Le rôle de la poésie dans « Pilote de guerre »

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Wallace FOWLIE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I. Le sujet du poète

 

Le langage des grands romanciers garde toujours quelques éléments de poésie. Puisque la poésie est le langage le plus primitif des hommes – tout langage est l’ornement de la pensée –, elle persiste même chez les romanciers qui essaient de l’abolir ; chez Stendhal, par exemple, dont Le Rouge et le Noir est le moins poétique des grands romans ; et elle surgit chez d’autres qui lui accordent tout naturellement la première place ; chez Joyce, par exemple, dont Finnegans Wake est le plus poétique des grands romans.

Antoine de Saint-Exupéry est un romancier à part. Son langage est souvent poétique, il est vrai, mais la poésie n’est pas chez lui un ornement rare ou fréquent, elle est une façon de voir et de sentir, elle est un pli de sa sensibilité, une exigence de sa nature. Le poète en Saint-Exupéry est responsable de l’architecture de son roman et du déploiement de son sujet.

Le vrai sujet de son dernier roman, c’est la guerre, la campagne de juin 1940, un vol de reconnaissance dans le nord de la France, l’immense exode des pauvres gens et leur fuite vers le sud. Derrière ce sujet immédiat du récit, il y a un autre sujet plus vaste et plus profond : celui de l’Allemagne contre la France, des industriels contre les agriculteurs, de l’usine contre la charrue. Et ces deux sujets historiques et sociologiques sont constamment convertis dans le sujet plus personnel de l’absurde commission du pilote en plein désastre.

Guerre, histoire, expérience personnelle, voilà trois sujets extérieurs, pour ainsi dire, que Saint-Exupéry traduit en un symbole unique : l’avion. Comme chez un poète, tout est converti dans le livre du romancier en un symbole, tout est réduit, raccourci. Le message de Saint-Exupéry n’est vraiment pas un message (et nous rappelons qu’un message n’est jamais la partie importante d’un poème) : il nous dit que l’action de la guerre est un dépouillement spirituel et physique. Tandis qu’un livre de prose garde toujours de l’emphase et des attitudes, ce nouveau livre en prose de Saint-Exupéry garde l’aspect invulnérable d’un symbole. L’avion de Saint-Exupéry est authentiquement un symbole comme le cygne de Mallarmé, comme Rome dans Bérénice et comme Troie dans Andromaque. L’avion, c’est-à-dire la guerre, anéantit l’œuvre du temps, comme un poème anéantit l’œuvre du temps, comme le péché détruit l’œuvre de la sanctification et crée un nouvel être.

 

 

II. La méthode du poète

 

Pilote de guerre se range difficilement dans une catégorie. Pour traduire la vie, le mystère et les sens multiples du symbole, il faut une forme de composition nouvelle pour le roman, plus spécifiquement appropriée au symbole. Dans l’œuvre de Proust cette méthode s’appelle le monologue intérieur, et dans l’œuvre de Saint-Exupéry elle nous paraît une variante de ce même monologue intérieur. Variante condensée, martelée, âpre.

La méthode du poète romancier, c’est d’évoquer toute la guerre par la mise-en-relief brutale et lapidaire de quelques fragments d’une seule aventure. Le monologue intérieur proustien est arbitrairement lent, destiné à épuiser l’expérience et la sensation. Mais l’art de Saint-Exupéry, créé par le choc des actions violentes et des évènements destructeurs, est nécessairement concis, destiné à rapetisser l’expérience et la sensation, désireux d’en montrer un profil unique. La profondeur secrète de ces deux arts et de ces deux méthodes est incontestable. Ils manifestent, avec bien des divergences d’expression dues aux moments historiques et aux tempéraments artistes, le travail du conscient et de l’inconscient.

L’aventure de Saint-Exupéry, rétrécie dans le symbole dur et rapide de l’avion, est une aventure qui chante ; elle ne dit pas, elle ne raconte pas. Le romancier est en vérité poète car il est l’aventurier qui n’a pas honte de son cœur. Il ne juge jamais. Il reste à travers toute l’œuvre l’homme étonné de sa propre aventure et de l’action où il est engagé. Le livre, à cet égard, devient une sorte de poème composé d’une série d’images, images du présent et du passé, vues de l’avion. Mais le poète survole toujours son passé et son présent : il est celui qui défait toutes les images pour en atteindre l’essence, la source et la gravité.

 

 

III. Poésie et catastrophe

 

Et l’essence, justement, que Saint-Exupéry découvre dans ses images du ciel, des villages de France et de la guerre est ce que nous avons le droit de nommer catastrophe.

Ce n’est pas le danger qui est central dans Pilote de guerre, c’est la liberté du danger, c’est le nouvel être que crée le danger. Nous l’appellerions volontiers, cet homme nouveau, dans sa cruelle aventure du ciel et de la terre, poète. Il traverse la nuit et le danger comme un autre de ces poètes de la nuit. Ce n’est pas la même nuit que Nerval ou Rimbaud ont connue si profondément, et ce n’est pas non plus la nuit spirituelle d’un saint Jean de la Croix. C’est la nuit d’un vrai ciel étoilé qui pèse lourd sur la France, c’est la nuit d’une catastrophe qui s’étend sur l’âme multiple de la France, c’est une nuit sombre divisée par le vol d’un avion.

Pilote de guerre est un poème en prose sur le sens du jeu perdu et sur le thème de la fatalité. Nous touchons ici à la clef de notre étude : la fatalité est un thème de la poésie et non pas un thème de la prose. La poésie est cette forme d’expression en parfait accord avec les principes les plus profonds et les plus cachés de la destinée humaine. La prose est toujours disponible et libérée d’une forme fatale. Le « consentement au sacrifice » est l’action principale du roman, et ce consentement revendique la valeur éternelle de la tragédie. Comme dans tout grand poème, dans ce roman de Saint-Exupéry, l’homme et Dieu sont très proches.

 

Chacun est responsable de tous. Chacun est seul responsable. Chacun est seul responsable de tous... Et chacun porte tous les péchés de tous les hommes.

 

La catastrophe en France de 1940 – nous jugeons uniquement du point de vue « art » et non pas du point de vue « politique », ce qui serait une tout autre histoire – dans les pages de Saint-Exupéry prend la valeur d’une action fatale et statique, qui garde l’empreinte d’une volonté divine et d’un sens universel. Une tragédie poétique, d’après Aristote, n’est pas très différente.

 

 

IV. L’homme devant la poésie

 

Ce qui reste surtout chargé de poésie et de sens dans Pilote de guerre, c’est le symbole de l’avion, qui, suspendu entre le ciel et la terre, porte un homme qui pense. Là-haut, d’où il peut contempler toute la catastrophe et sentir l’agonie de son pays, cet homme, tout comme un poète, subit un véritable « dérèglement des sens ».

Ce n’est pas seulement juin 1940 qu’il traverse. C’est plus que la France, ce pays qu’il survole. C’est l’homme et ce qui est plus pur en l’homme. La langue qui jaillit du cœur de ce poète qui porte l’uniforme d’aviateur est une formule lapidaire comme une formule de poète qui dépasse l’actualité et qui doit forger une nouvelle langue digne d’une nouvelle intensité.

Mais dans cette foudroyante aventure d’air et d’espace et de soleil, le but soudainement n’est plus visible, et seule reste la discipline. Comme seule reste la poésie quand l’expérience a disparu. « Les hommes occupent peu de place dans l’immensité des terres », nous dit Saint-Exupéry (p. 94). C’est un thème persistant dans la première partie du livre qui, plus tard, grâce à une lutte cornélienne qui saisit l’âme du pilote, se transforme en un sens surhumain du sacrifice et se termine par une méditation sur l’Homme et la restauration éventuelle de l’Homme.

 

Ma civilisation repose sur le culte de l’Homme au travers des individus... Il faut restaurer l’Homme. C’est lui l’essence de ma culture. (p. 225-226)

 

Ce mépris de l’utile et du sûr rappelle une autre aventure guerrière, celle de Jeanne d’Arc et sa lutte contre l’impossible. Ce sentiment de la grandeur humaine qui remplit le cœur de cet homme solitaire au milieu d’une catastrophe rappelle Pascal. Ce chant du soleil, de la nuit, des arbres et des plaines rappelle Claudel. Beaucoup de voix de poètes et d’hommes qui ont été poètes d’action se mêlent et se confondent dans cette voix récente d’aujourd’hui. Un homme parmi nous regarde bien en face la tourmente sachant qu’elle contient la source de la majesté de l’homme et de la poésie.

 

 

 

Wallace FOWLIE.

 

Paru dans Amérique française en mars 1943.

 

 

 

 

 

 

 

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