Quand les Pères de l’Église nous apprenaient Marie
par
Jean-Jacques FÉLICI
SUIVRE pas à pas, tout au long de l’histoire du Christianisme, le développement du culte de la Sainte Vierge est une des entreprises les plus passionnantes que puisse mener un cœur empli de l’amour de la Femme élue, de la Toute Gracieuse. On dirait que ce culte s’est lentement formé, comme dans le sein virginal, l’enfant qui devait naître, pour se manifester dans la plénitude du jour au moment prévu par la Providence. Le XXe siècle, « siècle de la Sainte Vierge », a dit S.S. Pie XII, est l’aboutissement de nombreux, très nombreux siècles où la plus douce des dévotions, et la plus consolante, s’est patiemment installée dans l’âme fidèle. Parmi ces siècles, ceux qui vont du IVe au XIe ne sont peut-être pas les plus illustres quant à la pitié mariale, mais ils sont d’une importance certaine.
On se souvient que, dans les premiers temps de l’Église, la dévotion à la Sainte Vierge n’était guère le fait que de ces traditions populaires qu’ont recueillies les apocryphes et où le bon grain était fort mélangé d’ivraie. Déjà touchante, pour des cœurs qui aiment, et c’est pourquoi l’Église a recueilli et consacré dans sa liturgie certaines des données de ces traditions, en commémorant, par exemple, la Présentation de Marie au Temple, ou en célébrant dûment en leur jour de fête les parents de la Vierge, dont cependant aucun texte canonique ne nous garantit qu’ils s’appelaient vraiment Joachim et Anne. Au IVe siècle encore, la tradition à demi légendaire se mêle indissociablement à la vérité : et c’est dommage. Car il serait si bon, si exaltant, de penser qu’elle est vraiment la première des Apparitions de la Sainte Vierge à l’humanité, celle que saint Grégoire de Nysse rapporte dans sa Vie du Thaumaturge saint Grégoire, et dont son héros fut le bénéficiaire, selon lui !
Mais déjà, à cette époque où le sort de l’Église achevait de se jouer dans l’épreuve et où l’on commençait à entrevoir les aubes lumineuses de la victoire de la Croix, des âmes profondes, des esprits avertis, se penchaient sur l’adorable mystère de Marie et le scrutaient avec amour. Les Pères de l’Église vont faire progresser notre connaissance de la Vierge Mère, de ses vertus, de son rôle, de la façon la plus émouvante. Émouvante, parce que leur intention première ne semble pas avoir été de promouvoir on ne sait quelle « mariolâtrie », comme disent nos adversaires, mais qu’ils ont rencontré Marie, l’importance de Marie, tout simplement en allant au cœur des vérités de la foi, en les défendant aussi contre ceux qui voulaient les détruire.
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Le quatrième siècle bat son plein, donc, quand, en Mésopotamie, là où aujourd’hui les hommes se disputent les nappes de pétrole, un grand mystique vit, qui est aussi un lyrique insigne, Saint Éphrem (306-373). À Mossoul, puis à Édesse, il écrit des vers, d’innombrables vers. On assure qu’il en fit jaillir de son cœur trois millions ! La Vierge est un de ses thèmes préférés, qu’il appelle « notre patronne et notre médiatrice ». Et le refuge du genre humain et celle qui intercède auprès de son fils. Si l’on avait le courage et la science de se plonger dans ces millions de vers syriaques, on y trouverait toutes les qualités, tous les attributs, tous les symboles que la piété moderne reconnaît à Marie : ce saint Éphrem, quel authentique voyant !
Mais c’est un Oriental, un exalté, un rêveur ! dira-t-on. En dira-t-on de même de ce solide Romain qui, en 374, prend en main le diocèse de Milan, cet administrateur, ce chef lucide : saint Ambroise. Lui aussi, il a les yeux tournés vers l’admirable image. Il reconnaît en elle l’exemple accompli de toute virginité. Il reprend les brefs passages de l’Écriture où apparaît Marie, et il les commente. Tel texte de lui sur Marie au pied de la Croix est digne des anthologies. En parle-t-il en chaire, dans ces sermons qui font accourir les foules dans sa cathédrale ? Un jeune homme d’Afrique, venu à Milan avec sa mère et qui y cherche encore Dieu, l’y entend-il ? Ce jeune homme c’est saint Augustin... Dans son œuvre colossale, cependant, il parlera peu de la Vierge, l’évêque d’Hippone, mais ce sera avec une profondeur singulière, celle qu’il met en tous les sujets qu’il aborde.
Lisez donc cet aphorisme, qui va si loin : « Il est bien plus heureux pour Marie d’avoir cru en le Christ que de l’avoir enfanté selon sa chair. À quoi lui eût servi ce lien qui la rattachait au Sauveur si elle n’avait été plus heureuse de le porter en son cœur que de l’avoir porté en son sein ? »
Ainsi, au début du Ve siècle, le culte marial est déjà sorti du cadre de la petite dévotion populaire : il a déjà été approfondi par le travail de l’esprit. Aussi, quand le triste Nestorius, patriarche de Constantinople, l’attaque, ce culte, et prétend refuser à Marie le titre de Theotokos, de « Mère de Dieu », des hommes de premier plan sont là pour le défendre et, au Concile d’Éphèse de 341. le faire triompher. Un nom mérite de rester associé à cette œuvre si noble, celui de saint Cyrille, le patriarche d’Alexandrie, dont l’action et les écrits sont déterminants. Aussi quand le Concile s’est prononcé, quand Marie a bien été proclamée la Mère de Dieu et, par voie de conséquence, de tout le genre humain, – quelle acclamation jaillit de sa plume ! Bossuet a traduit la plus belle de ses périodes : « Nous vous saluons, ô Marie, Mère de Dieu, véritable trésor de tout d’Univers, flambeau qui ne se peut jamais éteindre, couronne de la virginalité, sceptre de la foi orthodoxe, temple incorruptible, lieu de Celui qui n’a pas de lieu... »
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L’élan désormais est lancé. Voici que l’Église entière se porte vers le merveilleux amour. Chrétiens d’Orient, chrétiens d’Occident, sur ce point, c’est tout comme. Le petit peuple, encouragé, se jette dans cette dévotion. C’est Marie, la Mère de Dieu, qui a converti la pécheresse, cette autre Marie qu’on nomme « l’Égyptienne », et c’est elle qui en a fait une sainte.
Romanos le Mélode, au Ve siècle, ce Juif touchant, converti au Christianisme par la grâce de Marie, se constitue son chantre et rivalise presque en abondance avec saint Éphrem ; en abondance et en quelle merveilleuse tendresse ! Basile de Séleucie, puissant Docteur, réfléchit profondément les attributs de la Mère de Dieu et montre quelle abondance de grâces est en elle. Saint Augustin avait peut-être déjà pressenti l’Immaculée : Basile s’en approche encore davantage... Et l’élan continue, de plus en plus fort.
La Liturgie suit, et quand saint Basile, au VIe siècle, fixe la sienne pour son peuple et ses moines, il y introduit une hymne mariale. L’idée, plus tard, est reprise par un grand patriarche de Constantinople : saint Germain, au seuil du VIIIe siècle, et c’est lui qui compose cette multiple méditation sur les Mystères de Marie, origine peut-être de nos mystères du Rosaire, que l’Église orientale connaît encore et chante : l’Hymne acathiste. Comme les chrétiens d’Occident ont tort de ne pas la connaître, cette hymne ! – comme ils ont tort, aussi bien, spiritualité orientale !
Et savent-ils aussi, ces chrétiens d’Occident, que c’est sans doute dans les textes du patriarche qu’on trouve pour la première fois nettement indiqués les premiers des deux grands dogmes mariaux qui illuminent notre époque : celui de l’Immaculée Conception et celui de l’Assomption !
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Mais traversons les terres chrétiennes, allons vers l’Occident. On a soutenu, avec une sévérité peut-être excessive, que les Occidentaux n’avaient pas, jusqu’au IXe ou au Xe siècle, su reconnaître la place éminente du culte marial à l’égal des Orientaux. Sans doute ces Pères des Temps Barbares sont-ils loin d’avoir le développement littéraire, l’abondance (un peu excessive parfois) de leurs émules orientaux, mais il serait faux de croire que Marie ait été méconnue ou passée sous silence. Qui ne connaît le Vexilla Regis, une des plus belles hymnes de l’Église ? L’auteur en est, on le sait, Saint Venance Fortunat, qui fut évêque de Poitiers au début du VIIe siècle et le grand ami de la charmante reine sainte Radegonde. Mais sait-on que c’est à lui qu’on doit attribuer cette prière exquise que nous chantons aux Laudes de la Sainte Vierge : « Ô dame de gloire, au-dessus des astres élevée, qui de votre sein consacré avez allaité votre Créateur ! Ce qu’Ève, l’amère, nous enleva, votre fécondité sainte nous le rend... »
Avé, Éva : le fameux jeu de mots cher à saint Bernard, est déjà là, sous-entendu. Catholiques : relisez donc l’O gloriosa Domina...
Mais des Docteurs, de vrais Docteurs, sont au travail et méditent Marie et ses grâces. À Tolède, au VIIe siècle, ce fils de Goth qui sera saint Ildefonse compose, avec une délicatesse infinie, une défense de la Perpétuelle Virginité de Marie contre ceux qui l’attaquaient. Paul Diacre, ce Frioulan qui se fait moine au mont Cassin, lui aussi est un dévot de la Sainte Vierge et son Hymne est exquise. Les temps avancent et la pleine lumière va se faire sur l’adorable visage. Au tournant de l’An Mille, l’austère cardinal d’Ostie, saint Pierre Damien, celui qui a fait le plus pour la réforme de l’Église avec le pape Grégoire, commente les attributs mariaux avec une justesse extrême. « Marie Médiatrice », ce dogme qu’on aperçoit de nos jours dans le futur proche sans doute, voici que Pierre Damien le devine, le conçoit presque. Nous sommes désormais au seuil de la grande période mariale, de ce moyen âge que saint Anselme, saint Bernard, vont placer sous le signe de la Vierge.
... Et voici que... on dirait spontanément, car on n’en connaît pas les auteurs, comme si ces chefs-d’œuvre avaient jailli naturellement de la conscience collective des chrétiens d’Occident, voici que l’Église répète ces quatre prières exquises, toutes les trois antérieures à l’An Mille et que nous nous murmurons encore : le Regina Coeli, l’Alma Redemptoris Mater, l’Ave Maris stella et surtout la plus haute, la plus exaltante, celle que chanteront les croisés de Godefroy de Bouillon, en se lançant à l’assaut de Jérusalem : Salve Regina...
Jean-Jacques FÉLICI, Quand les Pères
de l’Église nous apprenaient Marie.
Paru dans Ecclesia en août 1956.