La mission catholique d’Astrakhan au XVIIIe siècle

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Ivan Sergueevitch GAGARIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Un journal hebdomadaire de Saint-Pétersbourg a publié l’année dernière quelques articles sur la mission catholique d’Astrakhan 1. Sans nous arrêter à l’esprit dans lequel ce travail a été conçu et aux réflexions dont il est accompagné, nous nous attacherons à en extraire les renseignements qui peuvent présenter de l’intérêt. Les matériaux qui ont aidé M. Koustodiev à rédiger ces articles, ont été empruntés aux archives ecclésiastiques d’Astrakhan.

La population de cette ville, au XVIIIe siècle, présentait un curieux spectacle. C’était un ramassis de gens de toutes langues, de toutes nations, de toutes religions, dont la vie était en général fort licencieuse. On y voyait des Kalmouks adonnés au bouddhisme, des Tatares musulmans, des Persans de la secte d’Ali, des Arméniens, des montagnards du Caucase. Les Russes n’y étaient pas nombreux : on comptait parmi eux des Raskolniks de toute espèce, des criminels qui avaient fui l’intérieur de la Russie pour échapper à la justice, des hommes de toute provenance et de toute origine, qui cherchaient une existence sans entraves et sans frein. On n’a pas de peine à croire que la dépravation des mœurs y fût très grande. Les archives du consistoire ecclésiastique sont encombrées de dossiers relatifs à des divorces, à des cas de bigamie et à toutes sortes d’unions illicites ; la sainteté du mariage n’était guère respectée par ces aventuriers, la vie de famille leur était pour ainsi dire inconnue.

Le journaliste russe a beau nous prévenir que, pour des motifs faciles à comprendre, il se gardera bien de dire tout ce qui en est, il ne peut nous cacher que le clergé russe d’Astrakhan ne valait pas mieux que le reste de la population.

Quand on songe à la manière dont ce clergé se recrutait, on est bien obligé de reconnaître qu’il ne pouvait guère en être autrement. Tantôt c’étaient des soldats qui avaient commencé par déserter, et qui se mettaient à l’abri des poursuites en se faisant admettre dans les rangs du clergé ; tantôt des prêtres et des moines qui, à la suite de graves désordres, avaient été obligés de fuir leur diocèse ou leur couvent, et venaient chercher dans ce pays de flibustiers l’impunité et la facilité de se livrer à leurs passions. Ce fut seulement en 1776 que l’on songea à fonder un séminaire à Astrakhan. Mais quel séminaire ! Tous les ans, après les vacances, les séminaristes refusaient d’y retourner ; et l’on avait toutes les peines du monde à les faire rentrer. La chose est assez facile à comprendre, pour qui sait comment ces aspirants au sacerdoce passaient leurs vacances. Vers la mi-juillet, ils s’assemblaient en troupe, ils revêtaient un costume uniforme, consistant en casaques faites d’une étoffe rayée avec des bandes de diverses couleurs, puis ils allaient fondre sur les villages des Kalmouks ou des Tatares. Ces belles équipées se faisaient encore il n’y a pas bien longtemps, et le souvenir de la terreur qu’inspirait la venue de ces bandes est encore vivant dans les environs d’Astrakhan.

On ne sera pas surpris après cela que ce clergé ait eu fort peu de zèle pour le salut des âmes. Il y avait là 200 ou 300 000 Kalmouks livrés à toutes les superstitions du bouddhisme ; et pendant tout le XVIIIe siècle, on ne peut citer qu’un seul missionnaire de l’Église russe qui se soit occupé d’eux ; encore ne savait-il pas leur langue et était-il obligé de se servir d’un truchement, qu’on lui enlevait sous le moindre prétexte ; par exemple, pour aller à la pêche. Il ne peut donc être question de conversions opérées par l’Église russe parmi les Kalmouks ; mais en revanche on voyait des Russes embrasser le Bouddhisme.

Cependant les succès des missions catholiques au Caucase avaient frappé le gouvernement russe : il voulut organiser une mission orthodoxe.

En 1745, sous Élisabeth, on entreprit la conversion des Ossètes qui semblaient être bien disposés et ne devoir pas faire grande résistance. Un rapport de Méthode, archevêque d’Astrakhan, nous fait connaître la situation de cette mission, en 1764, dix-neuf ans après sa fondation, Suivant cet évêque, l’archimandrite Pacôme, l’hégoumène Grégoire et plusieurs autres prêtres avaient réussi à faire entrer dans le sein de l’Église russe un grand nombre de montagnards ; mais il ajoute que ces nouveaux convertis ne connaissaient pas la loi dont ils étaient censés faire profession ; qu’ils n’avaient pas entendu parler des dogmes du christianisme ; qu’ils se trouvaient dans l’impossibilité d’assister aux offices et de participer aux sacrements, parce que l’archimandrite et ses compagnons, au lieu de cultiver leurs âmes et de les instruire, passaient la plus grande partie de leur temps à Kizliar, occupés à labourer leurs champs ou à soigner leurs vignes. M. Koustodiev complète ces renseignements d’après les documents qu’il a consultés. Les prétendus missionnaires se livraient au commerce, tenaient des auberges ou des cabarets, et passaient le temps à se quereller les uns les autres. En outre ils étaient adonnés à l’ivrognerie. L’auteur cite le couvent de Saint-Nicolas, à Petrovski, dont tous les moines avaient été fouettés, parce qu’ils étaient tous ivrognes. On avait souvent recours à ce moyen pour inspirer aux prêtres et aux moines le goût de la tempérance ; mais il paraît que le remède était peu efficace 2.

Il est heureux pour nous que ce soit un journal ecclésiastique de Pétersbourg qui nous transmette ces détails : on ne nous accusera pas de vouloir dénigrer et calomnier le clergé russe.

Telle était la situation morale et religieuse de ces contrées, quand les Pères Capucins, qui avaient déjà des missions au Caucase, résolurent de s’établir à Astrakhan. En 1720, l’un d’eux, nommé le Père Antoine, s’arrêta dans cette ville en revenant de la Perse, et s’installa dans le quartier des Arméniens. Il eut bientôt construit une église en l’honneur de la sainte Vierge, et assemblé autour de lui un petit troupeau de catholiques. C’étaient principalement des Arméniens convertis. Peu à peu plusieurs autres religieux vinrent s’adjoindre au P. Antoine, et Astrakhan devint le centre des missions que les Capucins avaient établies chez les Kalmouks et chez les montagnards du Caucase.

On ne sera pas surpris d’apprendre que le clergé russe ait vu de très mauvais œil l’arrivée des missionnaires catholiques. La comparaison n’était pas difficile à faire, et elle ne pouvait être favorable au clergé orthodoxe. Aussi nous le voyons, pendant toute la durée du XVIIIe siècle, travailler avec acharnement à faire chasser les Capucins. L’Évêque agit auprès du gouverneur, il écrit au synode, le synode intervient en sa faveur, ordonne des enquêtes, réclame auprès du gouvernement. Si le clergé russe d’Astrakhan avait dépensé auprès de ses ouailles le quart du zèle qu’il a déployé pour se débarrasser de rivaux incommodes, il est probable que le pays aurait changé de face. Mais au lieu de lutter de zèle et de charité avec les Capucins, on trouva plus commode d’invoquer contre eux le secours du bras séculier.

Hâtons-nous de dire, à l’honneur du gouvernement russe, que ces plaintes et ces réclamations restèrent sans effet. Précisément parce que la comparaison était si facile à faire, parce qu’il y avait un contraste si complet entre la conduite des Capucins et celle du clergé russe, des hommes qui n’étaient pas directement intéressés dans la lutte ne pouvaient que se prononcer en faveur des missionnaires catholiques. Les gouverneurs voyaient très bien que les Capucins étaient les seuls qui eussent apporté dans le pays un principe d’ordre, de moralité, de civilisation et de religion ; et il ne leur venait pas seulement à l’esprit d’attendre quelque chose de pareil du clergé qu’ils avaient sous les yeux et dont ils devaient sans cesse réprimer les écarts.

Le premier gouverneur d’Astrakhan dont il soit fait mention dans la relation de M. Koustodief, est le célèbre Wolinski, le même qui devait quelques années plus tard tomber victime des intrigues de Biren 3. Cet homme remarquable, loin de molester les missionnaires, n’hésita pas à leur accorder sa protection. L’évêque, au contraire, se prononça immédiatement contre eux et fit tout ce qu’il put pour les faire proscrire. Wolinski n’ayant aucun égard à ces colères, l’évêque ne se découragea pas ; il essaya d’intéresser le synode à sa cause.

Celui-ci fit quelques démarches, à la suite desquelles on écrivit de Pétersbourg à Wolinski pour lui demander des éclaircissements sur la présence des Capucins à Astrakhan. Il répondit que l’on comptait dans la ville un grand nombre de commerçants autrichiens et arméniens professant la foi catholique ; qu’il n’y avait aucun motif d’empêcher les missionnaires de résider à Astrakhan ; que bien plus, leur présence était utile au pays, car ils enseignaient à la jeunesse le latin et plusieurs langues étrangères. Ce qui prouve que Wolinski n’obéissait pas à un sentiment personnel, mais que sa conduite lui était tracée par les besoins du pays confié à son administration, c’est qu’en 1734 nous le trouvons remplacé par Izmaïlov, et ce nouveau gouverneur, aussi bien que le commandant Tchirikov, autorise le P. Joseph, supérieur des Capucins d’Astrakhan, à rebâtir son église.

Cependant, en 1735, on avait promulgué un oukase qui interdisait aux catholiques comme aux protestants toute propagande dans les limites de l’empire ; il ne leur était pas même permis de travailler à la conversion des païens. Si un Kalmouk venait à ouvrir les yeux à la vérité de l’Évangile, et si en même temps il n’était pas convaincu que l’Église russe fût l’unique dépositaire de la vérité, s’il ne croyait pas que le synode eût reçu ses pouvoirs de Notre Seigneur Jésus-Christ, il fallait qu’il se résignât à rester bouddhiste. Cette loi n’est pas encore abrogée à l’heure qu’il est. Sous le règne de l’empereur Alexandre Ier, il avait été question de permettre aux Jésuites de convertir au catholicisme les populations de la Sibérie qui professent encore le paganisme. Cette demande avait été appuyée dans les conseils du gouvernement par quelques hommes sages ; mais Derjavine la fit rejeter, et nous attendons encore qu’il surgisse en Russie un homme d’État doué d’assez de bon sens et d’équité pour procurer l’abrogation de cette loi. Qu’il vienne ! la postérité se souviendra de son nom 4.

Quoi qu’il en soit, la promulgation de cet oukase en 1735, présentait au clergé d’Astrakhan une occasion trop favorable pour qu’il ne se hâtât pas d’en profiter et d’ouvrir une nouvelle campagne contre les pauvres Capucins. En 1739, l’évêque Hilarion écrit au synode qu’il n’y a aucune raison de tolérer une église catholique à Astrakhan ; que dans cette ville, ni parmi les employés, ni parmi les marchands, il n’y a pas un catholique, mais que les Capucins sont les seuls catholiques qui s’y trouvent. Pendant plusieurs années, le synode ne cesse de réclamer auprès des autorités civiles, toujours sans succès. Enfin, en 1748, la chancellerie du gouverneur répond assez dédaigneusement qu’il y a un bon nombre de catholiques parmi les employés du gouvernement et les étrangers.

Ce fait, affirmé déjà par Wolinski, ne peut être l’objet d’un doute, et si l’évêque a dit le contraire, tant pis pour lui : c’est un trait de plus à ajouter au tableau que notre journaliste nous a laissé du clergé d’Astrakhan. Il faut lui en savoir gré.

Nous avons vu que la plupart des catholiques établis dans ce pays lointain étaient des Arméniens convertis. Comme de raison, les Arméniens schismatiques voyaient ces conversions de fort mauvais œil. En 1750, un évêque de cette nation vient fixer sa résidence à Astrakhan, et se trouve immédiatement en lutte avec les Capucins. Ils prennent pour juges de leurs débats les autorités russes. Le gouverneur et même l’évêque Hilarion donnent raison aux Capucins. L’évêque arménien ne se tient pas pour battu ; il croit venir facilement à bout de ses adversaires, en les accusant de recevoir dans l’Église catholique non seulement des Arméniens, mais des orthodoxes ; et il joint à son rapport une liste qui ne contient au reste que des noms d’Arméniens sujets russes, qui avaient quitté l’Église arménienne pour embrasser la foi catholique. Cette dénonciation fut on ne peut mieux accueillie par le synode et souleva contre les Capucins une violente tempête. On voulut leur faire subir un interrogatoire, mais ils refusèrent de répondre et de laisser entamer l’affaire avant d’avoir instruit de tout ce qui se passait leur ambassadeur à Pétersbourg. Dans les pièces conservées au consistoire d’Astrakhan, cet ambassadeur est désigné sous le nom d’ambassadeur romain. Notre journaliste accuse les Capucins de mensonge, parce qu’ils devaient savoir que le Pape n’avait pas de représentant à la cour de Russie ; mais je crois que M. Koustodiev est dans l’erreur : la suite du récit fait bien voir qu’il ne peut être question que de l’ambassadeur de l’empereur d’Allemagne, auquel les Capucins pouvaient très bien donner le titre d’empereur des Romains. Dans ces circonstances, le P. Soter et le P. François n’hésitèrent pas à partir pour Pétersbourg afin d’y plaider eux-mêmes leur cause ; le P. Gabriel resta seul sur les lieux. Dans l’intervalle, la mort d’Hilarion leur donna un peu de répit. L’affaire traîna en longueur. Le 1er septembre 1757, le collège des affaires étrangères écrivait au synode qu’il ne serait pas raisonnable d’user de toute la rigueur de la loi contre les Capucins, protégés par l’empereur d’Allemagne, qui professe comme eux la foi catholique ; et en 1758 on envoya au gouverneur d’Astrakhan l’ordre de donner aux Pères Capucins toute assistance, et de mettre fin à leurs démêlés avec le clergé arménien.

Cependant le synode avait donné un successeur à Hilarion, dans la personne d’un certain Méthode, et il le chargea de recueillir des renseignements sur l’église catholique d’Astrakhan. Celui-ci commença par s’adresser directement au P. Gabriel. Le Père répondit qu’il n’y avait dans la ville qu’une seule église catholique ; qu’elle avait été bâtie en 1720 avec l’autorisation de l’empereur Pierre Ier ; que lors de son séjour à Astrakhan, en 1722, ce prince s’était montré bienveillant pour les Capucins ; que l’impératrice Catherine et l’impératrice Anne avaient aussi témoigné de leur bon vouloir à l’égard des missionnaires ; que les Pères étaient au nombre de trois, quelquefois plus, quelquefois moins ; que le nombre des catholiques de toutes nations résidant à Astrakhan pouvait être évalué à 300.

Après avoir reçu ces renseignements, l’évêque Méthode s’adressa à la chancellerie du gouverneur. Il lui fut répondu qu’il y avait des catholiques sujets russes, et d’autres qui ne l’étaient pas. À la première catégorie appartenaient 219 Arméniens, 14 Kalmouks, 2 Tatares, 5 Géorgiens et 1 Persan. Parmi les étrangers, on comptait 35 familles d’Arméniens domiciliées à Astrakhan, et 36 individus de la même nation y résidant temporairement, plus 2 Kalmouks.

Ces chiffres s’accordent fort bien avec ceux qu’avait fournis le P. Gabriel ; ils étaient en contradiction manifeste avec les affirmations de l’évêque Hilarion. Ce qui n’empêcha pas l’évêque Méthode de dire dans son rapport au synode, que personne à Astrakhan n’était catholique d’origine ; qu’il n’y avait aucune raison d’y maintenir une église catholique. Quant aux Capucins, pour les empêcher de convertir désormais qui que ce fût, il fallait les faire partir. Mais ces colères impuissantes du clergé russe d’Astrakhan, vinrent encore se briser contre le bon sens des autorités locales. Elles voyaient trop bien la différence entre les missionnaires latins, qu’au témoignage même de leurs adversaires on ne pouvait empêcher de faire des conversions qu’en les expulsant, et cet autre clergé que les verges et les fouets ne parvenaient pas à corriger de l’ivrognerie.

En 1760, on vit arriver à Astrakhan trois nouveaux Capucins : les PP. Canut, Crescence et Romuald, sujets autrichiens et originaires de Bohême. Ils avaient des passeports signés par Marie-Thérèse et visés par le comte de Keyserling, ambassadeur russe à Vienne. Le P. Romuald était docteur en médecine, les autres exerçaient aussi le même art. Ils ne tardèrent pas à gagner la confiance, l’estime et l’amitié de ceux-là mêmes qui n’étaient pas catholiques. Deux ans après leur arrivée, ils commencèrent à bâtir une grande église en pierre, qui fut achevée malgré toutes les oppositions du clergé russe. On y voit encore, à l’entrée, à main gauche, un portrait du P. Romuald avec cette inscription : Doctor Ecclesia Romanocatholicæ Astrachaniensis Pater Romualdus ordinis Capucin. Doctor medicinæ. Anno Domini MDCCLXII.

À partir de cette époque les renseignements font défaut sur les Capucins d’Astrakhan ; on sait seulement qu’en 1792 l’un d’entre eux, le P. Antonewicz, était professeur de latin et de français au séminaire orthodoxe de la ville 5. Au commencement du XIXe siècle, les Capucins disparaissent et sont remplacés par les Jésuites. En 1802, les PP. Jésuites avaient été chargés par le gouvernement russe de donner les soins de leur ministère aux catholiques des colonies allemandes de Saratov, et bientôt après ils s’établirent dans la ville d’Astrakhan où ils résidaient habituellement au nombre de cinq. Ils ne tardèrent pas à se concilier l’estime et l’affection non seulement des catholiques, mais aussi des Russes. C’est encore notre journaliste qui le dit, quoiqu’il semble leur en faire un reproche. En 1807, avec l’autorisation du gouvernement, ils ouvrirent un pensionnat dans lequel on enseignait le latin, le français et l’allemand. Cette école était très fréquentée, et même des élèves du séminaire russe allaient y recevoir des leçons ; ils étaient dans le ravissement des soins affectueux dont on les entourait ; ce qui ne semble pas étonnant, dit notre auteur, quand on songe à la grossièreté qui régnait dans les séminaires russes et surtout dans celui d’Astrakhan. Les Jésuites étaient dans les meilleurs termes avec les autorités civiles et ecclésiastiques. Bientôt ils établirent une mission pour les Kalmouks, et ils virent leurs efforts couronnés de succès. Mais cela ne devait pas durer longtemps. En 1816, les Jésuites avaient ordre de quitter les deux capitales, Pétersbourg et Moscou ; en 1820 ils furent chassés de l’empire. Cependant, à Astrakhan, grâce à l’affection et à la confiance que leur témoignaient les habitants, ils purent demeurer jusqu’en 1824. Il y a encore aujourd’hui dans cette ville des gens qui se souviennent de leur départ. Non seulement les catholiques, mais avec eux beaucoup de Russes orthodoxes, les accompagnèrent hors de la ville en versant des larmes 6.

M. Koustodiev, en terminant ce récit, ajoute : « Il faut en conclure qu’à Astrakhan les Jésuites avaient su se montrer du bon côté, et que personne ne s’aperçut de ce qu’ils étaient en réalité. »

Nous avons peine à croire que cette observation soit de M. Koustodiev ; la naïveté serait trop charmante. Comment ! il y a cinq ou six Jésuites à Astrakhan, ils y demeurent 22 ans, ils sont en contact continuel avec les habitants, et pendant ce quart de siècle ils sont si habiles qu’ils parviennent à se faire prendre pour de braves gens, à se faire estimer de ceux-là mêmes qui ne partagent pas leurs croyances ; on ne veut pas les laisser partir, et, quand il faut céder à l’impérieuse nécessité, tout le monde les reconduit en versant des larmes. Et la conclusion de ce récit est que c’étaient d’abominables scélérats. Non, nous aimons mieux penser que cette note a été imposée à la rédaction par un censeur peu intelligent, qui a cru par là tempérer l’effet que le simple récit des faits devait produire sur le lecteur.

Qu’il nous soit permis de faire un rapprochement.

Nous lisions l’autre jour dans la Gazette de Moscou un tableau saisissant du déplorable état dans lequel se trouvent tous les établissements d’éducation publique en Russie. En terminant, la Gazette s’écriait : « Malheureux enfants ! malheureux parents ! malheureuse Russie ! Nous ne pouvons nous défendre d’un sentiment de joie mêlé de tristesse, quand nous entendons dire qu’il y a quelque part des enfants russes qui sont élevés n’importe où à l’étranger. Ils ont évité nos tristes gymnases. » La Gazette de Moscou n’a rien de la naïveté que nous venons d’admirer dans la censure ecclésiastique, c’est une justice que nous nous empressons de lui rendre. Nous lui recommandons cependant l’article du journal du synode ; elle le comprendra peut-être mieux que lui.

 

 

 

Ivan Sergueevitch GAGARIN.

 

Paru dans Études religieuses,

historiques et littéraires en 1866.

 

 

 

 

 



1 Les Entretiens spirituels ; 20 mars, 17 avril et 8 mai.

2 Nous essayerons plus tard de mettre dans tout son jour cette histoire des missions de l’Église russe. Aujourd’hui nous nous bornerons à quelques remarques. De temps à autre, on nous parle des travaux de ces missionnaires, on leur attribue de grands succès, on cite le chiffre des personnes qu’ils ont baptisées ; mais pour qui veut y regarder de plus près, tout cela s’en va en fumée, absolument tomme dans le rapport de l’évêque Méthode. Tout récemment encore, on vient de fonder en Russie une œuvre des missions ; ses statuts ont été sanctionnés par l’empereur ; on en fait grand bruit ; et à la séance d’ouverture on a prononcé un discours dans lequel on a été obligé de convenir que jusqu’à présent (1865), ce qu’on avait fait se réduisait à peu près à rien.

L’appui du gouvernement n’a jamais fait défaut aux missionnaires russes. Par un oukase du 16 novembre 1737, l’impératrice Anne exempte de la capitation et du recrutement tous ceux qui consentiront à quitter leur religion pour se faire recevoir dans l’Église russe. En 1743, l’impératrice Élisabeth promet toutes sortes de récompenses aux Kalmouks qui voudront bien se laisser baptiser. N’oublions pas qu’il s’agit de populations placées, sous tous les rapports, dans la dépendance la plus absolue du gouvernement russe.

Il est vrai qu’en même temps on témoignait peu de confiance dans la sincérité des conversions qu’on opérait. Ainsi le 2 décembre 1741 on rédige un ordre secret par lequel il est recommandé de surveiller les Turcs baptisés, afin qu’ils ne puissent avoir de rapports avec l’ambassadeur de la Porte. Le 7 novembre 1746, paraît un oukase pour défendre de laisser sortir du pays les Juifs qui ont reçu le baptême.

Il est à remarquer que ce sentiment subsiste encore. On est très irrité contre les Russes qui abandonnent l’Église du pays ; mais lorsqu’il s’agit d’étrangers qui se font admettre dans le sein de l’Église officielle, on ne peut se défendre à leur égard d’un sentiment de défiance. On a peine à croire à leur sincérité ; et il est bien rare que ces soupçons ne se fassent jour par quelque côté. Au fond du cœur, il n’y a guère de Russe qui admette qu’on entre dans l’Église nationale par conviction ; ils n’y voient qu’un calcul.

3 Wolinski fut accusé d’avoir conspiré contre l’impératrice, ou plutôt contre Biren. Il fut mis à mort avec Moussin-Pouchkin, Solmonov, Khrouchtchev, Yeropkin et quelques autres, le 17 juin 1740. L’impératrice Anne mourut le 17 octobre de la même année. Biren fut précipité du faite des grandeurs le 8 novembre et envoyé en Sibérie.

4 Cet édit inique et absurde fut rendu sous la forme d’un manifeste en faveur de la liberté de conscience. En effet, on permettait à tous les étrangers le libre exercice de leur culte, à la condition qu’aucun Russe ne pourrait jamais, sous aucun prétexte, être amené à changer de religion. Ce manifeste est du 22 février 1735 ; voilà cent trente ans qu’il est en vigueur. Vraiment, on sent le besoin de se rappeler que, la même année, il y eut un oukase pour assurer au fisc le monopole de la rhubarbe et défendre à qui que ce fût, sous peine de mort, de vendre une parcelle de cette précieuse drogue. Il faut dire encore que cette année-là, en date du 4 septembre, il parut un édit très sévère contre les Raskolniks, qui furent en butte à une véritable persécution ; que le 20 mai 1731, un oukase ordonne de brûler les sorciers ; qu’en 1738 un capitaine de la flotte nommé Wosnitzin fut mis à mort pour avoir embrassé le judaïsme. On voit que l’Église officielle était l’objet d’une protection énergique. Mais sa condition n’en était pas meilleure. Le 10 et le 12 juin 1734, il était défendu d’ériger des chapelles, et de recevoir des novices dans les couvents. Le synode, qui réclamait contre la présence de quelques Capucins à l’extrémité de l’empire, mettait encore plus d’empressement et d’énergie à condamner des évêques et des collègues qui avaient eu le malheur d’encourir la disgrâce du protestant Biren. Qu’il nous suffise de nommer Théophylacte Lopatinski : il ne fut pas la seule victime de la servilité du synode, mais il fut la plus illustre.

5 On sera peut-être bien aise d’avoir quelques données sur la situation des protestants à Astrakhan. Nous les empruntons au remarquable ouvrage de M. Busch. (Materialien zur Geschichte und Statistik des Kirchen und Schulwesens der Ev. Luth. Gemeinden in Russland. S. Petersburg. 1862. in-8o.) Suivant cet écrivain, dès 1743 il y avait une Centaine d’Allemands à Astrakhan. Mais ils furent presque tous massacrés par les strelitz ; bientôt après il n’en restait que trois. En 1747, les protestants allemands sont si nombreux, qu’ils se trouvent à l’étroit pour célébrer leur office dans une chambre. En 1722, ils sont au nombre de 1000 ; puis ils commencent à décroître. En 1727 la peste fait de tels ravages parmi eux, qu’il n’en reste plus que 100. C’est en cette même année 1727 qu’a été construite la première église luthérienne. Quelques années après elle devint la proie des flammes ainsi que la maison du pasteur et l’école. On ne tarda pas à rebâtir une nouvelle église luthérienne, adossée contre le mur du Kremlin. Elle était en bois. En 1764, l’ordre vint de Pétersbourg de la démolir et de la transporter dans le quartier des Arméniens. Cette petite église, qui porte le nom de Saint-Pierre et Saint-Paul, a été restaurée en 1842.

Les pasteurs qui se sont succédé pendant 150 ans à Astrakhan sont au nombre de 21, ce qui donne pour chacun en moyenne 7 ans 4 mois et 24 jours. Mais ce résultat est encore beaucoup trop fort ; il faudrait faire entrer en ligne de compte les pasteurs provisoires, dont M. Busch fait mention, sans dire combien il y en a eu ; il faudrait aussi tenir compte des vacances qui ont duré quelque fois deux, quatre, cinq, sept, et même dix ans. Il nous suffira de dire qu’au Cimetière d’Astrakhan, on trouve les tombes de 8 pasteurs ; tous les autres sont allés mourir ailleurs.

En 1858, on comptait à Astrakhan 68 familles protestantes. Il y a parmi eux des employés, des médecins, des pharmaciens, des professeurs, des marchands et des ouvriers. Mais le tiers de cette population (et la partie la plus sédentaire) se compose de colons allemands venus des bords du Volga pour faire à Astrakhan le commerce des grains et des farines.

6 Les détails donnés par M. Koustodiev auraient besoin d’être contrôlés ; mais les documents nécessaires ne sont pas en ce moment à notre portée. En attendant, voici quelques connes observations.

Il est très vrai que les Jésuites ont été traités, non seulement à Astrakhan, mais dans toute la Russie, avec une rare bienveillance : après leur expulsion, ils en ont conservé le meilleur souvenir. À Astrakhan, le supérieur des Jésuites était considéré comme un véritable ami par le gouverneur et par l’évêque russe ; chez ce dernier, son couvert était toujours mis deux fois par semaine.

Nous savons les noms de quelques-uns des Pères qui étaient à Astrakhan. Le P. Henry, Belge, demeura en Russie jusqu’en 1824, non pas à Astrakhan, mais à Mozdok. Le P. Jacobs, Allemand, s’est signalé par son dévouement pendant une épidémie qui faisait de grands ravages dans la ville. Pour être plus tôt prêt à aller jour et nuit partout où l’on réclamait son ministère, il avait établi une sonnette qui aboutissait du dehors dans sa chambre, et il passait la nuit tout habillé sur sa chaise. Nous avons connu en France le P. Suryn, qui est mort il n’y a pas bien longtemps. Tous ces Pères ne restèrent pas à Astrakhan, comme le dit M. Koustodiev, quatre ans après l’expulsion de la Compagnie : on fit tout pour les retenir, mais on ne réussit à les garder que quelques mois. Le P. Henry resta à Mozdok jusqu’en 1824.

Le même fait s’est reproduit à Riga, où les Jésuites furent maintenus une année entière après l’expulsion de leurs confrères.

 

 

 

 

 

 

 

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