Du visible à l’invisible

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Lucie FÉLIX-FAURE GOYAU

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Vous m’avez ravi, Seigneur, par la

contemplation de vos créatures.

(Psaume Delectasti.)

 

EX VMBRIS ET IMAGINIBVS

IN VERITATEM.

(Épitaphe de Newman.)

 

 

I

 

LA VOIX DES PAYSAGES ET LA VOIX DES HEURES

 

J’écoutais la chanson des ruisseaux qui montait d’une vallée toute verte, et je pensais à l’Office de la Pentecôte qui commande aux sources et aux fontaines de chanter l’Esprit-Saint.

 

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Celui qui a vu Dieu saura toujours mieux voir une rose que Dieu n’a pas dédaigné de créer. Une âme profonde communiera mystérieusement à la beauté suprême. En examinant la structure d’une feuille, j’ai senti l’émotion de Léonard devant les plantes fragiles, minutieusement dessinées au premier plan de la Vierge aux rochers. J’ai senti la tendresse de Dante pour les choses, à mainte observation précise, aiguë et familière de son fulgurant poème. Les choses sont si belles, alors que nous avons découvert leur transparence à l’amour divin, en attendant l’instant plus beau où nous goûterons sans elles ce que nous aimons en elles !

 

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L’automne est la saison chère aux âmes, car ce qui passe les fait songer à ce qui demeure. Mais par quelles fibres secrètes et profondes certains paysages s’attachent-ils si fortement à elles, certains paysages qui ne semblent ni les plus beaux ni les plus radieux et qui certainement ne sont pas les plus célèbres ? C’est une plaine mélancolique qui par un jour voilé d’automne file à perte de vue pour se joindre à l’horizon là-bas ; c’est encore, sous une brume transparente de soleil, la mer en argent, tachée d’une plaque d’or. Les aspects de soleil éclatant et de couleurs éblouissantes sont faits pour l’amusement des yeux ; ils sont trop extérieurs pour plaire aux âmes. Elles aiment ce symbolique effacement des choses visibles dans l’ineffable transparence des brumes lumineuses, figure de leur état présent en regard de la vie surnaturelle. Car nous voyons les choses à demi, et comme reflétées dans un miroir, écrit saint Paul. Le paysage rappelle, quelquefois, une âme pieuse plongée dans l’oraison.

 

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Un bouquet d’anémones dans une chambre de malade. Les unes sont d’une pourpre royale, d’autres encore d’un blanc veiné de rose si délicat. J’ai pensé à leurs sœurs de Palestine, à celles qui fleurissent d’une pitié la terre altérée, comme si elles étaient filles des larmes du Christ sur Jérusalem. Elles étaient groupées avec tant de splendeur et de somptuosité que j’ai rêvé à je ne sais quelles pompes d’un roi, à je ne sais quelles richesses d’Orient, à je ne sais quelle réunion de manteaux merveilleux au velours sans prix, emprisonnant, dans leurs tissus, l’intensité voilée mais vibrante d’un puissant soleil ; et je me suis dit que les anémones sont peut-être les lys de l’Évangile, ne l’ai-je pas lu ? dont Jésus déclarait : « Salomon dans toute sa gloire n’a jamais été vêtu comme eux. »

 

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Les peupliers et l’étang : oraison du soir. – Les hauts peupliers ressemblent à des âmes ; les hauts peupliers qui montent en frémissant dans la lumière, en frémissant de leurs feuilles mobiles auxquelles, en d’anciens printemps, Homère comparait les mains des femmes toujours actives.

La volonté du peuplier s’affirme, haute et droite, toute tendue vers le ciel et vers la lumière, et pourtant les mille feuilles légères frémissent au gré du vent comme les pensées frémissantes des âmes. Mais le peuplier n’en monte pas moins vers l’azur du ciel. À cette heure où le soir approche, un grand sourire d’or baigne de sa tendre clarté l’azur calme et les hauts peupliers qui cessent de frémir, et leurs feuilles immobiles, en je ne sais quel équilibre mystérieux, boivent la clarté d’or, la tendre lumière immobile. Ils reçoivent la pluie d’or du ciel, et c’est dans la sérénité de leur feuillage que sans peine et sans lutte ils montent triomphalement vers l’azur.

L’étang n’a pas un effleurement ; il ne connaît pas le trouble d’une ride. Fermé comme le jardin du Cantique des Cantiques par le rideau vert des hauts peupliers, il s’expose librement à la clarté du ciel, et la paix de ses eaux reflète la paix de l’azur. S’exposer pour refléter, c’est tout le secret de l’oraison. La gloire des eaux est de refléter le ciel, comme celle des âmes est de refléter Dieu. Le grand calme de l’âme arrive à faire l’oraison, car Dieu mire alors la paix de sa volonté divine dans le calme profond des âmes, comme le ciel mire la paix de son azur céleste dans le calme profond des eaux. Une âme qui passe tire enseignement des peupliers et de l’étang, ses pensées s’immobilisent comme les feuilles des peupliers, et tranquille elle se baigne dans la lumière, elle reflète la paix du ciel.

 

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Les sansonnets de la pagode. – Je voudrais bien connaître l’organisation à laquelle est soumise la république des sansonnets. Il y a certainement de gros livres qui me renseigneraient sur ces frères ailés qu’eût aimés saint François d’Assise ; mais je ne suis pas disposée à consulter ces gros livres, je me méfie d’eux, je crains qu’ils n’écrasent de leurs mots savants et lourds toute la légère poésie que j’entends bruire dans la paix du soir.

Le ciel est bleu, d’un bleu que la fin du jour attendrit, et où flotte, dans un reflet d’or, quelque chose comme un grand sourire. Les magnétiques effluves du passé demeurent dans l’atmosphère du présent. Ils semblent monter du sol où les traces des vivants d’autrefois se sont pourtant effacées, et l’on se dit que ce sera bientôt l’heure où s’allumaient jadis les lampes du château disparu. Du château de Chanteloup, il ne reste pas plus de trace que du reflet des lampes éteintes.

La pagode dresse sa fine silhouette qui s’amincit en pointe et se coiffe d’une boule dorée où s’accroche un message du soleil. Pagode prétendue chinoise, et chinoise, en réalité, comme sont persanes les lettres de Montesquieu, mais d’un XVIIIe siècle si pur qu’elle apparaît délicieusement absurde.

Cela permet aux gens instruits de disserter sur la pagode, de la déclarer dépourvue d’art, de goût, de caractère, puisque cet exotisme imaginaire du XVIIIe siècle français ne rentre dans aucune de leurs provinces cérébrales, pas plus dans la province Chine que dans la province du XVIIIe siècle.

Pourtant, comme elle trahit son époque, à la colonnade circulaire du rez-de-chaussée, au travail de la rampe qui suit l’escalier du premier étage, à la disposition des fenêtres et des panneaux de marbre, aux frises, aux dessins des moulures et des balcons !...

Jamais la Chine ne me sembla si lointaine, et ces rampes, ces balcons, ces colonnes, ne furent jamais effleurées par la robe d’un mandarin ; ils ne connurent que le frôlement des habits à la française et des robes à paniers. Au pied de la pagode un étang meurt, étouffé sous les roseaux, – de longs, souples et bruissants roseaux où le vent murmure toutes ses mélodies, et où quelques flaques d’eau luisent, comme les fragments d’un miroir brisé.

Ce soir, le vent se tait, et, si vous croyez entendre une brise légère passer sur vos têtes, ce n’est qu’un bruit d’ailes, de centaines, peut-être de milliers d’ailes, les ailes des sansonnets.

La pagode fut le rendez-vous des courtisans de l’exil et de la mode, sous le duc de Choiseul, et dans l’axe des parterres à la française, au dessin reconnaissable encore sous la culture des vignes, elle servait de perspective au magnifique château disparu, de point de ralliement aux chasseurs dispersés à travers la forêt. Vers cette pagode, le soir, à l’heure des promenades en barque, montaient de l’étang, vaste miroir uni, les musiques et les rires. Elle est aujourd’hui, dans le crépuscule, le rendez-vous des sansonnets. Ils y reviennent en essaims par les mystérieux chemins de l’air, à l’heure où le soleil se couche, pour se coucher eux-mêmes dans les roseaux profonds de l’étang. Ainsi j’eus quelque aperçu de la république des sansonnets.

Quelle sage et charmante république ! Il y règne une discipline admirable, un ordre parfait.

Un essaim, deux essaims, trois essaims ; ils accourent de tous les horizons, ils surgissent de tous les points de l’espace. Ils savent où ils vont, ils n’hésitent pas sur leur direction. Chaque groupe suit ses petits guides ailés. Les essaims se rapprochent, se rencontrent, se fondent en apparence, mais demeurent distincts, car il n’est pas rare de voir l’un d’eux se séparer des autres, s’élever plus haut, redescendre et se mêler encore au grand bataillon.

Avec maintes évolutions, ils arrivent à l’étang sur lequel ils planent ; puis ils dansent là-haut je ne sais quel menuet de l’air, toujours sous la conduite de petits maîtres de ballet que l’on discerne parfaitement. Ils se séparent en deux bandes, se rapprochent, s’écartent, se resserrent avec de véritables chassés-croisés : spectacle gracieux comme une danse et précis comme un rite, et dont la fantaisie s’imprègne de je ne sais quelle solennité. « C’est la prière du soir des oiseaux », dit quelqu’un. D’où viennent-ils ? Quelles sont les sérieuses affaires qui les ont tenus éloignés et dispersés depuis le matin ? Comment se sont formés peu à peu les premiers groupements ? Où se sont-ils rencontrés ? À quels invisibles carrefours ? En tout cas ils reviennent, obéissant à je ne sais quelle loi, je ne sais quel rythme. Ils se réunissent pour planer, s’élever, s’abaisser encore. Enfin d’un mouvement d’ensemble, avec un ordre parfait, comme s’il s’agissait d’un seul, avec un ordre impliquant toute une merveilleuse entente, une fois encore, ils montent, redescendent, puis s’abattent tous, disparaissent sous les roseaux. Le ciel pur semble désert, le soir s’approfondit, les sansonnets sont invisibles, mais ils jasent tout bas ; ils chuchotent avant de s’endormir, cachés par ces roseaux. On devine là tout un peuple frémissant, petit peuple dont les ailes vont se reposer jusqu’à demain.

Les sansonnets jasent de plus en plus bas. On dirait qu’ils ont des avis à donner, des nouvelles à se communiquer, tout un petit ménage à installer. Sans doute ils prennent leurs dispositions pour la nuit. Peut-être aussi causent-ils – en cette saison de chasse – du fusil d’un chasseur, de la mort d’une perdrix, ou de l’apparition de ces grands oiseaux blancs qui, depuis plusieurs jours, traversent le ciel de Touraine, emportant des hommes dans leur vol ? Qui sait ce qu’ils ont à se dire ?

La nuit est prochaine. Le ciel est mauve, d’un mauve argenté, qui bleuit du côté de la nuit où la lune se lèvera tout à l’heure, et qui s’orne vers le couchant d’une large bande rose et or. Vers le rose on devine une gloire et vers le bleu un mystère.

Voici l’heure où s’allumaient jadis les lampes du château disparu, du château dont il ne reste pas plus de traces que du reflet des lampes éteintes...

Ô nos pensées, pensées humaines, comme les sansonnets, vous êtes ailées, et, comme eux, par des routes plus mystérieuses encore, vous vous dispersez du matin au soir. Le soir venu, puisse le rythme de la prière vous ramener dans votre abri profond ! Puissiez-vous imiter le rythme des sansonnets, et comme eux, tour à tour, monter vers la splendeur du ciel, avant de descendre vers l’humilité de la terre, avant de vous assoupir !

 

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Jeux de lumière. – Les jaunes rayons du soleil d’hiver me paraissent pleins de messages ; ils ont à la fois quelque chose d’intime et de lointain. De lointain, parce que leur grand vol oblique nous arrive de l’horizon ; d’intime, parce qu’ils pénètrent bien chez nous, à travers nos vitres closes, et s’amusent à toucher un à un nos bibelots. On sent qu’ils viennent de loin, qu’ils ont rasé l’étendue des plaines et peut-être accroché le bout de leurs ailes à mainte dentelure des montagnes ; qu’ils ont caressé les flots amers et frôlé les arbres dépouillés ; qu’ils ont en vain effleuré les pelouses refroidies, et, sans les animer d’un rêve, traversé le réseau des branches mortes. Leur éclat, moins vivant, est plus sidéral que celui de leurs frères ; ils entrent chez nous sans façon et s’attachent aux minuties de notre intérieur. Ils découpent des fenêtres d’or dans la pénombre des tapis ; ils allument un phare minuscule à l’angle d’une console ; ils déposent un baiser blême sur un frileux bouquet de violettes ; ils jettent à l’aventure un ou deux pâles sourires ; ils respectent avec bonhomie la rouge ardeur du foyer. Puis ils ont de subites tendresses ou des gloires inattendues.

C’est le profil d’un buste en plâtre patiné, moulé sur une œuvre célèbre, qui se dore soudain, évoquant la teinte des marbres antiques et fameux. L’autre profil reste obscur et celui-ci resplendit, et les rayons enveloppent les paupières bridées, les joues arrondies, les lèvres mystérieuses de l’inconnue – Florentine ou Napolitaine – qui fit passer dans un esprit humain l’éclair d’un rêve de beauté. Le rayon continue sa lente promenade et poursuit en souriant son inventaire : un tableau s’illumine, Madone et Bambino ; le buste de plâtre s’est éteint.

On dirait un doigt de lumière se posant tour à tour sur les choses ; et le voile d’or que le rayon jette ensuite sur Psyché, la vie souriante dont il anime une statuette de Tanagra en la colorant d’un reflet du Parthénon, ne me font pas oublier la gloire d’auréole qui flotte autour de la Madone et du Bambino, transformant la pièce en sanctuaire.

Ce fut l’instant précis d’une exaltation ; mais l’horizon rougit comme un foyer qui meurt ; un ou deux lambeaux de pourpre restent accrochés aux cuivres, fixés une seconde dans le luisant du bois ; et l’ombre gagne ; c’est la montée graduelle, silencieuse, envahissante de l’ombre.

Madone et Bambino s’effacent dans cette agonie du crépuscule ; mais tout semble se recueillir autour d’eux ; et comme le jet de lumière qui les auréola marqua l’heure de la joie pour la paix silencieuse et recueillie, l’heure du bonheur pour nos âmes est celle où le doigt de Dieu fait resplendir en nous une idée éternelle.

 

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Les heures dans le bréviaire. – Tout le charme fugitif des heures est exprimé par les hymnes latines du Bréviaire ; dans la nuit qui touche à sa fin, elles attendent et pressentent le lever du soleil ; après le repos nocturne qui délasse les membres fatigués, elles s’élancent avec l’ardeur d’une vie renouvelée et refaite ; elles s’unissent au concert éternel des âmes, elles appellent la Lumière sans déclin, elles célèbrent leur foi dans l’aube attendue et dans la Lumière invisible, elles offrent au Ciel le fardeau de la terre, elles prient Dieu d’être le Principe de tous les actes qui seront accomplis dans ce jour nouveau. Après les Matines, les Laudes peignent la blancheur du Ciel dans la nuit pâlissante, le premier trait du matin qui perce les nuages, la clarté dorée de la glorieuse aurore ; elles évoquent l’oiseau messager du jour pour comparer son chant à l’accent du Christ, qui tire les cœurs de leur mortel sommeil ; elles rendent le frémissement de joie de la nature qui s’éveille. Chaque heure a sa nuance et son parfum. Elles les signalent d’un joli mot, puis elles montent sans effort à l’éternité, chantant l’Éternel présent dans ses lois, et du monde visible elles passent à l’invisible, du firmament aux âmes. Les Vêpres ont un charme de maturité sereine ; ici encore, un regard est accordé aux changements de la terre, mais c’est pour mieux acclamer l’immuable au-delà ; je n’en veux comme preuve que cette strophe :

 

            Jam sol recedit igneus,

 

traduite par Racine avec une puissance admirable de largeur et de simplicité :

 

            Source éternelle de lumière,

            Trinité souveraine et très simple Unité,

            Le visible soleil va finir sa carrière.

            Fais luire dans nos cœurs l’invisible Clarté.

 

Un autre traducteur du Bréviaire, Newman, atteint mieux que Racine peut-être à la fraîche naïveté de la poésie primitive dans les évocations de la nature.

Les Complies terminent heureusement ce cycle d’heures sanctifiées. Ainsi depuis la première, celle où, pour parler comme Dante, « l’Épouse de Dieu se lève afin de chanter à l’Époux Matines et de mériter son amour », jusqu’à celle où le soleil a cédé son royaume aux ténèbres envahissantes, l’Église, de sa grave et suave poésie, a touché toutes les phases du jour, appuyant leurs variations sur la base de l’Immuable, leur fugitivité sur le Principe de l’Éternel, et donnant au pauvre coeur humain, toujours prêt à s’accrocher et à laisser de ses lambeaux aux choses qui passent et le fuient, le ferme point d’appui de l’Éternité.

 

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Carlyle nous dit que tout grand homme doit sentir la réalité de l’univers aussi profondément que celle de la vie et de la mort. Malgré les doutes de son enfance, Newman lui donnait satisfaction sur ce point, mais son esprit aigu perçait le voile des objets visibles pour mettre cette réalité dans l’Invisible, dont, – comme Platon, – il eut l’ardent amour. L’amour des idées, le sentiment de l’Invisible semblent avoir existé naturellement chez le philosophe grec et chez le penseur chrétien. Celui-ci ne se fût jamais écrié comme un de nos contemporains, sous l’influence mélancolique de Ravenne : « Reprenons nos préjugés ; ils nous tiennent chaud. » Il laissait le frisson de l’Infini passer à travers son âme et secouer les habitudes acquises par l’intelligence, habitudes dont certains sont si fiers ! comme le vent du large secouerait de misérables haillons. Vivre une telle minute, c’est effectivement vivre une minute de réalité, minute qu’on oublie difficilement, ensuite, minute bien propre à jeter l’âme transie, – ainsi Pascal dans le Mystère de Jésus, – sur le coeur humain du Dieu incarné.

 

 

 

II

 

VISIONS DE VILLES ET VISIONS D’ÂMES

 

Parfums spirituels de l’Ombrie : l’âme de sainte Claire. – Les cités gagnent leur âme en vieillissant. Elle est faite de souvenirs et de beauté, d’obscurs sacrifices et de glorieux renoncements, de résignations grandioses et de tragédies apaisées. Et pourtant elle est une, il faut que cette âme soit une pour exister.

Les fleurs répandent leur âme en s’effeuillant. Elles en perdent un peu à chaque seconde de leur déclin. Les villes anciennes ont la beauté mûre, dorée et meurtrie des fruits d’automne dont la saveur s’accentue de toutes leurs blessures, et la trace que le temps y laisse de ses doigts semble y creuser un asile pour notre rêve. Le passé s’y aspire dans le parfum de leurs jardins, s’y savoure dans la liqueur de leurs fontaines ; il est un philtre et un arôme qui découle de leurs entrailles. Ah ! Comme une goutte du passé rafraîchit et désaltère les fièvres du présent !

Cette âme fait le charme puissant des petites cités de Toscane et d’Ombrie. Douce et pâle de la douceur et de la pâleur de ses oliviers, l’Ombrie est une grâce. Elle ondule comme la mer, et comme la mer, elle a des horizons infinis. Si elle se soulève en montagnes et en collines, c’est sans effort, comme une terre légère que le ciel attire et qui obéit à l’attraction de son amour. Nulle part les villes n’y apparaissent en amas de maisons juxtaposées, mais chacune semble avoir été rêvée, dessinée et ciselée comme une œuvre d’art.

Certaines sont rousses comme des fauves ou blanches comme des colombes. Les unes reposent dans le creux des montagnes comme des pêches empourprées dans leurs corbeilles gracieuses, ou comme des gerbes de lis laissées en offrande sur des autels ou sur des tombeaux. Les autres surmontent le front des collines. Elles se dressent comme des tiares, se courbent comme des couronnes, se dénouent comme des colliers, et la nature a toujours l’air de s’en parer et de les présenter comme de rares joyaux. Leurs murailles ont parfois la force d’une armure et la souplesse d’un ruban. Nous devinons à les voir, énergiques et concentrées, qu’elles ont un trésor à défendre, et le trésor des villes, c’est une âme d’héroïsme et de beauté qui subsiste dans le legs des vieux âges. Pérouse est un diadème sur la hauteur ; Assise, une écharpe, flottante au cœur de l’Ombrie ; Cortone enserre sa montagne, telle une cuirasse d’or ouvragée par quelque prédécesseur de Cellini, tandis que, tout près d’elle, sourit le miroir d’argent du lac de Trasimène.

Villes d’Ombrie, chères villes mystiques, écrins d’art et de sainteté !

Tout près d’Assise, Saint-Damien nous embaume ; c’est un petit couvent perdu loin des grandes routes et caché derrière les oliviers. Sainte Claire y vécut et y mourut. De cette humble terrasse elle dominait l’Ombrie, claire et pure comme son prénom. Ce sentier est celui qu’elle suivit en compagnie du saint d’Assise, quand elle eut coupé ses beaux cheveux et que François l’amena dans ce lieu pour la vouer au service de la Pauvreté. Plus tard, quand saint François fut mort, elle aperçut les funérailles du Poverello dont le cortège fit un détour pour lui accorder, à elle, la recluse, la joie douloureuse d’un dernier adieu. Jamais on ne pense à ce que peut être l’intensité des affections dans les cœurs à ce point purifiés. Le préjugé banal veut que l’amour de Dieu s’oppose aux affections terrestres, tandis que l’amour de Dieu s’oppose, en réalité, surtout à l’égoïsme, qui se dissimule sous le masque des passions. Débarrassée de l’égoïsme et s’élançant vers Dieu, la flamme des affections humaines brûle plus ardente, en étant plus pure. Du petit couvent où il l’avait cloîtrée, la sainte vit le corps du Poverello ; ce corps fut même introduit dans la chapelle, et toutes les religieuses en larmes s’écriaient : « Père ! Père ! Qu’allons-nous devenir ? » Hélas ! elles étaient muettes, ces lèvres bénies dont s’étaient échappés les mots assez forts et assez suaves pour leur faire oublier le monde. Songez à ce qu’elles devaient souffrir, elles qui étaient des saintes, pour se lamenter ainsi ! Le cortège reprit sa marche, emportant le corps sanctifié par les stigmates, et les pauvres sœurs virent s’éloigner la sainte enveloppe au bruit des chants et des trompettes, suivie d’une foule immense à laquelle leur ami semblait maintenant appartenir plus qu’à elles-mêmes. Elles auraient eu tort d’envier cette foule qui emportait le corps : le parfum de l’âme demeurait avec elles à Saint-Damien.

Le poème franciscain – ce poème vécu – nous présente quelques scènes incomparables. C’est dans cette petite chapelle que François entendit parler un crucifix, dans cette petite chapelle, que, trouvant les sœurs trop empressées à recevoir sa parole humaine, il se tut, s’agenouilla, les pria d’entonner avec lui le Miserere. Sa chère Portioncule est là-bas, visible dans la vallée. Sainte Claire pouvait saluer, de loin, le petit édifice où, reçue en pleine nuit aux lueurs des flambeaux, aux sons des cantiques, elle avait été consacrée à Dieu par le doux maître de la vie séraphique.

Il choisit pour les filles de son esprit un délicieux couvent ; s’il les priva de luxe, il ne les priva point de beauté. Pas de constructions splendides. Un petit couvent tout humble, tout bas, tout étroit, cloîtré lui-même derrière les bois d’oliviers qui descendent de la colline, effacé, presque invisible, mais jouissant de la contemplation de la claire et pure Ombrie. C’est une cassolette spirituelle. L’âme y perçoit la senteur des larmes mystiques, comme à Béthanie de Juda. Le saint biographe du Moyen Âge a respiré cette influence lorsqu’il nous dit, se souvenant du vase de Madeleine, que Claire passa sa vie à briser ici l’albâtre de son corps.

Elle accueillait les compagnes que la grâce lui donnait. Et j’aime à croire que c’est elle qui leur octroyait ces jolis noms que nous admirons encore sur la liste des premières : Benvenuta, Benricevuta, Bencosolata, la bienvenue, la bien reçue, la bien consolée. On dirait qu’il y a sur ces mots un reflet du sourire de sainte Claire. Certains noms, cependant, nous semblent prédestinés : celui de Claire, par exemple, est traversé de rayons, et celui de l’Ombrie nous caresse d’une fraîcheur et d’une douceur.

Saint-Damien nous enveloppe d’une impression de beauté, non pas à cause de quelques suaves visages de l’école ombrienne, non pas à la façon de Saint-Marc, de Florence, où l’art s’élève encore en devenant oraison : il s’agit d’une impression beaucoup plus mystérieuse. Nous sommes dans le palais de la pauvreté, respecté par les âges. La pensée qui vient est celle-ci : « Je ne savais pas que la pauvreté pût avoir tant de charme ! » Bien pauvre est le réfectoire voûté, meublé de grossières tables de bois ; bien pauvres sont les stalles des religieuses, misérables stalles de bois brut et vermoulu. Pourtant nos facultés esthétiques s’émeuvent, sans savoir comment ni pourquoi elles ont été touchées. Voici le dortoir où, par les nuits froides, sainte Claire passait, silencieuse comme une ombre et jetant avec sollicitude des couvertures sur les lits de ses religieuses.

Elle mourut après avoir dit à frère Junipère cette parole admirable : « Ne savez-vous rien de nouveau du bon Dieu ? » Parole qui resplendit comme un rayonnant miroir de son âme, et qui nous montre comment sa vie n’avait été qu’une progression dans l’infini.

« Va en paix, ô mon âme, disait-elle ensuite, puisque Celui qui t’a créée t’a aussi sanctifiée en te conduisant par la main comme une mère conduirait son enfant.

– À qui parlez-vous ? demanda l’une des sœurs.

– À ma bienheureuse âme. »

La mode des parallèles est depuis longtemps passée, et celui que de tels lieux imposent à notre esprit ferait naître un trop violent contraste. Cependant, comment ne pas nous souvenir que, dix ou douze jours avant Saint-Damien, nous visitions la villa d’Hadrien ? Si le couvent de Saint-Damien est le palais de la pauvreté, la villa d’Hadrien fut le palais de la richesse. Nous en jugeons par les vases précieux, les marbres rares, les fraîches mosaïques, les magnifiques statues, les imposantes colonnes qui en proviennent. Salles de spectacles et salles de jeux, bibliothèques et bains, chambres dont les mosaïques exquises reparaissent sous la couche de terre, admirable promenade du double portique, divisée par un mur, orientée de façon à présenter, à toute heure du jour, une allée d’ombre, une allée de soleil, avec la perspective de la campagne romaine, tout cela, qui fut la villa d’Hadrien, construite pour les plaisirs et les délassements de cet empereur, abriterait un peuple et occuperait l’emplacement d’une cité.

Ce prince savant, artiste et dilettante, ne connut que des caprices d’amitié traversés de soupçons et de défiances ; ceux qu’il aimait, disent ses historiens, lui devenaient un jour odieux ; plusieurs perdirent leur fortune et leur vie. Ah ! comme il y eut des misères parmi la somptuosité des Césars et des trésors au sein de la pauvreté franciscaine ! Hadrien aussi parlait à son âme, et non sans une certaine grâce : « Petite âme vague et charmante, hôtesse et compagne du corps, dans quels lieux sévères, nus et pâles, tu vas maintenant, où tu ne t’adonneras plus aux jeux accoutumés ! »

Par ce jour gris de novembre, les oliviers cendrés se tordaient désespérément avec des voix gémissantes, les oliviers s’égrenaient à l’endroit même où avaient fleuri les jardins de délices d’Hadrien. Et l’on pensait à de pauvres âmes qui se seraient plaintes dans la tempête, et l’on cherchait à discerner l’accent de cette petite âme vague et charmante qui s’était tant amusée aux jeux de la vie qu’au delà de la mort elle n’apercevait que des lieux pâles, sévères et nus. Il semblerait que ses jouissances l’avaient diminuée, en avaient fait cette petite chose frissonnante, triste et désemparée, et nous sommes assez touchés des influences de notre siècle pour goûter littérairement la grâce affectée et précieuse de ces jolis vers.

Cette animula ragula, blandula me poursuivait à travers tant de splendeurs mortes... Dans les beaux lécythes grecs, on voit ainsi l’image de tristes petites âmes qui s’envolent avec un geste de désespoir. Vraiment, je crois qu’il y avait des jouissances, mais peu de joie dans cette villa d’Hadrien. La joie est le don du Christianisme au monde. La joie déborde de ce psaume ombrien que fut le Cantique des créatures, composé par saint François. La joie se respire encore dans l’atmosphère embaumée de Saint-Damien. La joie s’épanche dans les dernières paroles de sainte Claire « à sa bienheureuse âme ».

Ah ! cette villa d’Hadrien qui contenait tant d’objets rares, et peut-être aussi des cachots, je gage que, parmi toutes ses curiosités, ce qu’elle ne connut jamais, c’est une âme « bien consolée ! »

Salut, petit couvent cloîtré derrière les oliviers, où demeure encore le parfum des âmes bien consolées et bienheureuses ! Vous me faites songer qu’il est un art souverainement beau, supérieur à tous les autres arts, et que j’appelle l’art de la vie ! Les hommes veulent toujours être riches pour se grandir, et vous leur donnez une magnifique leçon, petit palais de la pauvreté, sanctuaire des amitiés éternelles, fleur de paix et de joie qui vous épanouissez au soleil de la claire et pure Ombrie. Le monde est plein de grâces mystérieuses et secrètes. Mais, à la mort de la pauvre dame qui vécut ici, cachée, un pape la proclama duchesse des humbles et princesse des pauvres, titres dont les insignes sont à l’abri de toute flétrissure.

« Une vie parfaite et un haut mérite, dit une héroïne de Dante, élèvent plus haut dans le ciel une femme selon la règle de laquelle on se vêt et se voile là-bas. »

Ainsi le grand poète évoque la Sainte au suave pays et au nom lumineux, la Sainte dont la pauvreté enrichit l’âme, et qui sut assez goûter les choses éternelles pour ne trouver au delà de la mort que ce qu’elle avait toujours aimé, toujours espéré, toujours attendu.

Les voix de Ravenne. – Ravenne apparaît humble, basse et comme affaissée. Sa plaine est nue et rase, de couleur sombre. La mer s’est retirée d’elle, mais l’eau souterraine mine secrètement son sol.

Ravenne est indiciblement triste. On dirait que son silence écoute des clameurs perdues au fond des siècles, les voix éteintes des peuples qu’elle a contenus, et qui dorment aujourd’hui dans sa poussière, et qu’elle s’abaisse, se penche pour suivre l’appel qui sort des tombes.

Maisons muettes, fenêtres grillées, murs de jardins silencieux, rues immobiles où nul passant ne jette une tache d’ombre sur les nappes de soleil. Il y a pourtant, là, des vies humaines qui s’écoulent avec leurs petits soucis, leurs petits espoirs et leurs petites misères, et le soir, derrière ces fenêtres grillées, allument des lampes révélatrices de leur existence. Des mains vivantes doivent cultiver des fleurs derrière ces murs de jardins, mais aucun accent ne trouble le recueillement de la ville. Une plaque de marbre indique l’emplacement d’un drame, d’un assassinat plusieurs fois séculaire, – drame dont Ravenne écoute sans doute encore les cris confondus parmi tant d’autres, dans son imperturbable rêve de passé. Sa beauté désolée nous offre à méditer une grave leçon de vie intérieure. Ce n’est pas étonnant, puisqu’il s’agit de la cité qui eut l’honneur d’abriter les derniers jours de Dante, ce maître incomparable et un pareil sujet. En ces mêmes rues de Ravenne, des femmes le voyant passer murmuraient : « Voilà celui qui revient de l’enfer ! »

Galla Placidia, Théodoric, Françoise de Rimini, Dante, Gaston de Foix, et, plus tard, Byron, que de figures tragiques ou glorieuses – les unes, superbement volontaires comme celle de la belle Galla Placidia, fille des Césars, prisonnière des barbares, devenant leur reine après avoir été leur captive, puis ceignant un jour son front de la tiare des impératrices, et gouvernant magistralement l’Empire ; les autres, toutes de rêve et de poésie, comme celle de Françoise de Rimini, dont la personnalité réelle se perd dans le prestige du poème dantesque !

Peu à peu, nous identifiant avec la ville, nous arrivons à distinguer les voix mortes qui s’échappent des sépulcres vides et des basiliques abandonnées.

« Admirez, nous disent les basiliques, combien nous sommes basses, et simples, et pauvres ; contemplez notre humilité. Le passant peut ne pas nous remarquer, tant nous nous effaçons, et peu nous importe en effet le regard du passant. Nous vous touchons seulement par notre air vieillot et las. L’une de nous parmi les plus célèbres est isolée dans la plaine. La mer, la foule, la vie bruyante d’un port, l’entouraient. La mer s’est éloignée, la foule est morte, le port fut anéanti. C’est la grande marée du silence et de l’oubli que, maintenant, nous regardons venir dans la montée des siècles.

« Mais, par le symbole de notre effacement extérieur et des richesses que nous enfermons, nous vous rappelons des paroles connues, l’une, sacrée par l’inspiration divine, et relative à la gloire de la fille du roi qui vient de dedans ; l’autre, sacrée par la douleur et la foi du génie humain : Toute la dignité de l’homme consiste en la pensée. Apprenez de nous à renfermer en vous les trésors de votre vie intérieure. »

Si nous franchissons le seuil de ces vieux édifices, ils nous révèlent des merveilles.

 

             « Dans la nuit glauque rutilante d’or »,

 

– et ce vers de d’Annunzio dépeint la qualité de leur atmosphère – les blanches figures d’apôtres, de patriarches, de saints, de saintes, de personnages de cour, se dressent sur un fond de splendeurs à peine assourdies par le temps. Les basiliques ont dépensé tout leur effort à glorifier leur intime idéal, sans vouloir en laisser transparaître quoi que ce soit au dehors, pour celui qui ne saurait ni s’en soucier, ni le comprendre. Afin d’en obtenir un aperçu, il faut avoir la volonté de s’arrêter et de se faire accueillir par elles.

Ce mépris de l’extériorisation nous amène à songer à certains types d’âmes, âmes d’une trempe pareille à celle que dénote l’âme d’un Pascal et d’un Spinoza. Un homme qui peut dire : « Toute notre dignité consiste dans la pensée », a souci de beautés que les êtres vulgaires ne découvriront jamais. Pascal ou Spinoza ne se mettent guère en peine de ce qui peut séduire la masse des ambitieux. Leur politique implique de robustes dédains.

Spinoza n’a qu’une médiocre idée du respect que l’État doit aux consciences ; il veut l’ordre extérieur, fût-ce au prix de la tyrannie ; et la seule liberté dont il a besoin, personne ne la lui ravira, puisque c’est celle de penser silencieusement. Une insurrection dans la rue, pour la cause de la justice, le gênerait plus que n’importe quel décret du Tyran.

Humainement, Pascal est, de plusieurs manières, supérieur à Spinoza, et notamment par la soif ardente de communiquer au prochain ce qu’il juge être la vérité. Sa vérité, à lui, ne se découpe pas en formules analogues à des formules de chimie, à l’adresse de quelques cerveaux distingués ; elle est vivante, palpitante, et fait vibrer le tout de l’âme. Cette générosité n’empêche pas le mépris de la vie extérieure et de ses prétendues dignités. Les idées de Pascal sur les magistratures et les gouvernements sont hautement dédaigneuses.

Faisons taire ces souvenirs lointains que des voix de Ravenne, passant à travers notre culture, ont éveillés du fond de nos âmes, et prêtons l’oreille à d’autres voix ensevelies dans le silence de ce lieu. Galla Placidia semble y prêcher la volonté d’agir, elle qui sut vivre impérialement sa vie à travers tant d’aventures romanesques et tragiques. Et c’est encore un hommage à l’action que ce magnifique tombeau de marbre où dort la statue couchée du guerrier de Ravenne, Guidarello Guidarelli, retenant de ses mains croisées sur sa poitrine le pommeau de son épée en forme de croix. Je ne sais pas si ces guerriers ou ces condottieri discutaient longuement sur la justice des causes qu’ils servaient. Il suffisait peut-être aux meilleurs d’entre eux de demeurer loyaux envers celle qui les avait enrôlés. En tout cas, Guidarello Guidarelli paraît goûter la douceur de son repos.

Le monument de Guidarello Guidarelli, transporté au musée, ne contient plus ses cendres, pas plus que celui de Galla Placidia, dans le délicieux oratoire où les mosaïques figurent des cerfs se désaltérant à l’eau des fontaines, ne renferme les restes de l’impératrice, pas plus que le mausolée de Théodoric ne défendit son corps, pas plus que le sépulcre de Dante n’a su garder les ossements qui viennent, paraît-il, de lui être restitués. Ravenne donne une leçon à toutes les vanités, même celle de la tombe. Et la voix de Dante, ici, plane sur toutes les autres voix :

« Ô vaine gloire du pouvoir humain, combien peu de temps le vert dure à sa cime ! » Puis : « Toutes ces choses ont leur mort comme vous, mais elle se dissimule dans quelques-unes, qui semblent durer, parce que votre vie est courte. »

Doué de facultés immenses, le poète fut le vaincu de la vie extérieure, et fit de son coeur l’épopée de la vie intérieure : Il s’en allait répandant au dehors ce qu’Amour lui dictait au dedans. Béatrice vivait au ciel avec les anges et sur la terre avec son âme. Déçu, lassé de tous les partis, il arrivait à comprendre qu’il est beau de se « faire un parti de soi-même ». Fière parole nous donnant le secret du refuge trouvé par lui dans sa propre pensée ! La gloire qui vient du dedans, la dignité qui consiste dans la pensée, on les conçoit dans la tristesse de Ravenne, et le long rayon du couchant qui, traversant les vitraux d’une basilique, anime, parmi les marbres, les ors et les gemmes, un blanc cortège de saints, donne à ces mosaïques un éclat de vie capable d’effacer encore les ombres pâles et fugitives du présent.

Florence et l’Idée de Florence : vision de la Badia. – La Loggia de Brunelleschi, à la Badia de Fiesole, a toute la grâce des loggie de la Renaissance, la courbe exquise des arceaux, la pureté aérienne des colonnettes. À côté de ce petit morceau d’architecture, d’une élégance achevée, le jardin d’automne, où l’herbe se fane sous quelques oliviers traversés de soleil comme des êtres immatériels, plaît et séduit par son aspect un peu négligé. Il forme terrasse, ce qui permet de revoir le doux paysage toscan, les champs dorés, les collines bleues, et, au sein de ce cadre, dans un flottement de brume, le profil de Florence, voilé, mais reconnaissable.

Le bon soleil chauffe la loggia ; c’est ici qu’on aimerait à s’asseoir, sur les bancs de pierre, afin de lire et de rêver.

Florence lointaine et silencieuse, apparaissant avec le dôme et les campaniles qui sont ses traits caractéristiques, avec son paysage – harmonie de Toscane et d’automne ! – dans ce clair arceau de loggia, c’est le décor choisi pour une de ces Annonciations qu’aimaient les peintres toscans. Ici venaient lire et penser les membres de l’Académie platonicienne, amis de Laurent le Magnifique. Pic de la Mirandole y composa, dit-on, le commentaire de la Genèse.

Il est doux d’associer à ce site de rêve le souvenir d’une âme profonde et mélancolique, comme le fut celle du brillant Platonicien de la Renaissance.

De là, Florence paraissait n’être plus que « l’idée » de Florence, et l’on pouvait oublier la réalité des misères humaines. Mais l’âme de Pic de la Mirandole demandait autre chose que la prodigieuse érudition par laquelle il fut célèbre.

Il laisse à ses contemporains leur étroite admiration de l’antiquité ; il réhabilite les scolastiques ; il écrit sur le mystère de l’être humain, avec l’accent des âmes qui ont frémi jusqu’à leurs racines.

« Je t’ai placé au milieu du monde, dit le Créateur à Adam, afin que tu puisses plus facilement promener tes regards au-dessous de toi et mieux voir ce qu’il renferme. En faisant de toi un être qui n’est ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel, j’ai voulu te donner le pouvoir de te former et de te vaincre toi-même ; tu peux descendre jusqu’au niveau de la brute et tu peux t’élever jusqu’à devenir un être divin. En venant au monde, les animaux ont tout ce qu’ils doivent avoir ; quant aux esprits d’un ordre supérieur, ils sont dès le principe, ou du moins bientôt après leur formation, ce qu’ils doivent être et rester dans l’Éternité. Toi seul tu peux grandir et te développer comme tu veux, tu as en toi les germes de la vie sous toutes ses formes. »

Jérôme Savonarole dit le mot de paix sur ce grand esprit ; ce platonicien fut chrétien ; il entreprit d’humbles oeuvres de charité, puis, après sa mort, il voulut reposer à San Marco, vêtu de l’habit dominicain, comme Dante avait désiré l’être de la robe franciscaine.

Dans le vieux jardin d’automne, un jeune prêtre marche en lisant son bréviaire. Quelque part un violon essaie timidement des notes, et ce mince filet de son s’égoutte au sein du grand silence.

Florence apparaît comme une ville de songe. Un parfum d’âmes anciennes semble flotter autour de nous. Est-ce Florence ou l’ « Idée » de Florence ?

Pic de la Mirandole eut peut-être l’illusion de voir se dessiner d’ici l’« Idée » pure d’une cité. Mais il s’était imprégné de l’atmosphère florentine ; et la vue de cette ville éclatante ne pouvait bannir la pensée que les choses terrestres ont leur fin. À ce sujet, poètes et prosateurs ne se contredisent guère.

« Toutes ces choses ont leur mort comme vous – ainsi parle Dante, – seulement, quelques-unes semblent durer, parce que votre vie est courte. »

« Comme le ver naît dans la pomme intacte, écrit Dino Compagni, il convient que toutes les choses créées aient en elles la cause de leur déclin. »

Pic de la Mirandole aimait à se tourner vers l’Incréé. Ainsi fait le jeune prêtre qui lit son bréviaire dans le jardin d’automne, tandis qu’une âme de musique, planant sur la vétusté des œuvres humaines, soupire et se plaint.

 

*

*   *

 

Fontaines et rêveries. – Les hommes ont souvent ciselé de poétiques et jolis écrins pour ces joyaux frais et sonores, qu’on appelle les fontaines. J’aime les fontaines pour ce qu’elles sont et pour ce qu’elles symbolisent. Une de leurs gouttes d’eau ranime un être, renouvelle une vie accablée ; influences comparables, au physique, à celles que possède, au moral, un aperçu de grandes et pures vérités. Des artistes peuvent ciseler pour ces vérités de beaux écrins de phrases, sans pourtant ajouter quoi que ce soit à leur puissance vivifiante ; de même, si merveilleuse soit-elle, les hommes mourront de soif à côté d’une fontaine vide.

Il y a, pour les bestiaux, le long de la Voie Triomphale qui conduisait à Rome les victorieux de jadis, des abreuvoirs de pierre où s’arrêtait mon attention. Les aurais-je remarqués ailleurs ? Peut-être pas. Mais, là, rien ne semblait négligeable, et tout s’exaltait par le souvenir des grandes tragédies humaines qui avaient suivi ce chemin. Il est d’usage, en cette vie, que les vaincus marchent enchaînés derrière le char des vainqueurs. La foule n’a que des acclamations pour les uns, des injures pour les autres, et, quand je dis la foule, je ne songe pas au peuple, facilement pitoyable, mais à cet élément complexe et tumultueux que nous ne définissons plus. C’est pourtant la « voie triomphale » ; il est humainement logique que la voie des triomphes soit celle des humiliations. La pensée passe sur les unes et s’arrête sur les autres. Mais je croirais volontiers qu’à ce moment précis du triomphe et de l’humiliation, l’âme des humiliés, dans ce vieux monde païen, dut avoir une attitude plus noble que celle des triomphateurs, quand ce ne serait que par cette soif de justice qui leur faisait connaître des aspirations nouvelles.

Que de soifs intenses il dut y avoir chez les Païens, avant que, de la Montagne, les sources divines eussent coulé sur notre vie morale ! « Bienheureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés ! Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés ! » Qui de nous voudrait vivre dans un monde où de telles paroles n’auraient jamais été prononcées ? Ces abreuvoirs de la campagne romaine nous apitoient sur les pauvres âmes dont aucune compassion, le long de cette route, ne venait alors apaiser la soif.

Eschyle eut sur la souffrance, avec Cassandre et Prométhée, je ne sais quelle intuition mystérieuse. C’est le triomphe de Cassandre planant sur le triomphe d’Agamemnon, avec cette phrase de la captive : « Le Principe divin demeure dans une âme asservie. » C’est le choix des Océanides : « Je veux souffrir avec celui-ci ! » Mais l’antiquité ne médita ni ne comprit ces choses. Tout est changé depuis qu’un Dieu fit de sa voie triomphale une voie douloureuse.

Que nous voici loin de cette Voie Triomphale où nous marchons ! Des paysannes romaines travaillent dans les champs au bord du chemin. Elles répètent des mélodies graves et lentes qui semblent raser terre comme les brouillards d’automne en Normandie, ou comme un vol d’oiseau blessé. Je connais ces mélodies, elles m’avaient frappée dans d’autres champs, aux abords des Catacombes, sous un magnifique soleil d’hiver qui faisait éclore des roses parmi les cyprès des jardins, et c’étaient d’autres travailleuses, sœurs de celles-ci, qui les égrenaient en remuant, pour des besognes rustiques, cette terre consacrée par les martyrs.

Ces femmes se redressent. Plusieurs défilent, portant des corbeilles, des fardeaux sur leur tête, et leur cortège orne tout à coup la Voie Triomphale d’une noble frise de canéphores. La plaine s’étend, très loin et en bas, vide, nue, magnifiquement sobre, infinie, puisqu’elle se confond avec l’immensité de la mer. Parfois des voiles blanchissent au bout de cette plaine rase. Peut-être en vit-on d’ici, jadis, qui promenaient sur les flots la bonne nouvelle avec le secret des sources divines coulant de la montagne de Judée sur les fièvres et les blessures du vieux monde.

Juturne dort dans son cercueil de marbre. Juturne est morte, comme Vesta ; Juturne et Vesta sont voisines. L’eau et la flamme, grandes bienfaitrices de Rome naissante, étaient honorées en cette fontaine et en ce foyer. Vesta régnait sur le feu, Juturne sur la source. Les Vestales les gardaient. Rome était une pauvre bourgade située sur le Palatin, et dont les habitants venaient demander l’eau et le feu, ces éléments de la vie, à Juturne et à Vesta. C’est près de Juturne que l’on vit un soir deux guerriers que l’on prit pour Castor et Pollux, messagers de victoire. Autour de l’ancien domaine des Vestales, la terre éclate, rejetée par les ruines qu’elle ensevelissait. Elle laisse échapper de son sein des temples, des colonnes, des marbres. C’est une cité fantôme ; et plus on avance en creusant, plus on découvre des couches de vie et de civilisation.

Ils sont loin, les jours où Juturne reflétait le ciel entre des bords fleuris, parmi des champs paisibles : elle vivait, alors... Encaissée dans son bassin de marbre, presque enfouie, cachée, morte dans une terre morte, elle luit comme un grand ciel triste...

L’eau n’est pas seulement utile, elle est belle. Les hommes s’en sont aperçus et l’ont fait servir au luxe de leurs jardins. Par elle ils ont créé ces sveltes jets d’eau qui montent comme de grands lis nocturnes vers le pâle visage de la lune, et qui meurent avec tant de mélancolie dans les décors d’automne, parmi les feuillages et les marbres. Je revois, dans la campagne romaine, le jardin de la villa d’Este, aux horizons magnifiques, car, au bout de toutes ses perspectives, il y a la plaine de Rome.

La plaine de Rome ! C’est toujours elle qui vous fascine. On oublie pour elle tout le pittoresque de Tivoli, avec ses rochers, ses cascades, ses temples, ses souvenirs, la grande clameur de son Anio bruissant.

Ah ! Cette plaine de Rome ! Elle satisfait je ne sais quelle aspiration profonde de notre âme. Elle est si belle dans sa solitude ! Quand la ville disparaît dans le lointain, quand nous voyons la plaine lisse et déserte, une seule forme émerge de son immensité rose, une saillie, une sorte de monticule ovale : la coupole de Saint-Pierre. Elle seule ponctue cette page grandiose.

À la villa d’Este, les évocations de Michel-Ange, de l’Arioste, du Tasse planent sur ce poème de jardins que rythment cinq cents fontaines.

En Palestine il y a des citernes fameuses. Certaines se trouvaient près de la porte de Bethléem où David avait grandi. Plus tard, combattant assez loin de cet endroit, il s’écria : « Qui me donnera de l’eau des citernes de Bethléem ? » Les Philistins y campaient. Trois forts en Israël, dit la Bible, traversèrent l’armée ennemie, puis ils revinrent rapportant au roi l’eau puisée au pays natal, l’eau désirée ! Admirant ce trait de courage, il s’écria : « Je ne boirai pas le sang des hommes, et le péril de leur âme ». Il avait fait de cette eau libation au Seigneur, mais il ne put se résoudre à la boire.

Aux yeux des hommes positifs, les trois forts ont risqué leur vie sans but, sans utilité. Mais David, en répandant cette eau, accomplit son acte de prière devant tout le camp d’Israël, frémissant d’enthousiasme et d’admiration ; et Dieu agréa le sacrifice.

Le geste de David a comme une beauté supérieure. Folie ! diront certains. Il faut bien avouer qu’une soif de notre âme s’apaise devant ce spectacle, au moment où David surmonte la soif de ses lèvres. J’ai vu le lieu des citernes. Nous sentons découler sur nous la fraîcheur d’une source invisible.

Certaines villes du Moyen Âge en Italie se parent d’une fontaine qu’elles ont mise sur leur cœur comme un joyau. Sienne avait celle de Jacopo della Quercia, la fontaine Gaia, dont les restes s’effritent dans un musée, et nous montrent encore une ou deux belles figures de Vertus, tandis qu’une triste reproduction moderne, d’une blancheur crue, veut la remplacer sur le Campo. Pérouse a gardé celle de Nicolas Pisano. Le Moyen Âge y a laissé sa grâce, sa science, sa fantaisie et sa familiarité : scènes bibliques, tableaux mythologiques, représentations de métiers. Une fontaine peut rappeler la vie quotidienne. On dit que le Campanile de Florence, – la tour du berger Giotto, pour parler comme Ruskin, – s’est inspiré de la fontaine de Pérouse. Il est également enrichi de tableaux des métiers et des besognes humaines. Les cloches doivent jeter la musique de l’au-delà parmi ces humbles occupations. Et rien ne se mêle plus doucement aux vies simples que les clochers et les fontaines.

Heureux qui naît et meurt à l’abri du même clocher ! Heureux qui boit toujours l’eau de la même fontaine ! Pourquoi ces fontaines précieuses, amoureusement ciselées, du Moyen Âge italien, m’ont-elles rappelé les citernes de Bethléem où les trois forts en Israël allèrent puiser au péril de leur vie ? Parce que, grâce à leur beauté, celles d’Italie m’ont redit le prix que l’homme attache aux fontaines du pays natal. Et le petit drame de la Bible les enveloppe pour moi d’une poésie nouvelle, car j’entends, sous la mélodie du texte, tout un orchestral accompagnement d’aspirations et de vibrations d’âmes, glorifiant les fontaines au bord desquelles des enfances se sont écoulées.

Tout à l’heure, en commençant à dévider le fil de cette rêverie, nous assimilions les fontaines aux grandes et pures vérités du monde moral et spirituel. Des êtres ont abandonné les fontaines de leur enfance. La soif de cette eau leur est revenue dans la chaleur du combat. Fût-ce à travers des armées hostiles, fût-ce au péril de leur vie même, ils feraient bien d’y aller puiser quelques gouttes, d’en approcher encore leurs lèvres...

C’était aussi d’une fontaine de son enfance – la plus pure et la plus sacrée – que parlait Dante exilé :

« S’il arrive jamais que le poème sacré auquel le ciel et la terre ont mis la main, de sorte qu’il m’a fait maigre pendant bien des années, vainque la cruauté qui me tient hors du beau bercail où je dormais agneau, ennemi des loups qui lui font la guerre, avec une autre voix désormais, avec une autre chevelure, je reviendrai poète, et sur les fonts de mon baptême, je prendrai la couronne... »

 

 

 

III

 

LES SUGGESTIONS DE L’ART

 

La prière en bas-relief. – Chaque fois que je lisais certains passages du Purgatoire dantesque, un souvenir de Florence s’éveillait dans mon esprit, une œuvre d’art, entrevue au cours d’un rapide voyage, s’esquissait dans ma mémoire. L’œuvre était un peu plus récente que le poème – d’un siècle environ –, mais on eût pu lui donner pour épigraphie les vers de Dante. Au musée connu sous le nom d’Opera del Duomo, j’ai revu la Cantoria de Luca della Robbia ; par cette intime correspondance, les vers du Purgatoire se sont mis à vibrer en sourdine au fond de mon âme : « À l’un de mes sens, ils faisaient dire non ; à l’autre oui, ils chantent. »

Ils chantent ! La petite salle de musée, claire et silencieuse, pleine de la lumière grise et froide d’un matin d’hiver, oppose l’une à l’autre les deux cantorie de Donatello et de Luca della Robbia – deux tribunes de marbre où sont figurés des chœurs enfantins, parmi des ornementations ingénieuses et délicates.

Dans les ateliers primitifs, Luca della Robbia fut proclamé le triomphateur de cette concurrence ; au Dôme, grâce à l’éloignement, à l’obscurité, Donatello qui, sans doute, avait ménagé ses effets, reprit, dit-on, l’avantage ; et maintenant Luca della Robbia triomphe de nouveau.

Chez Donatello la vie déborde, largement, puissamment indiquée ; elle n’est aucunement religieuse ; c’est la joie de vivre, comme elle se manifesterait sous la splendeur d’un ciel méridional, moins subtil que celui de Florence. Chez Luca della Robbia, la vie, moins débordante, est plus intense, car, ici le chant s’élève des profondeurs de l’âme, et cette vie obéit à des lois plus mystérieuses que l’éclat du soleil ou la splendeur d’un jour d’été, à ces lois du rythme, de l’harmonie, auxquelles les astres eux-mêmes sont soumis depuis l’origine du monde.

Ils chantent ! Les yeux disent : ils chantent, et l’oreille dit : non, comme pour le bas-relief imaginé par Dante. L’oreille dit : non, et cette fois elle se trouve en défaut sur son propre domaine. Réellement ils chantent. Il faut bien qu’ils chantent, puisque notre âme se met à chanter avec eux, et qu’ils la transforment en musique, et qu’elle se sent harmonieuse, toute pénétrée de leur harmonie. Elle donne tort à l’oreille, elle est d’accord avec les yeux.

Ils chantent ! Quelle finesse, quelle élégance dans ces ornementations ! Il faut toujours en revenir à ce mot d’harmonie. Pas une ligne qui n’ait ses propres qualités de charme et qui ne concoure à la beauté de l’ensemble !

Le sculpteur veut traduire en marbre un Psaume de l’Écriture, il le traduit par un Concert, et ce concert est une vie, et l’âme palpite sous cette vie, et cette âme exalte en beauté visible l’invisible idée d’une vérité éternelle. Il y a toute une philosophie de l’univers sous cette pure création du vieux maître toscan. « Louez le Seigneur dans son sanctuaire », commence le Psaume. Et les beaux enfants sont recueillis et graves comme il convient de l’être au sanctuaire ; le son s’échappe de leurs lèvres ouvertes, et leurs yeux se baissent sur le grand livre où se lit la parole de Dieu. « Louez-le au firmament où éclate sa puissance ! » Ils sont toujours attentifs ; on devine que leurs voix montent vers le firmament. « Louez-le dans ses merveilles, louez-le à cause de sa grandeur sans bornes. »

Il faut voir la beauté de leur visage et de leur attitude, ce n’est pas sans tremblement qu’il est possible de louer le Très-Haut, et toute leur âme aspire à se faire voix pour le chanter.

« Louez-le au son de la trompette. » Cette fois, les beaux enfants de marbre ont pris les trompettes et les entonnent avec ensemble ; la ligne de ces trompettes suffirait à indiquer la majesté de leur accord. Et toujours suivant le Psaume, les beaux enfants de marbre se servent du psaltérion, de la cithare, de la danse, de la harpe, des instruments, organis, de diverses cymbales, pour louer le Seigneur. Diversité des instruments ; harmonie de l’effet ; unité de louange. Tout le marbre apparaît vibrant de cette harmonie silencieuse. Le marbre exulte, mais il obéit au rythme éternel.

Et la Cantoria n’est-elle pas le symbole de l’univers, où les cailloux, les arbres, les ruisseaux, les astres, les âmes forment un immense concert dont le but est de louer le Seigneur !

« Alleluia » ! C’est le mot suprême du Psaume. Dans le dernier groupe, un des beaux enfants, qui jouent des cymbales de l’allégresse, tombe agenouillé sous le poids d’une joie telle qu’elle contemple l’Infini. Cet enfant doit être la figure charmante de l’Alleluia qui termine le Psaume. Toute la musique de ses frères traverse son âme, afin de s’achever dans cet acte d’adoration. Les cymbales tombent de ses mains, car il arrive aux confins du silence.

Il n’existe que le silence au delà de l’Alleluia.

Cet enfant a, dans le concert de marbre, le rôle de l’homme dans le concert de la création.

Un peintre de l’Invisible : Botticelli. – Ce fut une âme étrange et douloureuse que celle de Botticelli. Je ne sais pourquoi ni comment ses figures ont pour certains des tendances à la perversité. D’autres, il est vrai, en reçoivent une impression opposée, conforme d’ailleurs à ce que l’on connaît de sa vie.

Botticelli n’est pas à proprement parler une âme de la Renaissance. Il n’a pas les illusions des humanistes, et sa culture diffère de la leur. Les personnages de ses œuvres mythologiques ont l’air de souffrir un mystérieux exil. Aucun artiste n’a peint plus de roses et n’a fait de ces fleurs un plus mélancolique usage.

Il y a des roses dans Vénus à Cythère – une Vénus sans joie, et dont la beauté rêveuse et délicate est loin des splendeurs païennes de la Grèce ou de la Renaissance. Debout dans une coquille, elle attend frileusement que la nymphe qui va lui jeter une draperie, la couvre de ce vêlement improvisé. Elle ne semble avoir aucune des audaces ou des inconsciences du paganisme. Il y a des roses autour d’elle, qui tombent on ne sait d’où, qu’un souffle apporte peut-être, et qui, jouets d’une brise errante, sur l’étendue glauque de la mer, ont comme elle la mélancolie des exilés.

C’est une Vénus pensive, et quand nous l’aurons vue, nous ne serons pas surpris de ce que la Vénus du musée de Londres et celle de l’Académie de Florence sont de grandes dames décemment vêtues, d’une grâce affinée, et dans lesquelles il entre beaucoup d’intellectualité.

Elle n’appartient pas à la même famille que les créatures du Titien.

Si nous en croyons Tacite, Poppée aimait à se voiler, et sa grâce était imprégnée de décence. Y a-t-il, dans ce type de Vénus ignoré de la Grèce et rêvé par Botticelli, quelque chose d’analogue à la subtile coquetterie de Poppée ? On ne le dirait pas ; Vénus à Cythère a dans les yeux, dans le sourire, un charme nostalgique qui la fait soeur de ces roses errantes sur un souffle de brise, et les deux autres Vénus sont douces, calmes, gracieuses, un peu mélancoliques seulement.

La Pallas victorieuse du Centaure n’a pas plus de joie dans la victoire de sa sagesse que Vénus dans le triomphe de sa beauté. Très douce et très belle aussi, dans sa robe lamée, elle a dompté le monstre que sa main délicate emprisonne en le tenant par une mèche de cheveux. Il lève vers elle un douloureux visage ; et elle prévoit peut-être les révoltes futures du vaincu, puisqu’elle est triste. La scène se passe au bord d’un lac sur lequel glisse un esquif lointain.

Mais une des figures les plus étranges qu’ait rêvées le maître est celle de la fée du Printemps, Primavera. Ici, nulle beauté de convention : la bouche est immense dans le visage étroit. Elle ne sourit pas, elle n’a pas la douceur attrayante des Vénus, ni les nobles lignes du visage de Pallas. Pourquoi donc alors retient-elle l’attention plus que Vénus et Pallas, plus même que la Vénus qui occupe le centre du tableau ? À côté d’elle Vénus, les trois Grâces, ne sont plus que de jolies femmes, d’une beauté délicate, il est vrai, et susceptible de prendre une nuance de rêverie, mais elle, elle apparaît comme une enchanteresse.

Il y a toute une vie, tout un monde et quelque chose de plus : toute une âme, dans ces yeux. Manus pinxit animam, c’est le lieu de répéter cette vieille devise, car, si jamais peintre a représenté son âme, il faut croire que nous voyons ici l’âme de Botticelli.

Âme inquiète, tourmentée, douloureuse, d’après Vasari, jamais satisfaite. Tout cela se retrouve dans ces yeux verts intenses, où se concentre la vie de ce pâle visage à l’ovale étroit. La fée du Printemps glisse sans les froisser sur les fleurs des prairies. Toutes les apparitions de Botticelli ont cette grâce aérienne, cette légèreté de démarche : Pallas, aussi, effleure à peine le sol. Primavera est parée de feuillage et de roses, comme celles que, dans le vieux sonnet médiéval, saluait Guido Cavalcanti : « Vous avez en vous la verdure et les fleurs... » Et, dans les plis de sa robe, elle porte encore des roses dont elle sèmera sa route, car, – faut-il voir là quelque symbole ? – il semble que ses mains se détachent des fleurs en les portant. Malgré l’irrégularité de ses traits, elle est belle, belle de la vie profonde et mystérieuse qui se révèle dans ses yeux. Sa parure et sa légèreté conviendraient à Ophélie, mais ce serait une Ophélie consciente, la véritable âme-sœur d’Hamlet. Elle comprendrait, elle, le prince de Danemark.

Étrange regard qui paraît voir à travers l’horizon le vide des choses ! Le printemps lui donne le pressentiment de l’automne, et les roses fraîches lui rappellent les roses flétries. Elle est pâle d’avoir trop songé à leur destin ; elle est lasse, car tout être qui pense a vécu plusieurs vies ; mais elle poursuivra sa route en jetant ses fleurs, qui donneront peut-être à d’autres la joie à laquelle elle ne croit plus !

Avons-nous devant nous une païenne ? Loin de là ! Les païennes ne cherchent rien au delà de la beauté des roses, et celle-ci ne ressemble guère aux déesses énumérées par la mythologie. Pourquoi les plus beaux marbres de la Grèce nous intéressent-ils moins que ce visage irrégulier, transfiguré par la présence d’une rue ? Une âme ! voilà le secret de Botticelli : le christianisme avait révélé à l’humanité le monde des âmes, et Botticelli, introduisant une âme dans sa mythologie, fait œuvre de chrétien.

Si grande est la puissance de l’âme qu’elle donne à cette figure une beauté réelle, un attrait indéniable, une séduction plus forte que celle de toutes les beautés païennes. Cette âme peut être l’âme d’une pécheresse : du moment où elle vit, elle se lassera des printemps de la terre, elle aura soif d’éternel et d’infini ; elle se prosternera demain sous l’influence de Savonarole.

Savonarole ! L’apôtre s’empara de l’âme ardente du maître. Sa prédication ouvrit sans doute à Botticelli des horizons nouveaux. Botticelli avait commencé par peindre des madones, puis, étant devenu le protégé des Médicis, il avait sacrifié au goût de l’époque, peignant ces tableaux mythologiques où les Pallas ont la grâce compatissante des héroïnes chrétiennes et les Vénus un air de modestie et d’humilité, tout cela joint à je ne sais quel aspect de prescience et de lassitude nostalgiques.

Savonarole n’était pas, comme on le dit, l’ennemi de l’art. Il apparaît dans l’histoire comme un éveilleur d’âmes.

Un historien du peintre, M. Steinmann, cite un fragment de sermon de Savonarole, dans lequel celui-ci, parlant éloquemment de Marie, voit en elle le pressentiment des futures douleurs. D’après cet écrivain, Botticelli dut connaître le sermon et s’en souvenir lorsqu’il peignit ses madones. Pourtant, celles que l’on nous représente comme des oeuvres de jeunesse ont à quelque degré déjà cet air de prévoir.

Au palais Pitti, dans les appartements royaux, il est une madone des roses qui semble voir déjà le Crucifié divin sous les traits de ce petit enfant regardé par elle avec une tendresse douloureuse. Elle apparaît très jeune, d’une beauté pure et pensive, et quand ses mains se joignent devant Jésus enfant, elle semble dire : « Comme il souffrira ! » Il y a des roses autour d’eux, mais Botticelli sait que les fleurs de la terre sont associées aux deuils ainsi qu’aux fêtes, et l’âme de Marie est loin de ces roses qu’il a mises là, comme pour attester leur impuissance.

Aux Uffizi, au Louvre, la Madone du Magnificat semble torturée par l’épreuve à travers laquelle lui apparaît la gloire. Il semble que le stylet avec lequel elle inscrit la prophétie de cette gloire s’échappe de ses mains. Aurait-elle la force de continuer, si elle ne puisait un courage surnaturel dans la présence même du doux Enfant qu’elle tient sur ses genoux ?

Au musée de Londres, Botticelli la peint à la fois douloureuse et sereine, et si belle, si pure aussi ! Mais le rêve de douleur est au fond de ses grands yeux. Alors il avait sans doute entendu Savonarole, et sa tendance première s’était affirmée davantage.

Le grand tableau de l’Académie des Beaux-Arts, à Florence, nous instruit sur les aspirations du maître, sur les influences qu’il subissait.

La madone est assise avec cet air de jeunesse, de beauté, d’indicible souffrance qu’il aime à lui donner. Elle garde l’Enfant, et les anges, auprès d’eux, tiennent les clous et la couronne d’épines. Elle n’a pas besoin de regarder ces clous et cette couronne pour les voir, car elle les porte déjà dans son âme. Pour la peindre Botticelli s’est souvenu du poète qu’il aimait, de cette admirable prière que Dante, au trente-troisième chant du Paradis, attribue à saint Bernard : « Vierge Mère, fille de ton fils, humble et haute plus que toute créature », car il a gravé ce premier vers :

Vierge mère, fille de ton fils,

sur le marchepied du trône de la madone. On peut discuter pour savoir si Botticelli s’est souvenu d’une élégie de Politien, quand il peignit l’Allégorie du Printemps, mais personne ne soutiendra que la froide élégance de cette poésie ait eu le moindre écho dans les profondeurs de son esprit. Tout au plus il y aurait puisé quelques détails des circonstances extérieures. On reconnaîtra dans son œuvre deux influences : Dante et Savonarole, et ces deux influences sont fortement chrétiennes.

Parmi les sujets sur lesquels s’évertua son art, il faut mentionner saint Augustin. Il peignit à plusieurs reprises cette belle figure de docteur et de converti. Sans doute une prédilection l’attirait vers l’évêque d’Hippone, vers celui qui, cherchant Dieu, interrogeait les choses, « alors que les choses lui répondaient par leur seule beauté ». Quand Botticelli, devenu vieux, refusait de peindre, avait-il une idée de cette beauté invisible, « toujours ancienne et toujours nouvelle », chantée par saint Augustin, trop supérieure aux manifestations de tout art, pour qu’il se complût en de nouvelles créations ?

Maintenant il dort son dernier sommeil non loin de l’Anio, sous les dalles de cette église florentine d’Ognissanti où rien ne désigne sa tombe aux visiteurs. Le murmure de gloire qui bruit autour de son nom n’atteint pas cette dalle, mais à quelques pas de là, sur un mur de cette église, son esprit anime une admirable fresque de Saint Augustin représenté par lui dans sa chambre de travail, en pendant au Saint Jérôme du Ghirlandajo.

Jamais l’ardeur de l’effort intellectuel ne parut si visiblement unie à l’intensité de l’aspiration vers l’au delà. À cette minute, saint Augustin cesse d’écrire... Il porte son écritoire dans sa main, il reprendra la besogne interrompue... Mais Botticelli, qui ne se juge pas un saint, nous montrera dans son illustration du Paradis dantesque une crainte religieuse quand il s’agira d’interpréter les symboles de l’invisible Beauté. Dédaigneux des louanges humaines, il se consacra fièrement à ce labeur : commenter Dante, et mourut pauvre, très pauvre. Un des derniers dessins qu’il acheva pour la Divine Comédie porte son nom tracé sur un écriteau tenu par un des anges chantant la gloire du Seigneur.

« Sandro di Mariano ! » Sentait-il l’approche de la mort ? et voulait-il mettre sa signature à la fin de son œuvre ? ou l’ange porteur de l’écriteau était-il le confident de son ultime espérance : celle de chanter bientôt, lui aussi, parmi le chœur des anges et des élus ?

Certains esprits un peu étroits penseront que, si l’on admet qu’une âme religieuse s’exprime par la peinture de Fra Angelico, il est difficile de reconnaître une âme religieuse dans l’art, si différent, de Botticelli.

Les âmes religieuses ont des nuances diverses, et l’art qui leur sert de manifestation est susceptible de revêtir toutes ces nuances. Fra Angelico nous transporte dans l’atmosphère de ses oraisons, où règne une lumière céleste ; Botticelli est encore aux luttes de la terre ; et, tandis que les visages peints par le moine contemplatif respirent la joie sans fin ou la résignation sans limite, les figures représentées par Botticelli ont une sorte de lassitude, de tristesse nostalgique, une angoisse d’errer parmi ces jolies roses qu’elles sentent destinées à se flétrir, une aspiration vers l’au-delà. Peintre religieux, il le fut. Demandez plutôt à Ruskin : celui-ci, dont l’imagination est grande, chacun le sait, va jusqu’à voir en lui un réformateur à l’instar de Luther et de Savonarole, qu’il a tort de confondre dans ses admirations, même en leur adjoignant, comme il le fait, Henri VIII. Voilà qui nous mène loin de ceux qui soupçonnaient Botticelli de perversité.

Ni réformateur, ni pervers, mais âme religieuse, ardente, éprise de l’au-delà, susceptible de défaillir, comme, ici-bas, toutes les âmes humaines, sincèrement altérée d’infini.

Mais à quoi bon remuer de grands mots lourds d’idées, à propos du maître qui fit glisser si légèrement ses déesses sur les fleurs ?

D’autres ont voulu le voir simplement humain, comme si elle était simplement humaine, la madone anxieuse qui pressent la destinée de l’Enfant, et comme si la plus consciente, la plus clairvoyante des mères de la terre, avait jamais eu ce regard qui sonde les épreuves de l’avenir.

Il dort dans sa tombe oubliée, en un coin perdu de l’église Ognissanti, Sandro, fils de Mariano, et je gage qu’il n’envie pas pour cette tombe les plaques de marbre dont l’Italie actuelle est si prodigue à la gloire de grands hommes dont la renommée n’a pas franchi la banlieue de leur cité.

Non loin de là, Saint Augustin nous parle de son âme, le saint dans le livre duquel il apprit encore mieux peut-être à vouloir contempler sans le voile des choses ce que nous aimons dans leur beauté, dans leur beauté dont lui, Sandro, nous fit deviner la transparence !

 

 

Lucie FÉLIX-FAURE GOYAU,

Choses d’âme, Perrin, 1914.

 

 

 

 

 

 

 

 

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