Une île d’utopie au XXe siècle

 

LE COTTOLENGO

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Marianne Constance de GANAY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LE COTTOLENGO, qu’est-ce donc que cela ? Une personne ? Une chose ? Un endroit ? Tous les trois à la fois, car c’est une merveilleuse institution de charité et la voix populaire, en lui donnant le nom de son fondateur, a étendu ce nom au terrain considérable qu’elle couvre. Son appellation officielle est celle de Petite Maison de la divine Providence, mais on ne la connaît, à Turin, que sous le vocable du Cottolengo.

Aux environ de l’année 1830, un certain chanoine commença, sans bruit, à recueillir quelques pauvres malades et quelques enfants abandonnés. Il n’avait ni argent, ni influence, ni local pour loger ses protégés, ni personnel pour les servir. Il ne s’inquiétait pas pour si peu : toute sa sagesse et sa politique consistaient en une héroïque confiance en Dieu.

Il s’établit d’abord dans un faubourg mal famé de Turin, y acheta une vilaine petite maison et y installa ses pauvres ; puis, il acheta la maison voisine, et ainsi de proche en proche. Jamais, depuis, ces humbles constructions n’ont été jetées à bas pour faire place à d’autres, conçues d’après un plan d’ensemble. Au contraire, elles ont été cimentées entre elles par des additions, une aile par ci, un pavillon par là, quelquefois un passage souterrain ou un pont jeté par-dessus une ruelle, si bien qu’aujourd’hui la totalité des bâtiments a plus de 400 mètres de façade et recouvre une superficie d’au moins 120 000 mètres carrés.

Point d’entrée monumentale. On n’accède à ce royaume de la charité que par une porte mesquine, vrai trou percé dans le mur et qui fait songer à la porte basse par laquelle il faudra passer, en se baissant, pour entrer au paradis. De fait, on entre là au paradis de la misère.

Et qu’on ne croie pas que ce soit chose facile de visiter le Cottolengo : il faut des protections, si on n’a pas le mot de passe de la pénurie ou de la douleur. En France, une institution de ce genre aurait son comité de dames patronnesses, sa vente annuelle au Bazar. Là, rien ; pas même de parloir pour recevoir les visiteurs, comme si on espérait en avoir très peu. On dirait même qu’on fait tout ce qu’on peut pour les décourager, tant on redoute de tarir la source des bienfaits de Dieu par les calculs de la prudence humaine.

Dès l’entrée, une vaste salle, sombre et nue. Un banc de pierre règne autour des murs et s’offre impartialement à la femme du monde qui a obtenu de passer quelques heures dans la maison et au pauvre diable couvert de vermine qui vient demander, – presque réclamer comme un droit, – d’y être hébergé et servi sa vie durant. De là, on aperçoit un large escalier, lui aussi de pierre noirâtre. Des religieuses, en nombre incroyable, le montent et le descendent, sans se parler, sans se bousculer, tranquillement affairées. Leurs vêtements ne sont pas uniformes. Ces fourmis qui fourmillent sont bleues, sont brunes, sont grises ; elles ont un peu de vert, un ruban rouge, quelque chose qui met une note vive aux plus sombres livrées, et toutes ces taches montent et descendent dans un bariolage qui papillote aux yeux, vrai arc-en-ciel vivant.

C’est que, dans cette ville de sept à huit mille habitants, qui ne veut être appelée qu’une petite maison, il y a trente-quatre Familles distinctes, les unes d’hommes, les autres de femmes ; quatorze d’entre elles sont, à proprement parler, des congrégations religieuses, et, parmi celles-ci encore, sept sont cloîtrées.

Toutes les misères, les infirmités, les tares sont admises et chacune de ces catégories de l’humanité malheureuse ou coupable forme une famille à laquelle est attachée une famille religieuse correspondante, spécialement chargée de se dévouer à elle. Telle congrégation de quatre-vingts sœurs ne fait autre chose, du matin an soir et d’un bout de l’année à l’autre, que de s’occuper de la lessive, pendant que les Crocine, en brun clair, sont à la lingerie en nombre égal et que les gentilles Pastorelle, tout de bleu vêtues, ne songent qu’à faire le catéchisme aux ignorants, jeunes et vieux.

Une autre congrégation, pourvue d’un costume différent et ayant son autonomie, n’a d’autre horizon que les cuisines, d’autre fonction, en dehors des exercices religieux communs à tous, que de peiner sans relâche pour nourrir ce peuple de vieillards, d’infirmes, d’orphelins, d’aveugles, de sourds et muets, d’épileptiques, d’idiots, de crétins, avec ceux qui sont consacrés à leur service. Ce n’est pas une sinécure, on le devine, de donner à manger à tant de monde. Les malades de l’hôpital ont un régime ; les enfants en ont un autre. Il faut des plats substantiels pour les Frères et les Sœurs qui s’épuisent journellement dans le dur labeur des infirmeries. Il faut un menu tout spécial de terribles panades à l’huile et d’herbes à l’ail pour les familles cloîtrées, chez lesquelles la règle est d’une austérité effrayante et qui font pénitence pour le salut du genre humain, – telles les Taidine, ou filles repenties, – ou bien qui intercèdent pour les âmes du purgatoire, comme les Suffragine.

Les hospitalisés, appelés du nom générique de ricoverati, recueillis, fabriquent une grande partie de ce qu’ils consomment, notamment les pâtes, si chères aux Piémontais, et le pain. Quand on pense que, de ce dernier, il faut 1600 kilos par jour, on comprend que, à elles seules, la meunerie et la boulangerie occupent la majorité des hommes un tant soit peu valides. La plupart d’entre eux ne peuvent presque rien faire : ils sont âgés, débiles ou estropiés, et il en faut dix quelquefois pour faire la besogne d’un ouvrier ordinaire.

Pour le vêtement comme pour la nourriture, tout se fait sur une vaste échelle et, autant que possible, au Cottolengo même ; aussi trouvons-nous deux familles religieuses cloîtrées (environ cent cinquante personnes), dont la tâche particulière est de fournir les layettes aux tout petits, les habits de travail aux hommes, aux femmes, aux jeunes gens, les costumes variés et compliqués aux religieux et religieuses divers.

Entrons maintenant à l’hôpital. Ses huit cents malades ne sont, presque tous, que des hôtes temporaires ; mais, de quelle sollicitude ne sont-ils pas l’objet ! Une trentaine de médecins de la ville, et non des moindres, se disputent l’honneur de les soigner, n’acceptant jamais la plus légère rétribution. Rien n’est trop beau, rien n’est trop bon, de ce qui peut aider à guérir, ou seulement à soulager. Les salles d’opération sont munies des derniers perfectionnements, et à la pharmacie, où évolue un essaim de cornettes, il se consume pour cinq cents francs de produits chimiques par jour.

Les épileptiques, les idiots, les crétins sont les enfants de prédilection. Les premiers ont un logement entièrement capitonné ; un personnel éprouvé s’approche seul de leur quartier, car ce n’est pas tout le monde dont les nerfs résistent à l’horrible tension de vivre sans cesse parmi les contorsions et les cris. Quant aux autres, malheur à qui les appellerait idiots ou crétins ! Ces termes sont sévèrement bannis. Il n’est jamais question que de Bons-Enfants, Bons-Garçons, ou Bonnes-Filles. Cottolengo voulait qu’on les regardât comme le palladium le plus sacré de la maison ; il disait que si la Providence bénissait son œuvre, c’était à raison de l’accueil fait à ses chers Bons-Enfants, et Dieu sait si les hautes vallées des Alpes en fournissent à souhait !

Les sourds-muets aussi sont nombreux. C’est un spectacle émouvant de les voir, à l’église, lorsque toutes les familles y sont réunies, mimer avec ensemble et d’un rythme impeccable, en leurs gestes d’un naïf et ingénieux symbolisme, les prières, en même temps qu’elles sont chantées par ceux qui ont l’usage de la parole.

Bien plus, il y a, chose unique au monde, un monastère de sourdes-muettes, cloîtrées et adonnées à la vie contemplative. Elles sont placées sous le vocable du Saint Cœur de Marie, ce cœur qui « conservait toutes ces choses » et qui, rempli des mystères de notre salut, se trahissait si peu par la parole. Leur supérieure est une parlante : il le faut bien, pour des raisons d’ordre pratique. Sauf les rares occasions où il y a une affaire à traiter avec une personne ignorant le langage des signes, cette parlante vit comme les muettes et, sans y être obligée par l’infirmité, garde un perpétuel silence. Le logis est étroit et pauvre, la règle dure, et cependant on est surpris de l’intelligence, de la vivacité que l’on trouve sur ces physionomies. Toute la vie semble réfugiée au bout des doigts qui volent, volent, avec souplesse, avec grâce, et dans les yeux qui saisissent sur vos lèvres les mots que les oreilles n’entendront jamais.

Est-ce pour mettre un rayon de lumière dans ce tombeau, je ne sais, mais Cottolengo a donné à ses Sœurs sourdes-muettes un éclatant costume bleu céleste, agrémenté de jaune et de vert, et il leur a assigné pour tâche la confection des broderies d’église. Elles y consacrent tout le temps que leur laissent leurs longues oraisons. Les doigts, rendus fins et déliés par un mouvement perpétuel, font naître sur le satin les fleurs aux nuances vives et les arabesques d’or, quand ils ne scandent pas les strophes des hymnes sacrées : on peut dire que, sans cesse, ou ils peignent, ou ils chantent. Lorsqu’on se retire, salué par ces jolis gestes discrets, par ces aimables et silencieux sourires, on aime à penser que, dans cette existence emmurée, il reste, du moins, une note de plaisir humain légitimé par l’obéissance, et que ces infortunées, encore femmes, après tout, même en devenant des saintes, ont un peu de joie à créer des choses exquises.

La part faite à la prière est partout généreuse, même dans les salles d’hôpital. Tous y sont astreints dans une mesure qui, en assimilant les hospitalisés et même les enfants, à des religieux, nous semblerait, à nous Français, un peu onéreuse et arbitraire. Toutefois, personne ne reste au Cottolengo contraint et forcé, et par conséquent, il n’y a rien d’excessif à ce que ceux qui y demeurent librement soient tenus de se plier aux usages de la maison. Du reste, les Italiens du peuple se plaisent naturellement à l’église. Ils aiment les offices, les cérémonies se déployant sous leurs yeux et fournissant un cadre tout préparé à leurs pensées, fidèles en cela à cette loi du moindre effort qui a partout tant de prise sur eux. Ils y sont un peu passifs, peut-être, et y trouvent une sorte de quiétude béate où le corps et l’esprit prennent leur repos. En même temps, ils y apportent, – les vieillards surtout, – un fond de foi profonde et un je ne sais quoi d’enfantin, qui est, pour leur mentalité simpliste, une expression de leur confiance envers le bon Dieu.

Qui donc gouverne cette moderne île d’Utopie, où il n’y a que des heureux dans la pauvreté, l’infirmité, le travail ? C’est celui que tous indistinctement appellent le Père tout court et que Turin, après eux, appelle le Père du Cottolengo. Jamais monarque, en ses rêves les plus ambitieux, n’a osé souhaiter un empire aussi absolu. Le moindre détail, comme la plus importante affaire, dépend de lui, et de lui seul. Ses huit mille sujets, qui sont pour lui huit mille enfants, lui obéissent aveuglément. S’il envoie au-dehors, pour fonder des écoles et des salles d’asile, les Vincenzine, dont il a deux mille, ou les Marlane, dont il a cinq cents, leurs supérieures locales ne peuvent, même dans les postes relativement éloignés, prendre la moindre initiative. Pour être sans cesse à la disposition d’un chacun, le Père ne sort jamais. S’agit-il d’une démarche grave à faire en ville, il donne une procuration, valable pour une seule fois, à l’un des prêtres de la maison, et celui-ci traite en son nom.

La transmission des pouvoirs est simplifiée à l’excès ; le Père désigne son successeur. Cottolengo disait au roi Charles-Albert que ce n’était pas plus compliqué que la relève d’une sentinelle : le soldat, avant de quitter son poste, dit un mot, à voix basse, à celui qui lui succède. L’homme est changé, la fonction continue.

Le Cottolengo ne possède aucun revenu assuré ; il ne vit que d’aumônes, car, si les hospitalisés font quelques efforts pour subvenir aux nécessités quotidiennes de l’institution, cela ne constitue pas un travail rémunéré. Lorsque des biens-fonds lui sont légués, ce qui arrive souvent, il ne doit pas les conserver : il doit s’en défaire au plus vite. Le produit de la vente ne doit pas être capitalisé : il doit être employé, sans souci de demain, pour les besoins d’aujourd’hui. Cette manière de faire est contraire à la loi italienne relative aux œuvres de bienfaisance. Celles-ci, considérées comme mineures et soumises à des curateurs, sont ordinairement obligées à un remploi de tout capital important. Pour le Cottolengo, il n’y a pas de loi qui tienne et les pouvoirs publics, cependant peu suspects de partialité envers les cléricaux, le laissent suivre en paix la folie de sa sublime imprévoyance.

Là ne se borne pas le traitement de faveur accordé à une œuvre dont la beauté force l’admiration et la sympathie de ceux même qui n’admettent pas les principes dont elle s’inspire. Le Cottolengo est aussi unique dans son administration que dans son gouvernement. Point de conseil. Point de secrétariat. Absence complète de bureaucratie. Cottolengo n’admettait aucune statistique, prétendant que ce serait faire injure à la Providence que de dénombrer de trop près ses bienfaits. C’est pour cela qu’on nous dit, aujourd’hui encore, que l’institution compte environ tant de personnes et recouvre à peu près telle superficie.

Pour l’argent, c’est bien pis encore. Il y a de quoi horripiler les dévots du fonctionnarisme. Aucune inscription de sommes reçues : Cottolengo jugeait que ce serait, une fois de plus, faire injure à la Providence que de paraître prendre des précautions contre elle. Toutefois, si la comptabilité Avoir reste dans une incurie peu commune, la comptabilité Devoir est, par contre, tenue à jour avec la plus scrupuleuse exactitude. Tout s’achète en gros, tout se paie comptant, et il n’y a pas de fournisseur qui n’ambitionne d’avoir parmi ses clients une « petite maison » dont les commandes se chiffrent par millions de kilos, de litres et de mètres. Approximativement, la dépense annuelle, dans son ensemble, se monte à trois millions au moins, et comme, au bout de l’année, il ne reste pas un sou de dettes ni un sou en caisse, on en conclut que les aumônes reçues, dont une forte proportion provient du tronc de la porte d’entrée, se montent, elles aussi, à trois millions. Voilà l’arithmétique du Cottolengo.

Plus d’une fois les commissions officielles, les préfets, ont voulu mettre ordre à cela et faire rentrer cet insubordonné dans le rang des opere pie, pupilles de l’État. Ces efforts ont toujours été inutiles. Le Père reconnaît tout le premier que l’institution est hors la loi. En même temps, il déclare que, le jour où il faudrait se soumettre aux règlements, aux formalités, il abandonnerait la direction pour remettre les clefs, – et avec elles tous les malades, les infirmes, les crétins, – à qui consentirait à lui succéder. Ces simples mots, prononcés sans forfanterie et accompagnés d’un fin sourire, derrière lequel ont sent une volonté de fer, soutenue par la conviction d’un devoir à remplir, ont raison sans retard de toute tentative des pouvoirs publics. De plus, c’est une opinion très fortement accréditée à Turin que, si on venait à changer l’organisation actuelle d’une œuvre unique en son genre et destinée, par vocation, à échapper aux règles ordinaires de la prudence, on tarirait, par là même, les sources, depuis près d’un siècle intarissables, qui l’alimentent.

La fondation du vénérable chanoine piémontais est admirable par ce dévouement aux misères du prochain qui est l’une des formes les plus héroïques, les plus solides aussi, de l’amour surnaturel envers Dieu. Cependant, hâtons-nous de l’avouer, d’autres pays, d’autres époques, nous ont montré des initiatives aussi belles, quoique peut-être moins universelles dans leur réalisation pratique. Parcourez les annales de l’Église : vous trouverez les matrones du temps de saint Jérôme établissant des hôpitaux dans leurs palais ; sainte Élisabeth de Hongrie rendant aux petits pouilleux des services que le pinceau de Murillo a immortalisés ; de nos jours, le Père Damien, vivant au milieu des lépreux de l’Océanie et envisageant sans illusion la quasi-certitude de mourir de leur horrible mal. Par son côté charitable, si merveilleux qu’il soit, le Cottolengo n’est donc ni une nouveauté, ni une exception, et ceci, il faut le dire bien haut à la gloire de la charité chrétienne.

Ce qu’il présente d’imprévu, de stupéfiant, ce par quoi il subsiste et se développe en opposition directe avec l’esprit de notre siècle, c’est sa confiance, humainement absurde et chaque jour pleinement justifiée, en la paternelle providence de Dieu, et par suite, son désintéressement des richesses de ce monde. Ce n’est pas l’attitude méprisante d’un Diogène se drapant dans un manteau troué qui est la sienne ; pas davantage celle d’un partageux à l’éloquence sonore parce qu’elle est creuse. C’est celle de ce détachement calme et lumineux que la langue de l’Évangile nomme l’esprit de pauvreté.

Le Christ en a fait une béatitude. Il ne nous a pas dit que les pauvres en esprit posséderont le royaume des cieux. Il nous a ordonné de tenir pour très certain qu’ils le possèdent dès à présent, sur la terre.

 

 

 

Marianne Constance de GANAY.

Paru dans La Vie spirituelle en 1920.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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