Frère Roger Bacon
par
Albert GARREAU
UN RELIGIEUX MÉCONNU
La personne et l’œuvre de Roger Bacon ont donné lieu à plus d’une méprise, peut-être dès son vivant, et certainement après sa mort. La fin du Moyen Âge lui laisse une renommée un peu inquiétante et scandaleuse d’alchimiste, d’astrologue, de nécromancien. Des poésies le citent comme une espèce de docteur Faust ; tel Nicolas Flamel, il a découvert, entre autres inventions admirables, la pierre philosophale, et tel le grand Albert, il a dérobé au ciel le secret de la vie, car il est parvenu à construire un androïde, une image en bronze, façonnée à la ressemblance humaine, qui parle à certaines heures et prophétise.
Au XVIe siècle, François Bacon, son homonyme, s’intéresse à ses écrits et lui emprunte des expressions plutôt que des idées. Les bibliographes anglais le mentionnent. Au début du XVIIIe siècle, un médecin anglais, Samuel Jebb, entreprend la publication de l’Opus majus, son livre le plus célèbre. Dès lors, non seulement les érudits ne cessent plus de s’occuper de lui, mais il devient la proie des simples curieux et des philosophes. Une autre légende prend consistance, celle du moine en avance de cinq siècles sur ses contemporains, adversaire de la scolastique et des méthodes d’autorité, précurseur de la science expérimentale, martyr de la libre-pensée, tel en tous points, que pouvaient le souhaiter Diderot, d’Alembert ou des antipapistes d’outre-Manche. On ne doute pas qu’il fut persécuté par ses confrères, livré aux supplices de l’Inquisition, et qu’il mourut sur la paille humide d’un cachot. Moyennant quoi toute l’amitié des esprits éclairés lui est acquise. Voltaire consent qu’il se trouve de l’or encroûté sous son fumier ; Diderot salue en lui l’un des génies les plus surprenants que la Nature ait produit ; Goethe, Alexandre de Humboldt l’admirent. Les romantiques s’aperçoivent avec stupéfaction qu’il a parlé de voitures sans chevaux, d’aérostats, de cloches à plongeurs, de ponts suspendus, de bateaux à vapeur ; on lui attribue dès le XVIIIe siècle l’invention de la lanterne magique, du magnétisme, de la boussole, de la poudre à canon, parfois même la découverte de l’Amérique. La liste des corps qu’il aurait le premier isolés ou étudiés en tant qu’alchimiste, est imposante : phosphore, manganèse, bismuth, antimoine... Les historiens les plus graves s’engagent dans cette ornière : l’ancien oratorien Daunou, repris par le grand-maître de l’université, Victor Cousin ; Ernest Renan, qui proclame que Bacon est un prince de la pensée médiévale ; les positivistes qui voient en lui l’annonciateur de leur maître Auguste Comte, car il aurait considéré la métaphysique comme une simple philosophie des sciences ; enfin le premier biographe intelligent et sérieux que Bacon ait rencontré, vers 1860, Émile Charles, professeur à l’Université de Bordeaux.
Comment des érudits, des savants, des philosophes de valeur ont-ils pu dresser la figure de ce personnage invraisemblable du point de vue historique et même impossible du point de vue humain ? Ils ont considéré isolément quelques passages de ses écrits, ceux où Bacon critique ses contemporains, ceux où il se plaint de diverses misères, ceux aussi où il décrit minutieusement des faits extraordinaires, ou, comme il se plaît à dire, des expériences admirables. Écrivain d’imagination puissante, concrète et portée au bizarre, Roger Bacon met en branle celle de ses lecteurs, qui s’exerce sur les textes et en tire des conclusions à la fois fantaisistes et fantastiques. Ainsi Bacon devient l’inventeur des choses qu’il nomme et des appareils qu’il décrit ou que l’on suppose qu’il décrit, et l’on va de merveille en merveille. Sans doute parce qu’il aime l’extraordinaire et parce qu’il abuse du qualificatif admirable, Roger Bacon a reçu au XIVe siècle, alors que les écoles cherchaient à définir d’un mot chacun de leurs maîtres, le surnom de docteur admirable, de même que saint Thomas d’Aquin devenait le docteur commun, Alexandre de Halès, le docteur irréfragable ou saint Albert le Grand, le docteur universel.
Pareillement, isolant quelques sentences de leur contexte, chacun a pu découvrir chez Roger Bacon, de la meilleure foi du monde, le précurseur de doctrines d’aujourd’hui. Rien de plus naturel qu’un lecteur se cherche soi-même à travers les écrits qu’il parcourt et, s’y retrouvant, pense mettre au jour l’apport le plus original de l’écrivain. Que Roger Bacon ait été l’objet d’une telle erreur de la part d’hommes très différents, témoigne du reste de la richesse, de la diversité comme aussi de l’attrait de son œuvre. Il n’en reste pas moins que chaque interprète, le tirant à soi, nous a donné un Roger Bacon un peu à sa propre image, sans se soucier suffisamment du vrai visage de ce maître, qui a travaillé, vécu et souffert au XIIIe siècle.
La principale source d’erreurs se résume en un mot : on a oublié, ou perdu de vue, que Roger Bacon était un frère Mineur. Par préjugé anticlérical ou, plus fréquemment, par ignorance des conditions de la vie intellectuelle et spirituelle du Moyen Âge, on a raisonné comme si l’on avait affaire à un philosophe de notre temps et le personnage a perdu toute cohérence ; de mystérieux qu’il était, il est devenu incompréhensible. Roger Bacon a pourtant pris soin de nous livrer lui-même sa clé ; il aime à répéter qu’il travaille : « pour l’Église de Dieu, pour la république des croyants, la conversion des infidèles et la conquête de ceux qui sont rebelles à toute conversion ». Son froc est assez visible, jamais il ne le dissimule ; et ce n’est pas au siècle de saint François qu’il serait vraisemblable d’imaginer parmi ses disciples je ne sais quel hérésiarque, quel abbé de cour ou quel religieux en rupture d’obédience, comme il pouvait s’en rencontrer au temps de la Réforme ou de la Révolution.
Roger Bacon a donc été essentiellement un religieux fervent, un frère Mineur authentique. Il s’est proposé, selon le dire de son confrère et contemporain saint Bonaventure, d’imiter Notre-Seigneur Jésus-Christ, en menant une vie parfaite, d’adhérer à Dieu tout entier en savourant sans cesse la douceur de le contempler et de gagner beaucoup d’âmes pour les sauver. La science, la sagesse humaine, n’ont été pour lui que des moyens, mis en œuvre dans la perspective de la sainteté. Hors de cette vue, rien ne s’explique clairement et parfaitement dans ses œuvres ; tout y est anecdote et accessoire. Avec elle, nous ne serons pas certains de tout comprendre, d’être absolument fidèles et complets, mais nous ne commettrons aucune bévue trop grossière, et, s’il lui était permis de choisir parmi ses interprètes plus ou moins fidèles, ce serait encore à nous que Roger Bacon donnerait la préférence.
Au XIIIe siècle il n’y a rien d’exceptionnel à faire de la science une servante de la théologie et à donner le dernier mot à la charité. L’originalité, pour chaque savant ou chaque philosophe, consiste à choisir ses matériaux et à les coordonner. On consentira donc que pour rendre compte de l’œuvre d’un Roger Bacon, il importe de le replacer dans son milieu, de savoir où en étaient les hommes d’étude lorsqu’il parut et l’usage qu’il put faire de leurs leçons. L’histoire des sciences, de la philosophie, de la théologie, sur bien des points, reste encore à faire et les écrits de Roger Bacon lui-même sont mal connus, incomplètement dénombrés ou publiés. Néanmoins, il apparaît dès maintenant que Bacon est plus original par la manière dont il groupe les idées ou les faits, que par leur invention ; qu’il apporte des pressentiments plutôt que des découvertes. Il s’oppose sur le terrain des méthodes aux tendances qui rencontraient de son temps le plus grand succès, et cela avec une énergie et une persévérance qui suffiraient à expliquer les mésaventures dont il a pu être victime.
Non seulement Roger Bacon n’a pas, Dieu merci, inventé la poudre, mais il témoigne que de son temps elle était déjà connue, puisque, dit-il, les gamins de Paris s’en servaient pour faire des pétards. Il nous invite à une grande œuvre plus merveilleuse que l’élixir de longue vie ou la pierre philosophale : sauver notre âme, convertir notre prochain, et cela par l’usage de toutes les sciences des choses visibles et invisibles. Grande aventure à laquelle il apporte sa solution personnelle, aventure qui est de tous les temps et qui ne saurait laisser indifférent nul homme doué d’intelligence et de cœur.
UNE VIE OBSCURE
C’est par le récit de sa vie, restituée dans l’atmosphère de son époque, que l’œuvre de Roger Bacon s’aborde le plus aisément et sous le jour le plus vrai. Par malheur les documents sont peu nombreux et les plus abondants comme les plus sûrs sont encore ses propres textes. Écrivain naïf et sans fard, il n’hésite pas à faire état des circonstances personnelles qui peuvent éclairer son exposé ou venir à l’appui de son argumentation ; toutefois, il n’a jamais songé à faire un véritable récit de sa vie, destiné à nos curiosités, et moins encore une confession. S’il nous renseigne, c’est au hasard, presque involontairement, par occasion et par allusion. Aux historiens de lire entre les lignes, de compléter tant bien que mal à l’aide des chroniques, des traditions, des rapprochements avec les faits contemporains mieux connus.
Ce qui est assuré, parce que Roger Bacon le dit lui-même, c’est qu’il est Anglais de nation et que sa naissance se place vers les années 1210-1214. Il écrit, en effet, vers 1267, qu’il a étudié depuis plus de quarante ans, d’où l’on peut déduire qu’à cette date il est déjà vieux, et aussi qu’il pouvait avoir douze ou quatorze ans vers 1227 lors de ses débuts d’écolier. Suivant une tradition, transmise par un historien anglais du XVIIe siècle, il serait né à Ilchester, dans le comté de Somerset ; suivant une autre, ce serait à Bisley, près de Gloucester. Il appartenait à l’une des nombreuses familles nobles portant le nom de Bacon, mais il n’est pas possible de déterminer laquelle avec certitude. Ses écrits nous apprennent qu’il avait un frère laïc et riche, un autre clerc ; qu’en 1267 son père était mort, sa mère encore vivante ; et que son frère aîné, ayant pris le parti du roi d’Angleterre Henri III contre les barons, avait été emprisonné, ruiné, exilé. Il semble donc que dans la longue lutte de la noblesse et de la bourgeoisie anglaises contre l’autorité royale, qui s’acheva par l’établissement des institutions parlementaires, la famille de Bacon s’était rangée dans le camp de la haute aristocratie, qui allait être bientôt celui des vaincus.
S’il faut en croire le chroniqueur bénédictin Matthieu Paris, Roger Bacon, jeune étudiant, n’aurait pas hésité à intervenir dans ces débats. Suivant les termes de Sénèque, le grand moraliste que plus tard il vantera dans ses écrits, il aurait même hasardé de perdre la tête plutôt que de perdre un bon mot. Matthieu Paris conte qu’à Oxford, en 1233, le roi Henri III fut harangué au nom des barons mécontents, par un homonyme de Roger, peut-être son parent, le frère Prêcheur Robert Bacon. Celui-ci réclama avec violence le bannissement du favori royal, l’évêque de Winchester, Pierre Desroches, un Anglo-Normand que les indigènes haïssaient. Le roi, se recueillant en lui-même, poursuit le chroniqueur, réussit à se contenir. Alors, le voyant calmé, un clerc de la cour, célèbre déjà par son esprit, osa adresser au roi cette raillerie : « Seigneur, savez-vous les dangers les plus redoutables pour qui navigue sur les mers : ce sont les pierres et les roches. » Ce jeune clerc imprudent se nommait Roger Bacon.
L’ÉTUDIANT D’OXFORD
Quoi qu’il en soit de l’authenticité de ce premier fait d’éclat, il paraît certain que Bacon fut étudiant à Oxford. La tradition veut qu’il ait fréquenté le collège de Merton et celui du Nez-de-bronze – brazen nase hall. L’Université, fondée en 1214, était célèbre dès cette époque et, face à sa grande aînée et concurrente, l’Université de Paris, elle prenait figure, sinon d’opposante, du moins d’originale au caractère fortement tranché.
Pour rendre compte de cette opposition et des conséquences qui ont pu en résulter en ce qui concerne la vie et l’œuvre de Roger Bacon, il convient de rappeler brièvement comment étaient organisées les études en ce temps-là. Tout d’abord, étudier, c’était en quelque façon appartenir à l’Église : l’étudiant est clerc, c’est-à-dire agrégé au clergé et placé en conséquence sous la juridiction ecclésiastique. Le temps n’est pas encore très éloigné où les seules écoles qui existaient en Europe étaient celles des monastères. C’était là qu’à travers les siècles barbares avait été sauvé et transmis le trésor des lettres et des sciences anciennes. Les écoles séculières s’étaient développées à leur tour, tout d’abord dans les cloîtres des églises cathédrales ou collégiales. les premières Universités, issues de ces écoles, s’étaient fondées sur l’initiative et sous la tutelle directe du Saint-Siège, au contrôle duquel elles demeureront soumises en bien des lieux, jusqu’à la fin de l’ancien régime. Il faut donc prendre exactement le contre-pied de la caricature calomnieuse encore répandue au siècle dernier : l’Église du Moyen Âge ne persécutait pas les savants, elle les suscitait et les protégeait au contraire, elle était leur milieu naturel ; dans un monde grossier et brutal, il n’y avait pas de travail intellectuel possible hors de son sein. L’opposition entre la religion et la science, dont nous avons les oreilles rebattues, était à peu près inconcevable jusqu’à la Renaissance.
Au XIIIe siècle, les écoles conventuelles avaient beaucoup perdu de leur ancienne splendeur. Les enfants y apprenaient encore fréquemment le rudiment, le psautier et des fragments d’auteurs latins, grammairiens, historiens, moralistes. La mémoire y jouait un rôle à peu près aussi important que celui qu’elle tient encore aujourd’hui dans les écoles coraniques : c’était une tradition, dont la pénurie de livres manuscrits faisait presque une nécessité. Rien ne permet d’affirmer que Roger Bacon enfant ou jeune homme ait fréquenté telle ou telle de ces écoles.
Dès le haut Moyen Âge, les pédagogues avaient réparti leurs matières en sept rubriques : grammaire, logique, rhétorique, dont l’ensemble constituait le trivium ; arithmétique, géométrie, astronomie, musique, qui formaient le quadrivium. Tels étaient les sept arts libéraux où se trouvait incluse toute la culture et toute la science séculière. Grammaire et rhétorique avaient gardé longtemps la prépondérance ; pratiquement, ce n’étaient qu’elles que l’on enseignait, les autres arts demeurant le domaine d’un petit nombre de spécialistes. Et les efforts des lettrés n’avaient pas toujours été vains, puisque les historiens peuvent parler d’une première et brève renaissance de l’humanisme dans les écoles carolingiennes, et plus tard, au XIIe siècle, d’une seconde renaissance, moins fugitive, dans les célèbres écoles de Chartres, dont les premiers maîtres d’Oxford fuient les disciples.
Cependant, à Paris, au début du XIIIe siècle, avait lieu une révolution qui, tout en paraissant de pure forme, avait en réalité des conséquences profondes : les maîtres et les étudiants ès-arts ne se souciaient plus de style ni de beau langage, ils se passionnaient pour les seules idées ; la logique devenait le principal objet de leurs travaux et triomphait définitivement de la grammaire et de la rhétorique. Cette logique, ils en cherchaient par tradition la source dans les écrits du philosophe grec Aristote. Et voici que, de différents côtés, par l’intermédiaire de savants, de traducteurs et de commentateurs byzantins, juifs ou arabes, ce n’était pas seulement la logique d’Aristote qui parvenait jusqu’à eux, c’était encore sa physique, authentique ou apocryphe, et sa métaphysique, c’est-à-dire l’ensemble des connaissances de l’antiquité païenne dans le domaine des sciences de la nature. Les esprits, soudain mis en présence de richesses qui leur paraissaient infinies et qui s’ordonnaient selon un système d’une solidité à toute épreuve et d’une splendeur éblouissante, s’abandonnaient à un vertige dangereux. Les cadres craquaient de toutes parts ; les enthousiastes, les aventureux s’égaraient. À plusieurs reprises, le Saint-Siège interdit la lecture, c’est-à-dire l’enseignement public, des traités de physique d’Aristote et de ses commentateurs arabes. Peine perdue. La paix ne se trouvera rétablie, la situation définitivement éclaircie et stabilisée, qu’après que les grandes sommes théologiques d’Alexandre de Halès, de saint Albert le Grand, de saint Thomas d’Aquin et de leurs émules, auront absorbé, assimilé, baptisé toute cette matière hypothéquée par la pensée païenne. Leurs triomphes datent de la fin du siècle ; vers 1240, leurs travaux commencent à peine ; et, dès l’origine, Roger Bacon leur est hostile parce que, de son côté, il envisage l’édification d’une encyclopédie chrétienne, mais selon des principes fort différents, en original fieffé, en véritable Anglais traditionnaliste, têtu, excentrique, et en fidèle disciple de ses vieux maîtres d’Oxford.
Le plus illustre de ceux-ci était Robert Grosseteste, qui fut chancelier de l’Université, puis évêque de Lincoln. Roger Bacon ne dit pas qu’il ait suivi ses cours, mais il exprime pour lui la plus grande admiration et s’inspire évidemment de ses idées. Grosseteste, issu d’une famille très humble, était devenu un savant illustre. Il avait appris le grec à Paris et l’avait enseigné à Oxford. Il avait fait rechercher au loin les meilleurs manuscrits et les grammaires les plus complètes, il avait fait venir auprès de lui des hellénistes et des Grecs d’Athènes ou de Constantinople. Son ami Jean Basingstoke, archidiacre de Lincoln, était allé apprendre le grec à Athènes, d’où il avait rapporté le texte original du pseudo-Denys, le fameux classique de la théologie spirituelle, que Grosseteste avait ensuite traduit en latin. Désespérant des mauvaises traductions de la physique d’Aristote, il avait pris le parti de chercher par lui-même les vérités des sciences que les textes si malheureusement altérés lui dérobaient. Sous l’influence néo-platonicienne du pseudo-Denys et des commentateurs arabes d’Aristote, il avait édifié une théorie de la perspective, c’est-à-dire de l’optique, d’où il déduisait tout un système du monde. Il y indiquait déjà la nécessité d’appliquer les mathématiques à la physique : toutes choses, disait-il, peuvent et doivent se traduire par des lignes, des angles et des figures ; ce n’est qu’une fois ainsi représentées que nous les pénétrons vraiment. Roger Bacon partagea ces vues.
Le souci d’élégance et de précision philologique, le goût des faits concrets, singuliers, démonstratifs, dans le domaine des sciences de la nature, mêlés d’aspirations et d’envolées platoniciennes, demeureront de tout temps les caractères distinctifs des écoles anglaises. Grosseteste en fut-il l’initiateur ou le premier témoin marquant ? Il est probable que ces tendances répondaient à quelque besoin du tempérament national, puisque nous les voyons persister et s’épanouir de génération en génération. Grosseteste avait légué aux Franciscains d’Oxford une bibliothèque de très rares manuscrits latins et grecs, qu’il s’était constituée, et Roger Bacon l’a certainement utilisée en divers temps.
À l’influence de Grosseteste se superpose, plus large et plus puissante sans doute, mais s’exerçant dans les mêmes directions, celle des frères Mineurs. Ceux-ci avaient établi un centre d’études à Oxford, en 1224, du vivant même de saint François d’Assise. Leurs débuts avaient été modestes. Ils étaient arrivés pour la fête de la Toussaint et leurs émules, les frères Prêcheurs, déjà installés dans la place, leur avaient donné l’hospitalité. Huit jours plus tard, ils avaient loué une maisonnette sur la paroisse Sainte-Ebbe et, en quelques mois, un grand nombre d’étudiants, de jeunes gens de la noblesse, ravis de leur simplicité, avaient demandé à entrer dans l’Ordre. Ces jeunes gens n’avaient pas abandonné la faculté des arts, ils avaient au contraire redoublé de zèle dans leur travail ; chaque jour, à heures fixes, ils quittaient en groupe leur maison, pour se rendre à leurs cours ; le chroniqueur ajoute qu’ils étaient si heureux de leur vocation et de leur nouvelle vie commune, qu’ils ne pouvaient pas se regarder sans rire.
En 1225, ils louèrent une maison plus grande. Le roi d’Angleterre Henri III leur fut très dévoué. Mais surtout le chancelier de l’Université en personne, Robert Grosseteste, fut entièrement conquis ; il les combla de présents et résolut de donner son enseignement dans leur propre maison. C’est ainsi que l’université d’Oxford devint, sans coup férir et pour plus d’un siècle, à peu de chose près l’organe des grey-friars – des frères gris, car leur froc, comme celui de nos Cordeliers, était de couleur bise et non pas de bure brune. Grosseteste, fils de pauvres gens, évêque tout franciscain d’esprit, qui renonçait à ses titres et revenus et qui se réjouissait de voir ses élèves porter des vêtements rapiécés, n’entra pas dans l’Ordre. Son intime ami, Adam Marsh, ou de Marisco, le remplaça vers 1230 comme maître à l’école des Mineurs et se fit franciscain sur ses vieux jours. Roger Bacon, qui fut peut-être élève de celui-ci, le cite toujours avec admiration, en compagnie de Robert Grosseteste.
Ainsi, à Oxford, l’étudiant Roger Bacon a vécu dans une atmosphère presque exclusivement franciscaine et au temps du plein essor des frères Mineurs. Ce n’était pas, en dépit des préjugés fort injustes dont les Franciscains ont pâti par la suite, un milieu défavorable à la science. Bien au contraire. La mission extérieure de l’Ordre de saint François était de prêcher la pénitence. Pour prêcher, il convenait d’être instruit ; aussi voyons-nous, dès l’origine, les frères Mineurs, aussi bien que les frères Prêcheurs, établir des centres d’études auprès des grandes universités de Bologne, de Paris, d’Oxford. Partout, presqu’immédiatement, c’est le même empressement, la même ardeur à s’enrôler sous la bannière des nouvelles milices. Non seulement les plus brillants, les mieux doués parmi les étudiants, mais aussi des maîtres déjà âgés s’empressent pour prendre l’habit. À Paris deux maîtres en théologie de renom, anglais l’un et l’autre, Alexandre de Halès et Jean de Saint-Gilles, entrent le premier chez les Mineurs, le second chez les Prêcheurs. Très vite, les Ordres Mendiants viennent à jouer un rôle de premier plan dans la vie universitaire. Les maîtres séculiers ne tarderont pas à prendre ombrage de cette prépondérance ; il s’ensuivra de longues controverses et des luttes très âpres, qui n’arrêteront pas l’ascension triomphale de ceux dont la science et le zèle offusquaient. Au XIIIe siècle, lorsqu’on parle des ordres savants, ou comme écrit Bacon, des ordres qui étudient, il ne s’agit plus de bénédictins ou de tels autres cénobites, vivant loin du siècle, selon des règles anciennes et apparemment engourdis, embarrassés de leurs richesses, de l’administration de leurs immenses propriétés, il s’agit des deux jeunes Ordres Mendiants, nouveau-venus, dont la croissance et l’expansion tiennent du prodige.
Roger Bacon, qui exprime pourtant plus souvent son mécontentement que sa satisfaction quant à l’état des études, écrira vers 1272 dans son abrégé de philosophie : « Jamais il n’y a eu d’aussi belles manifestations de la science, ni de zèle aussi prononcé pour l’étude, en tant de facultés, ni en tant de pays, que depuis quarante ans. Les docteurs, en effet, et spécialement ceux de théologie, se rencontrent partout, dans les villes, dans les places fortes, dans les bourgs, et cela surtout grâce aux deux Ordres qui étudient. » Une pointe d’ironie, et peut-être de blâme, perce dans cette phrase ; il n’en reste pas moins que le milieu des Mineurs et des Prêcheurs, de l’aveu même de Roger Bacon, était des plus favorables aux études.
Un second trait non moins marqué de la vocation des Mineurs est aussi, dès le début, celui des missions lointaines, de l’expansion du royaume du Christ. Saint François envoie des frères en Afrique ou en Terre Sainte et visite peut-être lui-même le Sultan. Cette vocation exige et aussi facilite la connaissance des langues étrangères. Vers 1220, les Mineurs sont déjà fixés à Constantinople et ils ont dans leur maison des lecteurs grecs. Rapidement ils essaiment à Thèbes, Athènes, Corinthe. Les négociations qui aboutiront à la réconciliation, par malheur momentanée, de l’Église Orthodoxe avec le Saint-Siège, sont menées principalement par des frères Mineurs. Un Anglais, Aymon de Faversham, maître à l’Université de Paris et protecteur des Franciscains d’Angleterre, est envoyé à Nicée en 1234 par le pape Grégoire IX pour y reprendre les pourparlers. Les relations des Mineurs anglais sont également fréquentes avec l’Italie méridionale, l’ancienne Grande Grèce, où il subsiste encore à cette époque trois évêchés et un archevêché helléniques. Aussi bien, à Oxford, savait-on et enseignait-on le grec avec toute la perfection possible alors. Roger Bacon le possédera bien et en donnera même une grammaire. Le fait est rare vers le milieu du siècle. Saint Albert le Grand et saint Thomas d’Aquin ignoreront le grec et seront contraints de se servir pour leurs travaux sur Aristote de la traduction assez lourde, mais néanmoins fidèle, due à leur confrère, le prêcheur flamand Guillaume de Moerbeke, que Roger Bacon critiquera vivement et non sans quelque injustice.
Oxford offrait en outre des facilités exceptionnelles pour l’étude de l’hébreu. Une colonie juive, chassée de Rouen, y avait été accueillie par Guillaume le conquérant. Elle habitait un quartier spécial et ses membres enseignaient leur langue aux étudiants. Roger Bacon saura l’hébreu beaucoup mieux qu’il n’était d’usage de son temps.
L’enseignement dispensé à Oxford était d’abord celui des arts libéraux, et tout spécialement celui des langues et des sciences de la nature. C’était sur ces deux disciplines que l’on mettait l’accent, et c’était par là qu’Oxford se distinguait des autres Universités, Bologne qui développait de préférence la culture du droit romain, et Paris, où la philosophie venait de conquérir la première place aux dépens de la grammaire et des sciences séparées. À Oxford, on ne pouvait devenir maître en théologie sans être auparavant maître ès-arts ; à Paris, au contraire, il fut porté interdiction aux maîtres ès-arts d’enseigner la théologie.
Les langues anciennes, grec et hébreu, les mathématiques, la physique, l’astronomie, la magie naturelle, nous dirions aujourd’hui l’histoire naturelle et 1a chimie, telles étaient donc les connaissances où Roger Bacon pouvait s’initier et se perfectionner. Un passage de l’Opus tertium dans lequel il exprime son admiration pour Robert Grosseteste indique quelles devaient être ses ambitions d’étudiant et dans quels domaines il devait de préférence porter ses efforts : « Personne, écrit-il, ne posséda les sciences comme l’évêque de Lincoln. Il dut cet avantage à sa longue carrière, à sa grande expérience, à son ardent désir d’apprendre, à son application et aussi à sa connaissance des mathématiques et de la perspective. Il fut par là en mesure de tout savoir. » Ne s’était-il pas tracé un programme tout semblable pour lui-même ?
Il est difficile d’indiquer plus de détails avec sécurité. Les maîtres dont Roger Bacon suivit les leçons se plaçaient évidemment dans le rayonnement direct de Grosseteste, si celui-ci était trop vieux pour l’avoir eu lui-même comme élève. Ce furent, peut-être, Adam Marsh, dont nous possédons un recueil de lettres curieux ; Thomas de Galles, archidiacre de Lincoln, très franciscain d’esprit, fils de pauvres gens, et qui n’accepta d’être évêque de Saint-David, son pays natal, que pour partager la misère de ses compatriotes ; peut-être aussi Edmond Rich, sous lequel avait étudié Grosseteste en personne, qui fut archevêque de Cantorbéry de 1234 à 1249, et, qui, l’un des premiers en Europe occidentale, commenta la logique d’Aristote.
LE MAÎTRE PARISIEN
À Paris se discutent tous les problèmes vitaux de la Chrétienté. À Paris se forment les maîtres les plus illustres, s’édifient et se défont les réputations. C’est à ce foyer le plus ancien, le plus ardent et le plus tumultueux du savoir, à cette source de toutes les nouveautés, que les jeunes gens bien doués brûlent de poursuivre leurs études et sans doute de chercher une consécration de leur talent. Roger Bacon y arrive peut-être dès 1236. En tout cas il y réside en 1245, car il écrit qu’il a vu de ses yeux le célèbre Alexandre de Halès, mort cette année-là.
Il semble que ce séjour à Paris ait duré une quinzaine d’années. Roger Bacon aurait étudié, puis enseigné les arts libéraux. Et cela non sans succès, car il écrit vers 1267, dans l’Opus tertium : « Quant à la réputation que j’ai acquise en d’autres temps par mes travaux, je reconnais mon humilité. » Il avait donc le droit de faire état d’une réputation, dont l’origine se place vraisemblablement lors de son enseignement parisien.
Fut-il dès le début ou vers la fin de cette période maître en théologie ? Quelques documents, assez rares et peu sûrs, lui donnent ce titre. En tout cas l’ensemble de ses écrits traite de matières qui relevaient des arts libéraux. Il suffit d’en comparer quelque page au hasard avec les pages de saint Bonaventure ou de saint Thomas d’Aquin, pour se convaincre que la théologie n’a jamais été l’objet particulier de son enseignement. Le précis ou abrégé d’études théologiques lui-même n’est qu’une sorte de discours sur la méthode, une critique et une nomenclature des erreurs à éviter, plutôt qu’un traité de théologie au sens propre du mot. Roger Bacon fut donc maître ès-arts durant une grande partie de sa carrière, sinon toute sa carrière. Peut-être, sur le tard, étant religieux et spécialisé dans l’enseignement de ses jeunes confrères, obtint-il le titre de maître en théologie ; mais cela est douteux.
Il fut clerc et même religieux. Mais reçut-il le sacrement de l’Ordre ? Fut-il prêtre ? Rien de moins établi. Fréquemment, les maîtres séculiers de l’Université ne dépassaient pas les ordres mineurs ; tel fut le cas entre autres, à Paris, de Siger de Brabant, l’averroïste, ou de Guillaume de Saint-Amour, le célèbre adversaire des Ordres Mendiants. Des professeurs de droit se mariaient ; Roger Bacon lui-même invoque ce fait contre les légistes, qu’il accuse de précipiter la ruine des États en transgressant ainsi les règles traditionnelles, et de hâter la venue de l’Antéchrist. Un grand nombre de religieux, bénédictins, cisterciens, franciscains même, n’étaient pas prêtres. Saint François d’Assise avait disposé que ceux qui entreraient dans l’Ordre « sans savoir les lettres » n’étudieraient pas, et continueraient à se livrer aux travaux manuels. Il en résultait que chez les Mineurs, les clercs seuls étaient autorisés à étudier. Sans doute, Roger Bacon entrant dans l’Ordre, déjà âgé, et après une carrière brillante de maître séculier, fut-il ordonné prêtre rapidement. Toutefois ce n’est pas absolument évident ; les marques de piété qui se relèvent dans ses écrits, par exemple au sujet de l’Eucharistie, ne sont pas décisives ; elles peuvent s’interpréter au sens large d’un religieux, qui participerait dévotement au Saint Sacrifice, sans le célébrer lui-même.
Arrivant à Paris, quelle position Roger Bacon va-t-il prendre dans les querelles du jour ? Au début du XIIIe siècle, la théologie n’est pas encore une science organisée. Toutes les études s’orientent vers elle, les arts libéraux ne sont destinés qu’à l’éclairer ; mais parce qu’on se fait d’elle une idée si élevée et si compréhensive, ses frontières ne sont pas rigoureusement fixées. Les maîtres ès-arts ne se font pas scrupule d’empiéter sur son domaine, expliquant et commentant à l’occasion des passages de l’Écriture. C’est donc dans un système complexe de tendances et de doctrines, sciences, philosophie et théologie mêlées, qu’il convient d’imaginer Roger Bacon étudiant, s’orientant et bientôt prenant parti avec violence.
Pour débuter, quels maîtres se choisit-il ? Il les cite lui-même maintes fois dans ses écrits. Ce sont des mathématiciens, des astronomes, des théologiens curieux de sciences naturelles. Ainsi Campanus de Novare, mathématicien et computiste, Jean de Londres, astronome ; puis surtout Pierre de Maricourt, qu’il nomme avec une grande vénération le maître des expériences ; et Guillaume d’Auvergne, évêque de Paris de 1228 à 1249, qui fut l’un des premiers à utiliser les travaux grecs, arabes et juifs relatifs à la magie naturelle.
Pierre Pérégrin de Maricourt en Picardie est à peine connu aujourd’hui. Une lettre sur l’aimant et un traité de l’astrolabe sont les deux seules œuvres qui nous soient parvenues sous son nom. Elles sont du reste excellentes et originales pour leur époque. La science expérimentale y est préconisée en des termes que ne désavouerait nul savant aujourd’hui : « Pour les œuvres occultes, dit-il, on a besoin de ses mains, autant que de son esprit. » Roger Bacon trace de lui un portrait enthousiaste : il est secret et solitaire, plein de mépris pour la foule, pour les faux savants, les charlatans de la philosophie et du droit, les médecins ridicules, les théologiens ignorants ; il préfère consulter sur leurs connaissances des soldats, des paysans, de vieilles femmes, qui ont vu et expérimenté par eux-mêmes. Aussi sa science est-elle merveilleuse ; il excelle en optique ; entre autres, il a retrouvé les miroirs ardents d’Archimède ; il a construit une sphère qui imite les mouvements du ciel. Cette sphère, Roger Bacon rêve de la perfectionner de telle sorte que, par force magnétique, elle se mouvra d’elle-même ; la statue qui lui a été élevée à Oxford le représente tenant en mains cette merveilleuse figure de toute sa science et de l’univers. Quant à lui, Roger Bacon déclare qu’il tient de maître Pierre l’essentiel de ce qu’il sait ; un tel savant rendrait plus de services au roi Louis IX que toute l’armée des croisés : de même qu’Alexandre le Grand a pu conquérir l’Asie grâce à la science qu’Aristote avait mise à son service, de même saint Louis pourrait s’emparer de la Terre Sainte et assurer le triomphe définitif de l’Église sur les nations infidèles s’il songeait à solliciter les bons offices du maître des expériences et de ses disciples.
Les études d’alchimie, d’optique, d’astronomie, qui occupent une grande place dans les écrits de Roger Bacon et représentent un énorme travail de lecture des textes, de pénétration et de confrontation des doctrines, doivent sans doute être attribuées à cette période. Les écrits des savants arabes, que Bacon connaît bien faisaient alors l’objet des discussions des maîtres parisiens. Ses commentaires de divers traités d’Aristote pourraient aussi être assignés à cette époque ; quelques érudits inclineraient à y voir de simples rédactions d’élèves.
Un tel programme aurait pu suffire à occuper abondamment une vie de savant ou de professeur. Mais Roger Bacon ne se borne pas là ; il prend un très vif intérêt à la réforme des études théologiques qui est en train de s’opérer sous ses yeux dans les écoles parisiennes. Primitivement, le maître de théologie se bornait à lire le texte de l’Écriture et à en donner au fur et à mesure des commentaires grammaticaux, historiques, scientifiques, moraux, allégoriques. Et sans doute, à Oxford, du temps de Roger Bacon, s’en tenait-on encore à cette méthode très simple. Mais à Paris, le succès du livre des Sentences de l’évêque Pierre Lombard, avait introduit des modifications profondes dans les méthodes d’enseignement. Bien entendu subsistait la première initiation, la prise de contact avec le texte sacré, qui consistait à le parcourir sommairement, à le déchiffrer. En dépit des insinuations et des critiques outrées de Roger Bacon, ce travail pouvait durer des années. Ensuite, le jeune théologien passait à l’étude et au commentaire du livre des Sentences, qui le retenait plus longtemps encore. Les Sentences n’étaient en effet autre chose qu’un grand catéchisme très développé, qu’un exposé d’ensemble des doctrines de l’Église touchant le dogme et la morale, présenté sous forme de questions, d’une façon logique et systématique. Ce n’était qu’après cette étude, sans doute plus philosophique que scientifique, qu’on revenait à l’explication du texte même de l’Écriture Sainte. Au XIVe siècle, les bacheliers en théologie ne seront admis à expliquer que les Sentences, l’explication de la Bible revenant aux seuls maîtres.
C’est au temps où Roger Bacon séjourne à Paris que le lecteur des Sentences prend dans les écoles le pas sur le lecteur de la Bible. Bacon s’indigne de cette innovation au delà de toute mesure : il ne perd pas une occasion de proclamer que c’est là une erreur mortelle, l’un des grands péchés de la théologie ; qu’il est sacrilège de préférer au texte sacré des écrits modernes nullement vénérables, à la parole de Dieu, celle des hommes. Les Pères, dit-il, les docteurs et les sages du passé, Robert de Lincoln ou Adam Marsh, par exemple, n’ont jamais expliqué autre chose que le texte même de l’Écriture. C’est ainsi que le R. P. Mandonnet a pu dire qu’à Paris, au milieu du XIIIe siècle, Roger Bacon faisait figure de retardataire, de partisan obstiné et de plus en plus isolé des vieilles méthodes d’enseignement dépassées.
Néanmoins, ce serait une grave erreur de le voir comme un simple réactionnaire incompréhensif et mécontent. Ses critiques sont acerbes, non seulement parce que, selon son sentiment, il y va de tout, de l’intégrité de la foi, de la religion même, mais aussi parce qu’il a sur les études d’autres idées, qu’il croit excellentes et seules capables d’assurer le triomphe de l’Église. Il est partisan des anciennes méthodes certes, mais rénovées par l’enseignement d’un Grosseteste ou de tels autres auprès desquels il s’est lui-même instruit, par l’apport et l’usage des disciplines où il excelle et spécialement par la connaissance des langues et des sciences de la nature. Toutes les sciences, dit-il, sont nécessaires à l’étude de l’Écriture Sainte, parce qu’elle les contient toutes d’avance. Son programme se résumerait donc dans le titre de l’opuscule de son grand confrère, saint Bonaventure : la réduction des arts libéraux à la théologie. Aussi lui paraît-il monstrueux qu’on prétende enseigner celle-ci comme on le fait de plus en plus à Paris, sans avoir longuement et complètement étudié ceux-là.
Schématiquement, d’une façon peut-être trop sommaire, mais claire, son point de vue pourrait se définir ainsi : il conçoit la théologie comme un continuel va-et-vient, un échange incessant et toujours plus fécond entre les sciences, l’expérience et le texte de l’Écriture. Or le plan que réalisent les grands scolastiques, ses contemporains, est différent. Ils dégagent de l’Écriture Sainte les articles de foi, qu’ils traitent comme les principes immédiats de la théologie, c’est-à-dire d’une science qu’ils entreprennent d’édifier selon les concordances d’une philosophie chrétienne élaborée par ailleurs.
Ces distinctions, ces cheminements, Roger Bacon les juge arbitraires. Il lui semble que l’on repousse en définitive au second plan le seul élément qui devrait compter, le texte même de l’Écriture. Ainsi s’expliquent et se justifient partiellement son ardeur au combat, son entêtement, ses violences verbales, les excès dont il est sans doute devenu la victime. Car, durant toute sa vie, il assistera aux luttes, aux progrès et enfin au triomphe total des tendances qu’il condamne avec tant de décision. Et il n’est jamais sans danger de prendre trop résolument position contre les opinions régnantes.
Roger Bacon s’attaque nommément, à diverses reprises, aux docteurs les plus illustres de son temps. Alexandre de Halès, maître parisien, était entré sur le tard chez les frères Mineurs qui le tenaient à juste titre pour un de leurs plus grands hommes ; il avait composé une Somme théologique monumentale, l’une des premières en date. Roger Bacon l’accuse d’avoir le premier, dans son enseignement théologique, préféré le commentaire des Sentences à celui de l’Écriture. Le mal aurait été moins grand, ajoute Bacon, si au moins il avait choisi les textes des histoires de Pierre le Mangeur, lesquelles sont cousues d’absurdités, mais ne s’éloignent pas trop des récits bibliques. Il lui reproche aussi de n’avoir rien compris aux traités de sciences naturelles d’Aristote et même de ne pas les avoir lus, ce qui semble excessif. Il s’en prend avec non moins de violence et beaucoup plus souvent au frère prêcheur saint Albert le Grand dont l’enseignement à Paris, de 1240 à 1248, du temps même où Bacon y était maître ès-arts, rencontrait un immense succès. C’était alors qu’Albert édifiait les pièces essentielles de sa grande encyclopédie, qu’il adaptait la physique et la métaphysique d’Aristote et qu’il les insérait dans ses propres traités. Quelques années plus tard, Rager Bacon critiquera avec non moins d’aigreur l’enseignement de saint Thomas d’Aquin.
Les textes de Roger Bacon qui nous sont parvenus paraissent pour la plupart assez postérieurs à son premier séjour parisien, puisque la date approximative de 1267 est en général assignée à son triple Opus. Néanmoins, ils donnent sans aucun doute le ton de ses discours et l’état d’esprit qui était déjà le sien, quelque vingt ans auparavant, quand les faits incriminés commençaient à développer leurs conséquences sous ses yeux.
La célèbre diatribe contre Alexandre de Halès se trouve dans l’Opus minus : « Toutes les erreurs qui infectent la science, déclare Bacon, proviennent de deux docteurs. L’un est mort, l’autre vit encore. Celui qui est mort fut homme de bien, riche, archidiacre et maître en théologie. Aussi, quand il entra chez les Mineurs, il se fit beaucoup de bruit, non seulement pour ce qu’il y avait à louer en lui, mais parce que l’Ordre des Mineurs était nouveau et négligé à cette époque. Il édifia donc le monde et rehaussa ses confrères ; ils le portèrent alors aux nues, mirent sous son autorité toutes les études et lui attribuèrent cette grande Somme dont un cheval aurait sa charge et qui n’est même pas de lui. On la mit sous son nom à cause du grand respect dont il était entouré et on l’appela la Somme du frère Alexandre. Il n’en est pas moins vrai qu’il n’a jamais lu la philosophie naturelle ni la métaphysique ; qu’il ne les a pas entendu exposer, puisque les livres les plus importants de ces sciences et les commentaires n’étaient pas traduits quand il étudiait et plus tard pendant longtemps, ils furent excommuniés et suspendus à Paris, où il fit des études. Avant la dispersion de l’Université, ces livres étaient peu connus ; et quand l’Université fut de retour, il entra parmi les Mineurs, déjà vieux et maître en théologie. Donc il a ignoré la physique, la métaphysique, qui fait aujourd’hui la gloire des modernes, et par suite la logique, qui en dépend. Quant à la Somme, elle est pleine d’erreurs et de chimères et personne ne la fait plus transcrire. Que dis-je, l’exemplaire pourrit chez les Frères, personne n’y touche, personne ne l’a vu en ce temps-ci. Il est certain aussi qu’il a ignoré toutes les connaissances dont je parle ; il n’y en a pas un mot dans sa Somme et on ne les étudie même pas encore à Paris. » Sans doute Alexandre de Halès était-il moins expert que Bacon en sciences naturelles ; mais un tel texte permet aussi d’entrevoir à quel écrivain d’humeur, et même d’humour nous avons affaire : aussi vif, clair et plaisant qu’inéquitable. Car jamais les frères Mineurs n’ont tenu Alexandre de Halès en oubli ; tous au contraire se réclament de lui, comme de leur précurseur ; et à l’heure même où Bacon portait cette accusation, saint Bonaventure déclarait qu’il est le maître et le père des Mineurs, que toute leur théologie procède de lui. Jean Peckam, qui fut archevêque de Cantorbéry, et composa une astronomie et une perspective, enseignait au couvent de Paris, alors que Bacon y écrivait l’Opus minus ; il identifie lui aussi la doctrine des Mineurs avec celle d’Alexandre de Halès.
Un peu plus loin, le même texte s’en prend à saint Albert le Grand, le second docteur, encore vivant, d’où vient tout le mal. Il se trouve un peu moins étrillé, sans doute en considération de ses efforts pour pénétrer les nouveaux livres d’Aristote et de son goût bien évident pour les sciences naturelles : « Cet homme n’a jamais fait d’études scolaires, jamais suivi de leçons de philosophie et, dans son Ordre, il n’a pu s’instruire, étant lui-même le premier maître de philosophie parmi ses confrères ; et certes j’en fais plus de cas que de tous les autres savants vulgaires, parce que c’est un homme studieux, qui a beaucoup vu, recueilli des observations et rassemblé des faits utiles ; mais il pèche par la base ; il ne sait rien, rien dans les langues, la perspective, la science expérimentale ; et cependant on le cite à Paris, il y est le docteur par excellence, à la grande confusion de la science. Jamais on n’a vu un tel abus en ce monde. Dieu m’est témoin que je ne parle que dans l’intérêt de la sagesse et parce que la foule croit que ces deux hommes ont tout su et se confie à eux comme à des anges. D’ailleurs, ce n’est pas leur faire injure : l’ignorance n’est pas un crime ; il y a un nombre infini d’hommes habiles et d’une grande valeur, clercs ou laïcs, qui sont tout aussi ignorants, sans laisser que d’être très utiles en ce monde. Celui dont je parle a même rendu de grands services à la science, mais pas au sens où on le croit. »
Ces critiques lui semblent si capitales qu’il y revient à plusieurs reprises : « Ce qui ruine la science en ce temps, c’est que depuis quarante ans on a vu surgir dans l’enseignement des gens qui se sont créés eux-mêmes maîtres et docteurs en théologie et en philosophie... Tels sont les chefs des deux ordres qui étudient, comme Albert et Thomas, et d’autres, qui prennent le froc à l’âge de vingt ans et au-dessous. Ils sont devenus maîtres en théologie et en philosophie avant d’avoir été élèves. » Autrement dit, ils n’ont pas consacré un temps suffisant à l’étude des arts libéraux. Certain passage de l’Opus minus est encore plus vif : « Tous les modernes, sauf quelques exceptions, méprisent les sciences, et surtout ces théologiens nouveaux, les chefs des Mineurs et des Prêcheurs, qui se consolent ainsi de leur ignorance et étalent leurs vanités aux yeux d’une multitude imbécile... » L’abrégé d’études philosophiques renferme des passages semblables ; c’est d’ailleurs l’une des habitudes constantes de Roger Bacon de reprendre dans ses divers écrits les mêmes idées dans les mêmes termes : « Une raison pour laquelle nos pères ont fait fausse route dans l’étude, c’est que depuis plus de quarante ans on voit se lever des hommes qui se sont donnés eux-mêmes le titre de maîtres et de docteurs en théologie et en philosophie, et pourtant ils n’ont jamais rien appris qui vaille ; ils n’en ont pas d’ailleurs la volonté et leur état les en empêche... Ceux dont je parle sont des jeunes gens inexpérimentés ; ils n’ont la connaissance ni d’eux-mêmes, ni du monde ; ils ignorent les langues sapientielles, qui sont nécessaires pour faire des études... Ils ne connaissent pas davantage les différentes branches de la philosophie et des sciences profanes quand ils commencent à étudier la théologie, qui réclame tout le savoir de l’homme ainsi que l’enseignent tous les saints et que tous les savants en sont convaincus... Ils n’ont pas cherché à se faire enseigner par d’autres la philosophie. Ils ont eu l’incroyable présomption de vouloir l’apprendre par eux-mêmes, sans le secours d’aucun professeur et ils sont devenus maîtres en théologie et en philosophie avant d’avoir été élèves... Ces faits se produisent des rivages de l’Angleterre jusqu’aux limites du monde chrétien... »
C’est l’indignation d’un maître ès-arts qui voit les foules et aussi sans doute ses meilleurs élèves le délaisser pour suivre les nouveaux maîtres en théologie, Albert, Thomas, Bonaventure ; mais c’est, plus encore, le scandale d’un esprit pénétré de l’importance des études traditionnelles de philologie ou de sciences naturelles, qui les voit dédaignées.
BACON FRÈRE MINEUR
Les citations qui précèdent laissent clairement paraître que Roger Bacon, en ce qui le concerne, est devenu religieux à un âge beaucoup plus avancé que vingt ans, et après avoir appris dans le siècle tout ce qui pouvait s’y apprendre. La date et les circonstances de son entrée chez les frères Mineurs sont inconnues. Il quitte Paris vers 1251, pour retourner à Oxford, où il demeure environ six ans. Il revient à Paris en 1257. Les biographes ont proposé de placer sa prise d’habit, les uns avant son départ, les autres lors de son séjour à Oxford, d’autres encore après son retour à Paris. Il est permis de supposer que seul un motif important a pu lui faire prendre la résolution de retourner dans son pays, et que ce motif était sa décision d’entrer chez les Mineurs. Il aurait donc reçu le froc, lors de son arrivée à Oxford, vers 1251, à l’âge de quarante ans passés.
Depuis 1220, un noviciat d’un an était exigé de tous les postulants. Roger Bacon s’y sera soumis, mais avec tous les adoucissements qui devaient être réservés à un homme déjà vieux et jouissant d’une certaine renommée dans le monde. Ensuite, l’usage étant que les maîtres entrés dans l’Ordre y continuent leur enseignement, Bacon aura repris l’étude des sciences qu’il avait pratiquées à Paris. Les arts libéraux jouissaient à Oxford d’une vogue justifiée par une tradition glorieuse et par le savoir des maîtres ; néanmoins leur enseignement public était peu favorisé chez les religieux. Il faut donc supposer que Roger Bacon donnait des conférences privées, en marge des programmes réguliers, et destinées à éclairer les étudiants sur les grands problèmes qui se débattaient dans le siècle ; ou encore qu’il était autorisé à enseigner la théologie à sa façon, c’est-à-dire en s’efforçant d’utiliser la grammaire et les sciences pour l’interprétation de l’Écriture, ce qui n’est pas trop invraisemblable en ce temps et en ce lieu. En tout cas, il poursuivait ses travaux, car il se plaindra plus tard d’avoir été contraint de les interrompre pendant deux ans seulement ; et son séjour à Oxford est de six années.
À cette époque, le couvent des frères Mineurs d’Oxford était célèbre par l’excellence de son recrutement. Les différentes provinces de l’Ordre y envoyaient des élèves. Il s’y rencontrait non seulement des Écossais, des Irlandais et des Français, mais encore des Italiens, des Espagnols, des Portugais, des Allemands, venus pour achever leurs études. Des lecteurs anglais étaient réclamés dans toute l’Europe. Les premiers lecteurs de la province d’Allemagne furent des Anglais, qui avaient reçu l’habit à Paris. La province d’Angleterre donnait non seulement l’exemple de la science, mais aussi celui du zèle et de la vertu : « Je voudrais, dit le maître général Jean de Parme, que cette province fût placée au milieu du monde pour servir de modèle à toutes les églises. » Adam Marsh parle avec fierté, dès son temps, de la multitude de novices robustes, vigoureux, d’illustres familles, fervents et brillants d’intelligence qu’il voit groupés autour de lui.
Ces circonstances auraient, semble-t-il, été propres à retenir Roger Bacon dans son pays natal. Or il retourne à Paris dès 1257. Nous ignorons pour quelles raisons. Sa famille était-elle exilée, persécutée, et se trouvait-il compris dans cette proscription ? Ou bien avait-il déjà fait preuve d’insubordination et ses supérieurs le renvoyaient-ils à Paris, pensant qu’il se réadapterait avec moins de difficultés au milieu où il avait vécu pendant quinze ans ? Lui-même se contente de nous apprendre que, vers cette époque, « à cause d’un grand nombre de langueurs et d’infirmités variées », il fut obligé d’abandonner l’enseignement et même que, pendant deux ans, sa santé fut si chancelante qu’il dut se reposer en abandonnant tout travail.
Le voici donc de retour à Paris, poursuivant ses études, un peu à l’écart, mais résidant certainement au grand Couvent des Cordeliers. Il avait fréquenté cette maison lors de son premier séjour parisien, n’eût-ce été que pour visiter les nombreux étudiants anglais qu’elle hébergeait de tout temps ; peut-être même l’avait-il déjà habitée en qualité d’hôte de passage. Dorénavant, sans hésitation possible, l’y voici fixé pour de longues années : « en exil », écrit-il, mais il faut entendre simplement par ces mots qu’il se plaignait d’être éloigné de sa patrie.
Les frères Mineurs eurent une résidence à Paris, avant 1224. Le grand Couvent était établi, depuis 1234, sur un terrain offert par le roi saint Louis proche de la porte Saint-Germain et s’étendant jusqu’aux environs de la porte Saint-Michel, contigu à la paroisse des Saints-Côme et Damien, aux collèges de Bourgogne, de Justice et d’Harcourt. Après divers aménagements et agrandissements réalisés grâce à de nouvelles libéralités du roi, les bâtiments se développèrent dans toute leur ampleur à partir de 1245. À cette date, Alexandre de Halès, le docteur irréfragable, fut enseveli solennellement dans l’église conventuelle. Cette vaste nef gothique mesurait trois cent vingt pieds de long et quatre-vingt-dix pieds de large ; une prédication pour les clercs y avait lieu à toutes les fêtes de l’année. Le couvent lui-même était fort peuplé ; chaque province de l’Ordre avait le droit d’y envoyer deux étudiants destinés aux fonctions de lecteurs ; dès 1239 l’Ordre des Mineurs comptait trente-deux provinces, c’était donc soixante-quatre boursiers que Paris devait recevoir ; auxquels s’ajoutaient les étudiants de faveur dont la pension était payée par leur couvent ou par eux-mêmes, les voyageurs et les hôtes momentanés. En 1279, le chapitre général des Mineurs, tenu à Assise, ordonne que le nombre des étudiants en résidence au couvent de Paris sera réduit à cent quarante ; si l’on y ajoute les frères lais et les domestiques, c’est avec une population d’au moins deux cents personnes qu’il faut compter.
Quels personnages marquants Roger Bacon a-t-il pu y connaître ? Outre Alexandre de Halès, mort avant son second séjour parisien, il a sans doute rencontré Jean Peckam, le futur archevêque de Cantorbéry ; et surtout saint Bonaventure, dont l’enseignement au couvent de Paris commence en 1245. Roger Bacon ne les cite pas, respectant en ce qui les concerne la convention qui voulait que le nom de contemporains ne fut pas mentionné dans des écrits scientifiques. Mais il est permis de supposer aussi qu’il omet de parler d’eux parce que ses idées diffèrent trop des leurs pour qu’il les invoque, cependant que la charité fraternelle lui interdit de les critiquer nommément.
Son entrée chez les Mineurs aurait-elle été, comme on l’a prétendu au XIXe siècle, une entrave à ses études ? Il n’y paraît guère, puisque justement, de son temps, les Ordres Mendiants sont les ordres qui étudient, et que l’Église, loin de paralyser les sciences, est au contraire la seule institution qui en assure le développement. Du reste, nous possédons une preuve massive et bien évidente qui emporte tout : les écrits de Roger Bacon qui nous sont parvenus sont postérieurs à son entrée dans l’Ordre. Il déclare lui-même qu’il n’a jamais cessé de travailler depuis quarante ans, sauf deux années d’interruption causées par la maladie, ou encore, que depuis dix ans il a consacré tous ses moments de loisir à l’étude de la perspective.
Ses plaintes, sauf deux à trois exceptions, sont tout à fait générales et exprimées dans les termes coutumiers aux hommes d’étude : il regrette le manque de ressources qui ne lui permet pas de se procurer les instruments d’investigation qu’il souhaiterait, manuscrits, appareils divers, ni de former des disciples ou des aides qu’il pourrait envoyer dans les diverses régions du monde et utiliser pour des travaux d’équipes. Pourtant, il fait mention des élèves qu’il a formés, des disciples qui l’entourent et en particulier du jeune frère Jean, modèle de science et de vertu, qu’il enverra, porteur de ses œuvres, auprès du Saint-Siège. Il se plaint de l’infidélité et de l’indiscrétion des copistes qui divulguent ses écrits et les pillent avant la publication : cette avidité des lecteurs n’est-elle pas aussi une preuve qu’on l’apprécie ?
Rien en tout cela ne permet donc d’imaginer un malheureux savant persécuté et méchamment retranché du monde. Il reste néanmoins que Roger Bacon, tenant des arts libéraux en plein siècle des sommes théologiques, faisait figure d’isolé, d’excentrique, et qu’il devait supporter cette situation avec impatience. Entré en religion sur le tard, indépendant d’humeur, de caractère, de pensée, il devait se plier difficilement à la vie commune. Les malaises, les maladies ajoutaient leur poids à ses épreuves. Une lettre d’Adam Marsh recommande aux supérieurs d’un couvent de prendre grand soin d’un frère Roger, dont la santé est délicate. N’était la chronologie, on serait fort tenté de penser qu’il s’agit de notre Bacon. Enfin sa famille est ruinée, chassée d’Angleterre, exilée. Peut-être même faut-il voir dans son retour à Paris une conséquence de cette débâcle familiale. Quoi qu’il en soit, l’étude demeure son refuge et le moyen le plus certain, le plus puissant d’accomplir sa vocation après comme avant son entrée chez les Mineurs. Et la présence, l’appui de la famille spirituelle qu’il s’était choisie n’ont pu que lui être salutaires.
L’INTERVENTION PONTIFICALE
Le 5 février 1265 eut lieu un évènement sur lequel Roger Bacon fonda d’immenses espoirs : le cardinal de Sainte-Sabine, Guy de Foulques, qui s’intéressait à ses travaux, fut élu Souverain Pontife. Guy de Foulques, Français méridional, avait été un personnage important dans la vie laïque, légiste de saint Louis et ambassadeur. Il était entré dans les ordres après la mort de sa femme et avait été nommé archevêque de Narbonne en 1257. Il devint pape sons le nom de Clément IV. Alors qu’il n’était que cardinal, un de ses clercs, Raymond de Laon, lui avait vanté les travaux de Roger Bacon ; il avait fait demander ses écrits au capricieux frère Mineur et celui-ci n’avait pas répondu.
En mars 1266, le roi d’Angleterre Henri III envoie au Saint-Père un ambassadeur, le chevalier Bonnecor, auquel Roger Bacon, se souvenant des avances qui lui avaient été faites, confie une lettre avec des explications et des excuses verbales. Clément IV y répond le 22 juin 1266, engageant encore une fois Roger Bacon à lui envoyer ses écrits. Le texte de cette lettre pontificale nous est parvenu :
« À notre fils chéri, frère Roger, dit Bacon, de l’Ordre des frères Mineurs. Nous avons reçu avec reconnaissance les lettres de votre dévotion et nous avons pris bonne note des paroles que notre cher fils, le chevalier Bonnecor, a ajoutées pour les expliquer, avec autant de fidélité que de prudence. Afin que nous sachions mieux où vous voulez en venir, nous voulons et vous ordonnons, au nom de notre autorité apostolique, que nonobstant toute injonction contraire de quelque prélat que ce soit ou toute constitution de votre Ordre, vous ayez à nous envoyer au plus vite, nettement écrit, l’ouvrage que nous vous avons prié de communiquer à notre cher fils Raymond de Laon, quand nous étions légat. Nous voulons encore que vous vous expliquiez dans vos lettres sur les remèdes qu’on doit appliquer à un mal suivant vous si dangereux et, qu’avec le plus de secret possible, vous vous mettiez en devoir sans aucun délai. Donné à Viterbe, le dix des calendes de juillet, de notre pontificat la seconde année. »
Alors qu’il vieillissait, de plus en plus négligé sans doute, « oublié et pour ainsi dire enseveli », écrit-il, confondu dans la foule des maîtres du grand couvent parisien, Roger Bacon voyait donc le Souverain Pontife en personne prendre intérêt à ses travaux, l’interroger et, bien plus encore, lui faire une obligation de répondre, brisant d’un mot toutes les résistances qui avaient ou qui auraient pu se manifester. Quelle hâte fiévreuse dut s’emparer de cet esprit passionné et sans doute déjà depuis trop longtemps mortifié, quelle impatience au moindre obstacle, réel ou imaginaire, quel zèle dévorant à développer des idées dans lesquelles il voyait le seul salut possible pour la Chrétienté.
Il rédigea très vite, sous forme de lettre, un long traité, la grande œuvre, l’Opus majus, qu’il fit, pour plus de sécurité et de discrétion, porter à Rome par son disciple Jean, ce religieux âgé de vingt ans, qu’il dit avoir recueilli et instruit pour l’amour de Dieu, qui était sage, doux, savant, qui portait un cilice et qui connaissait, malgré sa jeunesse, mieux que quiconque la vraie philosophie. Ce messager devait compléter la communication par des éclaircissements verbaux indispensables, sans lesquels, semble-t-il Roger Bacon n’imagine pas de véritable enseignement scientifique.
À peine ce premier envoi est-il expédié que Bacon s’empresse de le compléter par un autre. Il s’est aperçu que, voulant tout dire à la fois, il a oublié beaucoup de choses, que des chapitres à peine indiqués exigeaient impérieusement de longs développements et qu’il convenait d’insister plus longuement, plus éloquemment sur des points essentiels. Il entreprend donc d’écrire une petite œuvre, l’Opus minus, à peine moins étendue que la grande. Enfin, par crainte que ces deux premiers écrits s’égarent ou donnent lieu à des malentendus, il en prépare un troisième l’Opus tertium, qui les résume, sans s’interdire d’apporter du nouveau.
À le prendre au mot, ces gros livres auraient été écrits tous les trois au cours de l’année 1267. II paraît impossible qu’un seul homme, quelle que soit sa puissance de production, ait pu exécuter si rapidement un tel travail. Sans doute faut-il comprendre que jusqu’à cette date Roger Bacon n’avait jamais composé ou publié d’ouvrage suivi, parce que l’occasion ne s’était pas offerte, mais qu’il possédait de nombreux matériaux ou traités fragmentaires déjà préparés et qu’il lui a suffi de coordonner.
Nous ignorons quelle suite fut donnée à ses envois. C’est au point que le R. P. Mandonnet a pu contester avec quelque apparence de raison qu’ils aient jamais été faits. Il semble bien pourtant, d’après les textes mêmes, qu’au moins l’Opus majus sera parvenu à destination. Le pape Clément IV meurt dès 1268 et avec lui s’évanouissent définitivement les espérances démesurées que Roger Bacon avait placées dans une intervention pontificale. Car le Saint-Siège demeure vacant près de trois ans, pour être occupé ensuite par Grégoire X, un ami de saint Bonaventure, dont les préoccupations sont par conséquent toutes différentes.
ROGER BACON
FUT-IL VICTIME D’UNE MESURE
DISCIPLINAIRE ?
La lettre du pape Clément IV fait à Roger Bacon un devoir de lui écrire nonobstant toute injonction contraire de quelque prélat ou toute constitution de son Ordre. Cette clause se réfère vraisemblablement à la défense qui avait été faite aux frères Mineurs, par leur chapitre général de Narbonne, en 1260, de publier quelqu’écrit que ce fût sans l’autorisation préalable de leur Général, de leur Provincial et de leurs Définiteurs. Toute infraction devait être châtiée par le jeûne au pain et à l’eau. Mesure d’ordre général prise en vue de l’apaisement des longues querelles qui divisaient les Ordres Mendiants contre eux-mêmes et qui les dressaient contre les maîtres séculiers. Le motif principal avait été, semble-t-il, la nécessité d’imposer silence aux plus turbulents des spirituels, qui propageaient les erreurs millénaristes de l’Évangile éternel. En tout cas, la lettre pontificale libérait clairement Roger Bacon du contrôle de ses supérieurs : « Avant d’être moine, dit-il dans l’Opus tertium, je n’ai rien écrit d’important, et depuis je n’ai pas même pu envoyer le moindre travail à mon frère et à mes amis. » Il allait pouvoir, toute affaire cessante, faire au Pape un exposé complet de ses doctrines.
Avant l’intervention de Clément IV et après la mort de celui-ci, les supérieurs de Roger Bacon pouvaient lui interdire, non pas d’étudier, mais d’enseigner publiquement ou de publier. Ont-ils tenté de le faire ? Dans un fragment retrouvé par le cardinal Gasquet, Bacon les accuse d’avoir exercé sur lui une « ineffable violence » pour le soumettre à leurs volontés. Les termes sont très forts, mais aussi très vagues. Dans l’Opus tertium encore, il écrit au Pape : « Je vous donnerai peut-être des détails sur les mauvais traitements que j’ai subis ; mais je les écrirai de ma main, en considération de l’importance du secret. » Sans doute hésiterait-il à scandaliser les copistes en les mettant au fait de ses griefs réels ou imaginaires. Plus loin, il se plaint des prélats, c’est-à-dire de ses supérieurs, dont, dit-il, au Saint-Père, « vous connaissez le visage et non pas le cœur... Combien de fois j’ai passé pour un malhonnête homme, que de fois on m’a rebuté et leurré de vaines espérances ; que de hontes et d’angoisses j’ai dévorées en moi-même... » Puis, faisant retour sur ses propres travaux, il ajoute fièrement : « Interrogez les plus sages, consultez les chefs de la sagesse, Albert et Guillaume de Shirwood – un maître ès-arts de Paris – bien plus savant que lui ; et ils ne pourront dans le même temps vous satisfaire ; que dis-je, je connais bien leur science : ils sont incapables de jamais s’élever aux connaissances dont je vous parle. »
Jusqu’ici, rien de précis, sinon que Roger Bacon a été mécontent et qu’il a souffert, ce qu’il n’est pas permis de mettre en doute puisque lui-même nous l’affirme. Or une tradition, dont la trace la plus ancienne se relève dans la Chronique des XXIV généraux, postérieure d’un siècle à ces évènements, veut qu’en 1278, au chapitre général des frères Mineurs, Roger Bacon, « maître en théologie », ait été condamné à la prison pour l’enseignement de « certaines nouveautés suspectes », qui ne sont pas indiquées. Cette chronique n’est pas une source très sûre et, semble-t-il, si Roger Bacon avait eu à souffrir la peine d’emprisonnement, il n’aurait pas manqué d’en faire état dans ses écrits autrement que par des allusions vagues.
Nulle fumée sans feu pourtant, nulle tradition sans à l’origine quelque évènement, plus ou moins déformé et même rendu tout à fait méconnaissable par la suite. Qu’est-il permis de supposer ? Roger Bacon écrit vers 1272 un abrégé d’études philosophiques, qui reprend les doctrines exposées dans le triple Opus et aussi avec une violence et une insistance peut-être encore plus grandes, les attaques contre les maîtres en théologie présomptueux et ignorants des sciences, contre les prélats et les ecclésiastiques inégaux à leur tâche. À cette époque Roger Bacon n’était-il pas aigri par l’abandon où il se croyait retombé depuis la mort de Clément IV, exaspéré par la contradiction et par le triomphe de ses adversaires, en un mot, tout à fait déchaîné ?
Or, les luttes au sein de l’Université de Paris, qui avaient été de tout temps fort vives, atteignaient un point critique qu’elles ne pouvaient plus dépasser sans péril extrême pour la paix du monde chrétien. Les polémiques entre partisans et ennemis d’Aristote se compliquaient de rivalités entre théologiens et philosophes, praticiens des arts libéraux, entre religieux mendiants et maîtres séculiers, de conflits entre diverses tendances à l’intérieur des ordres religieux. État de choses qui témoignait d’une grande vitalité, d’une surabondance de forces et aussi de l’importance que ces temps réputés obscurs accordaient aux choses de l’esprit. Du reste la vigueur des tempéraments, la brutalité des mœurs s’y manifestaient autant que dans les luttes civiles : le parti vaincu sur le terrain spirituel subissait en général par contrecoup les sévices des autorités laïques ; ainsi Guillaume de Saint-Amour, condamné pour ses attaques contre les Ordres Mendiants, sera exilé par saint Louis ; le maître averroïste Siger de Brabant sera emprisonné à Rome, où un domestique fanatisé l’assassinera, probablement en haine de ses erreurs philosophiques.
En 1277, l’évêque de Paris, Étienne Tempier, outrepassant du reste ses droits, condamne deux cent dix-neuf propositions philosophiques d’origines très diverses, parmi lesquelles plusieurs appartiennent à saint Thomas d’Aquin et quelques autres concernent l’astrologie. On a exprimé l’hypothèse qu’à ce dernier titre Roger Bacon aurait été enveloppé dans la condamnation, en exécution de laquelle ses supérieurs l’auraient incarcéré pour une durée indéterminée. Aucun document, aucune preuve solide ne permet d’établir cette opinion. Certes les doctrines astronomiques de Roger Bacon étaient répréhensibles sur quelques points, mais ni plus ni moins que celles de la majorité des savants de son siècle, qui partageaient les mêmes vues, et qui ne furent jamais condamnés. Il faut donc chercher ailleurs.
Vers la fin de la même année 1277, nous voyons Jean de Verceil, maître général des frères Prêcheurs, et Jérôme d’Ascoli, ministre général des frères Mineurs, se concerter à Paris pour mettre fin aux attaques mutuelles de leurs religieux. Souvenons-nous des termes en lesquels Roger Bacon s’est exprimé sur le compte des grands docteurs Alexandre de Halès, Albert, Thomas d’Aquin, lorsqu’il écrivait au Souverain Pontife. Quel ne devait pas être son langage ordinaire dès qu’il s’agissait de seigneurs de moindre importance. On imagine aisément que son Ordre ait été contraint de lui imposer silence pendant quelque temps.
Pour quel motif exact ? En l’absence de témoignages contemporains, toutes les suppositions sont permises et les raisons de le frapper ne manquent pas. Soit quelque outrance philosophique, à laquelle son entêtement donnait un relief inacceptable, l’horoscope des religions, comme on l’a suggéré, ou la nécessité mystique de se reporter au texte hébreu de l’Écriture pour y puiser la vérité de toutes les sciences ; soit quelque excès de langage au cours d’une polémique quelconque. En tout cas le châtiment disciplinaire, s’il ne fut pas la réclusion, fut probablement un silence de quelques mois ou de quelques années et rien ne pouvait être plus pénible à un si grand discoureur, convaincu du reste que le salut du monde dépendait de ses idées et du succès de leur propagande.
LES DERNIÈRES ANNÉES
Dans la suite de l’existence de Roger Bacon, un seul point apparaît tout à fait certain : l’interdiction de publier, si jamais elle avait été prononcée, fut levée, car divers fragments d’œuvres postérieures à 1277 nous sont parvenus. Entre autres, Bacon aurait envoyé au pape Nicolas III, qui régna peu de temps, de 1277 à 1280, un traité sur les moyens de retarder les accidents de la vieillesse, et au général des frères Mineurs, Raymond Gaufredi, élu en 1289, un traité d’alchimie.
La dernière œuvre qui nous soit parvenue sous son nom, le précis d’études théologiques, est datée sans contestation de 1292. Quelques historiens se sont étonnés d’une activité littéraire se prolongeant jusqu’à une époque si avancée et se sont demandé si la confection de ce traité devait être attribuée à Bacon lui-même. Pourquoi le vieillard n’aurait-il pas une fois de plus entrepris d’exposer ses doctrines favorites ? Ce grand travailleur aurait conservé jusqu’au bout ses habitudes d’activité et de discipline intellectuelle : rien d’impossible à cela. Du reste, dans ce dernier livre, son langage est plus serein, son attitude plus pacifique, plus détendue ; si le fonds demeure le même, il n’accuse plus l’ignorance et la présomption des docteurs modernes d’être cause de tous les maux.
Roger Bacon aurait donc dépassé l’âge de quatre-vingts ans. Après 1292, il n’est plus question de lui : il serait mort aux environs de cette date ; mais nous ignorons l’époque et le lieu de son décès. Ses derniers écrits font encore allusion à des évènements ou des circonstances de son séjour en France. Néanmoins, la tradition veut que sur ses vieux jours, il soit retourné au couvent d’Oxford, où il aurait poursuivi son enseignement, entouré de la vénération générale.
Sa tombe était au cloître franciscain d’Oxford. La Réforme spolia les frères Mineurs ; leur maison fut achetée par des spéculateurs qui la démolirent en 1539. La bibliothèque, celle de Robert Grosseteste et de Roger Bacon, avait été dispersée dès 1433 et en partie recueillie par la célèbre bibliothèque bodléienne. Vers la fin du XVIIIe siècle, on montrait à Oxford une vieille tour, disparue depuis, que la légende désignait comme l’observatoire de frère Roger Bacon. L’attribution était sans doute erronée et assez récente, greffée sur la renommée de magicien que ce siècle éclairé se plaisait à réveiller, par simple goût du pittoresque, autour du vieux moine qu’on ne comprenait plus.
LE TRIPLE OPUS
La pensée de Roger Bacon n’est pas d’accès facile ; du moins doit-on constamment redouter quelque méprise si l’on tente de la saisir et de l’embrasser dans son ensemble. Cela pour diverses raisons ; tout d’abord à cause de la dispersion des manuscrits et de leur état matériel, qui est chaotique. Souvent le nom de Roger Bacon est effacé, ses traités figurent parmi ceux d’autres auteurs, les chapitres et même les pages se présentent en désordre. L’inventaire systématique n’est pas encore fait et il demeure sans doute d’importants inédits.
Enfin et surtout, il faut compter avec les méthodes d’exposition de Roger Bacon, ou plutôt son absence de méthode, avec les difficultés qu’il éprouve pour s’exprimer, et avec sa volonté de rester obscur. Il avoue qu’il est obligé fréquemment de reprendre quatre à cinq fois le même texte, sans parvenir, malgré ses efforts, à une rédaction satisfaisante. Cette impuissance et cette obstination à en triompher expliquent peut-être la présence dans ses divers écrits d’un grand nombre de chapitres ou de passages parallèles, et parfois même identiques. Il partage avec beaucoup de savants de son temps une méfiance et un mépris systématiques du vulgaire, qui lui inspirent le sentiment très fort qu’il faut éviter de donner des perles aux pourceaux, des vérités précieuses aux hommes grossiers et méchants, qui pourraient en faire mauvais usage. Il s’est plu, dit-il dans l’Opus tertium, à composer des écrits nombreux et variés pour deux raisons : « Ouvrir ces grandes connaissances en détail à sa Sainteté, éviter qu’elles tombent en des mains profanes. » Il envoie donc au Saint Père quatre traités d’alchimie en temps différents et par différentes personnes ; et néanmoins, il écrit sous une forme qui réserve quelque chose à l’explication donnée de vive voix, car les maîtres sont contraints de dissimuler par leur conscience et à cause du péril des chemins. À quoi l’historien Thorndike ajoute avec humour que celui qui serait tombé en possession des quatre traités, avec en outre leurs explications verbales, n’aurait sans doute pas, pour autant, été capable de découvrir la pierre philosophale.
L’hermétisme était l’une des habitudes scientifiques de l’époque. Toutefois, chez Roger Bacon, cela devient une crainte maladive d’être critiqué par des incompétents, de scandaliser des ignorants, d’instruire des indignes. Les copistes le pillent, ses confrères le démarquent et poursuivent sa perte ; les polémiques et la contradiction le fixent dans cette voie. Pour son temps ses écrits renfermaient des passages déjà peu compréhensibles, on imagine qu’ils puissent présenter quelques obscurités pour le nôtre.
Si la pensée de Roger Bacon se trouve exprimée d’une façon claire et complète, ce n’est sans doute nulle part mieux que dans le triple Opus qu’il a composé avec tant d’enthousiasme pour conquérir l’approbation et l’appui du Saint Père. Pourtant, dès les premiers pas, que de petits problèmes insolubles pour le lecteur d’aujourd’hui. Tout d’abord les trois livres se présentent sous forme fragmentaire et il semble que, sauf peut-être l’Opus majus, nous ne les possédons plus dans leur entier. Puis, ils se réfèrent à plusieurs reprises à un écrit principal, dont ils ne seraient qu’un essai d’introduction, et que nous ne connaissons pas, parce qu’il n’a sans doute jamais vu le jour. Cet écrit principal aurait été vraisemblablement une immense encyclopédie de toutes les sciences favorites de Roger Bacon, organisée suivant les principes que laissait entrevoir le triple Opus.
De quoi s’agit-il donc dans celui-ci ? Bien certainement du salut de la Chrétienté et de son expansion à tout l’univers, par le moyen d’une réforme des études. Il n’est pas inutile de le répéter une fois de plus, car les chemins que Bacon propose, et ceux qu’il fait suivre, sont si longs, si divers, si déroutants, que son but risque maintes fois d’être perdu de vue en cours de route. Aucun des Opus ne se présente comme une œuvre d’un seul tenant, moins encore comme un discours d’une seule haleine ; Bacon les a bien plutôt composés à la hâte de pièces et de morceaux tout prêts qu’il avait sous la main, de notes et de traités accumulés depuis des années, assemblés par des liens assez lâches, selon un plan qui n’apparaît pas très clairement aujourd’hui.
L’Opus majus, dans l’édition imprimée, est un recueil de près de mille pages. Il comprend sept parties, où sont exposées successivement : les principales causes d’erreurs dans les études, les affinités de la philosophie et de la théologie, l’utilité de la grammaire, l’utilité des mathématiques pour l’étude de la physique et des sciences divines – ces deux sections comprennent un traité de grammaire, un traité d’astronomie et de comput, une étude de géographie – viennent ensuite : un traité de perspective, c’est-à-dire d’optique, un traité de science expérimentale et enfin un traité de morale. On concédera qu’il ne se dégage guère d’idée directrice à première vue. Tout au plus pourra-t-on être frappé d’un certain parti pris utilitaire : ce sont des sciences précises, capables d’applications pratiques, qui retiennent l’attention de Roger Bacon. Et le livre s’achève par un traité de morale, qui se présente comme la mise en œuvre de la métaphysique, comme son utilisation pratique pour le salut. C’est pourquoi on a pu dire, en se référant abusivement à des idées d’aujourd’hui, que Roger Bacon était un anti-intellectualiste et un philosophe de l’action, alors qu’on ne devrait jamais oublier qu’il était pénétré autant qu’homme de son temps de saint Augustin et d’Aristote.
L’Opus minus se divise d’une façon analogue. Une introduction expose le plan de l’ouvrage et fait l’éloge de quelques sciences négligées à tort par les modernes ; suivent un traité d’alchimie pratique, puis une explication des parties les plus importantes de l’Opus majus, un traité des sept péchés qui vicient l’étude de la théologie, enfin un traité d’alchimie spéculative. L’ouvrage ne nous est pas parvenu en entier ; il est donc permis de supposer qu’il s’achevait lui aussi par un traité de morale ou de métaphysique.
L’Opus tertium, à son tour, explique et complète les deux livres précédents. D’après les fragments que nous en connaissons, il aurait compris une introduction remerciant le Saint Père et lui exposant une fois de plus l’utilité de certaines sciences négligées des théologiens ; une série de renseignements sur les deux premiers Opus ; une grammaire grecque et une logique ; des traités de mathématiques, de physique générale et particulière, une métaphysique et une morale.
Les autres œuvres de Roger Bacon peuvent toutes s’ordonner autour du triple Opus. Le précis d’études philosophiques, qu’il aurait écrit entre 1272 et 1277, n’en est peut-être qu’un recueil de morceaux choisis. Ses traités d’alchimie, de perspective, de médecine, contiennent de longs passages semblables et souvent identiques à des pages de l’un ou l’autre Opus. Il n’est pas possible de dire en général si ce sont des extraits faits par Bacon lui-même, par des disciples, par des copistes, ou encore des essais de rédactions différentes. Le précis d’études théologiques, dernier grand livre de Roger Bacon, reprend les mêmes matières : péchés de la théologie, traités de logique et de grammaire, principes d’optique nécessaires aux théologiens, traité de la multiplication des espèces, c’est-à-dire de la propagation des actions physiques dans leur milieu, sans préjudice d’autres traités disparus.
LES SOURCES DU SAVOIR
À la suite des écrivains qui l’ont étudié ces années dernières, il est sans doute possible de proposer sinon une synthèse de doctrines que Roger Bacon n’a pas réalisée lui-même, du moins quelques jalons, qui permettent de lier avec sa pensée une connaissance plus intime.
Une page célèbre du précis d’études philosophiques trace le programme que Roger Bacon s’est proposé certain jour, plutôt qu’il ne l’a réalisé. Mais il l’a exprimé en termes si séduisants qu’on croirait par instants entendre Descartes en personne, ou quelque savant moderne : « La méthode la plus parfaite, dit-il, consiste à étudier dans l’ordre les parties du savoir, c’est-à-dire à procéder de ce qui se comporte comme principe à ce qui s’y rapporte comme conséquence, du facile au difficile, du général ou commun au propre ou particulier, du moins au plus, du simple au composé... Elle consiste encore à choisir pour l’étude les objets qui sont les plus utiles et cela en raison de la brièveté de la vie ; elle consiste enfin à constituer une science qu’on puisse donner en toute certitude et toute clarté, sans mélange de doute et d’obscurité. Or, à cette dernière condition de la méthode parfaite nous ne pouvons répondre que dans la pratique de l’expérience ; car nous avons bien trois moyens de connaître, l’autorité, l’expérience, le raisonnement ; mais l’autorité ne nous fait pas savoir si elle ne nous donne pas la raison de ce qu’elle affirme ; elle ne fait rien comprendre, elle fait seulement croire et l’on ne saurait dire en vérité que nous savons par cela seul que nous croyons. Et le raisonnement, de son côté, ne peut distinguer le sophisme de la démonstration à moins d’être vérifié dans ses conclusions par les œuvres certificatrices de l’expérience, comme nous le verrons à propos de la science expérimentale. Il se trouve pourtant que personne de nos jours n’a cure de cette méthode ou plutôt qu’elle n’est pratiquée que dans ce qu’elle a de vil et d’indigne de l’étude du savant ; c’est pourquoi tous les secrets ou peu s’en faut, et les plus grands de la science, sont ignorés de la foule de ceux qui s’adonnent au savoir. »
Trois moyens sont donc à notre disposition pour édifier la science : la tradition, le raisonnement, l’expérience. Ce que Roger Bacon entend par l’expérience, et quel rôle il lui assigne, mérite d’être examiné de plus près. Retenons pour l’instant qu’il n’est pas ennemi de la tradition et de l’autorité. Ceux qui se plaisaient à le dresser face aux scolastiques, comme le précurseur de l’esprit positif et de la science expérimentale, parcouraient ses œuvres un peu trop rapidement. Sans doute, il est possible de relever chez lui, comme chez les autres écrivains de son temps, des remarques de bon sens, blâmant le culte superstitieux des anciens, la soumission aveugle aux maîtres, quels qu’ils soient. On lit par exemple dans l’Opus majus qu’il faut « respecter les anciens et se montrer reconnaissant envers ceux qui ont frayé la route, mais ne pas oublier qu’ils furent hommes comme nous et se sont trompés plus d’une fois ; ils ont même commis d’autant plus d’erreurs qu’ils sont plus anciens ; car les plus jeunes sont en réalité les plus vieux ; les générations modernes doivent dépasser sous le rapport du savoir celles d’autrefois, puisqu’elles héritent de tous les travaux du passé ». Pensée reprise presque mot pour mot par Pascal. Dans son abrégé d’études philosophiques, Bacon affirmera que les saints eux-mêmes ne sont pas infaillibles, en quoi il aura quelque mérite car une stricte application de ses théories exigerait que le plus saint fût dans tous les cas le plus savant. Et, dans un mouvement d’humeur contre les obscurités de mauvaises traductions, il s’écriera : « Quant à moi, s’il m’était donné de disposer des livres d’Aristote, je les ferais tous brûler, car cette étude ne peut que faire perdre du temps, engendrer l’erreur, propager l’ignorance au-delà de tout ce qu’on peut imaginer. » Ne nous y trompons pas, c’est là une scène de dépit amoureux, car Roger Bacon étudiera Aristote toute sa vie.
Il professe du reste constamment que Dieu, qui donne la sagesse à qui il lui plaît, ne l’a pas donnée aux latins ; mais que la philosophie n’a été achevée que trois fois depuis le commencement du monde, et cela, par les Hébreux, par les Grecs, puis par les Arabes. Sa chronologie, qui mêle l’Écriture aux romans hellénistiques et aux légendes judéo-arabes, est, à nos yeux, un peu effarante. Saint Augustin et d’autres Pères partagent du reste quelques-unes de ses erreurs historiques. Moïse, dit-il, connaissait la sagesse des Égyptiens. Il voit en Zoroastre, Isis et Minerve des personnages contemporains du patriarche Jacob. Apollon, Atlas, Mercure, Esculape ou Hercule sont des philosophes. Platon est allé entendre en Égypte le prophète Jérémie ; Aristote qui, lui aussi, connaissait la Bible, a laissé plus de mille ouvrages. Et ainsi de suite.
Puisque ces grands hommes ont connu la sagesse, on doit s’efforcer de retrouver exactement ce qu’ils enseignent ; et d’autre part, enrichir ce fonds traditionnel par de nouvelles expériences. Telle est bien la tâche que Roger Bacon s’est assignée, à laquelle il consacre toutes ses forces, et dont le but final est la destruction du péché, sa propre conversion et celle de tous les hommes.
« Négliger la science, écrit-il dans l’Opus tertium, c’est négliger la vertu ; l’intelligence, éclairée de la lumière du bien, ne peut pas ne pas l’aimer et l’amour ne naît que de la science... l’ignorance est la mère du péché. » C’est pourquoi, poursuit-il, dès sa jeunesse, il a travaillé à l’acquisition des langues et de toutes les sciences dont il parle : « J’ai recueilli tout ce qui pouvait servir à mon but et je me suis mis en rapport avec toutes les personnes qui pouvaient m’éclairer, j’ai cherché l’amitié de tous les sages parmi les latins, j’ai fait instruire des jeunes gens dans les langues, le calcul, le dessin, l’art de dresser des tables, de construire des instruments et d’autres connaissances nécessaires. (Il s’agit de calculs et d’observations astronomiques entrepris par équipes)... Je n’ai rien négligé. » N’est-ce pas la définition que donnera de son génie un homme du XVIIe siècle ? Mais combien Roger Bacon, qui pense avant tout au salut des âmes, est plus pressant et plus profond.
LA GRAMMAIRE
ET LE POUVOIR MYSTÉRIEUX DU LANGAGE
Puisque la Sagesse dans sa splendeur a été donnée aux Hébreux, aux Grecs et aux Arabes, pour la pénétrer, il convient d’apprendre leurs langues, que Roger Bacon nomme les trois langues sapientielles. Il importe aussi de procurer des textes aussi fidèles que possible des anciens philosophes et plus encore de l’Écriture sainte.
Ainsi s’explique la place de tout premier plan que Roger Bacon donne à la grammaire parmi les sciences auxiliaires de la sagesse. Et cela en un temps où elle passait de mode, du moins à Paris. Il prend soin de rédiger et d’insérer dans ses traités une grammaire grecque, qui nous est parvenue et qui est, au dire des spécialistes, une des plus complètes de son temps. Il compose une grammaire hébraïque. Il s’indigne du peu de souci que prennent les maîtres parisiens d’établir ou de respecter le texte exact de la Bible ; l’édition parisienne de l’Écriture, dit-il, n’est qu’une spéculation de libraire, et chacun la modifie au gré de son caprice ; sur ce point du reste, une fois de plus, la passion l’emporte au-delà des bornes de la stricte équité. Néanmoins, dans le domaine de la critique des textes, il fait figure de précurseur, et ses idées seront reprises au XVIe siècle par le concile de Trente, qui, sans se servir de lui ni le mentionner, conseillera aussi le retour à la Vulgate et aux positions de saint Jérôme et de saint Augustin. Roger Bacon tient Origène pour le plus grand des anciens interprètes de l’Écriture.
Ses vues de philologue et de linguiste ne sont pas moins ingénieuses. Il s’intéresse aux dialectes anglais et français, autrement dit aux langues vivantes considérées à leur source même et dans leur verdeur ; il distingue trois degrés dans l’acquisition d’une langue : pouvoir la lire, la comprendre couramment, et enfin pouvoir la parler. Il estime que les mathématiques sont nécessaires pour la connaissance de la grammaire, car elles permettent de saisir le rythme et la musique du verbe. Ces considérations s’inspirent évidemment de saint Augustin, et des doctrines platoniciennes. Il observe que ce qu’une langue exprime parfaitement peut être très difficile à traduire dans une autre langue. Enfin, dit-il encore, l’Esprit-Saint a inspiré à l’Écriture un rythme, une contexture mystérieuse, dont le sens dépend étroitement et que seule reproduit la langue originale.
Dans l’ordre naturel, le pouvoir de la parole humaine jaillissant de source n’est pas moins merveilleux : « L’âme agit sur le corps et son acte principal, c’est la parole. La parole proférée avec une pensée profonde, une volonté droite, un grand désir et une forte confiance conserve en elle-même la puissance que l’âme lui a communiquée et la porte à l’extérieur ; c’est l’âme qui agit par elle et sur les forces physiques et sur les autres âmes, qui s’inclinent au gré de l’opérateur. La nature obéit : la pensée et les actes de l’homme ont une énergie irrésistible ; voilà en quoi consistent les caractères, les charmes et les sortilèges ; voilà aussi l’explication de miracles et de prophéties qui ne sont que des faits naturels ; une âme pure et sans péché peut par là commander aux éléments et changer l’ordre du monde ; c’est pourquoi les saints ont fait tant de prodiges. » Ainsi sainte Scolastique, souhaitant de prolonger le pieux colloque avec son frère saint Benoît, commandait aux orages. Certes, il ne s’agit plus ici de mots-clés, de magie blanche ou noire ; c’est un acte de foi dans la puissance donnée sur toute la création à l’homme, qui a été formé à l’image de Dieu, c’est une analyse subtile de faits qui se dérobent à mesure qu’on s’efforce de les saisir, et qui, à chaque mot, côtoie des hérésies, des superstitions, dans lesquelles Roger Bacon n’évitera pas de tomber.
LES SCIENCES
ET LA SCIENCE EXPÉRIMENTALE
Les sciences physiques et mathématiques, les sciences de la nature, dont nous sommes aujourd’hui si fiers, n’ont pas été inventées de toutes pièces par les hommes de la Renaissance. Elles sont le résultat d’un travail collectif où la part du Moyen Âge, à mesure que la lumière historique se fait mieux, apparaît comme la plus importante. Ne demandons pas à Roger Bacon ce qu’il ne pouvait pas apporter : les manuels qui sont au XXe siècle entre les mains des enfants l’émerveilleraient sans doute par la précision et la richesse de leur contenu. Pour lui, il tient sa place dans la suite des générations, avec une puissance et une originalité qui ont sans nul doute été fécondes, quoique nous ne puissions plus exactement déterminer en quelle façon elles le furent. L’abbé Carton remarque que ses erreurs, qui sont pour la plupart celles de son temps : une subordination à la théologie ne craignant pas de confondre les domaines, l’intervention constante de notions pseudo-religieuses, ont finalement servi la science. Les recherches auraient été moins ardentes si le but avait été moins élevé.
C’est donc à l’étude des sciences qu’il estime le plus nécessaires à la théologie que Roger Bacon s’attache tout particulièrement : la grammaire, clé des langues sapientielles ; la perspective, c’est-à-dire l’optique, parce que la propagation de la lumière à travers les milieux naturels ressemble à celle de la vérité dans le monde des esprits, la lumière du vrai se propage en ligne droite dans les âmes parfaites, se réfracte dans les imparfaites, se réfléchit sur les mauvaises, ou encore les anges jouissent de la vision réfractée, les hommes en leur vie terrestre ne connaissent que la vision réfléchie ; les mathématiques, parce qu’elles sont comme la forme et l’alphabet de toutes les sciences : ainsi elles « montrent » les vérités théologiques aux sens, la vue d’un triangle équilatéral suggère le contenu du mystère de la Trinité ; l’astronomie, parce qu’elle rend raison des secrets du ciel ; l’alchimie, parce quelle procure l’élixir de longue vie et la pierre philosophale, c’est-à-dire la toute-puissance qui permettra ici-bas le triomphe du bien, la victoire finale sur l’Antéchrist. Il y a loin de ces vues à celles de la science expérimentale telle que l’entendra Claude Bernard.
Certes Bacon fut de son temps un érudit et un savant d’importance, encore qu’en l’état actuel de nos connaissances historiques, il soit difficile de lui assigner un rang parmi ses émules. On a souvent commis la méprise, depuis trois siècles, de le tenir pour le précurseur le plus déterminé de la méthode scientifique moderne. De fait, il ne l’est ni plus ni moins que beaucoup d’autres parmi ses contemporains. Il parle d’observer la nature sans idée préconçue, avec des yeux neufs ; il veut assurer, « certifier », tel est son mot, ses connaissances par le témoignage de l’expérience. Rien d’extraordinaire : il entre dans une lignée où Guillaume d’Auvergne, Robert Grosseteste, Pierre de Maricourt et d’autres, le précèdent, où toute l’école d’Oxford le suivra, sans compter nombre de maîtres parisiens.
Pierre Duhem, qui a étudié l’histoire des doctrines astronomiques au Moyen Âge et publié un traité inédit de Bacon, estime avec quelque sévérité que la science expérimentale de celui-ci « n’a pas été la science qui raisonne sur des vérités fournies par l’expérience, pour en déduire d’autres vérités susceptibles à leur tour d’être observées : elle a été la science qui méprise le raisonnement et le remplace par l’observation ». Concédons que Bacon n’a pas été en avance sur son époque ; il a du moins, avec les plus habiles, eu le pressentiment de ce que serait la science future. Ses observations ou expériences, qu’il qualifie si volontiers d’admirables, sont souvent ce qu’on nommerait aujourd’hui des tours de physique amusante ; plutôt que d’opérer lui-même, il rapporte en toute bonne foi et toute candeur les dires des experts, il se réfère à l’autorité des savants qui ont expérimenté, de préférence à l’autorité de l’expérience elle-même ; du moins sa tendance profonde est-elle saine et féconde.
Les études de Duhem ont l’avantage de déterminer sur un point précis et avec toute la compétence souhaitable ce que fut exactement la science de Roger Bacon. Duhem n’hésite pas à déclarer que le commentaire que Bacon a donné des écrits astronomiques de l’Arabe Alpetragius, tenant de la physique aristotélicienne, est de beaucoup le plus complet et le plus exact que le Moyen Âge ait produit. Ses explications sont claires et approfondies. Mais, pour la confusion des partisans d’un Bacon précurseur de la science expérimentale, il ne prend pas nettement position contre les purs logiciens. Deux doctrines rivales se partageaient les savants au XIIIe siècle, celle d’Aristote et celle de Ptolémée. Toutes deux imaginaient l’univers comme un ensemble de sphères s’enveloppant l’une l’autre. Mais Aristote déduisait de ses principes métaphysiques que ces sphères devaient être concentriques et que la terre était leur centre, tandis que Ptolémée, cherchant à rendre compte des faits d’observation, supposait plusieurs centres de rotation différents et des mouvements complexes, qu’il parvenait à soumettre au calcul. Roger Bacon expose fort nettement que les astres ne sont pas toujours à la même distance de la terre, ce qui contredit la doctrine d’Aristote ; il rend compte des subterfuges inventés par l’Arabe Alhazen pour mettre d’accord Aristote et l’expérience, mais, alors que saint Albert par exemple se décide sans équivoque pour celle-ci, Bacon ne se résigne pas à trancher le conflit entre la philosophie naturelle, qui lui paraît contraire à Ptolémée, et les faits, qui contredisent Alpetragius.
Dans le domaine si voisin qu’il s’est longtemps confondu avec le précédent, de l’astrologie, Bacon partage résolument les erreurs d’Aristote, du reste admises par la majorité des savants de son siècle. Les destinées humaines sont liées aux évolutions des astres ; bien entendu Roger Bacon évite l’hérésie en déclarant que le libre arbitre de chacun est néanmoins sauvegardé. Mais, cela dit, il raisonne comme si son affirmation n’était qu’une simple clause de style. Il commente sans aucune réserve sérieuse le livre des grandes conjonctions de l’Arabe Albumazar, qui prétend tirer l’horoscope des religions. Bien plus, il entreprend de vaticiner lui-même et de calculer le temps de la venue de l’Antéchrist.
Ses écrits alchimiques ne sont pas moins mêlés des rêveries courantes en son siècle. Il reste pourtant que son érudition est grande, qu’il a beaucoup travaillé et, sans doute, observé par lui-même. Il distingue l’alchimie pratique et l’alchimie spéculative, dont il fait une sorte d’algèbre qui, à son sens, doit éclairer la théologie. Il a souvent des remarques riches de virtualités. Il écrit par exemple : « La philosophie naturelle, la médecine et l’alchimie sont unies entre elles par leurs racines... nul n’en pourrait prendre connaissance à moins d’être extrêmement savant. » Et les énigmes de l’alchimie, Mercure, Saturne... auxquelles il attache tant d’importance ne sont-elles pas un essai de généralisation, de formulation d’affinités, une préfiguration des notations modernes, comme les clés alchimiques : la putréfaction, l’ablution, la calcination... sont un premier essai de nos traitements chimiques ?
Si Roger Bacon n’est pas un inventeur, ni même un démonstrateur de premier rang dans le domaine mathématique, ce qu’il enseigne paraît du moins lourd d’avenir : « Les physiciens, dit-il, doivent savoir que leur science est impuissante s’ils n’y appliquent le pouvoir des mathématiques. » Il a voulu, en dix ans d’efforts, traduire mathématiquement les actions des corps et des agents naturels : telle aurait été l’ambition de son fameux traité de la multiplication des espèces. Ailleurs, il insiste sur les rapports de la musique, entendue comme chez saint Augustin et chez les Anciens, au sens très lare d’harmonie supérieure, avec l’astrologie, la géométrie et l’arithmétique. C’est pour la grande œuvre de traduction mathématique des connaissances humaines, qu’il lui semble tout à fait nécessaire d’entreprendre, qu’il réclame des instruments, des collaborateurs, de l’argent, des loisirs et qu’il déclare avoir dépensé, de sa propre bourse, deux mille livres parisis.
Les théologiens nouveaux, dit-il, dans l’abrégé d’études philosophiques, et c’est là leur grand péché, ne cessent de déclamer contre les mathématiques, la perspective, l’alchimie, l’expérience ; ils en éloignent les étudiants, et partagent l’erreur commune sur le fond et sur la forme de la philosophie. Pourtant, sans l’aide de ces sciences, on ne peut rien savoir, les autres y tiennent étroitement et toutes conspirent ensemble. C’est évidemment le diable qui a voulu cet aveuglement, pour dérober aux hommes les racines mêmes de la vérité, car les mathématiques sont l’alphabet de la philosophie.
Seule de nos moyens de connaître, dit-il encore, l’expérience se suffit à elle-même, elle est la reine de toutes les sciences précédentes et le but définitif de toute spéculation. Mais qu’entend-il exactement par l’expérience ? L’abbé Carton, qui a longuement tenté de dégager sa pensée sur ce point, doit conclure que Roger Bacon prend l’expérience au sens très général d’intuition procurée par l’intermédiaire des organes des sens et non pas au sens étroit et précis que ce mot recevra dans les laboratoires à partir du XVIe et du XVIIe siècle. Expérimenter signifie pour lui éprouver, certifier par le témoignage de la vue, du toucher, de l’ouïe. L’abbé Carton remarque encore ingénieusement qu’à la limite extrême de cette tendance, et Bacon n’en paraît guère éloigné, il faudrait éprouver chaque chose à son tour, spécialement, pour elle-même ; et qu’en conséquence, contrairement à l’affirmation d’Aristote, il n’y aurait plus de science que du particulier.
Mais Bacon ne tient pas l’expérience pour un simple instrument de recherche, à vrai dire puissant et universel. Il nomme les différentes sciences qui constituent le savoir humain : la perspective, l’astronomie judiciaire et opérative, la science des légers et des graves, l’alchimie, l’agriculture, la médecine, et il achève sa nomenclature par la science expérimentale. Il considère, en effet, celle-ci comme une science particulière se superposant à toutes les autres, contrôlant leurs résultats et cherchant de plus sur leur propre terrain des vérités admirables qu’elles ne pourraient atteindre d’elles-mêmes ; ayant connaissance, enfin, du passé, du présent et du futur et capable de produire des œuvres merveilleuses.
Sur le terrain des possibilités, ses espoirs, ses intuitions, sa crédulité aussi, ne connaissent pas de limites. La science expérimentale, assure-t-il, permettra de fabriquer des lentilles telles qu’on lira à des distances incroyables, que l’on comptera des grains de sable ou de poussière, qu’un enfant paraîtra un géant, qu’une petite armée paraîtra une multitude innombrable ; elle mettra au jour des instruments qui permettront de naviguer sans le secours de rameurs, de faire voguer les plus grands vaisseaux avec un seul homme pour les conduire ; des voitures qui rouleront à une vitesse inimaginable sans aucun attelage ; des instruments pour voler au milieu desquels un homme faisant mouvoir des ressorts, mettra en branle des ailes artificielles qui battront l’air comme celles des oiseaux ; des appareils pour marcher au fond des fleuves ou des mers sans danger... Il ajoute : « Gardez-vous de sourire ou de vous étonner, tout cela a été réalisé de nos jours. » Du moins, il a lu des livres qui le lui affirment ; et, en ce qui concerne l’avion, il ajoute : « Je ne l’ai pas vu, je ne sais personne qui l’ait vu, mais je connais parfaitement le sage qui a inventé ce procédé. » Ailleurs, il se rallie au jugement d’Avicenne, déclarant : « Si je ne voyais l’or et l’argent, je pourrais douter du moyen de les faire ; mais je les vois et je conclus que ce moyen existe. » Rien de plus simple du reste, expliquera Roger Bacon : l’élixir ou poudre de projection, à très faibles doses, purifie les métaux imparfaits. Et par une bienheureuse coïncidence, le même élixir est capable de prolonger indéfiniment la vie humaine. Ainsi le célèbre Artéphius n’a pas vécu moins de mille vingt-cinq ans. En toute bonne foi, Roger Bacon a pris pour des vérités les fantasmagories des romans hellénistiques et des contes des mille et une nuits ; et il se trouve que l’avenir lui a souvent donné raison contre les gens raisonnables.
Une autre vue à laquelle il tient n’est pas moins prophétique. Puisque la science expérimentale confère une puissance si extraordinaire à celui qui la possède, il importe de n’en pas divulguer les secrets. Les méchants pourraient en faire usage. C’est elle qui assurera le règne provisoire de l’Antéchrist. Mais c’est aussi grâce à elle que les chrétiens peuvent espérer le vaincre et obtenir le triomphe final de l’Église. L’Antéchrist est peut-être déjà né, peut-être même est-il à nos portes. Hanté par les récits et sans doute par les confidences verbales des frères Mineurs, qui de son temps avaient exploré l’Asie, Roger Bacon voit dans les Tartares, que Gengis Khan et ses successeurs avaient amenés aux portes de l’Europe, les annonciateurs de l’Antéchrist. Il parle de leurs mœurs, de leurs princes, de leur puissante organisation guerrière et du danger qu’elle constitue pour la Chrétienté. En 1241, ils étaient parvenus en Dalmatie, sous les murs de Venise. Bacon a vu, à Paris, les ambassadeurs que le grand Khan avait envoyés à Louis IX et il s’indigne qu’aucun maître de l’université n’ait su comprendre la langue qu’ils parlaient. Il a lu sans doute les récits de Guillaume de Rubriquis, revenu à Paris de Terre Sainte et de Tartarie, en 1254. Il invoque aussi le témoignage du frère Mineur Jean de Plan Carpin que le Pape avait envoyé en 1245 chez les Mongols. Il sait que de son temps un Tartare chrétien régnait sur la Perse, et que des ambassadeurs tartares figuraient à côté des Grecs en 1274, au concile œcuménique de Lyon. Aussi son sentiment à leur endroit est-il mêlé d’espérance et de crainte ; sa pensée revient au point de départ et se referme sur elle-même ; l’œuvre la plus pressante et la plus nécessaire est encore ici l’œuvre de conversion. C’est elle que la science expérimentale doit finalement procurer ; sinon cette science deviendra le plus effroyable châtiment des hommes par eux-mêmes, le plus efficace instrument de tyrannie et de destruction.
L’ILLUMINATION DIVINE
ET L’ŒUVRE DU SALUT
Quelque crédit que Roger Bacon ouvre aux sciences humaines, il ne pense donc pas que par leur moyen nous puissions devenir des dieux. Dès le premier instant de nos recherches, comment distinguer l’expérience certificatrice de celle qui ne l’est pas, sinon par l’effet d’une grâce gratuite, à laquelle nous pouvons être fidèle, ou dont nous pouvons au contraire nous écarter ?
Science sans conscience n’est que ruine de l’âme. Mais le mystère est plus complexe, plus lourd de sens et plus terrible s’il se peut. Bacon écrit dans l’Opus tertium : « Quand un homme vivrait pendant des milliers de siècles dans cette condition mortelle, jamais il n’atteindrait à la perfection de la science ; il ne saurait rendre compte aujourd’hui de 1a couleur, de la nature, de l’existence d’une mouche et il se trouve des docteurs présomptueux, qui croient la philosophie achevée. » On entend bien qu’elle ne peut l’être ici-bas, car elle est intimement liée à l’œuvre de notre salut, laquelle demeure en question jusqu’à notre dernier souffle.
C’est une vérité universellement admise au Moyen Âge que toute science vient de Dieu et doit retourner à Dieu. Cette vérité, Roger Bacon ne l’oublie à aucune étape de ses démarches ou de ses recherches ; bien plus, celles-ci s’en inspirent très étroitement. Toute science vient de Dieu, c’est en effet une grâce d’illumination qu’il faut mériter ; on s’explique que la conclusion et le couronnement du triple Opus soit un traité de morale : la vertu est le seul moyen infaillible de parvenir à la suprême sagesse. « L’homme, écrit Bacon dans l’Opus minus, est dans la science ce qu’il est dans la vie, et la vérité bien connue ne peut pas ne pas être aimée. La corruption des clercs est à l’origine de leur ignorance. » Toute science doit retourner à Dieu ; c’est pourquoi « la philosophie des infidèles est entièrement mauvaise et ne vaut rien, considérée en elle-même ». Dans le traité sur les moyens de retarder les accidents de la vieillesse, Bacon attribue ceux-ci au péché originel et aux péchés actuels, qui sont aussi à ses yeux la principale cause des erreurs des sages et des philosophes.
L’illumination divine, source de toutes nos connaissances, est pressentie par les disciples de Platon, puis enseignée par saint Augustin. Roger Bacon la particularise et l’adapte aux doctrines philosophiques de l’école. Il distingue l’illumination générale et pour ainsi dire naturelle dont jouit tout homme doué de raison et capable d’abstraction, celle qui se manifeste par l’action de l’intellect agent et qui permet de connaître les choses ; puis, les illuminations spéciales des savants ou des sages découvrant telles vérités particulières d’ordre naturel ; enfin les illuminations intérieures de l’âme qui découvre son Dieu avec une lucidité croissante ; hiérarchie qui s’étend du règne des sens à celui de la charité, qui embrasse à la fois, non sans quelque confusion, la vie active et la vie contemplative, mais qui ne permet pas un instant d’oublier la présence divine et la nécessité de se prêter à son action.
Enseignant que l’intellect agent est Dieu même, Bacon croit, du reste à tort, se placer à la suite de l’évêque Guillaume d’Auvergne qu’il a entendu disserter sur cette matière en présence de toute l’Université de Paris. Il n’est pas non plus le premier à dire que des illuminations particulières furent nécessaires aux anciens sages ; déjà les Pères de l’Église inclinaient à considérer les philosophes antérieurs au christianisme, dans la mesure où ils avaient enseigné la sagesse, pour des chrétiens de désir. Bacon va plus loin. Dieu, dit-il, a donné une très longue vie aux philosophes vrais et fidèles que furent les descendants de Seth et de Noé, parce qu’il ne leur fallait pas moins de six cents ans pour achever la philosophie et la compléter au moyen des expériences. La malice des hommes et les abus de toute sorte sont ensuite devenus tels que Dieu a obscurci les cœurs, et la philosophie est tombée en désuétude. C’est le temps de Nemrod, Zoroastre, Atlas, Prométhée, Mercure, Esculape..., savants que les multitudes abâtardies ont adorés comme des dieux à cause de leur science. Puis est venu Salomon, qui de nouveau a pu achever la philosophie chez les Hébreux ; cependant que chez les grecs Thalès et ses successeurs, et enfin Aristote réussissaient les mêmes conquêtes. Il suppose que tous ces sages, par un décret particulier de la grâce divine, ont connu un grand nombre de vérités chrétiennes et, dans le but d’établir ce point, il accumule les citations d’auteurs païens ou musulmans qu’il rapporte, arbitrairement, est-il besoin de l’ajouter, à la Trinité, à Notre-Seigneur Jésus-Christ, à la Sainte Vierge, à la création du monde, aux anges, à la résurrection des corps. Sans préjudice d’autres erreurs : il croit par exemple que Platon s’est inspiré de l’Écriture ou que Sénèque a échangé avec saint Paul des lettres qu’il cite avec révérence. Il conclut du reste : « Les philosophes pris en masse sont toujours incomplets ; mais de philosophes accomplis, il n’y en eut que quelques-uns, par exemple Salomon, Avicenne et de nos jours l’évêque Robert de Lincoln enlevé par une mort prématurée, et frère Adam Marsh. Ils connaissaient à fond toute la philosophie et en dehors d’eux il n’a jamais existé de vrais philosophes. »
Les révélations des sages nous sont transmises par leurs écrits qu’il importe, on le sait, de pénétrer dans leur langue originale, et, d’autre part, par l’enseignement des experts. Ainsi, la révélation primitive dont fait mention l’Écriture se décompose en un grand nombre de révélations personnelles réparties sur des époques déterminées.
Comment chacun de nous accédera-t-il aux illuminations intérieures ? Celles-ci, Bacon les classe assez confusément, du reste, en sept catégories, qu’il énumère dans l’Opus majus. Les deux premières appartiennent aux philosophes, les cinq suivantes sont de foi ; ces dernières se nomment les sept dons du Saint-Esprit définis par Isaïe, les sept béatitudes de l’Évangile, les sens spirituels, les fruits de paix de l’Esprit Saint, enfin les extases de l’âme fidèle. Car c’est seulement dans l’extase, conclut Roger Bacon, que l’illumination intérieure donne ses fleurs, ses fruits et son parfum. « De cette science intérieure, dit-il, on compte sept degrés. Le premier consiste dans les illuminations purement sapientielles ou scientifiques, le second réside dans les vertus, car le mauvais est ignorant, suivant la maxime d’Aristote, et la vertu est clarificatrice par elle-même non seulement dans les vérités d’ordre moral, mais aussi dans celles qui ressortissent à la science pure... » Viennent ensuite les vues de plus en plus parfaites du monde surnaturel, la dernière et la plus achevée étant le ravissement qui consomme la science intérieure. Le moyen suprême d’atteindre à la sagesse sera par conséquent la pratique de l’Eucharistie : « Il est certain, déclare le précis d’études philosophiques, que si les hommes avaient pour ce sacrement la foi, la révérence et la dévotion qu’ils devraient, ils connaîtraient toute sagesse et toute vérité salutaire en cette vie. » Le secret de toute sagesse est dans la connaissance et l’amour de Dieu, où introduit le sacrement de communion.
Les sciences nous sont données par Dieu, selon les modalités de grâces spéciales, pour aider à notre salut, convertir les infidèles et plus particulièrement pour assurer dès ici-bas le triomphe de l’Église. C’est une perversion très coupable que de les détourner de leur but ; c’est une négligence criminelle que de les dédaigner. Tout cela paraît aux yeux de Roger Bacon si évident que l’intensité même de sa foi explique et justifie la véhémence qu’il déploie contre les adversaires. Pour lui, s’il a péché, c’est par confiance exagérée dans ses idées, par obstination dans son sens propre. Mais n’est-ce pas le cas, plus ou moins, de tous les savants et de tous les novateurs ? Il échappe à ce cercle de l’enfer, l’un des plus hideux et des plus surpeuplés, que Dante réservait aux paresseux et aux tièdes. Il se débat pour en éloigner ses contemporains, et ce n’est pas là, sans doute, son moindre mérite. Sa tendance est essentiellement active et pratique ; c’est pourquoi l’abbé Carton le proclame avec raison, quoique un peu trop pompeusement, « praticien des arcanes physiques du règne de la nature, théologien des mystiques arcanes du règne de la grâce, ingénieur des hautes œuvres politiques de la Cité chrétienne ».
Il faut faire vraisemblablement quelques réserves en ce qui concerne la consistance, la solidité, l’originalité de sa théologie, mais ce religieux avait certes des ambitions d’ingénieur, plus encore que d’architecte. Il les avait au degré le plus élevé, puisque c’était la Cité chrétienne qu’il rêvait d’équiper et de faire tourner rond. Il avait aussi, et en cela il était certes plus proche de notre temps que du sien, un peu de la naïveté et de l’outrecuidance de cette espèce d’hommes qui croient tout possible et qui se croient tout permis avec leurs mathématiques et leurs mécaniques. Il les dépassait infiniment par la foi.
Le sentiment que tout aurait été simple et facile si les maîtres du savoir avaient consenti à l’écouter et à organiser leurs travaux suivant les plans qu’il leur traçait a été sans aucun doute une cause de souffrance pour Roger Bacon. L’aveuglement, l’entêtement des hommes, n’éteignent pas son ardeur, tout au contraire. Mais ils lui inspirent une angoisse et un pessimisme qui ne lui laissent plus de recours qu’en la Providence. Il ne se lasse pas, du reste, de crier dans le désert : le temps presse et si la Chrétienté doit être sauvée, il faudra bien qu’un jour ou l’autre elle l’entende. Car les signes se multiplient : la décadence des études et des mœurs, l’état du mahométisme, l’approche menaçante des Tartares et leurs progrès techniques. L’Antéchrist est proche. L’astrologie permet de prévoir le moment précis de sa venue. Ce sera un magicien, qu’il faudra vaincre par ses propres armes. Le Souverain Pontife doit donc s’entourer d’experts qui le renseigneront exactement et qui lui indiqueront les moyens de triompher du mal.
Et, de toute nécessité, l’œuvre du salut individuel doit se compléter par un immense et urgent travail missionnaire : « Il faut aujourd’hui qu’un grand pape aidé par un grand prince, le glaive de Mars uni au glaive spirituel, purge l’Église, ou bien elle sera punie par l’Antéchrist, par quelque violente révolution, par les discordes des princes chrétiens, par les Tartares, les Sarrasins ou les rois d’Orient. » Les frères Mineurs n’avaient-ils pas entrepris, dès leurs origines, de convertir les infidèles ? Sur ce point encore, Roger Bacon se révèle entièrement franciscain.
BACON ET LA POSTERITÉ
L’ère des croisades était close. Les ferments de discorde qui travaillaient intérieurement la Chrétienté allaient bientôt en hâter la dislocation. À Paris même, au cœur du royaume très chrétien, saint Louis aura pour petit-fils Philippe le Bel, qui détruira l’ordre des Templiers et bafouera l’autorité pontificale. La prédication missionnaire de Roger Bacon n’a pas été plus entendue que ses exhortations à la réforme des études.
Ce que ses contemporains et la postérité immédiate semblent avoir le mieux goûté dans son œuvre, ce sont les traités des différentes sciences particulières qu’il a sans cesse pris et repris pour les insérer dans ses publications : grammaire, optique, astronomie, alchimie. Encore les ont-ils tenus pour les restes cyclopéens d’une construction ruineuse qui n’auraient à peu près aucun lien entre eux, et, pour mieux dire, ils les ont consultés comme des ouvrages séparés dont l’état fragmentaire ou la dépendance d’un plan d’ensemble leur importaient assez peu.
Sans doute, grâce à l’école d’Oxford, qui cultiva de préférence les sciences expérimentales, les mathématiques et la médecine, est-ce dans ce domaine que l’influence de Roger Bacon fut le plus durable. Il est difficile de la préciser. On est réduit à énumérer ses successeurs, le franciscain Thomas Bungey, d’Oxford, mathématicien et expérimentateur que la légende accouple à Bacon pour les travestir en sorciers, le frère mineur Jean Peckam et son traité d’astronomie, Jean de Jandun, Pierre Dubois, Nicolas de Cuse, le cardinal Pierre d’Ailly, qui se réfère parfois à Roger Bacon, mais qui ne craint pas de le contredire. Pierre Duhem a confronté aux pages de l’Opus minus consacrées à l’astronomie le traité d’astrologie d’un frère mineur de la génération suivante, Bernard de Verdun. Celui-ci reproduit souvent mot à mot des passages de Roger Bacon, mais il se rallie résolument au système de Ptolémée, en faveur duquel il invoque les arguments de l’arabe Alhazen, tels que Bacon les a pour la première fois exposés. Cet état de la science triomphera du XIVe jusqu’au XVIe siècle : il est donc permis d’avancer que les travaux de Bacon n’ont pas été inutiles à son avancement.
La Renaissance réalisera quelques-uns des vœux de Roger Bacon grammairien et philologue, comme elle reprendra parfois ses considérations et ses rêveries scientifiques, sans les connaître. Un décret du pape Clément V, au début du XIVe siècle, préconise la création de chaires de grec, d’hébreu et de chaldéen aux universités d’Oxford, de Paris et de Bologne ; ce n’est encore qu’une velléité qui ne sera pas réalisée et rien ne permet d’y voir l’influence immédiate des idées de Roger Bacon [1]. Le Concile de Trente conseillera la restauration du texte de la Vulgate et marquera le retour des modernes à la théologie positive. Mais cela dans un esprit où Bacon ne se serait pas exactement reconnu, car il est plein de pressentiments obscurs plutôt que de véritables idées nouvelles.
On a cru pouvoir marquer une filiation certaine qui conduirait de Roger Bacon aux grands humanistes de la Renaissance. Les frères Mineurs d’Oxford, ses amis et disciples, qui condamnaient avec lui les vieux et grossiers grammairiens du Moyen Âge, et qui gardaient le culte des arts libéraux en même temps que le mépris de la logique scolastique, ont en effet essaimé en Italie méridionale. Robert d’Anjou, roi de Naples de 1309 à 1343, fut à la fois l’ami intime de Pétrarque et des franciscains d’Oxford. Il s’inspira dans ses écrits du traité de Roger Bacon sur les moyens de retarder les accidents de la vieillesse et eut auprès de lui un Guillaume d’Alnwick, ancien maître d’Oxford, qui occupa le siège épiscopal de Guivennaro. Ne perdons pas de vue toutefois que Roger Bacon n’a jamais été paganisant, ni même pétrarquisant et que son influence, si elle a vraiment existé, n’a pu être qu’occasionnelle et superficielle.
L’historien de la philosophie, Picavet, ne déclare pas moins que : « si l’Église avait suivi la direction où Bacon voulait l’engager, il n’y aurait pas eu place pour une Renaissance hostile au catholicisme, ni pour une lutte ouverte et une rupture entre théologiens, philosophes et savants, entre exégètes et partisans de la critique historique. » Hypothèse gratuite, hélas ! et de l’espèce de celles avec lesquelles on pourrait rêver de refaire toute l’histoire.
L’intégration de toutes les sciences à la théologie, qui était bien, semble-t-il, le but que Roger Bacon assignait à ses efforts, était, même de son temps, une entreprise surhumaine. Le développement du savoir en a par la suite montré l’impossibilité. Il reste que des contacts par le haut demeurent nécessaires entre les sciences, la philosophie et la théologie. La philosophie, ou les philosophies, qui se dégagent des sciences particulières et la théologie ne peuvent ni ne doivent s’ignorer, dans leur mutuel intérêt. Il ne s’agit pas d’annexer le laboratoire à l’oratoire, ou inversement ; il s’agit seulement de ne pas les opposer ou les isoler. Roger Bacon a senti très vivement qu’un accord respectant les hiérarchies était indispensable entre la théologie et les sciences ; il a aperçu le but ultime, mais il n’a pas été capable à lui seul et dans l’espace d’une vie d’homme, de brûler les étapes que l’esprit humain a eu besoin de six siècles pour parcourir avec peine.
Le triomphe de la technique et des sciences auquel nous avons assisté, parallèlement à l’effondrement de la morale, qui a paru contredire un moment Bacon ne lui donne finalement que trop raison. Admirons que cet homme pratique ait posé, au-delà des circonstances de temps et de lieu, variables et sujettes aux méprises, avec tant de netteté, les conditions d’une rénovation spirituelle et qu’il les ait appelées avec une telle ardeur, une telle persévérance de charité. Nous sommes des apprentis sorciers, entraînés, terrifiés par les forces malfaisantes que nous avons libérées sans savoir comment, ni comment les mâter, et qui nous détruiront fatalement si nous ne comprenons pas que l’essentiel de l’enseignement d’un Roger Bacon reste toujours valable : seul le recours au Christ, à la vie spirituelle dont il est la source et le parfait accomplissement, nous sauvera. Peut-être dès ici-bas, si tel est le dessein de la Providence ; mais il nous sauvera aussi dans le cas où tout serait perdu humainement, puisqu’il nous donnera la vie éternelle. Cette conscience si haute et en somme si authentique de sa mission de sage et de prêcheur de pénitence ne demeure-t-elle pas encore aujourd’hui le plus grand titre de Roger Bacon à notre respect ?
Albert GARREAU,
Frère Roger Bacon,
Éditions Franciscaines, 1942.
BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE
RAOUL CARTON. – L’expérience physique chez Roger Bacon, contribution à l’étude de la méthode et de la science expérimentale au XIIIe siècle. Paris, Vrin, 1924.
d° L’expérience mystique de l’illumination intérieure chez Roger Bacon. Paris, Vrin, 1924.
d° La synthèse doctrinale de Roger Bacon. Paris, Vrin, 1924.
Livres touffus de pensée et malaisés de style, mais essentiels pour la connaissance du vrai Roger Bacon.
ÉMILE CHARLES. – Roger Bacon, sa vie, ses ouvrages, ses doctrines, d’après des textes inédits. Paris, Hachette, 1861.
Très important travail sur les inédits, qui a servi de base à toutes les études ultérieures. Effort intelligent et consciencieux encore valable en partie, quoiqu’il pèche gravement par la méconnaissance de l’atmosphère franciscaine et chrétienne.
PIERRE DUHEM. – Un fragment inédit de l’Opus tertium de Roger Bacon, précédé d’une étude sur ce fragment (Quaracchi, 1909).
d° Le système du monde, histoire des doctrines cosmologiques de Platon à Copernic. Paris, Hermann, 1913 à 1917.
Textes nécessaires pour une saine appréciation de la valeur scientifique de Roger Bacon.
R. P. HILARIN DE LUCERNE, capucin. – Histoire des études dans l’Ordre de Saint François depuis sa fondation jusque vers la moitié du XIIIe siècle. Paris, Alphonse Picard, 1908.
ANDREW G. LITTLE. – The grey friars in Oxford. Oxford,1892.
LYNN THORNDIKE. – A history of magic and experimental science. New York, The Macmillan Company, 1929.
R. P. CH. BORROMÉE VANDEWALLE. – Roger Bacon dans l’histoire de la philologie. Extrait de la France franciscaine. Paris, 1929.
Excellente mise au point, qui va beaucoup plus loin que ne le donnerait à penser son titre.
[1] C’est, semble-t-il, sous l’influence directe du bienheureux Raymond Lulle que ce décret a été pris.