De l’art

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

H. FORTOUL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La génération qui nous a précédés a considéré l’art comme réduit exclusif de l’imagination ; nous voudrions qu’on s’habituât à le regarder aussi comme une expression de la raison humaine. Voilà tout le sujet du débat qu’il y a entre nous et nos prédécesseurs, voilà toute la question qui s’agite entre les débris de l’école romantique et les commencements, indécis peut-être et mal compris, d’une école nouvelle qui n’a pas encore reçu de nom, bien qu’elle ait produit des œuvres dignes de l’attention la plus sérieuse.

Ce qui nous donne foi dans l’avenir de nos théories et dans l’avènement de nos espérances, c’est une connaissance sincère et complète de l’histoire de la littérature française. Certes, s’il est une nation qui ait fait ses preuves en fait d’intelligence, c’est, sans contredit, la nôtre. D’autres pays ont eu une littérature plus passionnée, plus colorée, plus inventive, plus féconde en élans de l’âme, en caprices de l’imagination ; mois ce qui a toujours distingué la France de tous ces peuples, c’est la raison élevée de sa poésie, la profondeur et la lumière de ses pensées, le bon sens de son génie. Quel autre pays eut un satyrique comme Rabelais, un philosophe comme Montaigne, un politique comme Corneille, un penseur comme Pascal, un raisonneur comme Molière, un publiciste comme Montesquieu, un railleur comme Voltaire, un tribun comme Jean-Jacques ? Comptez les anneaux de cette glorieuse chaîne de l’esprit français, qui prend naissance dans l’incrédulité naïve des trouvères du moyen-âge ; qui étincelle toute vive et toute chaude au milieu de cette fournaise du seizième siècle, où se trempèrent tous les éléments de la civilisation moderne ; qui brille d’un éclat sans rival dans ce siècle souverainement intelligent qu’on a appelé le grand siècle ; puis, qui s’agite avec un retentissement infini dans le dix-huitième siècle, et qui, au bout de ce siècle-là, se fond de nouveau au milieu des orages de la révolution française ; et voyez si dans tous ces anneaux qui ont insensiblement conduit notre pays de la foi antique au scepticisme du jour présent, vous en trouvez un seul sur lequel la raison n’ait laissé sa marque profonde et ineffaçable ! Déguisée au seizième siècle sous le voile des allégories ou sous le vague de la méditation, transfigurée au dix-septième, tantôt sous le costume de la science, tantôt sous celui des mœurs, manifestée au dix-huitième par l’éclat de tous les esprits, de toutes les formes et de toutes les pensées, la philosophie a constamment fourni le fonds de notre littérature, jusqu’aux jours de mêlée tumultueuse et confuse auxquels nous avons assisté.

Il n’est que trop vrai que nous avons cessé de ressembler à nos pères. Nous avons noyé leur bon sens dans les vapeurs de je ne sais quel délire ténébreux et violent, auquel a succédé tout à coup un repos aussi absolu et aussi froid que celui de la tombe. Les nations étrangères ne savent plus que croire de nous ; elles étaient habituées à nous voir marcher à la tête de l’Europe ; et celles qui sont les plus contraires aux principes de notre politique n’ont pas entièrement secoué le joug intellectuel que trois siècles de génie et de raison leur avaient imposé ; mais elles se demandent avec inquiétude où nous allons, et ne peuvent résoudre le problème obscur de notre destinée littéraire. Ces dernières années, nous avons vu les Tories d’Angleterre, qui ont été de tout temps les ennemis acharnés de la philosophie française et de la révolution qu’elle a provoquée, s’écrier, dans leurs Revues, qu’ils comprenaient plus facilement les démocrates enfantés par notre littérature au siècle dernier, que les insensés qu’elle a produits dans celui-ci ; ils ajoutaient que, du moins, les premiers avaient une pensée commune, et qu’ils poursuivaient avec ensemble sa réalisation, tandis que les seconds s’en vont sans accord et sans but, poussant des cris désordonnés, dont il est impossible de comprendre l’harmonie et le sens. L’Allemagne a lancé contre nos débauches une condamnation plus intelligente encore et plus puissante : Tieck, qui, depuis la mort de Goethe, est le représentant le plus fidèle du génie allemand, a exclu nos écrivains de la grande communion romantique, et ne cesse, chaque jour, de flétrir énergiquement l’abus de leur volonté, l’absence de leur goût et la dépravation de leur esprit.

Par un singulier abus, nous nous rendons nous-mêmes complices de cette dégradation que les étrangers nous reprochent. Il se passe, dans ce moment, au milieu de nous, un fait littéraire si extraordinaire et si curieux qu’un homme qui sortirait de sa solitude après quelques mois de repos ne pourrait d’abord y croire, et le révoquerait hautement en doute. La presse, qui s’est imposé la charge de surveiller le mouvement des esprits et des mœurs, et qui ne saurait avoir d’autre valeur que celle que lui donne cette mission élevée ; la presse, qui, dans des jours plus mauvais, comprit mieux les nécessités de sa position, la presse entière vient, par un commun accord, de supprimer dans ses colonnes la place qui était jusqu’ici réservée à la critique. Créée pour entretenir la moralité du public, elle l’affadit chaque jour par une foule de contes absurdes et ridicules qui défendent l’accès aux sévères discussions et au redressement des erreurs de la raison publique. C’est en recouvrant les anecdotes insipides qui traînent dans tous les anas, des paillettes que les marquis du dernier siècle ont laissées tomber dans l’encrier des écrivains de celui-ci, qu’elle pense s’acquitter de son devoir, qui est de servir d’avant-garde à la civilisation et de sentinelle perdue aux idées. De cette façon, à mesure que l’art s’en va, on étouffe aussi la critique, qui, seule, aurait pu le ranimer ; l’imagination s’est dévastée par ses propres excès ; on veut encore ajouter à ses ruines celles de la raison. Il sera curieux de voir le spectacle que présentera dans dix ans cette société dont tous les liens se relâchent dans une apathie universelle, et à l’affaissement de laquelle conspirent ensemble tous les pouvoirs contraires à qui Dieu a commis sa garde ! Le vent ne gémira-t-il pas alors par ici comme dans les herbes silencieuses d’un cimetière ?

Dans ces tristes heures où les obscurités du présent voilent la perspective de l’avenir, l’esprit se replie vers les temps écoulés ; il demande au passé des conseils et des indices. L’histoire est le meilleur sujet de méditation qu’on puisse offrir à une époque comme la nôtre, dont la sérénité a été troublée par tant d’agitations. Les morts qui reposent dans ses immenses catacombes ont de bonnes et calmes paroles à nous faire entendre. En les écoutant attentivement on parvient à se faire une conviction solide, hors de l’atteinte du découragement et de la désillusion.

Mais pour comprendre la langue que parle l’histoire, il ne suffit pas d’avoir compulsé les faits dont elle est remplie ; il faut encore savoir discerner le sens des évènements qu’elle renferme, et apprécier les idées qui président à son développement. Aussi tous les critiques qui ont voulu exercer une influence véritable sur leur époque ont-ils cherché à présenter une formule de l’histoire littéraire des temps passés. Pour ne parler que de notre pays, lorsqu’au commencement de ce siècle, les deux écoles littéraires qui sont en présence aujourd’hui se disputèrent la faveur publique, ce fut dans deux ouvrages de critique historique qu’elles déposèrent leurs pensées, leurs théories et leurs exemples. M. de Chateaubriand, combattant alors à la tête du parti qui ranimait les doctrines du passé, écrivit le Génie du Christianisme, dans lequel il s’efforça de montrer que toute la littérature des peuples modernes n’était que le développement historique de la morale de l’Évangile. Mais pendant ce temps-là, Mme de Staël se mettait à la tête de l’école philosophique, qui, après avoir compté tant d’illustrations, n’avait plus un seul homme pour se défendre ; dans son livre admirable et trop peu connu de la Littérature, elle ramena toute l’histoire des lettres à la métaphysique comme à sa source pure et première. C’est en traçant de ces deux points de vue différents, le tableau de tous les grands monuments de l’esprit antérieur, que ces deux génies contraires et égaux cherchèrent à imprimer une direction puissante aux travaux de leur temps.

En Allemagne, les Schlegel ne firent pas autre chose. Préoccupés du moyen d’agir sur les idées contemporaines, ils se tournèrent vers le passé et lui demandèrent du secours ; pour faire adopter leurs doctrines, ils ne trouvèrent rien de mieux que de les présenter appuyées sur l’histoire des œuvres du génie humain. C’est un besoin universellement senti aujourd’hui de chercher sa racine derrière soi ; on a vu tomber tant de choses, et tant de brillantes chimères s’évanouir, qu’on cherche à s’affermir contre une chute et à s’assurer contre le vertige ; on a vu les œuvres individuelles, celles même qui étaient le plus marquées du sceau de la grandeur et de la volonté divine, s’écrouler et s’anéantir dans des abîmes si inévitables et si profonds, qu’on est en garde contre les inspirations personnelles ; et on veut considérer, avant de se fier à l’avenir, si le rêve qu’on poursuit est conforme aux lois générales en vertu desquelles le monde a subsisté jusqu’à ce jour.

En effet, le passé donne la clef de l’avenir ; voilà pourquoi il est impossible de présenter une théorie littéraire sans offrir en même temps une histoire de la littérature ; disons mieux, voilà pourquoi l’histoire littéraire est la meilleure formule qu’on puisse présenter d’un système esthétique.

Au plus haut point de vue, les faits et les idées se confondent ; car les uns n’ont de valeur qu’autant qu’ils représentent les autres. Et c’est ainsi qu’il faut expliquer tout le système de Hegel, qui réduit la philosophie entière à l’histoire seule. Aussi est-ce à ce système qu’on doit, selon nous, la meilleure formule de l’art qui ait été donnée ; elle seule nous a paru rendre un compte exact du passé de la littérature, tout en faisant la juste part de son avenir : comme il semble qu’elle doive satisfaire tous les esprits et rallier toutes les opinions divergentes, nous nous faisons une véritable gloire de la traduire et de la résumer.

La querelle des anciens et des modernes est au fond plus importante qu’on n’a voulu le penser dans notre temps ; à en croire nos magnifiques dédains, on dirait que la discussion qui partagea Boileau et Perrault n’était qu’une argutie de pédants. Ce jugement est celui de la frivolité ; il est certain, pour tout homme né avec le sentiment du beau, que l’antique renferme des qualités de perfection plastique et de convenance de forme qu’on ne pourra jamais dépasser. Quiconque aura eu le bonheur de voir les marbres du Parthénon, de lire les vers d’Homère, de Sophocle et de Pindare dans la langue que parlaient ces hommes surnaturels, restera persuadé que, sous le rapport de la beauté, ces chefs-d’œuvre n’ont pas été égalés et ne le seront jamais. Il y a dans ces monuments de l’esprit et du goût des Grecs je ne sais quel mélange exquis de force et de grâce, je ne sais quelle union de la plus haute splendeur et de la plus divine simplicité, qui passera éternellement pour la mesure elle-même, et le type le plus parfait de l’art.

Cependant, cette conviction du progrès continu de l’espèce humaine, qui s’établit de plus en plus dans les consciences, et qui tend à devenir une religion véritable, se soulève et s’indigne lorsqu’elle voit assigner ainsi une limite au génie, et marquer dans le passé la borne que nul effort ne pourra jamais franchir. L’adoration de l’art grec est-elle donc en contradiction avec la foi que nous avons, non-seulement dans l’amélioration successive de notre bien-être, mais encore dans la perfectibilité réelle de notre manière de penser, de sentir, et de nous exprimer ? Voilà un grand et sérieux problème ! Comment concilier la perfection insurmontable de l’art grec avec la croyance du perfectionnement indéfini de l’espèce humaine ? Telle est la difficulté capitale qui se présente à tout homme qui étudie les arts de bonne foi et dans la sincérité de son cœur ; telle était aussi l’importante question qui s’agitait au fond de la discussion des anciens et des modernes.

La formule de Hegel nous a paru excellente, surtout en ce qu’elle résout cette question d’une manière ingénieuse en apparence, et profonde en réalité ; elle rend compte de tous les faits contradictoires que nous venons d’exposer ; elle satisfait également les partisans des anciens et ceux des modernes : elle eût réconcilié Boileau et Perrault. Hegel divise l’histoire de l’art en trois époques ; il comprend dans la première, sous le nom de monde oriental, la civilisation de l’Inde et celle de l’Égypte ; dans la seconde, sous le nom de monde antique, les œuvres du génie grec et du génie romain ; dans la troisième, sous le nom de monde moderne, la période que Dante a ouverte, et dans laquelle nous vivons. Nous voulons essayer de caractériser en peu de mots l’idée que Hegel donne de chacune de ces trois époques.

C’est aux pieds des montagnes d’où l’Indus et le Gange s’écoulent pour se partager ensuite et embrasser la péninsule indienne qu’il paraît que la civilisation humaine a produit ses premiers fruits ; de là, selon les conjectures les plus probables, les premiers navigateurs l’ont portée, en longeant l’Océan Arabique, dans l’Éthiopie, qui l’a elle-même transmise à l’Égypte. Ainsi s’expliquent les frappantes ressemblances qui existent entre les monuments et les primitives religions de ces deux pays. Cette analogie qu’on remarque entre eux n’est pas seulement l’effet d’une simultanéité singulière, elle est le résultat d’une véritable tradition. Ce sont donc en réalité les hommes placés sur les plateaux de la Bactriane qui ont communiqué leur pensée au reste du monde oriental. Quel est le caractère de l’art auquel leur manière de sentir donna naissance ?

L’étonnement est le premier sentiment qu’on éprouve en face des monuments gigantesques qu’ils ont laissés ; ce fut aussi la première sensation qu’ils ressentirent en face des merveilles de l’univers naissant. La grandeur du spectacle auquel ils assistaient, la magnificence de la terre à laquelle leurs sens nouvellement éclos ne pouvaient suffire, frappèrent leurs imaginations d’une sorte de merveilleux enthousiasme qui s’exprima en créant des formes colossales, dont les débris confondent encore notre raison : des montagnes entières furent creusées pour devenir des temples, quelquefois des villes ; les images des dieux étaient proportionnées à ces dimensions exagérées ; le grandiose de leur architecture fut imité sur les bords du Nil et dans les sables de la Thébaïde, par les pyramides devant lesquelles la pensée ne peut refuser de s’incliner ; et il en reste encore aujourd’hui des traces dans les constructions de Bénarès, la ville sainte de l’Indoustan, qui baigne dans le Gange ses pieds gigantesques et les interminables rampes de ses escaliers.

Le grandiose est donc la marque la plus générale de l’art du primitif Orient ; dans sa littérature, on retrouve le même signe. Ce sont des épopées immenses, comme le Mahabarata et le Ramayana, des poèmes où des myriades de héros de la terre et du ciel livrent une suite incalculable de combats dans un nombre infini de vers. L’entassement de toutes les richesses, la profusion de la matière, la magnifique et inépuisable prodigalité de la forme, voilà donc le caractère de l’art oriental. Sans doute, dans cet art si matériel, il y a des élans vers un monde supérieur, et une révélation déjà commencée de l’âme qui anime l’univers ; mais c’est à l’univers lui-même, bien plus qu’à son auteur, qu’il adresse ses adorations ; par l’effet même de ses instincts aveugles et naissants, il connaît et proclame beaucoup plus la matière que l’esprit ; et c’est pour exprimer ce phénomène général que Hegel dit que, dans le monde primitif, la forme l’emporte sur le fond.

Mais à mesure que l’homme contemple l’univers au sein duquel il a été placé, il apprend à lire mieux les caractères par lesquels Dieu y révèle sa présence ; il s’élève alors de l’admiration isolée des formes extérieures au sentiment de l’intelligence qui leur donne la vie ; cependant, encore alléché par cet amour primitif de la Terre, il ne sépare point d’elle l’idéal qu’il voit briller en elle ; il comprend leur parfaite harmonie, et il parvient à l’exprimer : ce don fut accordé aux Grecs. Les Orientaux étaient restés plongés dans un panthéisme extérieur par lequel ils divinisaient le monde ; et il ne pouvait sortir du culte qu’ils rendaient à l’univers que ces masses informes qui attestent leur existence, et dont toute la puissance est dans l’immensité. Mais les Grecs virent dans le monde la traduction des idées éternelles ; pour nous servir des expressions platoniciennes que les Chrétiens adoptèrent ensuite, ils reconnurent, dans la chair, l’incarnation du Verbe : de l’admirable accord de leurs sens et de leur raison résulta cette splendeur de la vérité éternelle que Platon appelle le beau. La forme humaine, dans laquelle le principe spirituel et le principe matériel de la création se rencontrent, leur donna le modèle le plus accompli de leur manière de sentir ; aussi la statuaire naquit-elle chez eux et s’éleva-t-elle au comble de la perfection ; dans leurs poésies, ils portèrent le sentiment de l’homme au plus haut point ; on a recherché jusque dans leur architecture les proportions empruntées au corps humain. Une juste alliance de la matière et de l’intelligence, réunies et confondues dans la forme humaine, tel est donc le type de l’art du monde grec et romain. Hegel exprime cette nouvelle transformation en disant que pendant cette période il y eut équation de la forme et du fond ; et ainsi il explique comment se révéla alors une perfection plastique qu’on ne saurait atteindre désormais.

Cependant l’humanité marche toujours. Sous la loi du Christ, elle apprend non-seulement à voir Dieu dans le monde, mais encore à abstraire le monde, à le nier, à supprimer et à déchirer ses voiles pour ne voir que la spirituelle face de Dieu. Ce travail d’abstraction et d’idéalisation se continue à travers différentes phases. L’homme se détache de plus en plus de la matière ; cette règle passe de son esprit dans ses habitudes, et de ses idées dans ses mœurs. Alors la pensée se prend elle-même pour sujet ; elle se plie et se replie durant tout le règne de la scolastique, sans avoir d’autre instrument et d’autre but qu’elle-même.

Dans cet état, toute espèce d’art est impossible, parce que l’art ne saurait se passer des formes extérieures que l’homme nie et méprise au point de vue nouveau où il s’est placé. Heureusement les traditions du monde oriental et du monde antique viennent faire invasion dans cette société qui tend à se spiritualiser de plus en plus. On applique les formes audacieuses de l’Orient à l’architecture ; mais le génie moderne s’en empare pour les idéaliser, et pour faire planer sur leurs masses imposantes la pensée qui fait sa vie. La littérature antique nous prête de même ses formes admirables ; mais le génie moderne est encore là pour profiter de ces emprunts et pour leur faire subir la même transformation morale ; et Dante, qui est le portique de toute la poésie nouvelle, applique la forme antique du poëme à une grande pensée symbolique. Il faut que le paganisme se montre encore davantage, pour que les arts du dessin atteignent tout leur développement ; et la sculpture ne brille qu’après la Renaissance. Ainsi, toute la forme de l’art moderne est empruntée aux anciens, et est, par conséquent, inférieure aux modèles qu’ils ont laissés ; mais le fond qu’il développe est sa propriété et sa gloire.

Cet accord admirable de la forme et du fond, de la matière et de l’esprit, que les Grecs avaient trouvé, est brisé sans retour. Ne comparons pas Michel-Ange à Phidias, ni Dante à Homère, ni Shakespeare à Sophocle, parce que nous trouverions l’expression que les modernes ont donnée du beau moins parfaite que celle qui nous a été transmise par l’antiquité. Le seul d’entre les modernes qui semble égaler les anciens, Raphaël, n’est leur rival que parce qu’une faveur particulière de la nature l’avait mieux disposé à être leur imitateur, leur interprète et leur élève.

Mais pour nous écarter de cette beauté que produisait chez les Grecs la parfaite alliance de la forme et du fond, nous ne devons pas nous regarder comme déchus. Notre rôle, notre grandeur, notre mérite, c’est de poursuivre sans cesse l’idéal, et de marcher d’un pas ferme à la réalisation de plus en plus nette de la pensée divine qui s’est révélée à nous, et que nous avons dégagée de l’enveloppe matérielle du monde. Hegel désigne cette dernière phase de l’art humain en disant que le fond y prévaut sur la forme.

Cette formule, comme on le voit, tout en attribuant à l’art antique son incontestable et inimitable perfection, assigne à l’art moderne une place digne de tenter les plus nobles ambitions. C’est par la raison, c’est par la philosophie, c’est par la traduction des idées les plus élevées de la métaphysique que nous pourrons, nous tous, écrivains et artistes de l’ère moderne, nous tirer de cette infériorité relative dans laquelle nous nous trouvons vis-à-vis de l’antiquité. Certes notre mission est encore belle : nous approcher de plus en plus de la face radieuse et immatérielle de Dieu, approfondir le problème de la fin des choses, sonder les abîmes de la destinée, interpréter les tempêtes qui grondent dans les sphères les plus élevées de l’âme humaine ; voilà notre tâche et notre but. Rapporter aux idées l’admiration que les Orientaux témoignaient au monde physique, dépenser pour la vérité elle-même l’enthousiasme que les Grecs n’éprouvaient que pour sa forme et sa splendeur, vivre enfin et se nourrir de la réalité de l’idéal lui-même, telles sont les compensations que notre époque nous permet. Mais, pour atteindre à ces hauteurs enviées, nous suffira-t-il des ailes de l’imagination, ou aurons-nous besoin du secours de la raison ? C’est toute la question qui se débat entre l’école romantique et l’école nouvelle. Après l’exposé que nous venons de faire, il nous semble qu’il est maintenant facile de la juger.

 

 

 

H. FORTOUL.

 

Paru dans L’Artiste, journal de la littérature

et des beaux-arts, en 1839.

 

 

 

 

 

 

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