter ihnen meynen) vor insolent geachtet dass sie es selber ohne Bedencken gebraucht wie so wohl bey Reformirten (Vid. Franc. Junius Lib. de Theologia Cap. I, pag. 18. qui fatetur. orthodoxis Patribus Theosophiam, dictam esse Theologiam) als Lutheranem (Joh. Frid. Mayer Theol. Mariana Artic. i p. 24. Quid ad has blasphemias Theosophia Lutherana ? Conf. Observationes Halenscs ad Rem literariam spectantes Tomo I. Observ. I. de Philosophia Theosophia – § 2) zu sehen. Dahero die Beschwerung derselben über andere denen als Layen man kein Recht im Göttl. Erkäntniss gemeiniglich zustehe, will billig hinweg fallt nachdem es auch bey denen Schul-Lehrern offenbahrlich ein grosser Missbrauch dieses wichtigen Tituls ist so offt er der zanksüchtigen und gantz ungöttl. Schul-Theologie beygeleget wird ». Dans son « Histoire impartiale... « (Th. IV. Sect. III, Nr. 18 et 19, éd. 1729, t. Il, pp. 1103 s., et pp. 1110-1142), G. Arnold présente l’œuvre de son ami Friedrich Breckling (1629-1711), et donne de larges extraits d’œuvres inédites de celui-ci. Breckling, lui-même théosophe (mais peu connu), propose une belle définition de ce qu’il entend par le vrai « theosophus », qu’il compare à une abeille : « Wer aller dinge zahle, mass, gewicht, ordnung und ziel ihnen von Gott gegeben, gesetzet und beygeleget. recht im göttlichen licht einsehen. abzehlen, ponderiren, numeriren, componiren. dividiren und resolviren kan, das impurum und unnöthige davon abschneiden, und das beste, wie die chimici, davon extrahiren und purificiren kan, und also eines ieden dinges circulum cum exclusione heterogeneorum concludiren kan, in einem lexico-lexicorum alles concentriren, und gleichwie eine biene in seinen apiariis digeriren oder methodice und harmonice zusammen fassen, alles was heut zu lernen und zu wissen vonnöthen ist, der ist ein rechter Theosophus, und dafür müssen dann alle annütze und unvollkommene bücher fallen und von selbst zu grund gehen » (p. 1113, colonne 1). Un peu plus loin il écrit, toujours dans son style flamboyant : « Nun sind wir bis an die Apocalypsin kommen, welche denen, die in Pathmo mit Johanne exuliren, und von Gott im Geist erhöhet, und gewürdiget werden, die interiora velaminis zu beschauen mit einer offnen thür in geistlichen nach eröffnung der sieben siegel und Überwindung aller feinde des creutzes, nach inhalt der sieben sendbrieffe wird geoffenbahret werden, dass sie als geistliche adler aufliegen, und aller dinge penetralia intima bis ins centrum durchschauen mögen, und also Theosophi per crucem et lucem, per ignem et spiritum werden, welche die Welt nicht kennen noch vertragen mag, weil sie mit Christo und Christus in ihnen kommen, ein licht und feuer zum gericht der welt anzuzünden, daran alles stroh sich selbst mit ihren verfolgern offenbahren, im rauch auffliegen und verbrennen muss » (p. 113, colonne 2).

31 Friedrich Gentzken. – Historia Philosophiae, in qua philosophorum celebrium vitae eorumque hypotheses ... ad nostra usque tempora ... ordine sistuntur. – Hambourg, 1724.

32 Ibid., p. 249 : Porro observandum est, nostrum Paracelsum originem dedisse philosophiae mysticae et Theosophicae, quae dogmata philosophiae ex cabala, magia, astrologia, chymia et theologia inprimis mystica eruit et illustrat. Vocatur autem hoc philosophiae genus mysticum ideo, quoniam obscurior tradendi ratio in illis obtinet et theosophicum, quoniam citra specialem illuminationem neminem ejusmodi sapientiam capere posse praesumunt. Exstitit autem ab illo tempore haut exiguus Theosophorum numerus, qui phantasticis suis imaginationibus delusi ex theologia et philosophia mixtum et foedum aliquod chaos confecerunt, inter quos praecipui sunt ... » – puis Gentzken parle de V. Weigel, de la Rose-Croix, de Gutmann, de Kuhlmann, et (p. 256) ajoute : « Systema mysticae et theosophicae philosophiae exhiberi nequit, etenim cum hujus generis Philosophi non sanae rationis, sed tumultuariae imaginationis ductum sequuntur, inter se consentire nequeunt, sed quisque ferme eorum singulares et monstrosas fingit et defendit opiniones. Accedit, quod ut plurimum contorto ac sumoso sermonis genere utantur, unde quid velint, nec ipsi, multo minus alii intelligunt. Plerumque tamen in his momentis consentiunt, (1) Theosophum rerum omnium naturam plenius nosse, ac occultas rerum vires intelligere, qualem cognitionem vocant Magiam naturalem. (2) Theosophum influxum siderum in haec terrena scrutari posse, ac demum verum Astrologum evadere. (3) Theosophum genuinum metallorum semen conficere, adeoque ignobilius metallum in aurum commutare ac inde universalem praeparari medicinam posse. (4) Tres esse hominum partes, corpus, animum, et mentem, etc. ».

33 Iohann Franciscus Buddeus. – Isagoge historico-theologica ad theologiam universum singulasque ejus partes. – Leipzig, 1727, t. I. Après avoir rappelé le sens de « théologie » pour « théosophie », qu’il a noté chez Franciscus Iunius (Liber de theologia. ch. 1, 18. déjà cité par Arnold, cf. supra, note 30), chez Kilian Rudrauff (de Giessen, auteur de Collegii philo-theosophici volumina duo), et chez Hermann Rathmann (Theosophia priscorum patrum ex Tertulliano et Cypriano, Wittenberg, 1619), Buddeus écrit : « Potest tamen theosophia a theologia ea ratione distingui, ut per hanc aut cognitio ipsa rerum diuinarum, quie et alias ita vocatur, aut doctrina de iisdem, designetur ; per illam autem facultas, siue virtus, bona a malis discernendi, et illa amplectendi, haec fugiendi, quam antea sapientiam diuinam et spiritualem vocamus, et cui speciatim theologia moralis inseruit » (p. 25).

34 Ibid., p. 25 : « Sunt vero etiam, qui nescio quae arcana et abscondita, tum theologica, tum philosophica venditantes. theosophorum sibi nomen speciatim vindicant. » Puis, après avoir résumé l’opinion de Morhof (cf. supra, notes 27 et 28), il ajoute : « Ego vero lubens fateor, me nihil in hisce scriptis deprehendisse. cur auctores corum, specialiori quadam ratione, theosophi vocari debeant. Si quid enim habent, quod cum veritate convenit, nec ex sola ratione cognoscitur, id ex sacra scriptura hauserunt, et apud alios, qui theologi vocantur, itidem reperitur. Sin aliquid proferant, quod veritati consentaneum non est, non tam sapientiam suam, quam vanitatem, produnt, et ne “philosophos” quidem dicendi, multo minus “theosophos”. Qui nescio quae arcana, secreta, abscondita crepant, haud raro fumum venditant, vulgaribus et protritis speciem quamdam ac pretium conciliaturi » (p. 25).

35 Ibid., p. 272 : « Qui theosophorum nomen sibi vindicant, prae reliquis Mosaici haberi cupiunt, cum tamen aut chemicorum simul principia admittant, aut alia admisceant, quae nec Mosi, nec aliis, scriptoribus sacris in mentem venerunt. Referendi huc Robertus Fluddius, in philosophia Moysaica, etc. item in microcosmi et macrocosmi historia physica, Iacobus Boehmius, in mysterio magno, aliisque scriptis, Aegidius Guthman, in Offenbahrung goettlicher Maiestaet, Quirinus Kuhlmann, in dem neubegeisterten Boehmen. aliique, qui suis plerumque ita se inuoluunt tenebris, ut occultare potius, quam recludere, arcana naturae videantur. In qui etiam fere consentiunt, quod spiritum quemdam naturae statuunt ; quem similiter admittunt, qui itidem prae reliquis Mosaici videri volunt, Conradus Aslachus, in physica et ethica Mosaica, Ioan. Amos Comenius, in physicae ad lumen diuinum reformatae synopsi, Ioannes Bayerus, in ostio, seu atrio naturae, et si qui alii sunt ejusdem generis ».

36 Jakob Brucker. – Kurze Fragen aus der Philosophischen Historie, von Christi Geburt biss auf unsere Zeiten. Mit ausführlichen Anmerkungen erläutert. – 1730-36. VIe partie, Ulm. 1735. cf. chapitre III : « Von den Theosophicis », pp. 1063-1254. Et Historia critica philosophiae a tempore resuscitatarum in Occidente literarum ad nostra tempora, tome IV (volume d’addenda : sur la théosophie, cf. pp. 781-797). Chapitre III du tome VI : « De Theosophicis », pp. 644-750. Tome IV, chapitre IV, pp. 353-448 : « De Restaurationibus Philosophiae Pythagoreo-Platonico Cabbalisticae » (sur les Kabbalistes chrétiens et divers auteurs : Pic, Reuchlin, Georges de Venise, Agrippa, Patrizi, Thomas Gale, Ralph Cudworth, Henry More). Cf. appendice à ce chapitre IV, dans le tome VI (1767), pp. 747-759. Sur la Kabbale juive, cf. tome II, pp. 916-1070. Le tome I, Livre II, chapitre VII, est intitulé « De Aegyptiorum... » (pp. 244-305) ; Brucker y traite notamment de Hermès Trismégiste et du Corpus Hermeticum (cf. particulièrement pp. 252-268 et passim).

37 Brucker, Kurze Fragen, op. cit., pp. 1065 s., et Historia, op. cit., « Von den Theosophicis », p. 645. Citation du texte de Boehme, dans Aurora (chapitre III, paragraphe 38, de Aurora) : « Nun merke : Gleichwie vom Vater und Sohn ausgehet der Hl. Geist und ist eine selbständige Person in der Gottheit und wallet in dem ganzen Vater, also gehet auch aus den Kräften deines Herzens, Adern und Hirn aus die Kraft die in deinem ganzen Leibe wallet, und aus deinem Lichte gehet aus in dieselbe Kraft, Vernunft, Verstand, Kunst und Weisheit, den ganzen Leib zu regieren und auch alles, was ausser dem Leibe ist. zu unterscheiden. Und dieses beides ist in deinem Regiment des Gemütes ein Ding, dein Geist, und das bedeutet Gott, den Hl. Geist. Und der Hl. Geist aus Gott hersschet auch in diesem Geiste in dir. bist du aber ein Kind des Lichts und nicht der Finsternis ».

38 Kurze Fragen, op. cit., pp. 1063, 1244 ss. ; Historia, op. cit., pp. 745 s.

39 Historia, op. cit., p. 749.

40 « tot systemata (si modo nomen hoc mercantur male cohaerentia animi aegri somma) theosophica sunt, quot sunt theosophorum capita » (ibid., p. 741).

41 Ibid., pp. 747-749. Kurze Fragen, op. cit., pp. 1249-1252.

42 « non ipsum Deum cum mundo confundunt, et in Spinozae castris militant « (Historia, op. cit., p. 743).

43 Ibid., p. 747.

44 Encyclopédie, t. XVI, article « Théosophes », 1765, p. 253. Jean Fabre. – « Diderot et les Théosophes », pp. 203-222, in : Cahiers de l’Association Internationale des Études Françaises, no 13, juin 1961. Repris dans Lumières et Romantisme, Paris, Klincksieck, 1963, pp. 67-83.

45 Johannes Fredericus Helvetius. – Monarchia arcanorum theo-sophica et physico-medica, contra pseudo-philosophiam Spino-cartesianam, 1709. Ce livre s’inscrit dans le contexte de la confrontation entre la science nouvelle et les anciennes sagesses ; cette confrontation constitue un élément essentiel, un peu plus tard, de la pensée d’Œtinger, plus généralement de la Naturphilosophie préromantique et romantique. Promotoris Edlen Ritters von Orthopetra K.S. und F.S.R. Theosophischer Wunder-Saal des in die unvergleichliche Schönheit der unterirdischen Königin Juno inniglich verliebten Überirdischen Königs Magniphosauri. Das ist : Theosophischer Schauplatz / des entdeckten geistlichen Lebens und Wesens aller Creaturen / Insonderheit des Brodt und Weines / .... Von Theophilo Philaleta, Corinthe (sic), 1709. Développements consacrés au « souffle de vie » (« Lebensodern »). P. 35, on trouve le verbe « theosophiren ». Karl August von Weimar. – Zu dem höchsten alleinigen Jehovah gerichtete theosophische Herzens Andachten oder Fürstliche selbstabgefasste Gedanken, wie wir durch Gottes Gnade uns von dem Fluch des Irdischen befreyen und im Gebet zum wahren Licht und himmlischen Ruhe eingehen sollen. Nebst einigen aus dem Buche der Natur und Schrift hergeleiteten philosophischen Betrachtungen, von drey Haushaltungen Gottes, im Feuer, Licht, und Geist, zur Wiederbringung der Kreatur. – Philadelphia, 1786.

46 P. Deghayc, op. cit. (cf. supra, note 12), p. 439.

47 Ibid., p. 439, à propos d’un texte de 1751, et pp. 440 s.

48 Notamment Léon Cellier. – L’Épopée romantique, 1954, réédité sous le titre : L’Épopée humanitaire et les grands mythes romantiques. – Paris : S.E.D.E.S., 1971.

49 L’ouvrage de Saint-Martin L’Esprit des Choses (1802) semble être en France le seul de ce genre (c’est-à-dire ressortissant tout à fait à une Naturphilosophie théosophique).

50 Anonyme (Delisle de Sales). – De la Philosophie de la Nature. – T. III, Amsterdam, 1770, pp. 299-307. Je remercie Jean-Louis Siemons d’avoir attiré mon attention sur ce passage.

51 In Friedrich Schiller, « Philosophische Briefe », publiées dans Thalia, année 1787.

52 J.G. Stoll. – Etwas zur richtigen Beurtheilung der Theosophie, Cabala, Magie. – Leipzig. 1786.

53 Il pourrait être intéressant de consacrer une étude à l’emploi fréquent de « Théosophie » par Friedrich Schlegel. C’est presque toujours dans un sens vague, et dans des notes personnelles présentées sous forme d’aphorismes, de réflexions diverses. Cf. particulièrement, dans la récente édition des œuvres complètes (la Kritische Friedrich Schlegel Ausgabe, Zurich, Thomas Verlag), les volumes VI, XII et XVIII (nombreuses notes rédigées au cours des années 1800-1804).

54 « Recherches sur la doctrine des théosophes », pp. 145-190 in : Louis-Claude de Saint-Martin, Œuvres Posthumes, Paris, 1807, t. I.

55 Ibid., p. 147, note. L’éditeur ajoute, dans cette note : « Il nous est parvenu trop tard pour être placé, comme il devait l’être, au commencement de ce volume ; mais nous n’avons pas voulu en priver nos lecteurs. »

56 Ibid., pp. 148. 150. 154.

57 Ibid., p. 154. « Rosencreuz » renvoie évidemment aux textes « fondateurs » de la Rose-Croix (Fama, 1614 ; Confessio. 1615 ; Chymische Hochzeit, 1616). Johann Reuchlin est cité sans doute pour De Verbo Mirifico (1494) et De arte cabbalistica (1517). François Georges de Venise est l’auteur de De Harmonia Mundi (1525, suivi en 1536 par ses Problemata). Pic représente ici une double orientation : la Kabbale chrétienne (comme Reuchlin et François Georges), et la magia (comme Cornelius Agrippa). Ainsi, Rose-Croix, Kabbale chrétienne, magia, se trouvent annexées par l’auteur à la « théosophie ». De même que Paracelse, ce qui se comprend. L’annexion des deux Van Helmont (Jean-Baptiste, et Franziscus Mercurius) dans ce genre de liste est assez courante aussi, on l’a vu. La présence de Francis Bacon est plus inattendue. Mis à part Weigel, Boehme, Pordage, Poiret, Kuhlmann, Pordage, Leade, Swedenborg, Martines de Pasqually, Saint-Martin, qui eux représentent vraiment le courant théosophique proprement dit, il reste encore quatre noms, qu’il est intéressant de trouver ici : Thomasius, Leibniz, Boreil (c’est-à-dire, Boreel), Zuimerman (pour Zimmermann). Christian Thomasius (1655-1728), auteur de Introductio ad philosophiam aulicam (1688), et éditeur du livre de Pierre Poiret De Eruditione triplici, passe pour le principal représentant de l’Éclectisme, c’est-à-dire d’une pensée de type syncrétiste, ouverte à tous les domaines de la connaissance et opposée à toute forme de philosophie sectaire. Anti-cartésien, anti-mécaniste, il fait preuve d’un intérêt marqué non seulement pour Poiret, mais aussi pour Weigel, Boehme, Fludd (cf. notamment son livre Versuch vom Wesen des Geistes, 1699), théosophes dont par bien des aspects la « philosophie de la nature » correspond à sa propre orientation. On hésiterait cependant à voir en lui un ésotériste, encore moins à en faire un théosophe. Il en va de même de Leibniz, dont pourtant la présence dans cette liste peut s’expliquer par celle de Thomasius – ou vice-versa : Leibniz est un des « grands harmonisateurs » de son temps ; il entend réconcilier Aristote et Platon, et un peu comme Thomasius retrouver une « philosophie pérenne » en étudiant l’histoire des traditions philosophiques et religieuses. C’est ainsi qu’il écrit en 1714, dans une lettre à Rémond de Montmort : « Si j’en avais le loisir, je comparerais mes dogmes avec ceux des anciens et d’autres habiles hommes. La vérité est plus répandue qu’on ne pense, mais elle est très souvent fardée, et très souvent aussi enveloppée, et même affaiblie, mutilée, corrompue par des additions, qui la gâtent ou la rendent moins utile. En faisant remarquer ces traces de la vérité dans les anciens (ou, pour parler plus généralement, dans les antérieurs), on tirerait l’or de la boue, le diamant de sa mine et la lumière des ténèbres ; et ce serait, en effet, perennis quaedam philosophia » (Leibniz, Schriften, éd. Gerhardt, t. 3, pp. 624 s. Cité par Rolf Christian Zimmermann. – Das Weltbild des Jungen Goethe. – Munich : W. Fink. 1969, p. 21). La présence, ici, de ces deux penseurs (Thomasius et Leibniz) s’explique donc par l’orientation à la fois « pérennialiste » et « intérioriste » (idée d’Église « intérieure ») de l’auteur de cet opuscule. Il y a en effet un parallélisme évident entre la philosophie pérenne de Leibniz et la philosophie aulique de Thomasius. L’auteur anonyme aurait pu même ajouter un nom comme Gottfried Arnold, grand représentant de la troisième branche, également parallèle, celle de la « philosophie mystique », qui correspond à une recherche du « noyau » de toutes les formes de « mystique » chrétienne. Il reste maintenant à s’interroger sur deux noms : Boreel et Zimmermann. Tous deux semblent témoigner d’une familiarité particulière de l’auteur de ces Recherches avec la spiritualité germanique. Sur Adam Boreel (1603-1667), hébraïsant, spirituel influencé par Sebastian Franck, Gottfried Arnold son contemporain nous renseigne (dans Unpartheyische... cité supra, note 17 : cf. Theil II. B. XXVIII, C. XIII, rubrique 22, édition de 1729, tome I, p. 1035 ; et surtout, tome II (édition de 1729), Theil I, ch. VI, rubriques 28 à 33, p. 68). Boreel a cherché à fonder une société religieuse à Amsterdam en 1645. Son enseignement reposait exclusivement sur l’Écriture Sainte : il rejetait toutes les Églises, au profit d’un service divin « privé ». C’est donc, lui aussi, un apôtre de l’Église intérieure. Mais ce n’est point un théosophe. Parmi ses écrits, citons : Concatenatio aurea Christiana seu cognitio Dei ac Domini nostri Jesu Christi, 1677, paru aussi en hollandais la même année ; Onderhandelinge noopende den Broederlyken Godtsdienst, 1674. Quant à Zimmermann, je ne veux pas tout à fait exclure qu’il puisse s’agir de Johann Georg Zimmermann (1728-1795), médecin de Hanovre (mais Suisse), proche des Illuminés (sur lui, cf. Eduard Bodemann. – J.G. Zimmermann, sein Leben und bisher ungedruckte Briefe an denselben. – Hanovre, 1878). Mais c’est peu probable. On pourrait avancer avec plus de vraisemblance le nom de Johann Jacob Zimmermann, sur lequel Gottfried Arnold, encore, nous renseigne (dans Unpartheyische..., cité supra, note 17 : cf. tome II, Theil IV. Sect. III, Num. 18, § 142 ; c’est-à-dire, p. 1105 dans l’édition de 1729) : « astrologus, magus, cabalista », prédicateur strasbourgeois, plus ou moins disciple de Boehme, et qui écrivit sous le pseudonyme d’Ambrosius Sehmann. Son nom est lié aussi à l’émigration, vers la Pennsylvanie, d’une quarantaine de « frères » et de « sœurs » qu’il dirigeait spirituellement. Robert Amadou a réédité ce texte, sous le titre Recherches sur la doctrine des théosophes. Introduction et notes par Robert Amadou. – Paris : Le Cercle du Livre, coll. « La Haute Science ». 1952. Il écrit dans son introduction (p. 21) que ce texte est dû peut-être à Gence, l’auteur de la Notice historique sur Louis-Claude de Saint-Martin (Paris, 1824). En annexe, Amadou présente une notice bibliographique (pp. 43-58) dans laquelle, à propos de Zimmermann, il hésite entre J.G. Zimmermann et le Suisse Jean-Jacques Zimmermann (1685-1756), auteur d’un livre sur Pythagore. Il pense que « Bacon » est Roger Bacon. Je ne le suis pas sur ces deux points.

58 « Recherches sur la doctrine des Théosophes », op. cit., pp. 155-168. À propos de l’Inde (notamment du Malhabarat, et du Poupnekat extrait des Vedas), l’auteur anonyme écrit : « Les Européens, en voyant les rapports et les similitudes frappantes des dogmes de l’Inde avec ceux publiés depuis quelques siècles par les divers Théosophes de l’Europe, ne soupçonnent pas que ces Théosophes aient été les apprendre dans l’Inde. Peut-être même que le temps n’est pas éloigné où ces Européens jetteront les yeux avec empressement sur les objets religieux et mystérieux qu’ils n’envisagent maintenant qu’avec défiance et même qu’avec mépris. Les écrits des différents Théosophes et Spiritualistes leur paraîtront alors probablement moins obscurs et moins repoussants, puisqu’ils y découvriront les bases de toute la théogonie fabuleuse des Égyptiens, des Grecs, des Romains, etc., et puisqu’ils y reconnaîtront la clef de toutes les sciences dont ils s’occupent ; ils acquerront peut-être enfin la conviction que les mêmes bases, les mêmes dogmes ayant été répandus dans des lieux si distants et à des époques si éloignées les unes des autres, doivent avoir les principaux caractères de la vérité » (pp. 167 s.).

59 Mme de Staël. – De l’Allemagne. – t. II, Bruxelles, édition de 1820, chapitre V (« De la disposition religieuse appelée mysticité ») : « La disposition religieuse appelée mysticité n’est qu’une manière plus intime de sentir et de concevoir le christianisme. Comme dans le mot de mysticité est renfermé celui de mystère, on a cru que les mystiques professaient des dogmes extraordinaires, et faisaient une secte à part. Il n’y a de mystères chez eux que ceux du sentiment appliqué à la religion, et le sentiment est à la fois ce qu’il y a de plus clair, de plus simple et de plus inexplicable : il faut distinguer cependant les théosophes, c’est-à-dire, ceux qui s’occupent de la théologie, tels que Jacob Boehme, Saint-Martin, etc., des simples mystiques ; les premiers veulent pénétrer le secret de la création, les seconds s’en tiennent à leur propre cœur » (p. 361). Et dans le chapitre VII (même édition, pp. 387-390), intitulé « Des Philosophes religieux appelés Théosophes », elle reprend la distinction proposée dans le chapitre V, puis écrit : « Non seulement le christianisme, en affirmant la spiritualité de l’âme, a porté les esprits à croire à la puissance illimitée de la foi religieuse ou philosophique, mais la révélation a paru à quelques hommes un miracle continuel qui pouvait se renouveler pour chacun d’eux, et quelques-uns ont cru sincèrement qu’une divination surnaturelle leur était accordée, et qu’il se manifestait en eux des vérités dont ils étaient plutôt les témoins que les inventeurs » (p. 388). Elle consacre ensuite quelques lignes à Boehme, et à son traducteur Saint-Martin (p. 389), et compare les « philosophes spiritualistes » (les théosophes) et les « philosophes matérialistes ». Les premiers « déclarent que ce qu’ils pensent leur a été révélé, tandis que les philosophes en général se croient uniquement conduits par leur propre raison ; mais puisque les uns et les autres aspirent à connaître le mystère des mystères, que signifient à cette hauteur les mots de raison et de folie ? Et pourquoi flétrir de la dénomination d’insensés ceux qui croient trouver dans l’exaltation de grandes lumière ? » (p. 390). Cf. aussi, pour les intéressantes variantes de ces textes, le t. V des œuvres de Mme de Staël dans l’édition critique procurée par la comtesse Jean de Pange et Simone Balayé ; Paris, Hachette. 1960. surtout pp. 126-136 (« Des philosophes religieux appelés théosophes »), et pp. 137-154 (« De l’esprit de secte en Allemagne »).

60 Anonyme (Jean-Jacques Bernard). – Opuscules théosophiques, auxquels on a joint une défense des soirées de Saint-Pétersbourg ; par un ami de la sagesse et de la vérité. – Paris, 1822.

61 Joseph de Maistre. – Les Soirées de Saint-Pétersbourg. – Édition de Lyon, 1831, t. II, p. 303 (onzième entretien). Paru en 1822 (première édition), le livre avait été conçu dès 1810. Dans le même entretien (p. 302), parlant des Illuminés (c’est-à-dire des théosophes comme Saint-Martin, qu’il a connu), il écrit : « Souvent ... il m’arrivait de leur soutenir que tout ce qu’ils disaient de vrai n’était que le catéchisme couvert de mots étranges. »

62 En 1831, Baader écrit que la philosophie religieuse proprement dite n’est pas la « Weltweisheit » (la sagesse du monde, limitée à la « cosmosophie » et à la « physiosophie »), mais ce à quoi saint Paul oppose celle-ci, à savoir la théosophie, ou « Gottesweisheit » (la Sagesse de Dieu). Cf. Franz von Baader, Sämtliche Werke, dans l’édition procurée par Franz Hoffmann (1851-1860), I, 323. Dans une note de commentaires au Magikon de Johann Friedrich Kleuker (paru en 1784), Baader écrit : « Die Kirchenväter Tertullian, Tatian, etc., waren allerdings von der Kabbala berührt, die Verwandtschaft des Neuplatonismus mit der Kabbala ist nicht zu leugnen und man kann mit Grund die christliche Theosophie eine erweiterte, bereicherte und (christlich) modificirte Kabbala nennen » (XII, 550 ; à propos de la page 255, lignes 19-27 ss du Magikon). Dans ses Fermenta Cognitionis, publiés de 1822 à 1825, Baader écrit (6e Cahier des Fermenta Cognitionis) : « J. Boehme’s Theosophie beruht ganz auf dem Evangelium Johannis I. 1-4 » (II, 402). Il existe une traduction française des Fermenta Cognitionis, par Eugène Susini (Paris : Albin Michel, collection « Bibliothèque de l’Hermétisme », 1985 ; cf. Livre VI, § 7, p. 224).

63 Friedrich von Osten-Sacken, dans son introduction au t. XII (1860) de l’édition procurée par Franz Hoffmann, pp. 16. 40 : « die Verstandes-Speculation (konnte) sich nicht dazu erheben, die Tiefe der Theosophie zu erfassen. – Wir müssen diese daher als eine ganz besondere, eigenthümliche Strömung der geistigen Entwickelung betrachten. Während die Verstandes-Speculation in eigener Autonomie ihre Systeme gebaut hat, so hat die Theosophie, von einer religiösen Erkenntniss ausgehend, sich stets in die absolute Wahrheit des Christenthums zu vertiefen gesucht und von diesem Standpuncte aus einer christlichen Speculation reiche Elemente geboten. Je mehr desshalb ein tieferer Blick in den Gang der neueren Speculation uns erkennen lässt, dass diese Verstandesoperation nicht im Stande ist, die Tiefen des Geistes und der Natur zu erfassen und dass dieser Formalismus in seiner Consequenz zu einem vollständigen Bruch mit unserem tieferen Sein geführt hat, um so mehr thut es Noth, unsere Aufmerksamkeit auf eine Richtung zu lenken, die dazu berufen scheint, eine Regeneration der Speculation zu erzeugen. Diese Richtung einer theosophischen Anschauungsweise zieht sich gleich nach der Reformation durch die deutsche Wissenschaft, und wird in der grossartigsten Weise repräsentirt durch Jacob Böhme » (p. 17). « Man kann freilich Franz Baader unter den Philosophen als unsystematisch bezeichnen, dagegen muss man ihm das grosse Verdienst vindiciren, die Theosophie auf ein bestimmtes Erkenntnissprincip zurückgeführt und dadurch derselben eine feste Grundlage gegeben zu haben » (p. 40). Tout le passage cité concernant la « Verstandesspeculation » reste aujourd’hui d’une singulière actualité... Il conviendrait, au demeurant, de rééditer, et de traduire, tout le texte de von Osten-Sacken (pp. 1-73, in XII).

64 Cf. notamment V, p. LXXIII : on peut, dit Franz Hoffmann, employer « théosophie » à propos de Baader, dans le sens que lui donne Carl Gustav Carus (Psyche. Zur Entwicklungsgeschichte der Seele, 2e éd., p. 73), quand celui-ci explique que la véritable philosophie ne saurait être autre chose que de la théosophie ; car si le divin, l’origine de toute chose, est Dieu, une connaissance profonde ne peut avoir d’autre objet que le divin. Nous voyons ici que pour Hoffmann, le mot « théosophie » revêt un sens plus général, plus vague, que pour von Osten-Sacken.

65 Julius Hamberger. – Stimmen aus dem Heiligthum der christlichen Mystik und Theosophie. Für Freunde des inneren Lebens und der tiefern Erkenntniss der göttlichen Dingen gesammelt une herausgegeben. – Stuttgart, 1857, 2 vol. Dans sa courte préface (2 pages), Hamberger déclare avoir renoncé à distinguer mystique et théosophie : « Es war nicht thunlich, die Mystiker von den Theosophen zu trennen, indem ja so manche Mystiker zugleich Theosophen sind, sondern sie folgen sich, ohne Scheidung, meist in chronologischer Reihe, im zweiten Theile aber mehr nach ihrer innern Verwandtschaft zusammengeordnet. Noch weniger war eine Zusammenstellung nach den Materien in systematischer Ordnung möglich, indem ein und derselbe Abschnitt nicht selten mehr als einen bedeutenden Punkt zum Gegenstande hat » (p. IV). Il termine toutefois cette préface par les mots que voici : « einerseits lässt sich der Mystik die Kraft nicht absprechen, denjenigen, welche überhaupt ein ernstes Verlangen nach Einigung ihres Gemüthes mit der Gottheit in sich tragen, den Aufschwung zu derselben wesentlich zu erleichtern, und da uns andererseits in der Theosophie ein Licht entgegenschimmert, welches, wenn man ihm nur weiter und weiter nachzugehen sich entschliessen kann, die christliche Lehre in einer Klarheit und Bestimmtheit erkennen lässt, wie sie die gegenwärtige Verwirrung der Begriffe in der That gebieterisch erheischet » (p. IV). C’est ainsi que, outre des mystiques proprement dits, on trouve dans cette anthologie des auteurs tels que Paracelse, Postel, Arndt, Boehme, Pordage, A. Bourignon, Œtinger, Philipp Matthäus Hahn, Johann Michael Hahn, Jung-Stilling, Saint-Martin, Dutoit-Membrini, Eckartshausen, Baader, Johann Friedrich von Meyer, et même Franz Hoffmann. C’est la première fois qu’une véritable anthologie de la théosophie voyait le jour ! On y trouve aussi des Naturphilosophen romantiques tels que F.J.W. Schelling, Fr. Schlegel, G.H. Schubert. Chaque nom présenté est accompagné d’une notice informative, et suivi d’un ou de plusieurs textes choisis.

66 R. Rocholl. – Beiträge zu einer Geschichte der Theosophie. Mit besonderer Berücksichtigung auf Molitor’s Philosophie der Geschichte. – Berlin, 1856.

67 Friedrich Christoph Œtinger. – Sämtliche Schriften, hrsg. von Karl Chr. Eberhard Ehmann, Stuttgart, 1858-64. La première série (5 volumes) est consacrée aux écrits homilétiques ; la seconde (6 volumes) aux écrits théosophiques, dont la Lehrtafel (1763), Swedenborg (1765), Biblisches und Emblematisches Wörterbuch (1776), etc. Sur le grade de Chevalier Théosophe en Maçonnerie, cf. Karl R.H. Frick. – Licht und Finsternis. – Graz : Akad. Druck und Verlagsanstalt, t. II, 1978. p. 197. Et pourtant, toujours à ce moment-là, c’est encore dans un sens très général – mais précis –, et point ésotérique, que le philosophe italien Antonio Rosmini-Serbati (1797-1855) emploie « teosofia » : sa Teosofia (posthume, 2 vol., Turin. 1859) distingue (cf. notamment vol. I. p. 2) deux domaines dans la métaphysique, à savoir la psychologie et la théosophie ; l’auteur déclare s’inspirer de saint Augustin, qui ramenait la philosophie à deux domaines fondamentaux, la connaissance de l’âme et la connaissance de Dieu.

68 René Guénon. – Le Théosophisme, histoire d’une pseudo-religion. – Paris : Valois, 1921, pp. 1 s. : la théosophie traditionnelle toute occidentale, dont la base est toujours, sous une forme ou sous une autre, le christianisme, est représentée par un certain nombre d’auteurs dont il donne une liste succincte : « Telles sont, par exemple, des doctrines comme celles de Jacob Böhme, de Gichtel, de William Law, de Jane Leade, de Swedenborg, de Louis-Claude de Saint-Martin, d’Eckartshausen ; nous ne prétendons pas donner une liste complète, nous nous bornons à citer quelques noms parmi les plus connus. »

69 Sur le choix de « Théosophie » par les fondateurs de la ST, et les sens donnés par eux à ce mot, cf. James A. Santucci. – « Theosophy – Theosophia », in The American Theosophist, Special Issue, automne 1987. Et du même auteur, la communication dans le présent numéro de Politica Hermetica. Cf. aussi l’article de John Algeo, pp. 223-229 in Theosophical History (California State University, Fullerton), vol. IV. nr. 6-7, avril-juillet 1993, p. 226. Les circonstances de ce choix par les fondateurs devront faire un jour l’objet d’une étude approfondie.

70 À tel point qu’on ne peut s’empêcher de se demander si Rudolf Steiner n’aurait pas appelé son mouvement « Société Théosophique », si ce nom avait été encore disponible.

71 Ce trait éclaire partiellement l’orientation docétiste de la pensée d’Henry Corbin et le vif intérêt de celui-ci pour Swedenborg.

72 Plusieurs fois j’ai entendu Corbin s’écrier, tant dans ses cours à la Sorbonne qu’à l’occasion de conversations privées : « Mme Blavatsky nous a confisqué, volé, le mot ! » (le mot « théosophie ») ; mais jamais dénigrer les enseignements proprement dits de la ST ou de ses fondateurs. Il est vrai que son esprit, moins sectaire que celui de Guénon, et plus ouvert au culturel, le portait à pourfendre les étouffeurs du symbolisme et de l’ésotérisme en général, plutôt qu’à s’en prendre à tel ou tel courant, à telle ou telle société, de type spirituel.

73 L’entrée « Théosophie » dans les dictionnaires et encyclopédies mériterait de faire l’objet d’un développement particulier. Nous avons vu qu’elle est pratiquement absente jusqu’au XVIIIesiècle inclusivement (à l’exception notable de l’Encyclopédie de Diderot). Elle apparait de plus en plus fréquemment à partir de la seconde moitié du XIXesiècle. Maintenant, sa présence est quasiment obligée. Le Dictionnaire de Spiritualité ascétique et mystique (Fasc. 96-98, pp. 548-562, Paris : Beauchesne, 1990), est la dernière entreprise en date (1993) – du moins à ma connaissance – à avoir accueilli un long traitement du mot (par l’auteur du présent article). Ajoutons, enfin, que la jolie expression « theosophia perennis », calquée sur celle de « philosophia perennis », peut servir à souligner la couleur ésotérique de la seconde, ou à suggérer qu’au fond il n’y aurait qu’une seule théosophie, seulement diversifiée en plusieurs courants. C’est dans ce sens « unifiant » que Mircea Eliade l’emploie : cf. son compte rendu : « Some Notes on Theosophia Perennis : Ananda K. Coomaraswamy and Henry Corbin », pp. 167-176, in : History of Religions, novembre 1979, no 2 (t. 19, août 1979/mai 1980). Avec Coomaraswamy, nous abordons le domaine des traditions extrêmes orientales : sous la plume d’Eliade, « perennis » est alors comme un pont reliant hindouisme et abrahamisme. Mais « théosophie », sans doute en partie sous l’influence de la ST, est parfois employé aussi bien pour désigner des traditions ou des enseignements uniquement hindouistes ou extrême-orientaux : cf. par exemple, dans le présent numéro de Politica Hermetica, la communication de J.-L. Siémons, qui cite le travail universitaire de Paul Oltramare, L’Histoire des idées théosophiques dans l’Inde, Annales du Musée Guimet, 1923.

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net