LE DANTE ET LAMENNAIS 1

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Léopold de GAILLARD

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ma dimmi, se tu sai, a che verrano     

Li cittadin della citta partita :             

S’alcun v’e giusto : e dimmi la cagione

Per che l’a tauta discordia assalita.    

(Inf., cant. VI.)             

 

Mais, dis-moi, si tu le sais, où en viendront

les citoyens de la ville divisée : s’il en est

aucun de juste : et dis-moi pourquoi

tant de discordes l’ont assaillie.

(Traduct. de M. de Lamennais.)

 

 

 

I

 

Nous croyons ne rien dire de fâcheux pour la mémoire de M. de Lamennais en rapprochant son nom de celui du Dante. Ce n’est pas que l’idée d’un parallèle impossible entre un prêtre ennemi de l’Église et le plus grand poète du catholicisme ait rien qui puisse nous tenter. Pourrions-nous oublier que, si le poète a sacrifié quelques Papes, le prêtre s’est attaqué à la papauté, et que si ce dernier a voulu mourir comme il est mort, l’amant séraphique de Béatrix voulut revêtir à ses derniers moments la robe de bure des franciscains ? Un plus grand intervalle d’idées que de siècles sépare d’ailleurs ces deux hommes. Il est certain que si le Lamennais de la Politique du Peuple eût connu le Gibelin de la thèse De Monarchia, il l’aurait traité comme un vil suppôt de la tyrannie : et l’on ne peut guère mettre en doute que si Dante eut rencontré sur ses pas l’auteur de l’Essai sur l’indifférence vociférant les anathèmes de l’Esclavage moderne, il l’aurait précipité sans pitié dans cette dernière fosse où Judas et Brutus expient leur double trahison contre le pouvoir et contre Dieu.

Mais, si contraires qu’elles soient par les conclusions, deux œuvres peuvent se rencontrer dans les détails, et de ce que deux figures historiques semblent offrir de saillants contrastes, on ne doit pas conclure qu’elles n’aient pas eu dès l’origine et même qu’elles n’aient pas gardé jusqu’au bout quelques traits communs. Les ressemblances intellectuelles viennent de loin et se trahissent de plus d’une façon. Tantôt c’est une parenté d’école qui n’entraîne aucune parenté d’idées, et tantôt une différence radicale dans la manière qui n’exclut pas une parfaite identité d’inspiration. C’est ainsi que les toiles d’Albert Durer ne sont pas moins catholiques que celles du Pérugin, et que les tragédies de Voltaire sont calquées sur celles de Racine. Nous avons toujours cru, quant à nous, qu’il en est de la société spirituelle comme de la société visible, qu’il y a des familles d’âmes et que chacun de nous peut revendiquer, outre la filiation du sang, une filiation plus mystérieuse qui, pour ces glorieuses exceptions qu’on appelle les grands hommes, ne se confond pas toujours avec la première. Ces familles se perpétuent par une loi toute divine, transmettant de siècle en siècle et de peuple à peuple un héritage de grandeur et de génie. Comme les autres, où si souvent le bisaïeul ne reconnaîtrait pas les petits-enfants, elles prospèrent ou décroissent, et courent même le risque de s’éteindre. Là comme ailleurs, hélas ! ce sont les meilleurs qui s’en vont. Qui dira où se montre aujourd’hui la descendance des Cimon, des Épaminondas, des Scipions, des Titus, des Suger, des de Harley, des Mathieu Molé, des Malesherbes, des Washington, la descendance des grandes âmes civiques ?

Celle du Dante, bien qu’affaiblie et défigurée, peut se suivre à travers l’histoire. Dès la fin du XVe siècle, nous la retrouvons avec sa fougue austère, ses efforts désespérés vers le bien, ses écarts de haine et sa rigoureuse orthodoxie, dans le dominicain Savonarole. Presqu’en même temps et sous le même ciel, elle se relève de toute sa taille dans Michel Ange. Klopstock et Milton peuvent aussi se réclamer de cette haute et fière lignée. Elle vient enfin de trouver, pour la seconde fois dans un prêtre, sa plus compromettante et sa plus douloureuse personnification. Ce prêtre s’appelait encore, il y a vingt ans, M. l’abbé de Lamennais.

On aura beau dire que le célèbre démocrate est essentiellement un esprit de ce temps et même des temps prochains ; il suffit d’y regarder d’un peu près pour se convaincre qu’il ne sera pour l’avenir qu’un esprit du moyen âge. Loin de nous de prétendre que sa renommée en doive souffrir, bien qu’assurément ses prétentions fussent tout autres ! Il nous semble au contraire que, si cette renommée passe le siècle qu’elle a si cruellement agité, elle le devra surtout à ce contresens original d’une imagination et d’une méthode d’avant la renaissance mettant à profit le vocabulaire et les utopies de notre époque. Tel est en effet le trait distinctif de cet abbé-tribun et ce qui caractérise sa figure dans la pâle galerie des démagogues contemporains. Ses œuvres complètes nous font assez l’effet d’une cathédrale gothique transformée en club. Tout s’y trouve, le plan grandiose et confus, les nefs profondes, les hauts arceaux qui se rejoignent comme deux mains qui prient, l’éclair mystique des vitraux, les saints rêveurs sous leurs niches sombres ; et dans la chaire sculptée que surmonte, les ailes ouvertes, l’ange du dernier jugement, un prêtre au regard fiévreux, au corps débile, à la voix épuisée... Écoutez-le ! Il prêche la guerre à l’Église, la guerre aux princes, la guerre aux grands, la guerre à tout ce qui domine, à tout ce qui règle, à tout ce qui retient. Il appelle les masses à l’égalité devant les passions, désigne du doigt ses victimes dans l’auditoire et donne la Marseillaise pour commentaire à l’Évangile 2.

C’est d’ailleurs l’homme des visions, des paraboles, des songes, des évocations, des légendes ; c’est l’orateur de l’imprécation et de la terreur, comme le Dante de l’Inferno en fut le poète. Si l’on ne veut pas accorder que certains chapitres des Paroles d’un Croyant, d’Amchaspands et Dervands soient de petites épopées dantesques, au moins ne peut-on nier que la donnée première et la mise en scène, le mouvement et le coloris, ne viennent directement du moyen âge. La conclusion seule est d’aujourd’hui, et nous ne pouvons en être fiers. Théologien comme Dante et comme lui peut-être plus épris de dialectique que de vérité, M. de Lamennais aurait jugé ridicule de vouloir établir par A + B 3 la monarchie universelle ; mais il a jugé digne de lui de mettre la ruine du monde en syllogismes. L’air de famille n’en est pas moins frappant. On dirait ce parent oublié que Dante aperçoit dans le huitième cercle et qu’il reconnaît pour un esprit de son sang, uno spirito del mio sangue, rien qu’à sa mine dédaigneuse et à son doigt qui le menace 4. Nous en demandons pardon au chantre divin des trois cantiques, plus grand à notre avis dans celui du Paradis que dans les deux autres, mais c’est surtout comme poète de la vengeance, passion tout italienne, qu’il est connu en France et populaire en Italie ; c’est aussi par là que son nouveau commentateur le comprend, l’exalte, lui ressemble et se rend célébré. Ces deux sombres et violents génies ont dû en effet se rencontrer dans les Enfers, mais un seul était fait pour en revenir. Lamennais n’aurait pu chanter ni les souffrances profitables du Purgatoire, ni le sourire de Béatrix, ni les joies extatiques et les radieux mystères de l’Empirée.

L’Enfer ! tel est en effet le litre lugubre qu’on ne peut lire sans saisissement au-dessous de celui-ci : Œuvres posthumes de F. Lamennais. Il allait en sortir à la suite de son poète : mais c’est là qu’une main invisible a brisé sa plume sur la phrase commencée, et qu’à la place du commentaire interrompu par l’éternité, on trouve ces mots : « On vient de lire les dernières lignes tracées par la plume éloquente de Lamennais... »

Ces dernières lignes parlent des deux fleuves Léthé et Eunoé, le premier possédant une vertu qui ôte la mémoire du péché ; l’autre rendant celle du bien qu’on a fait. Que celui-là seul ait porté devant le trône du juge miséricordieux l’âme aveuglée de ce prêtre qui fut si grand par ses services !

Toujours est-il que le démocrate, comme le Gibelin, est mort dans le désarroi de son parti, dans le désespoir de ses doctrines, dans la dérision de ses prophéties. Devant lui, sous ses yeux mourants, une dernière fois éclairés par la colère, la souveraineté du peuple a renié ses dieux, ses grands-prêtres, ses philosophes, tous ceux qui se targuaient de lui avoir donné révélation de son existence et de ses droits. Il a bien compris que tout était perdu, fini, du moins pour longtemps, de ce côté. Il a vu cette multitude, une fois enivrée de démagogie et ne sachant comment se débarrasser de ce poison qui la brûle, se mettre d’elle-même au régime de pouvoir à haute dose. Et d’ailleurs pouvait-il se faire illusion sur la durée d’un triomphe possible comme une surprise et comme un écroulement ? Ne venait-il pas d’apprendre à quels hommes enténébrés, à quelles passions intraitables, à quel néant d’idées, il avait affaire ? Aussi le visionnaire des Paroles d’un Croyant a beau s’écrier pour la centième fois : « Ne sentez-vous pas que quelque chose tressaille sous la terre ?... Regardez, un point lumineux va naître à l’horizon... » Il sait bien que ce quelque chose qui tressaille sous la terre, ce n’est pas un germe mais un volcan, que ce point rouge de l’horizon, ce n’est pas une aurore, mais un incendie.

Il n’y a pas jusqu’à cette lamentable idée de fosse commune qui ne soit dantesque. N’est-ce pas, en effet, l’image de ces bolges sans fond où l’implacable Florentin jette pêle-mêle tous ses damnés ? Un jour, peut-être, un poète, de force comme Dante à faire parler les morts, entendant bruire des voix étranges sous ce tertre banal, prêtera l’oreille et nous transmettra quelque sinistre altercation entre ce piètre prêcheur de révolte et son voisin de fosse, pauvre ouvrier des faubourgs, tué dans la dernière émeute ?...

 

 

II

 

Nous savons maintenant pourquoi Lamennais a voulu traduire et commenter la Divine Comédie. Cette poésie aux cimes orageuses devait le tenter. Debout sur cette œuvre comme naguère sur l’Évangile lui-même, il a pu lancer de plus haut ses anathèmes et faire croire qu’ils viennent de plus loin. C’est, en effet, un des mystérieux contrastes de l’esprit humain que, même en répudiant le passé, il sent le besoin de s’accréditer du temps et de se chercher des ancêtres. Depuis une trentaine d’années, les ennemis de la Papauté font à Dante la mortelle injure de se réclamer de lui et de l’invoquer comme leur patron. On cite pour les amplifier ses invectives si connues contre Boniface VIII et Clément V, et l’on oublie, comme nous l’avons déjà remarqué, que sur plus de deux cents papes qui ont régné avant la naissance du poète, trois ou quatre seulement sont immolés à ses haines politiques. Les démocrates, il faut leur rendre cette justice, ont renchéri sur les Gibelins : pour eux, c’est le Saint-Siège lui-même, ce sont tous les pontifes, depuis saint Pierre jusqu’à Pie IX, qui se voient mis en cause et condamnés. Sous ce rapport, comme sous beaucoup d’autres, l’école moderne n’a donc rien à demander aux siècles d’avant la Renaissance, et l’abbé de Lamennais se rapproche moins du Dante que de Luther, cet autre prêtre de l’Inferno.

Il y a sans doute bien des manières de lire et d’interpréter la grande épopée du moyen âge. On peut, comme tous les commentateurs, s’aider de l’histoire du temps, du pays et de la vie du Dante ; jeter quelques éclairs sur les nombreuses obscurités du texte par l’étude exégétique de chaque tercet, travail de Pénélope tant de fois fait et défait depuis Boccace. On peut, comme le projetait Foscolo, y trouver matière à trois études sérieuses : l’une sur la condition civile de l’Italie aux XIIIe et XIVe siècles, parce que l’originalité du poète provient en grande partie de l’originalité de son époque ; l’autre sur la littérature de ce temps agité déjà par les premiers souffles de la Renaissance ; la troisième enfin, exposant l’état des croyances et de l’Église à ce moment, qui devait précéder de si peu celui des catastrophes. Quoi de plus ? Et que n’a-t-on pas trouvé dans ce poème de toutes les merveilles ? La terre qui l’inspira n’a-t-elle pas vu de graves professeurs d’université y chercher des traces de cabale et de science hermétique, à ce point d’y montrer prédite, année pour année, la naissance de plus d’un grand homme ? D’autres, plus rapprochés de nous, ne veulent voir dans la Divine Comédie qu’une feuille volante des livres sibyllins, l’Odyssée symbolique de l’humanité ressuscitée et souveraine. Loin de songer aux choses de son temps, comme on l’en a fortement soupçonné jusqu’ici, le poète n’a songé qu’aux temps nouveaux, qui ne sont autres que les temps présents, ou peu s’en faut. L’enfer, c’est l’ancien régime ; le purgatoire, c’est l’époque transitoire dont nous commençons à sortir ; le paradis, c’est la république sociale. Il n’y a pas autre chose dans les trois cantiques ! C’est une seconde Apocalypse : seulement, il ne faut pas s’y tromper, la Bête, ce n’est pas le commentateur, c’est l’Église elle-même. Ces voiles étranges, vele strane, sous lesquels le lecteur est averti de chercher la pensée cachée, savez-vous bien ce qu’ils sont ? Pas autre chose que les formules de convention, les mots de passe, l’argot ténébreux des sociétés secrètes du moyen âge. Dante, Grand-Orient ! Dante précurseur de M. Caussidière ! Heureusement que de ces trois chants divins si vilainement transformés en loges maçonniques, notre illustre et regretté Ozanam a déduit avec un irrésistible éclat toute la philosophie catholique du XIIIe siècle.

Entre tant de routes diverses ouvertes à toutes les doctrines et pouvant mener facilement à toutes les conclusions, M. de Lamennais n’a daigné faire aucun choix. Histoire, poésie, linguistique, théologie, patientes investigations dans les sciences et les biographies d’il y a 600 ans, rien de ce qui a passionné ses prédécesseurs ne lui a paru digne de le préoccuper ou tout au moins de le détourner. Sa haine trop pressée va droit au but comme la balle. Pour lui, cette œuvre si complexe de commenter l’Homère de l’autre vie se réduit à formuler ces trois propositions : la religion catholique est l’ennemie née de la liberté. – L’Église a été, et sera toujours gardienne ou promotrice de la servitude des peuples. – La papauté est le grand, l’éternel obstacle au bonheur et à l’unité de l’Italie. C’est là tout ce que cet étrange glosateur a su trouver dans un poète auquel il veut bien décerner cependant un brevet de fervent catholique, et dont le plus grand grief contre quelques papes fut précisément d’avoir abandonné l’Italie.

Ces thèses de l’erreur, toujours confondues, seront toujours reproduites, et c’est notre tâche à la fois banale et difficile de revenir sans cesse sur des questions épuisées. Pourquoi s’en étonner ? Le mensonge doit être un, puisque la vérité est une ; ses formes seules varient habilement, suivant le temps et les passions qui ont l’empire. Au point où ont été poussées de nos jours les explorations historiques, il faudra cependant que le mensonge trouve autre chose. Par un visible dessein de Dieu, l’indifférence moderne est devenue, sans le vouloir, l’adversaire ou tout au moins la réfutation de l’impiété du dernier siècle. Permettant des recherches plus attentives et des conclusions plus désintéressées, elle n’a pu que répudier, après un rigoureux inventaire, cet héritage d’ignorance et de mauvaise foi. Son œuvre ne saurait être de reconstruire, mais c’est déjà beaucoup d’avoir renversé ceux qui ont fait les ruines. Libre désormais et personnelle, la science a dû, contre son gré peut-être, s’acheminer vers l’impartialité. En philosophie comme en politique, c’est le triomphe éternel de la vérité de ramener au vrai et au bien par le lent et sûr effet de la discussion publique et de la responsabilité individuelle. Aurons-nous jamais, pour conduire à fin cette noble épreuve, assez de ce souci des choses publiques qui est de la dignité, de cette foi qui est du patriotisme, de cette patience qui est du courage ?... Quoi qu’il en soit, l’œuvre est plus que commencée, le résultat est presque atteint, en ce qui concerne le passé historique et notamment le passé religieux. Ce que la passion voltairienne avait obscurci a été remis dans son vrai jour, ce qu’elle avait nié a été démontré, ce qu’elle avait inventé a été rendu au néant, et l’on a vu des plumes protestantes venger à l’envi la Papauté des injures du philosophisme. Dire aujourd’hui que le catholicisme est le contraire de la liberté, c’est donner une vieille diatribe pour une vérité toute neuve. Déjà, dans ce même recueil, une plume plus autorisée que la mienne a marqué d’un vif éclair les hauteurs de cette grave discussion 5. Je n’y toucherai donc que par quelques mots et sur quelques points de détail.

Pour juger la question de fait, il suffirait de prendre la société telle qu’elle était lorsque les papes la reçurent des mains des empereurs, et montrer ce qu’elle devint dans les grands siècles chrétiens. Et tout d’abord, comment comprendrait-on que la religion du Christ, venue pour remplacer la domination des Césars, fût condamnée à n’être que leur complice ? Le pouvoir, sinon le respect, est de tous les temps ; mais où a-t-on vu la liberté véritable avant l’Évangile ? Je sais tout le danger des thèses absolues sur des mots mal définis ! Une expérience qui dure encore nous l’a trop prouvé. En février 1848, quelques vainqueurs vinrent porter dans le sanctuaire l’idole énigmatique de la liberté que bénirent des mains consacrées ; puis, ils s’en furent, la faisant parler à leur guise, et bientôt contre l’Église elle-même. Est-ce une raison pour n’en plus oser prononcer le nom ? Et faut-il souffler sur la lampe de l’autel, parce que le socialisme a tenté d’y allumer ses torches ? L’Église, tout le monde le sait, n’est ni la république, ni la monarchie, ni le régime représentatif, ni le régime du bon plaisir ; elle est l’Église, c’est-à-dire le gouvernement des âmes par Dieu lui-même visiblement représenté. Pour ce qui est des choses de la terre et de la politique, elle n’interdit aucune honnête conviction et n’en impose aucune ; elle prescrit à ses enfants une obéissance raisonnable, rationabile obsequium, envers les pouvoirs établis, ne demandant rien à ceux-ci, rien que ce bien qu’elle est venue apporter au monde et qu’on lui refuse presque toujours : la liberté !

Rappelons-nous les faits, les faits moraux surtout ; ils manifestent la conscience publique, et celle-là dominera toujours les plus habiles raisonnements. A-t-on pu oublier déjà quelle explosion de joie enthousiaste accueillit, il y a neuf ans, les premiers actes du saint Pontife qui règne encore sur l’Église ? Je sais que les évènements, d’accord peut-être avec une prévoyante politique, ont semblé donner tort à Pie IX. Tort respectable et douloureux, après tout, puisque ce serait celui d’avoir cru à l’Italie ! Mais enfin l’instinct des peuples avait parlé ; à peine l’écho du Vatican eut-il répété de généreuses promesses que tous les catholiques crièrent hosannah ! et les autres s’étonnèrent de sentir leurs lèvres forcées à la louange. Tous les journaux, tous les orateurs, tout le clergé, exaltèrent à l’envi le Saint-Père réformateur et libéral. Quelqu’un a-t-il fait alors ses réserves au point de vue de la doctrine ? Qu’applaudissait-on cependant ? Était-ce bien sérieusement l’établissement d’une garde nationale à Rome, la convocation d’une consulte, la suppression de quelques abus administratifs ? Non, sans doute. Ce que le monde applaudissait, ce qui faisait battre tous les cœurs, depuis l’Amérique républicaine qui signait d’innombrables adresses, jusqu’à l’antique Orient qui mandait, comme il y a dix-neuf siècles, des ambassadeurs vers cette lumière nouvelle levée sur Israël, c’était la consécration des besoins nouveaux par la religion, c’était l’Église bénissant de ses vieilles mains la liberté moderne. Car, cette fois, c’était bien d’elle qu’il s’agissait, c’était bien de cette liberté d’hier que nous appelions liberté de la presse, liberté de l’élection, liberté de la représentation nationale. Cette acclamation, croyez-le, c’est le vote des âmes ! Elle ne prouve pas, entendons-nous, que le Saint-Siège doive pencher vers les gouvernements de tribune et de presse plutôt que vers les autres ; elle prouve qu’il y a chose jugée dans la conscience de tous, en faveur de l’alliance historique et toujours populaire entre la religion et la liberté. Il faut donc qu’on en prenne son parti ; la génération qui a vu ces grands jours restera fidèle à des souvenirs qui sont des engagements, et ne croira jamais qu’il puisse y avoir une doctrine catholique pour 1846 et une autre pour 1855.

Quant à suivre à travers l’histoire la marche ascendante et le déclin de la Papauté, on croira sans peine qu’il faudrait plus qu’un article de Revue pour tenter l’aventure d’une telle excursion. Cette histoire cependant, il suffirait de la raconter pour la défendre. Et par exemple, serait-il bien difficile de s’apercevoir que par le seul fait de son existence la puissance papale a fermé toute chance de retour à la puissance césarienne dont elle tient la place ? Puisque l’Église est la monarchie universelle des âmes, elle est donc le plus grand et le plus naturel obstacle à cette autre monarchie universelle qui fut le rêve et la menace de tous les conquérants. Aussi, voyez comme tous ont compris qu’ils l’avaient pour ennemie ; comme tous l’ont flattée pour la surprendre, se sont hâtés de lui donner des chaînes ; comme tous sont tombés misérablement sous sa malédiction libératrice ! Le Pape et l’Empereur ne peuvent se partager la domination, deux souverainetés universelles s’excluent, et d’ailleurs celle des deux qui a la force ne pourrait résister à la tentation de s’en servir contre celle qui ne l’a pas. C’est ce que les Papes ont admirablement compris, et c’est ainsi que l’indépendance de l’Église est devenue la sauvegarde de l’indépendance de chaque État.

Indépendance et liberté, n’est-ce pas là d’ailleurs tout le sens politique de la religion naissante ? Au fond des Catacombes germe déjà la pensée d’affranchissement. Ces quelques hommes réunis autour des tombeaux de leurs martyrs, César les regarde comme rebelles : cependant ils obéissent aux lois de l’Empire, ils payent l’impôt, ils fournissent le service militaire, ils n’entrent dans aucun complot, ne se montrent dans aucune sédition ; et quand l’autorité les poursuit, ils ne savent pas résister, ils ne savent que mourir. Que peut-on donc leur reprocher ? Une seule chose, ils refusent d’adorer les idoles, c’est-à-dire César lui-même. Ah ! ils ont donc un Dieu plus grand que César, un culte plus relevé, un Pontife plus obéi ! Il n’en faut pas davantage ! Voilà l’incompatibilité reconnue entre le despotisme et la foi nouvelle, voilà la rivalité proclamée, voilà la guerre qui commence entre l’Église et le Sacerdoce.

Cette guerre où le sang ne coule que d’un côté est emportée comme tout le reste dans le flot montant des invasions. Arche de refuge pour la civilisation, la barque de Pierre qui surnage seule devient bientôt l’arche d’alliance entre les vainqueurs qui se soumettent et les vaincus qui se relèvent. Mais c’est seulement après Charlemagne, ce restaurateur de l’Empire, qui ne vint à Rome que pour s’agenouiller devant le successeur des Apôtres, que commence le grand rôle de la Papauté devenue pleinement indépendante, c’est-à-dire souveraine. Elle n’a que quelques milles de territoire autour d’elle, peu de soldats, des finances volontaires ; et cependant elle gouverne le monde. Ses légats courent par tous les chemins portant les avis, les remontrances, les ordres de cet étrange souverain. De loin en loin quelque bulle terrible vient frapper sur son trône un roi parjure, foudroyer un ambitieux qui menace la liberté de l’Europe, venger les peuples et les mœurs chrétiennes. La main de Rome est partout : on la voit mêlant et démêlant les intrigues des cours, se posant arbitre d’autorité dans les querelles qui commencent, suscitant les guerres justes, nouant des alliances, imposant des trêves, soutenant les faibles, réprimant les forts, intervenant jusque sur les champs de bataille comme à Poitiers, inexorable seulement pour les ennemis de la foi qui étaient alors les vrais ennemis de la chose publique. L’Europe grandit sous cette main bénissante, et l’on vit souvent les rois les plus acharnés signer la paix par déférence pour notre Saint-Père le Pape, comme on peut le lire en tête du fameux traité de Brétigny. Et plus tard, quand s’évanouit ce beau rêve de république chrétienne, quand le divorce éclate entre la politique devenue séculière de l’Église dont le bras s’affaiblit, quelle mission va rester à la Papauté ? Elle accueille les naufragés de l’Orient, elle inonde l’Europe des lumières nouvelles de l’art et des lettres antiques, elle concentre son action temporelle sur l’Italie qu’elle essaie de sauver, et de son dernier geste trouve encore assez de force pour jeter bas dans les eaux de Lépante ce turban de Mahomet, qui ne devait plus désormais effrayer l’Occident que par son impuissance.

Ce ne sont là, on le voit de reste, que quelques traits épars de la politique générale du Saint-Siège. Pour en faire le tableau, il faudrait les grands pinceaux de ce Michel-Ange de l’histoire universelle qui en a tracé la fresque immortelle pour le fils de Louis XIV. Maintenant est-ce à dire qu’on ne pourrait pas composer d’autres récits sur la Papauté qui paraîtraient la contrepartie de celui-ci ? Hélas ! ceux-là ne sont pas à faire ; ils sont vivants dans tous les mémoires, dans tous les livres des vieilles bibliothèques, dans tous les journaux qui courent les rues. Le scandale est de tous les temps, le vice est de tous les cœurs, les passions sont de tous les hommes. Sans doute, il y a eu des légats rapaces, des princes de l’Église cruels et dissolus, quelques pontifes indignes de l’anneau... Qui pense à le nier ? Mais ce n’est là que le petit côté, comme c’est le petit nombre : c’est l’homme, c’est le Pape, si l’on veut ; l’autre, c’est la Papauté. Aurait-elle eu autant d’Alexandres VI qu’elle a eu de saints et grands hommes, il suffirait de jeter un regard sur l’ensemble de son œuvre historique pour reconnaître qu’elle a racheté le monde de la corruption païenne, créé l’indépendance et la liberté des États modernes, et que, grâce à elle, nul vainqueur, depuis César, n’a pu mettre le pied sur le front de l’Europe et lui dire : Tu es à moi !

 

 

III

 

Pourquoi les Papes ne voudraient-ils pas l’indépendance de l’Italie ? Est-ce qu’ils n’y sont pas intéressés d’assez près ? Est-ce que cette indépendance ne touche pas à celle de l’Église ? Est-ce qu’ils ne sont pas souverains d’un domaine temporel en Italie ? Nous parlions tout à l’heure de la politique générale du Saint-Siège : celle qu’il a suivie par rapport à la Péninsule, bien que compliquée comme à plaisir par la turbulence et le peu d’accord des nombreux États qui l’ont de tout temps divisée, ne nous semble ni moins grande ni moins prévoyante. Rome est la seule ville où l’on ait toujours parlé haut et ferme contre les barbares, et revendiqué l’Italie pour les Italiens. L’histoire nous montre bien quelques Papes alliés par ruse ou par force avec l’étranger ; mais au fond tous sont profondément Italiens et n’ont rien tant à cœur, après le triomphe de l’Église, que l’indépendance de leur patrie. Pour elle, ils ont combattu corps à corps les Césars allemands qui se portaient héritiers de Charlemagne, et du même coup ces Allemands de l’intérieur qui, sous le nom de Gibelins, poursuivaient contre l’Église la vieille chimère de l’empire d’Auguste. Qui ne sait que pendant plus de quatre siècles, cette lutte, qui fut à la fois guerre étrangère et civile, n’eut que de courtes trêves ? Puis vinrent nos trop fréquentes expéditions d’Italie, où les Papes nous avaient introduits en donnant à Charles d’Anjou, frère de saint Louis, le royaume de Naples enlevé à la dynastie allemande et gibeline des Hohenstaufen. D’instinct, la France fut guelfe et papale au delà des monts. Déjà sous ses Carlovingiens elle y était apparue pour refouler les Lombards et consacrer l’établissement temporel de la Papauté. Un destin à la fois glorieux et funeste l’y ramenait. Avec Naples et Milan, avec Gènes et quelques fiefs importants dans la Romagne et le Bolonais, elle devait en peu d’années écraser tous les autres États sous sa prépondérance. Les Papes le virent bien mieux et plus vite qu’aucune de ces républiques trop vantées de nos jours qui ne se lassaient pas plus de nous appeler que de nous trahir. Les prédictions de Pie II, plus prophétiques et plus nationales que celles de Savonarole, sont du domaine de l’histoire. La cour de Rome devint guerrière : ceux-là même qui l’accusent de n’avoir jamais servi la cause de la Péninsule ne perdent pas une occasion de lui reprocher ses armements d’un demi-siècle et la cuirasse de Jules II. Nous avons vu dans le sanctuaire de Lorette le boulet qui abattit la tente de l’intrépide pontife : c’est l’ex-voto de la Papauté à l’indépendance de l’Italie !

Mais un plus grand danger la menaçait, à l’insu de tous, d’un autre côté. Jusqu’au XVe siècle, l’Espagne avait été pour elle comme une terre inconnue et presque fabuleuse. Elle venait en peu d’années de mettre pied à Rome avec les Borgia et sur le trône de Naples avec Gonzalve de Cordoue. En repassant les Alpes, après de longs désastres, nous laissions donc notre ancienne conquête aux mains d’une puissance qui devait être pour elle, comme elle l’avait été pour nous, une auxiliaire peu désintéressée. On sait ce qu’il en advint. En vain voulut-on surexciter le vieil esprit des républiques, en vain fûmes-nous appelés au secours de Rome saccagée, de l’Église violentée, de ses provinces mises à sac et à pillage, en vain le Saint-Siège eut-il son Paul IV contre les Espagnols, comme il avait eu son Jules de la Rovère contre nous ; les destins de la Péninsule étaient pour la seconde fois accomplis. Elle devait tomber avec la prépondérance temporelle de la Papauté ; car du jour où la puissance n’était plus à Rome, où pouvait-elle être en Italie ? D’elle était venue la grandeur, d’elle aussi serait venu le salut, si les peuples pouvaient être sauvés malgré eux.

Cinq États principaux s’étaient partagé jusqu’au bout ce qui restait de force et d’éclat à ce pauvre peuple épuisé par ses propres désordres. C’étaient : Venise, Naples, Florence, Milan et le Saint-Siège. La grande pensée, la pensée dominante de ce dernier fut de se réunir aux quatre autres en une libre confédération de paix intérieure et de défense mutuelle. Ces grands États devaient venir en représentation des petits. Il devait y avoir un gouvernement fédéral, des finances fédérales, des forteresses fédérales et surtout une armée fédérale. Une armée ! c’est-à-dire ce qui a toujours manqué à l’Italie. Plusieurs Pontifes, tels que Sixte IV et Innocent VIII, usèrent leur règne à cette œuvre ingrate et généreuse, alors comme aujourd’hui seule forme possible de l’unité italienne. Mais le moyen d’organiser une résistance durable dans un pays dont son plus grand poète a pu dire : « Ceux-là même se dévorent entre eux qu’enserrent le même mur et le même fossé 6. » Personne en Italie, ni peuple, ni particulier, ni prince ne voulut faire le sacrifice d’une seule de ses ambitions ou de ses vengeances, et cette patriotique tentative n’a pas même eu pour résultat de mettre à l’abri des injures de la démocratie les souverains Pontifes auxquels tout l’honneur en doit rester.

La vengeance, ai-je dit ? Ah ! n’est-ce pas montrer du doigt l’éternelle plaie de l’Italie et la honte incurable dont elle est morte ? C’est elle qui fut son idole sanglante, et non la patrie et la liberté, comme le veulent ses annalistes. Les vertus civiques ne furent jamais qu’affaire d’imitation chez ce peuple qui n’a eu que des révolutions d’Académie et pour lequel ce que nous appelons souvenirs de rhétorique sont les souvenirs de sa propre histoire. La vengeance, c’est-à-dire l’assouvissement d’une passion toute personnelle ; la vengeance rendant coup pour coup, perfidie pour perfidie, mort pour mort ; la vengeance ayant comme chez nous l’honneur, ses règles, ses préceptes, ses superstitions, son verdict d’acquittement dans les mœurs publiques : voilà ce qui passa presque toujours et presque partout avant la générosité, avant le courage, avant le respect de la foi jurée, avant le patriotisme ! La dernière raison du point d’honneur étant le duel, la dernière raison de la vengeance devait être le meurtre. L’Italie en eût le culte. On eut dit que, déchue au-dessous de la valeur militaire, elle croyait se relever par l’audace du crime et prenait pour devise ce fameux dicton des Florentins : Cosa fatta, capo ha 7. Texte intraduisible dont le sens général peut être rendu par notre proverbe français : À chose faite, conseil pris ; ou bien : Ce qui est fait n’est pas à faire. C’est l’alea jacta est du stylet.

On juge de ce que pouvait être un pays où la vengeance était le premier devoir 8, où tant de familles adoraient en guise de dieu Lare une sorte de Teutatès domestique demandant des victimes humaines. Tuer son ennemi ou même le faire tuer, de jour ou de nuit, en face ou par derrière, par le fer ou par le poison, ce n’était ni forfait ni scandale. Il se savait poursuivi, disait-on ; c’était à lui à se tenir en garde. Cet homme devenait alors comme une place assiégée. L’assassinat traçait autour de lui d’invisibles parallèles, l’étreignait dans ses zigzags comme dans un lacet, éclatait en trahison sous son toit, en pièges de mort devant sa porte, en menaces partout. Les rendez-vous d’affaires, les folles intrigues, l’amitié confiante, l’église en fête, l’assemblée politique, tout était amorce et guet-apens, tout était mis au service de la dernière passion de l’Italie dégénérée. La langue elle-même se fit sa complice. Ce peuple est sans doute le seul où le nom de brave, le plus beau de la langue des camps, ait été donné à des meurtriers à gages.

Dira-t-on que ce sont les Papes qui ont imprimé ce cachet de noire barbarie aux annales de ce grand et malheureux pays ? Prouvera-t-on que c’est au catholicisme qu’il faut reprocher cette soif rabique de vengeance, ce mépris tout païen de la vie de l’homme et cet orgueil immense de l’individu dans l’abaissement de la race ? Non, sans doute ; et ce n’est pas davantage aux misères toujours renaissantes de la conquête, à la dégradation de la servitude, au contraste irritant et prolongé de la plus belle histoire ancienne avec la plus lamentable histoire moderne. Le contraire serait bien plus vrai. Dès l’origine des républiques, nous voyons cet esprit de personnalisme féroce (qu’on me pardonne ce barbarisme bien à sa place) éclater en crimes demeurés historiques et passer aussitôt du caractère national dans les institutions. Tout le monde sait que le juge ou dictateur de circonstance ne pouvait être qu’un étranger, c’est-à-dire un homme libre de toute solidarité de sang dans la cité. Dante a même pris soin de nous apprendre que la petite ville de Gubbio avait le privilège de fournir ces magistrats dont l’impartialité tenait uniquement des garanties géographiques ; et l’immortel proscrit a pu nous dire mieux que personne combien Florence eut à se plaindre d’avoir été les demander plus près d’elle à la petite république de Pistoie, alors partagée entre les blancs et les noirs. Dans les traités et capitulations, il était de style de s’assurer contre la rentrée des bannis, race de tout temps nombreuse en Italie, qui rôdait aux frontières, l’œil en feu, le poignard levé, cherchant moins le chemin du retour que de la vengeance. Quant aux conseils ou corps délibératifs de ces orageuses démocraties, il faut oublier, pour se faire une idée de leur mode de procéder, tout ce que nous avons vu en ce genre et même ce que nous voyons. Les unes et les autres n’ont connu que les assemblées muettes, et c’est d’elles que nous est venu le triste expédient du scrutin secret. Proclamer son opinion, la faire valoir par la parole, la faire triompher par son vote, c’eut été trop demander à des législateurs si prompts à la haine et dans un pays où la contradiction s’aiguise si vite en pointe d’acier.

Nous ne voulons rien dire de tant de constitutions qui avaient l’ostracisme pour droit commun, et l’assassinat pour article 14 ; nous ne dirons rien surtout des tribunaux criminels : on croirait que nous parlons de l’Italie actuelle. Ne les voyons-nous pas en effet réduits encore à s’enfermer à double tour, cachant même à l’accusé l’instruction, la procédure, les noms et jusqu’à la figure des témoins, cachant au public, si c’était possible, la signature des juges et leur arrêt ? Hélas ! la justice est moins osée que le crime : c’est elle qui tremble, et c’est lui qui frappe en plein soleil.

De ce rapide aperçu sur la physionomie morale des populations de la Péninsule découle notre opinion sur ce qu’on appelle aujourd’hui l’unité ou plutôt l’unification de l’Italie. Certes, nous n’avons que du respect pour cette vieille pensée de l’indépendance italienne dont la Papauté fut de tout temps le premier soldat. Rêve d’archéologue, dira-t-on : soit ! Seulement un rêve qui dure depuis quinze siècles a droit de prendre rang parmi les choses sérieuses. Que de grands empires n’ont pas autant vécu ! Mais autant nous aimons à proclamer nos sympathies françaises et catholiques pour cette noble cause, autant nous avouons toutes nos méfiances pour le complément qu’on veut lui donner et qui ne nous paraît qu’une machine de guerre inventée par les agitateurs. C’est à croire que ce nouveau mot de passe n’a été mis en circulation que pour exclure plus sûrement le Pape de la question italienne. Il est certain en effet que, du jour où l’Italie, au lieu de se composer de républiques comme au moyen âge ou de petits royaumes comme aujourd’hui, se composerait de départements ; du jour où Milan, Venise, Ferrare, Florence, Naples, ces glorieuses capitales, parviendraient à l’honneur d’être des chefs-lieux de préfecture ; du jour où Rome, déposant sa couronne de reine du monde, viendrait prendre son rang politique entre Lisbonne et Mexico, de ce jour le domaine temporel de la Papauté aurait fait son temps. Il faudrait un roi d’Italie, peut-être un président, et le Saint-Père n’aurait qu’à lui laisser au plus vite le Vatican et même le balcon de Saint-Pierre. Pendant l’exil de Pie IX, n’y vit-on pas apparaître en effet M. Joseph Mazzini, qui donna gravement sa bénédiction pascale à la ville et au monde ? L’école démocratique n’a donc pas tout à fait tort de prétendre que le Siège de Rome met obstacle à l’unité de l’Italie ; mais laisser croire que, cet obstacle renversé, l’unité serait faite, voilà la folie et le mensonge.

Depuis les derniers Césars, l’Italie n’a jamais été ni une ni unie. Elle répugne par son génie non moins que par ses souvenirs de gloire à ce rêve maniaque d’assimilation universelle qui caractérise si bien l’impuissance et la sénilité de l’esprit moderne. La centralisation ne lui serait pas une délivrance, mais un nouveau joug ; elle ne serait pas un progrès, mais la dernière décadence. Si la Péninsule resta divisée pendant la période agitée et brillante du moyen âge, nous ne voyons pas que sa chute ait pu avoir pour résultat de rapprocher des parties fractionnées elles-mêmes et de faire un tout de tant de débris. Il ne faut pas d’ailleurs demander à un peuple d’être autrement que ce qu’il est et de répudier son histoire pour de vaines théories. L’Italien doué, comme le dit quelque part M. Mazzini, d’une grande puissance d’individualisme, prend le mobile de ses actes dans ses propres passions d’abord, puis dans celle de son parti, de sa famille, de sa ville ; rien au delà. Commandez à l’habitant de Lucques, par exemple, de s’armer pour la défense de Pérouse, il n’y verra que la cause d’un étranger : autant vaudrait lui parler de Carcassonne ! Mais dites-lui d’aller au secours de Pise, sa voisine. Il vous répondra que Pise est l’ancienne ennemie de Lucques et se joindra plutôt à ceux qui en veulent la ruine. Nous ne craignons pas pour l’Italie la guerre de races qui menace l’Autriche ; nous savons que les Goths, les Lombards et tant d’autres barbares qui ont pris racine sur son sol se sont peu à peu confondus dans le type primitif italien, non sans y laisser peut-être leur veine d’astuce et de sauvagerie. Mais nous craignons les haines de tradition, les guerres de ville à ville, de quartier à quartier, de porte à porte. L’Italie est si peu faite pour former un seul État que, d’après la judicieuse remarque de Ranke, l’agglomération provinciale elle-même n’a jamais pu s’y acclimater. Elle n’eut d’abord que des municipalités éparses échappant une à une aux serres de l’Empire ; mais au lieu de se lier entre elles par un pacte de défense mutuelle, comme nos communes du XIIe siècle, on les vit se constituer aussitôt en petites puissances rivales qui eurent, aussi longtemps qu’elles durèrent, leur politique, leurs intérêts, leurs alliances, leurs dialectes, leurs écoles d’art, leurs caractères toujours distincts, et leurs ambitions toujours hostiles. Faites donc des provinces avec de tels éléments ! puis avec de telles provinces, faites une nation homogène ! Tel est cependant le but apparent que poursuivent les unitaires.

Bien en a pris d’ailleurs à l’Italie de résister par sa nature même à cette malfaisante utopie : une et centralisée, elle serait allemande depuis longtemps. Ce n’est pas, hélas ! devant des obstacles militaires qu’a reculé la conquête ou la diplomatie, c’est devant un obstacle tout moral, cet obstacle qu’on appelle le Saint-Siège et que les patriotes veulent faire disparaître. Ces possessions de l’Église, connues sous la dénomination touchante de patrimoine de Saint-Pierre, sont le dernier Palladium de l’Italie à moitié soumise. Depuis Attila, les ravageurs du monde n’ont posé sur ce sol qu’un pied tremblant et se sont enfuis. Ainsi, la Papauté n’ayant pu, malgré de séculaires efforts, sauver l’indépendance de la Péninsule, lui assure au moins le maintien et l’intégrité de la plus vieille partie de son territoire. Elle est non-seulement, comme disait Rossi, la dernière grandeur vivante de l’Italie, mais elle est encore tout ce qui reste d’italien des Alpes germaines aux Alpes françaises. Là vit la flamme antique et le dernier espoir de Troie ! L’Italie avec Rome papale, c’est la Pologne avec une Varsovie polonaise. Du moment où tomberait la barrière sacrée du Vatican, elle deviendrait la Pologne partagée ou quelque chose comme une vaste Lombardie.

Nous le disons avec une entière et sympathique conviction, c’est une réforme morale, c’est une régénération de la race par celle de l’individu, qu’il faut à la malheureuse Italie. Tant qu’elle n’en aura pas fini avec cette frénésie de meurtre qui déshonore son histoire, elle ne pourra compter ni sur le courage désintéressé de ses enfants, ni sur l’accord de ses divers États, ni sur le durable intérêt des peuples, ni tout d’abord sur la grâce et le secours d’en haut. La vengeance engendre la lâcheté, éternise les discordes, dégoûte l’Europe un moment séduite, et surtout repousse bien loin cette intervention du Ciel, sans laquelle, au dire du Psalmiste, aucun édifice ne se fonde ni ne se relève. À celui qui se venge Dieu ne doit que l’abandon : celui-là usurpe en effet l’action de Dieu, ne veut compter que sur lui seul, et semble déclarer qu’il suffit à se protéger lui-même. L’Italie a donc été livrée à ses propres forces, et dès lors elle est devenue comme l’arène où jadis elle allait voir lutter ses gladiateurs. Seulement, c’est le peuple-roi qui sert de spectacle et dont le sang coule dans ces combats d’esclaves ! Toute passion de justice et de bien public s’est éteinte dans le débordement des passions privées ; et l’étranger, sans cesse appelé et repoussé, a fini par s’établir en maître sur cette triste terre où l’on n’a jamais su ni se gouverner ni se soumettre.

Les Italiens voient-ils le mal où il est, et sont-ils capables de trouver le remède ? Nous ne parlons que des meilleurs et nous n’osons répondre affirmativement. Qu’on nous permette, en finissant, une anecdote qui, bien que personnelle, peut montrer jusqu’où vont, dans cet étrange pays, l’aveuglement des bons esprits et l’illusion des âmes sincèrement patriotiques.

Nous étions, il y a quelques mois, à Ravenne, l’antique capitale des rois goths et des exarques. L’heureux hasard d’une lettre de recommandation nous avait valu d’être fort gracieusement accueilli dans une des plus nobles maisons de cette ville où depuis Guido da Polenta, l’hospitalité est de tradition poétique. Vieillard aimable, archéologue distingué, savant ingénieux, humaniste comme nous ne le sommes plus en France, doué de cette merveilleuse aptitude encyclopédique qui fut le brillant apanage des Italiens, le marquis de G... nous semble encore de loin comme le passé ressuscité et l’opinion vivante de son pays. On comprend qu’avec un tel cicérone ce n’était pas trop, pour remplir nos journées, de l’histoire et des monuments de cette ville unique, trait-d’union entre Rome et le Bas-Empire, qui eut sa première renaissance artistique sous les Barbares et sa seconde décadence sous les empereurs. Un soir, nous avions été nous reposer de nos courses sur la terrasse du tombeau de Théodoric, voûte inouïe faite d’un seul bloc de granit qui s’élève dans la campagne à peu de distance des remparts. Un spectacle d’une magie tout italienne nous y attendait. Accoudés sur la rampe, nous voyions le soleil s’éteindre dans l’Adriatique, dont le flot caché pour nous colorait d’un plus vif reflet les derniers nuages de l’horizon. D’un côté, s’étendaient les grandes plaines coupées de flaques d’eau qui furent notre champ de victoire de Ravenne, au fond desquelles la Pineta du Dante dessinait sa noire bordure de pins, presque sinistre sous le bleu du ciel : de l’autre, la ville déjà plongée dans l’ombre ne montrait plus que ses tours, ses églises, sa coupole byzantine de San Vitale, et ne nous envoyait d’autre bruit que la vibration des cloches qui sonnaient l’Ave Maria. C’était un de ces moments où Child-Harold se laisse aller à la mélancolie des souvenirs, où Corinne dénoue sa chevelure, saisit sa lyre dans les mains d’Oswald et chante. Le marquis se contentait de causer, mais avec une animation si entraînante, un sentiment si élevé, que malgré l’heure et le lieu propice aux rêveries, nous ne songions qu’à l’écouter. Il nous parlait de sa chère et malheureuse Italie, noble cause, après tout, toujours frappée et toujours vivante, toujours vaincue et jamais désertée. « Hélas ! s’écriait-il, il y a eu cependant, voilà quelques siècles, un royaume d’Italie qui fut puissant, un roi d’Italie qui aurait pu rester le plus grand homme de l’ère moderne, une capitale de l’Italie qui était Ravenne. Si rien de tout cela n’a pu vivre, si nous sommes tombés si bas de faire pitié même à nos ennemis, c’est la faute de Théodoric ! »

Nous n’essayâmes pas de retenir une exclamation de surprise. Théodoric lui-même, se levant du fond de sa tombe pour s’accuser devant le spectre de sa capitale endormie, ne nous eut guère plus étonnés. Qui se serait douté que ce magnifique roi barbare du VIe siècle, pouvait être, en quoi que ce soit, responsable de l’abaissement et de la misère présente des Italiens ? Rien de plus sérieux cependant, du moins pour notre érudit. Il nous refit, par de vrais miracles de savoir et de savoir-faire, tout une nouvelle histoire de la vie et du règne du vainqueur d’Odoacre, appuyant sur les détails qui pouvaient prouver sa connivence avec la cour d’Orient, lui reprochant son éducation à Byzance, son goût avéré pour la civilisation grecque, son admiration pour Justinien, les chances perdues de rompre tout lien avec l’Empire, les hésitations et les complaisances qui firent de son gouvernement comme une transition vers l’Exarchat, et conclut en répétant : « Vous voyez bien que si l’Italie a perdu non-seulement sa couronne, mais son indépendance et son unité, c’est la faute de Théodoric ! »

Ainsi se font les opinions chez ce peuple étonnant où la science elle-même ne travaille qu’au profit de l’imagination. Il a besoin de s’en prendre à quelqu’un de sa décadence ; il s’en prend à tout le monde, même à Théodoric – plutôt qu’à lui-même. À Ravenne, c’est la faute de ce fondateur d’une dynastie qui n’eut que cinq règnes et d’un royaume qui ne dura que 60 ans ; à Rome, c’est la faute des Papes ; à Florence, c’est le crime des Médicis ; en Lombardie, c’est la faute de Milan qui rêva toujours sa couronne de fer, de Venise qui s’isola du continent italien, préférant développer sa prospérité sur l’empire moins agité des mers. Et la faute des Italiens donc, des Italiens toujours divisés, toujours en haines, toujours en guerres, toujours en révoltes, toujours en instances auprès de l’étranger !

De même qu’ils ne savent pas imputer leurs malheurs qu’à eux-mêmes, ce n’est pas d’eux non plus qu’ils attendent la délivrance. Dante parle quelque part d’un Messo di Dio qui doit venir régénérer l’Italie. Ce messie mystérieux exerce depuis des siècles la sagacité des commentateurs. Le plus souvent, ils ont voulu le voir dans le souverain le plus puissant ou l’homme de guerre le plus en renom de son époque. Quelques-uns, voués comme M. de Lamennais, à l’hallucination démocratique, l’ont vu naître dans Luther et même dans Napoléon 9. Pauvres rêves que tout cela ! Le véritable envoyé de Dieu n’est pas de l’autre côté des Alpes ; il est à Rome, au cœur même de la vieille Italie. Du dehors il ne viendra jamais que des oppresseurs ou des Cyrus apocryphes qui se font payer cher leurs services.

Pour nous, nous ne saurions désespérer de l’avenir des populations italiennes tant que la Papauté conservera son siège au milieu d’elles, tant que nous verrons sur la colline vaticane ce Moïse des nouveaux Hébreux qui, ne pouvant combattre, tient les bras levés au ciel !

 

 

Léopold de GAILLARD.

 

Paru dans Le Correspondant

et repris dans La Belgique en 1857.

 

 

 

 



1 M. A. Dechamps n’ayant pu, à cause de ses nombreuses occupations, nous donner le travail sur Lamennais qu’il nous a promis, nous croyons être agréable à nos lecteurs en reproduisant la brillante étude que M. Léopold de Gaillard a consacré au trop célèbre auteur des Paroles d’un Croyant. – Le Dante et Lamennais est une œuvre de haute philosophie politique, et bien que nous n’entendions pas assumer la responsabilité de tous les jugements de l’auteur, sur les hommes et les choses, nous sommes sûrs que son travail sera lu avec un vif intérêt.

2 L’Évangile, traduction nouvelle avec notes et commentaires, par F. Lamennais.

3 Voir la curieuse et récente traduction des écrits politiques du Dante, par M. Sébastien Rhéal.

4 Inf. cant. XXIX.

5 Voir dans le Correspondant du 25 juillet dernier la très-remarquable étude de M. Henri Perreyre.

6 Purgat., cant. VI.

7 Inf., cant. XXVIII.

8 On en trouve une curieuse preuve dans le Dante lui-même, ce grand flagellaleur des vices de son temps. Voyez au chant 29 de l’Inferno l’épisode de Geri del Bello.

9 La divina Comedia, con illustrasioni e note di Pe Emiliani Giudici. Fizence, 1816.

 

 

 

 

 

 

 

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