Ève Lavallière
par
F. FLORAND
Le neveu du curé Pecquet serait le premier à se moquer de celui qui lui dirait qu’il a écrit une étude définitive de la vie intérieure d’Ève Lavallière 1 ; mais il acceptera, sans doute, qu’on le remercie d’avoir fait, au sujet de l’illustre convertie, œuvre de bon et consciencieux historien.
Ce n’est pas qu’il se soit beaucoup embarrassé des précautions méthodologiques ordinaires aux gens de métier. Il a plutôt procédé à la manière d’un inspecteur de police ou d’un cameraman, c’est-à-dire que son principal souci, au cours des deux années de travail qui préludèrent à la composition de son livre, fut de recueillir une information exacte et de prendre des vues. À cet égard – et quiconque a tenu en mains le dossier de l’abbé peut s’en rendre compte – l’œuvre a été accomplie de main de maître. Il en résulte que nous avons d’abord l’impression d’être en présence moins d’une étude biographique que d’un « documentaire ». Mais parce qu’il s’agit de la vie d’une comédienne, parce que l’auteur a lui-même, à un haut degré, le sens de l’action dramatique, parce qu’enfin la Providence n’a pas ménagé, dans l’existence d’Ève Lavallière, les intrigues, les conflits, les situations étranges, les dénouements imprévus et tout ce qui est capable de tenir un public en haleine, le film prend la tournure d’une comédie. Souvent, d’ailleurs, on y passe du burlesque au tragique, car l’auteur avait une trop joyeuse humeur pour écarter les épisodes amusants, il était un observateur trop éveillé pour ne pas photographier certains ridicules, et il avait un cœur trop humain pour ne pas évoquer certains évènements ou certains actes dont Ève fut la victime et qui ne seraient pas déplacés aux endroits les plus sombres de l’œuvre de Shakespeare. Encore faut-il noter, à cet égard, que l’auteur n’a écrit qu’une petite partie de ce qu’il pouvait écrire et que, sans déformer la vérité, il a su tenir compte des exigences de la charité.
Le mérite principal du livre, aux yeux d’un lecteur de La Vie Spirituelle, vient de ce que, pour la première fois, il donne une base sérieuse d’étude psychologique et théologique. On ne peut pas ne pas être frappé de l’extraordinaire légèreté avec laquelle ont été composés les autres ouvrages sur Ève Lavallière, et, en disant cela, je n’excepte aucun des livres publiés en France. Rien, sans doute, n’est jamais terminé quand il s’agit d’histoire, et de l’histoire d’une vie humaine ; du moins peut-on être assuré, en ce qui concerne un travail comme celui de l’abbé Englebert, que s’il y a des modifications à apporter, ce ne sera jamais que par mode d’addition et nullement par mode de soustraction ; et, pour tout dire d’un mot, on sent que l’essentiel y est dit, qui ne peut changer.
Nous avons maintenant le témoignage que, non seulement la courtisane s’est convertie à une vie vertueuse, mais encore qu’elle y a persévéré, dans un progrès constant, jusqu’à atteindre une intensité exceptionnelle – il ne m’appartient pas de dire : héroïque – de charité. Si quelques âmes ont été ébranlées, naguère, par certaines prétendues révélations, elles trouveront maintenant de quoi se rassurer.
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L’auteur consacre de longues pages à décrire l’enfance d’Eugénie Fenoglio. Nous pensons qu’il fut bien inspiré, et que celui qui le lui reprocherait prouverait qu’il se fait du surnaturel une idée passablement primaire et simpliste. Dans le cas d’Ève Lavallière, très particulièrement, il apparaît que la grâce, bien qu’elle ait porté son coup décisif avec l’instantanéité de la foudre, s’est aussi servie des antécédents naturels, innés ou acquis, qu’elle rencontrait dans cette âme, et qu’elle a continué de s’en servir pour la conduire par les rudes sentiers de la perfection.
Il ne faut jamais oublier, quand on étudie le cas d’Ève Lavallière, qu’elle eut une enfance malheureuse. Ne parlons même pas de son hérédité paternelle. Rappelons-nous seulement qu’elle a grandi dans un climat de terreur et de solitude affective. Ce n’est pas une fois seulement, c’est à plusieurs reprises, que, de la maison occupée par les Fenoglio à Toulon, on put voir sortir, au milieu de la nuit, une femme affolée, tenant par la main sa petite fille et fuyant la colère d’un mari alcoolique. On sait, d’ailleurs, que tout cela devait se terminer par un meurtre et un suicide, auxquels Ève assista, épouvantée. Mais le pire, peut-être, était que la malheureuse mère se laissait à ce point absorber par sa propre détresse qu’elle oubliait de donner à sa fille les compensations de délicatesse et de tendresse nécessaires à cette sensibilité prématurément meurtrie. Car il y a plusieurs manières de martyriser un enfant ; la plus voyante est celle qui consiste à le rouer de coups ; mais la plus terrible est celle qui consiste, simplement, à ne pas l’aimer.
On ne s’étonnera donc pas si Ève ressembla, de très bonne heure, et demeura semblable, toute sa vie, à ceux qui ont grandi dans une ambiance domestique anormale, où ils se sont également heurtés à la violence et à l’insensibilité. Elle demeura toujours celle qui se croit enfermée dans une atmosphère irrespirable et qui ne pense qu’à s’évader.
L’art théâtral est une forme d’évasion. Elle se mit à jouer. Elle jouera toute sa vie. Elle jouera même après sa conversion, chaque jour, devant Léona. Dans les derniers temps, on la verra encore mimer une parodie de consultation médicale, pour la plus grande joie de la bonne confidente qui n’en pouvait plus de rire ; cette fois-là, d’ailleurs, le spectacle se termina en hémoptysie. Et c’est le témoignage unanime de ceux qui l’ont connue pendant ses années de théâtre, que, lorsque la fatigue ou la maladie la tenaient éloignée de la scène, elle tombait dans une mélancolie profonde ; à la place de celle qu’on avait vue si prodigieusement animée, vivante et créatrice de vie, on ne trouvait plus alors qu’un être languide et taciturne. Qu’elle ait cherché, dans ces moments-là, un suprême moyen d’oublier et de fuir, rien n’est plus vraisemblable et conforme aux tendances nées de son tempérament et de son éducation.
Le désir d’entrer au couvent peut représenter, lui aussi, une forme d’évasion. On sait avec quelle persévérance anxieuse la convertie frappa aux portes des monastères.
Évasion, enfin, la lecture des romans d’action et d’aventures. Même lorsqu’elle sera chrétienne, Ève y aura recours pour lutter contre les tentations de découragement.
En vérité, ce besoin de fuite – l’abbé Englebert parle de nomadisme, mais cela revient à peu près au même – est comme le fil d’Ariane qui permet de se reconnaître un peu dans le labyrinthe psychologique de cette âme. On fera bien, cependant, de prendre garde à certaines nuances ; et, par exemple, on aurait tort de s’imaginer que c’était par plaisir qu’Ève Lavallière était instable. Il peut y avoir une folie, une perversion, qui trouve de la joie à saccager des situations, à créer exprès des obstacles, à susciter des mécontentements, afin que l’on en soit la propre victime. Le nomadisme d’une Lavallière est différent. Les âmes qui sont instables comme elle, et par les mêmes causes, ne le sont que parce qu’elles tendent de toutes leurs forces à trouver un asile affectueux, et elles souffrent beaucoup de ne le pas rencontrer. Aussi bien verra-t-on la pauvre Ève se montrer vivement touchée chaque fois qu’un geste spontané évoquera pour elle la tendresse d’un geste de maman, et, comme toutes ses semblables encore, elle ne sera heureuse – relativement heureuse – que dans la société d’êtres modestes et doux, desquels elle sera sûre qu’ils ne lui feront pas de mal.
Si, enfin, il est vrai que l’influence surnaturelle de la grâce la conduisit à Lourdes, on peut penser que la nature l’y poussait aussi...
« – Quelle est votre maison préférée ?
– La route ! »
Ève est tout entière dans cette réplique. Mais si elle aime la route, c’est que la route passe devant des maisons.
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Elle n’eût jamais reconnu la sienne si le Père de famille ne l’y eût conduite par la main et, lui-même, ne l’y eût introduite. Ce fut la conversion, dont les circonstances extérieures sont admirablement racontées par l’abbé Englebert. Celui-ci, qui observe, d’un bout à l’autre de son livre, une grande sobriété à l’égard de la vie proprement intérieure de son personnage, s’est montré ici particulièrement discret, et nous ne pouvons que l’en féliciter.
Le fait est, d’ailleurs, qu’un essai d’analyse ne tarderait pas à tourner court. On discerne bien un premier choc causé par la peur du diable, dont le curé de Chanteaux vient d’affirmer l’existence trop réelle. Il y a ensuite la lecture de la Vie de sainte Marie-Madeleine, par Lacordaire. Mais il y a aussi le reste, qui est de beaucoup le principal, et qui échappe aux regards humains.
Tout au plus pourrait-on essayer de discerner ce qui a changé et ce qui n’a pas changé ; un jour, peut-être, quelqu’un dressera ce bilan en nous donnant une étude plus poussée de la vie spirituelle d’Ève Lavallière. Remarquons simplement ici qu’il y eut un changement véritable, et l’abbé a beau jeu de défendre l’authenticité de cette conversion contre certaines objections puériles. Les dispositions naturelles ne sont pas des explications naturelles ; et à qui trouvera qu’il n’est pas tellement étonnant qu’une comédienne de cinquante ans renonce au monde, il est trop facile de répondre qu’il y a beaucoup de comédiennes de cinquante ans qui n’y renoncent pas.
S’il fallait un autre signe de la sincérité du retour de Lavallière, on le trouverait dans ce simple fait que, justement, elle est restée, en grande partie, Lavallière. Une comédienne qui aurait mimé le simulacre de la conversion eût endossé le travesti ordinaire de la pénitence et elle eût joué les Thaïs. Ève garda la plus franche spontanéité ; on s’en apercevra aux citations du livre qui nous occupe. J’ai même entendu dire qu’elle avait gardé, avec le vocabulaire, certains gestes du répertoire... Hélas ! ce qui est demeuré aussi, c’est cette croix invisible qui fut déposée dans le berceau d’Ève petit enfant, et qu’elle devait garder enfoncée dans son cœur comme un glaive jusqu’à la mort ; je veux parler de cette disposition naturelle à la mélancolie, que la grâce laissa intacte en elle comme elle le fait dans la plupart des cas semblables. Elle laissa, d’ailleurs, cette grâce sanctifiante et crucifiante, tout ce qui, dans notre convertie, pouvait lui être principe de douleurs, sa santé misérable, par exemple. Et, bien loin d’avoir écarté les occasions de souffrir qui venaient de l’extérieur, elle semble les avoir multipliées ; c’est ce qui se vérifia surtout dans la vie maternelle de l’artiste.
Non, certes, on ne peut pas dire qu’elle ait trouvé dans sa conversion beaucoup de joies humaines. On ne peut même pas dire qu’elle y ait trouvé beaucoup de joies divines. Je ne sais ce que nous apprendrait la lecture de ses lettres et de son journal ; mais, dans les extraits cités par l’abbé Englebert, on trouve des mots qui en disent long : « ... Dans cette existence, sans soutien moral, sans distraction, toujours enfermée dans mes pensées, dans mes scrupules, mon ignorance, je m’anémie le cerveau, et parfois je trouve le service de Dieu trop pénible. Les livres me font peur, etc. » (p. 190). Léona assure qu’elle avait de « fréquentes révoltes intérieures ».
Chose bien remarquable, cependant, et, à notre avis, bien caractéristique de l’authenticité surnaturelle de son état nouveau, si elle devient plus éprouvée, elle devient aussi moins triste. Cette volonté profonde qu’elle garde d’être fidèle à Notre-Seigneur crée au plus intime de son cœur une unité, j’allais dire une centralisation de ses puissances, qui engendre à son tour un certain ordre intérieur et une certaine paix. Le changement ici est manifeste : Ève convertie ne souffre plus comme Ève courtisane.
Mais le plus évident est encore et, tout simplement, que sa vie est devenue vertueuse. Deux traits me frappent. Cette espèce de peur panique, d’abord, qu’elle éprouvait à l’idée qu’elle pourrait sombrer dans l’orgueil ; je n’ai pas qualité pour dire qu’Ève Lavallière était une sainte, mais je sais bien que cette peur-là se retrouve chez tous les véritables saints, et les paroles de Sœur Thérèse me reviennent ici en mémoire : « Si j’étais infidèle, si je commettais seulement la moindre infidélité d’orgueil, je sens que je le paierais par des troubles épouvantables et je ne pourrais plus accepter la mort. »
Impossible aussi de ne pas mesurer la distance qui sépare cette femme humble, simple et loyale de celle qui, autrefois, était d’un cynisme et d’une indélicatesse rares. Et que n’aurait-on pas à dire de son esprit de pénitence !
C’est tout cela, avec sa patience, sa bonté, son esprit de pauvreté, qui n’a cessé de croître, dans la charité, jusqu’à la fin de ses jours. Il est possible qu’Ève se soit trompée en ne suivant pas le conseil de son directeur qui lui demandait de rompre avec sa fille ; mais dire qu’elle fit alors une faute caractérisée de désobéissance serait avouer que l’on ne comprend rien à la nature juste des rapports de direction spirituelle. Quant à cette histoire de piqûres et de « paradis artificiels », on comprendrait peut-être que, présentée d’une certaine manière, elle impressionne un moment le public ordinaire des enquêtes de Paris-Soir ; mais qu’elle retienne l’attention de gens sérieux, c’est ce qui est proprement inconcevable. « Accident », « épreuve », ce sont les mots employés par l’abbé Englebert ; c’étaient ceux qu’il fallait dire. Le traitement normal de l’atroce maladie dont Ève souffrait alors comportait l’usage de calmants. Il se trouva une main criminelle – inconsciente aussi, nous l’espérons – qui injecta à la malade une dose énorme d’héroïne, créant ainsi une intoxication passagère. Où est le mal ? Où est la « chute » ? On peut regretter que la méfiance de la pauvre Ève n’eût pas été davantage en éveil. Mais rien de plus.
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Si bon et juste qu’il soit, le livre de l’abbé Englebert ne nous permet pas encore de nous prononcer sur la caractère spécifique de la vie intérieure d’Ève Lavallière, ni de décider si on peut la rattacher à quelqu’une des « écoles » déjà connues. Deux points, cependant, se laissent entrevoir. Il apparaît, d’abord, que l’on a affaire à un être naturellement indépendant et qui n’est disposé à recevoir aucune empreinte de personne, excepté de Dieu ; c’est même, pour le dire en passant, ce qui nous incline à croire que toute direction spirituelle un peu précise était d’une efficacité douteuse dans son cas, ou, du moins, qu’elle n’obtenait de résultats que dans la mesure où elle respectait sa personnalité. On peut donc prévoir que tout essai de formation, par l’extérieur, à une « spiritualité » quelconque, était voué à l’échec. D’autre part, cependant, on ne peut s’empêcher de trouver à notre convertie une tournure très franciscaine ; ce n’est pas que les fils de saint François y aient apporté une contribution personnelle considérable ; mais il semble que saint François lui-même, et par l’intérieur, ait modelé cette âme à sa ressemblance. Ève, qui ne découpa que quelques pages de la Montée du Carmel, qui ne put achever la lecture du Christ vie de l’âme, et à qui la Vie de sainte Catherine de Sienne, par le Bx Raymond de Capoue, semble avoir inspiré beaucoup d’admiration et un peu d’ennui, avait plusieurs éditions des Fioretti et passait de longs moments devant l’image du Poverello, à le regarder les yeux dans les yeux. On ne fixe pas impunément le regard des Saints... Si, donc, une gloire nouvelle venait un jour couronner le front d’Ève Lavallière, c’est d’abord, nous semble-t-il, sur la postérité du Patriarche d’Assise qu’elle rejaillirait. Humblement, cependant, les enfants de saint Dominique et du Père Lacordaire en demanderaient une part, en souvenir du petit livre sauveur que la châtelaine de Chanceaux lisait à genoux et en pleurant.
J’arrête ici ces trop rapides réflexions sur l’ouvrage de l’abbé Englebert. Je me reprocherais de n’avoir pas davantage parlé du biographe si je ne pensais sincèrement qu’il peut se passer d’éloges. Son livre se recommande assez par les qualités de bon sens, d’esprit critique et de sensibilité qui l’animent d’un bout à l’autre. C’est une œuvre saine à laquelle on ne peut que souhaiter la plus large diffusion.
Fr. F. FLORAND, O. P.
Paru dans La vie spirituelle en 1936.