Les roses

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Anatole FRANCE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Parmi les anciens usages qui ont pour nous toute la mélancolie et toute la douceur du passé, je n’en sais point de plus gracieux que celui qui voulait que, chaque année, le « rosier de la Cour » et tous les marchands de chapels de roses établis à Paris présentassent chacun au voyer de la ville, en reconnaissance du privilège qui leur assurait la culture exclusive des rosiers, trois chapeaux de fleurs à la veille des Rois, et, le jour de l’Ascension, un panier plein de roses.

Au reste, ce n’était point là la seule coutume dans laquelle, au moyen âge, les roses eussent un rôle important. En mille circonstances, elles trouvaient encore leur emploi. Dans toutes les réjouissances, repas de fêtes, noces, danses, les convives portaient sur leur tête le « chapel de roses ». Les mariées, les religieuses, au jour de leur noce mystique avec Jésus, étaient parées d’une couronne de roses. Il n’y avait point de réunion joyeuse si l’on n’y jouissait pas du parfum délicat et du tendre coloris de la fleur. Lorsque, dans les grands banquets, le connétable servait le roi à table, il tenait une baguette blanche à la main et était couronné de roses. Nos mondaines savent-elles que, lorsqu’elles font couvrir la nappe de leur table avec des roses, elles renouvellent une invention des raffinés du quatorzième siècle, et même des riches Gallo-Romains ? En effet, Fortunat, décrivant un festin dans une de ses pièces de vers, s’écrie avec enthousiasme :

« La table seule, offrait plus de roses qu’un champ entier ; ce n’était pas une nappe qui la couvrait, c’étaient des roses ;... les mets reposaient sur des roses. »

Dans les processions, les fidèles, comme les anciens dans leurs festins, se couronnaient de roses ; et, pendant notre enfance, nous avons pu voir encore, aux fêtes paroissiales, dans certains villages reculés, les fleurs vermeilles orner le visage rougeaud et bourgeonné des dévots paysans auxquels allait fort mal cette parure chère aux voluptueux antiques. Le bon roi Louis IX, par une idée poétique et touchante, voulait que, chaque vendredi, ses enfants portassent, durant tout le jour, une couronne de roses en souvenir de la couronne d’épines du Sauveur.

Quelques seigneurs féodaux exigeaient sur leurs terres la redevance de boisseaux de roses. Tel était, enfin, l’emploi qu’on faisait de ces fleurs et dans la décoration et dans la parure, et jusque dans les assaisonnements et la cuisine, que cultiver et vendre des roses était, à Paris, une profession spéciale et exigeait, comme nous avons dit, un privilège particulier.

Au quatorzième siècle, s’établit, au Parlement, une coutume assez singulière qui dura plus de deux siècles : lorsqu’un pair laïque avait un procès appelé à ce tribunal, il devait présenter des roses aux magistrats. Parmi les personnages fameux qui se soumirent à cet usage, on cite le duc d’Alençon, fils d’Henri II, et Henri de Navarre, qui fut Henri IV.

Ce goût, cette prédilection pour les roses, n’étaient point choses nouvelles en notre pays, car Élien raconte que les Gaulois, pour mieux marquer le mépris qu’ils faisaient de la mort, portaient seulement sur leur tête, en guise de casque, dans les jours de bataille, une couronne de roses.

Et puisque, cédant moi-même au penchant de nos ancêtres, je vous ai montré l’amour du moyen âge pour la fleur somptueuse et charmante, regardons-la encore s’épanouir en un temps plus lointain.

— Je me suis fatigué de penser ; descendons au jardin et regardons les roses, dit le subtil esthète anglais, Oscar Wilde.

Pour nous, parlons des roses, c’est un sujet de saison.

Un artiste, ami des symboles et des harmonies de contraste, pourrait peindre une sorte de diptyque de la rose : l’un des panneaux figurerait la fleur chrétienne, la rose mystique de Jésus, de la Vierge, des saints et des saintes ; l’autre représenterait la fleur païenne, avec Vénus, les amours et les femmes des mystères.

On sait si les anciens ont chanté la rose. Quelques savants se sont fait de studieux loisirs de rechercher les espèces connues dans l’antiquité et l’on croit que c’était la rose à cent feuilles, la rose de Provins, et peut-être la rose à feuilles de pimprenelle. On croit aussi qu’ils avaient des roses blanches.

Les Grecs ingénieux ont conté l’origine de la rose en des mythes charmants dont il faut seulement retrouver la fraîcheur première.

« Le premier rosier, disaient leurs poètes, sortit de terre le jour où Vénus sortit de l’écume des flots, et une goutte de nectar versée par les dieux sur le jeune arbrisseau fit fleurir la rose. »

Plus tard, quand ils eurent beaucoup d’esprit, ils varièrent diversement ce thème gracieux.

La rose exprimait, pour les anciens, la beauté, l’amour, la pudeur, la joie. Elle exprimait aussi le deuil et la tristesse. C’était la fleur des amants, c’était la fleur des morts. On en couronnait les convives et les coupes. On la semait sur les tombes.

Il semble aussi que les Grecs aient attribué à la rose des vertus mystérieuses. On ne l’employait pas seulement dans la pharmacie, dans la parfumerie, dans la cuisine et dans la médecine, où elle était d’un grand usage. Elle servait encore contre les enchantements et l’on en usait contre les enchantements des sorcières.

Après la victoire du Galiléen, quand le monde vécut agenouillé à l’ombre de la croix, la rose fut quelque temps exilée avec cette Vénus et ces amours dont elle semblait porter dans ses feuilles la chair et le sang. Elle était trop belle pour n’être pas païenne. Les chrétiens, d’abord, se défiaient d’elle. Pourtant, elle se convertit, prit place, avec le lis, sur l’autel du Crucifié et reçut de la piété chrétienne, au moyen âge, des honneurs inouïs. Les scolastiques en firent l’image de Jésus-Christ. Quand le culte de la Mère de Dieu fleurit dans la chrétienté, Marie fut sans cesse comparée à la rose par les théologiens et les poètes.

Les roses, dans la légende chrétienne, servent souvent à attester la puissance et la vertu des saints. Parfois, la rose est signe de grâce et de pardon, comme on voit par l’histoire de ce moine qui avait mal vécu, sans, toutefois, cesser d’invoquer celle qu’on n’invoque jamais en vain. À l’article de la mort, il prononça le nom de Marie, et cinq roses fleurirent sur sa bouche par la vertu des cinq lettres de ce nom béni.

 

 

Anatole FRANCE.

 

Recueilli dans Les Annales politiques

et littéraires  en 1908.

 

 

 

 

 

 

 

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