Le nom de libre penseur

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Gaston de FLOTTE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Je ne viens point combattre les libres penseurs, réfuter leurs théories, discuter leurs principes, si tant est qu’on puisse appeler cela des principes : non, je viens simplement protester contre ce titre qu’ils s’arrogent si fièrement, leur en demander compte, le réclamer pour nous aussi, catholiques, apostoliques, romains.

Et d’abord, qu’entendent-ils par là ? « Nom donné, dit Bescherelle, libre penseur lui-même, à ceux qui admettent le principe d’une entière liberté d’examen, d’une complète indépendance de la raison humaine en matière de foi. » J’ignore si ces messieurs sont entièrement satisfaits de cette définition ; plus tard nous en verrons une autre ; en attendant, nous proposons une variante à cette rédaction première ; au lieu de nom DONNÉ à ceux... nous dirons : nom PRIS par ceux...

D’après le Dictionnaire de Bescherelle, d’après leur propre exomologèse, ce nom-là serait donc le synonyme de sceptique en fait d’idées religieuses : plus on serait sceptique, incroyant, plus on serait libre penseur : l’athéisme ne serait pas encore se plus complète, sa plus haute personnification ; car l’athée peut admettre quelques vérités, de morale et de droit, par exemple, et même cette conscience dont parle l’article II du rapport de la commission de la loge l’Avenir. – Comment fixer les limites ? Toujours vous rencontrerez un libre penseur plus libre que vous : niez le catholicisme ; un autre niera le protestantisme, un autre le rationalisme, d’autres la justice, la morale, la conscience (cela s’est vu), et vous n’aurez pas le droit de crier : C’est trop ! arrêtez-vous ! Non amplius !

Suffit-il donc de ne rien croire pour être privilégié de ce titre ? Mais que d’incrédules, que de libres penseurs qui ne pensent pas du tout, qui trouvent tout simplement ce système plus facile, plus commode, plus à leur portée, et qui se courbent sous le joug des préjugés bien autrement lourds que ceux qu’on accuse d’opprimer les croyants ! – Et, d’autre part, que de croyants qui pensent et croient en toute liberté ! – On ne nous persuadera jamais que saint Augustin, saint Anselme, saint Bernard, saint Thomas d’Aquin, Pascal, Bossuet, Malebranche, J. de Maistre pensent moins et moins librement que MM. Ravin, de La Bédollière, Labbé, Guéroult, Souvestre, Edmond About, etc., et que les jeunes orateurs de Bruxelles et de Liège ?

– Vous, libres penseurs ! mais vous insultez, vous criblez de sarcasmes quiconque ne pense pas comme vous ! À ce beau titre que vous prenez, j’ai pourtant le même droit que vous, moi, qui crois aux dogmes, qui ai foi en l’Église. Ne suis-je pas libre d’y croire, et n’y crois-je pas par cela même que je suis libre ? Quelle force, quelle puissance, quelle autorité avez-vous plus que moi ? Ne pouvez-vous pas vous tromper dans le libre exercice de votre pensée ? Je crois à une vérité absolue ; vous n’y croyez pas, vous ne croyez à rien : où est votre supériorité ? Moi aussi, et plus que vous peut-être, j’ai étudié, j’ai médité, j’ai exercé toute ma liberté intellectuelle. Pourquoi donc, par cela seul que mes études, mes méditations m’ont amené à croire, accorderais-je à vous seuls le titre de libres penseurs, titre pour moi, et, prenez-y garde, peut-être sobriquet pour vous ?

J’admets que, vous séparant de la bande nombreuse des ignorants et des dociles esclaves de certains préjugés, vous avez examiné, vous aussi, très sérieusement (ceux-là sont rares : il est si commode de ne pas croire sans s’inquiéter de savoir pourquoi on ne croit pas !) : j’admets vos études et leurs malheureuses conclusions, en êtes-vous plus libres que moi ? Tous ceux qui ont abouti autrement que vous, sont-ils donc les serfs, les hommes libres de l’absurdité ? Je ne pense pas comme vous, donc je suis l’implacable et stupide ennemi de la liberté de penser ? Et si je retournais l’argument ? Si j’en disais autant de vous ? Si, parce que vous ne pensez pas comme moi, je vous accusais d’être les ennemis de la liberté de penser ? Que diriez-vous ?

Je suppose que vous deveniez un jour une immense majorité, que le genre humain, séduit sinon par la vigueur de votre dialectique, du moins par la légèreté de vos principes, par la grâce et les enjolivements de votre phrase si bien étudiée, rejette bien loin de lui ce que, jusqu’à présent, il a cru être la vérité, je ne me soumettrai pas, parce que quelque chose en moi résistera, et, allant seul contre l’humanité, serai-je alors un libre penseur ? Non, mille fois non ! Vous ne me l’accorderez pas, car, je le répète, ne pas vous adopter, ne pas fléchir devant l’autocratie de votre pensée, sera toujours, à vos yeux, ne pas penser librement. De ce système, vous avez fait un dogme, un dogme absolu, sacré, inflexible, supérieur à toute raison. De ce qui justement est en question, vous faites un principe. Par exemple, vous ne croyez pas au surnaturel, et j’y crois : de quel droit cette incroyance (d’ailleurs, où en est le mérite ?) fera-t-elle de vous ce que je ne puis être ? De quel droit cette croyance me privera-t-elle du titre que vous usurpez ? Vous dites : il ne suffit pas qu’une chose ait été crue pour être crue encore ; il faut l’examiner. Pourquoi, si nous examinons ce que vous enseignez, et si cet examen nous conduit à des conclusions différentes des vôtres, pourquoi serions-nous, par cela seul, dépourvus de logique et d’intelligence ?

Mais, dites-vous encore d’un ton de reproche dédaigneux, vous vous en rapportez à la parole des hommes ! Nous nous en rapportons à une parole qui vaut bien notre vacillante raison. Vous écoutez, vous, la parole votre propre esprit, et, comme il y a autant de diversités d’esprits que de têtes, vous vous contredisez, vous vous combattez, vous vous réfutez les uns les autres : en écoutant votre esprit, votre esprit seul, vous écoutez la parole d’un homme bien plus exposé à se tromper, puisque cet homme, c’est vous, avec ses passions qui en résultent, ses intérêts qui interposent un voile, votre raison qui faiblit et s’égare, votre intelligence élevée qui s’enorgueillit, ou votre simplicité qui ne voit pas !

Nous admettons l’autorité d’un livre sacré ; or, qui admet une autorité quelconque ne peut être un libre penseur. Vraiment ! mais qui m’a donné la foi en cette autorité ? N’est-ce pas ma pensée libre, très libre, qui a reconnu que cette autorité vient de Dieu, que dès lors elle est vraie ? Pour vous, elle ne vient pas de Dieu, soit : vous êtes de libres penseurs ; pour moi, elle vient de Dieu ; je suis donc un libre penseur aussi, car c’est ma liberté de penser qui me l’a fait admettre comme corollaire de mes études. Quelle illogicité, quelle petitesse, quel défaut d’intelligence, quelle défaillance d’esprit y a-t-il là ? C’est la force de ma raison, c’est le cri de ma conscience qui m’ont dit : Cela est ! Suis-je, parce que j’ai fait usage de ma raison, parce que j’obéis à ma conscience, le paria de la raison et de la liberté ? « Tout cela ne va pas trop mal, dit Montaigne, mais quoi ! ils ne portent point de haut-de-chausses ! » Qui n’est pas fait à votre image est un fourbe ou un sot, tout au moins un esclave, un homme qui ne pense pas librement.

Nous connaissons, par les journaux, le rapport de la commission de la loge l’Avenir :

« Art. Ier... Est institué dans la 1.∙. l’Avenir, pour tous les FF.∙. qui accepteront les statuts, un comité permanent qui s’intitule : Comité des libres penseurs. »

Ils prennent ce titre ; c’est bien. Voyons pourquoi :

« Art. II. – Les libres penseurs n’admettent d’autre vérité que celles qui sont démontrées par la raison ; d’autre loi morale que celle qui est sanctionnée par la conscience. »

Bien encore : ceci complète la définition donnée par le dictionnaire. – Mais la raison de qui ? mais la raison de quoi ? dirait encore Alfred de Musset, comme il disait du cœur humain. – Moi aussi, j’ai ma raison : si cette raison me démontre, si ma conscience sanctionne toute autre chose que votre conscience et votre raison, je ne saurais être un libre penseur ! – Ah ! mes amis, ce n’est ni juste ni généreux !

« Art. III. – Ils croient que la vérité et la justice ainsi manifestées sont les seules règles de la vie, une impulsion à la vertu, un principe de civilisation, l’affirmation de la dignité humaine, un guide pour l’accomplissement de la mission progressive de l’homme. »

Moi, – dans ma libre pensée, – je crois et j’affirme que la vérité et la justice ainsi manifestées (notez qu’elles le sont fort peu, dans leur vague expression), je crois et j’affirme qu’elles sont le dérèglement de la vie, un motif de répulsion pour la vertu, une cause de mort pour la civilisation, la négation de la dignité humaine, un guide trompeur pour l’accomplissement de la mission progressive de l’homme. – Ces grands mots ne nous fascinent pas. – C’est parce que je crois cela, c’est parce que j’affirme cela, que je réclame le nom de libre penseur.

« Art. IV. – Ils déclarent, respectant la liberté de chacun sur toutes les questions de la Divinité, ne repousser que les religions dogmatiques et révélées, comme étant aujourd’hui la négation de la conscience et de la raison. »

Aujourd’hui est bon ! Je crois, moi, à une religion dogmatique et révélée ; donc, je n’ai ni conscience ni raison ; soit ; mais du moins, c’est si facile, et cela coûte si peu, accordez-moi le nom de libre penseur.

Allez ; on vous défie de prouver que vous seuls y ayez droit : ce nom, cette fiction, ce mensonge n’auront leur portée réelle que si vous l’inscrivez sur un drapeau, si vous en faites un cri de guerre pour ameuter les badauds contre les hommes qui n’adoptent pas aveuglément vos systèmes ; les jeunes orateurs de Liège l’ont bien compris ! M. de Maistre l’a remarqué : le grand point est de forcer les autres à vous donner tel ou tel nom, ce qui n’est pas si aisé que de le prendre de sa propre autorité. Si on vous le donne, ce nom dont vous paraissez si fiers, que vous confisquez si injustement à votre profit, c’est avec un sourire ironique dont il n’y a nullement à se glorifier.

Libres penseurs ! vous ! Mais qui pourrait savoir ce que vous pensez ? Vous errez à tout vent de doctrine ; vous vous combattez les uns les autres, vous vous entre-dévorez, vous luttez contre les vôtres, avec quelle tolérance, quelle douceur, quelle grâce, – on le sait ! Qu’un libre penseur se lève, soyez sûr qu’un libre penseur plus avancé (ils appellent cela avancé !) se lèvera pour l’anathématiser, et il ne vous reste plus qu’à invoquer le tout-puissant néant qu’adore Feuerbach ? « Fiez-vous à votre philosophie, s’écrie Montaigne : vantez-vous d’avoir trouvé la febve au gasteau, à voir ce tintamarre de tant de cervelles philosophiques ! »

Quant à nous, que notre pensée libre, très libre, sépare de vous de toute la largeur, de toute la profondeur d’un abîme, nous protestons contre l’usurpation : nous réclamons, nous revendiquons ce titre, notre propriété tout comme la vôtre, plus que la vôtre, car nous sommes libres de vos préjugés étouffants.– Cette autorité sous laquelle, bon gré, mal gré, vous ployez, est bien autrement tyrannique et absorbante que celle que notre libre raison nous fait reconnaître ; elle ne vous laisse ni votre vraie liberté de penser, ni votre liberté d’action : elle vous enveloppe, vous étreint, vous annihile, et, parce que vous rejetez la seule vraie, la seule qui respecte et affirme la dignité de l’homme, vous tombez, aplatis, sous le poids d’une autre ! Vous aviez changé de joug, voilà tout.

 

            Le joug est remplacé du moment qu’on le brise ;

            On croit à Babinet quand on rit de Moïse !

                                                                         J. REBOUL.

 

Nous préférons le nôtre.

Mais à quoi bon dire ces choses ? Il n’en sera ni plus ni moins. Vous continuerez à vous parer du titre de libre penseur, à le montrer à la foule qui n’y comprend rien, à le crier sur les toits, par la fenêtre, dans les carrefours, sur la borne ; à vous poser, du haut de votre orgueilleuse sagesse, comme les seuls libres penseurs. N’importe : il y aura eu, du moins, une protestation.

Et maintenant, un conseil : – Depuis longtemps le ridicule ne tue plus en France, c’est vrai ; même beaucoup de gens en vivent. Mais prenez garde : il ne faudrait pas trop s’y fier !

 

 

 

 

Baron Gaston de FLOTTE.

 

Paru dans L’Écho de la France

en 1868.

 

 

 

 

 

 

 

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