Léon Bloy

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Stanislas FUMET

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

De son vivant, Léon Bloy n’était connu que d’un très petit nombre de lecteurs, de privilégiés qui lui vouaient une admiration passionnée. Lui-même se disait, comme ses livres, « invendable ». Ses livres, ses beaux livres... Un tirage à deux mille exemplaires de pseudo-romans comme Le Désespéré et La Femme pauvre avait beaucoup de mal à s’épuiser. Les autres œuvres défilaient lentement, tristement, sous le plafond du premier mille. Et cependant, quand on découvrait Léon Bloy, on s’enflammait pour lui, on proclamait qu’il était un des plus grands écrivains français.

Pour la presse du jour, c’était un pamphlétaire catapultueux, un raté haineux, un scatologue puant, un polémiste forcené, qui se vengeait comme il pouvait de l’indifférence dans laquelle ses contemporains laissaient tomber ses pamphlets, enfin un monstre d’orgueil. Une ou deux fois on avait essayé de l’utiliser dans les journaux pour étriper des adversaires. Mais sa plume était indocile et il ne pouvait s’empêcher de la tourner contre les amis du journal aussi bien que contre ses ennemis. Louis Veuillot à L’Univers, Catulle Mendès à Figaro, la direction de Gil Blas, avaient tour à tour conclu à l’impossibilité de domestiquer le personnage. Le Matin y renonça avant la première expérience. Léon Bloy, lui, se jugeait à chaque coup trahi, voire assassiné. Il n’avait pas tort et les journaux qui se repentaient si vite de l’avoir accueilli obéissaient à des raisons non moins valables mais qui ne coïncidaient pas avec celles du « promulgateur d’Absolu ». Car Léon Bloy, d’un catholicisme ultramontain et rigoureusement fidèle, mais par essence outrancier, ne supportait aucun contrôle laïque ou religieux et il s’était fait un devoir de n’écrire « pour personne, si ce n’est pour les trois Personnes qui sont en Dieu ».

Rejeté de la grande presse, Léon Bloy ne pouvait pas compter sur ses livres pour le nourrir, avec sa femme et ses enfants, d’autant plus que la critique, aux mains de ceux qu’il avait insultés, s’arrangeait pour ne pas le nommer. De temps en temps, on l’égratignait dans un coin sombre, au bas d’une feuille, et c’était tout. Les manuels littéraires ne semblaient pas se douter de son existence ; pour l’Université, bien longtemps, il ne sera qu’un fantôme et l’on regardera ses œuvres comme la trace phosphorescente d’une pourriture de religion désuète.

Néanmoins, cet inconnu reçoit une lettre de Maurice Maeterlinck, en 1897, qui lui dit, après avoir lu La Femme pauvre : « Au point de vue purement humain, on songe involontairement au Roi Lear et on ne trouve pas d’autres points de repère dans les littératures. »

Quelques enthousiastes le juchent sur ces hauteurs, mais ce que Léon Bloy appelait la « conspiration du silence » reléguait un vociférateur importun dans de profonds cachots où on lui laissait le loisir de s’époumoner à son aise, attendu que c’était sans efficacité et sans dommage, la voix de ce prédicateur qui, par goût, n’eût pas choisi le désert, ne risquant plus d’être entendue.

Mais il se consolait avec le monde des âmes, que Léon Bloy était un des très rares à savoir explorer.

 

 

Il faut qu’il tombe, le misérable ! Rien ne le sauverait, car Dieu lui-même veut qu’il tombe.

Vainement, il a essayé de se cramponner aux cieux. Les frissonnantes étoiles se sont reculées.

Vainement il a appelé les Anges, et les Saints, et les Chefs des Anges, et les Chefs des Saints.

Vainement, il a supplié la Vierge douloureuse.

Les Quatre Fleuves du Paradis sont remontés vers leurs sources, pour ne pas entendre sa clameur...

Ah ! Tu as voulu dire quelque chose, toi ! Tu as pris au sérieux les Paroles et les Promesses, et tu as bafoué les hommes, oubliant qu’ils sont, eux-mêmes, devenus des Dieux !

Tu as cherché la Force, la justice, la Splendeur ! Tu as cherché l’Amour !

Eh bien ! voici le gouffre, voici ton gouffre. Il se nomme le SILENCE...

Ce n’est pas une fosse ordinaire, celle-là. Il ne faut pas lui demander cette miséricorde d’avoir un lit de pierre dure, où se puisse briser le malheureux qu’on y précipite. Ses parois vont toujours s’élargissant, au contraire, sa gueule devient de plus en plus vaste, et la chute est infinie. Il n’y a pas d’adieu comparable à cet engloutissement.

Il est tombé, le blasphémateur de la Racaille, à jamais, sans doute. On ose le croire.

Qui sait, pourtant ? Les profondeurs ont, quelquefois, d’étranges surprises.

Qui sait, vraiment, parmi la Racaille, la satisfaite et ribotante Racaille, si ce PAUVRE ne reparaîtra pas, quelque jour, à la surface des ténèbres, tenant à la main une magnifique fleur mystérieuse, – la fleur du Silence, la fleur du Gouffre 1 ?

 

 

La fleur du Gouffre s’est ouverte ; elle n’en est pas moins isolée, une étoile solitaire, depuis qu’elle s’est dégagée de la nuit étouffante. Non pas que l’écrivain ait éveillé l’attention de 100 000 lecteurs, comme les romanciers en renom ; mais il a sa place de poète parmi les voyants. Nombreux sont les livres qui traitent de sa vie et de son œuvre. Léon Bloy est devenu l’égal d’un Nietzsche, le rival d’un Dostoïevski et d’un Kierkegaard. Son influence spirituelle en tous pays a été extraordinaire.

Sa physionomie me reste vivante et bien telle que ses portraits, ses photographies, la reproduisent. On ne peut pas oublier cette mâchoire de molosse, surmontée d’une forte moustache, ces gros yeux qui étaient des loupes bleues à travers lesquelles un grand sensible regardait toutes les choses de la terre comme des sièges vacants de la nécessaire gloire de Dieu. Pas grand, râblé, on avait devant soi l’image d’un artisan plus que d’un poète. Rien du journaliste, de l’homme à papiers, rien non plus de cet écrivain universitaire et dégagé qui fait l’homme de lettres d’aujourd’hui. Léon Bloy parlait peu et sans élever la voix : il détestait de dire des choses banales, mais, dans sa conversation, le ton était toujours simple et naturel. L’authenticité même. Le lyrisme de Bloy, la magnificence de sa forme, le manteau constellé dont il croyait bon de couvrir les épaules d’une littérature frémissante, prête à l’amour, la recherche de l’adjectif rare et de l’adverbe énorme, tout cela était commandé par un souci de vérité supérieure dont nos écrivains actuels n’ont même plus l’idée. Ils sont avares, Bloy est toute générosité. Ils ont l’art paresseux, et Bloy estime qu’il faut ciseler son style, choisir les pierres précieuses les plus dures et les travailler sur toutes leurs facettes.

 

 

Il est indispensable que la Vérité soit dans la gloire. La splendeur du style n’est pas un luxe, c’est une nécessité.

 

 

Léon Bloy fut un des plus étonnants écrivains de la fin du XIXe siècle et du début du XXe (il mourut, le 3 novembre 1917, en pleine guerre mondiale, à 71 ans), mais on ne parle pas encore beaucoup de son style, qui fut cependant très imité, et l’est encore, tant sa phrase demeure envoûtante. Du seul point de vue technique, une belle page de Léon Bloy vaut un Tintoret ou un Gréco. Or que dirions-nous d’une histoire des beaux-arts qui ne tiendrait pas compte de ces deux peintres ? Léon Bloy écrivait comme l’un et l’autre peignaient. Dans la jungle littéraire, malgré le silence des chapelles qui font et défont les modes, on ne discute plus son talent, encore que son écriture chargée ne soit plus de cette seconde moitié du siècle, que sa passion, sa véhémence, ses indignations, aient l’air d’appartenir à un monde préhistorique, tant l’âme s’est refroidie depuis 1917.

Mais les événements que 1940 a tout de même déclenchés ont rendu à Léon Bloy une actualité d’un autre ordre et qu’il serait insensé de lui refuser après ce que l’on a par la suite vu en Allemagne, en Pologne, en Russie, pour ne dire du mal que de notre prochain.

Léon Bloy, en 1902 :

 

 

Que pensez-vous de ce qui se passe à l’heure actuelle et que vous semble de la grandissante lâcheté de nos catholiques ? Ne trouvez-vous pas que quelque chose a l’air de se préparer enfin, de se précipiter plutôt, quelque chose que j’ai prévu, il y a beaucoup plus de vingt ans, et furieusement annoncé ? Vous avez cru triompher de moi, naguère, me jugeant mauvais prophète, comme si un écart de quelques mois ou de quelques dizaines de mois infirmait l’exactitude, quand il s’agit d’un aussi prodigieux chambardement.

Nous verrons bien. Je prends seulement cette occasion de vous prier d’être attentif. Les faits actuels sont certainement hideux, mais pas vulgaires quant à leur tendance. Ce qu’on veut absolument et partout, c’est la fin de l’Église, laquelle ne peut finir. Seulement, c’est un point de théologie que, ne restât-il qu’un seul catholique, l’Église vivrait en lui avec tous ses mystères, tous ses miracles, toute sa puissance, toute sa fécondité... Je pense alors, encore une fois, que nous sommes au prologue d’un Drame inouï, tel qu’on n’aura rien vu de pareil depuis vingt siècles et je vous convie à un certain degré de recueillement.

 

 

Les dates historiques ont leur importance. Il faut se rappeler, quand on considère Léon Bloy, qu’il avait été un vaincu de 1871.

 

 

Ah ! nous sommes fièrement vaincus, archivaincus de cœur et d’esprit... ! Toute notre vie intellectuelle et morale s’explique par ce seul fait que nous sommes de lâches et déshonorés vaincus. Nous sommes devenus tributaires de tout ce qui a quelques ressorts d’énergie dans ce monde en chute, épouvanté de notre inexprimable dégradation.

 

 

En 1918, vaincu, on ne l’est plus. Mais les vainqueurs se distraient à salir leurs lauriers. Le résultat est que la guerre, qui semblait finie, recommencera. Alors Léon Bloy peut ressusciter. Nous comprenons maintenant les raisons de ses colères. On peut dire que nous nous sommes sentis plus près de lui après la débâcle de Quarante que dans les années qui avaient suivi immédiatement la mort de ce résistant perpétuel. Les procédés de l’ennemi, les camps de concentration, l’extermination des juifs, peuple de Dieu, tout cela restaurait les violents tableaux de l’écrivain qui se remettaient à briller, que dis-je ? à nous éclabousser de leur lumière.

Albert Béguin, en janvier 1944, écrivait de Léon Bloy, dans les Cahiers du Rhône, qu’il était à ses yeux « le plus grand prophète des temps modernes, celui qui a dénoncé avec le plus de clairvoyance les causes anciennes et intérieures de la catastrophe actuelle ». Béguin avait raison. Bloy et Péguy sont les écrivains français qui ont été nos prophètes ; mais Péguy n’était pas un homme de 1870, Péguy n’avait pas été battu en 1871, comme Bloy, qui venait de retrouver Dieu au moment où allait éclater cette guerre contre les Prussiens, qu’il fit en franc-tireur. Nous commençons à savoir, nous autres, que la guerre marque les hommes. Péguy était de celle de 1914, à laquelle, hélas ! il ne survécut pas. Mais Bloy avait participé à la précédente lorsqu’il avait vingt-cinq ans, c’est-à-dire à l’âge où l’esprit parvient à sa maturité. C’est la grande différence entre deux générations : celle de Bloy, celle de Péguy. Léon Bloy subsista avec un crêpe autour du cœur. Et il mourut, son grand cœur ayant cédé, avant le dénouement de 1918, dans la petite maison de Bourg-la-Reine que Péguy avait quittée pour aller chercher la mort, trois ans plus tôt, à Villeroy. Précisons que les deux hommes ne s’étaient jamais rencontrés.

 

 

Étant le pèlerin de l’Absolu, je devais nécessairement arriver au seuil de l’Apocalypse. Quelque horribles et douloureuses que puissent être les contingences, c’est Dieu qui agit, et comment pourrais-je ne pas m’en réjouir ?

Nous verrons des choses plus effrayantes.

Onus Galliae, pour parler à la manière des prophètes. Oui, sans doute. Mais nous savons que Dieu a besoin de la France, qu’il aime incorrigiblement cette prostituée et qu’en l’affligeant de peines énormes qui ne peuvent que grandir encore, il la traite, en réalité, fort amoureusement. Les entraves qu’il lui met aux mains et autour du cœur présentement, pour que les immondes puissent l’outrager, on verra plus tard que c’étaient des liens de miséricorde et de gloire, charitatem vinculum perfectionis.

Un million de ses enfants a, pour elle, accepté la mort, et souvent la mort affreuse. Je sais bien que, sur ce nombre, il y avait beaucoup de bâtards. Mais, quand même, ils ont donné tout leur sang comme les autres, l’Agonisant du jardin des Oliviers en a compté toutes les gouttes. Cela doit faire à la fin l’équivalent d’une rançon ! Il est vrai qu’il y a en France des centaines de milliers d’infâmes qui s’enrichissent de la guerre. Il faudra bien qu’ils aient leur tour, et c’est pourquoi la fin ne sera pas la fin. Ceux-là, gavés du sang des pauvres et des immolés, crèveront ignoblement, comme les punaises, dans un incendie purificateur.

J’attends donc le Saint-Esprit qui est le Feu de Dieu, et je n’ai vraiment pas autre chose à dire.

 

 

Si ! Léon Bloy termine le dernier tome de son journal que lui-même ait donné à imprimer en 1916, Au Seuil de l’Apocalypse, sur cette variante : « J’attends les Cosaques et le Saint-Esprit. »

 

 

*

 

Léon Bloy était né aux portes de Périgueux, sur la commune de Notre-Dame de Sanilhac, le 11 juillet 1846, l’année de cette apparition de Notre-Dame de la Salette qui devait un jour exercer une action si profonde sur sa pensée et sa vision des choses. Notre-Dame-des-Larmes, Celle qui pleure, ainsi qu’on la nomme dans le monde entier depuis qu’il a écrit un livre qui porte ce titre. Adolescent, il hésitait entre la poésie et la peinture. En 1862, après des études écourtées, il montait vers Paris, plein de sentiments respectueux et bienveillants pour tout le monde. Néanmoins voici comment, douze ans plus tard, il jugeait ses dispositions de jeune homme, dans une lettre au Révérendissime Père Dom Guéranger, Abbé de Solesmes.

 

 

Je suis entré dans la vie comme un aventurier, ayant perdu la foi, n’ayant pas un sou, envieux, ambitieux, paresseux et sensuel. Avec un tel bagage, je ne pouvais manquer de devenir un parfait socialiste et c’est précisément ce qui est arrivé. Alors, je suis devenu tout à fait misérable et ma conscience et ma liberté se sont altérées à un point incroyable. Jusque-là, mon Père, tout était dans l’ordre. J’étais dans la voie la plus large et la plus fréquentée de ce siècle et je ne me déshonorais ni plus ni moins que le premier sot venu. J’étais le stupide perchoir du démon que tout socialiste porte en soi et, si la Commune avait pu venir deux ans plus tôt, j’aurais certainement fusillé quelques prêtres et incendié quelques maisons, sans aucune méchanceté d’ailleurs.

 

 

C’est Barbey d’Aurevilly qui avait changé le socialiste en catholique irréductible, dont la foi n’oscilla plus jamais, en dépit de l’horreur que lui inspirait à peu près tout ce qui dans le monde catholique passait pour délectable. Barbey d’Aurevilly le fascinait. Ce que sa mère ni aucune influence d’amis n’avait pu obtenir de Léon Bloy, sa conversion, un écrivain génial mais frivole l’obtint en se jouant. L’auteur des Diaboliques l’avait percé du premier coup d’œil. Il avait remarqué, rue Rousselet, ce garçon qui fixait les yeux sur lui. « Que voulez-vous de moi, jeune homme ? », lui demande Barbey d’Aurevilly. – « Vous contempler », répond Léon Bloy. Barbey d’Aurevilly le fait monter chez lui, s’enfonce dans un fauteuil et, désignant un siège à l’audacieux, lui dit : « Contemplez-moi. »

À la vérité, c’est au terminus de Barbey d’Aurevilly que Léon Bloy trouvera son point de départ.

Le jeune converti est surtout appelé à souffrir. Sa destinée est indissociable d’une mission spirituelle que ses contemporains ne pouvaient pas juger et qui était, en réalité, des plus étranges. Léon Bloy était une espèce de voyant qui ne se trompait pas sur l’absolu, mais qui pouvait beaucoup se tromper sur les personnes qu’il discernait mal dans sa lumière unifiante.

 

 

Maintenant, qu’elle s’accomplisse, mon épouvantable destinée ! Le mépris, le ridicule, la calomnie, l’exécration universelle, tout m’est égal... On pourra me faire crever de faim, on ne m’empêchera pas d’aboyer sous les étrivières de l’indignation. Fils obéissant de l’Église, je suis, néanmoins, en communion d’impatience avec tous les révoltés, tous les déçus, tous les inexaucés, tous les damnés de ce monde. Quand je me souviens de cette multitude, une main me saisit par les cheveux et m’emporte au delà des relatives exigences d’un ordre social, dans l’absolu d’une vision d’injustice à faire sangloter jusqu’à l’orgueil des philosophies. J’ai lu de Bonald et les autres théologiens d’équilibre, je sais toutes les choses raisonnables qu’on peut dire pour se consoler, entre gens vertueux, de la réprobation temporelle des trois quarts de l’humanité... Saint Paul ne s’en consolait pas, lui qui recommandait d’attendre, en gémissant avec toutes les créatures, l’adoption et la rédemption, affirmant que nous n’étions rachetés qu’« en espérance » et qu’ainsi rien n’était accompli.

 

 

Déchiré par l’injustice, maîtrisé par une excessive pauvreté, sa fringale d’absolu lui avait ôté le sentiment de la mesure ; en tout il répugnait au moyen terme ; il condamnait la médiocrité, parce que, même honnête, elle était à ses yeux une équivalence de la tiédeur. Alors, pour lui, un homme n’était digne que de glorification ou de malédiction. Pour ce chrétien des premiers âges, il n’y avait d’habitables que le ciel et l’enfer. Pour cet artiste baudelairien, l’un et l’autre, il est vrai, se correspondaient si bien que l’on devait être tenté, à certains moments, de renverser leur situation et de prendre l’enfer pour le ciel. Mais aucun pont ne lui paraissait jeté entre ces deux extrêmes. Sa religion était une guerre qui ne faisait pas de quartiers ; sa justice, sa miséricorde, ne s’embrassaient que dans l’absolu, qui est Dieu.

« Monsieur Bloy, lui déclare quelqu’un, vous, vous marchez toujours dans l’absolu ! » – « Mais dans quoi voulez-vous que je marche ? », répond ce sublime scatoloque.

Il n’admettait, disons-nous, que les extrêmes. C’est lui qui a écrit qu’il n’y a pour la femme, « créature temporairement, provisoirement inférieure, que deux aspects, deux modalités essentielles dont il est indispensable que l’Infini s’accommode : la Béatitude ou la Volupté. Entre les deux, il n’y a que l’Honnête femme, c’est-à-dire la femelle du bourgeois, ce réprouvé absolu qu’aucun holocauste ne rédime. »

De toutes les femmes, « qu’elles le sachent ou qu’elles l’ignorent », il proclame qu’elles « sont persuadées que leur corps est le Paradis. Plantaverat autem Dominus Deus paradisum voluptatis a principio : in quo posuit hominem quem formaverat. »

 

 

Jugez de ce qu’elles donnent quand elles se donnent et mesurez leur sacrilège quand elles se vendent !

Or voici la conclusion tirée des Prophètes. La femme a RAISON de croire tout cela et de prétendre tout cela. Elle a infiniment raison, puisque son corps – cette partie de son corps ! – fut le tabernacle du Dieu vivant et que nul, pas même un archange, ne peut assigner de bornes à la solidarité de ce confondant mystère !

 

 

Telle est sa manière et tel est son ton. Pour en revenir au Bourgeois, il n’a pas de place dans son église. Le Bourgeois, c’est, il vient de le dire, le réprouvé ; c’est l’ennemi de la beauté, de la grandeur, de la noblesse, enfin de tous les désintéressements ; c’est à lui que l’Apocalypse de saint Jean s’adresse plus particulièrement dans ce verdict du Seigneur : « ... mais parce que tu es tiède je te vomirai de ma bouche ».

 

 

*

 

Le Bourgeois est devenu pour Léon Bloy, comme pour Flaubert, une entité ; il y comprend tous ceux « qui ont le ventre en haut et qui ont le cœur en bas ». Il a même eu l’idée de consigner le nombre assez réduit des formules dont se sert le Bourgeois pour exprimer la totalité de sa sagesse : ce sont les lieux communs dont il a fait l’exégèse.

 

 

Le répertoire des locutions patrimoniales qui lui suffisent est extrêmement exigu et ne va guère au delà de quelques centaines. Ah ! si on était assez béni pour lui ravir cet humble trésor, un paradisiaque silence tomberait aussitôt sur notre globe consolé !

Quand un employé d’administration ou un fabricant de tissus fait observer, par exemple : « qu’on ne se refait pas ; qu’on ne peut pas tout avoir ; que les affaires sont les affaires ; que la médecine est un sacerdoce ; que Paris ne s’est pas bâti en un jour ; que les enfants ne demandent pas à venir au monde ; etc. » qu’arriverait-il si on lui prouvait instantanément que l’un ou l’autre de ces clichés centenaires correspond à quelque Réalité divine, a le pouvoir de faire osciller les mondes et de déchaîner des catastrophes sans merci ?

Quelle ne serait pas la terreur du patron de brasserie ou du quincaillier, de quelles affres le pharmacien et le conducteur des ponts et chaussées ne deviendraient-ils pas la proie, si, tout à coup, il leur était évident qu’ils expriment, sans le vouloir, des choses absolument excessives ; que telle parole qu’ils viennent de proférer, après des centaines de millions d’autres acéphales, est réellement dérobée à la Toute-Puissance créatrice et que, si une certaine heure était arrivée, cette parole pourrait très bien faire jaillir un monde ?

Il semble, d’ailleurs, qu’un instinct profond les en avertisse. Qui n’a remarqué la prudence cauteleuse, la discrétion solennelle, le morituri sumus de ces braves gens, lorsqu’ils énoncent les sentences moisies qui leur furent léguées par les siècles et qu’ils transmettront à leurs enfants ? Quand la sage-femme prononce que « l’argent ne fait pas le bonheur » et que le marchand de tripes lui répond avec astuce que, « néanmoins, il y contribue », ces deux augures ont le pressentiment infaillible d’échanger ainsi des secrets précieux, de se dévoiler l’un à l’autre des arcanes de vie éternelle, et leurs attitudes correspondent à l’importance inexprimable de ce négoce.

 

En voici un : Ce n’est pas le premier venu.

 

 

Ce n’est pas le premier venu. Lorsqu’un père de famille, c’est-à-dire le chef d’une importante maison de commerce, a dit cela d’un monsieur Trouillot, par exemple, on est fixé. C’est Trouillot qui aura la fille.

Le plus haut titre aux yeux du Bourgeois, c’est de n’être pas le premier venu. Il vous accablerait de son mépris, si vous lui disiez que Napoléon était le premier venu. Le soixante-dix-huitième, si vous voulez, mais le premier, jamais de la vie. Le dernier non plus. L’Évangile dit que les derniers seront les premiers, et le Bourgeois s’en souvient.

Ce qu’il déteste par-dessus tout, c’est qu’on soit le premier ou le dernier n’importe où, n’importe comment et n’importe quand. Il faut être dans le tas, résolument et pour toujours.

 

 

Ou : L’appétit vient en mangeant.

 

 

Bonne réponse à un homme qui meurt de faim :

– Malheureux, vous ne savez pas ce que vous demandez. Si vous mangiez, vous voudriez manger encore et vous seriez, de plus en plus, à la charge des honnêtes gens qui se ruineraient sans parvenir à vous rassasier. Quand on ne se sent pas capable de rester sur son appétit, on reste sur sa faim et on ne demande pas l’aumône à dix heures du soir. Je me regarderais comme un criminel, si je vous donnais un centime.

Décor de neige. Celui qui parle est un gros homme congestionné par un délicieux dîner. Il vient de sortir du restaurant et attend sa voiture qui décrit une courbe financière pour venir à lui.

L’affamé représente une souffrance quelconque, une souffrance de tous les siècles. L’affameur ne représente rien que le Désespoir, le désespoir rouge, tuméfié et crépitant.

 

 

Ou : Les absents ont toujours tort.

 

Cela signifie, personne, je pense, ne l’ignore, que les absents doivent être invariablement carottés, filoutés, flibustés, refaits, dévalisés, cambriolés, volés, grugés, pillés, dépouillés, trompés, vendus, trahis et calomniés de toutes les manières imaginables. Là-dessus tout le monde est d’accord. On peut même dire que c’est une des dispositions essentielles de la Loi bourgeoise.

Cela doit avoir un sens profond, comme tout ce qui vient des imbéciles ou des canailles. Si vous êtes curieux de savoir à qui vont tous les outrages, toutes les iniquités, toutes les horreurs du Crucifiement, demandez-vous QUI est le plus absent de ce monde abominable.

 

 

Ailleurs, il nous a déjà dit de cette absence surnaturelle :

 

 

Il est remarquable qu’à une époque où l’information méticuleuse est devenue la Sorcière du monde, il ne se rencontre pas un individu pour donner aux hommes des nouvelles de leur Créateur.

Celui-ci est absent des villes, des campagnes, des monts et des plaines. Il est absent des lois, des sciences, des arts, de la politique, de l’éducation et des mœurs.

Il est absent même de la vie religieuse, en ce sens que ceux qui veulent être ses amis les plus intimes n’ont aucun besoin de sa présence.

Dieu est absent comme il ne le fut jamais. Le lieu commun des Psaumes qui faisait trembler les vieux Hébreux, le « ne dicant gentes : ubi est Deus eorum ? » est enfin réalisé dans sa plénitude ! Il n’a pas fallu moins de dix-neuf siècles de christianisme.

Certes, les chrétiens ne manqueront pas de protester que Dieu est partout, au ciel, sur la terre et dans les enfers. Mais cette ubiquité rassurante pour des multitudes qui ne croient plus au ciel, ni à l’enfer, et qui ont même cessé, par contrecoup, d’avoir une notion précise de la terre, équivaut, en sa formule, à une absence infinie.

Cette absence est devenue l’un des Attributs de Dieu. Ainsi se trouve consommé le licenciement d’un Créateur, dont les hommes n’ont plus besoin, depuis qu’on a trouvé mieux que le Paradis. Dieu est absent de même sorte qu’il est adorable, au point qu’on dirait que c’est le contraire du catéchisme qu’il faut entendre et que la Béatitude éternelle consiste principalement à ne pas le voir.

...Il est dit que les cœurs purs sont bienheureux « parce qu’ils verront Dieu ». Alors vivent les cœurs impurs, les cœurs pourris, les cœurs habités par la vermine des démons !...

Sans doute, ceux qui se croient encore chrétiens ne disent pas cela, mais c’est tellement ainsi que s’exprime la nécessité de leur choix !

 

 

Léon Bloy n’était pas plus tendre pour les croyants que pour le monde incrédule. Elle est de lui, cette formule décisive : « L’athéisme théorique chez les incroyants et l’athéisme pratique chez les croyants. » Dans ces conditions il ne pouvait plaire ni aux uns ni aux autres. Toutefois il y aurait une grave erreur à penser que Léon Bloy assouvissait des rancunes personnelles lorsqu’il fustigeait, avec une vigueur sans pareille, le flot ondoyant de ses semblables. Lui-même était convaincu, et c’est une partie de son mystère, quand il massacrait ses contemporains, qu’il était le « consignataire de la Vengeance et le domestique très obéissant d’une étrangère Fureur » qui lui commandait de parler. Il était sûr – il avait pour cela des raisons auxquelles il se fiait totalement – que Dieu se servait de lui pour accomplir des desseins extraordinaires, et qu’il n’était devenu écrivain qu’accidentellement.

Il l’était devenu par suite de circonstances qu’il jugeait lui-même très mystérieuses et on peut affirmer en tout cas, pour peu que l’on se soit penché sur les ombres de sa vie, que durant dix années, de 1879 à 1889, ces circonstances furent épouvantables. L’homme qui a son autobiographie, un peu travestie il est vrai, mais non amplifiée, dans un livre tel que Le Désespéré ne saurait être assimilé à un vulgaire journaliste ou à un bénin homme de lettres.

C’était, je le répète, un voyant, ou un demi-voyant, ce qui est plus juste, bien qu’il reconnût son propre portrait dans l’Aveugle-né de l’Évangile.

Léon Bloy était un contemplatif, en somme, qui avait mal tourné en devenant écrivain.

On lui a reproché ses mendicités, son ingratitude d’homme que chacun était fait pour nourrir, à en croire ses détracteurs. Il leur a répondu :

 

 

Malheur à celui qui n’a pas mendié !

Il n’y a rien de plus grand que de mendier.

Dieu mendie. Les Anges mendient. Les Rois, les Prophètes et les Saints mendient.

Les Morts mendient.

Tout ce qui est dans la Gloire et dans la Lumière mendie.

Pourquoi voudrait-on que je ne m’honorasse pas d’avoir été un mendiant, et, surtout, un « mendiant ingrat » ?...

 

 

La vérité est que Léon Bloy, qui comprenait mal qu’on ne lui donnât pas quand il avait besoin, était le premier à se défaire du peu qu’il pouvait posséder occasionnellement. Et c’est ce qui le rendait impitoyable pour l’avarice des repus de ce monde.

Ah ! les riches, sa verve était inépuisable contre eux. Le mépris dans sa bouche succédait à la colère noire, la raillerie retrouvait l’accent d’un Jérémie, d’un Ézéchiel. C’est au nom de la pauvreté, de la sainte pauvreté, qu’il leur parlait, – de cette pauvreté dont il avait acquis la science comme personne.

 

 

« Vous aurez toujours des pauvres parmi vous. »

Depuis le gouffre de cette Parole, aucun homme n’a jamais pu dire ce que c’est que la Pauvreté.

Les Saints qui l’ont épousée d’amour et qui lui ont fait beaucoup d’enfants assurent qu’elle est infiniment aimable.

Ceux qui ne veulent pas de cette compagne meurent quelquefois d’épouvante ou de désespoir sous son baiser, et la multitude passe « de l’utérus au sépulcre » sans savoir ce qu’il faut penser de ce monstre.

Quand on interroge Dieu, il répond que c’est Lui qui est le Pauvre : Ego sum pauper. Quand on ne l’interroge pas, il étale sa magnificence.

La Création paraît être une fleur de la Pauvreté infinie ; et le chef-d’œuvre suprême de Celui qu’on nomme le Tout-Puissant a été de se faire crucifier comme un voleur dans l’Ignominie absolue.

Les Anges se taisent et les Démons tremblants s’arrachent la langue pour ne pas parler. Les seuls idiots de ce dernier siècle 2 ont entrepris d’élucider le mystère. En attendant que l’abîme les engloutisse, la Pauvreté se promène tranquillement avec son masque et son crible.

... L’humanité ne lui appartient-elle pas ? Il n’y a pas de bête aussi nue que l’homme et ce devrait être un lieu commun d’affirmer que les riches sont de mauvais pauvres.

Quand le chaos de ce monde en chute aura été débrouillé, quand les étoiles chercheront leur pain et que la fange la plus décriée sera seule admise à refléter la Splendeur ; quand on saura que rien n’était à sa place et que l’espèce raisonnable ne vivait que sur des énigmes et des apparences, il se pourrait bien que les tortures d’un malheureux divulguassent la misère d’âme d’un millionnaire qui correspondait spirituellement à ses guenilles, sur le registre mystérieux des répartitions de la Solidarité universelle.

– Moi, je me fous des pauvres ! dit le mandarin.

– Très bien ! mon joli garçon, dit la Pauvreté sous son voile, viens donc chez moi. J’ai un bon feu et un bon lit...

Et elle le mène coucher dans un charnier.

 

 

*

 

Ajoutons que ses aventures sentimentales avec des prostituées et des pauvresses, jusqu’au jour où lui fut envoyée Jeanne Molbech, apparaissent comme autant de naufrages. Les histoires sont assez terrifiantes : celle d’Anne-Marie Roulé en premier lieu qui devient la Véronique visionnaire du Désespéré, à seule fin peut-être de lui confier, avec un secret qui le « jetait par terre, ivre de douleur et suant la mort », comme il l’a écrit, une mission pour les derniers temps. Sa Véronique, Anne-Marie Roulé, sombra dans la démence et dut être enfermée dans une maison d’aliénés où elle resta jusqu’à sa mort.

Il y eut ensuite sa liaison avec Berthe Dumont, qu’il avait, dit-il, rencontrée « dans la rue par une glaciale soirée d’hiver », à la fin de 1883.

 

 

La pauvre fille, vêtue de guenilles fort légères que je conserve comme des reliques, mendiait en pleurant pour sa mère et pour elle. Ah ! qu’elle était touchante ainsi !

 

 

Elle vint s’installer auprès de lui dans un petit logement d’Asnières où il vivait alors. Berthe lui témoignait une sorte d’adoration. Léon Bloy voulut l’épouser, mais les heures passèrent. Un jour funeste qu’il courait Paris en quête d’un peu d’argent, sa compagne mourait d’une attaque de tétanos, c’est-à-dire de la mort atroce qu’il prête à Marchenoir, son pseudonyme romantique, dans Le Désespéré. Léon Bloy a fait revivre Berthe sous le nom de Clotilde Maréchal dans la première partie de La Femme pauvre, où elle n’est autre que l’épave des ténèbres, « un de ces êtres touchants et tristes dont la vue ranime la constance des suppliciés ». Il y eut une autre femme dans la vie de Léon Bloy, sinon plusieurs, après la mort de Berthe, celle dont il ne nous divulgue pas le nom dans Le Désespéré mais qui est une des deux créatures dont le cadavre hante son souvenir.

 

 

La première, arrachée à une étable de prostitution, était morte phtisique, – après deux ans de misère partagée, – dans un lit d’hôpital où le malheureux, n’ayant plus un sou, avait dû la faire transporter.

Ce déplorable corps nu, jeté sur la dalle de l’amphithéâtre, éventré par l’autopsie, environné d’irrévélables détritus, suintant déjà les affreuses liqueurs du charnier, avait commencé, pour ce contemplatif dévasté, la dangereuse pédagogie de l’Abyme.

 

 

Ce qui veut dire qu’elle n’avait pu échapper à l’autopsie, comme Léon Bloy l’écrit au journaliste Boissin, le 16 mai 1886 :

 

 

J’ai disputé aux carabins de l’amphithéâtre le cadavre déjà éventré d’une pauvre fille qui m’avait aimé et que je n’avais pu sauver de la sollicitude de M. Quentin.

 

 

Léon Bloy n’exagérait pas quand il écrivait à Jeanne Molbech quatre ans avant leur mariage : « Mon âme était si noire et si désolée qu’on aurait cru, vraiment, que mon approche donnait le mal de la mort. »

En 1889, un homme accablé pénétrait dans l’appartement de Mlle Read. Il revenait de la chambre mortuaire du comte Villiers de l’Isle-Adam – séquestré par Huysmans, disait-il, lequel avait obligé Villiers à épouser in extremis la cuisinière à qui il avait fait un enfant, et Léon Bloy, imbu des idées aristocratiques de son ancien milieu, jugeait cette mésalliance au plus haut point révoltante. Une jeune Danoise était là. – Qui est cet homme ? demanda-t-elle à une amie.

– « Un mendiant », répondit cette personne. Aussitôt Jeanne Molbech se promit de l’épouser. Elle était la fille du conteur et poète scandinave Christian Molbech, l’ennemi d’Andersen. Elle abjura le protestantisme et, après leur mariage, qui eut lieu l’année suivante, le 27 mai 1890, on peut dire que la vie de Léon Bloy – il avait quarante-quatre ans – fut à jamais fixée. Cependant, si cet événement fut pour lui une délivrance sur le plan moral, ce ne fut ni la fin de la pauvreté ni même la victoire sur la misère. L’une et l’autre continuèrent à lui offrir une matière d’étude irremplaçable. On est injuste quand on lui reproche de n’avoir point mis de sourdine à ses plaintes et à ses imprécations. N’oublions pas en effet qu’il a été l’organe des silencieux et que peut-être beaucoup de voix innocentes qui demeurent sans paroles étaient derrière cet organe solitaire pour le renforcer : n’avait-il pas souvent comme des accents de multitude ?

Sœur de la douleur, dont Léon Bloy avait commencé par être l’exégète, et sœur d’une thaumaturge si la douleur, comme il le croyait, est capable de transfigurer l’humain qu’elle est appelée dans le Messie à diviniser...

 

– Je suis trop belle pour être aimée, dit la Douleur.

 

la pauvreté, à son tour, quand elle est choisie par les saints, devient « infiniment aimable ».

 

 

C’est qu’en effet la pauvreté volontaire est encore un luxe, et, par conséquent, n’est pas la vraie pauvreté, que tout homme abhorre. On peut, assurément, devenir pauvre, mais à condition que la volonté n’y soit pour rien. Saint François d’Assise était un amoureux et non pas un pauvre. Il n’était indigent de rien, puisqu’il possédait son Dieu et vivait, par son extase, hors du monde sensible. Il se baignait dans l’or de ses lumineuses guenilles.

 

 

Mais, quand elle est subie et détestée, reçue d’un cœur qui n’entend pas, c’est quelque chose de Dieu qui fond sur vous et qui vous prend de force ! Le pauvre a beau tout faire pour se dégager, il ne le peut ; on serait tenté de croire – et c’est ce que Bloy insinuait – que le pauvre est la proie du Rédempteur ; mais il l’ignore, et c’est pourquoi sans doute il ne veut pas de son lot, trop glorieux, qui le supplicie. La même théorie avait déjà servi chez lui pour la douleur. La pauvreté, également, est sacrée en tant que telle, et « bienheureux » sont ceux qui en portent le poids sur leurs épaules, comme ce Simon de Cyrène que l’on chargea de la croix d’un Autre, sur la route du Golgotha. Elle est un ciel pour les saints, qui l’ont élue. Elle est une croix pour les malheureux, qui ne la désirent point ; elle est un enfer pour tous quand elle rencontre l’absolu et qu’elle demande à être appelée la misère.

 

 

La Pauvreté groupe les hommes, la Misère les isole, parce que la pauvreté est de Jésus, la misère du Saint-Esprit.

La Pauvreté est le Relatif, – privation du superflu. La Misère est l’Absolu, privation du nécessaire.

La Pauvreté est crucifiée, la Misère est la Croix elle-même. Jésus portant la Croix, c’est la Pauvreté portant la Misère. Jésus en Croix, c’est la Pauvreté saignant sur la Misère.

 

 

Léon Bloy s’est toujours plu à faire cette distinction entre les deux Personnes de la Trinité que sont le Fils et le Saint-Esprit : elle tend à rapporter, dans sa symbolie universelle, ce qui n’est pas terminé, ce qui est en chemin, à la Personne du Fils, et ce qui est un but devant lequel l’intelligence abdique, à la Personne du Saint-Esprit, parce que, si dans la Trinité elle est l’Amour, elle est aussi la dernière des Personnes qui sont Dieu en Dieu. Mais, quand il rencontrait un mystère impénétrable, que l’image lui en échappait, que de la splendeur seulement indiquait son existence, c’est tout de suite au Saint-Esprit, au Souffle dont nous ne savons d’où il vient ni où il va, et qui a inspiré les prophètes, comme le chante le Credo, que Léon Bloy se référait. Voilà pourquoi la misère, qui est un excès intolérable, devait appartenir pour lui au Saint-Esprit.

Il a donc proposé une métaphysique de la Pauvreté entièrement nouvelle.

 

 

La Révélation nous enseigne que Dieu seul est pauvre et que son Fils Unique est l’unique mendiant. « Solus tantummodo Christus est qui in omnium pauperum universitate mendicet », disait Salvien.

Son Sang est celui du Pauvre par qui les hommes sont « achetés à grand prix ».

Son Sang précieux, infiniment rouge et pur, qui peut tout payer !

Il fallait donc bien que l’argent le représentât : l’argent qu’on donne, qu’on prête, qu’on vend, qu’on gagne ou qu’on vole ; l’argent qui tue et qui vivifie comme la Parole, l’argent qu’on adore, l’eucharistique argent qu’on boit et qu’on mange. Viatique de la curiosité vagabonde et viatique de la mort. Tous les aspects de l’argent sont les aspects du Fils de Dieu suant le Sang par qui tout est assumé.

 

 

Puis Léon Bloy cite le mot de l’Évangile : « Malheur à vous, riches, qui avez votre consolation ! »

Cette consolation, n’est-ce pas elle qui dresse une balance entre le ciel et l’enfer ? Entre Lazare le pauvre et sa réplique le riche ?

 

 

Ce Lazare est le Fils de Dieu lui-même, Jésus-Christ, « dans le sein d’Abraham » où il est « porté par les Anges ». Il est gisant à la porte du monde et couvert de plaies. Il voudrait bien se rassasier des miettes qui tombent de la table où ce riche fait ripaille de sa Substance, et nul ne lui en donne. C’est tout juste s’il n’est pas dévoré par les chiens.

On pourrait croire que ce riche et ce pauvre ne peuvent pas être plus séparés. Mais, pour tous deux, arrive la mort qui les sépare bien autrement, comme le corps de l’âme et le grand « Chaos » s’interpose, mystérieux et infranchissable abîme qu’aucun homme n’a pu concevoir.

– La Mort elle-même, à jamais incompréhensible. Le riche, alors, du milieu de tourments atroces inversement préfigurés par les délices de sa table, implore le mendiant glorieux, n’osant pas même lui demander toute l’eau froide contenue dans le « calice » de l’Évangile, mais seulement une goutte de cette eau, à l’extrémité du doigt, pour le rafraîchissement de sa langue, et c’est sur l’intercession d’Abraham qu’il compte pour l’obtenir. Il ne peut pas tomber plus mal. Abraham objecte l’abîme. – C’est ton refus qui est cet abîme. Lazare ne t’en demandait pas plus quand tu jouissais de ses tortures. Ta consolation inexorable est devenue sienne et il n’y a plus rien à faire.

 

 

Ceci ne serait que le langage tempéré de Léon Bloy, il exprime le point de vue du bon sens. Il y en a un autre, qui est beaucoup moins élevé, mais qui est rudement humain et qui est aussi celui de la justice immanente. Léon Bloy en use assez souvent, mais quand il ne parle pas en son propre nom et qu’il a l’intention de gronder et de lancer des éclairs.

 

 

Hier soir, un millionnaire crétin, qui ne secourut jamais personne, a perdu mille louis au cercle, au moment même où quarante pauvres filles que cet argent eût sauvées tombaient de faim dans l’irrémédiable vortex du putanat ; et la délicieuse vicomtesse que tout Paris connaît si bien a exhibé ses tétons les plus authentiques dans une robe couleur de la quatrième lune de Jupiter, dont le prix aurait nourri, pendant un mois, quatre-vingts vieillards et cent vingt enfants !

Tant que ces choses seront vues sous la coupole des impassibles constellations, et racontées avec attendrissement par la gueusaille des journaux, il y aura – en dépit de tous les bavardages ressassés et de toutes les exhortations salopes, – une gifle absolue sur la face de la Justice, et, – dans les âmes dépossédées de l’espérance d’une vie future, – un besoin toujours grandissant d’écrabouiller le genre humain.

 

 

La pauvreté est ce que le monde ne pardonne point. Le pauvre est comme le vide : il fait horreur. De plus, il porte malheur, observe Bloy. Il sent mauvais, il est laid, et, en tous temps et en tous lieux, on l’a jugé repoussant. L’Écriture seule, inconsidérément, l’a placé au-dessus de tout et Israël n’existe que pour le glorifier. Dans les psaumes du prophète roi, sa dignité est entonnée à toutes les pages. Mais quelle opposition foncière entre l’inspiration de la Bible et le sentiment déconcertant des hommes !

Léon Bloy a fort bien pensé que la pauvreté est le pire des crimes sociaux, quoique les codes n’aient pas eu le front de le mentionner, parce que, dit-il, « la terreur universelle refuse de préciser son objet ».

À cette métaphysique de la Pauvreté est liée une sorte, de mystique de l’Argent. Que n’est pas, en effet, l’Argent ?

 

 

... Il est la Gloire, il est la Puissance. Il est la Justice et l’Injustice. Il est la Torture et la Volupté. Il est exécrable et adorable, symbole flagrant et ruisselant du Christ Sauveur, in quo omnia constant.

 

 

« Le Sang du Pauvre, c’est l’Argent. »

Le riche, qui ne donne pas, est celui, pense Léon Bloy, qui crucifie l’Argent, qui empêche le Sang du Pauvre, le Sang du Christ, de circuler.

 

 

Crucifier l’argent ? Mais quoi ? C’est l’exalter sur la potence ainsi qu’un voleur ; c’est le dresser, le mettre en haut, l’isoler du Pauvre dont il est précisément la substance !

 

 

Oui, l’argent est la substance du pauvre. Et que font les riches qui le retiennent si ce n’est de perpétuer le crucifiement en ôtant aux pauvres ce qui fait leur être, leur chair et leur sang ? Ils mangent le pauvre quotidiennement, vivent de lui comme d’une eucharistie qu’ils ne sauraient pas identifier mais qui doit servir à leur jugement et à leur condamnation.

 

 

*

 

On objectera que Léon Bloy n’accordait tant à l’argent, dont il éprouvait un assez furieux besoin, que parce qu’il s’en trouvait frustré. Mais c’est effectivement ce qui lui permettait de voir si clair en ce « plus pâle des métaux », comme il dit, lequel « remplaça » pour le juif de la légende et ses imitateurs chrétiens « le Dieu livide qui expirait entre deux voleurs ». Léon Bloy est, certes, le prophète autorisé de l’argent, comme il est le spécialiste de la douleur et le métaphysicien de la pauvreté. Ainsi, lorsque l’argent, dans la matière froide du métal qui le concrète, lui évoque le « cadavre d’un Dieu », ce qu’il exprime est, je crois, un peu plus qu’ordinaire et, à la lettre, renversant.

Renverser était le plaisir et l’art de Léon Bloy. Renverser les valeurs et les conventions !

 

 

Ayez pitié d’un pauvre clairvoyant, s’il vous plaît.

... On sentait que ce personnage avait autrefois connu mieux que beaucoup d’autres, sans doute, les joies précieuses de la cécité. Une éducation brillante avait dû certainement affiner en lui cette inestimable faculté de ne rien voir, qui est le privilège de tous les hommes, à peu près sans exception, et le critérium décisif de leur supériorité sur les simples brutes.

Avant son accident, il avait pu être, on le devinait avec émotion, un de ces aveugles remarquables appelés à devenir l’ornement de leur patrie, et il lui restait de cette époque une mélancolie de prince des ténèbres exilé dans la lumière.

Les offrandes, cependant, ne pleuvaient pas dans le vieux chapeau qu’il tendait toujours aux passants. Un mendiant frappé d’une infirmité aussi extraordinaire déconcertait la munificence des dévots et des dévotes qui se hâtaient, en l’apercevant, de pénétrer dans le sanctuaire.

... Quelques années encore, il continua sa mendicité de clairvoyant à la porte de la cathédrale. Son mal, dit-on, s’accrut avec l’âge. Plus il vieillissait, plus il voyait clair. Les aumônes diminuaient à proportion.

Les vicaires lui donnaient encore quelques liards pour l’acquit de leur conscience. Des étrangers qui ne se doutaient de rien ou des êtres appartenant au plus bas peuple et qui, très probablement, avaient en eux le principe de la clairvoyance, le secouraient quelquefois.

L’aveugle de l’autre porte, homme juste et pitoyable qui faisait de belles recettes, le gratifiait d’une humble offrande aux jours de grand carillon.

Mais tout cela était vraiment bien peu de chose, et la répulsion qu’il inspirait devenant chaque jour plus grande, il y avait lieu de conjecturer qu’il ne tarderait pas à crever de faim.

C’était à croire qu’il en avait fait le serment. Avec cynisme, il étalait son infirmité, comme les culs-de-jatte, les goitreux, les ulcéreux, les manicrots ou les rachitiques étalent les leurs, aux fêtes votives, dans les campagnes. Il vous la mettait sous le nez, vous forçant, pour ainsi dire, à la respirer.

Le dégoût et l’indignation publics étaient à leur comble, et la situation du malandrin ne tenait plus qu’à un seul cheveu, lorsque survint un événement aussi prodigieux qu’inattendu.

Le clairvoyant héritait d’un petit-neveu d’Amérique, devenu insolemment riche dans la falsification des guanos et qui avait été dévoré par des cannibales de l’Araucanie.

L’ex-mendiant ne fit pas réclamer ses restes, mais réalisa la succession et se mit à faire la noce. On aurait pu croire que l’invraisemblable et quasi-monstrueuse lucidité qui l’avait rendu célèbre allait aussitôt devenir galopante comme une phtisie précipite le dévergondage. Ce fut précisément le contraire qui arriva.

Quelques mois plus tard, il était radicalement guéri, – sans opération. Il perdit toute clairvoyance et devint même complètement sourd.

Ne vivant plus que pour se rincer les tripes, il était enfin délivré du monde extérieur par la Taie d’argent.

 

 

Il serait cruel de s’étendre sur cette métamorphose. La taie d’argent, elle, est à peu près inguérissable, et elle est si dangereuse pour tout l’organisme que l’Évangile a plutôt conseillé l’énucléation de l’œil que le collyre. C’est ce que Bloy, avertisseur impitoyable, ne se lassa pas de répéter. Et, si l’on proteste qu’il ne fut pas charitable, cela dépend du point de vue auquel on se place. Il ne l’a pas été pour ceux qui possèdent et qui ont déjà « leur consolation », mais il l’a été, avec la munificence de l’esprit, pour les autres, qui sont le plus grand nombre. On ne peut pas satisfaire tout le monde à la fois : or, se montrer « charitable » pour les riches, c’est ne pas l’être pour les autres. Généralement « on ne prête qu’aux riches », selon un de ces lieux communs qui faisaient la volupté intellectuelle du Mendiant ingrat. Léon Bloy, lui, est un des rares qui n’aient jamais prêté qu’aux pauvres.

On en demande pardon aux marxistes, mais il n’est pas aventureux de prédire aux communistes, que, tôt ou tard, et n’importe où, ils en viendront à retrouver devant eux, quand ils croiront l’avoir laissée derrière eux, cette dualité invincible : Dieu et Mammon. Mammon, sous quelque forme que ce soit, et ce Dieu qu’on ne pourra jamais extirper de l’esprit ni déplanter du cœur des hommes si, comme n’en doutait pas Léon Bloy, c’est lui qui les a façonnés.

 

 

 

 

Stanislas FUMET, La poésie au rendez-vous,

Desclée De Brouwer, 1967.

 

 

 

 

 

 

 

 

 



1 Le Mendiant ingrat, premier des quatre volumes du « Journal de Léon Bloy » qui ont paru dans ses Œuvres complètes, en voie de publication aux Éditions du Mercure de France.

2 Le dix-neuvième.

 

 

 

 

 

 

 

 

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