Un siècle et demi de République démocratique aux États-Unis

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Bernard FAŸ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La grande expérience.

 

PENDANT que le gouvernement français célèbre à grand renfort d’éloquence les scènes tumultueuses de la Révolution et la destruction de la monarchie la plus antique d’Europe, à laquelle succéda pendant huit ans un régime chaotique et sanglant, les États-Unis fêtent le cent cinquantième anniversaire de leur constitution. Après leur victoire, ils traversèrent une période d’aigreur et d’anarchie (1783) dont ils sortirent enfin en 1788-1789, quand ils se furent mis d’accord sur une constitution fédérale et aristocratique, qui permit en 1789 l’établissement d’un régime solide avec Georges Washington comme premier président. La grande différence entre la constitution américaine et les constitutions françaises, c’est qu’outre-mer on établit un gouvernement républicain pour arracher le pays au désordre tandis qu’en France on aboutit au gouvernement républicain pour se soustraire à l’ordre établi. La constitution des États-Unis fut rédigée par les chefs financiers, économiques et politiques du pays qui voulaient asseoir leur autorité, et recherchaient une organisation stable. Les constitutions françaises furent rédigées par des tribuns qui voulaient surtout arracher l’autorité au pouvoir établi.

La constitution républicaine des États-Unis est la première en date. Elle est aussi la seule qui ait duré. Elle est enfin celle dont le succès éclatant a le plus impressionné les esprits. Un républicain a donc, à tous points de vue, plus de raisons pour célébrer cet anniversaire que pour pavoiser en l’honneur de la Révolution française, incapable malgré ses efforts réitérés d’installer une république stable.

Les États-Unis de 1789 étaient un petit peuple de 3 500 000 habitants, établis sur un territoire de 2 350 000 kilomètres carrés ; ils n’avaient plus ni armée, ni flotte, car après 1783, on avait licencié les troupes. Ce pays ne possédait aucun organisme national si ce n’est un parlement vague, impuissant, temporaire. Coincé entre les territoires occupés par les Anglais hostiles et arrogants, les Espagnols malveillants et les Indiens toujours aux aguets, une série d’émeutes sanglantes s’étaient succédé qui avaient montré dans les basses classes les pires tendances à l’anarchie. Enfin, entre les treize États qui composaient la Fédération, les jalousies et les inimitiés régnaient, qui opposaient le Sud au Nord, les grands États aux petits États, les États maritimes aux États continentaux. Une population bariolée où les Anglo-Saxons étaient la majorité, mais où les Irlandais, les Allemands, les Français et les Nègres formaient un contingent important, rendait le problème encore plus difficile à résoudre. Les colons, établis dans l’intérieur sur l’Ohio et dans les montagnes à l’ouest de la Virginie, toléraient mal la discipline sociale et rêvaient d’un état de nature proche de Jean-Jacques.

Un siècle et demi a passé. Les États-Unis ont plus de 130 millions d’habitants. Leur revenu national atteint 80 milliards de dollars, 3 200 milliards de francs. Les États-Unis ont chez eux les deux tiers de l’or du monde, leur flotte est avec la flotte anglaise la plus puissante de l’univers, leur armée, petite mais solide, n’a rien à craindre ni du Canada désarmé, ni du Mexique épuisé. En un mot, les États-Unis, avec la richesse acquise la plus considérable du monde, possèdent le commerce national et l’outillage industriel le plus formidable qu’il y ait sur terre.

Son gouvernement, un président élu par le peuple tous les quatre ans, par un suffrage à deux degrés, un Congrès composé de deux chambres, une Haute Cour nommée par le président et des tribunaux inférieurs élus par le peuple, ce système a résisté cent cinquante ans ; il est, à l’heure actuelle, plus solide, plus respecté du peuple et plus admiré de l’étranger qu’il ne l’a jamais été. Dans ces conditions, on pourrait comprendre que des démocrates convaincus montrent avec orgueil l’expérience américaine, et la présentent comme la réussite la plus extraordinaire de la vie politique mondiale.

 

 

La démocratie aristocratique des États-Unis.

 

L’idée maîtresse qui guida les rédacteurs de la Constitution américaine fut le principe de l’efficacité. Ils voulurent un texte aussi simple et aussi fort que possible. Ils cherchèrent à créer un État qui se mêlât le moins possible de la vie des citoyens, mais dont l’autorité fut incontestée, incontestable. Pour y parvenir, ils donnèrent au président des pouvoirs considérables, supérieurs à ceux de tous les rois constitutionnels. Par ailleurs, ils s’arrangèrent pour que l’élection des sénateurs (la Chambre Haute des États-Unis) fît d’eux des représentants de l’aristocratie locale. Enfin, et c’est peut-être là leur décision la plus importante, ils confièrent le pouvoir à Washington, à une époque où les précédents qu’il créait étaient d’une importance capitale ; Washington à son tour s’appliqua à nommer à tous les emplois les gens les plus influents, les plus puissants, les plus distingués, et les plus respectés ; en opposition avec les procédés de la France jacobine, où l’on pensait que le choix populaire suffisait pour illustrer fonctionnaires et parlementaires, les Américains étaient persuadés qu’il fallait attribuer les fonctions gouvernementales aux hommes les plus éminents afin de conférer du prestige à ces fonctions. Les Américains, soucieux de rendre respectables leurs institutions, pensaient y parvenir en remplissant leurs cadres politiques des personnages les plus considérables. La République française échoua, la République américaine réussit. On comprend comment, de 1789 à 1830, pendant toute la période critique des guerres de la Révolution et de l’Empire, durant cette phase si délicate où le monde se détacha du dix-huitième siècle agricole et nobiliaire pour entrer dans l’ère commerciale et industrielle moderne, les États-Unis furent constamment gouvernés par une série d’aristocrates unis les uns aux autres par des liens d’amitié et composant un groupe cohérent. Washington de la Virginie, John Adams du Massachusetts, Jefferson, Madison, Monroë de la Virginie, John Quincey Adams du Massachusetts...

Ces éléments d’aristocratie réelle furent renforcés par l’existence de la Cour suprême. Les juges y étaient nommés par le président et étaient inamovibles. En cent cinquante ans, le président de ce tribunal n’a changé que treize fois. Or, cette cour juge non seulement en dernier appel, de tous les procès capitaux, mais elle décide aussi de la légalité des lois votées par le Parlement. Elle assure à la législation une continuité et une stabilité rares en démocratie.

Les États-Unis présentèrent dès le début le curieux spectacle d’un peuple où l’égalité s’étale dans les rues et les places publiques, et où l’armature de la vie est constituée par l’inégalité réelle : en aucun pays un homme qui a réussi ne peut jouir davantage de son succès, n’est plus admiré, plus adulé, plus célébré. En aucun pays un homme fort ne peut user plus librement de sa force pour l’augmenter et l’imposer. En aucun pays un homme audacieux n’est plus libre de développer cette audace ; enfin, en aucun pays un homme n’est autorisé à prendre plus de précautions pour protéger les biens qu’il possède et les garantir à ses enfants. On a beau dire que « de la salopette à la salopette il n’y a que trois générations aux États-Unis », rappelons-nous que depuis 1640 les Roosevelt sont riches, que les Astor ont derrière eux au moins un siècle d’opulence, les Dupont de Nemours un siècle et demi, etc., etc.

Les pères de la Constitution américaine ne cachaient pas leur goût pour l’autorité, leur respect pour la tradition et leur souci d’installer une aristocratie. Ils manifestaient bien haut leur haine de l’anarchie, et, quand ils voulaient, ils imposaient par la force le respect de l’ordre ; cependant, ils employaient en même temps un langage démocratique très sonore. Ils ouvraient leur pays aux émigrants du monde entier, et ils les admettaient tous sur un pied d’égalité. On ne leur demandait que de se conformer à la discipline sociale élémentaire imposée par le gouvernement et de réussir dans la vie économique. Les États-Unis, en effet, n’étaient point dans la même situation que les peuples européens. Ceux-ci, à la fin du dix-huitième siècle, avaient accumulé l’extraordinaire trésor de tradition, de sagesse, de richesse et de luxe, fruit de leur labeur séculaire, résultat de leur expérience. Ce sont tous ces trésors autour desquels on se battit entre 1788 et 1830. Toutes les classes voulaient en jouir, mais dans cette lutte on en gaspilla la plus large part ; églises, châteaux, mobilier, argenterie, culture littéraire, technique artistique, raffinement de mœurs, délicatesse des sentiments et des idées, dans cette formidable et sanglante foire qui se déroula entre le Serment du Jeu de Paume et les Journées de Juillet, tout fut saccagé, gâché, et l’époque qui commença avec des rubans et des plumes, des espoirs et de la surabondance, se termina en frac noir avec le mal du siècle, le suffrage universel et la conscription. En fait, sauf pour l’Angleterre, la richesse réelle et individuelle diminua partout en Europe.

En Amérique, au contraire, il y avait peu de richesse acquise. Il y avait beaucoup de richesse possible. Un homme n’avait aucune raison d’être jaloux de ce qu’avait le voisin, car il lui était facile de se procurer beaucoup plus en travaillant. En Europe, énergie et activité devaient être soigneusement organisées et surveillées, afin de ne point gâcher les merveilles déjà créées ; en Amérique, énergie et activité pouvaient se déchaîner, car il n’y avait rien de fragile à briser et tout à créer. Par ailleurs, la démocratie européenne, avec ses tendances idéologiques, ses rêves fantastiques et mystiques, avait un caractère incendiaire ; au contraire, lés foules démocratiques qui débarquaient aux États-Unis avaient perdu en quittant leurs foyers une bonne part de leur individualité et toute leur férocité. Ce n’était plus guère que des troupeaux sans chefs, obéissants et plastiques. Le problème de la démocratie était donc très différent dans l’Ancien et dans le Nouveau Monde. Celle de l’Ancien Monde, semblable à un taureau lancé dans une boutique de verrerie, ne cessa de dévaster les objets les plus précieux que ses ancêtres lui avaient légués ; la démocratie américaine, plantée dans la forêt vierge, ne cessa de transformer en richesse réelle ce qui avait été un potentiel de richesse. Le goût du travail, le respect pour le succès, le fécond et perpétuel contact avec les nécessités les plus dures de la vie, donnèrent aux masses populaires américaines une discipline que celles d’Europe n’eurent jamais. Car, abritées dans leurs grandes villes, grisées par les théories de leurs tribunes démagogiques, ces dernières échappaient à l’emprise du réel, qui courbait et disciplinait les foules américaines. De 1789 à 1919, l’Amérique fut dirigée par une aristocratie anglo-saxonne prise d’abord dans le Sud (Washington et sa dynastie), élargie ensuite et dominée par les grands industriels du Nord (parti républicain 1860-1912). Elle fut enfin couronnée par une dictature, celle du travail. Le travail procurait fortune, honneur, importance politique. Le travail était le jeu le plus excitant, le sport le plus sain, le plaisir le plus inoffensif et l’occupation la plus naturelle. Grâce au travail, et à la fatigue qui en résultait, les hommes oubliaient leurs jalousies, leurs querelles et même leurs désirs. Pour le reste, les États-Unis se contentaient d’une existence très simple. On était trop pressé. L’épuisement physique était trop absorbant, les satisfactions immédiates trop universelles pour que l’on songeât à envisager des problèmes nombreux et complexes.

Une civilisation aventureuse, courageuse et expérimentale se grisait de son propre bonheur, sans songer à l’avenir et au passé.

 

 

Le bilan.

 

L’année 1929 marqua le tournant de l’histoire des États-Unis.

En octobre, la crise boursière débuta. Elle suivait une période de prospérité sans ombre et d’expansion nationale sans pareille. Depuis 1917 l’Amérique avait été le centre de la vie économique mondiale, la reine financière de l’univers et l’arbitre des destinées politiques. Elle apparaissait, aux yeux de tous, comme le symbole et la citadelle du capitalisme moderne.

Cependant, la débâcle de la bourse fut suivie d’une crise industrielle. Celle-ci, à son tour, amena un chômage qui se généralisa ; jetant sur le pavé quelque 15 millions de travailleurs. De mois en mois, la situation empira, et la structure économique du pays fut ébranlée. En 1933, une cascade de faillites entraîna la fermeture de toutes les banques du pays, phénomène que l’on n’avait encore jamais vu.

Après une période d’alarme, de panique et de découragement, l’élection de Franklin Roosevelt rendit du courage a la foule (1933). Grâce à des procédés adroits, il stimula l’activité industrielle et diminua le chômage. Grâce à une attitude tant soit peu démagogique, il galvanisa les foules. On crut le problème résolu.

Cependant, à mesure que les années passaient, il fallut bien se rendre compte que Roosevelt n’avait apporté aucun remède durable. Il restait encore plus de 10 millions de chômeurs. L’activité économique ne remontait point à un niveau moyen. D’un bout du pays à l’autre, les industries travaillaient avec des marges infimes, et ceux-là mêmes qui avaient conservé leur emploi avaient perdu une partie de leur travail et une part considérable de leurs gains. Des voix commencèrent à s’élever pour blâmer Roosevelt. D’autres se firent entendre qui, en termes mesurés mais formels annoncèrent la fin de l’expérience américaine. Un livre curieux et courageux de Paul B. Sears, professeur d’Agriculture à l’Université d’Oklahoma, parut en 1932 : l’Invasion des déserts. L’auteur y montrait la situation critique de l’agriculture américaine qui, depuis 1916 produisait à perte ; il révélait surtout, à l’étonnement du public, l’usure extraordinaire et dangereuse du sol des États-Unis. En termes mesurés et nets, il criait, casse-cou. Il annonçait que pour se nourrir, pour durer, le pays devait changer sa méthode. Depuis cette date, coup sur coup, les témoignages se sont multipliés. Dans ses discours, le ministre de l’Agriculture, Wallace, dans ses livres, le fameux vulgarisateur, John Chase, ont insisté sur le devoir urgent d’adopter des procédés nouveaux. Le ministère de ]’Agriculture a publié un gros livre sur l’état du sol et cette année même, un auteur, D. C. Coyle, vient de dresser le bilan de la gestion du Nouveau Monde par la démocratie anglo-saxonne. Il en ressort qu’à l’heure actuelle, plus de 50 pour 100 du sol est voué à rester désertique. Les colons du Nouveau Monde ne se sont point rendu compte de ce qu’ils faisaient. Ils ont cru que l’on pourrait impunément et indéfiniment exploiter cette terre vierge. Ils n’ont pas compris que « pour un cultivateur, vendre ses produits au dehors, c’est en réalité vendre sa propriété, tandis que se nourrir de ses produits, c’est conserver sa terre aussi riche qu’on l’a trouvée. Avec les énormes récoltes de tabac, de coton et de blé, cultivés d’une. façon massive et sans que la terre soit jamais engraissée, les fermiers américains ont réussi à épuiser, en un siècle et demi, ce sol que des millénaires de solitude avaient enrichi sans pourtant le rendre profondément riche. Les ressources de dizaines de milliers d’années ont été liquidées en quelques dizaines de mois. L’instinct commercial qui dominait l’Amérique entraînait à raser les forêts, à établir là où il y avait eu des campagnes verdoyantes de grandes mines d’or hydrauliques, en un mot, à remplacer la vie par la mort. Semblable au roi Midas, le peuple américain transformait tout en or, mais il finissait par voir que cet or ne nourrit point et que seule la vie peut soutenir la vie ». À l’heure actuelle, 50 millions d’âcres de sol ont été gâchés depuis 1860 ; 50 000 millions sont en danger de l’être, et 200 millions commencent à être menacés. Le péril est surtout grand dans le bassin du Mississipi où le sol trop friable ayant cédé, l’herbe a été remplacée par du sable ; les forêts ayant été coupées, les inondations sont devenues d’année en année plus diluviennes et ont augmenté le désordre en dévastant leurs berges et tous les territoires qui les environnaient. Cette région est immédiatement en danger, et cela est grave car elle devrait servir de centre et de cœur aux États-Unis ; il n’en est rien, la population y diminue en même temps que les ressources ; cependant que l’activité augmente sur la côte est et sur la côte ouest. Dans le domaine des richesses minérales, la situation est moins grave, la faillite moins menaçante. Pourtant, Coyle prétend qu’il ne reste plus à l’Amérique de plomb et de zinc que pour quinze ans ; il estime que dans quarante ans le cuivre sera rare et cher, et que si la consommation du pétrole continue à augmenter comme elle le fait en ce moment, dans vingt ans on commencera à en manquer. L’or est pratiquement épuisé. De tous les minerais, seul le charbon reste encore abondant. Quant aux forêts, c’est une véritable catastrophe, 80 pour 100 ont été coupées et il sera extrêmement difficile d’enrayer ce désastre. Sans doute, toute cette énorme dépense n’a pas été sans résultat. Les Américains peuvent montrer que leur bien-être matériel est formidable puisqu’en 1936 ils possédaient plus de 28 millions d’automobiles, puisqu’en 1935, on vendit pour plus de 200 millions d’appareils de radio, qu’ils ont à l’heure actuelle Il millions et demi de téléphones dans leurs maisons et que le revenu du pays, après avoir atteint près de 90 milliards de dollars en 1928, se maintient aux environs de 80. Ce portrait contrasté donne une juste idée de la situation américaine. Ce peuple travailleur, ambitieux et fiévreux a transformé avec une hâte véhémente un immense potentiel de richesse en un luxe personnel remarquable, mais, à l’heure actuelle, il lui sera impossible de maintenir ce luxe s’il ne change son point de vue et sa discipline.

Il lui faut renoncer au gaspillage. Or, ce que nous nommons ainsi, c’était la forme le plus nette de son esprit démocratique. Le gaspillage américain, c’était la liberté accordée à chacun de se procurer par tous les moyens toutes les ressources qu’il désirait ; c’était l’égalité de tous en face d’une nature qui ne refusait rien aux travailleurs ; c’était la fraternité d’un peuple élu pour lequel le ciel prodiguait le nécessaire et le superflu sans compter. Pour empêcher ce gaspillage, il faudra une stricte discipline de l’État imposée aux agriculteurs et aux commerçants, c’est-à-dire à toute la population. Pour obvier au désastre qu’entraîneraient fatalement les procédés actuels, l’Amérique devra apprendre à se préoccuper avant tout de la continuité, de la conservation et de la durée. La république de pionniers devra se transformer en un état conservateur.

Sears n’hésite point à montrer comment l’instinct démocratique a dévasté la terre du Nouveau Monde. Là où un sol léger aurait permis d’entretenir des troupeaux errants et où de grandes propriétés eussent prospéré, on a voulu distribuer le sol aux petits cultivateurs car cela semblait populaire et faisait le jeu des politiciens. La conséquence fut que ces régions trop pauvres refusèrent à ces fermiers trop exigeants et trop pressés la nourriture dont ils avaient besoin. En vingt ans, tous les cultivateurs furent ruinés et le sol dévasté. Cet exemple pris dans une vaste région du Dakota est typique. À des degrés divers, il s’applique à l’ensemble des États-Unis.

Cent cinquante ans ont passé depuis que la grande république d’outre-mer installa sa constitution ; celle-ci avait pour objet de faire travailler un peuple de pionniers sous une aristocratie de gros employeurs et de banquiers ; elle réussit à stimuler l’avidité et l’énergie de ces immigrants à un point tel qu’en cent cinquante ans, tout ce continent fut colonisé, civilisé et dévasté. Cette Constitution et cet État social atteignirent leur but ; il faut admirer le courage et la force des pionniers américains. Ils sont nos frères et nous avons le droit d’être fiers de leur étonnante réussite ; mais puisqu’ils sont nos frères, nous avons aussi le devoir de constater le danger qu’il y aurait pour eux à s’obstiner dans un système, le système démocratique, libéral, qui représente pour eux désormais un danger mortel, ou plutôt la certitude de la catastrophe.

Qu’il s’agisse du Nouveau ou de l’Ancien Monde, l’erreur de la démocratie fut la même au dix-huitième et au dix-neuvième siècles ; elle crut qu’il était possible de promettre sur terre le bonheur matériel à tous les humains sans aboutir au désespoir et à la révolte. Elle crut que cette obsession du bonheur personnel et immédiat amènerait d’abord une exaltation de l’être humain, ensuite un aménagement rapide de l’univers selon les désirs des humains ; nous pouvons constater aujourd’hui que cette idée démocratique, dans l’Ancien et dans le Nouveau Monde, nous met tous en face du désastre. C’est elle, en effet, que les États totalitaires reprennent avec tant de frénésie.

Appliquant à leurs nations cette doctrine, l’Italie et l’Allemagne prétendent, malgré le manque de ressources locales, donner à leurs peuples un bien-être universel ; s’ils ne peuvent y arriver, ils l’exigeront ; ils sont prêts, semble-t-il, à détruire tout ce qu’il y a de civilisation sur terre plutôt qu’à renoncer à cet idéal ; cependant, outre-mer, la nation américaine, la seule qui dans une certaine mesure était arrivée à procurer à son peuple ce luxe, se voit maintenant acculée à une banqueroute qui ne sera point seulement économique, mais surtout morale ; l’incapacité de fournir du travail aux jeunes gens est encore plus grave que l’impuissance à garantir le confort aux vieillards.

Il serait aveugle et injuste de ne pas reconnaître la grandeur de l’œuvre accomplie par la démocratie aristocratique d’outre-mer et de ne pas saluer là l’une des tentatives les plus audacieuses, les plus joyeuses de l’humanité. On comprend la griserie de la nation américaine et sa fierté, mais à l’heure actuelle, nous devons aussi comprendre le sens de cette expérience. Sears, Chase, Coyle et tous les esprits sérieux de là-bas le reconnaissent : l’homme ne peut pas vivre pour son bonheur immédiat et individuel. Il ne peut pas traiter les objets et le sol comme s’ils étaient livrés à la toute-puissance des désirs humains. Il doit se rappeler qu’il est un être périssable, un chaînon de la race, encore bien plus qu’un individu. Il doit se souvenir qu’une réalité immense, indépendante de ses rêves et de ses espoirs l’entoure et fait pression sur lui. L’erreur fatale de la démocratie fut de supposer que les désirs humains pouvaient servir de centre et de plan à l’organisation de l’univers. L’expérience américaine elle-même montre que l’homme est voué à la mort s’il ne reconnaît l’existence d’un ordre providentiel supérieur à lui-même, où sans doute il tient une place éminente, mais celle d’un serviteur.

Jamais, à aucune époque de son histoire, l’homme n’avait eu plus de pouvoir sur les choses qu’en Amérique. Or, en 1939, il en arrive à constater que ce pouvoir est la cause de ses catastrophes. Quand l’Indien, faible et demi-nu errait dans les forêts du Nouveau Monde, avec toute son impuissance et toute sa maladresse, il portait en lui une prévoyance que regrette aujourd’hui le citoyen des États-Unis épouvanté de ses créations destructrices.

Si l’on doit accuser la démocratie française d’avoir détruit la plus grande force de la France, son passé merveilleux, l’on peut craindre que la démocratie américaine n’ait pas compromis la plus grande ressource de son peuple, son avenir.

 

 

 

Bernard FAŸ.

 

Paru dans La Revue universelle

en juillet 1939.

 

 

 

 

 

 

 

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