Rudyard Kipling
par
R. FRANCILLON
C’est vers 1890 que le nom de Kipling commença à devenir célèbre en Angleterre. Il n’avait jusqu’alors publié qu’un volume de poèmes, Departmental Ditties, et des recueils de contes, Flain tales from the Hills, In black and white, où la dure vie des soldats sur les frontières de l’Inde, des administrateurs dans les postes perdus était racontée avec une sobre intensité dramatique. L’auteur décrivait avec une affectation de violence froide et d’ironie les égarements de l’âme anglaise en proie au climat de l’Inde. Il ne parvenait pas toujours à dissimuler sa jeunesse et une espèce de compassion pour les victimes d’un code social impitoyable. On devinait qu’il s’était accordé à lui-même quelque licence de regarder et de sentir. Il savait comment on meurt dans une fumerie d’opium, il avait interrogé les fakirs et pris part à des cérémonies magiques. Sans perdre la conscience de la supériorité de sa race, il avait respiré l’Inde obscure : il l’avait dans le sang.
Pour la première fois, avec Kipling, un colonial entrait dans la littérature anglaise. Il n’avait fait en Angleterre que ses études secondaires ; mais il était né aux Indes et y était retourné dès l’âge de dix-huit ans. Il n’avait donc pas eu le temps de méditer dans les cloîtres des grands collèges. Il n’était ni platonicien, ni symboliste. Les langueurs et les maladies spirituelles des derniers préraphaélites n’avaient pu l’atteindre. En 1892, Kipling fit paraître un recueil de chansons de soldats, Barrack room Ballads, et en 1896 des poèmes sur la vie des marins, The Seven Seas ; renonçant aux incantations de la poésie pure, Kipling revenait à la forme ancienne et populaire du récit en vers, et il parlait le langage des ports et des casernes pour exprimer des sentiments simples et violents. Dans ces chants des bâtisseurs de l’empire passait le souffle des explorations et des conquêtes. Ils n’avaient pas la gracieuse allure des grands voiliers, mais plutôt le rythme trépidant et l’orgueil des lourds transatlantiques.
Pour le Jubilé de la reine Victoria, Kipling se fit l’interprète des sentiments de tout un peuple : il écrivit la prière intitulée Recessional, qu’aujourd’hui encore quelques Anglais savent par cœur :
Dieu de nos pères, depuis longtemps connu,
Seigneur de notre lointaine ligne de bataille
Sous la main terrible duquel nous régnons.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Cette prière humble et superbe élevait la nation anglaise au-dessus de toutes les nations, dans un splendide isolement, devant l’Éternel.
En 1894 et 1895 parurent les deux Livres de la Jungle. C’est la création la plus originale de Kipling. Il dépasse toutes les données de l’observation et se laisse guider par une mémoire ancestrale de la vie sauvage. Kipling est un peu magicien et sorcier. La jungle est pour lui un paradis de l’instinct, un monde interdit, où ne pénètrent que les purs et les initiés. Il faut redevenir enfant pour converser avec les bêtes et surprendre les rites de leur vie sacrée : c’est ainsi que le petit Toomai est entraîné au fond de la jungle et contemple la danse nocturne des éléphants. Dans ce monde occulte, où l’homme seul est aveugle et sourd, tout communique et se comprend. Les bêtes savent se liguer contre un ennemi commun, punir les traîtres, s’entr’aider. Elles ont leurs cérémonies et leurs lois.
À l’inverse de Hardy, qui se révolte contre la cruauté de la nature, Kipling se grise de la vision d’un monde livré à la guerre. La jungle n’est jamais si belle, selon lui, qu’à l’heure nocturne où les grands fauves se mettent en chasse. Il prétend que l’ardeur du jeu se communique à la bête traquée, et que le cerf, lorsqu’il descend à la source pour boire, prêt à s’enfuir d’un bond, jouit du péril obscur qui le guette.
Il arrive que Kipling nous entraîne dans des régions plus sereines. Le Miracle de Purum Bhagat est l’histoire d’un ministre de rajah qui va se réfugier dans la montagne pour se vouer à la contemplation : les singes gris qu’il nourrit de sa main viennent s’asseoir auprès de son feu et rêver les yeux fixés sur les neiges lointaines. Les derniers chapitres de Kim contiennent de merveilleuses descriptions des vallées de l’Himalaya, et de la sensation d’allègement qu’éprouve le voyageur au sortir de la fournaise tropicale, quand il respire le vent des hauts lieux. C’est par l’allégresse de l’air pur et l’ampleur des paysages que l’auteur des livres de la jungle semble s’élever à un pressentiment de ce que peut être la vie des ascètes hindous et des moines thibétains. À travers les grandes solitudes un peu de vie spirituelle semble donc arriver jusqu’à lui.
Kim est un voyage d’adieu que Kipling a voulu faire dans les régions qui avaient émerveillé sa jeunesse. En tournant le dos à l’Inde, il perdait le séjour préféré de son imagination. Il s’enracina dans le Sussex, pays de ses ancêtres, et parvint à goûter les grâces voilées de la campagne anglaise. Il écrivit des poèmes sur les prairies où dansent les lutins et les fées. Il évoqua, en des récits à demi légendaires, les héros qui avaient fait l’Angleterre avant la conquête normande. C’était l’époque où Barrès méditait sur les collines de Lorraine. Mais, tandis que l’écrivain français ne rêvait que d’ombres fuyantes, Kipling ressuscitait des hommes et racontait leurs combats.
L’impérialisme des dernières années du règne de Victoria avait séparé l’Angleterre de son passé et de l’Europe. A partir de 1905, en présence du danger allemand, les Anglais se rappelèrent qu’ils étaient, avec les Français, les vrais héritiers de Rome. L’impérialisme avait parlé la langue de la Bible. Les Anglais, redevenus bons Européens, adoptèrent l’idéal classique d’une civilisation à défendre contre les barbares. Kipling, dès 1913, se fit l’interprète de ce nouveau sentiment dans un poème adressé à la France, où, après avoir évoqué les guerres fratricides qui divisèrent les deux peuples, il les invitait à s’unir et à serrer les rangs contre les menaces de l’avenir.
Maintenant nous voyons s’amasser les nouvelle années,
Nous demandant si elles contiennent des éclairs plus terribles que ceux que jadis nous lançâmes.
Kipling n’avait pas oublié que dans la jungle le loup se rapproche de la panthère quand il flaire l’odeur du tigre.
R. FRANCILLON.
Paru dans La Vie intellectuelle en février 1936.