Le mystère de la mort de Jeanne d’Arc

 

 

par

 

 

Maurice GARÇON

 

 

 

 

 

Les grandes énigmes historiques ont toujours passionné les chercheurs. Quelques-unes, en dépit de travaux laborieux, demeurent insolubles et laissent, en conséquence, libre cours au jeu des hypothèses. D’autres ont été résolues si complètement que le débat devrait être clos. Pourtant, il faut observer que, dans l’un et l’autre cas, les discussions continuent. Chacun s’entête, se fâche et devient facilement discourtois. Ce qui ne devrait être que controverse civile dégénère en diatribe. On oublie trop que l’historien perd la plus grande partie de son autorité lorsque, sortant de la seule critique des textes, il se fait pamphlétaire.

Il a paru récemment un ouvrage destiné à démontrer que Jeanne d’Arc n’est point morte sur le bûcher et qu’elle a survécu longtemps après son procès. Le livre est écrit sur un ton si combatif que dès le premier chapitre, le lecteur est prévenu que, s’il est disposé à formuler des objections, il va lui être livré bataille. Il est un peu pénible d’apprendre ainsi que si l’on continue à admettre – selon une doctrine cependant assez orthodoxe – que Jeanne d’Arc a été brûlée à Rouen, on méritera l’étiquette de Français moyen, ce qui n’est assurément pas un compliment dans l’esprit de l’auteur. Pour l’auteur, croire que Jeanne d’Arc est montée sur le bûcher, c’est faire un acte de foi et accepter un postulat si inconsistant qu’on ne peut opposer pour le défendre que des négations sans soutien, accompagnées de haussements d’épaules dédaigneux.

Il nous semble que la méthode de l’histoire demande plus de sang-froid. C’est par des documents nouveaux qu’il convient d’étayer une thèse nouvelle destinée à bouleverser les données acquises. Pour notre part, nous ne répondrons jamais par un haussement d’épaules aux efforts d’un érudit, dût-il bousculer tout ce que nous pensions être la vérité jusqu’à la publication de ses travaux.

À propos de la mort de Jeanne d’Arc un problème s’est en effet posé. Il mériterait de piquer encore la curiosité s’il n’était résolu depuis longtemps. Nous avions l’espoir, en lisant le préambule de l’ouvrage que nous venons d’étudier, que quelque pièce nouvelle permettrait de rouvrir un débat clos. Hélas ! les documents présentés comme devant faire office de bombe sont éventés. Ils ont déjà été vingt fois utilisés. Nous avons regretté seulement que l’omission de quelques pièces, pourtant essentielles, ne permette pas au lecteur de se faire une opinion complète, ce qui est bien nécessaire si l’on veut être impartial. Il ne s’agit en effet que de la répétition sans aucune originalité d’une démonstration qui avait déjà été vainement tentée au XVIIe et au XVIIIe siècle et qui est reprise, comme rituellement. Un des derniers qui avaient voulu la rappeler était Gaston Save, en 1893. Tout a été dit sur cette affaire. Il ne faut donc pas s’étonner que quelques historiens refusent aujourd’hui de perdre leur temps à réfuter une hypothèse dont ils ont depuis très longtemps mesuré le néant.

Certes, au premier abord, le problème a mérité, lorsqu’il fut posé, d’exciter l’imagination. Voyons les faits :

Jeanne d’Arc a été suppliciée le 30 mai 1431. Or, dans les registres contenant les comptes de la forteresse d’Orléans pour l’année 1436, c’est-à-dire cinq ans plus tard, on peut lire que le 9 août, on a donné deux réaux d’or à un certain Fleur de Lys, héraut d’armes, en récompense de lettres qu’il avait apportées à la ville de la part de Jeanne la Pucelle. Le 21 août, le frère de Jeanne d’Arc revenant de voir le roi et retournant auprès de sa sœur, reçut un viatique. Le 25 août, un messager, que Jeanne envoyait à Blois porteur de lettres, reçut encore quelque argent et, fin juillet, Fleur de Lys alla, aux frais de la ville, voir la Pucelle à Arlon en Luxembourg. Il en rapporta des lettres, ne fit que traverser Orléans, gagna Loches où il remit ses plis au roi et revint à Orléans le 11 septembre. On lui paya à boire parce qu’il disait avoir grand soif.

Ce document dont l’authenticité n’est pas douteuse est évidemment de nature à causer une grande surprise. Un second passage des mêmes livres de comptes est encore plus extraordinaire.

Le 28 juillet 1439, c’est-à-dire trois ans plus tard, et huit ans après sa mort officielle, la Pucelle vint en personne à Orléans. Elle y fut reçue comme étant Jeanne d’Arc et fort bien traitée, du 28 juillet au 1er août. Elle portait toutefois le nom de Jehanne des Armoises.

Dans l’esprit du comptable son identité avec la Pucelle n’était pas douteuse puisqu’il a noté la remise d’une somme importante « pour le bien qu’elle a fait à la dicte ville durant le siège ». On peut se demander toutefois si la dame des Armoises n’eut pas l’impression qu’il fallait disparaître un peu vite, car le même comptable note que tandis qu’elle soupait chez deux notables, Jehan Luillier et Thevanon de Bourges, on lui apporta du vin qu’il « cuidait présenter à la dicte Jeanne, laquelle se parti plus tost que ledit vin fut venu ».

Tout repose sur ces deux pièces. Les autres sont secondaires. Il n’est pas douteux qu’à Orléans on a reçu ou cru recevoir, en 1436, des lettres de la Pucelle prétendument brûlée depuis cinq ans. Il n’est pas douteux non plus que ces lettres étaient authentifiées par le propre frère de Jeanne d’Arc. Il n’est pas douteux enfin qu’en 1439 Jeanne se présenta en personne à Orléans et y fut accueillie sous le nom de dame des Armoises.

Voilà le mystère.

Faut-il s’étonner qu’on ait pu admettre la survie de l’héroïne même après un procès et une exécution qui avaient fait grand bruit ? Ce serait mal connaître une superstition traditionnelle. La crédulité populaire accepte mal la mort des héros et crée très souvent une légende de survie dès le jour même de leur mort. Est-il nécessaire de rappeler le nombre de ceux au sujet desquels courut le bruit persistant qu’ils reparaîtraient bien que leur décès eût été constaté, et le nombre d’imposteurs qui ont profité de cette croyance pour tenter de se poser en revenants et quelquefois réussir.

Ainsi passèrent dans l’histoire les faux Smerdis, les faux Warwick, les faux Dimitri, les faux Sébastien, roi de Portugal. Longtemps on crut à la survie de Frédéric Barberousse. En 1830 encore, beaucoup de gens ne croyaient pas à la mort de Napoléon, et longtemps après 1945 beaucoup de gens ont cru Hitler réfugié dans quelque ranch d’Amérique.

Pour revenir à notre sujet, constatons seulement que pour la mort de Jeanne d’Arc nombreux sont les textes qui, dès le XVe siècle, portent le reflet d’un doute, qu’en 1436 une femme se révéla comme la Pucelle et qu’en 1439 elle vint à Orléans en portant le nom de dame des Armoises.

Si l’on recherche qui est cette dame des Armoises on trouve sa première apparition dans une chronique dite du doyen du Saint-Thibaud de Metz. Il y est dit que le 20 mai 1436 la Pucelle Jehanne se présenta à la Grange aux Ormes, près de Saint-Privat. Elle ne dit pas d’où elle venait, mais elle rencontra les gentilshommes du voisinage par qui elle se fit reconnaître. Ses frères appelés à la voir la reconnurent aussi. Elle était prudente dans ses propos, « parloit le plus de ses paroles par paraboles et ne disait ne fuer ne ans de ses intentions », ce qui veut dire qu’elle ne disait ni le dehors ni le dedans de ses projets. On l’équipa et on la conduisit pour la Pentecôte à Mareville, puis en pèlerinage à Notre-Dame de Liesse, puis à Metz et enfin à Arlon où elle fut accueillie par la duchesse de Luxembourg.

C’est par une confusion bien fâcheuse qu’on a rapproché cette duchesse de la dame de Luxembourg qui connut Jeanne d’Arc au début de sa captivité. La duchesse de Luxembourg est Élisabeth, fille de Jean de Luxembourg, duc de Görlitz, nièce par alliance du duc de Bourgogne et maîtresse effective du duché, alors que la dame de Luxembourg qui montra de la compassion pour la prisonnière du château de Beaurevoir était Jeanne de Luxembourg, qui mourut célibataire en 1430. Elle avait deux neveux dont l’un maria sa fille au duc de Bedford et dont l’autre, Jean, sire de Beaurevoir, tint Jeanne captive. C’est par ce neveu que la dame de Luxembourg avait pu approcher la prisonnière. Il est donc contraire à la vérité de dire que la reconnaissance de la dame des Armoises par la duchesse de Luxembourg a une importance parce que cette dernière l’aurait connue antérieurement. Il s’agit de deux personnes différentes qui, peut-être, ne se sont pas connues et dont l’une était morte depuis six ans lorsqu’eut lieu la reconnaissance par l’autre.

Lorsque ces documents furent découverts, leur examen causa une grosse émotion. Qu’on ne croie pas qu’il s’agit d’une nouveauté. Ils ont paru pour la première fois en novembre 1683 dans Le Mercure galant. La première phrase du doyen de Saint-Thibaud parut décisive : « Icelle année le XXe jour de mai vint la Pucelle Jehanne qui avait été en France. »

On fait grand état de ce texte. On oublie de dire qu’il a perdu toute valeur depuis qu’on a retrouvé un second manuscrit de la même Chronique. Le doyen de Saint-Thibaud, qui avait d’abord été dupé comme tout le monde, modifia sa phrase et écrivit : « En cette année vint une jeune fille, laquelle se disait la Pucelle de France, et jouant tellement son personnage que plusieurs en furent abusés, et par especial tous les plus grands. »

Il n’y a donc rien à tirer de la Chronique.

Observons encore que la critique de tous ces textes qu’on nous présente aujourd’hui comme des nouveautés a été faite pour la première fois au XVIIe siècle par Symphorien Guyon, prêtre de l’Oratoire.

Si l’on ne sait pas d’où venait le personnage qui s’était d’abord présenté sous le nom de Claude, on la suit assez bien à la piste à partir de 1436. Bien reçue par Élisabeth de Görlitz, la prétendue Pucelle fut emmenée par le Comte de Wurtemberg à Cologne. Elle portait un harnois guerrier et se mêla aussitôt de politique. Si elle se montrait assez réservée sur la manière dont elle avait échappé au bûcher, elle était plus prolixe sur ses hauts faits d’armes universellement connus, et comme deux évêques se disputaient le siège épiscopal de Trêves, elle prit résolument parti pour l’un d’eux. Comme Jeanne d’Arc avait agi pour Charles VII en l’amenant se faire sacrer à Reims, elle résolut de faire introniser son évêque. Mais une pareille attitude éveilla justement l’attention des autorités, et l’inquisiteur Henry Kaltyser la cita devant son tribunal et voulut la faire arrêter. Tous ces faits sont rapportés avec les griefs formulés dans le Fornicarium de Jean Nider, célèbre dominicain contemporain puisqu’il mourut en 1440. Il est fâcheux qu’on n’y fasse pas allusion.

La fille échappa de justesse et revint à Arlon, où elle épousa peu après Robert des Armoises. On fait état d’un prétendu contrat de mariage que personne n’a jamais vu et dont il n’est parlé que dans Le Mercure galant de 1683. Il n’en est fait mention que par le P. Vignier, professionnel de la supercherie littéraire. Il reproduit également un acte de vente passé par Robert des Armoises et sa femme dite Jehanne de Lys, la pucelle de France, mais on oublie de dire, en extrayant cette pièce de l’histoire de Lorraine de Dom Calmet, que celui-ci a inscrit en note : « C’est la pucelle d’Orléans ou plutôt une aventurière qui prit son nom et épousa le seigneur Robert des Armoises. »

Son ambition était d’atteindre Charles VII. Elle avait trouvé un appui dans les frères de Jeanne d’Arc et cet appui était le seul point un peu énigmatique de l’affaire. Furent-ils dupes ou complices ? Nous serions tentés de les croire complices, car il est difficile d’admettre qu’ils aient commis une erreur sur la personne. La vérité semble être que leur sœur ayant été pour eux avant tout une bonne affaire, ils furent tentés de voir renaître l’aventure.

Notre opinion est d’autant plus raisonnable qu’un fait très similaire lui donne crédit. Seize ans plus tard, en 1452, une autre aventurière se fit passer pour Jeanne d’Arc et se fit reconnaître par deux cousins de Jeanne. Le curé de Sermaize appelé à témoigner au cours d’une enquête en 1476, dit qu’ils furent d’autant plus dociles que, grâce à leur complaisance, ils firent pendant le séjour de la fille « une très grande et joyeuse chère »1. Si l’on songe que pour apporter à Orléans une lettre de sa prétendue sœur, le frère de Jeanne d’Arc se fit donner par la ville d’Orléans douze livres tournois et qu’il a suffi de quelques ripailles pour en faire reconnaître une autre par les cousins, on devient un peu sceptique. Anatole France, plus indulgent que nous, a conclu : « Ils crurent que c’était vrai parce qu’ils avaient envie que ce le fût. »

La dame des Armoises, ne recevant pas de réponse de Charles VII, partit pour l’Italie. On perd un peu sa trace, mais il résulte d’une confession qu’elle fit plus tard, qu’elle aurait été offrir ses services au pape. De ce qu’elle fit pendant trois ans, on ne sait rien de certain. Elle reparut à Orléans en juillet 1439. Il faut croire que dans cette ville on n’était pas bien certain de sa survie puisque, en dépit des lettres qu’elle avait envoyées en 1436, on trouve dans les registres de la ville le paiement en mai 1439 des messes dites pour le repos de son âme.

Trois mois plus tard, elle se présentait elle-même avec une tranquille audace. Il faut reconnaître qu’elle fut bien reçue. Qui l’accueillit ? Nous ne le savons pas. On insinue qu’elle rencontra celui qui avait été son hôte pendant le siège. C’est une pure supposition. De même, on prétend que sa mère Isabelle Romée, habitait la ville. Rien ne lui permet de le dire car la première mention que nous possédions de la présence de la mère de Jeanne d’Arc à Orléans est du 7 juillet 1440, soit un an plus tard.

Ce qu’il faut noter, c’est que ses prétendus frères ne l’accompagnaient pas et ne paraissent plus être mêlés à ses affaires. On n’entendra plus parler d’eux à son sujet.

Sans donc chercher outre ce qui est certain, disons seulement qu’il est déjà bien extraordinaire que la dame des Armoises ait été reconnue pour la Pucelle. C’est là le seul point qui mériterait d’être étudié, mais il est d’ordre psychologique beaucoup plus qu’historique. La libération de la ville remontait à dix ans et beaucoup de gens qui avaient vu la véritable Jeanne devaient vivre encore. Comment une crédulité collective – qui n’est d’ailleurs pas sans précédent – permit-elle à l’usurpatrice de se faire reconnaître, voilà un beau sujet d’étude pour les psychologues. Qu’on ne dise pas que cette observation est une défaite et provient du désir d’éluder une discussion. C’est parce que la fraude est démontrée par des documents non contestables qu’il ne reste plus qu’à avoir recours aux psychologues pour l’expliquer.

En effet, la dame des Armoises ayant dû quitter Orléans un peu vite au début d’août, avant même la fin du repas qui lui était offert, erra quelque temps. On la retrouve à Tours, d’où elle envoya une lettre au roi par un messager dont les frais de voyage furent réglés par la municipalité. Elle ne reçut pas de réponse, disparut quelques mois et réapparut à Paris, où elle tenta de recommencer le coup qui lui avait réussi à Orléans.

Dans le Journal d’un Bourgeois de Paris, en août 1440, il est dit : « En cestui temps en admenèrent une prétendue (pucelle) laquelle fut à Orléans très honorablement reçue. » Ces derniers mots ne permettent pas de douter qu’il s’agit bien de la dame des Armoises. Comme l’opinion commençait à s’émouvoir, l’Université et le Parlement la firent appréhender et conduire à la Cour où elle fut assez rudement interrogée devant le public sur la pierre de marbre. Le résultat fut désastreux. L’aventurière reconnut son imposture, son mariage, la naissance de deux enfants. Démasquée et donc désormais inoffensive, on l’envoya se faire pendre ailleurs.

Sur la suite de ses aventures on est assez mal renseigné. Il n’est pas impossible qu’elle soit la même qu’une fausse Jeanne d’Arc qui parvint à obtenir une audience de Charles VII et qui dut reconnaître son imposture. Un érudit, M. Lecoy de la Marche, a découvert enfin un document précieux qui paraît clore l’histoire. En 1457, le roi René accorda des lettres de rémission à une aventurière arrêtée à Saumur pour diverses escroqueries. Elle était à cette époque veuve de Robert des Armoises et remariée à Jean Douillet, obscur Angevin. Il est dit dans cette pièce : « qu’elle s’était fait longtemps appeler Jehanne la Pucelle en abusant ou en faisant abuser plusieurs personnes qui autrefois avaient vu la Pucelle qui fut à lever le siège d’Orléans contre les anciens ennemis du royaume 2 ». On n’a pas le droit d’ignorer ce texte.

Voilà toute l’histoire telle qu’elle est connue depuis fort longtemps. Le sujet est épuisé et ne méritait d’être repris que si l’on voulait faire le tableau d’une mystification.

L’auteur du livre dont nous parlons a cependant tenté d’apporter un élément nouveau en cherchant à faire la preuve de l’évasion de Jeanne d’Arc et d’une substitution de personne au moment du supplice. Nous ne pouvons le suivre, car la démonstration repose sur un contresens.

Il imagine en effet que Jeanne d’Arc s’est enfuie par un souterrain qui, partant de la prison de Rouen, aboutissait sous la maison habitée par le duc de Bedford. Pour justifier cette solution romanesque, il cite un texte extrait du procès de réhabilitation : « Et quod dux Bedforiae erat in quodam loco secreto ubi videbat eamden Johannam visitari. » Il en tire que « sans bâtir de roman et sans travestir les faits le souterrain allait de la geôle à l’habitation du régent ».

On demeure confondu. Loco secreto n’a jamais voulu dire un souterrain, ubi est un adverbe de lieu exclusif de mouvement qui n’a le sens ni de quo ni de unde, videbat n’est pas solebat et visitari est un infinitif passif. Pour traduire convenablement la phrase il faut dire : « Le duc de Bedford avait une cachette d’où il pouvait voir Jeanne recevoir des visites. » Nous voilà loin du sens cherché !

Pour la substitution, il est vrai qu’il n’existe pas dans le dossier de procès-verbal d’exécution, mais il faut ajouter qu’à cette époque il n’en était jamais dressé. Touchant l’exécution elle-même, la démonstration ne supporte pas l’examen. Il est absolument sans fondement de dire qu’on mit à Jeanne une mitre en papier trop grande afin de lui masquer le visage et de pouvoir substituer une autre patiente, dont on ne cherche d’ailleurs même pas qui elle pouvait bien être ni où on serait allé la chercher. On joue pour le démontrer sur le mot « embronché » qui sert à dire comment était posée la mitre. Embroncher a deux sens. Il signifie d’une part voiler, et, d’autre part, pencher. Si l’on se reporte à toutes les reproductions – elles sont nombreuses – faites à l’époque pour représenter tant en France qu’à l’étranger les exécutions d’hérétiques, on peut voir qu’en signe de dérision la mitre était posée de travers. C’est ce qu’on fit pour Jeanne. Le participe embronché appliqué à un chapeau n’a jamais eu d’autre sens que mis de travers. Sur ce qu’étaient alors ces mitres nous renverrons à l’Intermédiaire 1931-533.

Enfin, la substitution paraît impossible en vertu de deux textes qui liquident la question.

Le premier est de Jean Riquier, curé d’Hendicourt et prêtre de Rouen, qui fut témoin du supplice : « Et dum fuerit mortua, quia Anglici dubitabant ne diceretur quod evasisset, dixerunt tortori quod modicum retrocederet ignem, ut adstantes possent eam videre mortuam, ne diceretur quod evasisset. » Et quand elle fut morte, comme les Anglais craignaient qu’on ne dise qu’elle s’était évadée, ils ordonnèrent au bourreau d’écarter un peu le feu pour que les assistants puissent la voir morte et qu’on ne pût dire qu’elle s’était évadée.

Le second se trouve dans le Journal d’un Bourgeois de Paris à l’année 1431. « Et là fut bientôt estainte (atteinte) et sa robe toute arse, et puis fut le feu tiré arière et fut vue de tout le peuple toute nue et tous les secrets qui pevent estre ou doyvent estre en femme, pour oster les doutes du peuple. Et quand ils orent assez et à leur gré veue toute morte liée à l’estache, le bourel remist le feu grant sur sa pouvre charogne qui tantost fut toute comburée, et os et char mis en cendre. »

La concordance de ces deux textes contemporains qui attestent la reconnaissance publique clôt la légende de la substitution.

Pourtant on ne s’arrête pas là. On reprend, pour expliquer les ménagements qu’on aurait eus pour Jeanne d’Arc en la faisant évader, une vieille histoire dont on aurait pu espérer qu’elle ne renaîtrait plus. Il ne s’agit de rien de moins que démontrer que Jeanne d’Arc était en réalité une fille adultérine d’Isabeau de Bavière et du duc d’Orléans et par conséquent bâtarde d’Orléans.

Cette hypothèse avait été exposée avec beaucoup d’ingéniosité pour la dernière fois par Jacoby en 1933. Mais Jacoby lui-même n’avait pas le mérite de l’originalité. Cette grande découverte avait été révélée pour la première fois en 1805 par un certain Pierre Caze, sous-préfet de Bergerac, dans des Observations qui accompagnaient une tragédie de sa fabrique parue à Libourne. Il fut si content de son idée qu’il la reprit en 1819 et publia deux volumes sous le titre : La Vérité sur Jeanne d’Arc ou éclaircissement sur son origine. La démonstration n’a pas fait beaucoup de progrès depuis cent cinquante ans. Elle se heurte à des impossibilités matérielles. La plus décisive est fournie par un rapprochement de dates. Une certaine incertitude règne sur l’âge de la Pucelle. La plus vraisemblable est qu’elle naquit en 1412, mais pour suivre les contradicteurs il faut supposer – ce à quoi nous ne nous refuserions pas – qu’elle était plus âgée. En tout état de cause, si elle était la fille du duc d’Orléans, dont le concubinage avec Isabeau n’est pas démontré mais qui est possible, elle devrait avoir été conçue avant le 23 novembre 1407, date où le prince fut assassiné. Or Isabeau de Bavière accoucha le 10 novembre 1407 d’un fils, Philippe, qui mourut rapidement. Isabeau ne pouvait être enceinte de Jeanne d’Arc treize jours plus tard, au moment de la mort de son prétendu amant.

Contre ce fait matériel on accumule en vain d’ingénieux indices.

La place nous manque pour reprendre un par un chaque argument. Pas un ne résiste à la critique.

La seule question qui demeure curieuse est celle de l’étrange aveuglement des habitants de la ville d’Orléans qui la reçurent pendant cinq jours en 1439. Avec un peu d’expérience on peut cependant ne pas s’étonner d’une pareille crédulité. On pourrait citer de très nombreux exemples d’égarements identiques. Nous n’en rappellerons qu’un, parce qu’il est d’une époque voisine.

En 1423, une femme dont on n’a jamais pu savoir si elle était une religieuse défroquée de Cologne, ou une dame d’honneur de la Cour d’Autriche, se présenta à Gand accompagnée d’une troupe de galants. Elle se prétendait Marguerite de Bourgogne, sœur de Philippe le Bon, veuve de Louis, duc de Guyenne, fils de Charles VI. Dans les propres États de son prétendu frère elle fut pendant plusieurs semaines hébergée avec sa cour, honorée et traitée en princesse sans que personne élevât de doute. Les choses allèrent si loin que lorsque le Roi voulut dessiller les yeux des Gantois, aucun ne voulut croire à l’imposture. Il fallut que Philippe, en désespoir de cause, fît comparaître sa sœur au cours d’une scène burlesque et la présentât aux incrédules pour obtenir qu’ils consentent enfin à se reconnaître dupés.

 

Maurice GARÇON, Histoires curieuses,
Libraire Arthème Fayard, 1959.

 

NOTES

1. Intermédiaire des Chercheurs et Curieux (1889-537).

2. Arch. nat., p. 1634, cote 10, fo 199.

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net