La philosophie chrétienne au troisième siècle

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Adolphe FRANCK

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

Le livre à l’occasion duquel nous allons nous occuper d’Origène 1 est, avec quelques développements et quelques changements en petit nombre, le mémoire que M. Denis a présenté en 1881 à l’Académie des sciences morales et politiques pour concourir au prix Victor-Cousin, et que l’Académie a couronné. Ayant eu l’honneur d’être le rapporteur du concours de 1881, j’ai dû, pour rester fidèle à la pensée de la Section de philosophie dont j’étais l’interprète, n’apprécier le travail de M. Denis que par comparaison avec les mémoires de ses concurrents et dans ses rapports avec le programme proposé. Ici je me donne pour tâche de le considérer en lui-même, abstraction faite de toute condition prescrite et de toute préoccupation d’un prix à décerner. C’est un point de vue différent de celui où j’ai été obligé de me placer dans mon rapport académique 2 et qui me permettra, je l’espère, de ne pas me répéter.

L’ouvrage de M. Denis se divise naturellement en trois parties, que l’auteur n’a pas indiquées parce qu’elles se présentent d’elles-mêmes à l’esprit et aux yeux du lecteur. Dans la première, il est uniquement question d’Origène et des différents aspects sous lesquels on peut considérer sa doctrine, sa méthode, sa théologie, ses idées sur le monde et sur la nature humaine, sa théorie de la résurrection, sa foi dans le salut universel. La seconde partie nous fait connaître les destinées très diverses qu’ont eues dans l’histoire les opinions philosophiques et théologiques d’Origène, les adhésions et les résistances qu’elles ont rencontrées, l’influence tantôt visible, tantôt secrète qu’elles ont exercée depuis la fin du IIIesiècle jusqu’aux temps modernes. Enfin la conclusion que l’auteur se croit en droit de tirer de la succession des faits et de la discussion des idées, forme la matière de la troisième et dernière partie. Le tout est précédé d’une Introduction, où l’auteur nous fait assister à la naissance de l’École chrétienne d’Alexandrie et nous explique par quelles raisons, par quelles circonstances elle acquit bien vite un degré de célébrité et d’autorité que nulle autre ne partagea avec elle. À la fin du volume se trouve rejetée une savante et, je crois, une décisive dissertation sur les Philosophoumènes, que quelques-uns ont eu le tort d’attribuer à Origène. C’est naturellement l’introduction qui nous occupera d’abord, non seulement à cause de son rang, mais parce qu’elle nous fournit d’avance la solution de bien des problèmes que nous aurons à examiner plus tard.

La ville d’Alexandrie, pendant les deux siècles qui ont précédé et les trois ou quatre siècles qui ont suivi l’ère chrétienne, fut comme le confluent de plusieurs courants de civilisations, les uns partis de la Grèce, les autres de différents points de l’Orient. Toutes les opinions philosophiques et religieuses alors répandues dans le monde, toutes les orthodoxies et toutes les hérésies s’y mêlèrent et, sans se confondre, y subirent une profonde transformation. C’est là que furent rédigés les livres de l’Ecclésiastique et de la Sagesse et cette fameuse version des Septante, où le platonisme se fondit avec les enseignements de Moïse et des prophètes. C’est là que l’esprit éclectique de Philon, secondé par une ardente imagination et une érudition prodigieuse, réunit en un seul corps de doctrine, je me garderai de dire en un seul système, les spéculations les plus hardies de la sagesse orientale et les principaux systèmes de la philosophie grecque, sans oublier les traditions et les croyances de sa race. C’est là aussi que s’est développée la branche égyptienne du gnosticisme, représentée par Basilide et Valentin, qui, familière avec les religions et les philosophies de l’Orient, non moins versée dans la science des Écritures, absorbait le judaïsme et le christianisme dans une sorte de polythéisme métaphysique. Je ne parle pas de l’École néoplatonicienne, qui, si elle était née, n’était pas encore connue et dont Potamon et Ammonius Saccas ne nous présentent que d’obscurs précurseurs.

Comment supposer que les docteurs chrétiens d’Alexandrie aient échappé à ce milieu ? Sur Pantène, le fondateur du Didascalée à la fin du IIesiècle de notre ère, il nous est arrivé des renseignements incomplets. Nous savons seulement qu’aucun des systèmes philosophiques de la Grèce ne lui était étranger et qu’il les faisait servir, surtout celui des stoïciens, à la démonstration ou à la défense de la théologie. C’était ce qui faisait l’attrait de son enseignement et lui donnait pour auditeurs les hommes les plus instruits non seulement d’entre les chrétiens, mais d’entre les païens et les Juifs. Quant à Clément, que nous connaissons directement par ses écrits, il est tout imprégné de l’esprit de Philon ; il a si peu d’aversion pour les gnostiques, qu’il veut lui-même fonder une gnose, mais une gnose chrétienne plus sainte, plus fortifiante, plus fidèle à l’esprit, à la perfection morale de l’Évangile que celle des Valentin et des Basilide ; enfin, tel est son culte pour la philosophie grecque que, à certains moments, il la place au même rang que l’Écriture sainte. Toutes deux, selon lui, sont une révélation de Dieu, une manifestation du Verbe. Ce que les patriarches et les prophètes ont été pour les Hébreux, les philosophes de la Grèce, les Pythagore, les Socrate, les Platon, les Zénon l’ont été pour les gentils. Ils ont, par des moyens différents, ou plutôt en ne différant les uns des autres que par le langage, préparé les hommes au règne de Dieu et à la perfection évangélique. C’est presque le même fond d’idées que Lessing a développé quinze siècles plus tard dans son petit livre si souvent cité, il y a quelque cinquante ans, De l’éducation divine du genre humain. N’allons pas pour cela faire de Clément ce qu’on appelle aujourd’hui un libre penseur ou un rationaliste. Le surnaturel n’a rien perdu sur lui de l’influence qu’il exerçait sur tout son temps. Ainsi cette sagesse des Grecs, pour laquelle il professe une si vive admiration ; cette philosophie, que nous appelons païenne, elle contient, à l’en croire, les trésors de vérité confiés par les anges aux filles des hommes qui les ont séduits par leurs charmes.

Origène n’éprouvait pas pour la philosophie grecque le même enthousiasme que son maitre Clément ; il avait surtout à cœur de la maintenir à une grande distance au-dessous de la sagesse révélée dans les Livres saints. M. Denis nous prouve par des arguments irrécusables qu’il la connaissait imparfaitement et que l’érudition qu’on lui attribue en ce genre est en grande partie imaginaire. Cependant, à s’en tenir strictement aux faits qu’il accepte et que dans mainte occasion il se plaît à faire ressortir 3, la différence entre le maitre et le disciple n’est pas aussi grande qu’il veut le laisser croire. Tous deux se sont nourris des écrits de Philon et pensent comme lui sur un point très important, sur l’éternelle création du monde. Philon a peut-être plus d’autorité encore sur Origène que sur Clément toutes les fois qu’il s’agit d’interpréter l’Ancien Testament. Ainsi que Clément, Origène a les yeux fixés sur les gnostiques, car ce sont leurs doctrines que, le plus souvent, il combat par la sienne. S’il est moins épris ou moins bien informé de la métaphysique des philosophes, il accorde à leur morale plus de prix qu’on ne peut le supposer de la part d’un théologien. La morale des philosophes, probablement celle de Platon et des stoïciens, est pour lui la même que celle de Moïse et du Christ. Il va jusqu’à dire que la loi naturelle est plus près de l’Évangile que la Loi, à moins que la Loi ne soit interprétée spirituellement 4. Avec Cicéron et les stoïciens, il nous assure que c’est Dieu qui a donné au genre humain et écrit dans tous les cœurs la loi naturelle 5. Malgré cela, malgré la place considérable que tient la philosophie dans ses opinions, et quoiqu’il ait sa philosophie à lui, Origène n’est pas un philosophe, c’est un théologien. La raison, surtout la dialectique, n’est pour lui qu’une auxiliaire, une alliée si l’on veut, il ne faudrait pas dire une servante. Il ne faut pas, quand il la consulte, qu’elle parle pour elle-même, mais qu’elle lui aide à fixer la tradition encore flottante, le sens dos Écritures et les règles de la foi.

Cette lâche, Origène la remplit un peu au hasard, sans plan arrêté, en commentant successivement diverses parties de l’Ancien et du Nouveau Testament et en réfutant, suivant l’occasion, les erreurs répandues par les hérétiques ou les objections élevées par les ennemis du nom chrétien contre les fondements mêmes de la révélation. De là les écrits exégétiques d’Origène, son livre contre Celse et son Traité des principes (Πέρι άρχων), qui est moins un traité qu’un recueil de pensées et d’opinions rangées sous certains titres et relatives aux plus importantes questions de la théologie. De ces matériaux si incohérents, M. Denis a su tirer une œuvre suivie, extrêmement intéressante, où aucune proposition n’est avancée sans preuves, où aucun fait ne demeure sans explication, et où le talent de l’exposition accompagne constamment une critique aussi judicieuse que savante.

Par le temps et le milieu où a vécu Origène, par le but qu’il se propose et par la forme de ses ouvrages, on peut déjà se faire une idée de sa méthode. Cette méthode est celle qui, dans l’interprétation des textes, substitue le sens spirituel au sens naturel, et considère comme des symboles des récits entiers, les personnages d’une histoire réelle et jusqu’aux prescriptions les plus impérieuses d’un code sacré, d’une loi écrite. C’est la méthode allégorique telle que Philon l’a pratiquée, telle que l’ont connue avant lui les Esséniens et les thérapeutes, telle que la définit saint Paul, telle aussi que les stoïciens et les platoniciens, plus tard les alexandrins, l’ont appliquée à la mythologie païenne. Mais nul ne l’a poussée plus loin et n’en a fait un usage plus hardi que l’auteur du Traité des principes. C’est qu’il n’en est pas de plus favorable au dessein qu’il avait conçu de transfigurer la religion au nom même de la tradition et de l’Écriture et en croyant sincèrement les respecter. « L’exégèse allégorique, comme le remarque avec raison M. Denis, est une des formes de la liberté, de la pensée en face d’un texte que l’on continue de révérer et à regarder comme le dépositaire de toute vérité 6. » Grâce à ce procédé, il arrive souvent à Origène d’être d’accord avec Celse et de justifier d’avance les objections élevées contre la Bible par les philosophes du XVIIIesiècle. Ni le premier ni les derniers n’auraient désavoué cette critique du récit de la création tel que nous le lisons dans la Genèse : « Quel est l’homme de sens qui croira jamais que le premier, le second et le troisième jour, le soir et le matin purent avoir lieu sans soleil, sans lune et sans étoiles, et le jour qui est nommé le premier, se produire lorsque le ciel n’était pas encore ? Qui serait assez idiot pour s’imaginer que Dieu a planté à la manière d’un agriculteur un jardin à Eden, dans un certain pays de l’Orient, et qu’il a placé là un arbre de vie, tombant sous les sens, tel que celui qui en goûterait avec les dents du corps recevrait la vie ?... À quoi bon en dire davantage lorsque chacun, s’il n’est dénué de sens, peut facilement relever une multitude de choses semblables que l’Écriture raconte comme si elles étaient réellement arrivées et qui, à les prendre textuellement, n’ont guère eu de réalité 7. » L’histoire du déluge, l’arche de Noé qui, dans l’espace de quelques coudées, renfermait tous les animaux de la création, la destruction de Sodome et de Gomorrhe, Loth et ses filles lui suggèrent des plaisanteries qui n’ont certainement pas été dépassées par celles de Bayle et de Voltaire.

Les lois et les prescriptions du code mosaïque, la circoncision, le sabbat, les néoménies, le régime alimentaire, les puretés légales, toutes choses que les premiers chrétiens d’origine juive ont longtemps conservées avec le plus grand respect, ne sont pas plus ménagées que les traditions légendaires ou les faits historiques. Mais ce qui est surtout fait pour nous surprendre, c’est que, d’autant plus hardie devant la lettre qu’elle veut s’élever plus haut dans les régions de l’esprit, la critique d’Origène ne s’arrête pas même devant les textes, les récits et certains préceptes de l’Évangile. Il n’a pas attendu l’avènement de l’exégèse allemande pour signaler dans les quatre évangélistes des invraisemblances, des discordances, des contradictions. Il demande comment, pour devenir parfait, il suffit, comme on le fait dire à Jésus, de vendre ses biens et d’en distribuer le prix aux pauvres ; comment, par cela seul qu’on ne possède plus rien, on sera au-dessus de la colère, du chagrin, de l’attrait du plaisir, de la crainte de la mort et des autres passions de l’âme humaine. Donc, dans le Nouveau Testament comme dans l’Ancien, la lettre tue et l’esprit vivifie, et il faut toujours chercher « un sens digne de Dieu ».

En suivant cette maxime, on peut aller loin, et, en effet, Origène s’est laissé entraîner à des conséquences qui pouvaient mettre en péril l’existence même du christianisme tel qu’il avait été enseigné jusqu’à lui. « De même que la Loi, si nous en croyons saint Jérôme, n’était à ses yeux que l’ombre de l’Évangile, l’Évangile, tel qu’il a été prêché en ce monde, ne lui paraissait que l’ombre de cet Évangile éternel dont parle l’auteur de l’Apocalypse 8. » Origène n’a rien écrit qui démente l’imputation de saint Jérôme ; au contraire, plusieurs de ses expressions les plus habituelles et son système entier d’exégèse la confirment. Mais, à moins de pousser jusqu’au pur docétisme et de franchir la distance qui sépare l’Église chrétienne des différentes sectes gnostiques, il a bien fallu admettre une limite et fixer une base qui pût devenir celle de la foi, de la foi de tous les fidèles, et non plus seulement de quelques âmes isolées, en quelque sorte perdues dans l’infini de l’idéal. Cette pierre angulaire à laquelle s’attacha Origène, sur laquelle il voulut faire reposer toute sa doctrine, c’est le dogme de la Trinité.

Comme on peut déjà le supposer d’après ce qu’on sait de son ouvrage, ce n’est ni en théologien, ni en philosophe, mais en historien que M. Denis aborde ce grave et délicat sujet. Tout en déclarant qu’il voit dans la Trinité « le plus puissant effort de la pensée pour se rendre compte de l’idée de Dieu », il ne prétend la défendre ni au nom de la raison ni au nom de la foi. S’en étant fait cette opinion, il songe encore moins à l’attaquer. Mais ayant à parler d’Origène, chez qui la théologie et la philosophie sont absolument inséparables, il lui était difficile, pour ne pas dire impossible, de ne pas rechercher comment il comprend la Trinité et dans quelle mesure il a contribué à en fixer le sens, à en rédiger la formule dans l’Église dont il reste, malgré ses écarts, un des plus grands docteurs. Rien, même aux yeux des plus fervents croyants, ne paraîtra plus légitime, puisque, à l’époque où vivait Origène, plus de trois quarts de siècle avant le concile de Nicée, le dogme de la Trinité n’était pas encore défini. D’ailleurs la Trinité, à la considérer d’un point de vue général, est une conception religieuse et philosophique que l’on rencontre chez différents penseurs longtemps avant la naissance du christianisme. Il y avait donc un intérêt historique de premier ordre à se demander si la théologie chrétienne n’en était redevable qu’à elle-même, ou si elle l’avait empruntée à quelque doctrine étrangère, et dans l’un et l’autre cas quel caractère distinctif elle lui a donné, comment et sous quelle forme elle l’a faite sienne. Ces questions présentent les plus grandes difficultés, et si la solution qu’en a donnée M. Denis n’est pas de tout point inattaquable, elle se trouve du moins justifiée par de solides raisons, et présente à l’esprit un degré de clarté rarement égalé en de pareilles matières.

Il démontre que la Trinité chrétienne, telle que l’ont définie les pères de Nicée, n’a rien de commun ni avec la Triade de l’Inde, ni avec la Trinité de l’école d’Alexandrie. La Trimourti indienne, d’ailleurs postérieure au christianisme, est étrangère au problème de la théologie ou de la métaphysique religieuse ; elle énumère les différents modes d’activité que Dieu déploie dans la nature, elle se tait sur les attributs qui constituent son essence. On en peut dire autant des triades mythologiques de l’Égypte, de la Perse et de quelques autres peuples de l’antiquité. Quant à la Trinité de l’école d’Alexandrie, M. Denis a tort d’assurer qu’elle n’était pas née quand la Trinité chrétienne cherchait et même avait déjà trouvé sa formule. Origène aurait très bien pu connaître Plotin, qui n’est mort que quinze ou seize ans après lui, et le système dont Plotin fut le plus brillant interprète était déjà, selon toute probabilité, le fond de l’enseignement d’Ammonius Saccas. C’est pour une autre raison qu’on est en droit d’affirmer que la Trinité chrétienne ne s’est pas formée sur le modèle de la Trinité néoplatonicienne. Celle-ci est la tête d’un système qui est fondé tout entier sur le principe de l’émanation. Or, avec le principe de l’émanation, même quand il revêt, comme chez Plotin et ses disciples, une forme purement idéaliste, la substance divine se confond avec celle de l’univers, et les personnes divines ou hypostases, dont la Trinité se compose, sont nécessairement subordonnées les unes aux autres, parce qu’elles procèdent les unes des autres (πρόοδος). Elles représentent les différents degrés d’un foyer de lumière qui, en se répandant hors de lui, s’obscurcit de plus en plus. Telle n’est pas et ne pouvait pas être la Trinité chrétienne. Le Dieu des chrétiens, après tout, est le même que celui des juifs. C’est le Dieu personnel, le Dieu créateur, le Dieu libre qui se distingue du monde, et qui, au-dessus du monde, se possède tout entier. Si en lui la foi ou la raison sont obligées de distinguer plusieurs hypostases ou personnes, ces personnes participent à l’éternité et sont toutes de la même substance, elles sont coéternelles et consubstantielles, et de plus elles sont égales entre elles.

Telle est précisément la façon dont Origène comprend la Trinité. En un seul point elle diffère de la définition de Nicée. Origène ne reconnaît pas l’égalité des personnes divines ; mais sur toutes les autres parties du dogme il est en parfaite communauté de pensée et d’expression avec la doctrine qui a prévalu dans l’Église. Par là et même par l’idée purement philosophique qu’il se fait de Dieu, il se place bien au-dessus des Pères qui l’ont précédé. Dans un temps où plusieurs docteurs de l’Église, entre autres Tertullien, ne concevaient Dieu que matériellement, nul n’a insisté plus que lui sur l’unité et l’immatérialité de la nature divine ; nul aussi n’a combattu avec plus de force cette exubérance du génie oriental qui, pour élever Dieu au-dessus de la raison, pour le placer hors de la portée de l’esprit humain, le réduisait à une pure abstraction, peu différente de l’inconnaissable des positivistes de nos jours.

Il y a cependant, dans le très remarquable chapitre qu’il a consacré à la théologie d’Origène, plusieurs propositions de M. Denis qui donnent prise à quelques observations. Qu’est-ce qui l’autorise à affirmer qu’il n’y a dans les dialogues de Platon aucune trace d’une doctrine trinitaire ? Quand il n’y aurait en faveur de l’opinion contraire qu’une sorte de tradition philosophique, c’était déjà une raison pour l’examiner ou pour la traiter moins sommairement. Mais il n’y a nulle témérité à croire que cette tradition est fondée. Platon reconnaît d’abord, au sommet des existences et au plus haut degré de la pensée, le bien, le soleil qui éclaire le monde intelligible. Le monde intelligible lui-même, le lieu où résident les idées, archétypes éternels des choses, la raison éternelle qui les contient, c’est le Logos, ce que les Latins appellent le Verbe. Enfin il y a, dans Platon, une âme du monde qui, au-dessous du Logos, communique à l’univers le mouvement et la vie. C’est l’âme du monde qui, dans la Trinité alexandrine, tient la place de la troisième personne et est devenue l’esprit vivifiant, spiritus intus alit. Mais il y a une autre idée platonicienne qui a plus d’analogie avec ce que les croyances juives et chrétiennes appellent l’Esprit saint. C’est l’amour platonique tel que le définit Diotime dans le Banquet. Assurément tout cela ne forme pas une doctrine parfaitement arrêtée ; mais il est presque impossible de ne pas y voir les linéaments, les éléments constitutifs d’une doctrine qui a beaucoup d’affinité avec le dogme capital du christianisme.

La trinité de Philon, quoique plus arrêtée que celle de Platon, l’est certainement moins que celle d’Origène. Philon ne s’exprime pas toujours de la même manière et ne professe pas toujours la même doctrine sur la nature divine considérée dans sa généralité. Mais, sur la question particulière du Logos, la différence entre le philosophe juif et le prêtre chrétien est beaucoup moins grande que M. Denis se plaît à le dire. Peut-être même est-elle tout à fait insaisissable. Sur cette question, Origène s’était surtout inspiré de Philon, et Philon lui-même s’était inspiré de Platon et de la Bible. Il faut se rappeler en effet que, dans le livre des Proverbes, il y a un chapitre 9 qui appartient à une des plus belles époques de la littérature biblique, et où la Sagesse, à part l’incarnation, joue le même rôle que le Verbe dans les premiers versets de l’Évangile de saint Jean. Rien ne serait plus facile que de montrer l’équivalence des termes qu’emploie Philon et de ceux dont se sert le maître du Didascalée. Mais je ne me suis déjà que trop arrêté sur ces questions ardues et, à quelque point de vue qu’on se place, toujours controversables. Il me sera plus facile de résumer, d’après le livre de M. Denis, les opinions d’Origène sur l’univers, sa cosmologie, qu’on appellerait peut-être plus justement une cosmogonie, bien que la discussion n’y manque pas et qu’elle soit dirigée en grande partie contre le gnosticisme et contre certains systèmes de philosophie.

Nous avons déjà vu, à propos de sa méthode, avec quelle liberté Origène répudie le sens littéral du premier chapitre de la Genèse. C’est Philon qui en a donné l’exemple à lui et à son maitre Clément. C’est Philon qui a dit que les six jours dont parle Moïse ne sont pas des jours de vingt-quatre heures, mais les périodes, les degrés, l’ordre de dignité qu’on peut distinguer dans l’œuvre de la création ou dans la formation des choses ; que Dieu ne s’est pas reposé le septième jour comme aurait pu le faire un ouvrier fatigué, mais qu’il a commandé que l’ordre des choses établi par la sagesse divine se maintînt à perpétuité. Philon l’a dit, Clément et Origène l’ont répété. Mais Philon, partagé entre plusieurs doctrines contradictoires, dominé tantôt par le système oriental de l’émanation, tantôt par le dualisme idéaliste de Platon, quelquefois par le panthéisme des stoïciens, ne professe que par moments, et encore en termes assez obscurs, le dogme biblique de la création ex nihilo. Clément d’Alexandrie y incline davantage sans se prononcer encore en sa faveur d’une manière très claire et très décidée. C’est précisément de ce dogme qu’Origène fait la base de sa théorie sur l’origine des êtres et les rapports de Dieu avec le monde. Non seulement il l’accepte sans réticence au nom de la foi, mais il le défend avec une grande habileté par des raisons philosophiques. C’était, à cette époque, une grande nouveauté et une grande hardiesse ; car rien n’entrait plus difficilement dans l’esprit des Grecs et des anciens en général, même après leur conversion au christianisme, que la croyance que quelque chose a pu être formé de rien et que l’action divine d’où l’univers est sorti a pu se passer d’une matière première, par conséquent éternelle. M. Denis nous apprend, par la comparaison des textes, que les arguments d’Origène contre la vieille hypothèse de l’éternité de la matière sont les mêmes que Bossuet a développés dans ses Élévations. Mais voici des propositions où Bossuet aurait refusé de suivre son devancier du IIIesiècle.

La création étant un acte de la bonté divine, et la bonté divine étant éternelle comme Dieu lui-même, puisqu’elle fait partie de son essence, il en résulte que la création est éternelle, non pas dans les œuvres qu’elle produit, dont chacune a eu un commencement et, quand elle appartient à l’ordre matériel, aura une fin, mais en elle-même et dans la suite de ses œuvres. De même que le feu brûle toujours et que la neige refroidit toujours, Dieu n’a jamais existé et n’existera jamais sans créer. Seulement, tandis que le feu et la neige obéissent à la nécessité, la bonté de Dieu ne s’exerce pas sans sa volonté ; par conséquent la volonté divine intervient aussi dans l’acte de la création. Que par cette réserve la liberté divine soit sauvée ou non, la création n’en est pas moins éternelle. Elle n’a pas pu commencer, car tout commencement a eu lieu dans le temps, et le temps lui-même a été créé.

S’il en est ainsi, le monde actuel, celui que nous connaissons et où nous vivons, n’est pas le seul ni le premier qu’ait produit la toute-puissance de Dieu, toujours en action, toujours effective, comme sa bonté. Il a été précédé d’une infinité de mondes, et il y en a une infinité d’autres qui lui succéderont quand il ne sera plus. Mais, à vrai dire, dans la pensée d’Origène, il n’y a qu’un seul monde, qui passe par un nombre indéterminé de transformations, d’évolutions, comme on dirait aujourd’hui. Ce sont ces évolutions successives et transitoires qu’il appelle des siècles, sans doute pour les opposer aux Éons éternels imaginés par les gnostiques et qui portaient le même nom (αίωνες).

Sans limites dans le temps, la création est cependant limitée par le nombre des esprits et la quantité de matière qu’elle renferme ; car si elle était infinie, aucune pensée ne pourrait l’embrasser ni aucune puissance la contenir, elle serait indépendante de son auteur. L’esprit et la matière dont l’univers se compose sont des substances distinctes, mais non séparées. À l’exception des trois personnes de la Trinité, qui sont d’une essence immatérielle parce qu’elles sont en dehors et au-dessus de la création, tous les esprits sont unis à des corps. C’est par leurs corps qu’ils sont limités dans leur puissance spirituelle et qu’ils se distinguent les uns des autres. C’est presque la définition que Maine de Biran oppose à celle de Bonald. Celui-ci, à l’exemple de saint Augustin, définit l’âme : « Une intelligence servie par des organes ». L’âme, d’après Maine de Biran, est « une intelligence gênée par des organes ». Mais que le corps leur soit une entrave ou un secours, puisque les esprits, dans le système d’Origène, ne peuvent ni se passer, ni se séparer de lui, on ne comprend pas qu’il ait fait naître le monde des esprits avant celui de la matière. L’Écriture, nous dit-il, nous apprend que le ciel a été créé avant la terre, et le ciel ne peut être que le monde des esprits, la terre le monde des corps. Ayant à choisir entre un texte de la Bible et la suite de ses propres pensées, mieux valait encore sacrifier le texte de la Bible, comme il le fait en mainte autre occasion quand ce sacrifice lui paraît nécessaire.

Tandis que les gnostiques reconnaissaient trois sortes d’âmes, émanées de principes différents et qui étaient prédestinées à des sorts différents, Origène, pour établir la supériorité du système de la création sur celui de ces hérétiques, soutient que toutes les âmes, que tous les esprits ont été créés en même temps et parfaitement égaux entre eux. Œuvre d’un Dieu parfait, ils ne pouvaient être que parfaits. Œuvre d’un Dieu juste, ils avaient les mêmes droits au bonheur et se trouvaient en fait également heureux. Immatériels, ils étaient et sont restés par là même immortels. Mais une opinion à laquelle on ne se serait pas attendu de la part d’Origène, c’est que chacun de ces esprits étant uni à un corps, qui est sa limite nécessaire et qui lui donne, en quelque sorte, sa physionomie propre, les corps, quoique susceptibles de changements, sont également doués d’immortalité et la matière dont ils ont été formés est immortelle comme eux.

La perfection que les esprits créés ont reçue à leur origine ne leur était pas nécessaire et essentielle comme elle l’est à la nature divine. Elle n’était qu’un don gratuit de la bonté du Créateur, un effet de sa grâce. Il était en leur pouvoir de la conserver en l’aimant d’un amour unique et en s’y attachant de toute la force de leur volonté. Mais il était aussi en leur pouvoir de s’en écarter plus ou moins, parce qu’ils avaient été créés libres et parce que la liberté, c’est le fond même de toute nature raisonnable et spirituelle. C’est ce qui est arrivé à un grand nombre d’entre eux, tandis que d’autres, demeurés fidèles à leur destination suprême, l’ont poursuivie avec une ardeur et une constance inégales. Ces derniers ont formé la hiérarchie céleste, dans laquelle sont comprises les natures angéliques de tous les degrés. Les autres sont devenus les hommes et les démons. Les enveloppes matérielles de toutes ces âmes sont en rapport avec leur état spirituel. Les anges sont revêtus de corps lumineux, presque immatériels ; les âmes des hommes et des démons, de corps plus ou moins lourds, plus ou moins opaques, plus ou moins difformes aussi, selon la gravité le leur chute ou la distance qui les sépare de leur perfection primitive ; de sorte qu’on peut appliquer aux âmes et aux corps qu’elles habitent ce qu’on a dit des peuples et des gouvernements : Chaque âme a le corps qu’elle mérite.

À la destinée des âmes se rattache étroitement celle des mondes successifs dont se compose le monde unique éternellement engendré par l’acte de la création. Entre ces mondes si différents, où les biens et les maux sont mêlés dans des proportions inégales, sont réparties les âmes en raison de la condition que chacune d’elles a méritée dans une vie antérieure. Elles s’y relèvent de leurs chutes par l’expiation et y trouvent les moyens de remonter à leur premier état. Ce sont, selon les expressions d’Origène, comme de vastes hôpitaux où la Providence traite les âmes pour les ramener peu à peu et sans violence à leur perfection perdue.

Au nombre des esprits déchus que la bonté de Dieu, inséparable de sa justice, aide à se relever, se trouve l’âme humaine ; car, elle aussi était un esprit pur, revêtu d’un corps glorieux ; mais, s’écartant du bien et persévérant dans le mal, elle se laissa corrompre par sa propre perversité et revêtit un corps en rapport avec la grossièreté de ses penchants, et avec le monde misérable où elle fut condamnée à vivre. À mesure qu’elle s’efforce de retourner à Dieu, son corps se transfigure et elle traverse des mondes de plus en plus heureux jusqu’à ce qu’elle ait atteint sa complète réhabilitation.

Se fondant sur cette partie de sa doctrine, plusieurs Pères de l’Église, entre autres saint Jérôme, et un historien moderne de la philosophie, Ritter, ont accusé Origène d’avoir enseigné, au nom du christianisme, la métempsycose ; mais M. Denis n’a pas de peine à montrer que les migrations de l’âme à travers les mondes, en gardant toujours l’essence impérissable de son enveloppe matérielle, ressemblent peu à son passage par des corps différents, sans en excepter les corps des animaux. Les migrations supposées par Origène ne sont pas non plus des incorporations, comme on les appelle quelquefois ; ce sont des résurrections successives, puisque c’est le même corps qui meurt et qui renaît, ou plutôt qui semble mourir et qui semble renaître sous les formes les plus diverses. C’est le transformisme individuel élevé à sa plus haute puissance. On y reconnaît même la sélection, puisque c’est par un effet de son libre choix que chaque âme change l’état de son corps. Cela n’est pas platonicien comme on l’a souvent répété, quoique l’idée de la réminiscence y soit impliquée, c’est comme une amplification et une interprétation morale de la croyance à la résurrection des corps, si chère à tout l’Orient, non seulement aux Juifs, mais aux Perses et aux Égyptiens. Cette croyance elle-même n’est pas fort éloignée d’un genre particulier de métempsycose qui, au temps d’Origène, était répandu un peu partout, chez les chrétiens, chez les Juifs, chez les gnostiques, chez les philosophes platoniciens ; c’est celui qui fait passer l’âme d’un corps humain dans un autre corps humain, et qu’un philosophe français, partisan de la même opinion, a appelé la « renaissance de l’homme dans l’humanité 10 ».

Toutes ces idées qui nous paraissent aujourd’hui si étranges, M. Denis les explique par l’état général des esprits au IIeet au IIIesiècle de l’ère chrétienne. « Juifs, gentils, orthodoxes, hérétiques, tout le monde, dit-il, vivait dans une atmosphère de surnaturalisme où la pensée perdait le sens de la réalité ; ce qu’ils savaient le mieux de ce monde, c’est ce qui en était venu du monde d’en haut ; la terre n’était qu’une pauvre contrefaçon et qu’une copie dégradée du ciel. Comment tous les regards ne se seraient-ils pas reportés avidement sur l’original divin ? Origène fut victime de ce tour d’esprit général, avant d’en être, par sa science et par son génie, l’une des expressions les plus remarquables. Il ne faut pas chercher ailleurs la cause de ses rêves et de ses témérités. Il peut se rencontrer, par quelques détails, avec les mythes et même avec quelques raisonnements spécieux de Platon ; mais il n’avait pas besoin de Platon pour penser ce qu’il a pensé. Il le respirait par tous les pores avec l’air intellectuel qui l’entourait 11. »

Sur la nature de l’âme et de ses facultés, sur les rapports du libre arbitre avec le péché originel et la grâce, sur la morale, la politique et ce qu’on pourrait appeler la philosophie de l’histoire, Origène n’a que des idées vagues, indécises, souvent contradictoires, dont il est impossible de faire un système. Nous les laisserons de côté pour continuer le récit de ce que M. Denis appelle si justement les rêves d’Origène, de ce qu’il appelle aussi, avec non moins de raison, son poème cosmogonique. J’ajouterai que ce poème est un véritable drame. Nous en avons vu passer sous nos yeux les premiers actes ; il nous reste à en connaître le dénouement.

Après une succession d’épreuves dont le nombre ni la durée ne peuvent être évalués, toutes les fautes qui auront été commises depuis l’origine de la création seront expiées, toutes les âmes seront purifiées, réconciliées avec leur Père céleste, sauvées enfin et rentrées en possession de leur perfection primitive qu’elles ne perdront plus.

Dans cette œuvre de salut universel seront compris non seulement les âmes humaines, mais les esprits de tout ordre, de tout rang et de toute nature, même ceux qui étaient devenus des démons, même le chef qui leur commandait et qu’on appelait le prince de ce monde. Des tourments proportionnés à l’étendue de leur rébellion les auront réhabilités et convertis, élevés au niveau des esprits bienheureux.

La nature entière sera transfigurée ou rajeunie, la matière elle-même sera réhabilitée, mais dans un sens différent de celui qu’une secte moderne a donné à cette expression. Aucune âme ni aucun esprit ne seront privés de corps, puisque autrement ils perdraient leur individualité ; mais, selon le langage dont se sert la théologie, tous les corps et tout l’univers seront spiritualisés. Ils auront plus de pureté et d’éclat que n’en a aujourd’hui dans le monde que nous habitons la plus éclatante lumière.

On a demandé comment Origène arrive à concilier le salut final des âmes avec la liberté dont il fait pour elles, dans toutes les conditions, une faculté inséparable de leur existence. À quelque degré de perfection qu’elles soient parvenues, ne trouvent-elles pas toujours, dans leur libre arbitre, le pouvoir de faillir, et alors de quel droit soutiendra-t-on que leurs épreuves sont terminées ? La liberté, répond Origène, c’est le point de vue sous lequel se présente à notre intelligence chaque être raisonnable, chaque âme en particulier. Mais il y a un point de vue supérieur à celui-là et plus nécessaire, parce qu’il embrasse la totalité des êtres : c’est celui de la bonté divine, celui du bien absolu. Il faut que le bien absolu se réalise, car c’est pour lui que le monde a été créé, c’est en lui que la création se résume et par lui qu’elle doit finir ; lui seul est l’être réel et définitif. Le mal, c’est un des aspects du non-être ; il ne peut se concevoir sans limites, il faut qu’il ait un terme. De là vient qu’aucune faute n’est irréparable, qu’aucun châtiment n’est éternel. Ce que nous appelons châtiment n’est qu’une expiation temporaire, un mal transitoire pour un bien qui ne doit pas finir ; l’enfer lui-même est un lieu de traitement, un moyen thérapeutique. À cette supériorité naturelle du bien sur le mal, Origène ajoute les forces communiquées à la nature humaine par le miracle de l’incarnation, par le Verbe fait homme.

Nous voilà informés de ce qui constitue, dans ses parties les plus essentielles, la doctrine d’Origène ; il nous reste à savoir quelle a été la destinée de cette doctrine, comment elle a été reçue dans l’Église dont elle interprète souvent d’une manière très étrange les dogmes et les traditions ; comment elle a été accueillie hors de l’Église par différentes sectes religieuses et philosophiques ; enfin quelle influence, bonne ou mauvaise, elle a exercée finalement sur l’esprit humain.

 

 

 

II

 

 

La doctrine d’Origène a produit sur l’Église orientale l’effet d’un ferment. Elle a développé dans son sein un immense travail qui n’a pas duré moins de trois siècles et qui, sans rien perdre de son énergie, s’est étendu peu à peu de l’Orient à l’Occident. Toutes les controverses religieuses, toutes les hérésies, toutes les explications orthodoxes ou hétérodoxes du dogme chrétien qui ont pris naissance à cette époque et se sont succédé sans interruption, s’abritent sous le nom du maitre illustre du Didascalée ou sont dirigées contre lui. Comment n’en aurait-il pas été ainsi ? La théologie était alors, dans l’Église chrétienne encore en voie de formation, le seul aliment des esprits, le seul attrait de populations raffinées et avides de spéculation, amoureuses de discussions subtiles. Or on se rappelle qu’Origène a remué toutes les questions vitales de la théologie, et que, dans sa manière de les résoudre, il a laissé l’empreinte de son génie ou tout au moins de sa personnalité. Cette influence, déjà très grande de son vivant, s’est considérablement accrue après sa mort, arrivée en l’an 254, et s’est prolongée, avec des fortunes diverses, jusqu’au moment de sa condamnation en 553. Il est vrai qu’aux idées d’Origène se mêlèrent bientôt, même chez ses partisans les plus fervents et les plus éclairés, celles que répandait avec tant d’éclat l’école d’Alexandrie, en leur donnant ce qui manque à l’origénisme, l’unité et la cohésion d’un système. M. Denis signale, dans les œuvres de saint Basile et de saint Grégoire de Nazianze, des pages entières qui semblent empruntées aux Ennéades de Plotin. Mais ces éléments d’origine étrangère n’entrent dans les discussions qui divisent alors les docteurs de l’Église qu’en s’accommodant autant que possible à l’esprit général du christianisme et en revêtant une forme théologique. On comprendra facilement que, dans ces conditions, avec cette alliance qu’elle n’avait point prévue et que vraisemblablement elle n’aurait point acceptée au temps de sa formation, la doctrine d’Origène n’en parût que plus suspecte à ses adversaires naturels, c’est-à-dire aux champions de l’autorité et de la tradition, et imposât plus de réserve à ses sages défenseurs. Malheureusement tous ses défenseurs n’étaient pas sages, ni tous ses adversaires capables de modération. En prenant parti les uns pour elle, les autres contre elle, les moines de la Palestine, à un certain moment, en étaient venus à substituer aux arguments les coups de crocs et de leviers de fer.

Pour être moins brutales, les luttes engagées ailleurs, dans des régions plus hautes, sur le même sujet, n’en étaient pas moins ardentes. Voici d’abord Démétrius, le patriarche d’Alexandrie, qui fait condamner Origène comme hérétique par deux synodes, pendant que les églises de Césarée, de Jérusalem et beaucoup d’autres honorent en lui le plus grand des docteurs et le seul champion qu’on puisse opposer à l’hérésie. Voici saint Méthodius qui dénonce comme un scandale son opinion sur la résurrection et comme une source inépuisable d’erreurs sa méthode d’interprétation spirituelle, dans le temps où Eusèbe et saint Pamphyle témoignent pour toutes ses idées et pour tous ses écrits une admiration sans bornes. Saint Jérôme, à une certaine époque de sa vie, fait mieux que de les admirer, il les fait passer dans ses propres œuvres, il les met au pillage, comme il dit lui-même ; Origène est alors pour lui « le maitre des églises après les apôtres » ; puis, se retournant contre lui, se rangeant parmi ceux qu’il nommait naguère « les chiens aboyants », il attaque avec véhémence non seulement les doctrines d’Origène, mais sa mémoire. À saint Jérôme devenu son détracteur se joignent deux prélats d’une grande autorité dans l’Église d’Orient et dont l’un a acquis par ses écrits une renommée acceptée par toute la chrétienté : Théophile, patriarche de Jérusalem, et saint Épiphane, évêque de Chypre, l’historien des hérésies. D’un autre côté, le plus grand représentant de l’orthodoxie au IVesiècle, le courageux adversaire de l’arianisme et des empereurs ariens, saint Athanase, se fait gloire de marcher sur les traces d’Origène, au moins en ce qui concerne le dogme le plus essentiel de la foi, et le proclame un des prédécesseurs des Pères de Nicée. Origène a trouvé jusque dans l’Église latine des partisans enthousiastes, à la tête desquels viennent se placer saint Hilaire de Poitiers, saint Ambroise de Milan et Eusèbe de Verceil, Les deux premiers traduisent en latin plusieurs de ses homélies et de ses commentaires sur l’Écriture sainte. Saint Basile et son frère Grégoire de Nysse, ainsi que son ami saint Grégoire de Nazianze, sont plus que des admirateurs ; ce sont des disciples, mais des disciples un peu timides, qui n’osent pas tout dire, dans la crainte de compromettre leur maitre plutôt que dans celle de se compromettre eux-mêmes. Cependant les idées qu’ils lui empruntent, tout en les mêlant, comme nous en avons déjà fait la remarque, à des opinions néoplatoniciennes, sont faciles à reconnaître. On en jugera par quelques exemples que nous allons citer.

Il va sans dire que, sur la question de la Trinité, ils sont complètement avec le concile de Nicée ; ils font profession de croire non seulement à la coéternité et à la consubstantialité des trois personnes divines, mais à leur égalité. Sur d’autres points, et non les moins importants, ils pensent comme Origène. Le système d’interprétation que celui-ci a appliqué à l’Écriture sainte, les trois théologiens dont nous parlons le font servir à l’explication de la nature. Le monde, selon Grégoire de Nysse, est une allégorie qui nous représente les énergies ou les différents modes de la puissance de Dieu, comme ses énergies nous représentent son essence. L’âme aussi est une allégorie qui nous offre comme une image ou, dans le sens métaphorique du mot, une figure de la Trinité. Aux trois personnes divines répondent nos trois principales facultés unies entre elles par un principe indivisible C’est le premier effort qui ait été fait chez les Pères de l’Église pour donner une idée de la Trinité par l’analyse psychologique de l’âme humaine. Mais là n’est pas le principal intérêt de la comparaison de Grégoire de Nysse ; il est dans cette pensée, empruntée pour le fond à la philosophie platonicienne, que l’univers et l’homme ne sont qu’une figure allégorique de la nature divine. On verra quel chemin cette supposition a fait dans les systèmes de Swedenborg et de saint Martin et chez la plupart des mystiques qui s’inspirent plus ou moins directement d’Origène.

S’ils ne vont pas jusqu’à dire expressément, comme l’auteur du livre Des Principes, que la création est éternelle, saint Basile et son frère affirment pourtant qu’elle n’a pas commencé avec l’œuvre des six jours dont il est question dans la Genèse. Avant l’existence du monde matériel, ils font naitre le monde spirituel, c’est-à-dire les esprits et les anges que la puissance divine a produits en une fois, doués de la perfection, mais avec la faculté d’en déchoir, puisqu’il n’y a pas de perfection ni même d’existence possible pour un être raisonnable sans le libre arbitre. Tous avaient un corps, d’une essence, il est vrai, plus subtile et plus pure que la matière accessible à nos sens, mais enfin un corps dont aucun être spirituel, à l’exception de Dieu, ne peut se passer. Au nombre de ces esprits parfaits et bienheureux dans la mesure qui appartient à une nature finie, se trouvaient les âmes humaines, pourvues, elles aussi, d’un corps éthéré, que l’abus de la liberté devait plus tard livrer à la corruption. Voilà bien la préexistence des âmes telle qu’Origène l’a reconnue.

Cependant, pour ne pas compromettre le dogme de la résurrection des corps, Grégoire de Nysse n’ose point s’arrêter à ce point de vue. Par moments, il semble faire naître l’âme avec le corps, par les voies ordinaires de la génération et maintenir entre eux une étroite dépendance Mais, le plus souvent, c’est un spiritualisme excessif qui l’emporte chez lui, et, malgré son respect apparent et ses explications plus qu’étranges du dogme de la résurrection, il réduit le corps à peu près à rien. Il lui refuse toute existence propre, il le résout, à la manière de Platon, dans les idées qui le représentent à notre intelligence. En définitive, il croit avec Origène que toutes les âmes ont été créées en vue du même but et sont réservées à la même fin : la contemplation de la vérité absolue, le retour à la perfection qu’elles possédaient à leur origine ou à laquelle elles étaient appelées dans la pensée divine. Pour l’un comme pour l’autre, il faut que le mal, qui n’est que le non-être ou qui n’a de l’être que l’apparence, disparaisse devant le bien, qui est la réalité suprême, l’unique réalité. Donc, à la fin des temps, toutes les fautes seront expiées, toutes les âmes seront justifiées. Le diable lui-même sera compris dans l’œuvre du salut universel. Saint Grégoire de Nazianze est du même avis lorsqu’il annonce que, au temps du rétablissement final, Dieu sera tout dans tous, erit omnia in omnibus Deus, et quand il soutient, selon la doctrine de Platon, que la peine n’est pas un mal ajouté à un mal, mais un remède qui guérit les âmes malades ; que Dieu ne se venge pas en châtiant les méchants, qu’il les appelle à lui et les réveille du sommeil de la mort. À toutes les créatures douées de raison et de liberté, il promet un repos composé de science et de bonheur, qu’il appelle, selon le langage employé aussi par la kabbale et qui sera imité plus tard par Saint-Martin, « un sabbat éternel ». Il est impossible de supposer que l’ange des ténèbres, quoiqu’il ne soit pas expressément nommé, soit exclu de cette réconciliation finale. Quant à saint Basile, d’accord sur toutes les questions capitales de la théologie avec son ami et son frère, il n’est pas admissible, puisqu’il ne les contredit jamais, qu’il n’ait pas accepté leur conclusion sur le salut universel. Comment se fait-il que, avec de tels interprètes et de tels garants, avec la protection dont aurait dû le couvrir le seul nom d’Athanase, Origène ait encouru la sentence prononcée contre lui par le deuxième concile général de Constantinople ? C’est que, dans la manière dont il comprend et explique les dogmes les plus importants de l’Église, il y a un côté que l’on peut appeler philosophique, un côté rationnel et par là même favorable à l’hérésie. Ainsi, en parlant de la Trinité, ne pouvant admettre que le Fils soit égal au Père ou que la seconde et la troisième personne soient égales à la première, dont elles procèdent l’une et l’autre, il a d’avance autorisé l’hérésie d’Arius. Quel est, en effet, le principe sur lequel repose l’arianisme ? Que les créatures en général ne pouvant être l’œuvre de l’incréé, Dieu, lorsqu’il conçut le dessein de produire le monde, donna d’abord l’existence à une créature parfaite, intermédiaire entre lui et les autres créatures. Cette créature parfaite, c’est le Fils, qui, né avant le temps, a créé tous les êtres placés dans le temps. Le Fils est donc une créature, une œuvre, une production, mais différente de toutes celles dont l’univers est composé 12. Origène aurait pu se défendre de toute participation inconsciente à cette opinion en disant que les trois personnes divines telles qu’il les avait conçues sont éternelles et consubstantielles. Malheureusement il a laissé échapper de sa plume d’autres propositions dont Arius a pu abuser. Il dit, par exemple, dans son commentaire sur l’Évangile de saint Jean, que le Père est autant au-dessus du Fils et du Saint-Esprit qu’ils sont eux-mêmes au-dessus des créatures raisonnables. Il lui arrive aussi parfois de donner seulement au Père la qualification de Dieu véritable, de Dieu en soi et par soi, ce qui permet de supposer que le Fils n’est pas Dieu. M. Denis démontre qu’il n’y a pas une seule des affirmations reprochées à Arius qui ne puisse s’autoriser d’un texte d’Origène. Il ne faut donc pas s’étonner qu’Origène ait été présenté par ses ennemis comme le patriarche de l’arianisme.

L’arianisme n’est pas la seule hérésie dont on l’ait rendu responsable. On fait aussi remonter jusqu’à lui, et non sans raison, une autre doctrine énergiquement réprouvée par l’Église : c’est celle qui, sous le nom de pélagianisme ou de semi-pélagianisme, a été déclarée inconciliable avec le dogme du péché originel et la croyance à la grâce. Il est bien vrai que ces deux dogmes, sans être formellement méconnus, ne jouent qu’un très faible rôle dans la théologie d’Origène. Tous deux sont éclipsés et en quelque sorte neutralisés par la liberté. C’est par suite du mauvais usage qu’ils ont fait de leur libre arbitre que les âmes et les esprits en général s’écartent de la perfection dont ils jouissent en sortant des mains du créateur. C’est par cette même faculté, dont tous sont également doués, qu’ils se relèvent de leur chute. La grâce est un secours qui facilite la réparation, mais dont on peut à la rigueur se passer, puisque en définitive tous seront sauvés et qu’il y a eu des justes, même parmi les gentils, avant la venue de Jésus-Christ.

Cette partie de la théologie d’Origène, acceptée par les uns en totalité ou en partie, contestée ou repoussée par les autres, ne causait aucun scandale parmi les Pères de l’Église grecque et semble avoir été ignorée de l’Église latine. La grâce et la liberté, tout en se défendant de leur mieux, vivaient en paix l’une avec l’autre jusqu’à la fin du IVesiècle, quand Pélage est venu les brouiller d’une façon irrémédiable et a par la même occasion brouillé toute l’Église. C’est positivement à Origène que Pélage emprunte ses principes et aussi en grande partie à saint Jean Chrysostome. Il définit la liberté de telle sorte que la grâce devient inutile et que le péché originel est supprimé. Faisant appel au témoignage de l’histoire, bien entendu de l’histoire sainte, il distingue dans la vie de l’humanité trois époques : le règne de la nature, le règne de la loi et le règne de la grâce. Il y a eu des justes dans les deux premiers règnes aussi bien que dans le dernier ; donc l’homme peut faire le bien sans la grâce, ses forces naturelles y suffisent, et la loi naturelle, chez les sages de l’antiquité, a très bien remplacé la loi révélée. C’est à peine si Pélage établit une différence entre les justes des trois règnes qu’il a distingués. Cette différence, déjà bien faible dans les œuvres de Clément et d’Origène, il l’amoindrit encore, et ses disciples la font disparaitre tout à fait. Cependant la grâce est bien quelque chose, puisqu’elle a tant occupé saint Paul et qu’elle a pris après lui une place importante dans la théologie chrétienne. La grâce, répond Pélage, c’est la faculté de faire le bien ; et cette faculté, c’est Dieu qui la crée en nous ; mais chacune des bonnes actions qu’elle a produites nous appartient, est notre œuvre propre. L’homme pourrait en user de manière à ne jamais pécher et à atteindre la perfection. En fait, la perfection n’existe pas chez l’homme parce que nous sommes des êtres faibles et bornés, mais elle pourrait exister ; elle n’est pas contraire à la nature humaine. Pour nous aider à y parvenir, ou tout au moins à nous en approcher, Dieu ne se borne pas à nous donner avec la vie la faculté de faire le bien, il en fait naître en nous le désir en ouvrant, par ses enseignements, les yeux de notre esprit et de notre cœur, en réveillant notre volonté engourdie dans le sommeil des sens, en nous découvrant la vanité des plaisirs d’ici-bas, et en nous faisant pressentir les joies éternelles. La loi, les prophètes, l’Évangile, la vie de Jésus, les sacrements, tels sont les moyens qu’il emploie pour nous guider et nous éclairer et qui, sans nous contraindre, agissent sur nous concurremment avec les forces naturelles de la volonté et les lumières naturelles de la raison. Par cette dernière considération, Pelage resta chrétien ; autrement on ne pourrait voir en lui qu’un philosophe de l’école de Zénon.

Quant au péché originel, il le réduit aux mêmes proportions et l’explique de la même manière que la grâce, si même il le laisse subsister. Nous avons, selon lui, la faculté naturelle de faire le mal comme nous avons celle de faire le bien. Le péché est notre œuvre, il est dans nos actions, il ne naît pas avec nous : peccatum non nobiscum oritur, sed agitur a nobis. Nous arrivons au monde sans vice et sans vertu. La désobéissance d’Adam est un acte personnel qui n’a pu passer à sa postérité que par imitation ou par un effet de l’éducation, c’est-à-dire par la force de l’exemple, ce qui fait supposer que, avec une éducation différente, le péché d’Adam s’éteindra. Ce n’est pas lui qui a introduit dans le monde la mort ; Adam serait mort également s’il n’avait pas péché.

Cette doctrine, exposée par M. Denis avec un remarquable talent et une grande abondance de preuves, ne diffère de celle d’Origène que par l’unité qui y règne et la hardiesse avec laquelle elle est défendue. Aussi Pélage a-t-il entraîné dans sa chute le prêtre d’Alexandrie, bien que la condamnation de celui-ci n’ait eu lieu que quelques années plus tard. C’est à saint Augustin qu’est dû principalement, on pourrait même dire uniquement, ce double résultat. Saint Augustin est l’adversaire direct, le contradicteur irréconciliable de Pélage et par suite d’Origène. Contre le système de la liberté, il a fait prévaloir dans l’Église ce qu’on pourrait appeler le déterminisme de la grâce, et contre l’idée du salut universel le dogme de l’éternité des peines et du petit nombre des élus.

Remarquons en passant que dans le domaine de la théologie les choses ne se passent pas autrement que dans celui de la philosophie. Dans l’un et l’autre, toute opinion extrême fait naître l’opinion contraire, et toutes deux se défendent par des arguments également plausibles, par des raisonnements d’égale force, jusqu’à ce qu’intervienne une opinion moyenne qui, ayant la prétention de les concilier, a pour unique résultat de fournir un élément de plus à la dispute. C’est cela même qui fait la vie de la théologie aussi bien que de la philosophie, parce que c’est la vie de la pensée, dont les conditions ne changent pas avec les objets auxquels on les applique. Ici d’ailleurs les objets, c’est-à-dire les questions mises en discussion, sont au fond parfaitement identiques.

Il faut dire cependant que, à considérer le débat au point de vue désintéressé de la pure spéculation ou comme un incident de l’histoire générale de l’esprit humain, la partie n’est pas égale entre saint Augustin et Origène. Pour celui-ci, comme nous en avons déjà fait l’observation, et bien plus encore pour le moine breton qui s’est fait son interprète, il est à peine question du péché originel. On dirait qu’ils le font rentrer dans les phénomènes ordinaires de la nature ; ce qui rend presque inutiles l’œuvre de la rédemption et le mystère de l’incarnation. Pour saint Augustin, au contraire, qui s’est pénétré de l’esprit de saint Paul, le péché originel est la base sur laquelle repose tout l’édifice de la théologie chrétienne. Tel a été le crime de notre premier père qu’il s’est communiqué à tous ses descendants, qu’il a infecté toute la race humaine et n’a pu être racheté que par le sacrifice d’une personne divine. Par suite de la corruption et de la dégradante servitude où Adam nous a précipités avec lui, nous avons perdu la liberté du bien et n’avons conservé que celle du mal ou la liberté de pécher. Par conséquent, nous ne pouvons être justifiés que par le mérite de Jésus-Christ. Nous ne pouvons être sauvés que par un effet de la grâce. La grâce n’agit que sur ceux qui ont la foi ; mais il ne suffit pas d’avoir la foi pour avoir la grâce et pour échapper à la damnation.

Cette doctrine est certainement plus logique que celle du salut universel et plus propre aussi à maintenir dans l’obéissance spirituelle les âmes chancelantes ; car où serait l’avantage de ceux qui croient sur ceux qui ne croient pas si tous étaient sûrs d’être sauvés ? Où serait le malheur de notre premier père d’avoir péché ? Où serait, du côté de Dieu, la nécessité de venir au secours de notre race si, dans tout état de cause, la perfection en vue de laquelle nous avons été créés nous était assurée ? Aussi la doctrine de saint Augustin, sauf quelques adoucissements dans les conséquences qui en découlent et que lui-même en a tirées, a-t-elle triomphé non seulement dans l’Église catholique, mais dans celles de Luther, et de Calvin. Cependant le docteur de la grâce, si conséquent qu’il soit avec lui-même, n’a pas été jusqu’au bout de son système. Dans une question délicate qui se rattache étroitement à celle du péché originel, il a reculé devant son propre principe. Los théologiens se sont demandé comment et à quel moment l’âme fait son apparition dans le corps humain. Cette question, ils l’ont résolue de trois manières différentes. D’après Origène, l’âme n’a rien de commun avec le fait physiologique de la génération. Elle n’emprunte rien ni à l’homme ni à la femme. Elle arrive de quelque région de l’univers, supérieure ou inférieure à celle qu’elle a mérité d’occuper par sa vie antérieure, et se joint, n’importe de quelle façon, au fœtus qu’elle doit animer. Selon Tertullien, à qui répugne toute idée d’un être spirituel, l’âme se transmet avec le corps de père en fils par le moyen de la génération. C’est ce qu’on appelle le traducianisme. Grégoire de Nysse, malgré son platonisme et le penchant qui l’entraîne vers l’auteur des Principes, incline par moments vers cette opinion, sans doute pour sauver son orthodoxie. La formation de l’âme et celle du corps n’ont pour lui qu’un seul et même commencement. « Ce qui se détache du père, dit-il, est soi-même en quelque façon un animal, un être animé sorti d’un être animé. » Et le germe vivant où les diverses facultés dont la nature nous a pourvus n’existent encore qu’en puissance, il le compare au grain de blé déposé dans la terre et qui en sortira plus tard sous la forme d’un épi. Enfin, la troisième solution proposée et qui a trouvé également des partisans dans l’Église, tant parmi les Latins que parmi les Grecs, c’est que les âmes sont créées à l’instant de la conception par un acte de la toute-puissance divine. Elle a reçu le nom de créatianisme. Cette dernière explication n’est pas plus facile à concilier avec le dogme du péché originel que la création simultanée de toutes les âmes imaginée par Origène. Comment des âmes nouvellement créées, parfaitement innocentes et pures, seraient-elles infectées de la corruption de notre premier père ? Comment Dieu, sans manquer à sa justice, les créerait-il pour des conditions si inégales et si différentes ? Telles sont les objections que le créatianisme soulevait contre lui dès le IIIesiècle et que saint Pamphyle nous fait connaître dans son Apologie d’Origène. Reste le traducianisme. C’est le seul des trois systèmes qui ne soit pas en opposition formelle avec ces paroles de saint Paul : « Tous ont péché en Adam. » C’est celui qui aurait dû trouver faveur auprès de saint Augustin, si saint Augustin n’était qu’un théologien ; mais il est aussi un philosophe, et un philosophe platonicien. Le traducianisme encourt de sa part le même reproche que lui avait déjà adressé Origène. Il l’accuse de matérialiser l’âme, et, sans se prononcer formellement pour le créatianisme, il se montre disposé à l’accepter. Toujours est-il que, dans la question de la grâce, il est resté victorieux et qu’Origène a succombé.

Les idées d’Origène, après la condamnation du pélagianisme et celles dont elles furent frappées elles-mêmes, se maintinrent encore pendant quelque temps dans les Églises d’Orient, mais amoindries, mutilées et, comme dit M. Denis, par lambeaux. Ainsi Némésius, évoque d’Émèse, croit à la préexistence des âmes, à l’éternité de la création, à la liberté de l’homme pour le bien comme pour le mal, à son mérite personnel dans les bonnes œuvres, au triomphe définitif du bien sur le mal, parce que seuls le bien et le beau sont éternels. Seulement, comme il ne peut pas se résoudre à réconcilier Satan avec Dieu, il lui ôte l’immortalité. C’est encore une manière de le soustraire aux peines éternelles. Toutes ces opinions, à part la mort réservée au prince des ténèbres, sont également celles d’Énée de Gaza, de Zacharie de Mitylène et d’un moine du VIIesiècle appelé Maxime. Mais, comme on nous le fait remarquer, Némésius n’est qu’un érudit, Zacharie et Énée de Gaza sont des rhéteurs, et Maxime ne sait rien d’Origène par lui-même ; il se borne à copier Grégoire de Nysse, qu’il associe tant bien que mal au faux Denys l’Aréopagite. Ce sont là pourtant les derniers interprètes, les derniers défenseurs d’Origène dans la contrée qui lui a donné naissance. Mais tout n’est pas fini pour lui. Conformément à ses propres enseignements, une seconde vie l’attendait dans un autre monde que celui qu’il avait rempli de son influence et de sa renommée. Il devait renaitre sous une nouvelle forme dans la théologie hétérodoxe et dans la philosophie mystique, même dans la science de l’Occident.

 

 

 

III

 

 

C’est à Paris, à l’école du Palais, vers le milieu du IXesiècle, que nous retrouvons pour la première fois les vestiges de l’origénisme. Jean Scot Érigène n’est pas seulement le restaurateur du néoplatonisme, l’auteur du De divisione naturae, il est aussi le traducteur du faux Denys l’Aréopagite ; il a écrit le Traité de la prédestination pour défendre à sa manière le libre arbitre contre la doctrine outrée de Gottescalk sur la grâce ; enfin il a traduit en latin les Scolies de Maxime sur le livre de saint Grégoire de Nysse. C’est par là surtout qu’il se recommande ici à notre attention, car Maxime, en lui faisant connaître saint Grégoire, l’a par là même mis en communication avec Origène. On rencontre chez lui, en effet, soit dans son Traité de la prédestination, soit dans son grand ouvrage De la division de la nature, des propositions qu’il est difficile de ne pas considérer comme des inspirations d’Origène, je dirais volontiers comme des éclats de sa grande voix, celles-ci entre autres : Que le monde est à la fois éternel et créé, ce qui revient évidemment à faire la création éternelle ; que le récit de la création tel que nous le lisons dans la Genèse est une pure allégorie ; que le paradis n’est pas autre chose que la nature humaine dans sa perfection ; que le mal, n’étant que la défaillance de la volonté, n’existe pas en soi, et en conséquence ne saurait exister éternellement ; que Dieu par sa grâce peut ajouter aux qualités de la nature dont il est lui-même l’auteur, mais qu’il ne les détruit pas et ne fait rien perdre à l’homme de sa liberté ; que le jugement dernier est une manière de nous annoncer une transformation suprême de l’homme et de la nature par suite de laquelle les conditions actuelles de l’existence feront place à des conditions supérieures plus rapprochées de la perfection si elles ne sont pas la perfection même.

À toutes ces idées, Jean Scot Érigène en mêle sans doute beaucoup d’autres, venues d’une source différente, mais qui ne les rendent pas méconnaissables. Ce qui leur laisse par-dessus tout leur caractère originel, c’est la croyance que l’homme, sauvé et glorifié à la fin des temps, ramènera à Dieu la création entière sans aucune exception.

Est-on en droit de faire remonter aussi à Origène, soit directement, soit par l’intermédiaire de Jean Scot Érigène, le système étrange de David de Dinan et d’Amaury de Bennes ? M. Denis est bien guidé par son sens critique quand il refuse absolument de rattacher ces deux chefs d’école à l’auteur des Principes. Les raisons qu’il en donne sont sans doute excellentes, mais il les aurait jugées superflues s’il avait connu le curieux et savant mémoire de M. Hauréau sur les emprunts faits par David de Dinan aux écrits de l’archidiacre espagnol Gundisalvi et aux ressemblances que ces écrits présentent avec le Livre des causes 13. Il s’agit ici d’une influence néoplatonicienne, non d’une influence chrétienne. Encore faut-il établir une grande différence entre David de Dinan et Amaury de Bennes. Celui-ci ne se contente pas de sauver le démon, il le supprime en même temps que le paradis et l’enfer. Pour lui, le paradis c’est la science, et l’enfer c’est l’ignorance. Dieu seul existe, il est tout, l’esprit et la matière, l’humanité et la nature. Ces trois personnes divines, ce sont trois époques dans la vie universelle, dans l’histoire de la société et de l’humanité. Ni Origène, ni aucun des Pères qui suivirent ses traces, ni Jean Scot Érigène, en dépit de son penchant pour le panthéisme alexandrin, n’ont rien imaginé de semblable. Amaury et ses disciples, autant qu’on peut leur attribuer les erreurs et les passions de notre temps, ne sont ni des philosophes ni des théologiens, mais une manière d’utopistes révolutionnaires.

La secte des Cathares, comme celle dont nous venons de parler, ne nous est connue que par les témoignages de ses plus ardents persécuteurs et les procès-verbaux de l’inquisition. Mais ces documents, réunis avec patience et comparés entre eux par M. Charles Schmidt 14, suffisent à nous donner une idée assez précise de sa doctrine, plusieurs fois présentée sous la forme d’une profession de foi publique. Les éléments qui la formaient provenaient de sources très diverses, étaient associés dans des proportions inégales et, comme cela est arrivé à d’autres croyances, n’ont pas toujours été compris de la même manière. La plupart étaient un héritage des différentes sectes gnostiques ; mais plusieurs aussi étaient visiblement empruntés à Origène. Comme tous les gnostiques sans exception, les Cathares établissaient une opposition radicale entre l’Ancien et le Nouveau Testament. Le premier a été apporté aux hommes par les ordres d’un esprit mauvais, qui enseigne la discorde, la haine, la vengeance et impose à ses sujets la plus dure servitude. Le second, au contraire, œuvre du vrai Dieu, du Dieu bon, est une loi de charité, d’amour et d’affranchissement. C’est le Dieu ou l’esprit dont émane l’Ancien Testament qui a fait la terre, les corps grossiers qui sont condamnés à y ramper et les tristes passions de ce monde matériel. C’est le Dieu du Nouveau Testament qui a créé les esprits et le monde spirituel. L’un de ces esprits, c’est Jésus, fils de Dieu, supérieur à toute créature, mais inférieur à son Père. Il a été envoyé sur la terre pour enseigner aux âmes captives dans les liens de la matière les moyens de recouvrer leur liberté et leur félicité premières, mais il n’a pris que l’apparence d’un corps, il n’est mort et n’a souffert qu’en apparence.

Voici maintenant la part de l’origénisme dans les croyances cathares. Tous les esprits, toutes les âmes dont se compose le monde spirituel ont été créés à la fois. Ils sont doués de corps spirituels, très différents de ceux qui habitent la terre. Plusieurs d’entre eux, s’étant détournés de leur créateur, ont voulu goûter les plaisirs de la vie terrestre ; mais cette vie par laquelle ils se sont laissé tenter devint leur châtiment. Après l’avoir subie pendant plus ou moins de temps et après un certain nombre d’incorporations dont les formes animales ne sont pas exclues, ils seront rendus, purifiés et repentants, à leur condition première. Il n’y a que l’esprit du mal, souverain de la matière, qui n’a rien à attendre de l’avenir ni de la miséricorde divine, parce qu’il est mauvais par essence. Cela seul suffit à nous démontrer, contre l’opinion de M. Charles Schmidt, que les Cathares n’étaient point dualistes dans le sens religieux du mot. Ils n’admettaient qu’un seul Dieu, le Dieu bon, créateur des esprits. L’esprit qui règne sur la matière n’est que la matière elle-même et le mal personnifiés. Il est dans la nature des choses, il est la limite nécessaire et éternelle du bien. Après tout, il n’y a peut-être pas plus de contradiction à lui attribuer une existence à part qu’à en faire un archange déchu qui, mis en possession de la béatitude éternelle, la perd volontairement à la poursuite d’un autre bien. D’ailleurs tous les Cathares n’étaient pas d’accord sur ce point. Selon quelques-uns d’entre eux, Dieu a deux fils, dont l’un est préposé au gouvernement du monde spirituel et l’autre au gouvernement du monde matériel. Mais à la fin des siècles ils se réuniront dans le sein de leur père commun. C’est le pur mazdéisme, tel qu’il est enseigné dans le Boun-Dehesch. On voit que ces sectaires ont pris quelque chose à tous les lieux et à tous les temps qu’ils ont traversés. Les idées qui leur sont communes avec Origène leur sont venues certainement des Églises d’Orient.

Entre ces mêmes idées et celles de Joachim de Flore, ou, comme on l’appelle communément, l’abbé Joachim, l’affinité est peut-être plus grande que ne le suppose M. Denis. Joachim a séjourné en Grèce pendant quelque temps avec son disciple Jean de Parme ; il a pu connaître par lui-même soit les écrits d’Origène, soit ceux des Pères qui se sont inspirés de son esprit, et il est bien difficile de ne pas reconnaître leur influence dans la façon dont le moine napolitain comprenait les Écritures, et dans l’opinion qu’il s’est faite de l’avenir de l’humanité, confondue dans sa pensée avec l’avenir de l’Église. Ne voyant dans les livres saints que des allégories et des symboles, il annonçait que, à la consommation des siècles, tous les voiles qui nous cachent encore le vrai sens des choses tomberont, et que l’esprit de l’homme se trouvera en pleine possession de la vérité. C’est là sans doute ce qu’il entendait par l’Évangile éternel dont il se disait l’apôtre, mais qu’Origène admettait avant lui, comme saint Jérôme le lui reproche. Les trois règnes qu’il distingue dans l’Église et dont le dernier est encore à naître : le règne des laïques, le règne des clercs et le règne des religieux, répondent chez lui à l’attente d’une transformation de l’humanité qui, faisant disparaître le mariage et la hiérarchie sociale, représentée par celle de l’Église, élèvera les âmes au plus haut degré de perfection dont elles soient capables avant la fin dernière des choses. Sans penser à séparer les trois personnes de la Trinité dans l’essence divine, il les conçoit comme les types des trois époques qu’il distingue dans l’histoire.

On trouverait peut-être encore des traces d’origénisme dans saint François d’Assise et dans cette fraction dissidente des franciscains qui a reçu le nom de Frères spirituels. Mais ces traces, si elles existent, ne sont pas faciles à démêler ; et l’on peut assurer qu’elles n’existent pas, soit chez les écrivains de la Réforme, tous imprégnés de l’esprit de saint Paul et de saint Augustin, ni chez les néoplatoniciens de la Renaissance, partisans plus ou moins conscients du principe de l’émanation, et au fond plus païens que chrétiens. Nous arrivons ainsi à un des plus célèbres mystiques de la fin du XVIeet du commencement du XVIIesiècle, à Jacob Boehm.

Jacob Boehm a-t-il, dans une mesure et d’une manière quelconque, été initié à la doctrine d’Origène ? On peut hardiment répondre à cette question d’une manière négative. Fils d’un pauvre artisan et élevé pour la même condition, réduit jusqu’à la fin de ses jours à gagner sa vie dans le métier de cordonnier, Jacob Boehm, pendant sa jeunesse, n’avait pas lu d’autre livre que la Bible, et plus tard, vers l’âge de vingt-cinq à trente ans, quand il entra dans la vie contemplative, sa nourriture intellectuelle se bornait à l’Apocalypse et aux livres alchimiques, rédigés en mauvais allemand, de Paracelse et de Wagenseil. Peut-être aussi a-t-il puisé quelques notions scientifiques dans la conversation des trois médecins de Görlitz dont il faisait sa société habituelle. Jamais il n’avait rien lu ni d’Origène, ni d’un autre Père de l’Église. Ne sachant pas le latin et encore moins le grec, il était hors d’état de les comprendre. Le fond de son système, si l’on peut appeler ainsi les divagations incohérentes qui lui en tiennent lieu, c’est le panthéisme des livres hermétiques, moitié naturaliste, moitié alexandrin, que Paracelse a revendiqué comme sien et sur lequel Boehm a répandu, avec quelques visions apocalyptiques, avec des invectives furieuses contre tous les sacerdoces, contre toutes les Églises, la teinte mystique d’une imagination souvent exaltée jusqu’au délire. Rien dans ce mélange ne nous fait penser à Origène qu’un certain nombre d’idées qui forment avec celles du prêtre alexandrin le plus parfait contraste. Ainsi, selon Boehm, le mal n’est pas un produit de la liberté humaine, à laquelle d’ailleurs il refuse toute réalité ; le mal existe par lui-même au même titre que le bien ; il est renfermé comme le bien dans l’essence divine ; et il en sort comme le bien pour se manifester dans l’homme et dans la nature par une loi nécessaire. Le mal ne disparaîtra donc jamais, parce que l’on ne peut pas supposer que l’essence divine disparaîtra ou subira un changement. Le mal personnifié et porté à sa plus haute puissance, c’est ce que nous appelons le diable. Donc le diable fait partie de l’essence divine, il fait partie de Dieu et n’a pas besoin d’être justifié ni sauvé. Il entre de toute nécessité dans les manifestations ou dans les œuvres de Dieu, qui empruntent de lui l’individualité et la passion. C’est ce que Jacob Boehm fait entendre par cette proposition étrange, que l’on ne s’attendrait guère à rencontrer la plume d’un mystique : « Le diable est le cuisinier de la nature ; la vie sans lui ne serait qu’une fade bouillie. »

M. Denis a donc très bien fait d’accorder à Boehm à peine une mention dans son histoire de l’origénisme. Il en est autrement de Pierre Poiret, dont le traité de l’Économie divine est pénétré non seulement de l’esprit, mais du langage d’Origène. Dans l’analyse très intéressante que M. Denis nous présente de cet ouvrage et qui lui appartient entièrement en raison du point de vue où il s’est placé, on retrouve, sans grands changements, toute l’exposition de la doctrine de l’auteur des Principes. Nous ne voyons donc aucune utilité à la reproduire ou même à la résumer sommairement. Nous aimons mieux nous occuper de Swedenborg, qui ne tient pas dans le livre de M. Denis la place à laquelle il avait droit par ses nombreuses et frappantes analogies avec Origène.

Remarquons d’abord que Swedenborg, qui n’a eu ses visions que sur le déclin de sa vie, est un savant, un philosophe, un érudit, aussi familier avec les langues anciennes qu’avec les sciences naturelles. Une connaissance approfondie des livres saints et des controverses théologiques se montre dans tous ses ouvrages, même dans ceux qui ont précédé ses œuvres apocalyptiques. Il n’y a donc aucune témérité à supposer que les écrits d’Origène, ceux de Grégoire de Nysse et de Clément d’Alexandrie ne lui sont pas restés étrangers. La ressemblance qui existe entre leurs idées et les siennes donne à cette supposition un haut degré de probabilité. On en jugera par quelques exemples.

Ce n’est pas seulement l’Écriture sainte, mais la nature elle-même, la nature entière, qui dans la doctrine de Swedenborg, ainsi que dans celle d’Origène et de Grégoire de Nysse, doit être considérée comme une perpétuelle allégorie et interprétée dans un sens spirituel. Tout ce qui existe dans le monde spirituel a sa représentation dans le monde naturel ; c’est ce qu’il appelle les Correspondances, et dont il fait l’objet d’une science particulière.

C’est pour cette raison, parce que le spirituel ne peut se concevoir ni exister sans une forme naturelle et visible, qu’il n’admet pas d’esprit sans corps et qu’il fait passer les esprits d’un monde dans un autre, meilleur ou pire que celui qu’ils ont habité d’abord, selon qu’ils ont mérité de monter ou de descendre.

Comme Origène et Clément il admet, outre l’Ancien et le Nouveau Testament, une révélation qui a éclairé les gentils, qui a éclairé les sages de l’Orient et les philosophes de la Grèce, et leur a enseigné les moyens d’atteindre au degré de perfection dont chaque homme s’est rendu digne par ses œuvres. Il nous montre dans le ciel plusieurs de ces sages de l’antiquité qui sont devenus des anges et des archanges.

Comme Origène aussi, il nie le jugement dernier et la résurrection des corps, et ce qu’il y a de singulier, c’est que les objections qu’il élève contre ces deux croyances sont à peu près les mêmes que celles d’Origène. Il les place dans la bouche d’un sage de la Grèce devenu un ange « Comment concevoir, dit ce personnage, que les étoiles tomberont sur la terre, laquelle est plus petite que les étoiles ? Comment les corps des hommes, dévorés depuis des milliers de siècles par tous les animaux, brûlés, pulvérisés, disséminés dans tout l’univers, pourraient-ils reprendre leur forme et s’unir à une âme 15 ? »

Avec la résurrection, il rejette le péché originel qu’Origène ne nie pas formellement, mais dont il annule les effets en déchargeant les âmes de toute autre responsabilité que de celle de leurs propres actions.

« Qui sait, demande Origène, si chaque vertu n’est pas un ciel et si toutes les vertus réunies ne sont pas les cieux des cieux ? » Swedenborg dit aussi, mais avec moins d’éloquence, que le ciel est dans les cœurs où Dieu règne, dans ceux que son amour échauffe et éclaire, qu’il est le type éternel de l’homme, l’homme divin. L’enfer au contraire, c’est l’amour de soi et du monde ; ceux que possède cet amour sont malheureux, difformes et repoussants en proportion de l’ascendant qu’il exerce sur eux. Mais rien ne les empêche d’aspirer au ciel et d’y arriver par degrés 16.

Chez tout autre que Swedenborg ces analogies seraient concluantes ; mais à l’égard de ce visionnaire on ne peut rien affirmer. Peut-être n’a-t-il eu qu’un sentiment vague et comme une divination intérieure de toutes ces propositions origéniennes qu’il a noyées ensuite dans l’océan de ses propres hallucinations en les obscurcissant par une forte teinte de matérialité.

Avec Saint-Martin, le Philosophe inconnu, on se trouve en pleine lumière. On peut assurer qu’il n’a jamais lu Origène, car il n’aurait pas manqué de le dire dans les confidences qu’il fait à ses lecteurs. On peut ajouter qu’il n’a suivi avec persévérance et avec une confiance absolue aucun maître ; il a voulu, comme il le déclare avec une candide présomption, être le Descartes de la spiritualité. Cependant il y a deux hommes qui ont exercé sur lui une influence prépondérante et dont les doctrines, autant qu’il les a comprises, ont pu se concilier dans son esprit parce qu’elles ont entre elles beaucoup d’analogie : c’est Martinez Pasqualis et Jacob Boehm.

De Martinez Pasqualis nous ne connaissons que le traité inachevé et, je crois, resté inédit, De la réintégration des êtres. Par le langage et par la mise en scène, cet ouvrage ressemble beaucoup au livre apocryphe dont Origène cite un long fragment. L’esprit qui y règne est celui de ce qu’on a appelé plus tard la Kabbale chrétienne et dont Reuchlin nous offre un exemple dans son De verbo mirifico. Mais nul doute que Martinez Pasqualis, qui était d’origine et qui était resté toute sa vie en grande partie de croyance israélite, ne connût la vraie kabbale. Il en communiqua les principes à Saint-Martin qui, plus tard, à Strasbourg, quand il subissait l’ascendant plein de charme de Mme de Boecklin, les mêla au système de Boehm. Or le système de Boehm, en raison de son caractère manifestement panthéiste, se prêtait merveilleusement à cette association. Osons le dire d’ailleurs, Saint-Martin, tout en les traduisant dans notre langue, sans rien leur faire perdre de leur obscurité primitive, n’a jamais rien compris aux œuvres du théosophe allemand et ne voyait pas où elles le conduisaient. Sa propre nature, si riche de vues originales, pleine d’élan, de grâce et de poétiques tendresses, le préservait des excès d’une doctrine qui aboutissait à la confusion universelle. Il n’en est pas moins vrai que les principaux éléments de l’origénisme, arrivés jusqu’à lui après avoir traversé des milieux si différents, se retrouvent dans ses écrits. Les voici résumés en quelques mots : la perfection primitive des âmes, leur chute par la liberté, leur réintégration à la fois par la liberté et par la force que leur prêle le Réparateur, les incorporations successives comme moyen de purification, le salut universel, la transfiguration de la matière, la destruction de l’enfer, l’abolition du mal.

Comblant une lacune qui lui a été signalée dans son mémoire, M. Denis, dans son livre, a consacré des pages très remarquables à Jean Reynaud. Il montre avec beaucoup de sens dans quel milieu, sous l’empire de quelles préoccupations a été conçu l’étrange livre de Terre et ciel et quels sont les deux courants, l’un scientifique, l’autre théologique, qui s’y développent sans jamais se fondre en un seul. De là, entre le philosophe français du XIXesiècle et le prêtre alexandrin du IIIe, dont il s’est visiblement inspiré, autant de différences que de ressemblances. Pas d’âme sans corps, la préexistence des âmes dans un monde meilleur que celui que nous habitons maintenant ; leur passage à travers des mondes et des corps appropriés à leurs divers états de décadence ou de perfection ; la solidarité universelle et le salut final ; voilà pour les ressemblances. Mais Jean Reynaud, partisan du progrès indéfini, ne croit pas que les âmes retournent à leur point de départ. Il ne croit pas qu’elles aient été créées toutes à la fois, ni qu’elles aient été primitivement ou puissent devenir jamais égales entre elles. Enfin, pour Jean Reynaud, le salut universel est un idéal, une espérance ; dans aucun temps il ne sera une réalité, parce que les âmes n’atteindront pas le même niveau et qu’aucune d’elles n’arrivera à la perfection, réservée à la Divinité seule. M. Denis remarque avec raison que si le mal est un moindre bien, le mal ne disparaîtra pas dans ce système comme il disparaît dans celui d’Origène et de Saint-Martin.

Comment la tentative de Jean Reynaud n’a-t-elle pas rappelé à M. Denis un autre essai de même nature qui appartient également à notre siècle et qu’un intervalle de quelques années seulement sépare de Terre et ciel ? Je veux parler de la Divine épopée d’Alexandre Soumet. On ne peut avoir aucun doute sur le but que Soumet se propose et sur la source où il puise ses inspirations, il a soin de nous les faire connaître dans la préface de son poème. « .... J’ai cru voir, dit-il, avec Origène, le sang théandrique baigner à la fois les régions célestes, terrestres et infernales. J’ai fait de la force expiatrice une seconde âme universelle ; j’ai supposé la rédemption plus puissante que toutes les iniquités ; j’ai supposé que l’archange prévaricateur n’avait pu donner à l’édifice du mal l’éternité pour base. » Mais, catholique fervent, il se hâte d’ajouter que l’opinion d’Origène, condamnée par l’Église, n’est pour lui qu’une simple fiction.

Au moins aurait-il fallu que cette fiction restât fidèle à la doctrine sur laquelle on prétend la faire reposer. Or elle s’en écarte en un point capital. Ce n’est point la rédemption, mais l’expiation ou l’épreuve qui est, d’après Origène, le grand moyen de salut. Ce qui est vraiment conforme à l’origénisme, et que Soumet a conservé, ce sont ces deux idées : que le mal n’est pas éternel et que Satan, « l’archange prévaricateur », sera sauvé.

Satan délivré, l’enfer disparaît et nous voyons à sa place le monde régénéré tel qu’Origène le voit dans son imagination.

 

            L’Enfer bornait le ciel, le mal le bien suprême ;

            Je crois voir l’infini se compléter lui-même 17.

            ............................................................................

            Un monde n’était plus, un monde recommence,

            Blanchi, transfiguré dans le creuset immense.

            ............................................................................

            L’enfer en ciel brillant jaillit du cœur de Dieu 18.

 

Dans le triangle suprême qui brille au-dessus de l’univers transfiguré, on lit, « en lettres de soleil » : Salut éternel.

Pourquoi une doctrine comme celle d’Origène, qui ressemble plus à un rêve qu’à un système de philosophie ou de théologie, qui ne se justifie ni par le raisonnement, ni par l’expérience, ni par la tradition, a-t-elle exercé, pendant plus de quinze siècles, sur tant de nobles esprits, une attraction toute-puissante ? C’est qu’elle répond, je n’ose pas dire, à des principes, mais à des idées qui sont en même temps des besoins et des sentiments indestructibles de la nature humaine. On y trouve d’abord l’idée du progrès, conçu comme la loi même et la condition de la liberté, inséparable de l’idée de perfection, très différent de cette évolution que certains systèmes de notre temps, aussi chimériques que celui d’Origène, imposent comme une nécessité aveugle à toutes les existences. On y trouve, sous sa forme la plus élevée, dans son expression à la fois la plus philosophique et la plus religieuse, l’idée de la charité et de l’amour. Kant a dit : « Agis de telle sorte que la maxime à laquelle tu obéis puisse devenir le principe d’une législation universelle pour tous les êtres intelligents et libres. » Origène donne la même extension au principe de l’amour ; il en fait la loi commune de Dieu, de l’humanité et de tout ce qu’il y a d’intelligences dans la création ; il y comprend les âmes déchues comme celles qui sont restées fidèles à leur destinée. Enfin la doctrine d’Origène assigne au châtiment son véritable but en montrant que dans la cité humaine, comme dans la cité de Dieu, il doit être, non la vindicte des lois, comme disent les jurisconsultes, ni la justice de Dieu, comme l’entendent les théologiens, mais la guérison de l’âme malade, la régénération des natures déchues. Ce sont là des titres réels au respect et à la reconnaissance des esprits réfléchis.

 

 

Adolphe FRANCK, Essais de critique philosophique, 1885.

 

 

 

 

 



1De la philosophie d’Origène, par M. J. Denis, professeur à la Faculté des lettres de Caen, mémoire couronné par l’Institut (Académie des sciences morales et politiques). – 1 vol. in-8 de vii-730 pages, imprimé à l’Imprimerie Nationale, en vente chez Ernest Thorin. Paris, 1884.

2Publié dans les Comptes rendus des séances de l’Académie des sciences morales et politiques, numéros de juillet et août 1882, p. 80 et suivantes.

3Je signalerai principalement la page 220.

4De la philosophie d’Origène, p. 240.

5Ibid., p. 243.

6De la philosophie d’Origène, p. 33.

7Traduit par M. Denis, p. 39, d’après le Traité des principes, IV, 16.

8Ces paroles sont de M. Denis, qui résume celles de saint Jérôme, p. 50 de son livre.

9Le chapitre VIII, v. 21, 31.

10Pierre Leroux, De l’Humanité.

11Pages 204-205.

12Voir, dans les notes placées au bas des pages 420-422 du livre de M. Denis, plusieurs citations grecques empruntées à Athanase.

13Je renouvelle ici un vœu que j’ai déjà exprimé ailleurs, c’est que ce travail, aujourd’hui comme perdu dans le tome XXIX des Mémoires de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, fasse partie d’une prochaine édition de l’Histoire de la scolastique.

14Et non pas Smith, comme écrit M. Denis. L’ouvrage de M. Schmidt, communiqué en partie, avant d’être publié, à l’Académie des sciences morales et politiques, a pour titre : Histoire et doctrine de la secte des Cathares ou Albigeois. 2 vol. in-8o, Paris et Genève, 1819. Il existe un autre ouvrage sur le même sujet : Histoire des Albigeois, par Peyrat, 3 vol. in-8o, Paris, 1870-1872.

15Vera religio christiana, p. 692, 693 ; traduction française, 3 vol. in-12. Amsterdam, 1771.

16Voir particulièrement Du ciel et de ses merveilles et de l’enfer, original latin, Londres, 1758 ; traduction française par Le Boys des Guays.

17Chant XII, p. 325.

18Chant XII, p. 321.

 

 

 

 

 

 

 

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