La sainte de Rome
par
M. C. DE GANAY
Peu de personnes connaissent le nom patronymique de sainte Françoise et la savent issue de Paolo dei Bussa et de Jacobella dei Roffredeschi, tous deux patriciens ; le surnom qui s’est attaché à elle est mille fois plus beau : elle est la Romaine par excellence et porte comme un diadème la gloire d’être fille de la Ville Éternelle. Née à Rome, elle n’en est jamais sortie ; ses restes y reposent ; son œuvre y perpétue ses bienfaits. L’unité absolue de sa vie lui imprime un cachet spécial et rend plus aisée à suivre la trace de ses pas sur le terrain restreint qui l’a vue évoluer. C’est avant tout une femme sympathique consacrée à l’apostolat de la bonté et apparentée spirituellement à la Philothée de l’évêque de Genève par l’ordonnance simple et rationnelle de ses vertus.
Lorsqu’elle naquit, en 1384, la splendeur de Rome, voilée pendant le long séjour de la cour pontificale en Avignon, n’avait pas encore retrouvé son éclat. Tout y était amoindri : au sein d’une enceinte devenue trop vaste pour elle, la population décimée errait misérablement parmi des ruines et retournait à grands pas à la barbarie. Une seule chose dominait Rome : la lutte séculaire des Colonna et des Orsini. Les premiers, soutenus par Ladislas, roi de Naples, subissaient impatiemment le retour du Vicaire de Jésus-Christ qui mettait fin au brigandage longtemps favorisé par son absence ; les seconds se déclaraient fidèles champions de la sainte Église.
L’enfant précoce, réfléchie, qu’était Françoise mesura de bonne heure les périls qui l’entouraient ; elle conçut l’aversion du monde, non pas du monde de séductions et de plaisirs qui a effrayé tant de saintes, mais de celui de guerres civiles, de révolutions, d’assassinats qui, chaque jour, projetait sur l’aurore de sa vie ses sinistres lueurs. Elle soupira après le cloître comme après un refuge où elle pourrait aimer Dieu à l’abri de la haine des hommes ; mais son père la maria malgré elle quand elle n’avait encore que douze ans.
Son mari, Lorenzo de Ponziani, appartenait à la faction des Orsini, partisans de la papauté. Il était doué des plus nobles qualités, des sentiments les plus élevés. Pendant quelques années Françoise, qui avait cru accepter la volonté de Dieu en acceptant celle de son père, jouit sans arrière-pensée de la félicité bénie attachée à un foyer chrétien. Elle eut trois enfants dont l’un, Évangelista, mourut en prédestiné ; il devait, plus tard, comme un second ange gardien, entourer visiblement sa mère de sa protection céleste, et être pour elle le héraut des grâces les plus signalées.
Un bonheur si pur fut pourtant de courte durée. L’inimitié s’aggravant entre les deux partis qui se disputaient Rome, la guerre ouverte fut déclarée. Blessé dans un combat où les Orsini furent défaits, Lorenzo ne dut la vie qu’aux soins dont l’entoura son épouse qui prit dès lors, et pour de longues années, la direction de la famille. Ce fut elle qui conduisit au Capitole et remit aux mains du vainqueur un de ses enfants réclamé comme otage ; elle encore qui, spoliée de ses biens, réduite à la pauvreté, demeura seule et imperturbable sur les ruines de son palais mis à sac par l’ennemi, pendant que son mari, son beau-frère et son fils aîné étaient envoyés en exil. Les enfants qui lui restaient moururent de la peste et elle se vit ainsi dépouillée à la fois de tous les biens de la fortune et de toutes les joies du cœur.
Réduite à ce qui était aux yeux du monde une dure extrémité, elle inaugura, avec sa belle-sœur Vannozza, son émule en vertu, une vie héroïque d’abnégation où la pauvreté volontaire venait multiplier au centuple les restrictions imposées par les circonstances. Ces deux femmes appartenant à la plus haute aristocratie romaine se mirent à vivre comme des mendiantes, pour l’amour des mendiants. Ceux-ci pullulaient et bientôt l’immoralité marcha de pair avec la détresse. Françoise et Vannozza, poussant devant elles un âne sur lequel elles chargeaient les dons reçus, parcouraient Rome en solliciteuses, ne se nourrissant que des morceaux de pain de rebut, distribuant aux malades et aux affamés tout ce qu’elles pouvaient recueillir. Demandaient-elles l’aumône aux portes des églises, elles ne recevaient le plus souvent que des injures et des coups, trahies qu’elles étaient par la dignité naturelle de leur maintien qui les faisait prendre pour de fausses mendiantes et leur attirait l’animosité des habitués de tel ou tel sanctuaire.
Peu à peu Françoise réunit autour d’elle quelques femmes désireuses de s’adonner à la perfection et, le 15 août 1425, le petit groupe, sans aspirer encore à la vie religieuse, se consacra au Seigneur dans l’église Santa Maria Nova, au Forum, sous la direction des Olivétains. En 1433, devenu et plus nombreux et plus homogène, il se constitua, dans le monastère de Tor’ de’ Specchi, en une communauté à vœux simples, menant la vie régulière sans être astreinte à la clôture. Pour l’époque, c’était une innovation hardie ; aucune institution de ce genre n’existait encore et on peut dire que les Oblates de Tor’ de’ Specchi, toujours florissantes depuis cinq cents ans, ont frayé la voie à nos congrégations modernes. Jusqu’au bout fidèle au devoir, Françoise continuait à vivre sous le toit conjugal, où son mari était enfin rentré ; c’est de là qu’elle dirigeait ses filles ; mais après la mort de Lorenzo, en 1436, elle sollicita humblement son admission parmi celles dont elle se jugeait indigne de partager la vocation, et en 1440, elle s’en alla de ce monde, doucement et simplement, comme elle avait vécu.
Cette douceur, cette simplicité qui ont marqué toute sa vie, cachaient, aux yeux des hommes, les plus admirables, les plus rares opérations de la grâce. Qu’elle fût adonnée à ses occupations de mère de famille, où qu’elle parcourût les rues de Rome sur les pas de son petit âne, parfois un lourd fagot sur la tête, Françoise était absorbée en Dieu. Plus tard, les visions, les extases se multiplièrent ; son confesseur, Giovanni Mattiotti, nous a conservé fidèlement les colloques de la sainte, soit avec son ange gardien, soit avec la cour céleste, soit avec Dieu lui-même, et ce sont ces colloques que vient de publier le R. P. Scarpini, de la Congrégation de Monte-Oliveto 1. La version italienne les donne, sinon en vers, du moins en une prose rimée dont les assonances entravent la pensée plus qu’elles ne l’aident, et rendent fastidieuse une lecture suivie. Françoise, en parcourant le cycle liturgique, voyait s’ouvrir devant elle les portes du paradis ; elle prenait part aux fêtes triomphales par lesquelles l’Église du ciel célèbre les mystères du Christ. Saint Paul, sainte Madeleine, saint Benoît, étaient ses protecteurs et ses guides spirituels ; ils lui révélaient les règlements à donner aux Oblates, les recommandations, voire même les reproches, à transmettre à son confesseur, homme timoré, hésitant, qu’elle devait sans cesse encourager.
L’impression qui se dégage de l’œuvre du R. P. Scarpini est celle d’un mysticisme élevé, de la pénétration, par une humble femme, des secrets célestes, de son intimité avec les bienheureux ; c’est la glorification du dogme si consolant de la communion des saints. On peut toutefois regretter que, dans sa préface, le R. Père n’ait pas développé davantage l’esquisse biographique et n’ait pas fait ressortir en pleine lumière le caractère de charité héroïque et de vertu aimable de son modèle, caractère qui apparaît si nettement et avec une telle attirance lorsqu’on visite le couvent de Tor’ de’ Specchi, où l’on retrouve, avec tant d’objets ayant appartenu à la fondatrice, cet esprit d’apostolat par la bonté qui fut le sien et est encore celui de ses filles. N’est-ce pas là, parmi tant de gloires, la gloire suprême de la Sainte de Rome ?
M. C. DE GANAY.
Paru dans La Vie spirituelle en novembre 1925.
1 R. P. SCARPINI, olivetano, Fioretti spirituali, visioni e divine consolazioni di santa Francesca Romana. Libreria editrice fiorentina ; coll. Libri della Fede, 1924.