La conversion de saint Augustin

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Henri GAUBERT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« – Tolle, lege ! Tolle, lege ! »

« – Prends et lis ! »

 

Saint Augustin, Confessions

(livre VIII, chap. XII).

 

 

 

UN RHÉTEUR PERPLEXE

 

 

Aux environs de l’an du Christ 385, le rhéteur Aurelianus Augustinus se demandait si décidément, sur tous les plans, il n’avait pas manqué sa vie.

... Il se remémorait ses insuccès ou ses mésaventures de grammairien à Thagaste, à Carthage, à Rome : c’étaient, ici, les vigoureux « chahuts » d’étudiants qui l’obligeaient à suspendre ses cours ; là, l’indélicatesse de ses élèves, qui disparaissaient discrètement au moment du règlement des honoraires. Après plusieurs essais peu encourageants en Afrique et en Italie, notre professeur d’éloquence en arrivait à considérer sa carrière comme passablement compromise.

Ses succès d’orateur ? Ils paraissaient fort moyens. Son physique peu avantageux le desservait plutôt, sans compter que dans la péninsule on se gaussait volontiers de sa rauque prononciation carthaginoise. Certains puristes n’allaient-ils pas jusqu’à lui reprocher d’émailler ses discours d’intolérables solécismes ?

Quant à ses essais littéraires... l’ouvrage Du Beau et du Convenable 1 n’eut, de l’avis même de son auteur, d’autre admirateur que lui-même.

La religion ? Elle ne lui a apporté, comme le reste, que les plus amères déceptions : depuis quelque temps, le rhéteur s’est rallié à la secte des Manichéens 2 ; mais voici qu’après plusieurs années actives dans le groupe, il doit décidément convenir de l’ignorance théologique des chefs, de leur immoralité ; et, chose plus grave encore, de l’absurdité des dogmes ; sans parler du ridicule de la cosmogonie manichéenne, en contradiction formelle avec la science. Là encore, il reconnaît qu’il a fait fausse route. Là encore, il a joué de malheur.

Ainsi donc, celui qui, un jour, étonnera l’Occident par sa haute sainteté et par sa puissante dialectique se présente à nous, pour le moment, sous les traits d’un jeune rhéteur âgé d’une trentaine d’années, de mœurs dissolues, plus qu’à demi païen, sans grand talent 3 et apparemment sans avenir.

 

 

 

ESPÉRANCES ET DÉCEPTIONS

 

 

Un moment, cependant, Augustin put croire que l’horizon s’éclaircissait, que l’avenir commençait enfin à lui sourire.

En effet, sur la recommandation des Manichéens de Rome (car notre grammairien n’a pas eu encore le courage de rompre ouvertement avec sa secte), le préfet Symmaque vient de faire obtenir à notre infortuné « marchand de paroles » un poste bien rétribué : Augustin est nommé professeur d’éloquence de la ville de Milan. Le voilà devenu personnage officiel. Son existence matérielle assurée, il n’a plus besoin, maintenant, de compter sur l’humeur ou sur l’honnêteté de ses étudiants pour boucler son modeste budget. Sans attendre davantage, il appelle de Numidie toute sa famille, à laquelle se joignent des amis. Autour du nouveau fonctionnaire impérial, nous voyons donc s’installer joyeusement une petite colonie africaine : Monique, la mère du rhéteur ; la femme avec laquelle Augustin vivait à Carthage ; Adéodatus, le jeune enfant qu’il avait eu de cette femme. Pour Augustin, assez porté à l’épicurisme, cette existence « bourgeoise » apparaissait pleine de charmes. Vie de famille, vie d’étude...

Hélas ! il fallut bientôt déchanter, car des difficultés d’un autre genre allaient surgir.

Monique, catholique ardente et veuve austère, ne poursuit plus qu’un but : le baptême d’Augustin. Il est donc dans l’ordre des choses qu’elle essaie d’écarter tout d’abord de son fils cette maîtresse, dont la présence constitue, on le devine, un sérieux obstacle à la conversion du rhéteur. Cela n’ira point sans disputes, sans larmes, sans déchirements. De fait, Monique n’aura de cesse qu’elle ne soit parvenue à faire réembarquer pour Carthage la pauvre femme, à qui on enlève son enfant. Premier drame qui vient assombrir cette vie familiale, qu’Augustin se plaisait à envisager si idéalement calme, douce et facile.

Pour comble de malheur, voici qu’en ce climat milanais, froid et humide en hiver, la santé d’Augustin, déjà altérée par les accès de la fièvre qu’il avait contractée à Rome, donne de nouvelles inquiétudes. Sa gorge délicate d’Africain s’enroue constamment, ses bronches supportent mal les rigueurs de la mauvaise saison. À plusieurs reprises, il devra suspendre ses cours d’éloquence, et même envisager l’abandon de sa chaire ; car on ne saurait offrir plus longtemps le spectacle d’un orateur officiel trop souvent aphone !

Oui, il doit penser sérieusement à donner sa démission. Et ce sera l’effondrement du dernier rêve ; tout s’écroule autour de ce pauvre rhéteur, dont les efforts successifs semblent devoir aboutir à l’insuccès final, irrémédiable.

Or, tandis que s’accumulent les déceptions, la foi chrétienne s’éveille peu à peu dans l’âme d’Augustin. La doctrine lumineuse et bienfaisante du Christ va s’emparer de ce cœur, qui bientôt ne voudra plus battre que pour Dieu.

 

 

 

DEUX DOCTEURS DE L’ÉGLISE

 

 

Depuis son arrivée à Milan, Augustin ne manquait pas, chaque dimanche, de venir écouter attentivement les homélies que l’évêque Ambroise prêchait dans la basilique catholique de la ville. Simple curiosité de professionnel : un rhéteur de métier se doit, de temps à autre, de s’informer, de prendre à l’occasion quelques bonnes leçons d’un maître du style. Laissons-le l’avouer lui-même : « J’étais assidu à l’écouter lorsqu’il instruisait le peuple, non avec la disposition que j’aurais dû avoir, mais pour juger de son éloquence, et savoir si elle était au-dessus ou au-dessous de ce qu’on disait. J’étais suspendu à sa parole, mais j’en négligeais et j’en dédaignais le fond, et le charme de ses discours me séduisait. »

Quoique obéissant à des préoccupations d’ordre simplement profane, notre Manichéen, en écoutant le saint et savant évêque, commence à comprendre l’injustice des attaques de la secte contre les livres saints des Chrétiens. Ambroise, inaugurant en Italie la méthode exégétique déjà pratiquée en Orient, se met à commenter et à expliquer en chaire les Écritures : il montre que, si la lettre tue, l’esprit vivifie ; il découvre, sous les figures parfois énigmatiques de l’Ancien Testament, les clartés éblouissantes du Nouveau. Non sans quelque stupéfaction, Augustin se rend compte, peu à peu, de la façon indigne dont la Manichéens l’ont induit en erreur, pour les besoins de leur cause. À la lumière des explications données par le grand évêque, la Bible n’apparaît plus à l’Africain comme une fable ridicule ou comme un recueil de faits immoraux, mais bien comme un Livre de vie, où le sens littéral (exploité avec assez de mauvaise foi par les Manichéens) s’explique tantôt par les faits mêmes de l’histoire, tantôt par l’allégorie ou le symbole. Maintenant, ses yeux s’ouvrent à la lumière de la vérité. Le dernier lien qui l’attachait encore au Manichéisme vient d’être tranché.

Est-il chrétien ? Pas encore. Car cette pauvre âme troublée et endolorie hésite maintenant, avant de s’engager sur une voie encore trop inconnue. Et puis, nous avoue-t-il dans ses Confessions, « celui qui a passé par les mains d’un mauvais médecin appréhende parfois de se confier à un bon ». Certes, la prédication d’Ambroise continue à le remplir de joie, mais il se demande si cette parole séduisante ne cache pas quelque nouveau piège. Dans la crainte de nouvelles traverses douloureuses, il exige, avant d’aller plus loin, des preuves d’évidence... impossibles. « Je voulais être – explique-t-il plaisamment – aussi assuré des choses que je ne voyais pas, comme je le suis que trois et sept font dix. »

Ainsi donc, dans la basilique catholique de Milan, un Docteur de l’Église latine expliquait, en chaire, les Livres Saints devant un rhéteur à demi païen, qui un jour deviendra lui aussi un Docteur, et des plus grands, de l’Église. Et celui-ci écoutait, avec une avidité croissante, les paroles apostoliques qui, peu à peu, l’éveillaient à la vie spirituelle.

 

 

 

LES « COULISSES » DE LA CONVERSION

 

 

L’historien qui suit pas à pas les étapes d’une conversion ne peut, d’ordinaire, apercevoir que le côté extérieur de la transformation religieuse du sujet étudié. Car, il faut bien le souligner, la conversion est une grâce ; la grâce est chose divine, et pour démonter le mécanisme du surnaturel, nos pauvres moyens naturels d’investigation s’avèrent, par définition, assez rudimentaires.

Mais en ce qui concerne la conversion de saint Augustin, il nous sera permis, grâce aux confidences des Confessions, de découvrir le jeu mystérieux de ce surnaturel dont sainte Monique, la mère de notre héros, semble avoir déclenché l’action par ses appels, ses pénitences. Si, dans l’ordre des faits extérieurs, ce sont surtout les prédications de l’évêque Ambroise qui ouvriront les yeux d’Augustin à la vraie Lumière, par contre, ce sont les larmes, les prières, les macérations de Monique qui auront préparé chez Augustin les voies secrètes de la conversion. « Les angoisses de mon enfantement spirituel – avouera le saint dans ses Confessions – allaient être à ma mère plus douloureuses que mon enfantement selon la chair. »

En effet, lorsque le rhéteur de Milan commence à réfléchir sur les thèmes développés en chaire par Ambroise, il y a déjà neuf ans que Monique adresse nuit et jour au ciel des prières ardentes. Depuis la mort de son mari, le colon Patricius, qu’elle a réussi finalement à convertir au christianisme, la sainte veuve mène une existence à demi monacale. Cette mère ne vit plus que pour la conversion de son fils. Son enfant privé de la vie de la foi, elle le pleure plus que s’il était mort à la vie terrestre, elle ne cesse de faire monter pour lui, vers Dieu, ses ardentes supplications.

Supplications pleines de confiance, d’ailleurs : n’a-t-elle pas été favorisée, il y a déjà quelques années, d’un songe significatif lui annonçant, de façon catégorique, l’entrée de son fils dans l’Église du Christ ? – « Il sembla à ma mère – rapporte saint Augustin – qu’étant debout sur une longue règle de bois, et étant toute triste et toute accablée de douleur, elle vit venir à elle un jeune homme étincelant de lumière, qui, avec un visage gai et souriant, lui demanda le sujet de son affliction et de ses larmes continuelles, mais d’une manière qui témoignait assez qu’il le faisait moins pour s’informer que pour la consoler et pour l’instruire. Sur quoi, lui ayant répondu qu’elle déplorait la perte de mon âme, il lui commanda de ne se mettre plus en peine, et de considérer que je me trouvais sur le même plan qu’elle. Alors, elle regarda attentivement, et elle s’aperçut que j’étais près d’elle, sur cette même règle. »

Monique parla aussitôt à Augustin de cette révélation. Celui-ci, en bon rhéteur, essaya de l’interpréter à son avantage ; ce rêve ne pouvait-il pas annoncer, tout aussi bien, que Monique se ferait un jour... Manichéenne ? – « Cela ne peut être – repartit la veuve – car il n’a pas dit : Considérez que vous êtes où il est, mais bien : Considérez qu’il est où vous êtes. » Devant un pareil argument, le subtil dialecticien resta sans parole. « Cette réponse – notera-t-il plus tard – me toucha bien davantage que le récit de la vision. » Mais bientôt le jeune homme haussait les épaules : à quoi bon s’inquiéter des rêveries d’une femme ! Et il retomba dans ses erreurs.

Désolée, mais non découragée, la mère décida alors d’aller trouver un évêque africain qu’elle connaissait. Ce savant prélat pourrait certainement, au cours d’une conversation particulière, réfuter les fausses opinions d’Augustin. Prudemment, le saint homme objecta que le jeune rhéteur « était trop indocile, tout rempli de nouveautés des Manichéens, et fier d’embarrasser par ses subtilités. Laissez-le – dit-il – et priez seulement Dieu pour lui. » Mais Monique éplorée insistait encore. « Allez – ordonna doucement l’évêque – et continuez vos prières. Car il est impossible que périsse le fils de ces larmes... »

Pendant neuf ans encore, ces larmes devront couler ; pendant ces longues années, dit saint Augustin, « ma mère ne connaîtra ni de relâche à ses soupirs, ni de trêve à ses pleurs, ni de fin à ses vœux et à ses prières ».

Elle ne se décourage point, puisqu’elle sait. Et de quel regard attendri elle suit maintenant la lente métamorphose que les homélies d’Ambroise produisent, de semaine en semaine, dans l’âme de son fils ! Elle sait que le miracle s’opère. Elle sait qu’elle aura la joie de voir, avant de mourir, la pleine réalisation de ses vœux.

Elle a assez pleuré et prié pour cela : le vrai levier surnaturel de cette conversion, ce seront en effet, plus encore que le zèle apostolique de l’évêque Ambroise, les « mérites » de Monique.

 

 

 

L’INQUIÉTUDE DU CŒUR

 

 

Si la prédication d’Ambroise n’avait pas encore amené Augustin au christianisme, si les larmes de Monique n’avaient pu encore obtenir du ciel la conversion complète du rhéteur africain, peu à peu, nous l’avons dit, l’âme de notre héros se transformait, presque à son insu. Il commençait à considérer avec lassitude cette existence qu’il partageait entre la course aux honneurs, à la richesse, et les basses jouissances dans lesquelles il s’engluait depuis son adolescence.

Certain jour, tout en se rendant au forum pour prononcer un panégyrique de l’empereur, il songeait à ces mensonges officiels qu’il devait débiter en public, à ces applaudissements hypocrites qu’il allait récolter dans un instant. Il se sentait ployer sous le poids de sa misère spirituelle. Et voici que, tout à coup, il aperçoit, titubant au milieu de la voie publique, un ivrogne, tout joyeux encore de ses trop copieuses libations. « Ce misérable trouvait donc sa joie dans son ivresse, et moi je cherchais la mienne dans la gloire. Mais quelle gloire, Seigneur ! » soupire douloureusement Augustin. Pour un moment, du moins, le vin avait transporté de joie ce pauvre homme ; tandis qu’Augustin, en dépit de ses satisfactions professionnelles, n’arrivait pas à s’affranchir un seul instant de cette inquiétude, de cette souffrance morale qui grandissait en lui chaque jour.

Il décide donc de quitter le siècle. Avec une dizaine d’amis, il forme le projet de constituer une sorte de monastère laïque ; le riche Romanianus se charge d’assurer l’existence matérielle du petit groupe. Quel bonheur, loin de toute agitation, de vivre là, où l’on étudiera la philosophie, où l’on goûtera le bonheur promis aux adeptes de la Sagesse ! Hélas, des difficultés imprévues se présentent : les épouses de ces penseurs avouent leur peu d’enthousiasme à entrer dans ce phalanstère ; et d’autre part, les célibataires considèrent déjà avec quelque crainte la règle de vie ascétique qu’il leur faudrait observer. Bref, le projet échoue avant même d’être expérimenté.

Augustin, le futur organisateur du monachisme, se désole de cette faillite, dont il ne comprendra que plus tard la cause. Ces anachorètes en puissance possédaient bien tout ce qu’il faut pour fonder un monastère. Tout, sauf Dieu.

 

 

 

DERNIERS COMBATS

 

 

Augustin commence à le comprendre : son pauvre cœur inquiet « ne trouvera de repos que lorsqu’il se reposera enfin en Dieu ». Aussi, prend-il alors la résolution d’être catéchumène dans l’Église catholique. À dire vrai, cette décision n’entraîne pas nécessairement, dans sa pensée, une réalisation immédiate ; il se contente de caresser ce beau et lointain projet de conversion totale, dont il diffère de jour en jour la réalisation.

Pourtant, les prédications entendues dans la basilique milanaise lui permettent de se rendre compte, de mieux en mieux, et du peu de dignité de sa conduite, et de la vanité de son enseignement. « Renonçons à tout cela ! – s’écrie‑t-il. – Laissons là ces choses vides ! Consacrons-nous uniquement à la recherche de la vérité ! La vie n’est que misère ; l’heure de la mort, incertaine. Si cette dernière nous surprenait en ce moment, en quel état sortirions-nous de ce monde ? Où irions-nous apprendre ce que nous avons négligé ici-bas ? »

Mais, d’un autre côté, « ses vieilles amies » (c’est ainsi qu’il dénomme ses passions) le supplient d’attendre encore quelque temps ; le tirant « comme par sa robe de chair », elles lui soufflent, à voix basse, ces demandes torturantes : « Veux-tu donc nous abandonner ? Te proposes-tu de nous quitter pour jamais ? Songe que, désormais, ceci et cela te seront interdits. Et par ces mots : ceci et cela, que sous-entendaient-elles, mon Dieu ! »

Augustin, qui sait maintenant où se trouve son devoir, se détourne héroïquement de ces suggestions perfides, et se répond à lui-même : « Ne différons pas davantage ! Il s’agit de se convertir sans retard ! »

Assez habiles pour ne pas s’opposer de front au changement projeté, les « vieilles amies » implorent tout au moins un délai de grâce. De temps à autre, lorsqu’elles se sentent assez fortes, elles poussent une pointe plus vive : « Penses-tu donc que tu pourras vivre sans nous ? »

En bon rhéteur, l’Africain riposte en persiflant sa volonté : « Te voici donc incapable de suivre la vie irréprochable qu’ont menée, avant toi, de jeunes garçons, des vierges consacrés au Seigneur et des veuves vénérables ! » Et, poursuivant ses réflexions, il ajoute, en manière de conclusion pratique : « Ceux qui suivirent ainsi la voie de Dieu furent soutenus par le ciel. Jetons-nous hardiment dans les bras du Créateur, et ne craignons point ; il nous recevra et nous guérira. »

Ainsi, dans cette âme de bonne volonté, la grâce triomphe peu à peu de l’orgueil et fait naître la confiance. Maintenant, Augustin s’est assez humilié pour que s’ouvre devant lui la porte modeste de l’Évangile, donnant sur l’étroit chemin qui mène à la vie. Le voici apte à comprendre enfin – et bientôt à vivre – la parole du Christ. Sans plus attendre, il se rend auprès d’un prêtre chrétien, Simplicianus.

Simplicianus, qui avait été le père spirituel d’Ambroise, accueille avec bonté ce cœur tourmenté, désemparé. Pour montrer au fonctionnaire impérial la voie à suivre, l’homme de Dieu lui conte la conversion du savant Victorianus. Ce dernier avait étudié à fond les doctrines de tous les philosophes ; il était arrivé à un âge avancé, il était illustre ; sa statue se trouvait même sur le forum. Mais un jour, ayant reconnu dans l’Évangile la vérité, il avait tenu à faire son abjuration dans la basilique milanaise, et à réciter publiquement le Credo des chrétiens dans l’église emplie d’une foule émue, venue là pour assister à cette extraordinaire conversion.

L’entretien de Simplicianus fortifia Augustin dans ses convictions naissantes, mais ne triompha pas encore de ses dernières hésitations. « Hélas ! – nous rapporte celui-ci – deux volontés opposées luttaient en moi : l’ancienne et la nouvelle, la spirituelle et la charnelle. Et leur conflit déchirait mon âme. » Plus loin, nous dépeignant ses états intérieurs, il ajoute, avec cet art d’utiliser les images familières qui donnera tant de charme à ses futures homélies : « J’étais comme un homme que l’on vient d’éveiller, qui sait qu’il doit se lever, et qui, n’ayant pas le courage de secouer son sommeil, referme les yeux et se rendort. »

Le réveil, cependant, était proche, maintenant. Certain jour, où Augustin se trouvait chez lui en compagnie de son ami Alypius, un certain Pontitianus, patricien d’Afrique, alors en grand crédit à la cour de l’empereur, vint faire visite au rhéteur. Au cours de la conversation, Pontitianus, distraitement, ouvrit un livre posé sur la table d’Augustin : il fut tout surpris, mais tout joyeux, de constater que ce manuscrit contenait les Épîtres de saint Paul. Mis en confiance, le haut dignitaire révéla à ses interlocuteurs qu’il appartenait à la religion catholique, et il parla bientôt des anachorètes qui, à ce moment, menaient une vie très austère dans les thébaïdes d’Orient. Il conta les merveilles de la vie de saint Antoine, le célèbre solitaire d’Égypte ; et, tout étonné de trouver des sympathisants du christianisme aussi ignorants de ces sujets, il leur dit encore le grand nombre de monastères qui commençaient à s’élever, et il les entretint de la vocation de ces moines dont les hautes vertus étaient un magnifique hommage à Dieu et un admirable exemple pour les chrétiens.

Devant l’intérêt que prenaient visiblement Augustin et Alypius à cette conversation, le fonctionnaire du palais n’hésita pas à ajouter une anecdote personnelle. Quelque temps auparavant, se trouvant à Trèves avec la cour de l’empereur, il était parti en promenade avec trois de ses amis, dans la campagne toute proche. Deux d’entre eux, s’étant aventurés dans un chemin écarté, se trouvèrent bientôt devant une maison rustique qui servait d’abri à un petit groupe de chrétiens ayant fui le monde. On fit bon accueil aux promeneurs qui, au cours de leur visite, aperçurent un manuscrit où était consignée la vie de saint Antoine. Ils demandèrent à prendre connaissance de l’ouvrage ; et bientôt, l’un d’eux, enthousiasmé par ce qu’il lisait, s’emporta contre lui-même, contre l’emploi qu’il avait, jusqu’ici, fait de sa vie ; et, prenant à témoin son compagnon, l’assura que, sans plus tarder, il voulait mener, comme ces pieux anachorètes, et en ces lieux mêmes, une existence consacrée toute entière à Dieu. Touché par cette généreuse inspiration, son ami lui répondit qu’il ne l’abandonnerait pas en si beau chemin : lui aussi, il quitterait avec joie son service à la cour impériale pour suivre l’appel du Christ. La nuit commençait à tomber. Pontitianus et son compagnon, retrouvant enfin leurs deux collègues, les avertirent qu’il était grand temps maintenant de regagner le palais impérial. Mais nos deux néophytes de répondre qu’ils ne retourneront pas à Trèves, et que, de ce jour, ils ont résolu de dire adieu au monde et à leurs fiancées respectives. Non sans larmes de part et d’autre, on se sépara donc. Les deux nouveaux cénobites restèrent dans la villa des moines chrétiens. Quant aux deux fiancées, elles résolurent bientôt, elles aussi, de se consacrer au Seigneur.

En écoutant cet extraordinaire récit, Augustin se rendait compte de sa propre lâcheté. Il envisageait bien sa conversion, mais, au fond de lui-même, il souhaitait des délais pour pouvoir goûter, quelque temps encore, les jouissances païennes, auxquelles il devait renoncer. Il prenait conscience de cette intime duplicité. Son parti était pris. Il était temps de mettre fin à ces atermoiements, et d’agir en conséquence.

À peine Pontitianus a-t-il pris congé, qu’Augustin, le visage empourpré de honte, apostrophe brusquement son disciple Alypius : « Que faisons-nous ici ? Que dis-tu de ce que nous venons d’entendre ? Les ignorants se lèvent, et ravissent le ciel. Et nous, avec toute notre science, nous sommes si stupides, si hébétés, que nous demeurons ensevelis comme des bêtes dans la chair et dans le sang. »

Alypius, tout interdit, considérait sans mot dire l’emportement de son maître. Hors de lui-même, Augustin se leva, et sortit dans le petit jardin attenant à la maison. Alypius suivit ; les deux amis, unis dans une même émotion, s’assirent, côte à côte, dans un endroit éloigné du jardin.

 

 

 

LA VOIX MIRACULEUSE

 

 

En proie à un profond désespoir, Augustin laisse couler ses larmes. À la pensée de ses égarements passés, il sent peser sur son âme d’affreux remords. Mais bientôt, ne pouvant supporter une présence humaine, même celle de son ami, il se lève, quitte Alypius, et se retire à l’autre extrémité du jardin. Arrivé au pied d’un figuier, il se prosterne à terre ; et, tout en sanglotant, il fait monter vers le ciel une prière ardente : « Seigneur, jusques à quand serez-vous irrité contre moi ? Pardonnez-moi, je vous en conjure, mes iniquités ! »

Or, tandis qu’il invoque ainsi la clémence divine, il lui semble entendre, dans la maison toute proche, une voix juvénile qui ne cesse de répéter en chantant : « Tolle, lege ! Tolle, lege ! – Prends et lis ! Prends et lis ! » Bouleversé par cette voix mystérieuse, Augustin se demande si ces mots ne font pas partie d’une ronde enfantine, ou d’un jeu quelconque, qui lui arrivent comme une réminiscence. Mais non, c’est bien la première fois qu’il entend cette cantilène. « Prends et lis ! Prends et lis ! » Maintenant, ses larmes s’arrêtent ; il se lève. Il se remémore le miracle de la conversion de saint Antoine, se donnant tout entier au Christ pour avoir écouté, entrant dans une église, certain passage de l’Évangile qui semblait s’adresser particulièrement à lui. « Prends et lis ! Prends et lis ! » Ce chant, cet ordre, ne seraient-ils pas, eux aussi, un appel divin ?

Augustin retourne vers Alypius, auprès duquel il a laissé les Épîtres de saint Paul. Fébrilement, il ouvre le livre, au hasard ; et à voix basse, il déchiffre le premier passage qui se présente à ses regards : « Ne vivez pas dans les festins et dans l’ivrognerie, ni dans les impudicités et la débauche, ni dans les contentions et les envies ; mais revêtez-vous de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et ne cherchez pas à contenter votre chair selon les désirs de votre sensualité. » Sans poursuivre la lecture, Augustin marque d’un signe la phrase prophétique, et ferme le livre. Aussitôt, il se sent envahi d’un calme étrange : tous ses doutes se sont dissipés ; son cœur, quelques instants auparavant si tourmenté, est dans la paix, et son esprit tout illuminé.

Le visage rasséréné, il s’est assis de nouveau aux côtés d’Alypius, à qui il conte en détail les phases de tout ce drame intérieur. Le disciple désire voir de ses propres yeux le passage de saint Paul ; le maître le lui recherche. Alors, Alypius, considérant avec attention le texte, fait remarquer au rhéteur la phrase qui suit et qui semble s’appliquer à lui-même : « Assistez celui qui est faible dans la foi. »

Monique, on le devine, ne tarda pas à être informée du changement opéré dans l’âme de son fils. « Là où tu es, il sera », lui avait dit l’ange, en rêve. La prophétie, confirmée par un miracle, était accomplie.

Ce jour-là, Monique versa encore des larmes, mais des larmes de joie.

 

 

 

« FAC ME PATER, QUAERERE TE »

 

 

On était à la fin de septembre. Dans quelques semaines à peine, les cours publics devaient se terminer. Afin d’éviter tout éclat, Augustin se résout à patienter quelque peu avant d’abandonner officiellement 4 sa « chaire de mensonges ». Mais dès que s’ouvre l’ère des vacances, nous le voyons se réfugier à Cassiciacum, dans une maison de campagne située aux environs de Milan, et que son collègue Verecundius a mise à sa disposition.

À dire vrai, ce n’est pas dans la solitude complète que se retire notre converti : il emmène avec lui sa mère, son frère, son fils, ses deux cousins, ainsi qu’Alypius, Licentius, et plusieurs autres amis. Là, dans cette villa, ils se livrent ensemble, et avec passion, à l’étude des livres saints, en particulier des Évangiles, sans oublier toutefois les études profanes de poésie, de grammaire, de rhétorique. En compagnie de ses disciples, le maître, selon la manière antique, se promènera à travers les bois et les prés, en agitant des problèmes de métaphysique, en étudiant les questions relatives aux Écritures. Lorsque le froid ou la pluie fait obstacle à ces promenades, on s’installe dans les thermes de la villa : Licentius récite des vers de sa composition, on discute de l’ordre du monde, des lois auxquelles obéit la nature. Dans ce milieu commence à se développer l’extraordinaire intelligence du jeune Adéodat, « le fils du péché ». Quant à Monique, dans cette petite communauté à demi monastique, elle s’occupe du ménage.

Cependant, entre les moments consacrés à l’instruction de ses disciples, Augustin se ménage des heures de méditation. Dans le calme de l’hiver milanais, il sonde son cœur et mesure tout ce qui lui manque encore pour réaliser l’idéal chrétien ; il étudie le dogme, prend position pour réformer sa conduite, ne néglige aucun effort pour dégager complètement son âme du paganisme, s’essaie à devenir de plus en plus digne du baptême qu’il ambitionne de recevoir.

Il note ses entretiens 5 avec ses élèves, écrit ses fameux « Soliloques » qui, de son propre avis, « se ressentent encore de la vanité de l’école ». Mais son cœur appartient bien à Dieu. Cassiciacum est le creuset où se purifie son âme, où s’accomplit la réforme intérieure sans laquelle toute conversion n’est que littérature. C’est là que se forme définitivement l’âme du futur saint, du futur Docteur de l’Église.

À la fin de l’hiver, il adressait à Ambroise une confession écrite, dans laquelle il faisait en détail le bilan de ses erreurs passées et de ses fautes, et il le priait de lui indiquer quelques lectures susceptibles de le préparer au grand acte du baptême. Puis, dans le courant d’avril 387, la petite cohorte regagne Milan ; et c’est dans la nuit du 24 au 25 de ce mois qu’Augustin, âgé alors de trente-trois ans, son fils Adéodat 6 et son disciple Alypius recevront le baptême des mains de l’évêque Ambroise.

Après son baptême, Augustin n’aspirait plus qu’à rallier au plus tôt son Afrique natale, pour mener, dans une retraite obscure, une vie de prières et de mortifications. Mais les desseins de Dieu étaient autres. Bientôt l’humble moine de Thagaste sera appelé, bien malgré lui, à l’épiscopat, et deviendra l’un des hommes les plus en vue de son siècle, et l’un des plus illustres Docteurs de l’Église.

 

 

 

Henri GAUBERT,

Les grandes conversions, Spes, 1938.

 

 

 

 

 


1 Cet essai de jeunesse est aujourd’hui perdu. D’après les quelques renseignements que nous donne saint Augustin, il semble que c’était là un traité d’esthétique à base de métaphysique manichéenne.

2 Le Manichéisme, religion (et non point « hérésie », comme on le dit trop souvent) venue d’Orient, admettait l’existence de deux principes, opposés de toute éternité : le Principe du Bien et le Principe du Mal, qui se disputaient le Monde. L’Homme, qui porte la double marque de ces deux divinités ennemies, possède de ce fait deux âmes : l’âme raisonnable (issue du Dieu de Lumière) et l’âme passionnée (issue du Dieu des Ténèbres). Comme l’être humain subit la contrainte du Dieu des Ténèbres, il n’est responsable qu’en partie de ses fautes. « Je me figurais – écrit Augustin dans ses Confessions – que ce n’était pas moi qui péchais, mais quelque nature qui péchait en moi. » On devine le succès que pouvait avoir cette accommodante théologie, dans la société dissolue des païens du IVe siècle.

3 Le talent d’Augustin était fin et nuancé, nettement hellénique ; il ne savait pas sacrifier à la grandiloquence et à l’enflure romaine, si à la mode, en ce temps-là, en Afrique et en Italie.

4 Ce n’est qu’à la reprise des cours qu’Augustin enverra sa démission à la municipalité de Milan ; il alléguera que son état de santé, en fait assez mauvais, ne lui permet point de reprendre ses leçons publiques d’éloquence.

5 Voici le titre des ouvrages tirés de ces conversations philosophiques : Contre les Académies ; De la vie heureuse ; De l’Ordre.

6 Adéodat était âgé de quinze ans. Cette âme d’élite allait être bientôt ravie par la mort à l’affection de son père.

 

 

 

 

 

 

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