GUSTAVE GAUTHEROT

 

DOCTEUR ÈS LETTRES

PROFESSEUR D’HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

AUX FACULTÉS LIBRES DE PARIS

 

 

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L’ÉPOPÉE VENDÉENNE

 

(1789-1796)

 

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OUVRAGE ILLUSTRÉ DE 125 GRAVURES

 

DONT 10 HÉLIOGRAVURES ET UNE CARTE EN COULEURS

 

D’APRÈS DES DOCUMENTS DE L’ÉPOQUE

 

 

 

TOURS

 

MAISON ALFRED MAME ET FILS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

AVANT-PROPOS

 

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Au terme de ce puissant ouvrage sur la Chevalerie dont le but avoué est de remettre en gloire la vieille France, de la faire aimer à force de la faire connaître et, comme le disait Guizot, « de la faire rentrer dans la mémoire et dans l’intelligence des générations nouvelles », le savant Léon Gautier a écrit cette conclusion : « Il ne faudrait pas s’imaginer que la chevalerie ait été le caractère spécial de telle ou telle époque. L’institution a pu mourir, mais son esprit nous est resté... Il est encore possible d’être chevalier de nos jours, et l’heure est peut-être venue d’être plus chevalier que jamais... L’Église est une faiblesse, et cette auguste faiblesse a plus besoin que jamais d’un dévouement entier et d’un amour vivant... Il y a encore la Patrie... qui est en droit de compter parmi nous sur toutes les intelligences et sur toutes les épées... C’est la chevalerie qui sauve les nations et qui en est l’arôme. Et la chevalerie, c’est le dédain pour toutes les petites aises d’une vie amollie et sans nerfs ; c’est le mépris de la souffrance ; c’est la mise en action de l’antique Esto vir 1 !... Elle veut que nous ne cachions point notre drapeau ; que nous répétions, si nous croyons au Christ éternel, le cri des premiers martyrs : “Je suis chrétien !” et que, le front découvert et l’âme transparente, nous sachions non seulement mourir pour la vérité, mais, ce qui est plus difficile, vivre pour elle. »

Or cet idéal du chrétien, – car le chevalier n’est pas autre chose que l’incarnation française du chrétien idéal, – fut exactement celui du peuple persécuté qui, à l’époque révolutionnaire, leva, pro aris et focis, « pour ses autels et ses foyers », l’étendard de la révolte.

Alors qu’une philosophie déicide aboutissait, sous le nom de culte de la Raison, à la faillite de la raison humaine ; alors que la Patrie devenait la proie de barbares qui la sapaient jusque dans ses plus intimes fondements, et voulaient, comme le proclamait l’un d’eux, « en faire un cimetière plutôt que de ne pas la régénérer à leur manière » ; alors que le seul fait de refuser un schismatique serment était devenu un crime capital et que la terreur s’était transformée en système de gouvernement, un peuple entier se dressa contre l’usurpateur et lui cria, « le front découvert et l’âme transparente » :

« Tu peux me fusiller, me noyer et me guillotiner ; mais je ne me soumettrai pas : je suis chrétien ! »

Ce peuple fit mieux. L’âme remplie des croyances et des amours qui, de générations en générations, avaient pétri sa race, il se dit que son devoir était de les défendre les armes à la main, et il se lança dans une véritable croisade contre un pouvoir qu’il considérait comme illégitime, puisqu’il fallait, pour lui obéir, désobéir à Dieu et à sa conscience.

Mais la Croix ne pouvait être son seul étendard. Voulant, pour rester libre, renverser le gouvernement qui l’opprimait, il devait tendre à le remplacer ; et par quoi remplacer cet anonyme despotisme, sinon par l’autorité traditionnelle et paternelle du Roi très chrétien, fils aîné de l’Église ? D’où le double caractère catholique et royaliste des guerres de Vendée. Soldats de Dieu d’abord, les Vendéens furent aussi les soldats du roi.

L’héroïque épopée qu’ils ajoutèrent ams1 aux Gestes des Francs a rencontré, et rencontre encore, d’irréductibles détracteurs.

Personnifiée par ce Ch.-L. Chassin qui avait joué dans les rêveries internationalistes d’avant 1870 un rôle si aveugle et si néfaste, l’école révolutionnaire a accusé les Vendéens, « ignorants et superstitieux », de s’être armés contre la patrie pour la restauration complète de l’ancien régime. Ne pouvant nier leur intrépidité, elle a prétendu la déshonorer par des « horreurs » qui se seraient accomplies, de part et d’autre, avec une égale folie. Elle a, d’ailleurs, cherché à excuser les excès commis par les « patriotes » au nom de la Liberté et de l’Humanité.

Le présent ouvrage mettra en pleine lumière l’inanité de pareilles légendes ; montrera qu’en face des usurpateurs jacobins, c’étaient bien les Vendéens qui étaient les champions de la France et tenaient le flambeau de sa civilisation ; prouvera que s’ils furent acculés à la guerre civile, la plus atroce de toutes, ils n’en furent point les auteurs responsables, et que l’histoire doit définitivement laisser à la charge du gouvernement de la Terreur le système de l’extermination en masse. Ce criminel système suscita sans doute de cruelles représailles ; mais aucun parallèle ne saurait s’établir entre les 1nassacreurs officiels des Colonnes infernales et les enfants perdus qui, du côté des victimes, faillirent à leurs principes et désobéirent à leurs chefs en se laissant déborder par la vengeance. En face d’un Turreau et d’un Carrier, c’est bien Bonchamps, le libérateur des cinq mille prisonniers de Saint-Florent, qui incarna le mieux l’âme vendéenne.

 

 

Il est compréhensible que la génération encore survivante des apologistes de la Révolution ait méconnu ou sciemment calomnié cette âme ; car le génie jacobin n’eut point de plus formidable rivale, et nul ne saurait reconnaître la grandeur, la légitimité, la nécessité de l’insurrection des consciences vendéennes, sans reconnaître par le fait même la fantastique équivoque qui se cachait sous les haillons de la Liberté, de l’Égalité et de la Fraternité selon J.-J. Rousseau et Robespierre.

Mais comment tant d’intelligences libérées de l’idolâtrie révolutionnaire se refusent-elles encore à rendre aux « géants » de la Grand’Guerre l’éclatante justice que leur doit la postérité ? Comment surtout tant de catholiques hésitent-ils à voir en eux les martyrs d’une persécution aussi abominable que celles des premiers siècles, et les héros d’une croisade aussi sacrée que celles du moyen âge ?

Est-ce à cause des fleurs de lis de leur drapeau ?

Mais chacun sait, aujourd’hui, qu’en 1793 la fidélité monarchique n’était pas celle d’un parti : c’était celle de la nation presque entière, et, pour les Vendéens en particulier, c’était la forme toute naturelle, tout historique et encore tout actuelle, du véritable patriotisme.

Au reste, ce patriotisme-là n’avait rien du fanatisme de l’autre, et, si l’on voulait en avoir une formule authentique, il suffirait de lire le serment que prononçait d’Elbée, couvert de blessures, devant la commission militaire de Noirmoutier qui allait l’achever :

« Je jure sur mon honneur que, malgré que Je désirasse sincèrement et vraiment le gouvernement monarchique réduit à ses vrais principes et à sa juste autorité, je n’avais aucun projet particulier ; et j’aurais vécu en citoyen paisible sous quelque gouvernement que ce fût, pourvu qu’il ait assuré ma tranquillité et le libre exercice, au moins toléré, du culte religieux que j’ai toujours professé. »

Ce serment du second généralissime de l’armée catholique et royale, tous ses autres chefs et tous ses soldats auraient pu le prêter : la preuve en est dans la faveur avec laquelle ils accueillirent le mouvement de 1789, puis dans la patience qu’ils conservèrent jusqu’en 1793 au milieu des pires vexations.

Ils ne se révoltèrent qu’à la dernière extrémité, lorsque aucune illusion ne fut plus permise, lorsque fut venu le moment de proclamer avec les Machabées : « Il vaut mieux mourir les armes à la main que de voir la ruine de notre patrie et la destruction de nos autels. »

On vit alors tout un peuple se dresser entre Dieu et l’apostasie, entre la France et ses bourreaux, et ce peuple courut à la victoire, ou au sacrifice, avec un enthousiasme dont le trait suivant, rapporté par le mémorialiste Auguste Johannet, donne quelque idée :

« À la dernière étape avant d’arriver à Nantes, – à Nantes, où Cathelineau, le Saint de l’Anjou, allait tomber en pleine bataille, – un vieux paysan blessé paraissait se disputer vivement avec un jeune homme auquel il présentait un fusil et que celui-ci refusait. On voulut savoir la cause de cette altercation :

« – C’est mon fils, répondit le brave soldat ; il veut rester près de moi pour me soigner, et moi j’exige qu’il aille se battre, car je n’ai pas besoin de lui ; je vais mourir, et son devoir est de retourner au feu. »

« On le supplia de permettre à son fils de ne pas le quitter ; il ne voulut jamais y consentir. Le lendemain, on lui annonça que son fils était tué.

« – Vous voyez bien, dit-il en rendant le dernier soupir, que, s’il ne m’eût pas obéi, il n’aurait pas eu l’honneur de mourir pour Dieu et pour le Roi. »

En vérité, de pareils soldats n’ont-ils pas droit à l’admiration de tous les Français encore conscients des traditions de la race ? Et n’est-il pas inouï que ces chevaliers, morts pour leur idéal en un temps où l’on ne pouvait plus vivre pour lui, n’aient pas été jugés, par les contempteurs eux-mêmes du Sacré-Cœur arboré sur leurs poitrines, autrement dignes de respect que les adorateurs du cœur de Marat !

Par bonheur, les nuées que dégagea le bûcher révolutionnaire, et qui, durant plus d’un siècle, obnubilèrent l’intelligence nationale, sont enfin en train de se dissiper. Comme l’observait naguère un Vendéen illustre, M. René Bazin, devant les étudiants de l’Université catholique de Paris, elle est démodée la « méthode du mensonge lyrique » de ces historiens-poètes qui « célébraient les vertus ou la sensibilité des monstres », et qui « excusaient le crime en tâchant d’y associer la France » ; l’illusion des principes révolutionnaires cesse d’entretenir de fumeux encensoirs devant l’autel de cette courtisane de la démagogie qui osa s’appeler la Raison.

Il en résultera que si 1793 doit toujours nous fournir de grands ancêtres, nous les chercherons de plus en plus, non parmi les sans-culottes, mais parmi les héros de l’épopée essentiellement française que fut l’Épopée vendéenne.

 

 

Ce livre n’est pas un livre d’érudition. Nous n’avons point prétendu, par les sommaires recherches d’archives auxquelles nous nous sommes livré, enrichir de documents nouveaux l’histoire des guerres de Vendée. Nous avons surtout voulu dégager de la littérature, si vaste, du sujet une synthèse destinée à tenir lieu d’interminables lectures à ceux qui veulent se former une idée d’ensemble des conquêtes de l’insurrection, de l’exode d’outre-Loire et de l’anéantissement de la Grande Armée, du martyre qu’infligea la Terreur à la Vendée dévastée, enfin de la pacification à laquelle s’applique si tragiquement le fameux Solitudinem faciunt..., et des derniers combats. – Les soulèvements postérieurs à la mort de Stofflet et de Charette ne faisant point partie intégrale de la Grand’Guerre, nous ne leur avons consacré que de courtes pages où l’on verra qu’aucune épreuve ne manqua au sacrifice de la fidèle Vendée, pas même celle de l’ingratitude. Cela n’est point, hélas ! à l’honneur de la Restauration ; mais nous n’avons eu d’autre souci que celui de la vérité.

Ainsi compris, notre tableau d’ensemble ne comportait point de références ; elles l’auraient inutilement alourdi. Il suffit au lecteur de savoir qu’aucune de nos citations n’a été faite à la légère. Nous aurions pu lui donner une bibliographie ; mais elle eût été ou trop incomplète, et par conséquent illusoire, comme le sont d’ordinaire les bibliographies similaires, ou trop encombrante. La Bibliographie de la Contre-Révolution dans les provinces de l’Ouest, de M. Edmond Lemière, ne compte pas moins, pour les lettres A à G, de deux cent quatre-vingt-trois pages !

Nous tenons seulement à indiquer ici quelques-uns des ouvrages qui nous ont plus spécialement fourni la matière de ce livre : la Préparation de la guerre de Vendée et la Vendée patriote, de Ch.-L. Chassin, dont la documentation est aussi sûre que sont caducs ses jugements ; les nombreuses études et, spécialement, le Kléber en Vendée, de M. H. Baguenier-Desormeaux ; les travaux de M. l’abbé Uzureau, dont l’érudition est inépuisable : le Charette et la guerre de Vendée, de M. Bittard des Portes ; l’Histoire religieuse de la Révolution française (t. II), de M. Pierre de La Gorce ; le Conventionnel Prieur de la Marne, de M. Pierre Bliard ; les Représentants du peuple en mission (t. I), de H. Wallon ; les revues régionales, comme la Revue de Bretagne et de Vendée, la Vendée historique, l’Anjou historique et la Revue du Bas-Poitou ; les Mémoires, comme ceux de la marquise de la Rochejaquelein, dont les témoignages conserveront toujours une valeur sujette à critique, mais incontestable.

Nous devons une mention plus spéciale encore à la nouvelle édition de l’Histoire de la guerre de Vendée, publiée, sous la direction de dom Chamard, prieur de Saint-Martin de Ligugé, par l’abbé Deniau, curé de Saint-Macaire-en-Mauges, puis continuée par M. l’abbé Uzureau, directeur de l’Anjou historique. C’est ce gigantesque monument de quatre mille six cents pages grand in-8°, cette Somme de toutes les publications antérieures et des traditions locales encore vivantes, qui nous ont fourni, jour par jour, l’analyse très détaillée et très fidèle des opérations militaires, ou qui nous ont mis sur la voie d’une foule d’investigations. Il valait, pensons-nous, la peine de faire jaillir du domaine de la pure érudition les traits de lumière qui remplissent un ouvrage justement qualifié par M. G. Lenôtre de « guide le plus admirable et le plus impartial que puissent choisir ceux qui sont curieux de visiter le pays des géants ».

Nous désirions placer les géants eux-mêmes sous les yeux des curieux : nous l’avons pu, grâce à l’obligeance de M. le vicomte de Villoutreys et de M. le marquis d’Elbée, qui nous ont libéralement ouvert les riches collections iconographiques des châteaux de Chaudron-en-Mauges et de Guéthary ; grâce aussi aux conseils d’éminents spécialistes comme M. Baguenier-Desormeaux et M. Frédéric Garcin, chargé des Archives des cartes au ministère de la Guerre. Tous nos lecteurs voudront partager envers eux notre vive gratitude.

 

GUSTAVE GAUTHEROT.

 

Fontenay-aux-Roses, Pâques, 1913.

 

 

 

 

 

 

 

PREMIÈRE PARTIE

 

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LE PAYS CONQUIS

 

 

 

 

I

 

VENDÉE ET VENDÉENS

 

Le peuple révolutionnaire. – La contre-révolution active. – Artisans de guerre civile. – Un jugement de Bossuet. – Les pays vendéens : les Mauges, le Bocage poitevin, le Marais. – Les paysans vendéens. – Influence des prêtres et des nobles. – Mœurs républicaines.

 

Dans les Dieux ont soif, M. Anatole France a tracé du jacobinisme et des jacobins un tableau historique et psychologique scrupuleusement exact :

« Ce qui nous perd, – observe le menuisier Dupont, membre du comité de surveillance, au peintre Évariste Gamelin, membre de la section du Pont-Neuf, – ce qui nous perd, c’est l’indifférentisme. Dans une section qui contient neuf cents citoyens ayant droit de vote, il n’y en a pas cinquante qui viennent à l’assemblée. Hier, nous étions vingt-huit.

« – Eh bien ! dit Gamelin, il faut obliger sous peine d’amende les citoyens à venir.

« – Hé ! hé ! fit le menuisier en fronçant le sourcil, s’ils venaient, tous les patriotes seraient en minorité. »

« En effet, Évariste fut élu juré sans concurrent, après plusieurs scrutins, par une trentaine de suffrages. On ne votait plus, les sections étaient désertes... Évariste doutait si, sur les sept cent mille habitants de la capitale, trois ou quatre mille seulement avaient encore l’âme républicaine... »

En Thermidor, la Commune de Paris, telle que l’avait réduite l’épuration jacobine, ne comprenait plus que « des juges et des jurés du tribunal révolutionnaire, des artistes comme Beauvallet et Gamelin, des rentiers et des professeurs, des bourgeois cossus, de gros commerçants, des têtes poudrées, des ventres à breloques ; peu de sabots, de pantalons, de carmagnoles, de bonnets rouges ; mais, quand on y songe, c’est à peu près tout ce que Paris compte de vrais républicains. Debout dans la maison de ville, comme sur le rocher de la Liberté, un océan d’indifférence les environne ». – Le peuple, pour qui et par qui se fit, dit-on, la Révolution, lui refusait le concours de sa souveraineté.

Comment s’en étonner ? Si, en temps normal, les abstentionnistes vaquant, loin de la politique, à leurs affaires forment ce ban de réfractaires qui désole les agités impuissants à le lever, en temps de révolution et de guillotine, alors que les amis eux-mêmes du gouvernement risquent de subir demain le sort fatal réservé aujourd’hui aux opposants, ils constituent naturellement presque toute la nation. Il faudra « les forcer à être libres », comme le déclarait J.-J. Rousseau, et, à sa suite, Maximilien Robespierre, son prophète. Et c’est là tout le secret de la Terreur.

Pourtant, à côté des honnêtes gens qui se contentaient de sauver leurs têtes au sein de l’effroyable cataclysme, il y en eut qui s’efforcèrent, au péril de leur vie, d’en détourner les effets et de rétablir l’équilibre de l’État et de la société sur leurs deux axes brisés : Dieu, dont la souveraineté faisait place à celle de la raison émancipée, c’est-à-dire au déchaînement des pires passions ; le roi, dont la puissance paternelle était assimilée par les dictateurs du jour à une dégradante tyrannie.

Cette contre-révolution active s’étendit, elle aussi, d’un bout à l’autre du territoire. Dans aucune province, elle ne fut aussi populaire, aussi générale, aussi héroïque qu’en Vendée.

 

 

Malheureusement, a-t-on coutume d’objecter dès l’abord, les Vendéens furent des artisans de guerre civile, – de la plus lamentable de toutes les guerres, – et l’opportunité, la légitimité même de leur révolte restent à ce point controversées, qu’un historien catholique de très haute autorité écrivait naguère : « L’esprit s’arrête incertain devant ces héroïsmes funestes, ne sachant s’il doit se réjouir pour la foi chrétienne confessée ou s’affliger pour la patrie mutilée... Pour l’honneur du nom chrétien, il était bon qu’il y eût une Vendée ; pour l’unité de notre histoire, il était bon que cette Vendée succombât. »

Grave problème, et lourd de conséquences pour le jugement qui devra être porté sur l’insurrection dont nous parcourrons les phases tragiques ! Problème dont Bossuet lui-même, dans sa réfutation des Raisonnements de M. Jurieu en faveur des guerres civiles de religion, semble donner à l’avance une angoissante solution : « Le droit de la propre conservation, dit le pasteur Jurieu cité par son commentateur, est un droit inaltérable. S’il en est ainsi, observe Bossuet, tout particulier injustement attaqué dans sa vie par la puissance publique a le droit de prendre les armes, et personne ne peut lui ravir ce droit... Que deviendront les États si on établit de telles maximes ? Que deviendront-ils, encore un coup, si ce n’est une boucherie et un théâtre perpétuel et toujours sanglant de guerres civiles ? Car, comme l’opinion fait le même effet dans l’esprit des hommes que la vérité, toutes les fois qu’une partie du peuple s’imaginera qu’elle a raison contre la puissance politique, et que la punir de sa rébellion c’est s’attaquer injustement à sa vie, elle se croira en droit de prendre les armes et soutiendra que le droit de se conserver ne lui peut être ravi. Qu’on nous montre que les chrétiens persécutés aient jamais songé à ce prétendu droit... Ces chrétiens si opprimés sous Dioclétien, ajoute plus loin Bossuet, loin de songer à cette défense qu’on leur veut rendre légitime, ont démenti toutes les raisons dont on l’autorise, non seulement par leurs discours, mais encore par leur patience ; et on peut dire qu’ils n’ont pas moins scellé de leur sang les droits sacrés de l’autorité légitime sur lesquels Dieu a établi le repos du genre humain, que la foi et l’Évangile. »

Appliqués à l’insurrection vendéenne, ces raisonnements seraient en principe tristement concluants : contre la Terreur, qui outrageait leurs consciences, les Vendéens n’auraient eu qu’un droit, celui de verser leur sang sur l’échafaud ; en prenant les armes contre leurs persécuteurs, ils auraient violé leurs devoirs, non seulement de bons Français, mais encore de bons chrétiens, puisqu’ils auraient sapé les bases mêmes de l’ordre social.

Reste à savoir s’ils combattaient, en fait, les droits de l’autorité légitime.

On connaît les maximes politiques de Bossuet : « Il n’y a point de pire état que l’anarchie... Où tout le monde veut faire ce qu’il veut, nul ne fait ce qu’il veut... Où tout le monde est maître, tout le monde est esclave... L’autorité, dès lors, ne dépend pas du consentement et acquiescement des peuples. » Il est « absurde » de prétendre que « seule la multitude est souveraine et n’a pas besoin d’avoir raison pour valider ses actes ». Pour Bossuet, le gouvernement révolutionnaire, – tel qu’il fut constitué en 1789, – se serait confondu avec l’anarchie ; il est donc inutile de démontrer qu’il eût approuvé les Vendéens de ne s’y point soumettre.

Quant aux révolutionnaires, ils n’ont jamais eu le droit de les en blâmer, puisque la légitimité de l’insurrection contre la tyrannie est à la base de leur doctrine. Dira-t-on que les Vendéens ne combattaient pas pour la liberté ? Examinons donc, d’abord, comment ils furent amenés à prendre les armes.

 

 

Qu’est-ce que la Vendée ?

Le pays insurgé auquel la fraternité des armes, engendrée par la fraternité des âmes, allait donner une si compacte cohésion, ne possédait pas plus d’unité géographique que d’unité historique.

Coupé par les limites du Bas-Anjou et du Poitou occidental, englobant en partie (à l’ouest) le comté de Nantes et le Marais, il forme, entre Angers, Parthenay et les Sables-d’Olonne, un quadrilatère d’environ cent kilomètres (du nord au sud) sur cent cinquante kilomètres (de l’est à l’ouest), dont la physionomie est assez variable.

Au sud d’Angers et des nappes d’eau capricieuses que déploie la Loire jusqu’à Ancenis, commence le Bocage, le Bocage angevin ou pays des Mauges. Pour avoir une vue d’ensemble de ce pays, il faut monter au sanctuaire de la colline des Gardes, sur la croupe verdoyante qui coupe l’horizon au nord-est de Cholet. Cet observatoire, où déjà les Romains installèrent leurs signaux nocturnes, semble émerger d’une vaste forêt. En fait, le sol, d’ailleurs mouvementé et sillonné par les affluents du Layon étroitement encaissés, est un damier de champs, de pâturages et de fourrés épineux que séparent des haies. Ces haies épaisses ont souvent plusieurs mètres de largeur et de hauteur ; elles sont crénelées de « têtards » ou « moussards », troncs d’arbres périodiquement émondés. Des chênes, dits « marmenteaux », s’élèvent de distance en distance à leur hauteur naturelle. Souvent, d’une haie à la haie voisine, les branches s’entrelacent et forment au-dessus des chemins de longs berceaux de verdure.

Nombreuses sont les métairies dont les toitures de tuiles rouges émergent des feuillages. Au-dessus, apparaissent les clochers de Chemillé, de Cholet, de Beaupréau, qui seront témoins des premières batailles ; le donjon de Saumur, où l’armée vendéenne pénétrera triomphante ; les flèches de la cathédrale d’Angers, où elle chantera un Te Deum qui fera trembler la République.

Il est inutile d’insister sur les ressources que la topographie d’un tel pays offrait à la guerre d’embuscades, et quels obstacles elle présentait aux manœuvres d’une troupe régulière. La nature elle-même était, après Dieu, le meilleur allié des Vendéens.

Que si maintenant nous nous transportons, neuf lieues plus au sud, sur la colline des Alouettes, sentinelle avancée à l’extrémité de la voie romaine qui, longeant les crêtes de Gâtine, se dirige de Poitiers vers Nantes par la vallée de la Maine, le relief du sol s’accentue, et le labyrinthe des enclos et des chemins tortueux se grave plus profondément encore que dans les Mauges. Nous dominons le Bocage poitevin, dont les cours d’eau ramifiés vont grossir au nord la Sèvre-Nantaise, au sud les deux Maines, les deux Lay et la Vendée. Les Herbiers, entre le mont des Alouettes et le mont Mercure, sont le réduit central de cette contrée, qui semble garder jalousement contre tout envahisseur ses pâturages et ses cultures de blé, de seigle, d’orge, d’avoine, de millet et de pommes de terre.

Entre les bourgs, – Mortagne, Châtillon-sur-Sèvre, Bressuire, Pouzauges, la Roche-sur-Yon, Chantonnay, la Châtaigneraie, – les chemins sont plus difficiles encore qu’entre la Sèvre et la Loire. Deux routes royales, coupées par des voies vicinales, relient Saumur aux Sables-d’Olonne par Vihiers, Mortagne et les Herbier ; Nantes à la Rochelle, par Mortagne, Saint-Fulgent, les Quatre-Chemins-de-l’Oie et Chantonnay ; mais ces grandes routes elles-mêmes ne sont pas toujours praticables dans tout leur parcours. Quant aux chemins de traverse et surtout aux mille sentiers d’exploitation qui sillonnent le pays, ils forment, selon les expressions de Kléber, « comme un labyrinthe obscur et profond dans lequel on ne peut marcher qu’à tâtons ». Seuls les indigènes connaissent le fil d’Ariane qui empêche de s’y perdre. Pour prévenir, dans les obscures tranchées, d’impossibles rencontres, les conducteurs d’attelages ont soin de « rôder », c’est-à-dire de s’avertir, par de champêtres mélopées, qu’il faut attendre à tel ou tel carrefour. Les pluies multiplient d’ailleurs les bourbiers et les mares, de telle sorte que de la Toussaint au mois d’avril on ne peut plus guère voyager qu’à cheval. Aucun système de fortification n’aurait, on le conçoit, favorisé à ce point la guerre défensive.

Lorsque, vers l’ouest, s’abaissent les collines et s’éclaircissent les fourrés du Bocage et des Mauges, d’autres retranchements les remplacent : les champs sont séparés par des levées de terre qui les protègent contre l’envahissement des eaux ; des fossés facilitent leur écoulement ; puis, des canaux tournoyants, des « étiers », qui, aux abords de l’Océan, se remplissent d’eau salée, divisent les prairies en multiples îlots. C’est le Marais et le pays de Betz, le pays de Challans, de Machecoul et de Bourgneuf, le théâtre de la prochaine guerre de partisans où s’immortalisera Charette. Là circulent, rapides, les yoles qui, le dimanche, transportent les familles à l’église paroissiale. Les perches qui servent à lancer ces embarcations dans les canaux servent aussi à franchir ceux-ci d’un seul bond. À l’époque de la Grand’Guerre, les Bleus n’aimeront pas s’aventurer dans ces parages. « On y trouve peu de chemins qui aient la voie charretière », rapporte Kléber dans ses Mémoires ; la plupart ne sont que des sentiers disposés en dos d’âne et pratiqués entre deux canaux. Le « brigand », portant son fusil en bandoulière, s’appuie sur une longue perche et saute de l’un à l’autre bord avec une facilité surprenante. Si la présence de son ennemi ne lui permet pas de faire cet exercice sans s’exposer aux coups de fusil, il se jette dans sa yole, espèce de petit bateau très plat et très léger, et il parcourt avec une extrême rapidité le canal assez encaissé pour le dérober à la vue de ceux qui le poursuivent ; bientôt il reparaît, vous lance un coup de fusil, et disparaît à l’instant, souvent même avant que vous ayez le temps de riposter. Nous étudierons de près ces chasses à l’homme, impitoyables et meurtrières, qui aboutiront à l’extermination de tout un peuple.

Depuis la Révolution, l’aspect de la contrée que nous venons de parcourir s’est modifié. Les bois ont diminué d’étendue. Les genêts, qui souvent dépassaient la taille d’un homme, ont reculé devant les cultures. Les chaussées, toutes droites, se sont multipliées, « voies de pénétration, a-t-on remarqué, qu’on dirait tracées par un conquérant pour assurer sa conquête ». Cette conquête n’a jamais été achevée dans les âmes ; le temps a fait néanmoins son œuvre, et le souvenir même, de la Grand’Guerre tend à s’effacer. Pour comprendre les raisons du soulèvement vendéen, il est donc nécessaire de saisir maintenant l’état d’esprit de la génération qui, en Vendée, préféra la mort au reniement de sa foi.

 

 

Aux yeux du sceptique et de tous ceux qui se targuent de libéralisme, le Vendéen de 1793 passe volontiers pour un fanatique obtus, incapable de comprendre les aspirations modernes, et porté à massacrer le mécréant avec une férocité comparable – en sens inverse – à celle du jacobin exterminant le contre-révolutionnaire.

Or, appliquée au Dieu des chrétiens, cette opinion d’apparence impartiale est une simple erreur. Non, le Dien des Vendéens n’avait pas soif de sang.

Dût-on faire crier au paradoxe, il faut affirmer que le caractère vendéen était de nature à se plier mieux que tout autre aux principes de liberté et d’égalité qui paraissaient devoir servir de fondements au nouvel ordre de choses.

L’homme qui vit de la culture du sol est l’homme libre par excellence : il ne dépend que de la nature et de lui-même. Le paysan vendéen avait parfaitement conscience de ce privilège. Pauvre, il avait la fierté de sa pauvreté et concevait une horreur invincible pour toute servitude. Fidèle jusqu’au bout à ceux qui lui inspiraient confiance, il ne donnait cette confiance qu’à son gré, et nul n’eût été capable de la lui imposer. Cette ombrageuse indépendance sera d’ailleurs l’une des causes de la dissolution des armées vendéennes au lendemain des combats : volontaires, n’obéissant qu’au chef de leur choix, les insurgés ne lui obéiront que jusqu’à l’heure où ils désireront revoir leur foyer et reprendre leur charrue.

On les a souvent représentés comme des troupeaux menés à la boucherie par d’égoïstes bergers. Rien de plus faux.

Certes, les prêtres exerçaient sur eux une action puissante, et ce n’est pas sans raison que M. de la Gorce observait récemment que les ordres religieux créés à Saint-Laurent-sur-Sèvre, aux confins de l’Anjou et du Poitou, par le bienheureux Grignon de Montfort, eurent sur le soulèvement vendéen une influence presque déterminante : les pays où les Missionnaires de Marie et les Filles de la Sagesse établirent, au XVIIIe siècle, leurs maisons et exercèrent leur ministère, sont ceux où la contre-révolution fut la plus ardente. Mais cette contre-révolution fut le choc de deux religions, ou plutôt le choc de la religion catholique et de l’irréligion révolutionnaire, et non une lutte d’influences personnelles.

Les prêtres ne furent suivis par les paysans que dans la mesure où ils représentaient l’orthodoxie : la preuve en est dans la désaffection qui frappa aussitôt ceux qui obéirent aux hommes, et non plus à Dieu, en se ralliant à la Constitution civile du clergé. « Ces missionnaires, écrivait, le 5 juin 1791, le directoire de Maine-et-Loire au directoire de Vendée, ces missionnaires sont vénérés comme des saints. » Voilà pourquoi ils furent écoutés. S’il en eût été autrement, si elle se fût battue pour des hommes et non pour Dieu, la Vendée n’eût point enfanté des légions de martyrs.

Il en fut de même pour la noblesse.

La noblesse vendéenne est étroitement unie au peuple. Pauvre, elle réside dans ses domaines, et le souffle délétère du philosophisme à la mode l’a à peine effleurée. Entre elle et le paysan, il n’y a aucune barrière, sinon celle du respect et de la reconnaissance pour les services rendus, respect et reconnaissance qui n’inspirent au supérieur aucune morgue et laissent à l’inférieur toute sa fierté.

Les châteaux étaient bâtis et meublés sans magnificence, raconte la marquise de la Rochejaquelein ; on ne voyait en général ni grands parcs ni beaux jardins. Les gentilshommes y vivaient sans faste et même avec une simplicité extrême. Quand leur rang ou leur fortune les avaient pour un peu de temps appelés hors de leur province, ils ne rapportaient pas dans le Bocage les mœurs et le ton de Paris ; leur plus grand luxe était la bonne chère, et leur seul amusement était la chasse. De tout temps, les gentilshommes poitevins ont été de célèbres chasseurs ; cet exercice et le genre de vie qu’ils menaient les accoutumaient à supporter la fatigue et à se passer facilement de toutes les recherches auxquelles les gens riches attachent communément du goût et même de l’importance. Ce qui dans d’autres régions sépare seigneurs et paysans contribue donc ici à les rapprocher. Il règne entre eux une sorte d’union inconnue ailleurs. Les propriétaires y afferment peu leurs terres ; ils partagent les productions avec le métayer qui les cultive ; chaque jour ils ont ainsi des intérêts communs et des relations qui supposent la confiance et la bonne foi. Comme les domaines sont très divisés et qu’une terre un peu considérable renferme vingt-cinq ou trente métairies, le seigneur entretient des communications habituelles avec les paysans qui habitent autour de son château ; il les traite paternellement, les visite souvent dans leurs métairies, cause avec eux de leur position, du sort de leur bétail, prend part à des accidents et à des malheurs qui lui portent aussi préjudice ; il va aux noces de leurs enfants et boit avec les convives. Le dimanche, on danse dans la cour du château, et les dames se mettent de la partie. Quand on chasse le sanglier ou le loup, le curé avertit les paysans au prône ; chacun prend son fusil et se rend avec joie au lieu assigné ; les chasseurs postent les tireurs, qui se conforment strictement à ce qu’on leur ordonne. Dans la suite, on les mena au combat de la même manière et avec la même docilité.

Un quart de siècle après la Révolution, quand l’illustre auteur de la Réforme sociale séjourna en Vendée, il y fut frappé par d’identiques harmonies. « Une conception nouvelle, écrit à ce sujet le comte d’Haussonville, était entrée alors dans l’esprit de Le Play : celle de familles exerçant, autour d’elles, sans privilèges d’aucune sorte, par la seule supériorité de la vie, des lumières et de l’exemple, un patronage moral accepté par tous ; et lorsque, plus tard, il fera de ce qu’il appelle les “autorités sociales” une des bases de ses projets de réforme, c’est à ces familles vendéennes qu’il pensera. » Vue exacte, à condition de ne point oublier que la plus complète indépendance s’alliait à une docilité dont elle faisait d’ailleurs toute la noblesse.

Jamais elle ne devint de la passivité, même à l’époque où l’existence des Vendéens, celle de leurs familles et de leur pays lui-même seront en jeu. « Ils obéissaient, a écrit le général Lamarque, mais d’amitié et avec une hauteur de sentiments qui semble être le contraire de l’obéissance. Ils acceptaient d’être dirigés, mais sans qu’on eût l’air de leur imposer sa volonté ; l’apparence du commandement les révolte... Nul pays n’est plus propre à devenir une république. » Sous le plus paternel des régimes, les Vendéens avaient, en effet, des mœurs républicaines, ce mot étant pris dans son sens le plus noble ; et s’ils devinrent tout de même les plus dangereux ennemis de la Révolution, ce fut qu’une intolérable tyrannie, – destructrice des belles espérances de 89, – les força à prendre les armes.

Nous allons nous en rendre compte en étudiant les causes immédiates de la guerre civile.

 

 

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II

 

LES CAUSES DE LA GRANDE GUERRE – L’OPPRESSION ANTIRELIGIEUSE

 

(1789-1792)

 

Les assemblées provinciales et les réformes. – La Vendée et le mouvement de 1789. – La Grand’Peur. – Le clergé patriote. – La vente des biens eccksiastilp1cs. – La loi du serment (janvier 1791). – Pas d’intrus ! – Tyrannie des administrations bourgeoises. – L’abstention électorale. – Les Amis de la Constitution. – Les deux camps. – Premières émeutes. – La loi martiale à Saint-Christophe-du-Ligneron (1er mai 1791). – Pichard du Page et les modérés du directoire départemental. – Le culte privé. – Intolérance des clubistes. – Dragonnades jacobines. – Résistances des municipalités catholiques. – La mission de Gallot, de Gensonné et de Dumouriez (juillet 1791). – L’audience de Chatillon (2 et 3 septembre). – Pour la liberté de conscience. – La chasse aux pèlerins (août 1791). – Patience vendéenne. – Adresse au roi (février 1792). – Le dépouillement des églises. – Une campagne de pétitions (avril 1792). – Les arrestations de la Poitevinière (8 mai). – Triomphe jacobin (juin). – Abandon du terrain constitutionnel.

 

Depuis 1787, la Vendée suivait avec satisfaction les travaux des assemblées provinciales créées par le roi. Ses commissaires, – des évêques, comme celui de Poitiers, M. de Saint-Aulaire, président de l’Assemblée provinciale du Poitou, zélé réformateur qui plus tard, le 4 janvier 1791, refusera le serment en lançant à ses collègues de la Constituante ce cri de douleur arrêté par le tumulte : « J’ai soixante-dix ans, et j’en ai passé trente-cinq dans l’épiscopat, où j’ai fait tout le bien qui était en mon pouvoir. Accablé d’années et d’infirmités, je ne veux pas déshonorer ma vieillesse, je ne veux pas prêter un serment qui... » ; des prêtres, comme le chanoine angevin Burgevin, dont la compétence d’agriculteur était indiscutable ; des nobles, comme le comte d’Autichamp, père de deux futurs chefs de l’insurrection ; comme le baron de Menou, qui, dès le 25 juin 1789, se réunira au tiers état avec le duc de Luynes et quarante-cinq autres aristocrates, avant de combattre l’insurrection vendéenne dans les rangs de l’armée révolutionnaire ; comme M. de Boylève de la Maurouzière, qui mourra dans les caves de Douai en frimaire an II, après avoir été l’âme de la Commission intermédiaire de l’Assemblée provinciale d’Anjou et s’être adonné avec une débordante activité à toutes les questions de finances et de bien public ; des bourgeois, comme Victor Bodi, recteur de l’Université d’Angers, l’un des plus célèbres avocats de la province, futur membre du Conseil supérieur de l’armée vendéenne, ce qui le conduira sur l’échafaud le 30 octobre 1793, – tous ces hommes avaient cherché à améliorer le sort du peuple, défendu ses intérêts avec une ombrageuse indépendance, et accompli dans leur province une véritable révolution intérieure autorisant tous les espoirs.

Les privilégiés avaient, à l’avance, infirmé les haineuses accusations des faux amis du peuple en signant et en travaillant à faire prévaloir des déclarations analogues à celle du Bureau de l’impôt de l’Assemblée générale de la Généralité de Tours : « Il est un principe certain, c’est que toute dispense ou exemption de la loi est destructive de la loi, et, par une conséquence aussi véritable que ce principe, souverainement injuste... En matière de finance, tout privilège d’exemption pèse nécessairement sur tous les autres... Ceux même qui les possèdent (ces privilèges) ne devraient-ils pas être les premiers à les sacrifier au bien général ? »

Ils ne s’étaient point bornés à des déclarations de principes. Ils avaient réalisé d’importantes réformes pratiques : ainsi, l’état déplorable des voies de communication, dû à l’insuffisance de la corvée, étant l’une des principales causes de la stagnation des affaires, ils s’étaient ingéniés à y porter remède. En 1788, les routes étaient mises à l’entretien et réparées sur une longueur de deux cent vingt-neuf mille huit cent vingt-neuf toises ; elles étaient créées de toutes pièces sur une longueur de onze mille quatre cent trente-cinq toises, et préparées par des travaux de terrassement d’une longueur de dix-sept mille trois cent quarante toises. En 1789, cent quatre-vingt mille autres toises étaient construites ou en cours d’achèvement. La généreuse et harmonieuse collaboration de tous assurait, dans la paix, le progrès social...

 

 

En 1789, l’anarchie savamment préparée menaçait l’État des pires bouleversements, et les promoteurs des réformes ne s’y trompaient point ; témoin cet avis que la Commission intermédiaire du Poitou transmit à ses bureaux d’élection dans les derniers mois de l’année, alors que déjà l’Assemblée nationale n’avait répudié la souveraineté royale que pour tomber sous la dépendance servile des factions : « Quand tous les pouvoirs sont confondus, anéantis, quand la force publique est nulle, quand tous les liens sont rompus, quand tout individu se croit affranchi de toute espèce de devoirs, quand l’autorité n’ose plus se montrer et que c’est un crime d’en avoir été revêtu, quel effet peut-on attendre de nos efforts pour rétablir l’ordre ? »

Mais cet effroi des plus clairvoyants ne gagnait point encore l’ensemble du pays, et l’on peut dire que la Vendée de 1789 ne nourrissait pas de préventions contre les idées nouvelles, ni même contre les politiciens qui commençaient à en jouer.

Ses cahiers ne renferment rien de particulièrement réactionnaire. L’ère de liberté et de fraternité qui semble s’ouvrir est applaudie par les fiers paysans que nous connaissons. Le tiers état nomma des députés qui seront, comme La Révellière-Lépeaux et les deux Goupilleau, d’ardents jacobins. Parmi les représentants de la noblesse, se trou va le comte de Dieusie, nommé en 1787 procureur-syndic de l’Assemblée provinciale d’Anjou, auteur (en 1788) des Réflexions sur la prochaine tenue des états généraux, où il saluait avec enthousiasme la révolution prochaine, membre, en 1789, de la gauche de la Constituante, puis président du Directoire départemental de Maine-et-Loire, puis guillotiné en 1794, la présence de son fils dans les rangs de l’armée vendéenne l’ayant rendu suspect... Le clergé, – fait éminemment significatif, – émit des suffrages aussi démocratiques que partout ailleurs : les évêques de Luçon et de Poitiers ne furent élus que parmi les derniers ; et l’on sait qu’à Versailles, le 13 juin 1789, ce seront les curés poitevins qui, en se ralliant au tiers insurgé, donneront le signal de la fusion des ordres. De telle sorte que « la province qui combattrait le plus la Révolution, M. de la Gorce l’observait naguère, fut celle qui, au début, contribua le plus à la fixer ».

Ce n’est point qu’à cette époque idyllique les bourgeois qui, dans les villes, travaillaient à se rendre maîtres du gouvernement populaire, n’eussent un peu forcé les habitants à épouser leurs vues : la Vendée connut ces modèles de cahiers et ces brochures subversives qui faisaient partie du plan de campagne dont on a de nos jours dévoilé les astucieux secrets. Mais on se laissait, en somme, entraîner de bonne grâce, sans prévoir que c’était à d’effroyables abîmes.

Les évènements de juillet auraient pu dessiller les yeux. La Grand’Peur illumina l’horizon d’éclairs ne présageant que trop la tempête. Dans toutes les paroisses vendéennes, de mystérieux messagers annoncèrent que les ennemis, débarqués sur les côtes, remontaient la Loire à marches forcées pour dévaster le pays. À Chemillé, on disait qu’ils avaient occupé Cholet ; à Cholet, qu’ils s’étaient rendus maîtres de Chemillé. « À Saint-Lambert-du-Lattay, écrit le curé Conin dans ses Chroniques, le jour de la Magdeleine, courut le bruit que des brigands fauchaient les blés, pillaient, saccageaient, brûlaient tout. Un courrier passa rapidement dans le bourg disant que les Polonais étaient débarqués aux Sables-d’Olonne, qu’ils mettaient tout à feu et à sang. Les femmes et les enfants, au bruit du tocsin qui ne cessa toute la demi-journée, accoururent au bourg comme les hommes. La plupart voulaient fuir... MM. Dailleux et Gauthier montent à cheval et partent à Chemillé. Bientôt ils revinrent ventre à terre, disant que tout était perdu, et que deux hommes leur avaient dit que l’armée de la mer était à Chemillé, qui était en feu. La femme de Dailleux fit d’amers reproches à son mari sur ce qu’il n’avait pas été jusqu’à Chemillé pour s’assurer du fait :

« – Tu n’es qu’un lâche, lui dit-elle. Donne-moi ton sabre pour que j’aille l’aiguiser et que je te donne du courage ! »

Un autre témoin, Boutillier de Saint-André, raconte une scène non moins pittoresque qui se passa le même jour à Mortagne : « Nous étions ce jour-là réunis en famille dans le cabinet de mon père... Il était 9 heures du soir, et ma mère, suivant un pieux et ancien usage, faisait à haute voix la prière. Nous la répétions avec elle... Nous fûmes tout à coup tirés de notre contention religieuse et nos voix furent interrompues par un coup qu’on frappa dans le contrevent... C’était Champagne, le palefrenier de notre oncle de la Chèze, que son maître envoyait de Roussay pour nous prévenir de l’arrivée prochaine des Anglais. Cette absurde nouvelle fut bientôt répandue dans toute la ville de Mortagne. Chacun y crut : on sonna le tocsin, et tous les hommes s’armèrent de faux et on illumina les fenêtres ; nous ne nous couchâmes pas, et nous attendîmes avec grande anxiété la venue du jour. Mon père était alors maire, et à ce titre il reçut vers minuit deux députés de Cholet qui venaient demander du secours. Ils étaient armés jusqu’aux dents. Ils portaient déjà des cocardes tricolores et faisaient de grands gestes. Ils soutenaient que les Anglais arrivaient et qu’ils n’étaient qu’à quelques lieues de Cholet, et qu’ils massacraient sans pitié les hommes, les femmes et les enfants. Cependant le jour parut, mon père revint. Chacun rentra chez soi bien rassuré. On eut honte de s’être laissé effrayer par une fausse nouvelle ; mais le coup était fait : le peuple était armé, et tout se disposait à la révolution. »

Le peuple vendéen saurait bientôt se servir de ses armes pour des fins tout opposées à celles qu’avait envisagées certain club du Palais-Royal. En attendant, il continuait à suivre le mouvement. Les curés bénissaient des drapeaux aux couleurs de la nation qu’avaient brodés de nobles châtelaines ; ils ne dédaignaient pas de se parer de rubans tricolores. De Bonchamps, de la Rochejaquelein, d’Elbée, s’affirmaient « bons patriotes » ; d’Elbée, conjointement avec trois chanoines et quatre-vingts habitants de Beaupréau, envoya même, le 20 juillet, à la municipalité d’Angers, une adresse dont les signataires offraient d’aller au premier signal porter secours, « jusqu’au dernier soupir, à leurs illustres et immortels représentants ». Ces représentants, ces augustes représentants de la nation, comme disait dans un mandement du 22 août l’évêque d’Angers, s’étaient mis, hélas ! à la remorque des sanglants émeutiers du l4 juillet ; mais le recrutement des milices nationales vendéennes n’en fut point entravé, et le capitaine Gabriel Baudry d’Asson, qui un an après sera l’un des premiers chefs de l’insurrection, en devenait, à Fontenay-le-Comte, major général.

La Vendée serait-elle donc l’un des boulevards du jacobinisme ? On put le croire encore en 1791, lors de l’application de la loi qui dépouillait une première fois de ses biens l’Église de France. Les inventaires n’y donnèrent point lieu à des scènes de violence telles que celles dont nous avons été nous-mêmes témoins ou acteurs. Les immeubles ecclésiastiques y furent vendus sans obstruction, et l’on vit des aristocrates, voire un Bonchamps, un d’Elbée, un de Colbert (le maître de Stofflet), signer des soumissions. En 1791, sur vingt-huit millions de biens nationaux à vendre dans le département de la Vendée, on en vendit pour vingt millions. Certains articles de la Constitution civile étaient bien de nature à alarmer les consciences ; mais on en ignorait le sens exact, et l’on espérait encore que tout s’arrangerait entre le Gouvernement et l’Église.

Vraiment, Ernest Renan a eu raison d’écrire qu’au début de la Révolution l’admirable bonne volonté du peuple de France devait permettre d’installer sans violence le régime nouveau. Pourquoi cette bonne volonté fut-elle tout à coup tournée vers la plus atroce des guerres ? C’est qu’il y a, pour l’obéissance chrétienne, des limites infranchissables, et que le jacobinisme, au mépris des principes que la Constituante avait elle-même proclamés à la face du monde, prétendit les violer. Ce furent les Vendéens, et non pas leurs persécuteurs, qui désormais combattirent jusqu’à la mort pour la liberté.

 

 

La loi du serment, promulguée en janvier 1791, portait d’outrageantes atteintes à la liberté de conscience. « Si vous approuvez ces décrets, avait écrit le pape à Louis XVI le 16 juillet 1790, par là même vous entraînerez dans l’erreur votre nation entière, vous précipiterez votre royaume dans le schisme et peut-être dans une cruelle guerre de religion. » Or les jansénistes, les protestants et les libres penseurs de l’Assemblée s’obstinèrent à ne tenir aucun compte des droits sacrés de l’autorité spirituelle et décidèrent d’employer, pour forcer l’adhésion du clergé à leur nouvelle religion d’État, des moyens plus coercitifs que ceux qu’avait jamais employés la monarchie absolue contre les dissidents.

L’Église de France, on le sait, refusa dans son ensemble de rendre à César ce qui était à Dieu. En Vendée, beaucoup de prêtres acceptèrent sans doute le serment, mais avec la restriction capitale qu’y mirent ceux de Fontenay-le-Comte : « Je jure d’accepter la Constitution, excepté dans les choses qui dépendent de l’autorité spirituelle. » Finalement, les trois quarts des curés et des vicaires prononcèrent le non possumus, et durent en conséquence être remplacés par des jureurs.

Ce ne fut qu’un seul cri dans les pays qui s’appelleront la Vendée militaire : Nous ne voulons pas des intrus ! La guerre civile devenait inévitable.

Les bourgeois des administrations départementales qui, obtempérant aux mots d’ordre des sociétés des Amis de la Constitution, avaient perdu tout contact avec l’âme populaire, s’imaginèrent que rien désormais ne pourrait leur résister. « Nous voyons que le serment à prêter par les prêtres et le refus de plusieurs d’entre eux à s’y conformer agitent les habitants des campagnes, écrivit le 25 janvier au ministre de l’Intérieur le directoire de Loire-Inférieure, département où les jureurs furent du reste un contre huit. On remarque des attroupements qui pourraient devenir inquiétants si nous ne disposons d’une force capable d’en imposer. Nous vous prions de nous expédier le plus tôt possible un régiment de troupes de ligne. » À ces dragonnades d’un nouveau genre, les fonctionnaires joignirent d’injurieux arrêtés contre les brefs du pape et les circulaires des évêques : le procureur-général-syndic Delaunay avait dénoncé le bref pontifical, alors distribué en Vendée, comme « attentatoire à l’autorité souveraine de la nation, faux, incendiaire, contenant des maximes erronées, dangereuses et anticonstitutionnelles... »

Les Vendéens n’étaient pas hommes, précisément, à se prosterner devant une Constitution qui méconnaissait à ce point leurs droits, et l’un d’eux exprima bien leur pensée dans cette lettre écrite au maire de Mélay, paroisse voisine de Chemillé, où la loi schismatique du 27 novembre allait être proclamée : « Messieurs de la municipalité, la misère nous tourmente de tous côtés... Nous n’avions de consolation que la religion, et on veut nous l’ôter... Nous sommes au désespoir et décidés à nous venger... Nous mettrons le feu à commencer par la Bouchetière et chez maître Grégoire. Il faut détruire ceux qui sont contre la religion. C’est la religion que nous voulons défendre au péril de notre vie. Je vous trace cela avec de l’encre ; mais mon sang le prouvera quand il sera à propos. Adieu ! Je vous avertis. »

Le sang bouillonnait en effet dans les veines vendéennes. Dans les districts de Cholet et de Châtillon, on décide d’empêcher par tous les moyens la prestation du serment. À Maulévrier, dans la cour du château de M. de Colbert, des canons bourrés à mitraille sont dirigés vers la route de Cholet, par où doit venir la force armée chargée d’imposer le fatal serment. EL trois à quatre cents gars armés de piques, de faux et de fourches, refusent d’écouter leur vieux curé Tharreau, qui leur prêche l’apaisement. Seule, l’inaction des autorités administra Lives, qui n’osent plus intervenir, les disperse. Maintes municipalités déplorent d’ailleurs le rôle qu’on leur fait jouer au nom de la liberté des cultes et de la justice ; elles supplient l’Assemblée nationale de ne point priver leurs concitoyens de leurs vrais consolateurs et des instruments précieux de leur salut.

À défaut des élus du peuple, les politiciens, qui prétendent le représenter seuls en leur qualité de bons patriotes, poursuivent le siège des consciences. La Société ambulante des Amis de la Constitution, – exécutrice des ordres jacobins, – s’installe en souveraine à Nantes, à Angers, à Cholet, à Niort, aux Sables-d’Olonne. Sous l’inspiration d’un de ces fanatiques haineux qui s’imaginaient exercer le magistère de la Raison, Mercier du Rocher, ses principaux agents se réunirent au château de l’Oie, en plein Bocage vendéen, resserrèrent les liens de leurs clubs avec le club central de Paris, et écrivirent aux habitants des campagnes une adresse où ils stigmatisaient « le travail perfide des prêtres ».

Le résultat d’une semblable pression fut de dissiper les dernières illusions libérales et d’exaspérer les réfractaires.

Bien que les évêques de Poitiers et de Luçon, de Nantes et de la Rochelle, se tinssent sur une réserve, imitée par la noblesse, qui rend évidente la spontanéité populaire de la résistance, les élections des intrus fut pour la cause des Amis de la Constitution un évident désastre.

À Saint-Maixent, où devait résider le nouvel évêque des Deux-Sèvres, le député Jallet, naguère si zélé, refusa la mitre. Le chanoine Menigoutte, élu à sa place, s’enfuit comme un malfaiteur au bout d’un mois de tergiversations et dérouta toutes les recherches. Mestadier, troisième élu, devait se retirer en 1795 pour exercer le notariat... À Angers fut élu le curé Pelletier, qui devait démissionner en 1793, en déclarant que depuis trente ans il n’avait pour seule loi que la religion naturelle. À Nantes, l’ex-religieux Minée devait finir, plus misérablement encore, dans le mariage et une boutique d’épicerie. À Fontenay, le Père Servant, nommé par soixante-dix-huit voix seulement sur cent soixante-treize votants et quatre cent soixante et onze électeurs, ne voulut pas devenir évêque de Vendée. Rodrigue, qui réunit cinquante-sept suffrages sur cent neuf votants (chiffre qui indiquait près des quatre cinquièmes d’abstentions), Rodrigue devait aussi abdiquer et défroquer en 1793. Si la répulsion des Vendéens pour de pareils personnages avait besoin de justifications, elles ne seraient donc pas difficiles à trouver.

Les élections curiales eurent des résultats plus significatifs encore, car le corps électoral était, cette fois, le peuple lui-même.

Les électeurs refusèrent en masse de venir aux assemblées, et nombre de prêtres, qu’une poignée de politiciens avait nommés, se dérobèrent. Dans le district de Machecoul, par exemple, tel fut le cas de douze élus sur treize. Dans le district de Vihiers, sur vingt-cinq cures vacantes, on n’arriva, à force de scrutins, qu’à en pourvoir quinze, et sept élus déclinèrent les honneurs déshonorants qu’on leur proposait.

C’est qu’il était dangereux pour les prêtres de forfaire à leurs devoirs : ils cessaient aussitôt d’être considérés comme inviolables, et on en vit attaqués à coups de fusil.

La Vendée se divisait donc en deux camps ennemis : d’un côté, les fonctionnaires et les bourgeois, qui s’étaient emparés du pouvoir ; de l’autre, les masses populaires, qui repoussaient la servitude religieuse.

Bientôt éclatèrent, dans le Marais, de violentes émeutes qui furent les véritables préludes de la guerre civile.

 

 

La Société ambulante des Amis de la Constitution, avec son insolente audace, avait résolu de fonder à Apremont un club des vrais amis de la Constitution, affilié à la société mère de Paris. Le vicaire assermenté Miracle fournit son concours et fit appel publiquement aux adhérents, du haut de la chaire, à la messe du lundi de Pâques. Le juge de paix Merlet, nommé président de la nouvelle société, osa accoster plusieurs paysans à l’issue de la grand’messe et les inviter à venir assister à la séance qui aurait lieu après les vêpres. C’en était trop ! Merlet est aussitôt entouré d’une foule menaçante.

« Vous voulez chasser notre curé, lui crie-t-on ; c’est un brave homme, nous ne voulons pas qu’il s’en aille. Toute la matinée il a pleuré dans son confessionnal. »

Le curé Riou, après avoir prêté serment, s’était en effet rétracté pour tout ce qui concernait le spirituel, et il pleurait maintenant la faute commise. Ses paroissiens compatissants s’apprêtaient à punir ceux qui l’avaient entraîné dans ce scandale. Après les vêpres, ils poursuivirent à coups de faux et de fourches les officiers municipaux et les gardes nationaux, puis ils conduisirent brutalement chez le curé le vicaire assermenté en le menaçant de le chasser de la paroisse s’il ne se rétractait pas à son tour. Quatre patriotes ayant projeté, paraît-il, l’assassinat du curé, les paysans résolurent de monter la garde nuit et jour autour du presbytère.

Sur ces entrefaites, à cinq lieues de là, éclatait l’échauffourée de Saint-Christophe-du-Ligneron, Là, les gros électeurs du bourg allaient, disait-on, nommer un maire patriote et chasser le vieux curé Foucher, alors mourant. Au sortir de la messe, les gardes nationaux qui venaient occuper l’église pour l’élection furent insultés et maltraités. Le tocsin appela à la rescousse les villageois des paroisses voisines, qui accoururent de toutes parts et obligèrent la gendarmerie à se barricader dans la maison de l’ancien maire Bouvier. Le district de Challans, prévenu aussitôt de l’émeute, fit de suite converger vers Saint-Christophe les gardes nationales de toutes les villes voisines, ainsi que des détachements de Dragons-Conti et de Royal-Lorraine-Cavalerie. Ils arrivèrent sur les lieux dans la nuit du 1er mai, déployèrent le drapeau rouge de la loi martiale et ramenèrent prisonniers une dizaine de paysans, instigateurs des troubles. Assaillis alors par une bande de villageois armés de faux, les gendarmes tirèrent à bout portant, tuèrent quatre hommes et en blessèrent d’autres. L’un d’eux, le paysan Guillon, couvert de blessures, continuait à se battre :

« Rends-toi ! lui cria-t-on.

– Rends-moi mon Dieu ! » répondit-il.

Et il expira...

La guerre de Vendée était ouverte.

 

 

Les évènements dont on vient d’esquisser deux épisodes eurent un retentissement considérable.

En Vendée, ils inspirèrent une crainte, malheureusement peu salutaire, mais fort vive, aux autorités administratives ; à Challans fut constitué une sorte de camp où trois cents soldats arrivèrent de Nantes avec des munitions de guerre. L’état de siège était désormais nécessaire, pensait-on, pour maintenir un régime basé sur la liberté.

Cependant la révolte des consciences n’était pas particulière à la Vendée, et la majorité des constituants comprit qu’il était temps, sous peine d’être elle-même brisée, de desserrer un peu les liens légaux à l’aide desquels elle consentait à étrangler le catholicisme. Le 7 mai 1791, à la demande de jureurs comme Talleyrand et Sieyès, elle – laissa donc aux insermentés le droit de dire la messe dans les églises paroissiales ; quant aux édifices consacrés à un culte religieux par les sociétés particulières et portant l’inscription légale, ils ne seraient fermés qu’aussitôt qu’il aurait été fait quelque discours contenant des provocations contre la constitution civile du clergé.

Cette modération, – toute relative, on le voit, et d’ailleurs fort insidieuse, car elle engageait les prêtres fidèles à exercer leur ministère dans les mêmes églises que les schismatiques, – cette modération était représentée en Vendée par le procureur-général-syndic Pichard du Page. Cet ancien maire de Fontenay était le type de l’honnête voltairien qui pensait pouvoir arrêter toujours les excès grâce aux séductions de son esprit, et qui, ne voulant le mal de personne et croyant à la bonne foi de tous, allait au-devant des pires désillusions. Il avait acheté pour quatre-vingt mille francs de biens nationaux, opération avantageuse qui légitimait d’avance, à son égard, les pires spoliations. Il avait offert à l’évêque constitutionnel Servant l’argent nécessaire aux frais de son sacre, favorisant ainsi, dans ses causes les plus profondes, l’explosion de la guerre civile. Et le directoire départemental comptait plusieurs de ces tièdes libéraux que guettaient, à brève échéance, la proscription et l’échafaud.

Quoi qu’il en soit, Pichard du Page voulait arrêter l’effusion du sang et vint, dans ce but louable, à Saint-Christophe et à Apremont. Son habile éloquence calma les esprits. Il reprocha leurs provocations aux « Amis » trop zélés de la Constitution. Ayant appris que la veille de l’Ascension vingt gardes nationaux du département voisin avaient envahi nuitamment le couvent des missionnaires de Saint-Laurent-sur-Sèvre, emporté au hasard lettres, papiers et brochures, saccagé la maison, vidé les bouteilles et souffleté les religieux, qu’ils avaient entraînés ensuite au milieu des injures à Cholet et à Angers, le procureur-général-syndic protesta contre ces illégalités : il méprisait au fond, autant que les jacobins, le fanatisme superstitieux des missionnaires ; mais il jugeait inopportun de les persécuter ainsi. Les décrets du 7 mai lui plaisaient davantage, et il usa de son influence pour en assurer l’application.

La paix allait-elle renaître ? Les non-conformistes se contenteraient-ils de célébrer dans des locaux privés un culte qui tenait à toutes les fibres de leurs âmes et qui, depuis saint Louis, depuis Clovis, était le culte national ? Cet accommodement à une injustice pourtant si criante aurait sans doute permis d’attendre des temps meilleurs, si les politiciens sans foi qui s’étaient attribué le monopole du culte public n’avaient poussé l’intolérance jusqu’à la plus odieuse tyrannie, et si les textes de loi, les « feuilles de papier » dont parlait Mallet du Pan, n’avaient été emportés par la tempête.

Le 9 mai, les Amis de la Constitution de Nantes avaient adressé au directoire départemental une pétition où ils sollicitaient une loi prompte et générale pour l’éloignement des curés réfractaires.... seul moyen de prévenir l’effusion du sang. Le directoire se rallia, naturellement, à ces vues et signa un arrêté dont il importe de reproduire les passages suivants : « Les curés et les autres fonctionnaires publics qui n’auront pas prêté le serment prescrit se tiendront pour avertis, par la publication du présent, que leur propre sûreté et celle des citoyens en général exigent impérieusement leur éloignement des lieux où ils vont être remplacés par d’autres fonctionnaires avoués par la loi ; que s’ils ne se retiraient pas, ce serait de leur part s’exposer à répondre des évènements fâcheux auxquels leurs actions, leurs discours, ou même leur présence pourraient donner lieu. Qu’en conséquence.... la veille ou la surveille du jour où leur remplacement devra s’effectuer, ils seront tenus de déférer à la dite réquisition ; leur déclarant que, dans tous les cas où il s’élèverait, au moment du remplacement, quelque émeute ou quelque sédition, le salut du peuple et l’intérêt commun commanderaient de s’assurer de leur personne comme otage de la tranquillité publique... » En d’autres termes, tout était désormais permis contre les prêtres fidèles, et toute violence exercée à leur égard leur serait imputée à crime.

En conséquence, des dragons allèrent imposer les intrus aux populations. Toutes les chapelles furent interdites aux réfractaires. Bien plus, dans la Loire-Inférieure comme dans le Maine-et-Loire, les réfractaires reçurent l’ordre de se rendre au chef-lieu pour y demeurer sous la surveillance des corps administratifs ; ils y furent internés, même en l’absence de dénonciations contre eux. Un décret fut en outre demandé à l’Assemblée nationale, qui expulsât du royaume tous les ecclésiastiques (insermentés) non fonctionnaires, et même ceux qui l’étaient au fur et à mesure qu’ils pourraient être remplacés... C’est en vertu de semblables arrêtés que dix ecclésiastiques parfaitement inoffensifs furent arrivés à Machecoul et que des individus sans principes ni mœurs, comme le moine Coquille à Notre-Dame-de-Beaupréau, remplacèrent de vive force de vénérés pasteurs. C’était déjà, pour le clergé, le régime de la Terreur.

Les municipalités catholiques démissionnèrent de toutes parts. À Cholet, le président Chouteau, resté seul au directoire du district, en fut réduit à demander des troupes pour calmer l’agitation croissante. Les églises se vidèrent, et il fallut faire escorter les intrus afin de les protéger contre les huées. Certains commandants de gardes nationaux exagéraient encore les rigueurs prescrites : « Les lois sont douces et trop douces dans ces circonstances, écrivait celui de Cholet ; il faudrait trancher et militairement agir pour ramener l’ordre. » Ce butor alla saccager les couvents de Saint-Laurent-sur-Sèvre, opération qu’il annonça ainsi : « J’adresse au département deux gros mulotins et un très gros paquet de papiers incendiaires (catéchismes et instructions contre les intrus), dont on les a trouvés nantis. Je conviens que nous ne sommes pas trop dans la forme, mais le fond doit l’emporter... »

 

 

En juin, à la nouvelle de la fuite à Varennes, les proscriptions se généralisèrent ; les logis suspectés de cacher des réfractaires furent violés sans autorisation légale.

« C’est à la garde nationale de donner la loi, répondait-on aux plaignants, et non de la recevoir. »

Surexcitée par tant de vexations, l’indignation populaire parut, au début de juillet, prête à éclater. Effrayés de ses progrès, Pichard du Page et les administrateurs modérés du directoire vendéen supplièrent l’Assemblée nationale de leur envoyer un commissaire chargé de prévenir « les maux de l’anarchie ».

La Constituante leur expédia les jurisconsultes Gallois et Gensonné, suivis bientôt du général Dumouriez.

Eux aussi étaient des libéraux qui répugnaient aux violences et désiraient la paix. Mais ces « velléitaires » étaient aussi ondoyants dans leurs résolutions que les jacobins étaient résolus ; et ils étaient par là incapables de résister au courant qu’il était urgent d’endiguer.

Ils multiplièrent les harangues de tolérance et de liberté, mais ils changèrent quatre ou cinq fois d’orientation politique, selon que les clubs jacobins à la séance desquels ils assistaient se répandaient en diatribes plus ou moins furieuses ; et, finalement, ils refusèrent de faire droit aux pétitions qui réclamaient partout la liberté du culte, car « le parti de Rome, écrivait Dumouriez, ne s’en tiendrait pas à cette victoire ».

À Châtillon, les 2 et 3 septembre, ils entendirent les délégués des cinquante-six municipalités du district. « Toutes énonçaient le même vœu, rapportèrent les commissaires : celles dont les curés avaient été remplacés nous demandaient le retour de ces prêtres ; celles dont les curés non assermentés étaient encore en fonctions nous demandaient de les conserver. Nous ne sollicitons d’autre grâce, disaient unanimement (de nombreuses députations de villages), que d’avoir des prêtres en qui nous ayons confiance. Plusieurs d’entre eux attachaient même un si grand prix à cette faveur, qu’ils nous assuraient qu’ils payeraient volontiers, pour l’obtenir, le double de leurs impositions. » Il faut citer la suite : « Les mêmes hommes qu’on nous avait peints comme des furieux, sourds à toutes sortes de raisons, nous ont quittés l’âme remplie de paix et de bonheur, lorsque nous leur avons fait entendre qu’il était dans les principes de la Constitution nouvelle de respecter la liberté des consciences. Nous devons faire remarquer que, dans ce même district de Chatillon, troublé depuis longtemps par la différence des opinions religieuses, les impositions arriérées de 1789 et 1790, montant à plus de sept cent mille livres, ont été presque entièrement payées. »

Voilà qui suffirait à anéantir certaines calomnies toujours vivaces : les Vendéens ne réclamaient qu’une chose, la liberté religieuse, – ce qui est bien un « droit de l’homme », – et ils ne se seraient point insurgés, si les tyrans jacobins ne la leur avaient odieusement ravie.

 

 

De suprêmes violences les poussèrent au désespoir.

En août 1791, les paysans des Mauges affluèrent dans les lieux de pèlerinages : ils demandaient à la Vierge d’écarter d’eux la persécution, et pour cela d’éclairer le roi et les législateurs. Le 15 août, trois mille fidèles étaient ainsi rassemblés vers l’humble chapelle du bois de Bellefontaine, entre Cholet et Beaupréau ; précédées de cierges et de torches, les paroisses y affluaient en masses compactes. On priait pour le maintien de la religion catholique ; après avoir chanté le Salve Regina, les litanies, le rosaire, tous se retiraient en silence.

Or, dans la nuit du 20 au 21 août, tandis qu’un groupe de pèlerins regagnait Cholet par la lande de la Papinière, des gardes nationaux se précipitèrent sur lui et ramenèrent triomphants à la ville une trentaine de prisonniers. Le 22, le département de Maine – et-Loire ordonna la destruction du sanctuaire et l’arrestation des porteurs de cierges et de bannières. Le 23, un nouveau groupe de pèlerins fut dispersé vers Jallais à coups de crosses de fusil et de plats de sabre. Le 27, la chapelle était détruite et la statue miraculeuse portée par l’intrus de Cholet dans son église profanée. Des scènes analogues se produisirent à Notre-Dame-des-Gardes et à Notre-Dame-de-la-Charité, vers Saint-Laurent-de-la-Plaine.

Que restait-il à faire aux Vendéens, sinon à courir aux armes plutôt qu’à se déshonorer en abandonnant la cause de Dieu ?

 

 

Ils patientèrent pourtant encore un an et demi avant de proclamer la guerre sainte.

En septembre 1791, l’installation des intrus, la persécution des réfractaires et la démolition des sanctuaires les plus vénérés avaient frappé l’âme vendéenne d’une stupeur indignée qui la portait à la résistance, mais à une résistance encore négative. Elle perdait ses illusions de 1789 et se détachait du régime nouveau ; mais elle ne songeait pas encore à organiser l’insurrection.

Les élections à la Législative furent, à ce point de vue, caractéristiques. Sur les quatre cent soixante et onze délégués des assemblées primaires, trois cent dix-neuf seulement se dérangèrent pour la nomination des députés, et il n’y eut que deux cent quatre-vingt-dix-neuf votants. Ces derniers étaient de petits bourgeois voltairiens que la loi du serment civique ne gênait pas.

L’établissement de la Constitution nouvelle parut permettre de nouvelles espérances. Le roi, père du peuple, l’avait d’ailleurs sanctionnée et avait écrit, le 14 septembre, une proclamation à tous les Français où se lisaient ces phrases : « Le terme de la révolution est arrivé... Que toute idée d’intolérance soit donc écartée à jamais ; que les opinions religieuses ne soient plus une source de persécutions et de haines ; que chacun, en observant les lois, puisse pratiquer le culte auquel il est attaché. » S’il en était ainsi, si les Vendéens restaient libres de choisir leurs prêtres, la paix allait refleurir.

Or les jacobins ne l’entendaient pas ainsi. Le 6 novembre, sur les dénonciations du département de Maine-et-Loire, « des rassemblements de trois à quatre mille hommes armés, annonçaient les administrateurs, se livrent à tous les excès que produit le délire de la superstition. Partout les prêtres constitutionnels sont maltraités, assassinés jusqu’au pied des autels ». Sur d’aussi scélérates dénonciations, l’Assemblée nationale ordonna de nouvelles mesures contre les prêtres non assermentés, perturbateurs du repos public. En Vendée, ces mesures furent appliquées avant même d’être décrétées : comme, à Saint-Laurent-de-la-Plaine, la Vierge était apparue, racontait-on, sur les ruines du sanctuaire, le directoire de Saint-Florent-le-Vieil, considérant que, dans les processions qui s’y dirigeaient de nouveau, les prières qu’on y faisait, les hymnes qu’on y chantait avaient l’intention de rétablir les prêtres dans leur ancien état, arrêta de « réprimer, au besoin par la force, tous les attroupements de ce genre ». Un intrus fut installé dans l’église de Saint-Laurent-de-la-Plaine. Et lorsque le roi eut refusé de sanctionner le décret (du 29 novembre) qui frappait de déchéance tous les prêtres non assermentés, les privait de tout traitement et pension, les déclarait « réputés suspects de révolte contre la loi et de mauvaise intention contre la patrie, et comme tels plus particulièrement soumis à la surveillance de toutes les autorités constituées, n les directoires d’Angers et de Nantes se conformèrent au mot d’ordre que les sections de Paris vinrent alors signifier à la Législative, et ils considérèrent comme non avenu le veto royal.

Les prêtres vendéens non assermentés étaient désormais traités comme des malfaiteurs placés sous la surveillance de la police. Le Ier février, ceux de Maine-et-Loire reçurent l’ordre de se rendre à Angers et d’y fixer leur demeure dans la huitaine. C’était, disait l’arrêté, pour les placer, « sous la sauvegarde de la loi, à l’abri de toute insulte » ! Ils durent indiquer leur domicile à la municipalité et ne point s’éloigner de la ville de plus d’une demi-lieue, à peine d’être ramenés par la force publique ; quant à ceux qui restaient en fonctions dans leurs paroisses, ils étaient à l’avance déclarés responsables des troubles qui y éclateraient.

Sous le coup de pareilles injustices, les condamnés, – c’est le nom qui leur convient, – adressèrent « au meilleur des rois » une lettre de protestation où ils observaient que, loin de soulever le peuple, « il avait fallu et il fallait encore toute l’activité de leur zèle pour l’empêcher d’opposer une résistance active à l’oppression religieuse et aux scélérates calomnies des clubs ». – « Jusqu’ici, disaient-ils, nous avons contenu le peuple. Mais si on nous éloigne de lui, si on l’abandonne à l’indignation et au désespoir, qui peut calculer les excès auxquels il peut se porter ? Prévenez, Sire, prévenez de pareils malheurs, il en est temps encore. » Non, il n’en était plus temps, car le Gouvernement n’existait plus, sinon dans la haine des fanatiques qui réclamaient déjà, comme les administrateurs d’Angers, « la déportation des prêtres réfractaires hors du royaume. » En mai 1792, il y avait à Angers quatre cent huit prêtres internés, dont cinquante et un du pays des Mauges.

Pendant ce temps, on dépouillait les églises de leurs cloches et de leurs ornements sacrés. La Révellière-Lépeaux, le futur pontife des théophilanthropes, réunissait dans la chapelle de l’ancien chapitre de Beaupréau les Amis de la Constitution de la région, essayait d’établir des clubs et organisait des fêtes patriotiques.

À ces insultantes provocations, les catholiques ne répondirent encore que par des moyens constitutionnels. En avril, presque toutes les municipalités des districts de Savenay, de Clisson et d’Ancenis adhérèrent à une pétition qui démontrait l’illégalité de la conduite du directoire de Loire-Inférieure : « Nous voulons la paix, écrivaient les protestataires au président de l’Assemblée nationale ; mais le moyen de la conserver et de l’obtenir est d’observer et de faire observer la Constitution. Nous sommes décidés à en procurer l’exécution. »

Dans les Mauges, trente-quatre municipalités suivirent cet exemple et se firent représenter à cet effet dans le comité qui se réunit le 30 avril chez l’aubergiste Courbet, procureur de la commune de la Poitevinière. On y arrêta un programme tenant en ces trois articles : éloignement des prêtres constitutionnels imposés aux populations malgré elles et contrairement au droit d’élire et de choisir les ministres de leur culte reconnu à tous les citoyens par la Constitution du 13 septembre 1791 ; retour ou conservation des prêtres non assermentés réclamés par la presque unanimité des habitants des campagnes ; dissolution de ces sociétés de faux Amis de la Constitution qui, par leur fanatisme et leurs incessantes dénonciations, avaient la plus grande part dans les troubles du pays.

Rien de plus juste et d’ailleurs de plus légal. Mais qu’y avait-il de légitime pour les jacobins, en dehors de leur arbitraire ? Averti de la conspiration, le directoire d’Angers fit cerner, le 8 mai, par la gendarmerie l’auberge de la Poitevinière, où l’on trouva une vingtaine de convives. Huit d’entre eux furent internés au château d’Angers avant toute preuve de culpabilité, et l’on demanda à la Législative leur comparution devant la cour martiale d’Orléans. Les églises où se rassemblaient régulièrement les fidèles furent en outre fermées, et une nouvelle randonnée de gendarmes et de gardes nationaux poursuivit la capture des insermentés.

Loin de blâmer ces proscriptions, la Législative les légalisa par le décret du 27 mai. Considérant que ce serait compromettre le salut public que de regarder plus longtemps comme membres de la société des hommes qui cherchent évidemment à la dissoudre, ce décret portait que « lorsque vingt citoyens actifs du même canton sc réuniraient pour demander la déportation d’un ecclésiastique non sermenté, le directoire du département serait tenu de prononcer la déportation si l’avis du directoire du district était conforme à la pétition ».

Les jacobins triomphèrent. Autorisés à regarder les prêtres catholiques comme des malfaiteurs publics mis hors la loi et mûrs pour l’exil, ils signèrent des pétitions comme celle où l’ex-orateur Benaben, président des Amis de la Constitution et futur apologiste des noyades de Nantes, disait au directoire d’Angers :

« Séparez ces forcenés (les réfractaires) des honnêtes citoyens ! Enfermez-les... autant pour leur propre sûreté que pour la nôtre ! »

Cette sommation fut exécutée le 17 juin : au moment où les prêtres internés à Angers se rendaient à l’abbaye de Saint-Aubin pour l’appel quotidien, une bande de gardes nationaux se précipita sur eux et les emmena prisonniers au petit séminaire. Le directoire reconnut l’illégalité de cette expédition ; mais il la confirma par un arrêté (du 18 juin), dont l’impudence éclate dans ces lignes : « Considérant que, vu l’effervescence des esprits, la sûreté individuelle des particuliers détenus serait évidemment compromise s’ils étaient plus longtemps dans la ville, et que ce serait exposer les citoyens et gardes nationales à une seconde violation de la loi, extrémité... qu’il est du devoir du corps administratif de prévenir par tous les moyens possibles,... celui-ci invite les particuliers détenus dans la prison du petit séminaire à y demeurer sous la sauvegarde de la loi. Il leur sera fourni, à leurs frais, toutes les choses nécessaires à la vie. Et, pour plus grande sûreté de leurs personnes, le commandant de la garde nationale sera requis d’établir une garde... tant de jour que de nuit. »

Pour que la sanglante ironie de cette invitation fût complète, on autorisa les détenus à écrire aux personnes du dehors, mais en présence du commissaire de la municipalité ou du commandant du poste. Encore ce commandant, le sieur de Soland, refusa-t-il d’accorder cette faveur aux « scélérats » qui auraient pu, écrivait-il le 3 juillet, mettre ainsi en péril « les amis de la Liberté et de l’Égalité ».

Le terrain constitutionnel était donc semé de chausse-trapes : y rester plus longtemps n’eût été qu’une duperie. La question politique se mêlait d’ailleurs de plus en plus à la question religieuse.

Comment continuer à admettre un régime qui laissait insulter le roi dans son propre palais ? qui exigeait de tous le port de la cocarde nationale, signe d’adhésion à la révolution jacobine ? qui violait, dans un but trop clair, le secret des foyers en ordonnant la déclaration publique des armes et des munitions ? qui rétablissait la milice, malgré les doléances unanimes de 1789, en réquisitionnant pour sa défense tous les hommes valides ?

Le temps était arrivé de crier aux oppresseurs : Nous ne servirons pas ! « Nous avions un roi et des édits paternels qu’il nous donnait et des règlements sages, écrivait à Danton un Vendéen de Jallais, Lemercier ; nous avions des cours et des tribunaux de tous les degrés qui défendaient notre honneur et nos biens... Et, grâce à vos menées, à vos complots, à vos attentats,... nous n’avons plus rien qui nous protège et nous sommes livrés à toutes les horreurs de l’anarchie. Ah ! la patrie est morte, car le trône est tombé et la religion est éteinte. Vous avez des gendarmes que nous bravons, et nous prions à genoux, à mains jointes, pour la prompte fin d’un régime qui vous a donné le pouvoir. Vous le payerez cher ! Vous payerez le sang que vous avez versé. »

 

 

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III

 

LES DÉBUTS DE L’INSURRECTION

 

(Août 1792-mars 1793)

 

L’émeute de Moncoutant (19 août 1792) ; soulèvement du district de Châtillon. – La chasse aux prêtres. – La levée de trois cent mille hommes. – Le serment des conscrits (4 mars 1793). – Révolte des Mauges et du Poitou. – L’échauffourée de Saint-Florent-le-Vieil (12 mars). – Cathelineau, le Saint de l’Anjou. – La prise de Chemillé (13 mars 1793). – Le garde-chasse Stofflet. – La prise de Cholet (14 mars). – La victoire de Coron (16 mars). – D’Elbée et Bonchamps.

 

L’insurrection commença par le district de Châtillon, en août 1792. Ce ne fut d’abord qu’une émeute. À Moncoutant, des insermentés ayant osé célébrer la messe dans un champ voisin de cette petite ville, la municipalité menaça de s’en saisir. Aussitôt les paysans s’y portent armés de fusils, de faux et de bâtons, pillent l’hôtel de ville et la maison de l’administrateur départemental Puichaud, puis vont demander au chevalier Gabriel Baudry d’Asson de se mettre à leur tête et se dirigent vers Châtillon-sur-Sèvre. Ils sont de six à dix mille, venus d’une quarantaine de paroisses. La gendarmerie de Cholet les disperse ; mais le tocsin, qui sonne dans tous les clochers, les rallie et grossit leur nombre, et ils vont assiéger Bressuire. Là, ils se heurtent à une véritable armée de gendarmes, de gardes nationaux et de soldats réguliers. Le canon sème la panique dans leurs rangs ; deux cent vingt Vendéens sont massacrés, et la haine féroce des gardes nationaux se donne libre carrière. Des lambeaux de chair humaine sont arborés à l’extrémité des baïonnettes. « Un chef des Bleus, M. Balard, raconte le Journal de Guy Guerry, porta à l’Assemblée sa poche pleine d’oreilles... » Finalement, il y eut plus de trois cents victimes, dont une dizaine de patriotes.

La Terreur régna dans ce coin de Bocage. Cinquante-huit prisonniers furent menés à Angers. Les perquisitions se poursuivirent durant plus d’un mois : les paysans, épouvantés, abandonnèrent une première fois leurs villages.

Ils apprirent alors que les prêtres, jusque-là internés à Angers, étaient déportés en Espagne. Ceux qui avaient échappé aux poursuites étaient traqués par la gendarmerie. Pour en finir avec eux, le directoire des Deux-Sèvres réclamait une loi qui condamnât à la peine de mort tout ecclésiastique réfractaire qui serait trouvé sur le territoire de la République après le délai fixé, avec confiscation des biens du condamné, dont moitié serait attribuée au dénonciateur ; les mêmes peines de mort et de confiscation seraient également portées contre ceux qui auraient la lâcheté de donner asile aux prêtres réfractaires et de les recéler (19 décembre 1792).

La Convention devait adopter cette motion le 19 mars 1793. En attendant, elle supplicia Louis XVI et lança à la conscience populaire les plus exaspérants défis. Non contente d’écraser les âmes, elle prétendit encore disposer arbitrairement des corps et des biens. En Maine-et-Loire, la contribution foncière atteignit le quart, le tiers et même la moitié du revenu net : pour 1792, la cote mobilière de ce seul département portait une surtaxe de quatre cent quarante-deux mille livres, alors que le gouvernement révolutionnaire, en bouleversant l’ordre social, avait privé les artisans de leur travail. Et il fallait encore lui offrir son sang ! Il fallait renouveler ces levées dont on connaissait maintenant les résultats par les récits des volontaires revenus au pays : « Hâves, épuisés, en haillons souillés, honteux d’eux-mêmes, a écrit C. Port dans la Vendée angevine, ils racontent à tout venant les misères et les trahisons, les marches forcées, pieds nus, dans la nuit, dans la neige ; les longs mois sans abri, sans armes, sans vêtements, sans pain... Ainsi, en pleine ville, dans les cafés, dans les foires, aux veillées des campagnes, ils s’en vont prêchant, avidement écoutés... »

Pourtant, ce n’étaient point les souffrances de la vie des camps qui effrayaient les Vendéens : ils sauront le prouver. Mais comment consentir à s’enrôler en masse parmi ces milices de Bleus qui étaient les instruments des pires vexations endurées depuis deux années ? Voilà ce que leur demandait le décret du 24 février 1793 sur la levée de trois cent mille hommes. De dix-huit à quarante ans, tous les Français non mariés ou veufs sans enfants étaient mis en réquisition permanente ; tant que le chiffre de trois cent mille hommes ne serait pas atteint, « les citoyens seraient tenus de le compléter sans désemparer ». Les paysans, qui ne pouvaient payer de remplaçants, supporteraient la plus lourde charge, d’autant plus lourde qu’en étaient exemptés les administrateurs, procureurs, officiers municipaux, juges, commissaires nationaux, receveurs, c’est-à-dire les nouveaux privilégiés qui étaient justement leurs oppresseurs exécrés.

La nouvelle du décret parvint à Cholet le 2 mars, en plein marché. Ce fut un soulèvement d’horreur. On vit des jeunes gens, rassemblés dans les auberges, arborer la cocarde blanche et fouler aux pieds la cocarde tricolore. À l’auberge Babin, un menuisier s’écrie :

« Engageons-nous par serment à ne participer en quoi que ce soit à cette loi de recrutement ! »

Le serment est prêté, et bientôt se produit, avec la garde nationale, une sanglante collision : deux coulevrines amenées du château de Maulévrier sont déchargées sur la foule et font sept victimes.

La révolte des conscrits gagna comme un feu de poudre toutes les paroisses des Manges. Le tirage au sort, fixé au 12 mai, ne put s’opérer. Du côté de Gonnord et de Saint-Lambert-du-Lattay, se formaient des bandes de plusieurs centaines de paysans armés de fusils, d’instruments aratoires et de bâtons, prêts à précipiter le courant qui se dessinait. Les chefs, déjà, se révélaient : vers Chanzeaux, René Forest est couché en joue par le médecin patriote Godelier :

« Tire, lui cric froidement Forest ; mais, si tu manques ton coup, on ne te manquera pas ! »

Godelier fait feu, n’atteint personne, et tombe frappé à mort.

Mêmes scènes dans la Vendée poitevine, où le directoire des Sables avait eu l’audace d’appeler au chef-lieu du département, pour y résider, les parents d’émigrés et autres personnes qui, par leur conduite et leurs propos antirévolutionnaires, troublaient la tranquillité publique (25 février). Un camp fut établi à la Mothe-Achard pour cerner les réfractaires, qui s’emparèrent bientôt des chefs-lieux des trois districts de Challans, de Montaigu et de la Roche-sur-Yon. Dans les landes de Vallet, les bandes d’insurgés atteignirent rapidement trois à quatre mille.

Le sort en était jeté ; la Vendée tout entière prenait les armes pour défendre sa liberté et renverser en conséquence un Gouvernement qui ne pouvait engendrer que la tyrannie. « L’agitation qui bourdonnait alors dans le pays, a écrit le mémorialiste de Béjarry, ressemblait à celle d’une ruche, la veille du jour où doit en sortir un essaim. »

 

 

Le premier essaim régulier de l’armée vendéenne se forma dans les Mauges, à Saint-Florent-le-Vieil.

Là, le procureur-syndic Duval, qui avait proclamé la loi du recrutement, avait été terrassé à coups de soufflets. Le 12 mars, quatre mille hommes à cocardes blanches assiègent le district : ils prennent des canons qu’on braque et décharge sur eux, précipitent le commissaire du Gouvernement par-dessus le parapet du château de la Mauvoisinière, s’emparent du siège du district et en brûlent les papiers, puis regagnent par petites bandes leurs foyers.

Pour que l’insurrection ne se réduisît point à ces échauffourées sans lendemain et n’aboutît point à un immédiat écrasement, il lui fallait des chefs capables de l’organiser et de la conduire vers son but héroïque, surhumain.

Le premier, le plus représentatif, et à Lien des égards le plus grand, fut Jacques Cathelineau, le Saint de l’Anjou.

Fils d’un maçon du Pin-en-Mauges, cet homme de trente-quatre ans avait été élevé à la cure de la Chapelle-du-Genêt. Père de six enfants dès 1785, il gagnait la vie de sa famille en exerçant les fonctions de voiturier et de colporteur. Habile à parler et à écrire, d’une équité parfaite et d’un dévouement à toute épreuve, il jouissait d’ailleurs dans la région d’une grande influence et était souvent choisi pour arbitre dans les querelles de famille. « Tout le monde l’adorait », rapporte Mme de la Rochejaquelein. D’un tempérament ardent et d’une piété profonde, il avait fait partager aux habitants du pays son aversion clairvoyante pour les destructeurs de ce qu’il aimait le plus au monde. En 1791, il avait guidé des centaines de pèlerins aux sanctuaires du May et de Saint-Laurent-de-la-Plaine. Physiquement, cet homme robuste, dont le visage allongé, encadré de cheveux noirs, était empreint d’une intelligente distinction bien supérieure à sa condition, avait toutes les qualités utiles à un conducteur de foules. N’étant pas conscrit, puisqu’il était marié, il ne se trouvait pas le 12 mars à Saint-Florent ; mais il fut dès le lendemain mis au courant des évènements par son cousin Jean Blon, qu’il avait envoyé aux nouvelles. On lui annonça que l’ex-caporal Jean Perdriau, comme lui voiturier et marchand de tabac à la Poitevinière, avait déjà soulevé, au son du tocsin, les gars de son village et était parti vers Jallais pour attaquer le poste républicain.

À ce moment, Cathelineau, à demi nu, pétrissait le pain de sa famille dans le sombre réduit que l’on voit encore aujourd’hui non loin de l’église du Pin. Par une illumination soudaine, ce paysan comprend le grand devoir qui l’appelle. Il se dépâte les mains, prend ses vêtements et ses armes.

« Vois ces pauvres enfants, lui crie sa femme qui se jette éperdument à son cou, que vont-ils devenir ?

– Aie confiance, répond-il, Dieu, pour qui je vais combattre, en aura soin. »

Et il fait rassembler une vingtaine d’hommes sur la place du village. Il les harangue. « Chaque mot qu’il prononce est comme un trait enflammé qui pénètre les cœurs, a raconté le curé Cantiteau ; il est impossible de l’entendre sans entrer dans ses sentiments ; sa voix est comme un feu qui électrise tous ses auditeurs. Sans balancer, sans hésiter, ils se joignent à lui. » Ils vont d’abord à l’église, dont les portes sont rouvertes, tandis qu’on arrache le drapeau tricolore qui les scelle. Cathelineau s’offre à Dieu en holocauste et dit aux habitants qui l’ont suivi :

« Vous qui ne pouvez combattre, priez pour le succès de nos armes. »

Il a mis à sa boutonnière un Sacré-Cœur et suspendu un chapelet à son cou. Puis il part en donnant, d’un coup de pistolet, le signal de la guerre sainte.

En route, sa petite troupe, forte de vingt-sept hommes au départ, s’enfle plus rapidement que les ruisseaux du pays après l’orage. Quelques heures après, ils sont cinq cents, s’emparent du château de Jallais et du canon qu’il renferme. Puis ils marchent sur Chemillé, où ils arrivent à 5 heures du soir au nombre de deux mille.

Chemillé était défendu par une centaine de gardes nationaux. La vallée profonde de l’Hirôme s’opposait à l’agression des paysans. Sans désemparer, Cathelineau, rejoint par Perdriau, fléchit le genou, se signe, entonne le Vexilla Regis, puis lance ses gars à l’assaut. Son chapeau et la bride de son cheval sont coupés par un coup de sabre qui lui entame le front ; mais il crie :

« Enfants, à la baïonnette et à coups de crosses de fusil ! »

Et les patriotes s’enfuient bientôt de tous côtés. Des renforts arrivent du reste de la Salle-de-Vihiers et de la Tourlandry, amenés par un jeune vicaire taillé en hercule, à la figure rugueuse, l’abbé Barbotin. Arrive aussi Forest, qui a chassé de Joué les gendarmes de Vihiers. Le triomphe est complet.

Les jours suivants, les révoltés étaient cinq mille. Stofflet rejoignit Cathelineau. Ce garde-chasse du comte de Colbert (seigneur de Maulévrier) se tenait caché au château de Villefort, où il avait passé son temps à couler des balles en prévision des luttes prochaines ; il les distribua aux paysans qui vinrent lui demander de se placer à leur tête, et il projeta aussitôt d’attaquer Cholet. À Saint-Georges-du-Puy-de-la-Garde, il fut nommé commandant de l’armée chrétienne : étant ancien caporal instructeur de Lorraine-Infanterie, il paraissait le plus apte à remplir ces hautes fonctions.

Ironie des situations ! Cholet était défendu par un grand seigneur, le marquis de Beauveau, qui était devenu jacobin et jurait d’exterminer ces « sabots ferrés ». Celui-ci rangea ses troupes, trois cents gardes nationaux, dans la lande des Pagannes. Mettant à profit les ajoncs qui couvrent le sol et les haies qui l’entrecoupent, les « sabots ferrés » s’égaillent à droite et à gauche ; au centre, leurs canons, chargés par le fameux Six-Sous, tuent au second coup M. de Beauveau et renversent dans la houe, à côté du général, trente-six gardes nationaux. La panique se met dans les rangs des patriotes ; la ville est envahie. Mais le château tient toujours. À l’abri de ses épaisses murailles, les Républicains tirent à coup sûr et sans péril. « De malheureux paysans sans armes, raconte le témoin Savary, le chapeau bas, les mains jointes, venaient se mettre à genoux à vingt-cinq pas du pavillon. Ils semblaient désirer et chercher la mort : on en a vu découvrir leur poitrine et défier l’ennemi. » Cependant les assiégés sont avertis que le feu va être mis à la ville s’ils ne se rendent pas : ils capitulent, et tous ont la vie sauve.

La prise de Chemillé avait coûté quarante tués aux Bleus et trois cents aux Blancs.

Cathelineau, Stofflet et Perdriau prirent possession du pays au nom du roi et établirent une première ébauche de gouvernement sous le nom de Comité d’administration. Cesbron d’Argonne fut nommé gouverneur. Puis l’armée, classée par paroisses, se dirigea, après le Te Deum, vers de nouvelles victoires.

 

 

Les gardes nationaux du district de Vihiers, des dragons d’Angers, des soldats de Saumur, en tout deux mille hommes, s’étaient réunis à Vihiers. Le 14 au soir, ils égorgent le vieux régisseur du château de Tigné, M. des Aulnaies, et se barbouillent le visage de son sang ; puis, au chant de la Marseillaise, ils gagnent Coron, où ils se heurtent aux catholiques.

« Vive la religion ! Vive le roi ! Rembarre, rembarre ! » hurlent ceux-ci, qui escaladent les haies, débordent les patriotes, les percent de leurs piques et de leurs faux, et les mettent en quelques instants en pleine déroute. Ils n’ont plus qu’à ramasser les fusils, les sabres et les cartouches qui jonchent le sol. Ils s’emparent aussi d’un canon demeuré célèbre, Marie-Jeanne, dont les ornements de bronze rappellent la gloire de Richelieu : il sera désormais pour eux le gage du triomphe.

Le lendemain, après avoir entendu une messe d’actions de grâces et fait un joyeux autodafé des papiers du district, la plupart regagnent leurs foyers et leurs champs.

Cependant, semblable à un incendie qui éclate en cent endroits à la fois, l’insurrection était alors générale.

Le 13 mars, deux mille paysans de la région de Beaupréau vont trouver le lieutenant d’Elbée en son habitation de la Loge et le prient de prendre leur commandement. Ce gentilhomme, nous l’avons vu, ne s’était point posé en ennemi de la Révolution. En 1789, il avait renoncé à ses privilèges et pris part à l’assemblée du tiers état. En 1791, effrayé de la pente où glissait le Gouvernement, il avait émigré ; puis, sur les instances de sa femme, était revenu en Anjou, où il affectait de vivre à l’écart de toute politique. Les paysans arrivèrent au château le lendemain de la naissance de son dernier enfant. Il refusa leur offre et leur montra la folie de leur entreprise ; mais on fit appel à sa piété, à sa bravoure, à son loyalisme, et alors, avec la promptitude qu’il mettra dans la suite à conduire ses hommes à l’assaut, il s’écrie :

« Allons ensemble au martyre ou à la victoire ! »

Il avait posé comme condition d’avoir pour compagnon d’armes son ami de Bonchamps.

Déjà, une troupe de paysans avait pénétré à la Chapelle-Saint-Florent, dans le château de la Baronnière. L’ancien capitaine de l’armée des Indes n’était pas, lui non plus, un contre-révolutionnaire militant. En gentilhomme éclairé, il cultivait ses terres en même temps que les arts et les sciences. Le 1er septembre 1792, six mois avant, il avait prêté ce serment civique : « Je jure d’être fidèle à la nation, de maintenir la liberté et l’égalité et de mourir en les défendant... » Il essaya de calmer les huit paysans envoyés vers lui en députation.

« Il se peut, leur dit-il, que la Révolution vous épargne, qu’elle se contente de frapper la noblesse, le clergé, et qu’à ce prix elle vous laisse tranquilles dans vos foyers. Il est donc plus avantageux pour vous de ne pas prendre les armes. »

Les paysans demandent à réfléchir et couchent au château.

« Monsieur le marquis, déclarent-ils le lendemain, nous avons passé la nuit en prières pour demander à Dieu de nous inspirer : nos déterminations n’ont pas changé. Nous croyons que la volonté de Dieu est que nous prenions les armes pour venger notre foi, notre roi, le clergé et la noblesse.

– Mais, mes amis, objecta-t-il encore, vous ne réussirez à rien !

– Eh bien ! monsieur le marquis, nous mourrons pour Dieu et pour le roi ! »

Vaincu par tant d’héroïque noblesse, Bonchamps leur fait jurer de rester fidèles à la religion, au roi prisonnier, à la patrie, et « de ne jamais s’abandonner aux cruautés qui ensanglantent les guerres civiles » ; puis il embrasse sa femme, qui est sur le point de mettre au monde son troisième enfant.

« Il ne faut pas s’abuser, lui dit-il, nous ne devons pas aspirer aux récompenses de la terre : elles seraient au-dessous de la pureté de nos motifs et de la sainteté de notre cause. Nous ne devons même pas prétendre à la gloire humaine ; les guerres civiles n’en donnent point. »

Il part alors à pied pour Saint-Florent.

L’armée vendéenne a maintenant ses principaux chefs : Danguy et La Cathelinière, Lucas-Championnière et le chevalier de Couëtus, dans le pays de Retz ; le chevalier Guerry de la Fortinière, à Noirmoutier ; Pajot et Pinault, Joly et Savin dans le Marais ; Sapinaud de la Verrie vers Mortagne, et Baudry d’Asson dans le canton de la Châtaigneraie ; les frères de Royrand à Saint-Fulgent, vers le carrefour de l’Oie, où ils s’établissent militairement après avoir, le 19 mars, écrasé à Saint-Vincent les deux mille cinq cents hommes du général de Marcé ; enfin Charette de la Contrie et le marquis de la Roche-Saint-André, à Machecoul, ont pris les armes à la même époque et sont partout victorieux. Le 20 mars, d’Elbée, devant qui s’efface modestement Cathelineau, lance à la France une proclamation où il annonce le dessein de l’armée catholique et royale : rétablir la religion catholique et la monarchie. Le 21, Chalonnes, défendu par trois mille cinq cents patriotes, est emporté. À la fin du mois, la Vendée militaire tout entière est debout. Les cloches de Pâques, en annonçant la messe des insermentés qui ont repris la place des intrus, semblent annoncer aussi la restauration chrétienne et royale.

 

 

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IV

 

L’ARMÉE VENDÉENNE

 

La levée en masse vendéenne. – Discipline et dévouement. – Comment sont choisis et obéis les chefs. – Leurs insignes. – Vêtements et équipement des soldats. – Tactique des volontaires. – Le secret de la victoire.

 

Peu de temps avant le siège d’Angers, en novembre 1793, alors que l’armée vendéenne volait de victoire en victoire, M. de Boispréau vint combattre dans ses rangs. Fort étonné de l’équipement des hommes avec lesquels il venait de batailler et de leur ignorance de toute chose militaire, il s’imagina qu’il n’avait autour de lui que des éclaireurs, des « enfants perdus », et il leur adressa mille questions.

« Quel est votre général en chef ? demanda-t-il.

– Il n’y en a pas.

– Combien de régiments ?

– Il n’y en a pas.

– Mais vous avez des colonels ?

– Il n’y en a pas.

– Qui donne le mot d’ordre ?

– On n’en donne pas.

– Qui fait les patrouilles ?

– On n’en fait pas.

– Qui monte la garde ?

– Personne.

– Quel est l’uniforme ?

– Il n’y en a pas.

– Où sont les ambulances ?

– Il n’y en a pas.

– Où fait-on la poudre ?

– On n’en fait pas.

– D’où la tire-t-on ?

– On la prend aux Bleus.

– Quelle est la paye ?

– Il n’y en a pas.

– Qui vous fournit des armes ?

– Nous les prenons aux Bleus. »

M. de Boispréau était de plus en plus stupéfait :

« Il n’y a rien ici de ce qui constitue une armée, se disait-il ; mais je ne puis douter que nous venons de bien rosser les Républicains. »

Battus déjà la veille à Vihiers, les Bleus le furent encore le lendemain à Montreuil, puis à Saumur et à Angers, compromettant ainsi gravement le sort de la République.

Par quel prodige une pareille levée en masse avait-elle, du premier coup, secoué le joug de la Terreur ? Comment ses chefs purent-ils accomplir des opérations stratégiques dignes des plus habiles généraux ?

C’est que ce n’est point l’uniformité de costume et de règlement, ni l’armement, ni même le nombre qui constituent la force principale des armées ; c’est la discipline, la discipline des âmes aspirant passionnément à un même but pour lequel elles sont prêtes à consommer tous les sacrifices.

Or, tandis que l’enthousiasme des soldats de la Convention était d’ordinaire fort douteux, du moins en Vendée, les soldats de Dieu et du roi avaient conscience de combattre pour la France contre ses ennemis d’un jour, et cela leur donnait toutes les audaces. Cela leur inspirait aussi une tactique exactement appropriée à leurs ressources et faisait participer ces simples paysans au génie de la guerre.

 

 

Lorsqu’on étudie la guerre de Vendée, on est frappé par ce fait que les insurgés, vingt fois dispersés par les Républicains, se retrouvent les jours suivants tout aussi compacts. Après les défaites les plus écrasantes, du moins en apparence, ils reconstituent leurs forces et prennent bientôt d’éclatantes revanches. Le lecteur s’étonnera que les colonnes infernales et les hécatombes des proconsuls aient mis si longtemps à accomplir leur œuvre de destruction : le pays semblera renaître sans cesse, avec une miraculeuse fécondité, de ses cendres et de son sang. Fait paradoxal : ces défenseurs de l’autel et du trône ont réalisé, sous le fer de leurs bourreaux, l’utopie de l’armée-nation, telle que la conçoivent aujourd’hui les purs révolutionnaires.

Mais ce n’était pas, pour les Vendéens, une utopie ; car, dans leur superbe indépendance, ils devaient aux traditions ancestrales l’unité supérieure de pensée et de volonté qui est la condition de la victoire.

Individuellement, ils paraissaient manquer de discipline. Ils prenaient ou déposaient les armes quand ils le voulaient bien. Ils quittaient sans se gêner le chef qui ne savait point conserver leur confiance, et lorsqu’après le combat quelque officier leur semblait avoir faibli, ils trouvaient tout naturel de lui dire : « Monsieur le comte n’a pas été brave aujourd’hui. » Mais ils étaient dévoués corps et âme à la Cause ; pour assurer son triomphe, aucun sacrifice ne leur coûtait, et ils réalisaient ainsi des prodiges que les règlements les plus draconiens, comme ceux qu’édictait la Convention, sont à jamais impuissants à susciter.

Ces paysans-soldats, que l’école révolutionnaire a représentés comme des instruments serviles et aveugles d’aristocrates avides de conserver leurs privilèges, restaient les plus libres des hommes. Seul l’héroïsme créait ou confirmait les chefs. Un d’Elbée, un la Rochejaquelein ou un Charette ne durent pas leur grade à leur blason, mais à leur incroyable intrépidité. Un garde-chasse ou un colporteur était leur égal, s’il les égalait en audace. Ces gens-là ne criaient pas : « La liberté, l’égalité, la fraternité, ou la mort ! » mais, le Sacré-Cœur sur leur poitrine, ils remplissaient l’idéal républicain avec une perfection qui est juste à l’opposé de la brutalité jacobine.

Lorsqu’il fallait marcher, le tocsin résonnait au clocher du village. À défaut des cloches souvent brisées par les Bleus, les cornes de bœufs, « au saint nom de Dieu et de par le roi », beuglaient un rauque appel. Aussitôt, les gars abandonnaient le sillon, décrochaient leur fusil, se munissaient d’un quartier de pain et suivaient le capitaine de paroisse. Cet officier ne valait à leurs yeux que ce que valaient sa bravoure et son dévouement ; et ils l’abandonnaient pour un autre s’ils le jugeaient inférieur à eux-mêmes. – Les femmes se mettaient en prières et préparaient les charrettes de pain qui devaient se trouver sur le passage des troupes. Parfois aussi elles se glissaient furtivement dans les rangs de l’armée, habillées en hommes, et, devant la mitraille comme en présence des bourreaux, l’héroïsme de tous était égal. Comme on avait dû interdire aux femmes de combattre, elles se contentaient d’ordinaire de soigner les blessés, d’assister les mourants et, sentinelles vigilantes, de prévenir les leurs de la marche de l’ennemi.

Au rassemblement, on n’édictait point de sévères consignes : « L’absence de toute règle précise, dit la marquise de la Rochejaquelein, venait de ce qu’elle eût été superflue et même nuisible. Chacun était sûr de soi et des autres. Il ne fallait pas prescrire de devoir à des gens qui faisaient toujours le plus qu’il leur était possible. » Il arrivait que le courage physique fût au-dessous du courage moral : certains chefs frappaient alors ceux qui n’osaient pas assez, mais nul ne s’en plaignait au nom de l’humanité. On était plutôt reconnaissant de cette vigoureuse assistance. Il en était ainsi pour Stofflet et Charette. « J’ai vu parmi nous d’anciens officiers qui avaient servi toute leur vie, raconte Lucas-Championnière. Ils n’osaient frapper un soldat, et les soldats ne faisaient cas que des officiers, pourvu qu’ils fussent braves, qui donnaient des coups de sabre. Ils adoraient M. de Charette, et pas un ne frappait plus dur que lui. » Pas un, non plus, ne bravait la mort avec un plus absolu mépris.

Les chefs se souciaient peu du galon. Pour se faire reconnaître, ils mettaient simplement à leur chapeau quelques plumes arrachées à une volaille. À partir de la bataille de Torfou seulement, ils reçurent une espèce d’uniforme : veste verte avec collet vert, noir ou blanc. Encore s’habillaient-ils comme ils pouvaient et portaient-ils souvent la redingote ou l’habit. Les chefs de groupes de paroisses ou divisions se ceignaient d’une étroite ceinture blanche ; celle des généraux était large et flottante. C’est Henri de la Rochejaquelein qui avait lancé cette mode : à la bataille de Fontenay, il avait noué autour de sa tête et de ses reins des mouchoirs de Cholet ; cette singularité l’avait rendu le point de mire des Bleus. Pour ne point lui laisser l’honneur périlleux de recevoir tous les coups, les autres officiers l’imitèrent ; et le mouchoir de Cholet couvrit bientôt la tête des soldats eux-mêmes. Ajoutons-le : lorsque, après le passage de la Loire, on voulut réglementer les attributs des officiers supérieurs, les officiers subalternes se plaignirent « de voir des signes honorifiques apporter l’inégalité dans les rangs d’une armée toute composée de volontaires ».

Les simples « brigands » se reconnaissaient à la bigarrure de leur habillement : leurs larges chapeaux de paille ou de feutre, parfois remplacés par de gros bonnets de laine rousse ; leur veste arrondie de coutil, de serge ou de laine brune, bleue ou grise ; leur gilet très court qui laissait la chemise former bourrelet au-dessus de la culotte à pont, boutonnée sur le côté de la jambe jusqu’au genou ; leurs guêtres de toile ; leurs sabots ferrés, qu’ils abandonnaient souvent pour courir plus vite, tout cela constituait leur ordinaire costume de travail, bientôt réduit à l’état le plus misérable. Ils auraient pu se munir des havresacs et des gibernes qu’ils prenaient aux Bleus en quantité ; mais ils craignaient de s’alourdir et plaçaient leurs cartouches dans leurs poches ou dans un mouchoir roulé à la ceinture. Ils échangeaient seulement leurs faux, leurs fourches et leurs piques contre les fusils, les pistolets et les sabres républicains. Leur artillerie, au bout de quelques mois très puissante, n’avait pas d’autre origine ; les canons ennemis devenaient sans cesse leur proie, ce qui amena un jour, raconte Kléber, l’un de leurs chefs à écrire ceci au ministre de la Guerre Bouchotte : « Nous sommes en ce moment suffisamment pourvus de bouches à feu. Je vous prie donc, Monsieur, de ne plus vous presser à nous en envoyer d’autres. »

L’équipement de la cavalerie n’avait rien non plus de brillant : les chevaux de meuniers ou de colporteurs, sellés en bâts, étaient harnachés de cordes ; les cavaliers en sabots suspendaient avec des ficelles leurs fusils et leurs couteaux. Mais, au signal donné par l’aile d’un moulin à vent ou l’air de chasse d’une trompe de piqueur leur annonçant la mission à accomplir, ces pauvres gens, éclaireurs, flanqueurs ou poursuivants, savaient surmonter tous les obstacles. Sous la conduite d’un Marigny on d’un Charette, ils accomplirent de prodigieuses randonnées que Napoléon lui-même plaçait, dans nos annales militaires, au premier rang.

La tactique des Vendéens était très simple. Ils se dirigeaient vers l’ennemi en colonnes de quatre ou cinq hommes de front, parfois pêle-mêle, drapeaux, canons et général en tête. Celui-ci, avec quelques cavaliers, allait reconnaître les positions de l’adversaire, puis revenait bride abattue en criant à la multitude : « En avant, les gars, voilà les Bleus, là-bas ! » Les gars s’égaillaient à droite et à gauche, les plus audacieux, les meilleurs tireurs, gardes-chasses et braconniers, en avant. Se dissimulant derrière les haies et le long des rivières, ils savaient à merveille pratiquer cette utilisation du terrain qui reste l’art par excellence du troupier français. Le fracas des canons ouvrait le feu. Les aumôniers donnaient aux combattants agenouillés une absolution suprême. Au cri de « Vive le roi ! » cri poussé à pleins poumons qui terrorisait les patriotes, on se précipitait sur l’ennemi et d’abord sur son artillerie. Ruse que La Moricière apprendra plus tard à ses zouaves, les paysans se jetaient à terre dès qu’apparaissait, au-dessus des pièces, l’éclair de la poudre ; puis, se relevant après le passage du projectile, ils arrivaient de bonds en bonds à proximité des bouches à feu.

« Un tel, criait-on alors, tu es le plus fort, saute à cheval sur ce canon ! »

Le gars bondissait en hurlant : « Vive le roi ! » et les canonniers étaient assommés sur leurs pièces.

Cependant les ailes, cheminant de buissons en buissons, ne tardaient pas à entourer la position. Les tirailleurs visaient à la tête et manquaient rarement leur coup.

« Fonçons, les gars ! ordonnaient les plus hardis. Les Bleus sont épouvantés ! Rembarre ! rembarre ! »

Les Bleus se voyaient perdus et s’enfuyaient, abandonnant leurs armes et ne pouvant dès lors éviter un effroyable carnage.

Si le nombre avait raison des Blancs, ceux-ci n’étaient pas, pour autant, exterminés. Mettant à profit leur parfaite connaissance du terrain et se débarrassant seulement de leurs sabots, ils criaient : « Vive le roi quand même ! » et disparaissaient, comme des lièvres, dans toutes les directions pour se retrouver, quelques lieues plus loin, dans des positions de rassemblement indiquées à l’avance. Ce fut tout le secret de leurs prodigieuses résurrections ; c’est ce qui leur permit, à maintes reprises, de prendre, le lendemain de leurs défaites, d’éclatantes revanches.

Le service de l’intendance était plus que rudimentaire. L’armée ne possédait pas de fourgons à vivres. Le train des équipages était inexistant. Et pourtant on ne manquait pas de nourriture, dans un pays où il arrivait aux Bleus de mourir de faim. C’est que la population tout entière réservait ses subsistances pour ses défenseurs. Les comités chargés de réunir les bestiaux délivraient « au nom du roi » des reçus aux métayers. Ces dettes, que le gouvernement de Louis XVIII aurait dû considérer comme sacrées, ne furent jamais acquittées : le sang, versé à torrents, ne reçut d’autre récompense que la satisfaction du devoir héroïquement accompli.

La postérité doit être plus généreuse. Des soldats comme celui qui disait un jour naïvement : « Quand j’allais à la bataille, je demandais à Dieu de me prendre pour lui, et, si j’échappais, de rester toujours le même. Cela me remplissait le cœur, et j’allais ! », de pareils soldats doivent être rangés, même par les libres penseurs, parmi les plus grands, puisque la vertu maîtresse de tout soldat est le sacrifice de lui-même à la cause.

 

 

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V

 

LE GRAND CHOC DE VIHIERS – LA ROCHEJAQUELEIN

 

(Avril 1793)

 

Les forces républicaines : premier encerclement. – Victoire de Chemillé (11 avril 1793). – La Rochejacquelein, Clisson et à la Durbelière. – Les victoires des Aubiers, des Pagannes (19 avril) et de Beaupréau (22 avril). – Délivrance du Bocage. – Cri d’alarme de Marat.

 

Aux forces de résistance dont les premières poussées se manifestaient à travers tout le territoire vendéen, la République opposa, dès avril 1793, quatre armées, commandées par le général en chef Berruyer et les divisionnaires Duhoux et de Menou.

Après un conseil de guerre tenu en présence des conventionnels Auguis et Carra, Berruyer établit Duhoux au Pont-Barré (vers Angers) avec trois mille volontaires et gardes nationaux, renforcés par des gardes françaises et des « vainqueurs de la Bastille ». Il ordonna à Gauvilliers de passer la Loire à Saint-Florent avec cinq à six mille hommes ; à Leygonier de marcher sur Coron (route de Saumur à Cholet) avec huit mille soldats ; à Quétineau de s’apprêter à quitter Bressuire avec quatre mille hommes ; à d’Ayat, venant de Fontenay, de cerner le Bocage par le sud ; à La Bourdonnaye et à Canclaux de quitter Nantes pour Machecoul, Clisson et Montaigu ; enfin à Boulard de se porter des Sables-d’Olonne à la Roche-sur-Yon. Trente à trente-cinq mille combattants convergeaient ainsi vers Cholet. Leur état d’âme offrait un frappant contraste avec celui des Vendéens. « Ce sont, écrivait Berruyer au ministre de la Guerre le 2 avril, ce sont des rassemblements de citoyens cultivateurs qui ne connaissent ni la discipline ni l’obéissance ; presque tous veulent s’en retourner chez eux. » – « Beaucoup même d’entre eux, ajoutait-il le 5 avril, ont quitté leurs drapeaux sans permission. » – Mais ils n’avaient en face d’eux que trente mille paysans, dont la plupart n’avaient encore entre les mains que des piques, des faux et des fourches, ou une poignée de cartouches.

Passons rapidement sur les premières opérations.

Les Vendéens se rassemblèrent le 9 avril à Cholet. Dix mille d’entre eux, commandés par d’Elbée, Cathelineau et Perdriau, se portèrent sur Chemillé, pour arrêter Berruyer ; six mille, avec Stofflet, sur Coron contre Leygonier ; sept mille, avec Bonchamps, sur Saint-Florent, pour garder la Loire. Un corps de réserve restait à Cholet et il Maulevrier pour observer Quétineau.

Après le passage du Layon, Berruyer commença par faire fusiller les habitants du village de Barré, puis il occupa Saint-Lambert-du-Lattay (10 avril) et arriva le lendemain à Chemillé. Appelés par le tocsin qui retentissait depuis quatre jours, les paysans s’étaient embusqués derrière les haies et les clôtures. Six canons défendaient les routes. À l’approche des républicains, Cathelineau tombe à genoux avec ses hommes et reçoit une dernière absolution. D’Elbée sort de l’église Saint-Pierre, où, prosterné, l’épée au poing, sur les dalles du sanctuaire, il venait de s’écrier :

« Seigneur, Dieu des armées, donnez-nous la victoire ! Vous seul pouvez nous la donner. C’est pour vous que nous allons combattre : combattez dans nos rangs ! »

Tous jurent de batailler jusqu’à la mort, et ils s’élancent aux cris de : « Vive la religion ! Vive le roi ! »

De chaque côté des rives escarpées de l’Hyrôme, on se fusille d’abord durant une heure. Les gars de d’Elbée, impatients, gagnent alors les crêtes opposées, où les gardes nationaux, – rapporte Berruyer lui-même, – refusent de marcher et se couchent à terre. Les gendarmes doivent les ramener au combat à coups de baïonnettes. La rivière est passée et repassée plusieurs fois par les adversaires, et les Vendéens vont enfin l’emporter, lorsque arrive la colonne de Duhoux, général qui vient de battre à la Jumellière le détachement vendéen commandé par un autre Duhoux, son propre neveu... Berruyer lance toutes ses forces sur la ville, qui est envahie ; Rossignol, alors colonel de la gendarmerie, pénètre jusqu’à l’église. La place se couvre de cadavres. D’Elbée, Cathelineau, qui est entouré de patriotes, Perdriau, qui est frappé à mort, Jean Blon, dont un boulet brise la jambe, luttent corps à corps. Les paysans n’ont plus de munitions et succombent de lassitude ; mais d’Elbée hurle avec une admirable audace :

« Quoi ! vous laisseriez échapper la victoire qui jusqu’ici se déclare pour nous ! »

Et il fait sonner le tocsin à coups redoublés. Les Vendéens, retranchés derrière les maisons, brûlent leurs dernières cartouches, puis foncent avec une telle fureur sur les républicains, que ceux-ci doivent abandonner la place au coucher du soleil et regagner Saint-Lambert, où Berruyer et le conventionnel Chandieu arrivèrent à minuit.

Les Vendéens avaient ainsi gagné la première bataille rangée de la guerre.

À la lueur des incendies, ils purent compter plus de deux mille cadavres, dont environ six cents des leurs. Ivres de sang, ils voulurent tuer les prisonniers républicains ; mais d’Elbée, brandissant son épée au-devant d’eux, commande :

« Soldats, à genoux ! Disons le Notre Père. »

Lorsque la foule prononça les paroles : « Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. »

« Vous demandez à Dieu le pardon, s’écria-t-il, et vous ne voulez pas pardonner ! Quel est celui maintenant qui osera se venger ? »

Les prisonniers étaient sauvés.

Ce grand choc de Chemillé, comme on l’appela, avait brisé l’offensive républicaine.

Berruyer, indigné de la fuite de ses volontaires, écrivit au ministre (12 avril) : « Il est bien dur pour un vieux militaire de commander à des lâches. » L’indiscipline continua du reste après le combat : les moulins et les fermes furent incendiées et pillées, les femmes maltraitées. Les troupes de Leygonier, qui, plus heureux, avait repoussé Stofflet et occupé Coron, massacraient pendant ce temps les prisonniers vendéens déposés à l’hospice de Vertus. De leur côté, les soldats de Ganvilliers, qui avaient forcé Bonchamps à rétrograder de Saint-Florent à Beaupréau, commencèrent à expédier vers Angers des voitures chargées du fruit de leurs rapines...

Mais ils n’allaient pas tarder à rendre gorge.

 

 

Tandis que les insurgés des Mauges, après les échecs de Stofflet et de Bonchamps, se concentraient à Tiffauges et, craignant de plus irréparables défaites, se préparaient à passer la Loire pour s’unir ensuite à leurs frères de Bretagne et de Normandie, on apprit en effet une joyeuse nouvelle :

Henri de la Rochejaquelein s’était levé.

Ce jeune homme, dont la douce figure, encadrée de cheveux blonds, était illuminée par un regard d’aigle, possédait à un degré prodigieux, génial, les qualités de l’entraîneur d’hommes : sang-froid, sûreté de coup d’œil et de jugement, ascendant irrésistible qu’un de ses anciens compagnons, M. de Genoude, caractérisait ainsi : « M. Henri, nous l’aimions entre tous ; jamais les soldats n’ont dit non à M. Henri. » Il était à ce point né « capitaine », que du premier coup, à vingt et un ans, il égala les plus illustres : il avait vraiment, comme disait l’abbé Bernier, « l’âge, l’âme, le feu et l’intelligence d’un Condé », d’un Condé qui eût été enseveli prématurément dans la pourpre de ses premiers triomphes.

« Camarades, répétait-il à ses soldats qui l’avaient surnommé l’Intrépide, et résumaient dans ce mot toute leur amoureuse admiration, camarades, je ne vous demande qu’une chose : c’est de me suivre. Vous me verrez toujours là où il y aura du danger. »

Dans ces guerres où l’audace de tous était l’essentielle condition de la victoire, l’intrépidité fut en effet la marque spéciale, constante de sa conduite. On l’a taxé de témérité ; et il est vrai que La Rochejaquelein, emporté, tel un coursier fougueux, par le bouillonnement de son sang, se précipitait souvent entre les bras de la mort comme s’il eût été invulnérable et comme si son existence n’eût point valu à elle seule une armée ; mais cette témérité n’allait point sans calculs. Ce n’était pas dans les conseils, – où il lui arrivait de s’endormir, – qu’il combinait ses opérations ; c’était sur le terrain, au feu de l’action, et si ses résolutions avaient alors la promptitude de l’éclair, elles n’en étaient que plus habiles et plus foudroyantes. Saint-Simon eût sûrement dit de lui, comme du vainqueur de Rocroy : « M. Henri le héros. »

En avril 1793, son étoile, que la mort devait voiler dans huit mois qui valurent toute une vie, était encore cachée à ses yeux. Il brûlait seulement du désir de consacrer son sang à la cause qu’il avait vu perdre, le jour de la prise des Tuileries :

« Je voudrais être hussard, disait-il, pour avoir le plaisir de me battre. »

Mais il se réservait pour des temps meilleurs et vivait, inactif, au château de Clisson, vers Bressuire, chez son cousin de Lescure.

La conscription fit frémir son épée d’officier du roi : il ne pouvait servir le gouvernement de la Terreur. Lui, fils des Croisés, ne pouvait combattre les paysans, sans nom, qui lui avaient montré déjà le chemin de l’honneur.

Un domestique de sa tante (Mme de la Rochejaquelein) vint le trouver :

« Monsieur, on dit que vous allez dimanche tirer à la milice. Y consentirez-vous, pendant que nos paysans se battent pour ne pas y tirer ? Paraissez, et tout le pays, qui vous désire, se rangera sous vos ordres. »

Son parti était pris.

Il court au château de la Rochejaquelein, à la Durbelière, puis va trouver les chefs de l’armée des Mauges, à Beaupréau, où il apprend leur retraite et leur situation critique. Il retourne à la Durbelière pour appeler aux armes les gars de chez lui. Sa seule présence ranime les courages. Dans la nuit du 12 au 13 avril, plusieurs milliers de paysans arrivent des Aubiers, de Rueil, de Saint-Aubin, d’Yzernay. Hormis deux cents fusils de chasse et soixante livres de poudre que Henri a trouvées chez un maçon, ils n’ont que des faux, des faucilles et des bâtons.

« Mes amis, dit le chef, si mon père était ici, il vous inspirerait plus de confiance. À peine me connaissez-vous : je suis un enfant ; mais j’espère que je prouverai au moins par ma conduite que je suis digne d’être à votre tête. Si j’avance, suivez-moi ; si je recule, tuez-moi ; si je meurs, vengez-moi ! »

Paroles sublimes, suffisant à expliquer les prodiges qui vont s’accomplir, et dont le récit est le seul éloge digne du héros !

 

 

Deux mille cinq cents républicains, commandés par Quétineau, venaient d’occuper les Aubiers et campaient au Champ-des-Justices. À midi, ils voient tout à coup surgir des haies voisines une multitude d’hommes qui s’élancent sur eux avec d’épouvantables clameurs ils se croient enveloppés et se retirent derrière les murs du cimetière des Aubiers. Les Vendéens, se précipitant dans les maisons voisines, y ouvrent sur l’ennemi un feu d’enfer. M. Henri est au premier rang : on lui passe sans cesse des fusils chargés, et tous ses coups de merveilleux tireur portent la mort. Ceux qui n’ont que des bâtons bondissent sur les canons. Les patriotes s’enfuient jusqu’aux environs de Bressuire, poursuivis par les vainqueurs.

Ne pouvant garder ses prisonniers, la Rochejaquelein les libère en leur faisant jurer de ne plus jamais combattre les Vendéens ; puis il court toute la nuit pour porter aux autres chefs royalistes, établis à Tiffauges, les trois canons, les caissons de munitions, les douze cents fusils et les vingt-neuf chariots d’équipements qui sont le prix de son premier triomphe.

Grâce à lui, l’armée des Mauges, ravitaillée et réconfortée, reprend l’offensive. Le 19 avril, elle culbute vers Cholet, dans la lande de Pagannes, les troupes de Leygonier, qui s’enfuient jusqu’à Doué. Le 20, les Vendéens emportent le château fort de Boisgrolleau, malgré la traîtrise des patriotes, qui arborent le drapeau blanc pour opérer une décharge meurtrière sur les paysans s’avançant vers eux sans défiance. Le 22, ils massacrent les soldats de Gauvilliers dans les rues de Beaupréau, où la Rochejaquelein, pour les entraîner, pénètre le premier au galop ; et la poursuite des vaincus est si acharnée, qu’ils doivent repasser la Loire ou regagner Angers.

En dix jours, quatre armées avaient été dispersées. Le Bocage était délivré. Berruyer, désemparé, écrivait au ministre qu’« il ne répondait de rien », si on ne lui envoyait au plus tôt « des troupes qui eussent fait la guerre ». Et, le 27 avril, trois commissaires, envoyés à Paris par le directoire de Maine-et-Loire, prononçaient ces paroles au sein de la Convention : « Si des hordes fanatiques réussissent à passer la Loire, il sera impossible d’arrêter le torrent qui se portera jusqu’au cœur de la République. »

« Que le Comité de salut public, demanda alors Marat, nous présente dans les vingt-quatre heures un projet de décret tendant à mettre sur pied des forces assez formidables pour détruire ces armées de brigands. »

Désormais, en effet, la destruction de la Vendée devenait une question de vie ou de mort pour le maratisme. Seulement, il y faudrait plus de vingt-quatre heures. En attendant, les Vendéens retournaient à leurs labours et à leurs semailles. La plupart les feraient germer de leur sang ; mais, en échangeant de nouveau la charrue contre le fusil, ils rempliraient le même devoir, puisqu’ils ne braveraient la mort que pour ne point perdre les raisons de vivre.

 

 

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VI

 

LE SIÈGE DE THOUARS – ET LA PRISE DE FONTENAY

 

(Mai 1793)

 

Succès républicains à l’ouest et au sud. – Santerre à Orléans. – La Grande Armée à Cholet. – Prise de Bressuire (2 mai). – De Lescure. – Bernard de Marigny. – Le siège de Thouars (5 mai). – Le pont de Vrine. – La capitulation. – Prise de Parthenay (9 mai) et de la Châtaigneraie (13 mai). – L’échec de Fontenay (15 mai). – Proclamation républicaine. – L’évêque d’Agra. – La revanche de Fontenay (25 mai). – Clémence vendéenne. – Les deux étendards. – Le Conseil supérieur – L’abbé Bernier.

 

À la fin d’avril 1793, la vague révolutionnaire avait donc reflué du Bocage angevin vers la Loire et vers le Thouet. Mais il n’en était ainsi ni à l’ouest, du côté de l’Océan, ni au sud, ni du côté du Bocage poitevin.

De Nantes et des Sables-d’Olonne, partaient des colonnes républicaines qui balayaient le pays de Retz, le Marais et le Bas-Poitou. Le général Bou lard, ancien officier du roi, battait à Challans les bandes encore indisciplinées de Charette, et ne rétrogradait vers les Sables qu’en raison de l’étal d’anarchie où était plongée sa deuxième division. « Les propos indécents qu’elle tient sur son premier chef, écrivait-il, sont portés jusqu’à dire qu’elle me donnera un coup de fusil. » Pendant ce temps, le général Beysser occupait (le 22 avril) Machecoul, où des commissions militaires faisaient aussitôt fusiller les prisonniers.

Au sud, le général Chabot avait été vainqueur à la Châtaigneraie (10 et 12 avril).

Charette, que nous retrouverons plus tard dans ce pays où il se cantonne trop jalousement, remporta alors à Legé, sur six cents hommes de Boisguyon, sa première victoire. Mais il était en butte aux intrigues de rivaux qui tournaient contre lui une partie de ses soldats, et il dut un jour mettre l’épée à la main pour en frapper ceux qui, dans son propre camp, l’accusaient de s’être vendu à la République.

Le bloc vendéen, encore disjoint, risquait donc d’être brisé par ce côté, lorsque de nouveaux triomphes rendirent l’armée d’Anjou maîtresse de la vallée de la Loire, base d’opérations de ses adversaires.

La Grand’Guerre allait commencer.

Le général Berruyer, accusé par le défroqué Châles, l’un des terroristes les plus sanguinaires, d’être « un noble, un suspect, un incapable », venait d’être remplacé par Menou, qui avait réclamé de suite l’organisation « d’une grande armée ». Barère avait reconnu (le 3 mai) à la Convention que « tous ces mouvements de la Vendée étaient plus à craindre que toutes les puissances européennes », et le Comité de salut public avait mis en réquisition permanente les gardes nationaux et les gendarmes de tous les départements avoisinants. Santerre, le brasseur qui avait mené les émeutes faubouriennes du 14 juillet, du 20 juin, du 10 août, et qui avait ensuite présidé à l’exécution de Louis XVI, le « glorieux » Santerre partit bientôt pour Orléans avec soixante mille piques.

Cependant le tocsin avait rassemblé à Cholet vingt-deux mille paysans avec onze canons, sept cents chevaux et dix mille fusils. C’était le noyau de ce qui s’appellera désormais la « Grande Armée ». Ses chefs résolurent d’expulser au sud les armées républicaines, comme ils les avaient déjà expulsées du nord, et d’occuper successivement Argenton et Thouars, Bressuire et Parthenay, la Châtaigneraie et Fontenay-le-Comte. Ils adressèrent d’abord aux républicains une proclamation renfermant ces mots : « Une des lois les plus respectées parmi vous déclare que la souveraineté réside essentiellement dans le peuple. Eh bien ! nous formons une partie de ce peuple : nous voulons des lois qui ne soient pas sans force et une religion qui soit respectée. Nous nous insurgeons contre la tyrannie... Ne nous forcez pas à répandre le sang de nos frères... Songez que notre patrie, autrefois florissante, n’est plus qu’un chaos où toutes les vertus sont confondues avec tous les crimes ; évitez les malheurs qui vous attendent et devenez nos amis. »

Argenton fut pris d’assaut le 1er mai 1793. Les prisonniers furent non seulement épargnés, mais encore remis en liberté.

Le général Quétineau, établi à Bressuire avec quatre mille soldats, appela la population aux armes ; mais les menaces les plus sévères, l’incendie même qui, par ses ordres, dévora le village de Beaulieu, ne purent faire sortir les habitants de leurs cachettes.

Bressuire était d’ailleurs terrorisé par une bande de Marseillais, qui sabrèrent un jour, malgré le général, onze paysans capturés à leur domicile.

À l’approche de la Grande Armée, ces lâches assassins refusèrent de se battre et semèrent la panique dans les troupes de Quétineau, qui dut en hâte évacuer la ville.

C’est là que la Rochejaquelein retrouva le marquis de Lescure, accouru, avec Bernard de Marigny, du château voisin de Clisson.

La figure de Lescure n’a point l’éclatant rayonnement de celle de M. Henri. Ce capitaine de vingt-sept ans présente même, au premier abord, l’aspect d’un homme d’étude et d’un méditatif beaucoup plus que celui d’un homme d’action. Il est très instruit, traduit l’anglais à livre ouvert, connaît à fond les traités de tactique et de stratégie. Avec cela, il a la piété de Cathelineau et porte un cilice qu’on découvrira après sa mort. À force de sagesse, il a reconstitué l’héritage d’un père qui a consacré huit cent mille livres à ses plaisirs. Mais cette âme froide est unie à un cœur d’or. Lescure sauva, dit-on, la vie à plus de vingt mille prisonniers. « Dans une guerre où les généraux étaient soldats et combattaient souvent corps à corps, il eut, a dit Mgr Pie dans l’oraison funèbre de Mme de la Rochejaquelein (qui avait d’abord été Mme de Lescure), il eut cette gloire, commune avec Jeanne d’Arc, de n’avoir jamais donné de sa propre main la mort à personne. » Au reste, sa raison et sa prudence n’excluaient point la bravoure et l’ardeur qui entraînent les combattants ; au moment de l’action, il savait inspirer à ses paysans, qui le vénéraient et l’adoraient, la confiance absolue qui force tous les obstacles.

Tout autre était son cousin Bernard de Marigny : bouillant, irascible, entêté, celui-ci fit perdre à son parti presque autant de batailles qu’il en gagna. Doué d’une stature et d’une force herculéennes, il détruisait les Bleus sans pitié, comme il aurait détruit à la chasse les bêtes malfaisantes : il croyait cette cruauté nécessaire. Il était d’ailleurs d’une gaieté, d’une serviabilité et d’une loyauté qui séduisaient son entourage. Son ambition personnelle se bornait à demander au roi, quand il serait rétabli sur le trône, le grade de lieutenant-colonel dont il avait jadis l’équivalent dans la marine, tout comme l’ambition de la Rochejaquelein consistait à souhaiter un régiment de hussards.

L’état-major vendéen était donc maintenant au complet. Le 5 mai, il dirigea la Grande Armée de Bressuire sur Thouars.

Depuis Duguesclin, qui n’y pénétra au bout d’une année de siège que par composition, cette place forte était considérée comme la clef du Poitou. Sa citadelle et ses murailles surplombaient l’étroite vallée du Thouet, que permettaient seuls de franchir le pont de Saint-Jean et le Port du Bac, puis, hors de ville, le pont de Vrine et le Gué aux Riches. Ces passages étaient gardés, et le commandant en chef Quétineau, dont les trois mille hommes étaient abondamment pourvus, avait annoncé, dans une lettre lue le 7 mai à la Convention, qu’il attendait « ou la victoire ou la mort ».

C’était folie que de vouloir emporter d’assaut une telle place avec des bandes de paysans à peine armés. Mais, pour les chefs vendéens, il n’y avait rien d’impossible.

Au matin du 5 mai, la Rochejaquelein et Lescure couronnèrent donc les hauteurs du pont de Vrine et déployèrent leur avant-garde, mille à douze cents hommes, le long de la rive du Thouet. Le pont, long de quatre-vingts pas et large seulement de quatre pas, était en grande partie coupé : une charrette de fumier renversée obstruait l’étroit passage, et trois canons en défendaient les approches. Un millier de Bleus, de la rive opposée que dominait un rocher à pic, fusillaient les Blancs. Comment passer par là ? Après quatre heures d’une impuissante attente qui commence à démoraliser les paysans, la Rochejaquelein galope en avant d’eux, sous une pluie de balles. Comme leurs canons, enfin mis en batterie, réduisent au silence l’artillerie ennemie, Lescure s’empare d’un fusil-baïonnette, ordonne aux plus braves de le suivre et s’élance vers le pont ; mais ses vêtements sont criblés de projectiles et personne n’ose le suivre. Deux fois encore il se précipite, en vain, vers la mort. Alors surviennent au galop la Rochejaquelein et Forest. Lescure franchit le premier le pont avec un seul soldat ; puis M. Henri, descendu de cheval, et Forest passent à leur tour. L’héroïsme des chefs se communique aussitôt aux soldats, et quelques minutes après les Vendéens sont maîtres de la rive opposée et du village de Vrine.

Bonchamps, de son côté, a forcé le Gué aux Riches, et sa cavalerie pousse les fuyards vers la ville. Quétineau doit se réfugier derrière les remparts.

L’armée vendéenne occupe maintenant le plateau qui précède la ville et se range à six cents mètres autour des moulins à vent. Son artillerie attaque les murailles, mais elle est de trop faible calibre et ne les entame point.

« Soldats, à l’assaut ! » crie La Rochejaquelein.

Et il arrive, à travers les balles, auprès de la porte de Paris. Il grimpe sur les épaules d’un soldat et se hisse en cet endroit, grâce au remblai du fossé, jusqu’à une sorte de créneau d’où il fusille les assiégés. Il leur sert de point de mire ; son fusil est brisé entre ses mains, mais à ce prix il entraîne invinciblement les siens. Le manque d’audace devenant de la lâcheté, le rempart est bientôt escaladé par les plus agiles : le premier a la tête tranchée à coups de sabre ; mais les suivants, rouges de sang, arrachent leurs armes aux Républicains et les font reculer. La grande porte étant à ce moment brisée par les boulets, l’envahissement s’accélère.

« Vive monsieur Henri ! crie-t-on. Le bon Dieu est avec lui, les Bleus sont perdus ! »

Au sud et à l’ouest, d’Elbée et Cathelineau, Marigny, Donnissan et Sapinaud abattent la porte du pont Saint-Jean et arrivent à la rescousse. Les administrateurs du district parlent de refuser toute capitulation :

« Si j’avais un pistolet, dit l’un d’eux, je me brûlerais la cervelle. »

Quétineau en détache un de sa ceinture et le lui présente : l’autre recule et signe la capitulation, qui est portée à d’Elbée du côté de la porte de Paris. Les généraux l’acceptent, promettent la vie sauve à la garnison et le respect aux propriétés, promesse qui fol scrupuleusement tenue, bien que la ville eût été prise d’assaut et les défenseurs du château forcés, par la Rochejaquelein, Lescure et Bonchamps, à déposer les armes, et bien que se trouvassent à Thouars les égorgeurs des onze paysans de Bressuire. C’était décidément par antiphrase que les Vendéens étaient appelés des « brigands » !

La prise de Thouars leur livra quatre mille fusils, douze canons et une grande quantité d’approvisionnements. Elle augmenta leur confiance dans le succès final et rallia à leur cause bien des âmes trompées. On vit Bonchamps, leur chef, partager sa chambre avec Quétineau, à l’indignation de son brave garde-chasse d’ailleurs, qui se glissa auprès de lui lorsqu’il le crut endormi et coucha au pied de son lit, pour protéger son sommeil contre toute surprise. Pareille faveur accordée à l’adversaire était de nature à détruire les calomnies, d’autant plus que ses propres chefs devaient traiter le malheureux Quétineau comme un criminel et le guillotiner, ainsi que beaucoup des soldats renvoyés par les vainqueurs dans leurs foyers. Plusieurs avaient de suite changé de camp : tel Renou, que sa vaillance fit dans la suite surnommer Bras de fer ; tel Danyaud-Dupérat, qui devint général de l’armée royale : tel de Langerie, qui, à treize ans, fut un modèle d’intrépidité.

Le conventionnel Richard écrivait alors d’Angers : « L’épouvante glace tous les esprits... Saumur est en danger. » Leygonier annonçait au ministre que « les paysans abandonnaient leurs drapeaux (républicains) par compagnies entières. » Marat, qui sauvait chaque jour la patrie par d’aussi héroïques moyens, demandait que d’instant en instant on tirât le canon d’alarme.

Si les Vendéens avaient alors marché sur Saumur, ils l’auraient sans doute occupé assez facilement ; mais ils préférèrent achever d’abord leurs opérations vers le sud, où guerroyait de Royrand, afin de concentrer toutes leurs forces.

Le 9 mai au soir, ils entraient sans coup férir à Parthenay, où ils ne commirent vis-à-vis des Bleus aucune violence. Puis, le 13, ils arrivèrent en vue de la Châtaigneraie, que le général Chalbos occupait avec trois ou quatre mille hommes.

Les Vendéens n’étaient plus en ce moment qu’une douzaine de mille, les autres ayant cédé au désir de revoir leurs foyers. La Châtaigneraie fut prise, néanmoins, en deux heures. Dans la cour d’une auberge, ils aperçoivent une guillotine qui la veille, leur dit-on, a immolé des prêtres et des suspects ; elle en est encore rouge de leur sang. La vengeance implacable s’impose alors à leur esprit, et ils commencent à massacrer leurs prisonniers. Mais La Rochejaquelein accourt :

« Misérables, que faites-vous là ?

– Nous égorgeons, répondent-ils, ceux qui ont égorgé nos amis, leurs femmes et leurs enfants.

– Mais si vous agissez comme ceux qui font mal, où est la bonne cause ? »

Et il les force, sans les avoir d’ailleurs convaincus, à cesser leur sinistre besogne.

Le lendemain, 14 mai, la Grande Armée ne comptait plus qu’environ sept mille hommes. Lorsqu’ils avaient libéré leurs églises, leurs foyers et leurs champs des atteintes directes de la tyrannie, ces paysans croyaient en effet avoir achevé leur mission, et ils allaient se reposer et se retremper dans leurs paroisses.

Leurs chefs veillaient pour eux.

 

 

L’infatigable Stofflet voulait qu’on achevât de réaliser le plan de campagne.

« Qu’on me donne cinq mille hommes, s’écria-t-il au Conseil, et je me fais fort d’enlever avec eux la ville de Fontenay. »

On n’osa lui représenter l’impossibilité d’enlever ainsi une ville occupée par sept mille soldats, protégée par des travaux de défense et dont les abords dénudés n’offraient aux tirailleurs aucun abri.

Le 15 mai, les Blancs quittent donc la Châtaigneraie avec Cathelineau, d’Elbée, Lescure et Stofflet. Bonchamps était reparti avec sa division pour défendre les bords de la Loire, réoccupés par les républicains ; il proposait en vain d’unir la Bretagne et la Vendée dans une insurrection qu’il espérait dès lors invincible.

L’attaque de Fontenay aboutit à une déroute : les paysans furent décimés dans la plaine et tournés par les chasseurs du général Chalbos. Pour ranimer leur courage, d’Elbée s’élança avec son état-major dans les rangs ennemis ; blessé au bras, il était fait prisonnier, lorsque Stofflet et Cathelineau se précipitèrent à son secours, le délivrèrent et l’emmenèrent hors du champ de bataille. Lescure et La Rochejaquelein s’emparèrent à l’aile gauche des retranchements ennemis ; mais le centre et la droite étant enfoncés, ils durent se reporter en arrière. Entourés d’un peloton de braves, ils tiennent longtemps en respect les républicains qui les entourent. Aidés par les cavaliers de Dommaigné, ils reculent par échelons, gagnent la forêt de Baguenard et, de là, les fourrés du Bocage. Six cents hommes, un millier peut-être, étaient tués ; leurs canons, y compris Marie-Jeanne, étaient tous capturés, sauf deux ; toutes leurs munitions, approvisionnements et bagages restaient aux mains des vainqueurs.

Les patriotes poussèrent des cris de triomphe, et la Convention crut le moment venu de lancer aux Vendéens une proclamation qui suffit à prouver à quel point elle ignorait l’âme populaire : « Les ci-devant nobles, y lisait-on, les chefs qui vous séduisent ne demandent un roi que pour rétablir par sa main toutes les servitudes sous lesquelles vous gémissiez. L’humiliation et la misère, tel serait le prix de vos services ; voilà ce que vous destinent ces prétendus nobles qui vous flattent aujourd’hui, mais qui se vengeront sur vous de l’effort que leur vanité a fait un instant sur eux-mêmes pour combattre avec vous. Vous désirez conserver votre religion ; mais qui donc a tenté de vous l’enlever, de gêner vos consciences ? Ce ne sont point vos prêtres qu’on a éloignés de vous, ce sont d’hypocrites et sanguinaires conspira leurs, payés par l’or de l’Angleterre protestante. Montrez-vous dignes de reprendre le nom de Français. »

Grotesque dans son impudence, ce jargon pouvait exercer de l’influence sur le fanatisme obtus d’un club de jacobins, mais non sur le clair bon sens des paysans de Vendée.

Leur échec de Fontenay leur avait d’ailleurs inspiré l’ardent désir de prendre leur revanche. Elle ne se fit pas attendre.

 

 

Cathelineau, qui possédait, observe Napoléon, « cette première qualité d’un homme de guerre : l’inspiration de ne jamais laisser reposer ni les vainqueurs ni les vaincus » ; Cathelineau avait ordonné aux Angevins de se rassembler le 21 mai à Cholet, tandis que les Poitevins se réuniraient de leur côté à Châtillon-sur-Sèvre et à Pouzauges. Avec les quatre mille hommes que Royrand amenait de Chantonnay, l’armée compta plus de trente mille combattants. L’enthousiasme était porté à son comble par la présence du trop fameux évêque d’Agra (l’abbé Guillot de Folleville), imposteur qui avait réussi à se faire passer à Thouars pour le vicaire apostolique de Pie VI et qui joua désormais parmi les Vendéens un rôle sacrilège, mais ostentatoire, qui flattait son orgueil. Revêtu d’ornements pontificaux, un cœur d’or sur la poitrine, il haranguait les nouveaux croisés :

« Combattez et triomphez, s’écriait-il ; c’est Dieu qui vous l’ordonne ! »

Le 25 mai, neuf jours seulement après sa déroute, l’armée se retrouve devant Fontenay. Chalbos l’occupe avec six mille quatre cents hommes. Le vieux château, qui domine la plaine, est garni de trente-sept canons, parmi lesquels Marie-Jeanne.

Les Vendéens ne possédaient que cinq canons et cinq coups par pièces à tirer.

Se glissant comme des lièvres à travers les buissons, ils ne sont aperçus des Bleus qu’à la dernière minute. Bonchamps, à droite, fait coucher ses hommes obliquement à la forêt de Baguenard. Lescure est couvert à gauche par la rivière la Vendée. Cathelineau, Stofflet, Duhoux, d’Hauterive (qui remplace d’Elbée blessé), sont au centre, derrière l’artillerie. La Rochejaquelein, Dommaigné, Sapinaud et de Beaurepaire sont à l’arrière-garde avec la cavalerie.

« Mes amis, nous n’avons pas de poudre, crie un général ; mais nous allons reprendre Marie-Jeanne à coups de bâtons, comme au commencement. À qui courra le plus vite ! On ne peut s’amuser à tirer. »

Marigny dit à ses artilleurs, qui épuisent en un instant leurs gargousses :

« Voici les caissons des Bleus où nous en trouverons ! »

Cathelineau et Stofflet se précipitent en avant sous le feu ennemi. À moitié déshabillés, car il est 1 heure de l’après-midi et la chaleur est accablante, les Vendéens attaquent à l’arme blanche les lignes républicaines. Lescure, qui les précède de trente pas, a un éperon emporté et la botte droite déchirée par les éclats de mitraille ; mais il est sans blessures.

« Vous voyez bien, dit-il, que les Bleus ne savent pas tirer ! »

La batterie est enlevée à la baïonnette.

Chalbos lance ses cavaliers, – les chasseurs de la Gironde, – qui sont aussitôt arrêtés par les soldats de Bonchamps. Les Bleus reculent. Chalbos, le pistolet au poing, veut les arrêter et ordonne aux gendarmes de les soutenir ; mais cinq seulement lui obéissent, et les autres, en s’enfuyant, précipitent la panique. Les conventionnels Auguis, Jard-Panvillier et Lecointre-Puyraveau, qui accourent en ce moment, sont emportés par le flot. Les Vendéens s’emparent des canons du château, escaladent les retranchements de la ville et pénètrent dans les rues, tandis que les représentants du peuple arrachent leurs panaches pour n’être pas reconnus dans la déroute. Trois mille deux cent cinquante républicains, glacés d’effroi, posent les armes.

Lescure, Bonchamps et Forest ont parcouru la ville, les premiers, le sabre à la main. Bravant à la lettre mille fois la mort, ils prennent chacun l’une des rues qui débouchent sur la place principale et crient aux occupants :

« Rendez-vous ! À bas les armes ! Vive le roi ! On ne vous fera pas de mal. »

Bonchamps voit un patriote se réfugier sous son cheval et demander grâce au nom de ses enfants. Le général lui accorde la vie et la liberté ; mais ce misérable, constatant que Bonchamps est seul, le laisse passer, puis se retourne et lui fracasse l’épaule d’un coup de fusil. Les paysans, qui accourent et voient tomber leur général, cernent la rue et massacrent les soixante Bleus qui s’y trouvent.

Aucune autre violence ne fut commise, sauf le pillage, – bien pardonnable, – des boutiques d’épicerie et d’armurerie. Quinze cents Bleus malades à l’hôpital furent respectés ; les trois mille prisonniers furent relâchés, sauf trois cents : on leur coupa seulement les cheveux, pour qu’on pût reconnaître dans la suite ceux qui trahiraient leur serment de ne plus porter les armes « contre le roi et la religion catholique ». Les Vendéens se souvenaient, après la victoire, qu’ils étaient les soldats du Christ et que les vaincus étaient des Français ; mais tant de noblesse échappait aux jacobins : « Beaucoup de patriotes, écrivait le conventionnel Lequinio, m’ont assuré que, lors de la prise de la ville, les chefs des rebelles recommandaient partout le bon ordre et employaient le simulacre hypocrite de la sagesse et de la bonté pour se faire des partisans ; et sans doute qu’aucun être pensant ne contestera l’efficacité d’une pareille méthode, quelles que fussent alors la profonde scélératesse de sa combinaison et la perfidie de son but. »

Les Vendéens étaient des scélérats, puisqu’ils étaient humains : il est bien dommage que les terroristes n’aient pas été eux aussi des scélérats de cette espèce !

 

 

Les Vendéens, canons en tête, commencèrent à évacuer Fontenay le 28 mai et à reprendre le chemin du Bocage. Trois cents charrettes de munitions, de vivres et de vêtements suivaient la colonne. Les paysans avaient orné leurs chapeaux de lauriers ; Marie-Jeanne était enrubannée et abreuvée de généreuses libations ; la joie et l’espérance rayonnaient sur tous les visages. La Grande Armée se croyait désormais invincible.

Les chefs résolurent de passer en Bretagne pour généraliser l’insurrection et décidèrent en secret de traverser la Loire à Saumur et à Angers.

Auparavant, ils lancèrent à la France une proclamation dont il importe de reproduire les passages suivants : « Le signe sacré de la Croix de Jésus-Christ et l’étendard royal l’emportent de toutes parts sur les drapeaux sanglants de l’anarchie. C’est nous qu’on appelle des brigands sanguinaires ! Que la conduite de ceux qui se disent patriotes soit mise en parallèle avec la nôtre : ils égorgeaient nos prisonniers au nom de la loi, et nous avons sauvé les leurs au nom de la religion et de l’humanité. Patriotes, vous nous accusez de bouleverser notre patrie par la rébellion, et c’est vous qui, sapant à la fois tous les principes religieux et politiques, avez les premiers proclamé que l’insurrection est le plus saint de tous les devoirs. Vous nous reprochez le fanatisme de la religion, vous que le fanatisme d’une prétendue liberté a conduits au dernier des forfaits, vous que ce même fanatisme porte chaque jour à faire couler des flots de sang. Deux étendards flottent sur le sol des Français : celui de l’honneur et celui de l’anarchie. Le moment est venu de se ranger sous l’un de ces drapeaux. Chassons ces représentants parjures qui, envoyés pour le maintien de la monarchie qu’ils avaient solennellement juré, l’ont anéantie et ont renversé le monarque innocent sur les marches sanglantes d’un trône où ils règnent en despotes. Ils ont fait du plus riche et du plus florissant des royaumes un cadavre de république. Confondant dans l’amour du bien public tous nos ressentiments personnels, de quelque parti, de quelque opinion que nous nous soyons montrés, pourvu que nos cœurs et nos mains n’aient pas trempé dans le crime, nous nous réconcilierons ensuite, nous nous unirons au sein de la paix pour opérer le bien général. »

Les généraux vendéens organisèrent, vers le même temps, un Conseil supérieur chargé d’administrer les pays conquis et de faciliter les opérations militaires. Ses vingt-cinq membres, – ecclésiastiques, gentilshommes, gens de loi et simples bourgeois, – étaient présidés par l’évêque d’Agra. Le plus influent était l’abbé Bernier, curé de Saint-Laud d’Angers, futur négociateur du Concordat et évêque d’Orléans. Aussi infatigable qu’un Stofflet, il prêcha dans toutes les paroisses de Vendée et à la veille ou au lendemain d’un grand nombre de combats : il fut le véritable Pierre l’Ermite de la croisade vendéenne ; ou plutôt, si l’on pouvait assimiler celle-ci à une Fronde, il faudrait dire qu’il en fut le cardinal de Retz. Son éloquence ni son caractère n’avaient rien d’austère. Ce fils de tisserand, docteur et professeur d’Université à vingt et un ans, parlait avec moins de force que d’élégance ; il s’abandonnait aux jeux de son esprit plus qu’aux élans de son cœur : c’était un politique plus qu’un apôtre. Et ce politique nourrissait une ambition qui fut souvent funeste aux Vendéens en favorisant les dissensions dans leurs conseils. Mais son désir de tout régenter était racheté par une habileté qui finalement fut l’un des instruments les plus efficaces de la pacification.

En même temps que le Conseil supérieur, qui avait son Bulletin, sorte de journal officiel rédigé par Bernier, et qui fit éditer des assignats royalistes à l’effigie de Louis XVII, les généraux créèrent tout un système de gouvernement : conseils paroissiaux, bureaux de subsistances, tribunaux. Un conseil militaire suprême exerçait tous les attributs de la souveraineté.

Les frontières de la Vendée étaient donc devenues celles de la République « une et indivisible ».

 

 

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VII

 

L’ARMÉE RÉVOLUTIONNAIRE

 

La seconde invasion révolutionnaire. – Les généraux. Santerre, le brasseur sans-culotte. – Les commissaires ministériels : Ronsin. – L’« état-major de Saumur ». – Les représentants en mission. – Les agents d’espionnage. – Carra et la « lune rousse » – Les plaintes de Biron. – L’anarchie dans l’armée. – Le désorganisateur Musquinet-Saint-Félix. – Le ministre Bouchotte « républicanise » l’armée : une officine de délation. – L’orfèvre Rossignol général en chef. – – Les Mayençais. – Le maître d’armes Léchelle général en chef.

 

On conçoit la fureur que ressentaient les terroristes de si humiliants échecs : « Il faut, s’était écrié, le 7 mai, le cul-de-jatte Couthon, il faut aujourd’hui que la Convention se lève elle-même pour faire lever la France, et qu’elle décrète que deux cents de ses membres iront au-devant des révoltés. » Beau moyen pour convaincre les Vendéens !

À la fin de mai, fut dirigée vers Saumur, Angers, Thouars et Niort, une armée fort composite : « Vainqueurs de la Bastille », dirigés par Rossignol ; douze bataillons parisiens, dont les « héros de cinq cents livres », ainsi nommés en raison de la prime qui les avait décidés à marcher, étaient des cochers de fiacre, des commis et des forts de la halle ; neuf bataillons de troupiers et de volontaires formés à Orléans sous la direction de Charles de Hesse, ci-devant prince allemand qui devait pousser jusqu’au babouvisme et jusqu’au criminel complot de la machine infernale son anarchique folie ; trois mille hommes de l’armée du Nord, qui furent expédiés en diligence, avec armes et bagages, sous le commandement de Westermann, le futur « boucher des Vendéens » ; huit mille cavaliers et quatre-vingts pièces de canon ; en tout quarante mille hommes environ, auxquels on donna pour chef Louis Gontaut-Biron, ex-duc de Lauzun, ex-duc de Biron, adversaire républicain du charretier royaliste Cathelineau. Il le paya d’ailleurs de l’échafaud, car aucune gratitude n’était réservée, sous la Terreur, aux aristocrates jacobinisés qui jouaient avec le sang.

Parmi les généraux qui entouraient Biron, il faut encore signaler Santerre, le brasseur sans-culotte qui avait, répétait-on, couvert d’un roulement de tambours les suprêmes paroles du roi martyr. Il était si sûr du triomphe, qu’il écrivait en quittant la capitale : « Je pars avec quinze mille hommes ; j’en aurai bientôt cent mille, car je connais les Parisiens, ils m’aiment. Ceux des faubourgs, les vrais, ils me suivront, et dans un moi, ; nous amènerons, pieds et poings liés, tous les chefs de hordes. » Admirons l’orthographe, le style, l’élévation de pensée de lettres comme celle qu’il adressait d’Orléans à la municipalité de Paris : « Encor à Orléans, le 26 mai 1793, l’an II de la République. Citoien maire, je vous dois compte de mes observations et de mes opérations. La route, pour un républicain, est on ne peut plus belle, l’on y voit ces voitures de la coure qui transportaient le crime, transporter la vertu. Ce ne sont plus les oppresseurs, mais bien les défenseurs de la République qu’elles servent. » (Suit une phrase qui est un tel bafouillage, qu’elle en est inintelligible.) Cette ville d’Orléans, continue Santerre, « a une société populaire excelente. Le citoyen Giot de l’arcenal et membre de la Société de Paris a, comme moi, assisté à plusieurs séances dans lesquelles nous avons prêchés les principes républiquains et consolés un peu nos amis sur les craintes qu’ils avaient de voir l’aristocratie élever audatieusement la tête et se joindre aux sections de la fraternité et aux grenadiers de la garde nationale de Paris qui doivent être incérés au bulletin. Où sommes-nous donc, Républiquains ? Nous parlons pour joindre le corps de l’armée, et avec des soldats comme ceux que la République a, nous pourrons réaliser le présage du président de la commune, veni, vici, vidi. Veuillez, citoien maire, assurer toute la commune de ma reconnaissance. C’est à elle que je dois le bon heur de servir ma patrie. Je serez libre et républicain ou je mouerez contant. Votre ami, SANTERRE. » évidemment, avec un « républiquain » aussi « libre », les Vendéens étaient tous exterminés d’avance.

Aux généraux étaient adjoints des commissaires, chargés de les surveiller, d’exciter leur zèle et de suspendre sans cesse sur leurs têtes la menace mortelle de la délation. Tel Ronsin, qui représentait le ministre de la Guerre avec des pouvoirs presque discrétionnaires et qui avait à ses ordres divers agents d’espionnage. Cet ex-auteur dramatique, ténor du club des Cordeliers et ami intime de Marat, avait été en quatre jours créé capitaine, chef d’escadron, général de brigade, adjoint au ministre Bouchotte et commandant de l’armée révolutionnaire ; car c’est lui qui, avec son état-major de Saumur, c’est-à-dire avec l’imprimeur Momoro, l’acteur Grammont, l’orfèvre Rossignol et le brasseur Santerre, était le véritable chef de l’armée de l’Ouest. Ennemi des généraux « mayençais », qui étaient, comme Kléber et Marceau, autre chose que des démagogues, il fut dans la suite accusé par Phélippeaux d’avoir, lui et Rossignol, « désorganisé l’armée par leurs exemples et leurs préceptes, de l’avoir encouragée à tous les actes de licence au lieu de l’exercer à la discipline militaire ». Rappelé et envoyé à Lyon pour exécuter contre la cité rebelle les atroces décrets de la Convention, il finit par être exécuté lui-même dans la fournée hébertiste de mars 1794.

En Vendée, il était accompagné des représentants en mission Bourbotte, Turreau, Goupilleau, Richard, Ruelle et Choudieu ; puis d’une nuée d’agents du département, de la commune, des sections et des clubs, qui injectèrent partout le venin du maratisme et semèrent ainsi « l’affreux désordre » qui, selon l’expression de la société sablaise des Amis de la liberté, « produit toujours les défaites ».

 

 

Le représentant Carra, auteur d’un Système de la Raison où sa sottise philosophique s’était donné nébuleusement carrière, avait fourni des premières défaites une originale explication : « Nous ne vous cacherons pas, écrivait-il à la Convention le 9 avril 1793, – et si nous citons ces lignes grotesques, c’est pour caractériser la mentalité de semblables personnages ; – nous ne vous cacherons pas, citoyens collègues, que deux ou trois cents volontaires, frappés de cette maudite terreur panique qui sans doute est un effet des vapeurs et de la lune du mois de mars, ont jeté bas leurs sacs et leurs fusils devant cent cinquante brigands armés de fourches et de bâtons ; mais la deuxième compagnie de grenadiers de Bordeaux, avec quatre compagnies de fusiliers du même bataillon qui n’étaient point atteints de la même maladie anti-martiale, ont réparé tout le mal... Nous espérons que le soleil du printemps et le feu sacré de l’amour de la liberté, qui doit être au plus haut degré d’incandescence après la trahison trois fois horrible du trois fois infâme Dumouriez, guériront entièrement ceux qui ont pris pendant l’hiver la désastreuse habitude de fuir devant des esclaves ou des brigands... »

À son arrivée, le général Biron, qui avait du bon sens, ne mit point en accusation la lune rousse et ne se fia point autant que Carra à « l’incandescence du feu sacré de l’amour de la liberté ». L’amour excessif de la liberté, l’abandon de toute discipline, lui parurent même constituer la principale cause des revers républicains. Il écrivit de Niort, le 31 mai, au ministre Bouchotte : « La confusion inimaginable dans laquelle j’ai trouvé le ramas d’hommes qu’il est encore impossible d’appeler armée, ne m’a pas permis de vous donner plus tôt aucun détail. Chaque expédition des rebelles a fait éclore une petite armée patriote, a créé un général de quelques centaines d’hommes. La crainte de cesser de commander et de rentrer sous les ordres d’un chef, le plaisir de dire mon armée ont, pour ainsi dire, coupé toute communication entre cette nombreuse quantité de petites armées. »

Les représentants Goupilleau (de Fontenay) et Jard-Panvilliers signalent de leur côté au Comité de salut public que « le seul désir de conserver les épaulettes et leurs appointements » anime les officiers (l8 juin 1793). Parfois, l’insubordination éclate publiquement. « Un jour que les généraux étaient assemblés avec les représentants du peuple, racontent les mêmes témoins, nous avons vu le chef d’un corps venir déclarer que lui et ses camarades ne marchaient pas contre quatre mille brigands à moins qu’ils ne fussent six mille. Ce trait peut vous donner une idée du point où nous en sommes arrivés. » Ils ajoutent cet aveu qu’il faut retenir : « Le mal est grand. Nous en avons cherché la cause ; nous avons cru l’apercevoir... dans la dépendance où la loi tient l’officier » vis-à-vis du soldat qui doit le choisir. « Si l’on ne trouve pas le moyen de rendre l’officier tout à fait indépendant des soldats, il faut que vous renonciez à avoir des armées. »

En vertu du principe sacré et absolu de la souveraineté du peuple, les pouvoirs des officiers de la levée en masse émanaient, en effet, de la volonté de leurs soldats. Or que valaient ces derniers ? Quel crédit pouvait-on accorder à leur patriotisme ? Nous le savons déjà ; mais il n’est pas inutile d’insister sur le contraste saisissant qui existait entre l’enthousiasme des volontaires vendéens et la veulerie de leurs adversaires.

Santerre lui-même expose ainsi la conduite des sans-culottes parisiens qui s’étaient montrés si hardis en face du roi désarmé et condamné : « Vous ne sauriez vous peindre les maux que leur lâche désertion nous a causés, tant à cause du grand nombre d’hommes qu’elle nous a enlevés que pour la quantité immense d’armes et de bagages qui ont été abandonnés. La plupart de ces fuyards se mutilent en se coupant les cheveux et les sourcils, et arrachent leurs boutons et leurs revers pour se rendre plus intéressants » (lettre à Bouchotte, 25 juin 1793). Les réquisitionnaires levés dans la région ne sont pas supérieurs aux « héros de cinq cents livres » : « Citoyen ministre, écrivait à Bouchotte le procureur-syndic d’Indre-et-Loire, tout le gros de l’armée, composé de bataillons la plupart ramassés à force d’argent et qui ne marchent qu’à prix d’argent, loin de donner, crie à la trahison, sauve qui peut, et, dans une débandade affreuse, un grand nombre jettent leurs armes, leurs munitions et fuient avec leurs sacs et leurs portemanteaux. » Il faut ajouter que la plupart de ces fuyards avaient déjà été armés, équipés, habillés, deux, trois et peut-être jusqu’à six fois (21 juillet 1793).

Les généraux, ceux qui méritaient ce nom, auraient pu sans doute par des mesures sévères obvier à une telle anarchie ; mais les agents du Gouvernement, ou soi-disant tels, étaient là pour les en empêcher. « Les agents de vos agents, osait écrire Biron au ministre, prêchent partout l’insubordination, l’insurrection et le partage des propriétés... Je leur dois la justice que ceux que j’ai vus m’ont paru trop incapables et trop ineptes pour être dangereux, car à peine savent-ils lire... » (23 juin).

L’un de ces agents ministériels, qui se nommait Musquinet-Saint-Félix, réussissait à ce point dans cette œuvre néfaste, que cinq représentants en mission, Auguis, Goupilleau (de Fontenay), Philippe Goupilleau, Lecointre-Puyraveau et Jard-Panvilliers, n’hésitèrent point à se liguer contre lui et à le dénoncer en ces termes, le 20 juin, au Comité de salut public : « L’homme qui, non content de la guerre cruelle qui nous dévore, cherche à diviser entre eux les patriotes, est un homme infiniment coupable. Cet homme se dit adjoint de l’adjoint du ministre ; nous pensons qu’il faut d’abord que l’adjoint du ministre Ronsin s’explique sur la nature de la commission qu’il lui a donnée ; ensuite nous vous enverrons l’homme et les pièces, et vous en ferez justice. »

Mais de semblables dénonciations ne pouvaient alors aboutir qu’à un seul résultat : briser les généraux dignes de commander et mettre à leur place les pires sans-culottes. C’est ce qui arriva bientôt. Il faut ici anticiper sur les évènements ; mais il importe, pour l’honneur même des soldats français qui essuyèrent alors tant de honteuses défaites, de bien préciser les conditions dans lesquelles elles se produisirent.

 

 

À cette époque où la République était entamée de toutes parts et où Barère s’écriait (le 13 juin) : « Si la République peut périr, c’est par le ministère de la Guerre », la Convention donna ce ministère à « un commis plus que médiocre », selon l’expression d’Albert Sorel, que son obscurité seule avait recommandé et qui n’était que l’homme de paille de la Commune. Bouchotte, « mannequin » du club des Cordeliers et protégé de Robespierre, – de Robespierre, qui réclama son maintien au pouvoir en cette même séance (du 26 juillet 1793) où la Convention envoyait une députation de vingt-quatre membres à la cérémonie annoncée ainsi par l’orateur des Cordeliers : « Cette société a arrêté, au milieu des applaudissements, d’élever dimanche prochain, dans le lieu de ses séances, un autel au cœur de Marat » ; – le ministre Bouchotte n’avait qu’un seul souci et il n’avait été nommé que pour un seul but : « républicaniser » l’armée. Elle manquait de vêtements, d’armes, de munitions ; mais Bouchotte se contentait de lui envoyer cinquante mille ou soixante mille numéros du Père Duchesne. C’est d’ailleurs à la demande de Hébert qu’il avait choisi Ronsin comme adjoint, et lorsque Biron lui rapportait les scandales de tous genres qui brisaient entre ses mains son épée de commandement, Bouchotte écrivait en marge du rapport : Envoyer extrait à Ronsin. Ronsin, en retour, dénonçait à Bouchotte les mauvais républicains. L’imprimeur de la commune Momoro agissait de même par l’intermédiaire de l’adjoint ministériel Vincent : « On donne des talents à Biron, lui écrivait-il ; il ne nous les a pas montrés jusqu’ici. Westermann, après deux succès, vient de voir tailler en pièces sa petite armée et son artillerie prise par les Vendéens. Les vrais républicains ne peuvent y tenir davantage ; ils n’ont jamais pensé que la liberté et l’égalité pussent être défendues par des gens contre lesquels précisément nous avons fait la révolution. Des chefs républicains ! des chefs républicains ! des chefs républicains !... et nous battrons nos ennemis ! »

Momoro et consorts furent exaucés. C’est à ce moment en effet que l’écrivailleur Ronsin, nommé d’emblée capitaine le 1er juillet 1793, devint chef d’escadron le 2, chef de brigade le 3, et général de brigade le 4. Le comédien Grammont était devenu, de son côté, chef de bataillon et adjudant général. Quant à l’orfèvre Rossignol, il remplaça Biron comme général en chef, obtint pour le brasseur Santerre le brevet de général divisionnaire et s’appliqua à écarter de lui les malintentionnés. « Plusieurs généraux, dites-vous, écrivait Bouchotte, ne sont pas dans le sens. Pourquoi ne me les faites-vous pas connaître ? Il est indispensable d’en purger les armées. Prenez donc sur leur compte tous les renseignements convenables, et ne différez pas à me les transmettre. » Rossignol lui transmit les fiches demandées en l’assurant du républicanisme des officiels choisis pour son état-major : « Ils sont tous de ma trempe ! » disait-il. Il écrivait en même temps à son ami Vincent, secrétaire général de la Guerre : « Je te félicite d’avoir fait tomber Custine ; pour moi, j’ai un peu contribué à la chute de Biron. Achève sur Beauharnais et sur tous les nobles une proscription si nécessaire au maintien de la République. Envoie-nous du Père Duchesne en grand nombre » (1er août 1793). Pour maintenir la République, le général en chef Rossignol employait d’autres moyens encore, que les commissaires Bruslé et Besson indiquaient ainsi en racontant la fête du 10 août célébrée à Saumur : « Rossignol a chanté les airs patriotiques, et toute l’armée a fait chorus. »

Voilà entre quelles mains était tombé le commandement de nos armées à une époque où le jacobinisme aurait, répète-t-on encore, sauvé la Patrie !

 

 

L’attentat perpétré à la fois contre le bon sens et contre la France était lei, que des terroristes comme Goupilleau (de Fontenay) et Bourdon (de l’Oise) n’hésitèrent pas à suspendre le Rossignol « burlesquement nommé général » : « Considérant, portait leur arrêté, que le premier de nos devoirs est de ne laisser à la tête de nos armées que des citoyens qui, par une conduite sans reproche, se rendent dignes de la confiance des troupes », il faut en chasser un chef qui s’en est rendu indigne par ses rapines et ses criminelles violences. Rossignol et ses complices seront, en conséquence, « mis en état d’arrestation pour être livrés au tribunal militaire établi près l’armée des côtes de la Rochelle ».

Mais Rossignol avait de trop puissants appuis pour tomber dans une pareille disgrâce : les autres représentants en mission, Choudieu, Richard et Bourbotte, firent donc annuler l’arrêté de leurs collègues, lesquels furent rappelés à Paris, tandis que Rossignol était replacé à la tête des troupes, aux applaudissements de la Convention.

Pour réduire la Vendée, qui venait de planter son étendard à Saumur et à Angers, le général en chef eut alors à son service deux armes nouvelles : la garnison de Mayence, dont les robustes soldats étaient commandés par d’habiles généraux ; et l’horrible loi du 1er août, qui ordonna d’incendier le pays, d’en enlever les récoltes et d’en déporter les femmes, les enfants et les vieillards.

Les Mayençais arrivèrent en Vendée avec les représentants Merlin (de Thionville) et Reubell. Ce dernier apprit avec effroi que Rossignol allait encore diriger les opérations et écrivit à Barère, membre du Comité de salut public : « Quand il n’y a pas un homme dans l’armée qui ne convienne que Rossignol n’est pas général ; que ce n’est qu’un homme de paille que tous les intrigants qui l’environnent font mouvoir à leur gré ; quand Rossignol avoue lui-même qu’il n’est qu’un orfèvre et qu’il n’a pas la moindre des qualités nécessaires pour un commandement de cette importance, on ne peut le lui confier sans trahison ou sans se rendre complice de son ineptie... On a on le front de vous écrire que Rossignol a la confiance des troupes : il n’a pas même celle des troupes lâches, pillardes et crapuleuses, et il n’aura jamais celle de l’armée de Mayence » (13 septembre 1793). Philippeaux avait écrit, de son côté, au Comité lui-même : « On vous fabrique à Saumur des nouvelles qui feraient rire de pitié, si leur insigne fourberie permettait un autre sentiment que celui de l’indignation. »

Il fallut cette fois tenir compte d’une indignation d’autant plus frappante, qu’elle était alors un titre à l’échafaud. De fait, Philippeaux, accusé par Robespierre, puis par Carrier, fut déclaré traître à la patrie par la Société des droits de l’homme et le club des Cordeliers, et il fut guillotiné huit mois après.

Les Mayençais furent donc soustraits au commandement de Rossignol et rattachés à l’armée des côtes de Brest, commandée par Canclaux. Mais Rossignol, resté à la tête de l’armée des côtes de la Rochelle, put s’en venger en refusant de concerter ses opérations avec Canclaux ; d’où les défaites écrasantes de septembre 1793, par exemple la défaite de Coron, où quarante mille républicains, placés sous les ordres de Ronsin et de Turreau accompagnés des représentants Choudieu et Bourbotte (protecteurs de Rossignol), furent écrasés par trois mille Vendéens.

Rossignol, accusé de toutes parts, fut-il enfin châtié ? Nullement. Il fut nommé général en chef de l’armée des côtes de Brest, tandis que Canclaux et Aubert-Dubayet recevaient le décret qui les destituait sur le champ de bataille de Tiffauges, où ils venaient de battre les Vendéens. Six généraux républicains (Custine, Biron, de Marcé, Quétineau, Westermann et Beysser) devaient être, dans cette guerre, livrés à la guillotine par les dénonciateurs sans-culottes.

À l’armée des côtes de la Rochelle, Rossignol fut remplacé par le général Léchelle, ex-maître d’armes, qui dès son arrivée lança cette proclamation : « Braves soldats, le moment est enfin venu où les sans-culottes vont triompher de leurs ennemis. Vous marchez sur les brigands, la République est sauvée. Braves compagnons d’armes, marchez dans le sentier de l’honneur. Les généraux, sans-culottes comme vous, ne reculeront pas. Vous les verrez à leur place de bataille. »

Nous aurons l’occasion d’étudier de près les turpitudes de ce singulier général en chef. Mais, dès maintenant, si nous faisons abstraction de généraux comme Kléber, qui, eux, n’étaient pas de parfaits sans-culottes, nous voyons dans quel camp s’était alors réfugié l’honneur.

Les victoires vendéennes furent sans doute facilitées par les plaies hideuses qui rongèrent alors les armées républicaines ; mais ces plaies n’en font que mieux ressortir le caractère. Non, les victoires vendéennes ne furent point des défaites françaises, puisque ce furent en réalité des victoires de l’ordre, de l’ordre moral, social, national, sur la plus insolente des anarchies.

 

 

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VIII

 

LE SIÈGE DE SAUMUR

 

(8 juin 1793)

 

Le défilé de la Grande Armée. – Stofflet à Vihiers (3 juin). – Les victoires de Concourson, de Doué et de Douces (7 juin). – La bataille nocturne de Montreuil-Bellay (8 juin). – Le sans-culottisme à Saumur. – Berthier et Santerre, Coustard et Menou. – Le plan d’attaque. – Lescure au pont Fouchard. – Les redoutes de Bournan. – Coup d’œil de Cathelineau. – L’assaut. – La Rochejaquelein et La Ville-Baugé dans Saumur. – – La poursuite des fuyards. – Capitulation du château. – Les prisonniers épargnés. – Te Deum.

 

Au début de juin 1793, les troupes de la République devaient cerner une seconde fois la Vendée : le corps de Leygonier, venant de Saumur, apparaissait déjà vers Doué ; et la rive gauche de la Loire, le pays des Mauges, était menacé.

Les Vendéens reçurent l’ordre de se rassembler à Cholet : le 1er juin, ils s’y trouvaient au nombre de trente mille, poussant avec enthousiasme le cri d’offensive :

« Allons à Saumur ! allons à Saumur ! »

Fleuriot et Duhoux d’Hauterive remplaçaient Bonchamps et d’Elbée, que leurs blessures retenaient encore. Les gens de Châtillon étaient accourus avec Donnissan ; ceux du Poitou devaient rejoindre à Vihiers avec Lescure et La Rochejaquelein.

La Grande Armée, reconstituée pour la troisième fois, était maintenant munie de fusils et d’une artillerie de vingt-quatre pièces, commandée par Marigny. « Pleine de courage, de fierté d d’espérance, raconte le témoin oculaire Boutillier de Saint-André, elle défila (le 2 juin) pendant plus de six heures par la grande route de Cholet à Vihiers ; on y remarquait avec surprise et avec joie une espèce d’ordre militaire. La colonne immense marchait par pelotons serrés et assez bien alignés, précédés de vingt-quatre tambours à la tête desquels on remarquait le fameux la Ruine. Au premier rang M. Cathelineau... Chaque paroisse avait son drapeau et son tambour. La division de Bonchamps avait été placée par honneur à l’avant-garde ; elle marchait... au pas et en silence, l’œil en feu, la tête haute, les épaules effacées. Les soldats, robustes et forts, étaient des habitants des bords de la Loire dont le regard et la démarche contrastaient avec l’air doux et timide même des paysans angevins. Le guidon général était blanc, aux armes de France, avec une croix et une épée en sautoir. Les broderies étaient de Mme de La Rochejaquelein et de Lescure... Pendant la marche, les premiers rangs récitaient le chapelet, les autres répétaient le récit, et le ton monotone de cette prière, dite à demi-voix, formait un sourd murmure qui avait quelque ressemblance avec le bruit des flots quand ils sortent d’être agités par les vents... Aux derniers rangs venaient les piques, les faux renversées, les brocs, les fourches, armes terribles qui souvent renversaient des bataillons entiers hérissés de baïonnettes... Cette marche imposante faisait sourire et rêver. Elle inspirait en même temps la crainte et la confiance. Elle tenait autant d’une procession religieuse que d’une troupe guerrière. En la voyant, l’imagination était saisie, le cœur frappé, l’âme agrandie. Le grave, le sérieux se mêlait à l’abandon, à l’ingénu ; le sinistre, le mystérieux des temps chevaleresques s’alliait aux habitudes modernes. L’affluence de tout un peuple armé pour sa religion et la délivrance de son roi, les cris, les élans, les prières prolongées de ligne en ligne, la diversité des costumes et des physionomies : ici des gentilshommes revêtus d’écharpes blanches, de panaches et de revers de la même couleur ; là des paysans dans leurs habits grotesques de vieux gardes-chasses ; de jeunes enfants, des femmes mêmes ; des chapeaux et des bonnets mêlés, tout contribuait à donner à cette marche un air de pompe sauvage qui s’alliait parfaitement avec les hommes et les lieux. »

Stofflet, parti en éclaireur avec quatre-vingts cavaliers, arriva le soir même à Villiers. Les chasseurs des Ardennes ayant évacué ce bourg, il s’y établit tranquillement et en avertit La Rochejaquelein et Lescure. Mais, au lever du jour, les hussards et les fantassins républicains, postés à Montilliers, avertis par les patriotes de Vihiers, surprennent Stofflet, qui n’a que le temps de gagner, par les jardins, la route de Coron, où il rallie ses cavaliers. D’autres volontaires arrivant sur les lieux, il se trouve bientôt à la tête de cent cinquante hommes. Sans hésiter, un contre dix, Stofflet les lance à l’attaque, et les Bleus, d’ailleurs gorgés de boisson, s’enfuient vers Saumur.

Le lendemain (4 juin), le général républicain Leygonier arrive à la rescousse avec trois mille soldats. Cette fois, Lescure et La Rochejaquelein sont là avec leurs Poitevins. Attaqués à l’improviste par une décharge d’artillerie qui ensanglante le cheval de Lescure, les Vendéens fondent sur les bataillons de la Charente et des Ardennes, et les refoulent jusqu’à Doué dans une complète déroute.

La Grande Armée occupe maintenant Villiers, qu’elle quitte le 7 juin au matin.

Six mille patriotes l’attendent à quelques lieues : ce sont en particulier les « héros de cinq cents livres » et des déserteurs étrangers, recrutés eux aussi à prix d’argent. Leygonier les a postés sur les coteaux des Rochettes, qui dominent le Layon et défendent Concourson. Aux cris de : « Vive la République » ils jurent de mourir plutôt que de prendre la fuite. Mais ils tressaillent en apercevant des ombres agiles se glisser derrière les buissons et les haies, au fond des chemins creux. Les brigands sont là !

Tout à coup les paysans s’élancent sous la mitraille, s’emparent des canons à l’arme blanche et rejettent dans Concourson les républicains. Tandis que Cathelineau, poussant droit devant lui, les poursuit vers Soulanger, Stofflet et La Rochejaquelein, passant le Layon à droite et au sud, les prennent entre deux feux. Durant quatre heures, la lutte furieuse est indécise. Un boulet tue le cheval de Cathelineau : les gars du Pin, alors, se précipitent sur les canons ennemis qui restent aux fours à chaux des Minières, tuent les artilleurs sur leurs pièces et retournent ces pièces vers les fuyards qui gagnent Doué. Quatre régiments de ligne se forment en carré et sont écrasés. La Rochejaquelein tourne pendant ce temps l’aile gauche des Bleus, qui, pour éviter l’extermination, se replient sur Douces en abandonnant leurs canons. Les rues de Doué et de Douces sont remplies de soldats qui se bousculent, épouvantés : ils tuent un de leurs commandants qui veut les rallier sur les hauteurs voisines. C’est la déroute : elle se poursuit jusqu’aux redoutes de Bournan, sous le sabre des cavaliers de Dommaigné. L’ex-régiment d’Aunis, encore revêtu de l’uniforme blanc des gardes françaises, doit en bloc mettre bas les armes. Des hussards et des dragons passent sous les drapeaux des vainqueurs qui viennent, en deux étapes, de remporter trois victoires.

 

 

Ils sont sûrs maintenant d’emporter Saumur ; mars ils en sont encore séparés par de tels obstacles, qu’ils risquent cent fois de s’y briser.

La route de Saumur était en effet gardée par les redoutes de Bournan, dont la puissante artillerie, renforcée par des troupes de ligne et adossée à un bois, semblait imprenable. Il fallait passer ensuite le Thouet sur un pont étroit, le pont Fouchard, véritable souricière.

C’est ici que se révéla l’habile tactique des chefs vendéens et l’impéritie de leurs adversaires. Tandis qu’ils faisaient couper la grande route de Saumur à Angers et préparaient contre le pont Fouchard une fausse attaque destinée à attirer les républicains de ce côté, ils se hâtaient d’aller occuper Montreuil-Bellay, à deux lieues plus au sud, où ils traverseraient le pont Saint-Just.

Ils occupèrent en effet Montreuil-Bellay dès le lendemain (8 juin) ; puis, ne pouvant contenir l’ardeur de leurs troupes, ils remontèrent vers Saumur par le chemin de Fontevrault, ne laissant à Montreuil-Bellay que le corps de Bonchamps et les traînards.

Or, ce même jour, à 4 heures du soir, le général républicain Salomon, selon les ordres reçus, quittait Thouars avec cinq mille hommes pour aller renforcer la garnison de Saumur. Il ignorait la présence des Vendéens à Montreuil, et les Vendéens ignoraient ses mouvements. Vers 7 heures, il montait donc la côte qui aboutit à la porte de la ville. Tout à coup cette porte s’ouvre, et la gueule des canons rangés là crache une bordée de mitraille. Prévenus au dernier moment, les Vendéens sont en effet sortis de leurs cantonnements et se précipitent au combat. La bataille dura quatre heures, au sein des ténèbres bientôt épaissies sous un ciel couvert. Les soldats de Bonchamps, postés dans les jardins extérieurs, tâchent de briser par les flancs la colonne ennemie. Celle-ci, par sa propre masse, arrive à forcer l’enceinte, et les prisonniers des Vendéens, sentant toute proche la délivrance, font un vacarme infernal dans la cour où ils sont parqués. Cependant les Blancs se rallient par pelotons et fusillent à bout portant les envahisseurs ; dans la mêlée, ils s’entre-tuent souvent, mais à ce prix les Bleus sont rejetés hors les murs. Les paysans bondissent de fossés en fossés, et Donnissan fait avancer six canons, qui achèvent d’épouvanter l’ennemi.

Lorsque La Rochejaquelein, Cathelineau et Stofflet, déjà loin de Montreuil, accourent à ce bruit avec leurs hommes d’élite, ils n’ont qu’à contempler la déroute nocturne. Le général Salomon repassa à Thouars à 3 heures du matin et continua sur Airvault, Parthenay et Niort. Il abandonnait sur le terrain quatre cents tués, neuf cents prisonniers, des centaines de chevaux, deux canons, une grande quantité de fusils et de munitions.

La prise de Saumur était bien assurée.

 

 

Nous savons ce que le sans-culottisme avait fait, à Saumur, du commandement militaire. Ronsin et Momoro étaient là, prodigues de conseils aux généraux. Santerre venait d’y arriver, triomphalement accueilli par les jacobins. Les clubs arboraient le drapeau rouge ; avec l’aide des délégués de la Société centrale de Paris, Momoro, Saint-Félix, Besson, Minier, ils exaltaient les fureurs de la populace. Une fête patriotique était organisée, où l’on réclamait la mort des aristocrates au nom de l’égalité. Les récentes défaites étaient attribuées à la trahison, et, dans les cabarets et les lieux de débauche, les clameurs contre Leygonier étaient telles, que la commission centrale des représentants du peuple se crut obligée de le destituer et de le remplacer par Menou. Ce divisionnaire eut sous ses ordres les généraux Coustard et Berthier (le futur prince de Neufchâtel), arrivés de la veille ils ne connaissaient rien de la place ni de la situation.

Comme on était au dimanche (8 juin), on ne s’attendait pas à une attaque immédiate ; mais, vers 2 heures de l’après-midi, on signala vers le sud des nuées de tirailleurs, et il fallut s’apprêter au combat.

La ville de Saumur paraissait au reste inexpugnable. Postée entre la Loire et le Thouet, elle était défendue au sud par des collines abruptes couronnées par le château fort. Des abatis d’arbres coupaient les routes. À l’intersection des chemins de Doué et de Montreuil, les deux redoutes de Bournan, garnies d’artillerie, rendaient inaccessibles le pont Fouchard et la longue rue qui, traversant la ville, conduit de ce pont aux ponts de la Loire, les ponts de Ccssart et de la Croix-Verte. Une troisième redoute, élevée au sud, en avant des moulins à vent du faubourg de Fenet, commandait les routes d’entre Loire et Thouet.

Au bruit de la générale, huit à neuf mille hommes prennent les armes. Berthier occupe la route de Fontevrault et l’église de Notre-Dame-des-Ardilliers. Santerre s’installe aux retranchements de Chantilly ; Coustard, avec trois mille hommes (dont deux régiments de chasseurs et de cuirassiers), aux redoutes de Bournan. Menou reste en ville avec le gros de l’armée et les réserves. Toutes ces troupes chantent déjà victoire, cependant que les Saumurois enlèvent prudemment de leurs maisons les emblèmes républicains.

Les chefs vendéens, conscients de l’énormité de la tâche, désiraient n’attaquer que le lendemain ; mais, tandis qu’ils délibèrent, leurs soldats courent d’eux-mêmes vers la ville en chantant des hymnes et en répétant :

« Vive le roi ! Nous allons à Saumur ! »

On ne peut briser cet élan et il faut en profiler.

Cathelineau, Lescure, La Rochejaquelein, Marigny, se hâtent donc de gagner la tête de leurs troupes. Elles sont divisées en trois colonnes : la première, avec Lescure et Duhoux, doit repasser le Thouet au pont Saint-Just, longer la rivière, se glisser, par la vallée de Bagneux, entre les redoutes de Bournan et le Thouet, et arriver ainsi au pont Fouchard et à Saumur ; elle est soutenue par la cavalerie de Dommaigné et l’artillerie de Marigny. La seconde, avec Stofflet et Désessarts, doit se diriger vers le château par la rive droite du Thouet et la route de Chacé. La troisième, avec Cathelineau et La Rochejaquelein, prendra le chemin de Fontevrault et abordera Saumur par la rive gauche de la Loire. C’était comme un arc puissant qui, se resserrant vers la ville, allait en briser la résistance et en expulser d’un coup la révolution.

La colonne du centre se heurta, vers 4 heures de l’après-midi, aux avant-postes de Berthier. Elle fut ébranlée par le feu violent d’une batterie et l’attaque de deux bataillons orléanais, commandés par le futur maréchal en personne. Mais Stofflet s’élance en avant, sabre à droite et à gauche, et, re venant vers ses hommes, leur crie :

« En avant, mes enfants ! n’ayez pas peur ! »

Les Orléanais sont enfoncés ; Berthier a un cheval tué sous lui et ne réussit à arrêter les fuyards que sous les canons du château, au faubourg de Nantilly.

Pendant ce temps, Lescure est arrivé au pont Fouchard et a refoulé dans les redoutes de Bournan les bataillons qui le défendent. Il s’empare de leurs canons et va franchir le pont, lorsqu’une balle lui transperce le bras gauche.

« Il est blessé ! nous sommes perdus ! » s’écrient les paysans en voyant leur chef ensanglanté.

Et ils dessinent la retraite. Mais Lescure leur affirme que ce n’est qu’une égratignure, se fait simplement serrer le bras avec des mouchoirs et reste au feu. À peine a-t-il ramené ses hommes vers le pont, que le général Coustard lance contre eux, du haut de Bournan, son régiment de cuirassiers. Les paysans essayent en vain de percer leurs éclatantes armures et reculent épouvantés.

« Arrêtez, leur crie Dommaigné, et regardez-moi faire ! »

Il vise un cuirassier au visage et le tue, puis, ayant ainsi montré aux siens la vulnérabilité de l’adversaire, il se précipite dans les rangs bardés et hérissés de fer. Mais le colonel républicain Chaillou de La Guérinière, qui a aperçu son panache et son costume écarlate de la maison du roi, pousse son cheval vers le Vendéen et lui décharge son pistolet en pleine poitrine. Dommaigné tombe, blessé à mort ; il n’a plus que le temps de tuer à son tour son meurtrier d’un dernier coup de fusil. Heureusement que Marigny crible alors de mitraille les cuirassiers, qui remontent vers Bournan ou filent à Saumur en emportant le cadavre de leur chef. Cette fois, Lescure franchit le pont et oblige les artilleurs postés sur l’autre rive à se retirer avec les derniers débris du régiment de cuirassiers.

Stofflet, qui a réussi à maintenir ses hommes sous la mitraille du château et des collines voisines en promettant de casser lui-même la tête aux premiers fuyards ; Cathelineau et La Rochejaquelein, qui ont défilé par les coteaux de Beaulieu, menacent de leur côté les abords directs de la ville.

Du haut d’une maison où il a grimpé en hâte, Cathelineau constate en ce moment la défectuosité du plan d’attaque adopté avant la bataille : ses troupes risquent d’être tournées par les vignobles voisins. Il les divise aussitôt en deux colonnes : à droite, il expulsera les tirailleurs républicains de la colline de Varrains ; à gauche, La Rochejaquelein, rejoignant Stofflet, contournera et emportera la redoute ennemie qui domine cette colline.

Aidé par La Ville-Baugé, M. Henri escalade les retranchements de la redoute, lance son chapeau à l’intérieur en criant :

« Qui va me le chercher ? »

Et il y pénètre le premier. Après une mêlée sanglante, les Bleus en sont expulsés et sont poursuivis jusqu’au faubourg de Nantilly.

Menou y arrive avec le général Santerre et ses réserves. La Rochejaquelein et Stofflet, dès lors réunis, le repoussent dans la ville. Il se défend de maison en maison, et c’est là que le lieutenant Marceau arrache à la mort le représentant Bourbotte. Suprême réserve, le 12e bataillon de la République est amené par Cambon, aide de camp de Menou ; mais ce bataillon s’enfuit en entraînant à sa suite les « héros de cinq cents livres ». Les derniers cavaliers, au moment de charger, font volte-face : c’en est fait de l’armée de Saumur.

Il est 8 heures du soir.

 

 

Cathelineau a chassé les soldats de Berthier, qui résistaient toujours autour des moulins ; entre Notre-Dame-des-Ardilliers et la Loire, il les a repoussés vers la Gueule-du-Loup, vers le faubourg de Fenet, vers l’intérieur même de la ville.

La Rochejaquelein et La Ville-Baugé sont arrivés seuls, au galop, sur la place Saint-Pierre. Ils voient un bataillon, descendu du château, fuir vers la Loire :

« Rendez-vous, ou vous êtes morts ! » crie M. Henri.

Et les Bleus, saisis de terreur à la pensée des paysans qui doivent arriver, mettent bas les armes. Comme ils constatent, cinquante pas plus loin, que les deux cavaliers sont toujours seuls, ils font mine de se rebeller. M. Henri saisit aussitôt l’un des pistolets de La Ville-Baugé, court sur l’un des soldats et lui brûle la cervelle ; les autres se soumettent.

La Rochejaquelein et son compagnon poursuivent leur route. Les fusils qui jonchent le sol détonnent sous les pieds de leurs chevaux. Place de la Mairie, ils aperçoivent le troupeau républicain qui achève de franchir la Loire par le pont de Cessart. La Rochejaquelein, se postant derrière la salle de spectacle, tire sur lui les fusils que charge et lui passe La Ville-Baugé. Un seul dragon a l’audace de venir droit à lui et de faire feu ; manqué, La Rochejaquelein l’abat d’un coup de sabre, lui prend ses cartouches et continue son tir. Pourtant les artilleurs venus du château finissent par attaquer les deux chefs : La Ville-Baugé roule à terre, et ils allaient succomber, lorsque arrivent enfin Désessarts, Cathelineau et Stofflet.

Seules les redoutes de Bournan et le château tenaient encore.

À Bournan, le général Coustard ordonne de reprendre le pont Fouchard ; mais les deux bataillons désignés crient à la trahison et menacent le général. Le colonel Weissen, avec un détachement de cuirassiers, accepte de sauver l’honneur républicain et s’élance vers le pont ; mais le 5e bataillon de Paris, qui a d’abord consenti à le suivre aussi, se débande bientôt au cri de : « Sauve qui peut ! » et fait mine d’assassiner le colonel. Coustard fut ainsi obligé d’évacuer les redoutes de Bournan en y laissant des détachements qui continuèrent la résistance.

Lescure a rejoint les autres généraux vendéens. Au nom du roi, le district est obligé de livrer sa correspondance et tout ce qui est en son pouvoir. Les administrateurs sont faits prisonniers ou se sauvent à toutes jambes. Menou et Berthier suivent les fuyards, qui encombrent maintenant les routes d’Angers, du Mans et de Tours. Santerre, lui, ne s’arrêta qu’à la Flèche.

Il y avait encore de bons coups à donner. Prodigieusement infatigables, La Rochejaquelein, La Ville-Baugé et Désessarts prennent donc cent cinquante cavaliers et s’élancent dans la nuit à la poursuite des Bleus. Sur la route de Tours, où galopent à toutes brides six représentants du peuple et les meneurs jacobins, ils arrêtent des bataillons entiers : cinq mille prisonniers tombent ainsi entre leurs mains. Comme ils entendent le canon tonner encore et qu’ils craignent quelque surprise, ils les ramènent à Saumur (cent cinquante contre cinq mille !), risquant à chaque seconde un massacre qui paraît inévitable.

La Rochejaquelein n’a pas fini sa journée. Puisque les redoutes de Bournan, attaquées en cet instant par Marigny, Stofflet et Cathelineau, tiennent encore, il faut qu’il coure à un nouvel assaut. Avec ses cavaliers, il s’élance entre les retranchements et soudain disparaît sous les feux croisés ; mais seul son cheval est tué, et il se relève pour franchir un fossé. Les ténèbres épaissies l’obligent enfin à remettre au lendemain cette dernière attaque.

La garnison du château, commandée par le lieutenant-colonel Joly, refusait, elle aussi, de capituler, malgré les sommations de Lescure et de Cathelineau. À 10 heures du soir, deux parlementaires (Beauvollier et Renou) imaginent de prendre à leurs bras deux des femmes qui étaient venues là pour supplier les assiégés d’éviter, par leur reddition, le sac de la ville ; précédés de trompettes, les négociateurs arrivent ainsi au pont-levis, où on leur promet une réponse pour le lendemain. Au moment où ils s’éloignent, on tire sur eux traîtreusement du mur d’enceinte. Exaspérés, les Vendéens ripostèrent en vain dans la nuit. Au point du jour, ils escaladèrent les parapets extérieurs, et le colonel Joly, se rendant aux prières des gardes nationaux qui craignent l’incendie de la ville, finit par signer la capitulation. Marigny laisse les assiégés sortir du château avec armes et bagages et regagner en paix leurs foyers et leur caserne, après avoir déposé leurs armes sur la place. Voilà comment les Vendéens savaient épargner et honorer les vaincus !

Les défenseurs des redoutes de Bournan, enlevées durant la même matinée après un feu acharné de part et d’autre, furent également épargnés.

Les Vendéens s’étaient conduits en bons soldats du Christ, et ils purent assister sans remords au Te Deum solennel qui fut chanté à l’église Saint-Pierre. Les héros, encore trempés de la sueur ou du sang de prodigieux combats, se prosternèrent humblement, le chapelet à la main, sur les dalles du sanctuaire. Ils ne s’enorgueillissaient pas des drapeaux ennemis qui tapissaient les voûtes. Au son des cloches triomphales, les paysans pleuraient de joie, mais d’une joie sans égoïsme ; ils songeaient seulement à leur modeste église qui allait redevenir l’âme du village, au petit roi prisonnier dont ils avaient sans doute hâlé la délivrance, à leurs foyers remplis d’angoisse, au sol sacré de leurs ancêtres qui les remerciaient là-haut du devoir accompli. Et tous auraient pu répéter ce que La Rochejaquelein disait alors à l’un de ses officiers :

« Nos succès me confondent : tout vient de Dieu ! »

 

 

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IX

 

VERS PARIS ?... – LES VENDÉENS À ANGERS

 

(19 juin-1793)

 

Les conséquences de la victoire. – La Rochejaquelein gouverneur de Saumur. – Cathelineau généralissime. – Le prince de Talmont. – Le rasoir vendéen. – Va-t-on marcher sur Paris ? – Le fédéralisme. – Vers la Bretagne. – Épiques randonnées. – Nouveaux champions. – Le désarroi républicain. – Occupation d’Angers (19 juin 1793). – La nostalgie des paysans. – Abandon de Saumur.

 

Saumur n’était qu’une étape sur la route de la délivrance.

À vrai dire, l’étape était gigantesque, et l’on comprend les hurlements de douleur qu’elle fit pousser aux jacobins.

Onze mille républicains étaient prisonniers ; quinze cents avaient péri le 9 juin. Des compagnies entières de Bleus entraient au service de la cause catholique et royale. Soixante canons, vingt mille fusils, soixante mille livres de poudre et une immense quantité d’approvisionnements de tout genre tombaient entre les mains des insurgés. À Saumur, la contre-révolution était un fait accompli : on y brûlait les papiers officiels dans la grande salle de la municipalité. On y reprenait les cloches destinées à frapper de nouveaux sous décimaux ; l’on en refondait même, qui étaient déjà brisées. Quels exemples pour les millions de Français qui frémissaient sous le joug ! La générosité et l’humanité des vainqueurs étaient elles-mêmes des insultes pour la férocité des jacobins au pouvoir. Ces derniers le firent bien voir à l’infortuné Quétineau. M. de Lescure avait Liré son adversaire des prisons du château, lui avait proposé de se rallier aux Vendéens et lui avait affirmé que, loin d’aider les puissances étrangères à démembrer la France, il était plutôt prêt, ainsi que ses amis, à s’unir contre l’envahisseur à tous les vrais patriotes ; mais le général voulut rester fidèle à son serment républicain et alla à Tours se constituer prisonnier. Neuf mois après il était guillotiné, et sa femme, qui ne put s’empêcher, dans son exaspération, de crier : « Vive le Roi ! » à l’audience du tribunal révolutionnaire, était peu après condamnée à mort elle aussi, en même temps que Ronsin. Momoro et Vincent, les « sans-culottiseurs » de l’armée de Saumur.

 

 

Pour renverser un Gouvernement qui ajoutait ainsi les cadavres de ses amis à ceux de ses ennemis, les Vendéens avaient encore une longue carrière à fournir.

Ils laissèrent à Saumur un gouverneur militaire, l’ancien officier d’artillerie de La Pelouze, qui fut remplacé peu après par La Rochejaquelein en personne. Cathelineau, le voiturier Cathelineau, fut nommé généralissime, afin que fussent dirigés vers un seul but « Tous les moyens et tous les efforts de la confédération vendéenne », et que fût établi dans l’armée « un ordre stable et invariable ». De fait, tant que Cathelineau fut à sa tête, et bien que « par son excessive modestie, selon le mot de la marquise de La Rochejaquelein, il se trouvât plutôt obéir que commander », l’armée vendéenne resta suffisamment unie pour être invincible. C’est à ce moment qu’eut lieu l’héroïque dialogue :

« Général, dit Quétineau, vos soldats se battent comme des lions : vous êtes tous des héros ! Mais vous seuls contre la République, vous ne vaincrez pas toujours. Alors ?...

– Alors, répondit Cathelineau, alors nous mourrons ! »

À la tête de la cavalerie, Dommaigné, mort au champ d’honneur, fut remplacé par Forestier, jeune homme de dix-huit ans, mais d’une bravoure à toute épreuve. Ce fils de cordonnier refusa pourtant de porter le titre de commandant et s’effaça devant un seigneur du plus haut lignage, le prince de Talmont, second fils du duc de La Trémoille, descendant des ducs d’Aquitaine, suzerain des deux tiers de la Vendée. Talmont, âgé de vingt-sept ans, venait de s’évader des prisons d’Angers après avoir fait, avec le comte d’Artois, la première campagne de l’émigration et s’être rempli le cœur d’une passion vengeresse en assistant à l’exécution de Louis XVI. Ce superbe cavalier était de mœurs légères. Son impétuosité ne devait pas toujours être opportune ; mais son dévouement et son nom même rendraient à la cause de précieux services.

Que faire des onze mille prisonniers restés entre les mains des vainqueurs ? Les massacrer était une horreur à laisser aux apôtres de la fraternité sans-culotte ; les garder prisonniers était trop gênant. On se borna donc à les tondre et à les libérer ap1 ès le serment de ne plus combattre leurs libérateurs ; peut-être détruirait-on par là d’injustes préventions et rallierait-on à la cause de nouveaux défenseurs. Le rasoir vendéen valait mieux que le « rasoir national ».

La Grande Armée pouvait reprendre sa marche. Mais où la diriger ?...

Irait-on à Paris ? La Rochejaquelein, l’offensive incarnée, y poussait.

« L’anarchie, déclarait-il en devinant le mécanisme centralisé de la machine jacobine, l’anarchie est un monstre qu’on ne peut blesser mortellement qu’en le frappant au cœur.

– Le chemin de la capitale nous est ouvert, ajoutait de son côté Stofflet ; aucune force sérieuse ne peut s’opposer à notre marche : nous ne rencontrerons que les bataillons démoralisés que nous venons de battre. Ce coup foudroyant terminera nos souffrances : allons à Paris chercher le petit roi pour le faire sacrer à Cholet ! »

Au fond, ce plébéien et ce gentilhomme avaient peut-être raison : la terre de France tremblait et se dérobait de toutes parts sous le monstre qui s’acharnait à l’enserrer. Aux royalistes dont s’exaltait la fidélité, se joignaient les républicains écœurés par trop de sang et reculant devant l’échafaud dont l’œil sinistre guettait leurs têtes. Soixante-six départements, agités par les Girondins, pouvaient faire bloc contre la Montagne ; les fédéralistes de Caen, de Bordeaux, de Marseille s’apprêtaient à unir leurs forces. Sur les frontières, à Valenciennes, à Condé, à Mayence, dans les Vosges, le Jura, les Alpes et les Pyrénées, les troupes de la Convention étaient tenues en échec par un double ennemi. Autour même de la Vendée, de la Lozère à la Normandie et à la Bretagne, de l’Orléanais à l’Océan, on attendait les Vendéens comme des alliés et des libérateurs : « Partout, annonçait Richard à la Convention le 25 juin 1793, partout, avec les mots de maratiste et d’anarchiste, on a dénigré, persécuté, fatigué les patriotes. Ainsi les rebelles, dans leur marche, ne trouvent que quelques bons citoyens qui se font égorger et beaucoup d’esclaves qui tendent les mains aux fers qu’on leur apporte. »

C’est-à-dire que la statue de la Liberté, que les administrateurs d’Eure-et-Loir proposaient alors de faire marcher en tête des armées, était une idole désormais exécrée. « Depuis le Mans jusqu’à nous, affirmait la députation d’Eure-et-Loir, il n’y a ni armes ni munitions, ni moyens de défense. » Thiers avait donc raison d’écrire dans son Histoire de la Révolution : « Les Vendéens, étant maîtres du cours de la Loire, pouvaient marcher sur Nantes ou sur la Flèche, le Mans et Paris. Tout devait céder devant eux. »

Seulement il fallait compter avec le caractère des Vendéens. Or ceux-ci entendaient mener une guerre avant tout défensive autour de leurs foyers et de leurs autels ; les séparer du pays où ils puisaient et renouvelaient leurs forces morales, c’était les livrer à un inconnu qui les épouvantait. L’horizon de leur esprit n’était point assez vaste pour embrasser la France entière et permettre à leurs chefs de conduire jusqu’à la capitale une guerre nationale qui eût produit ou leur immédiat anéantissement, ou leur définitif triomphe.

Le conseil des généraux y renonça donc. Lescure proposa de rentrer en Vendée pour en expulser les derniers corps républicains, condenser toutes les forces insurrectionnelles et former ainsi un noyau puissant autour duquel viendraient successivement s’agglomérer les éléments contre-révolutionnaires des provinces voisines. C’était trop temporiser. Cathelineau trouva un moyen terme : occuper Angers et les Ponts-de-Cé, s’emparer de Nantes, se rendre maître du cours de la Loire et des côtes de l’Océan ; puis, laissant dans les pays conquis une garnison suffisante pour les protéger, tendre la main aux frères de Bretagne, du, Maine et de la Normandie, et marcher enfin sur Paris.

Cet avis, très sage, l’emporta, et l’on fixa au 16 juin le départ pour Angers.

 

 

Durant la semaine qui sépara la prise de Saumur du départ de la Grande Armée, deux courants contraires se dessinèrent dans ses rangs.

Les uns, qui eussent suivi M. Henri jusqu’au bout du monde, brûlaient de voler à de nouvelles victoires. Pour tromper leur ardeur et montrer que rien ne leur était désormais impossible, plusieurs même accomplirent des exploits qu’on croirait empruntés à quelque chanson de geste et qui compléteraient à merveille la Légende des siècles. Ainsi, le 11 juin, quatre jeunes officiers partirent seuls pour la Flèche, se firent apporter les clefs de la ville et revinrent quelques jours après avec ses drapeaux. Cinquante cavaliers parièrent d’aller se promener impunément à la grande foire de Bourgueil. Ils arrivèrent en effet au grand galop au milieu de la foule, en criant : « Vive le Roi ! » Enjoignant aux autorités de préparer des billets de logement pour « cent mille brigands » qui devaient passer à Bourgueil, ils mirent leurs chevaux dans les hôtels, sillonnèrent les rues en traînant leurs sabres sur le pavé, puis regagnèrent le soir Saumur sans le moindre accroc. Deux cents autres, avec de La Boëre, de Beauvolliers et de Beauvais, allèrent à Chinon, y abattirent sous les yeux des habitants ébahis l’arbre de la Liberté et en ramenèrent cent barils de grains trouvés aux magasins publics. Ces hardis éclaireurs furent d’ailleurs rejoints à Saumur par de nouveaux champions : Charles d’Autichamp, qui accourait d’Angers, après avoir, avec La Rochejaquelein, Lescure et Marigny, fait partie de la garde constitutionnelle du roi et combattu au 10 août ; Brion, qui avait déjà guerroyé au-delà de Nantes ; Louis de la Guérivière.

D’autres, plus casaniers et désireux de regagner leurs foyers où les appelaient d’urgentes occupations, commençaient à opérer la retraite. Stofflet coupa court à cette défection en proclamant que « ceux qui ne passeraient pas la Loire seraient des lâches », et plusieurs généraux, Cathelineau, La Rochejaquelein, Bonchamps, Marigny. Talmont, parcoururent le Bocage pour y faire sonner un nouveau ralliement.

 

 

Le gros de l’armée quitta Saumur le 18 juin. On gagna Angers soit par Doué, soit par la levée de la Loire et Trélazé.

La France vit alors cette chose incroyable : une grande ville abandonnée par ses troupes et son administration au seul bruit de l’arrivée des « brigands ».

Le 10 juin, le directoire de Maine-et-Loire avait proclamé que « plus le danger était grand et plus des républicains devaient montrer de sang-froid, de fermeté et de courage ». Mais le surlendemain, sur l’ordre des commissaires de la Convention réfugiés à Tours, la garnison, – forte de quatre mille hommes commandés par le général Barbazan, – évacua Angers. L’épouvante, déjà semée par les « héros de cinq cents livres » chassés de Saumur, fut à son comble. Les routes du nord de la Loire furent encombrées de soldats, de magistrats, de simples citoyens fuyant en désordre et abandonnant derrière eux une grande partie de l’artillerie, des munitions et des approvisionnements. Les administrateurs gagnèrent le Lion-d’Angers et Laval, emmenant seulement vingt-deux canons, une partie des archives publiques, et dix à douze millions de monnaie.

Les Vendéens avaient ainsi remporté, moralement, une immense victoire avant même d’avoir paru.

Ils furent précédés à Angers, le 17 juin, par trois cavaliers (dont une femme, Renée Bordereau, fameuse sous le nom de l’Angevin), qui allèrent trancher de leurs sabres l’arbre de la Liberté et dépouiller de leurs cocardes tricolores une bande de patriotes assemblés aux Ponts-de-Cé pour voir passer les « brigands ».

L’avant-garde, – environ quatre cents hommes. – arriva bientôt comme la foudre au Champ de Mars. Elle était commandée par Cathelineau et La Rochejaquelein. La commission administrative provisoire que les citoyens abandonnés avaient en hâte constituée fit demander aux Vendéens leurs intentions et leurs projets : ils répondirent qu’ils arrivaient en amis et respecteraient les personnes et les propriétés ; puis ils allèrent sans tarder ouvrir les portes des prisons aux prêtres détenus et à leurs compagnons de captivité. Ainsi, la liberté elle-même, et non pas seulement une menteuse effigie de la Liberté, accompagnait les Vendéens.

Le 19, l’armée tout entière, réunie aux Ponts-de-Cé, occupa la ville. L’évêque d’Agra l’accompagnait à cheval, escorté d’un domestique portant sa crosse en bois doré. Au moment où l’on allait fusiller deux canonniers républicains qui avaient mérité la mort, il se jeta aux genoux des généraux et obtint leur grâce.

L’état-major prit possession d’Angers au nom de Sa Majesté très chrétienne. Il ordonna aux habitants d’élire un conseil provisoire, dont le président, M. de Ruillé, fut guillotiné au retour des Bleus. Les armes, munitions et approvisionnements furent expédiés dans les magasins de Beaupréau et de Mortagne.

À cette époque, Angers était un foyer jacobin assez bien organisé : dès la fin de 1791, vingt-six sociétés avaient fait à la mairie leur déclaration légale, parmi lesquelles la Société des Amis de la Constitution, dont les trois cents patriotes se réunissaient à l’église Saint-Jacques. De plus, un grand nombre de patriotes vendéens s’y étaient réfugiés, ainsi qu’une cinquantaine de curés constitutionnels. Aucun ne fut inquiété par les Vendéens victorieux.

Ceux-ci ne restèrent d’ailleurs à Angers que huit jours : « Le pavé des villes leur brûlait les pieds », comme l’a écrit Joseph Clémenceau, et ils se hâtèrent, en grand nombre, d’aller utiliser dans leur famille le répit que leur laissait la guerre entre deux batailles.

Les deux mille paysans laissés à Saumur souffraient davantage encore de la nostalgie.

« Tout est pris et battu, disaient-ils naïvement. Les Patauds sont en déroule, l’on n’a plus besoin de nous. »

Voyant le vide se faire autour de lui, La Rochejaquelein, qui était venu reprendre son commandement après l’occupation d’Angers, achevait d’expédier dans le Bocage les canons et la poudre de la place. Il y resta bientôt presque seul. Pour faire croire aux habitants qu’il arrivait des renforts, ses officiers devaient parcourir nuitamment la ville en criant :

« Qui vive ?

– Armée catholique. »

À la fin, il dut se retirer en emmenant les deux derniers canons, qu’il précipita à Thouars dans la rivière.

Que faire en présence de si graves défections ? Cathelineau conseillait de laisser ses soldats aller raconter leurs prouesses au village et se retremper dans l’enthousiasme des populations. Mais il était trop dangereux d’accorder à l’ennemi un long répit : en prenant les armes, on s’était condamné à aller jusqu’au bout. Stofflet, d’accord avec d’Elbée (encore réduit à l’inaction par sa blessure), opina pour la marche sur Nantes. Le conseil en décida ainsi, le 19 juin, et Cathelineau donna son assentiment à une entreprise qui devait lui coûter la vie, et porter par là à l’armée vendéenne un coup irréparable.

L’ère des victoires qui eussent pu, en quelques semaines, faire voler le drapeau blanc « de clocher en clocher jusqu’aux tours de Notre-Dame » ne sera certes pas close ; mais la guillotine l’emportera, et Angers, où l’armée catholique venait d’entrer sans combat, verra se briser sous ses murailles ses derniers débris.

 

 

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X

 

UNE CAMPAGNE DE CHARETTE

 

(30 avril-10 juin 1793)

 

L’équivoque girondine. – Situation périlleuse de la Grande Armée. – Les opérations de Charette en Basse-Vendée. – Victoire du pont James (7 mai). – Défaite de Palluau (15 mai). – La cour de Legé. – Prise de Machecoul (10 juin). – Charette s’allie aux chefs de la Grande Année.

 

Nous arrivons donc à un tournant de l’histoire des guerres de Vendée.

Campée en face des armées républicaines, dont le cercle s’était élargi, mais qui ne les en menaçaient pas moins de toutes parts, l’armée insurrectionnelle se trouvait dans une situation analogue à celle de Napoléon Ier dans la campagne de France : si elle continuait le cours de ses victoires, elle pouvait l’emporter en peu de temps, mais elle était condamnée à vaincre toujours.

Elle pouvait l’emporter, puisque l’équilibre de la République était alors des plus instables et que la fortune du parti de la Montagne, triomphant à Paris après les journées du 31 mai et du 2 juin 1793, était suspendue dans le vide que creusaient au sein même de la Convention d’épouvantables proscriptions. Si les jacobins étaient les maîtres du Gouvernement central, les Girondins l’étaient de la majorité des directoires départementaux ; et c’est à Caen, à proximité de la Vendée, qu’ils avaient alors établi le centre du fédéralisme.

Toutefois, ne nous y trompons pas, le mouvement girondin n’était pas un mouvement contre-révolutionnaire ; ses chefs, auxquels Lamartine a fait beaucoup trop d’honneur, n’avaient qu’un but : conserver le pouvoir et sauver leurs propres têtes. La Terreur était leur œuvre autant que celle des jacobins, et ils étaient prêts à s’allier à leurs adversaires contre les ennemis de la Révolution en péril.

C’est ce qui arriva à Nantes, où parvenait la Grande Armée.

Cette concentration républicaine qui, en présence des assiégeants, étouffa les rivalités des factions, ou plutôt suscita entre elles une émula lion patriotique dont il faut reconnaître la puissante énergie ; la téméraire confiance en des forces trop réduites que donna aux Vendéens la trop facile occupation d’Angers ; des opérations mal concertées, et surtout les coups funestes et impossibles à prévoir du hasard « dieu de la guerre », tout cela contribua à causer l’échec qui ouvrira pour la Vendée l’ère atroce de la destruction et du martyre.

 

 

Le 25 juin, au sortir d’Angers, la Grande Armée était réduite à vingt mille hommes. Lescure, blessé, était encore au château de la Boulaye, et La Rochejaquelein à Saumur ; mais une multitude de paysans, attirée par le butin à conquérir, se réunit bientôt à l’armée, dont elle doubla probablement l’effectif, et les chefs du pays de Betz et de la Basse-Vendée, Charette et de Lyrot, avaient promis de combiner, pour la première fois, leur attaque avec ceux du Bocage.

Charette devant jouer au siège de Nantes un rôle important, il est utile de rappeler d’abord les opérations qui l’avaient amené devant cette ville.

C’est en se faisant battre que ce chef de bande avait peu à peu discipliné ses soldats et développé ses moyens.

Le chevalier Athanase Charette de La Contrie n’avait pris le Sacré-Cœur, – comme son ancêtre, le compagnon de Philippe-Auguste, la Croix, – que sous l’impérieuse pression des moutons noirs, laboureurs des environs de Machecoul, et des maraîchins aux vestes rousses de Sallertaine et de Challans. Échappé au massacre des Tuileries et aux intrigues de l’émigration, il se contentait jusqu’alors de chasser sur ses terres de Fonteclose, de trinquer et de danser dans les réunions joyeuses. « Son visage maigre, encadré de favoris blonds, taillés court selon la mode de l’époque, était éclairé par des yeux bleus un peu enfoncés et d’une expression enjouée et malicieuse. La bouche, grande et bien garnie, souriait et dissimulait la lourdeur du bas du visage. Au contraire, lorsqu’il se croyait seul, les traits de Charette revêtaient une énergie presque cruelle, les yeux brillaient avec intensité, la bouche se resserrait, le menton s’abaissait plus lourd et plus carré, le front large et découvert restait superbe de fierté et de volonté. » (Bittard des Portes.)

L’épée de l’ancien lieutenant des vaisseaux du roi ne pouvait refuser de se mêler aux faux, aux piques, aux fourches, aux serpes emmanchées des insurgés du Marais et du pays dé Betz.

« Il faut que M. Charette vienne de suite à Machecoul, criait la foule tumultueuse qui, le 10 mars 1793, avait envahi les allées et les parterres de Fonteclose, et qu’il y commande les défenseurs de la religion. »

Il avait fini par accepter en posant comme condition qu’il serait obéi lorsqu’il commanderait. Quelques heures après, il en trait à Machecoul et haranguait, sur la place du Calvaire, les insurgés qui criaient :

« Vive le roi ! Vivent les nobles ! »

Le 20 mars, ils étaient déjà cinq à six mille. Le 27, ils prenaient Pornic. Le 3 avril, l’ex-procureur Souchu et ses acolytes du comité de Machecoul faisaient massacrer un « chapelet » de cinquante-quatre prisonniers républicains, montrant par là que le véritable esprit de la cause vendéenne leur restait étranger.

En avril, la troupe de Charette expia cette barbarie par les échecs de Challans, de Saint-Gervais (où périt le perruquier Gaston) et de Machecoul, qui fut repris le 20 avril par l’adjudant général Deysser. Fait prisonnier, Souchu dénonça les chefs des « brigands », ce qui n’empêcha point sa condamnation : il eut la tête tranchée par la hache d’un sapeur du 5e bataillon de la Manche.

Tandis que la Grande Armée marchait, au début de mai, sur Thouars, la Châtaigneraie et Fontenay, Charette avait à repousser, vers les Sables-d’Olonne et Noirmoutier, les assauts des généraux Boulard et Beysser.

Victorieux à Legé le 30 avril, il résolut de réoccuper Machecoul, où Beysser se tenait avec mille six cents hommes et sept canons. Le 4 mai, avec sa cavalerie d’avant-garde, il arrive devant la ville à 1 heure du matin. Au jour, le sabre levé, il veut charger l’artillerie ennemie ; mais il apprend que le gros de ses troupes ne suit pas, et il doit rétrograder. Au Grénit, il ne peut entraver la déroute et rentre presque seul à Legé.

Le général Canclaux, officier d’ancien régime et chevalier de Saint-Louis, arrivait alors à Nantes. Commandant en chef, il ordonna aussitôt de cerner Charette, qui se replia sur Vieille-Vigne, puis, en présence de l’hostilité des habitants, sur Montaigu, où commandaient de Royrand et le chevalier de La Roche. Charette n’avait plus que cinq cents fidèles, et il était en bulle, dans son propre parti, aux pires jalousies. Campé, le 7 mai, dans la lande du Bois, il dit à ses hommes :

« Mes amis, les républicains sont à Saint-Colombin ; c’est là qu’il faut tirer vengeance des injustices qu’on nous fait. »

Et il s’élance sur les deux régiments, le 4e et le 79e de ligne, qui gardaient le pont James ; il leur prend leur canon, leurs drapeaux, leurs caisses, et leur fait trois cent cinquante prisonniers. De Royrand alors se réconcilie avec lui, et il rentre à Vieille-Vigne en triomphateur. La marquise de Goulaine, qui avait cherché à briser son influence, lui envoie de Montaigu un exprès pour le féliciter de sa victoire.

« Dites à celle qui vous a dépêché ici, répond-il au messager, que je fais aussi peu de cas de ses compliments que de ses injures. »

Canclaux dut abandonner Legé et se cantonner à Machecoul et à Port-Saint-Père. Boulard occupait Palluau. C’est là que Charette décide de porter ses coups pour se rendre maître de la route des Sables.

 

 

Avec une audace qui lui resta coutumière, il avertit lui-même Boulard par un prisonnier qu’il allait « venir manger la soupe avec lui », et, le 15 mai, il attaque Palluau. Les troupes de Joly et de Savin, qui surviennent, portent maintenant ses forces à dix mille hommes. Mais le général Boulard dispose d’une artillerie qui épouvante les paysans. Charette, qu’un boulet tombant à ses pieds couvre de terre, les frappe en vain à coups de plat de sabre. Pour comble de malheur, ils prennent pour des ennemis les soldats de Savin qui arrivent à la rescousse, et les royalistes se massacrent mutuellement. Charette, vaincu, rentre à Legé. Quelques jours après, La Cathelinière était à son tour battu à Port-Saint-Père.

À Legé, Charette jouit pourtant de quelque répit. Ce fut, selon l’expression de M. Bittard des Portes, « une halte de repos et de plaisirs ». Il y fut bientôt rejoint par « une belle jeune femme coiffée d’un feutre gris à cocarde blanche, vêtue d’un habit d’amazone et portant à la ceinture couteau de chasse et pistolet de guerre. Sa taille élancée, son profil de médaille aux traits réguliers et sévères, ses grands yeux noirs tour à tour impérieux et caressants, tout en elle révélait un charme étrange et dominateur ». C’était la comtesse de La Rochefoucauld, châtelaine des environs de Fonteclose, qui avait jadis, en proclamant Louis XVII en sa paroisse de la Garnache, remplacé son mari parti pour l’émigration. Elle forma la cour du galant Charette avec Mme de Bulkeley et d’autres jeunes femmes ou jeunes filles, dont quelques-unes arrivèrent seules, « sous la sauvegarde de l’honneur vendéen ». Place de l’église, dans la maison de Le Bouvier, on s’amusa, on chanta aux sons mélodieux du clavecin ou aux gais accords des ménétriers ; on oublia les horreurs de la veille et l’on ne songea point au lendemain, car la vieille société française eut la coquetterie de conserver jusqu’au pied de l’échafaud et jusqu’au sein des massacres l’insouciante frivolité qui peut-être l’y mena...

Au soir du 9 juin, on prolongea la fête jusqu’à l’aube, puis l’on partit pour reprendre Machecoul aux républicains. Les dames restaient à Legé ; mais, dans la fraîcheur du matin, les violes accompagnaient encore de joyeux refrains.

Charette était en effet résolu à expulser de Machecoul les seuls régiments républicains qui lui barrassent encore la route de Nantes.

Il avait été rejoint par les gars de Bourgneuf et du Pellerin, avec l’impétueux La Cathelinière ; par ceux des Lucs, avec Jean-René Savin ; par ceux de Vieille-Vigne et de Montaigu, avec Vrignault ; par les pêcheurs du lac de Grand-Lieu, avec le bon M. de Couëtus ; par les maraîchins de Pageot, marchand de volailles. Les gens de Machecoul étaient commandés par Ériau, et les déserteurs du pont James par le capitaine de Méric. Charette rassembla les chefs dans une lande et leur exposa son plan d’attaque : l’ennemi disposait de treize cents soldats sous les ordres d’un homme expérimenté, le chef de brigade (de) Prat, ancien lieutenant au régiment de Provence ; il disposait d’une puissante artillerie et d’une position défensive renforcée par des retranchements ; mais il allait être surpris par dix mille Vendéens.

L’avant-garde royaliste évita, en courant, les batteries des « Moulins de la Chaume » et arriva, à 2 heures, à la route de Nantes. Sous l’habile direction de La Cathelinière et de Lucas-Championnière, elle refoula les cavaliers qui se précipitaient par la porte de Nantes, salua jusqu’à terre les boulets et fit évacuer le poste des Moulins. Deux bataillons républicains occupaient la prairie qui s’étend au sud-est de Machecoul : Charette, formant en arc de cercle le gros de son armée, les repousse sur la butte voisine. Vrignault s’élance à l’assaut ; mais les balles et la mitraille déciment ses hommes, et il tombe mortellement atteint. Les Bleus reprennent l’offensive et vont semer parmi les paysans la panique fatale. Alors Charette et le vieux Joly groupent deux cents cavaliers et, le sabre au poing, escaladent la butte, bousculent, massacrent, dispersent les artilleurs et permettent aux gars du Loroux, qui ont suivi leurs traces, de retourner les canons contre l’ennemi. Les Bleus se replient dans les rues de la ville, bientôt envahie par la nuée vendéenne. Des fenêtres et du toit des maisons, les paysans engagent une meurtrière fusillade, puis poursuivent les vaincus, qui arrivèrent à 11 heures du soir à Port-Saint-Père, après avoir laissé six cents des leurs sur le champ de bataille. À Port-Saint-Père, d’ailleurs, la panique est telle, que la garnison tout entière part le lendemain se réfugier à Nantes.

Le pays de Retz et le Bas-Poitou étaient ainsi délivrés à l’époque où la Grande Armée s’emparait de Saumur.

 

 

Charette avait repris ses quartiers de Legé. La comtesse de La Rochefoucauld, qui avait brodé son écharpe de général, l’accompagnait en d’aventureuses reconnaissances. Mme de Charette, la « Belle Amazone », allait, elle, panser les blessés, républicains ou royalistes. Des postes de sûreté avaient été établis jusqu’aux abords du fleuve, et Legé lui-même avait été converti en sorte de camp retranché, lorsque arriva un courrier de Lescure félicitant Charette de sa victoire. Celui-ci répondit par un compliment sur la prise de Saumur, engageant ainsi ses frères du Bocage à solliciter son alliance. – Lescure courut à Angers, où étaient alors rassemblés les chefs de la Grande Armée. Ils décidèrent la marche sur Nantes et dépêchèrent à Charette, pour l’en informer, le marquis de Donnissan (ancien maréchal de camp et beau-père de Lescure). Donnissan trouva Charette, venu à sa rencontre, à Vieille-Vigne, lui offrit de la poudre et des canons, qu’il accepta, et il fut convenu que l’armée du Bas-Poitou attaquerait le 29 juin, dans la nuit de la Saint-Pierre, les faubourgs nantais du Pont-Rousseau et de Saint-Jacques. Tandis que Charette bloquerait la ville au sud, l’armée d’Anjou, passant par Nort, l’attaquerait au nord par les routes de Paris, de Rennes et de Vannes.

Observons-le tout de suite : la Loire opposait au sud de Nantes une barrière tellement infranchissable, que les troupes de Charette devraient attendre, pour la forcer, que leurs alliés eussent déblayé la ville jusqu’aux ponts. L’on demandait ainsi aux vainqueurs de Machecoul une démonstration plutôt qu’une véritable attaque.

Quoi qu’il en soit, Charette la promit, et, le 26 juin, avec Hyacinthe de La Robrie, commandant de sa cavalerie, Leblanc, chef de l’artillerie, Couëtus, Ériau, Barteau, de La Cathelinière, chefs de rassemblements, il prit, à la tête de dix mille hommes, le chemin de Nantes.

Quarante mille autres Vendéens marchaient, par le nord, vers un triomphe qu’ils croyaient certain...

 

 

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XI

 

LE GÉNÉRALISSIME CATHELINEAU ET LE SIÈGE DE NANTES

 

(29-30 juin 1793)

 

Nantes en 1793. – Girondins et Montagnards. – Le maire Baco. – Le général Canclaux. – Proclamation du général Beysser. – Sommation vendéenne (20 juin). – Le jacobin Guillemet. – Les combats de Nort (28 juin). – La canonnade de Charette. – Le Pont-Rousseau. – L’attaque de la Grande Armée. – L’envahissement. – La fausse manœuvre du prince de Talmond. – Cathelineau sur la place Viarmes : il est frappé à mort. – La retraite (29-30 juin). – Charette regagne Legé. – La mort du Saint de l’Anjou (14 juillet). – Trente ans après : victoire de sous-préfet. – En 1896 : une statue sous séquestre.

 

Nantes est une ville ouverte, aucune enceinte de remparts ne l’entame. Mais elle s’appuie aux six bras de la Loire, et l’Erdre la coupe en deux. Les ponts de la Madeleine et de Pirmil la relient seuls à la rive sud, et, de cc côté, le fleuve reçoit la Sèvre, que des troupes venant du pays de Retz doivent franchir au Pont-Housseau. À l’est, la prairie de Mauves s’étend jusqu’au bras de la Loire qui la sépare du château fort.

La population, industrielle et commerçante, était en général d’opinions avancées : elle confondait la monarchie avec le régime des castes, considérait les Vendéens comme les suppôts d’une orgueilleuse aristocratie, et se laissait prendre aux déclamations de ses clubs. Les insurgés avaient d’ailleurs commis la faute de l’exaspérer par de brutales menaces, et, comme elle s’attendait au pillage et au massacre en cas de défaite, elle était résolue à la plus vigoureuse des défensives.

Girondins et Montagnards s’étaient unis en face du danger ; les Montagnards, malgré les émissaires de la Convention épurée, avaient dû ajourner leur exclusive dictature.

Comme la municipalité nantaise avait, l’une des premières, flétri les débats scandaleux de la Convention, les députés Gillet, Sevestre (jadis ténor du club des Jacobins de Rennes), Cavaignac (futur préfet et baron de l’empire) et Merlin de Douai (futur ministre d’État et comte de l’empire) s’étaient présentés devant elle pleins de fureur :

« J’accuse la garde nationale de Nantes d’inertie et d’égoïsme ! » s’était écrié Merlin.

Mais le maire Baco l’avait interrompu d’une voix tonnante :

« Le représentant ne connaît pas la garde nationale de Nantes, et une lâche envie a pu seule lui donner des renseignements qui l’ont trompé.

– D’où vient-il, reprit Merlin, que des citoyens s1 fiers de leur républicanisme laissent flotter un drapeau blanc à une demi-lieue à peine de leur cité ?

– Que l’autorité militaire ordonne une sortie, répondit le maire, nous aurons vile fait d’abattre l’emblème factieux. »

Il fallait bien composer avec d’aussi hardis patriotes. Baco resta au Comité central d’administration et de défense, et les représentants songèrent moins à proscrire les Girondins qu’à les aider à repousser l’ennemi commun. Le Comité central s’adjoignit les délégués des sociétés populaires et improvisa, sous la direction du général ex-marquis de Canclaux, commandant l’armée des côtes, tout un système de défense : les routes furent coupées par des tranchées, les murs et les maisons gênant le tir de l’artillerie abattues, des batteries établies aux points stratégiques. Les églises furent transformées en ateliers et en casernes. On s’approvisionna de poudre, et, comme la matière manquait pour fondre des balles, on descendit dans les caveaux des personnages illustres pour les dépouiller de leur argent et de leur plomb.

Canclaux fit décider qu’on résisterait jusqu’à la mort. Dans cette ville de quatre-vingt mille âmes, il disposait d’environ dix mille combattants, dont cinq mille trois cents de troupes réglées. Il y avait là des bataillons de l’Orne, de la Seine-Inférieure, de Seine-et-Oise, de Seine-et-Marne et des Côtes-du-Nord ; il y avait des chasseurs de la Charente et des canonniers de Paris. Et l’on espérait des renforts : Cavaignac était parti le 24 juin pour réquisitionner toutes les troupes qu’il rencontrerait et exposer à la Convention que « de l’envoi de vingt mille hommes au moins dépendait le salut de la ci-devant Bretagne et de la France entière ».

Les clubs lancèrent aux départements voisins un pressant appel : « Levez-vous, levez-vous en masse, il n’est plus temps de délibérer... Ce n’est qu’en nous réunissant que nous assurerons à jamais le règne de la liberté... Le rendez-vous est à Nantes. Aux armes ! C’est une armée qu’il faut lever instantanément : qu’elle presse la terre, qu’elle vole ! Ce n’est qu’en nous levant en masse que nous pourrons tout sauver. »

Le général Beysser, ex-chevalier de Saint-Louis, qui commandait la place, fit afficher de son côté la proclamation suivante : « Oui, Nantais, je vaincrai avec vous ou je périrai avec vous... Avec le concours des bons citoyens, je crois pouvoir répondre de la sûreté de la place. Mais si, par l’effet de la trahison ou de la fatalité, elle tombait au pouvoir des ennemis, je jure qu’elle deviendra leur tombeau et le nôtre,... et que nous donnerons à l’univers le grand et terrible exemple de ce que peut inspirer à un peuple la haine de la tyrannie, l’amour de la liberté. » Beysser ordonna en outre que, « si quelque citoyen parlait de se rendre, sa maison serait démolie, ses meubles brûlés publiquement », et lui-même traité comme « traître à la patrie ».

Assurément, un pareil langage et une aussi noble énergie valaient mieux que le sans-culottisme d’un Ronsin ou d’un Rossignol. Les Vendéens allaient avoir enfin des adversaires dignes d’eux.

 

 

Le 20, les généraux royalistes avaient adressé à la municipalité nantaise une proclamation où ils la sommaient de capituler, sous peine de voir la ville, prise de vive force, livrée à une exécution militaire et la garnison passée au fil de l’épée. « Aussi disposés à la paix que préparés à la guerre, affirmaient-ils, nous tenons d’une main le fer vengeur et de l’autre le rameau d’olivier. L’acceptation de nos conditions va sans doute assurer à la ville de Nantes un immense avantage et un honneur immortel. » Les conditions consistaient à arborer le drapeau blanc, à livrer les drapeaux nationaux, les armes, les munitions, les caisses publiques et tous les effets « appartenant à la République » ; la garnison sortirait de la ville sans tambours ni drapeaux, les officiers seulement avec leurs épées et les soldats avec leurs sacs, après avoir prêté le serment de fidélité à la religion et au roi ; la ville serait alors préservée de toute invasion et de tout dommage.

Le maire Baco, qui reçut cette sommation le 21 juin, se garda de la communiquer aux habitants et répondit simplement aux parlementaires :

« Dites à ceux qui vous ont envoyés que nous périrons tous ou que la liberté triomphera. »

Le 27 juin, les chefs vendéens arrivèrent à Ancenis : cette ville avait envoyé jusqu’à Varades une députation qui remit les clefs de la cité à l’aide de camp de Bonchamps, Jean-Louis Denion du Pin, jeune homme de dix-sept ans.

L’armée fut alors divisée en deux colonnes : Cathelineau, dont le titre de généralissime laissait aux autres généraux une assez large indépendance ; Cathelineau et le prince de Talmond se dirigèrent sur Nort pour y passer l’Erdre et redescendre vers Nantes par la route de Rennes et de Vannes ; Bonchamps, Stofflet, Donnissan, continuèrent à suivre la rive droite de la Loire et arrivèrent dès le soir en vue de la ville. Fleuriot et d’Autichamp appuyèrent à droite, pour compléter l’investissement entre la Loire et l’Erdre.

Ce secteur était défendu par le camp de Saint-Georges, établi sur la route de Carquefou. Le 28 (veille du siège), Canclaux s’y trouvait avec quatre mille hommes, résolu à tenir en échec les royalistes ; mais, Cathelineau ayant passé l’Erdre à Nort, il dut regagner Nantes pour en défendre de toutes parts les approches. D’après l’acte d’accusation qui fut dressé, le 15 juillet, par le conseil général de la commune, contre les représentant, ; Merlin et Gillet, ceux-ci auraient alors ordonné au général de protéger leur fuite sur Redon et Rennes et de priver ainsi la ville assiégée de ses meilleures troupes. Déjà les bagages de l’état-major étaient emballés, les voitures du général couvertes de leurs bâches, lorsque des officiers de la garde nationale, s’apercevant de l’espèce de trahison des représentants, les ramenèrent adroitement à Nantes, où on leur manifesta ouvertement l’intention de les garder en ville, au besoin par la force. Le docteur Guépin, dans son Histoire de Nantes, donne même à ce sujet des détails très précis : Guillemet, l’un des jacobins les plus braves et les plus exaltés, suivi de trois de ses camarades, se présente au domicile des conventionnels. Les chevaux étaient à la voiture ; il donne ordre de les dételer. Trouvant que les choses n’allaient pas assez vite, il coupe les harnais et monte ensuite chez les dictateurs. Loin de se laisser intimider par leur présence, il tire ses pistolets et déclare qu’il vient de son propre mouvement, au nom des comités populaires, qui ne le désavoueront pas, pour s’opposer à ce qu’ils abandonnent la ville :

« Votre place est ici, leur dit-il ; vous triompherez ou vous mourrez avec nous ! »

Les représentants étaient très mécontents ; mais ils comprirent que Guillemet et ses trois camarades étaient en réalité les porte-parole de l’opinion publique. Ils cédèrent donc, et ils s’entendirent avec les autorités municipales pour les mesures à prendre.

Quoi qu’il en soit de ce beau trait, les forces républicaines étaient maintenant concentrées dans la ville, et le siège était imminent.

 

 

Par malheur pour les Vendéens, Cathelineau et Talmond avaient éprouvé à Nort, à trente kilomètres de Nantes, un retard qui bouleversa le plan d’attaque.

Un millier d’hommes, dont quatre cents soldats de ligne commandés par l’ex-marquis de Sarmelles, et six cents patriotes du 3e bataillon de Loire-Inférieure, commandés par le ferblantier Meuris, s’étaient en effet retranchés sur l’Erdre avec deux canons. Les Vendéens les attaquèrent en vain durant dix heures, et la rivière leur paraissait infranchissable lorsqu’une femme vint indiquer à Cathelineau la chaussée du moulin de Quicangrogne. D’Autichamp la franchit aussitôt, tourna la garnison de Nort, dont les munitions étaient d’ailleurs épuisées, et l’écrasa à ce point qu’il ne resta à Meuris, battant en retraite avec son drapeau, que dix-sept hommes.

Il était 5 heures du matin (le 28 juin). Obligées de se ravitailler et de ne s’avancer qu’avec prudence, les troupes de Cathelineau n’arrivèrent devant Nantes qu’après 7 heures du matin, le 29, c’est-à-dire deux heures trop tard.

Comme c’était convenu, Charette avait en effet franchi le Lognon le 28 au soir. Sa colonne, protégée par des avant-postes, était restée jusqu’à minuit en observation silencieuse. « Quelques fusils de chasse, la plupart mauvais, raconte Lucas-Championnière, armaient nos soldats les plus redoutables ; la plupart avaient des bâtons emmanchés dans un fer à peu près pointu qu’on appelait piques. » À minuit, le beuglement des cornes se fait entendre ; on gagne le bourg des Sorinières, et l’artillerie s’établit au carrefour des Trois-Moulins, tandis que les groupes de paroisses se déploient lentement. Charette détache des cavaliers et deux pièces de canon au village de Rezé, avec la consigne d’ouvrir le feu sur Nantes par-dessus l’île des Chevaliers ; puis le général, escorté d’une centaine de cavaliers, s’engage dans le long faubourg conduisant au Pont-Rousseau. Ce pont, traversant la Sèvre, permet d’atteindre les grands ponts de Nantes. À la pâle clarté de la lune, on n’entend rien, on n’aperçoit aucun ennemi ; mais, vers l’extrémité du faubourg, en avant du Pont-Housseau, s’élève un tambour, en maçonnerie ou en bois, garni de canons. Charette fait avancer ses pièces au moment où 2 heures sonnent à l’horloge du Bouffay, de la forteresse sinistre où la guillotine, toute proche, guette les prisonniers royalistes. À 2 heures et demie, la mitraille commence à pleuvoir sur les retranchements républicains, qui répondent aussitôt. Cette canonnade, fort bien dirigée du côté des gardes nationaux nantais, qui transpercent à trois reprises le drapeau blanc, reste inefficace du côté des assaillants, qui y apportent trop de vivacité. Vers Rezé, les boulets sc perdent aussi dans les eaux du fleuve. Les paysans crient, chantent, soufflent avec enthousiasme dans leurs cornets à bouquins ; mais la terre promise est inabordable ; il aurait fallu toute une flotte pour y pénétrer. Il en est de même vers la côte Saint-Sébastien, sur la rive droite de la Sèvre, où le vieux chevalier de Saint-Louis Lyrot de La Patouillère, à la tête de ses gars du Loroux et de Vallet, canonne le pont-levis et la redoute qui gardent les approches du pont de Pirmil. Lyrot et son lieutenant d’Esygny se précipitent en vain sur le faubourg Saint-Jacques : le bataillon républicain conduit par l’adjudant-général Boisguyon les repousse jusqu’aux moulins de la Tache et leur enlève trois pièces de canon.

Charette, de loin, s’en aperçoit. À 5 heures, il avait en vain prêté l’oreille pour entendre, vers le nord et le nord-est, l’attaque de la Grande Armée. Groupant ses paysans en colonne, les fusils en tête, il tenta l’assaut du faubourg ; mais l’artillerie du Pont-Rousseau lui fauchait des files entières. Vers 7 heures pourtant, les républicains, qui prenaient à leur tour l’offensive, durent battre en retraite. À ce moment la canonnade attendue retentit au loin : la grande bataille s’engageait.

 

 

Entre la Loire et l’Erdre, au nord-est de Nantes, Bonchamps avait commencé l’attaque dès les premières heures du jour ; mais comme il n’entendait rien sur sa gauche, au-delà de l’Erdre, il avançait mollement. À 7 heures, tout changea : Stofflet, Fleuriot, Donnissan, d’Autichamp, La Bouëre, se précipitèrent sur la porte de Paris. Tandis que leurs canons, placés sur une éminence qui dominait la route de Paris, ouvraient un feu d’enfer, leurs tirailleurs se dispersaient dans les champs, se dissimulaient derrière les blés et les haies, pénétraient par les chemins couverts jusqu’aux faubourgs et s’emparaient des maisons, d’où ils fusillaient les républicains. Comme les compagnies bretonnes s’avancent au pas de charge, l’adjudant Billy, qui commande les Bleus en cet endroit, leur lance une bordée de mitraille qui brise leur élan. D’Autichamp, qui les reconduit à la charge, a deux chevaux tués sous lui. Fleuriot et de Mesnard tombent mortellement frappés. Donnissan, – manœuvre inopportune, car en ce moment-là les artilleurs ennemis avaient été en grand nombre tués sur leurs pièces, – Donnissan retire l’une de ses batteries. Pourtant Bonchamps parvient à envahir le faubourg Saint-Donatien et, con tournant les retranchements, il cherche à donner la main à d’Elbée et à Cathelineau.

Ceux-ci avaient enfin débouché par les routes de Vannes et de Rennes. D’Elbée opérait sur la rive droite de l’Erdre ; Cathelineau, au centre, en face du faubourg des Marchix (aujourd’hui rue des Hauts-Pavés). Le prince de Talmond, avec sa cavalerie, soutenait la droite de Cathelineau.

On aperçoit au loin les tours de la cathédrale Saint-Pierre : de leur sommet, les guetteurs observent les mouvements des assiégeants et en rendent compte au commandement militaire. Les Vendéens y tendent, comme jadis les croisés, en vue de Jérusalem, vers le Lambeau du Christ : il faut délivrer la cathédrale de ses profanateurs, et Cathelineau, qui le rappelle à ses gens, les entraîne jusqu’au milieu des faubourgs.

L’artillerie que d’Elbée a placée sur les hauteurs de Barbin fait d’ailleurs le vide devant elle ; d’Elbée lui-même brise les résistances à la tête de ses volontaires. Et peut-être l’assaut général eût-il été à ce moment irrésistible si, vers le sud, Charette eût immobilisé, par la violence de son feu, les forces qui lui avaient été opposées. Mais il avait brûlé au point du jour trop de poudre inutile, et il restait maintenant sur une trop silencieuse défensive. Tranquilles de ce côté, les canonniers nantais se postèrent à la rencontre de d’Elbée, de Cathelineau, de Bonchamps et de Stofflet.

Ces deux derniers avançaient hardiment entre l’Erdre et la Loire. Aidés par les tirailleurs que Lyrot est parvenu à jeter dans la prairie de Mauves en leur faisant traverser le fleuve sur des bateaux, ils harcèlent les républicains dans le faubourg Saint-Clément. Les artilleurs républicains, commandés par le général Bonvoult, les criblent de mitraille ; mais le flot remplace le flot, et Nantes ressemble de plus en plus à un navire en perdition qui va sombrer dans la tempête.

Cependant l’équipage tient bon. Beysser et Canclaux se multiplient ; ils accourent et commandent au premier rang partout où menace l’irruption. Contre les soldats de d’Elbée qui pénètrent par la route de Rennes et fusillent la garnison du haut des maisons dont ils se sont emparés, ils lancent le 109e et, baïonnette au canon, parviennent à les refouler. Bonchamps, puis Fleuriot et d’Autichamp, dont les compagnies bretonnes suivent toujours au pas de charge sous les canons de l’adjudant Billy, voient à leur tour rester stériles d’héroïques efforts. D’Autichamp est entouré de cadavres ; à travers les tourbillons de fumée et de poussière, on aperçoit successivement deux chevaux s’abattre sous lui. Le chevalier de Mesnard tombe à ses côtés ; les boulets ricochent sur le pavé des rues et multiplient ainsi les meurtriers éclats. Donnissan, effrayé des vides qui se creusent autour de lui, fait reculer l’une de ses batteries.

Mais la vague vendéenne, rouge du sang répandu à profusion, fait d’évidents progrès. Les paysans bondissent aux embrasures des redoutes d’où partent les coups de canon et tuent les artilleurs sur leurs pièces ; la batterie qui a foudroyé la troupe de d’Autichamp est elle-même sur le point d’être réduite au silence. Par les petites rues du faubourg Saint-Donatien, prises l’une après l’autre, Bonchamps et Stofflet s’efforcent de gagner la rue centrale et de contourner les derniers retranchements ennemis. Sur la rive droite de l’Erdre, Cathelineau, d’Elbée, Talmond, sont sur le point d’achever leur trouée. Le prince de Talmond, au premier rang, veut forcer coûte que coûte, avec sa division, le faubourg du Marchix. Comme le sage Forestier essaye de refréner sa témérité :

« Laissez-moi, s’écrie-t-il, je veux montrer à ces braves gens qu’un prince se bat aussi bien qu’un paysan. »

Et il se rend digne, en effet, de commander à de tels hommes en méprisant les balles qui le frappent et le désarçonnent un moment.

Les Vendéens touchent à la victoire. Canclaux et Beysser se précipitent toujours à la tête de leurs troupes et font des efforts désespérés. Un homme de haute taille cherche à insuffler aux défenseurs de la ville son énergie sans défaillance : c’est le maire Baco, qu’on emporte bientôt, blessé, dans un tombereau. Le général Gillibert, destitué la veille par le Comité exécutif ; les adjudants-généraux Cambray et Lautale, le capitaine Lavalette, donnent, le sabre à la main, aux simples soldats, d’héroïques exemples. Le conventionnel Coustard lui-même, mêlé à la cavalerie bourgeoise, fait plus que son devoir, de telle sorte qu’en cette journée jacobins et royalistes, également dignes par leur vaillance des traditions de la race, acquirent un droit égal à l’admiration de la postérité.

Désormais des fautes ou des malheurs imprévus pouvaient seuls donner la victoire à l’un des partis.

Or déjà les généraux républicains s’apprêtaient à une retraite d’autant plus pressante, que Prudent de La Rohrie, lien tenant de Charette, ayant enfin passé la Sèvre avec deux mille volontaires, refoulait vers le pont de Saint-Jacques le bataillon des Côtes-du-Nord, tandis que Lyrot et d’Ésygny, maîtres de la prairie des Mauves, harcelaient la garde nationale dans les quartiers Saint-Jacques et de Richebourg ; déjà les assiégés commençaient à fuir par la route de Vannes, lorsque se produisit la fausse manœuvre qui les sauva.

Au conseil de guerre tenu à Ancenis, les généraux vendéens avaient décidé de laisser libre la route de Vannes et de Guérande, afin que la garnison nantaise, refoulée de partout ailleurs, pût de ce côté abandonner la ville. Le prince de Talmond, placé à la droite de Cathelineau, ne comprit point l’habileté de cette décision, ou plutôt il l’oublia dans le feu de l’action. Lorsqu’il constata la retraite républicaine, il s’y opposa en postant deux canons sur la route de Vannes : ainsi fut arrêté net le courant prévu, et les assiégés, contraints de rester à leur poste, n’eurent plus qu’à y lutter jusqu’à la mort ou à la victoire.

Beysser a tout de suite compris le parti à tirer d’une pareille situation.

Ralliant autour de lui les débris du 109e (quatre cents hommes) et les fuyards de tout à l’heure :

« Camarades, leur crie-t-il, puisqu’il faut mourir, mourons glorieusement les armes à la main ! »

Et tous se décident à vendre chèrement ce qui leur reste de vie.

Cathelineau, lui aussi, voit arriver le moment suprême : il faut achever de percer le rideau de fer et de feu qui entoure la ville, et parvenir au centre de Nantes pour y répandre la panique qui doit déterminer la catastrophe. Entouré de l’élite de ses hommes, des gens du Pin, de la Poitevinière, de ceux que n’effrayent point la grêle des balles ni la foudre des canons, il met pied à terre, se signe, crie à ses enfants : « Vive la religion ! en avant ! » et passe en effet, d’un choc irrésistible, au travers des républicains. Le sabre à la main, suivi des compagnies suisses et allemandes qui ont embrassé à Saumur la cause catholique et veulent, à cette heure, s’en montrer les plus dignes, il enlève une barricade qui lui fait obstacle et arrive sur la place Viarmes, où il s’empare de deux canons défendus par les débris du 34e. De là, il veut marcher sur la place de Bretagne. Les cris de « Vive le Roi ! » achèvent d’épouvanter les républicains :

« Les brigands sont entrés ! s’exclament-ils, nous sommes perdus ! »

Le danger n’existe plus pour Cathelineau :

« Mon général, observe Pierre Humeau, gars de la Poitevinière, mon général, tu t’exposes trop, tu vas attraper du mal. »

Mais il poursuit sa course victorieuse... Soudain, d’une fenêtre où un ouvrier cordonnier a reconnu, à travers la mêlée, le chef vendéen, part une balle qui lui déchire le bras et la poitrine. Cathelineau tombe à côté de son cousin Jean Blon, et comme on s’empresse pour le relever :

« Laissez-moi mourir, ordonne-t-il, et faites votre devoir ! »

Mais, sans lui, tout est fini : ses soldats ont perdu « leur âme », et ils se retirent, en emportant le généralissime, comme si la Grande Armée était, elle aussi, frappée à mort.

La nouvelle du malheur se propagea rapidement, glaçant tous les cœurs. D’Elbée, dont la science militaire jouait pourtant dans ce siège un rôle capital ; Talmond, qui bondissait de rage à l’idée de reculer devant des vaincus ; puis Bonchamps et Stofflet, qui approchent du cours Saint-Pierre, et Donnissan, qui voit tomber Fleuriot, frappé à son tour mortellement, sont impuissants à réprimer la panique. Il leur reste à couvrir la retraite : d’Autichamp a alors son troisième cheval tué sous lui, et il est serré de si près par les chasseurs de la Charente, qu’il doit, pour échapper à leurs coups, saisir la queue du cheval de Forestier et se laisser emporter au galop de la bête.

L’étoile du soir apparaissait à l’horizon. La bataille, une bataille de dix-huit heures, était perdue pour les Vendéens ; mais c’est bien le cas de répéter à leur honneur : « Gloire aux vaincus ! »

 

 

Ils s’étaient montrés si redoutables, que leurs adversaires renoncèrent à les poursuivre.

Avec armes et bagages, ils repassèrent l’Erdre, à Nort, dans la nuit du 29 au 30 juin, puis la Loire à Ancenis et à Varades. Les paysans des Mauges regagnèrent Beaupréau, Cholet, Chemillé, pleurant la perte de Cathelineau, perte qui était pour eux la grande défaite. D’Elbée et ses compagnons regagnèrent Mortagne, qu’il fallait défendre contre Westermann, déjà maître de Châtillon ; car, pour les Vendéens, il n’y aurait plus désormais d’autre repos que celui de la tombe.

Ils avaient laissé devant Nantes cinq ou six cents des leurs, tués ou blessés. Leur défaite eût été sans doute plus meurtrière si les républicains n’eussent craint de provoquer, en se lançant à leur poursuite, l’offensive du corps de Charette. Celui-ci conserva en effet ses positions au sud de la ville durant toute la nuit. Lorsqu’un officier de Lyrot lui eut appris le sort de Cathelineau et la retraite des gens de Vallet et du Loroux, il se garda de les imiter. Au point du jour, il recommença à canonner les ponts : sans doute espérait-il attirer les républicains hors de leurs retranchements et les écraser en rase campagne. De midi à 6 heures, il se battit encore. Enfin, à la nuit, il avertit audacieusement les Nantais, par quatre coups de canon, qu’il leur brûlait la politesse, et il se retira vers Legé dans un appareil presque triomphal. Ses troupes défilaient en bon ordre, acclamant leur général. Des bœufs traînaient les chars où l’on avait hissé les gros canons. Le son aigrelet des cornemuses, accompagnant de joyeux refrains, semblait, au loin, braver encore les Nantais. Cette attitude de paysans « grisés de l’odeur de la poudre qu’ils avaient pourtant brûlée d’un peu loin », cette insouciance de l’échec et de la mort de Cathelineau marquait bien, hélas ! l’âpre rivalité qui régnait entre la Haute et la Basse-Vendée, rivalité qui devait s’aviver encore le jour où Charette, entouré des généraux républicains, entrera à Nantes en pacificateur et y endurera les acclamations jacobines, avant d’y rentrer une dernière fois en prisonnier condamné à mort...

 

 

Cathelineau fut transporté par ses parents et ses amis à Saint-Florent-le-Vieil, dans la maison des sœurs de Sainte-Croix transformée en hôpital. Il vécut encore quinze jours, torturé par la balle qu’on n’avait pu extraire, rongé par la gangrène, brûlé par la fièvre. Sur son lit de douleurs, il recevait les rapports militaires et donnait ses ordres. Sa dernière joie fut la nouvelle de la victoire remportée à Châtillon, le 5 juillet, par Henri de La Rochejaquelein. Le 14 juillet, la foule avide de nouvelles qui se pressait devant la maison vit paraître, consterné, son cousin Jean Blon :

« Le bon Cathelineau, prononça-t-il, a remis son âme à Celui qui la lui avait donnée pour venger sa gloire. »

Quatre mois s’étaient passés depuis que le voiturier du Pin-en-Mauges avait pris les armes, et ces quatre mois avaient suffi pour entourer son nom d’une auréole immortelle.

Bien qu’il eût gagné de magnifiques victoires et que le temps seul lui ait sans doute manqué pour le devenir, on ne saurait affirmer qu’il fut un grand capitaine ; mais il fut pénétré de cette foi qui transporte les montagnes, et c’est à ce titre qu’il fut la plus magnifique incarnation du génie vendéen et mérita le titre de généralissime.

Son âme de feu planait en quelque sorte sur l’armée catholique et royale : elle en sublimisait les aspirations et en assurait ainsi l’unité. Après lui, les ambitions particulières se firent jour, les rivalités s’accusèrent, le Sacré-Cœur qui continua à orner les poitrines ne resta point le seul inspirateur des vertus vendéennes, et le drapeau fleurdelisé, mêlé parfois à de regrettables excès, ne conserva point toute sa blancheur immaculée.

Cathelineau avait si bien personnifié le pur idéal des premiers combats, que la haine qui s’attache à cet idéal ne tomba point avec la Terreur.

En 1832, alors qu’un autre Cathelineau venait de tirer dans les Mauges légitimistes le dernier coup de fusil vendéen, la statue de celui qui y avait donné, trente-neuf ans auparavant, le signal de l’insurrection, fut renversée du piédestal où elle s’élevait sur la place du Pin. Cette statue représentait le généralissime en costume villageois, brandissant une épée de la main droite, tandis qu’il baisait la Croix qu’il tenait de la gauche et qui portait l’inscription : Dieu et le Roi. Dix-huit cents Vendéens, survivants de l’effroyable holocauste, avaient naguère défilé devant elle, portant les armes de la Grand’Guerre et foulant fièrement le sol sacré où leurs frères d’armes, par centaines de milliers, se reposaient dans la gloire... Le sous-préfet de Beaupréau s’approcha du monument, accompagné de deux cents soldats : Cathelineau, même en effigie, paraissait encore trop redoutable pour une simple escouade de démolisseurs ! D’ailleurs, désireux d’échapper au hideux spectacle, tous les habitants avaient gagné les champs comme devant les colonnes infernales de 1793. Seul M. Raimbault, curé de la paroisse, s’approcha du sous-préfet :

« Nous venons, osa lui annoncer ce fonctionnaire, pour descendre la statue du général Cathelineau et la mettre à l’abri des insultes de la population.

– À l’abri des insultes de la population !... s’exclama le prêtre. Mais qui donc songe à l’insulter ? »

La besogne s’accomplit : arrachée de son piédestal par une corde liée trop bas, la statue tomba violemment sur le pavé, où se brisa la tête. Puis la soldatesque la frappa à coups de baïonnettes et la fit rouler ignominieusement jusque dans le jardin du presbytère :

« La statue du Saint de l’Anjou, avait observé le spirituel sous-préfet, n’est pas une statue profane. »

C’est sans doute pour cela qu’une nouvelle statue de Cathelineau fut encore profanée soixante-quatre ans plus tard, en 1896.

Le 13 octobre, trois évêques avaient assisté, dans l’église du Pin, à l’inauguration du monument. L’évêque de Belley, précédemment curé de Notre-Dame de Cholet et aujourd’hui cardinal-archevêque de Reims, Mgr Luçon, s’était écrié au cours de son panégyrique :

« Je m’honore de ma qualité de Vendéen comme de mes titres de Français et de chrétien. Bercés aux récits des hauts faits de nos aïeux, nous portons dans le cœur, nous, fils de la Vendée, le culte de nos héros. »

Le lendemain, on voulut inaugurer aussi sur la place une statue semblable à celle qui avait été démolie en 1837. Le terrain, bordé d’une grille, était du reste la propriété particulière du comte Xavier de Cathelineau. Or l’autorité s’opposa à l’inauguration. Et, le 13 mars 1897, le secrétaire de la préfecture, accompagné de dix-huit gendarmes et de cinq ouvriers d’Angers, venait enlever la statue, restée jusque-là sous les planches, et la placer sous scellés dans un grenier de la mairie.

Elle y est toujours, le culte de semblables héros constituant sans doute un danger public.

 

 

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XII

 

WESTERMANN EN VENDÉE – LA VICTOIRE DE CHÂTILLON

LE GHAND CHOC DE VIHIERS

 

(25 juin-19 juillet 1793)

 

Le reflux : quarante mille soldats cernent de nouveau la Vendée. – Le général Westermann. – La surprise de Parthenay (25 juin). – La défaite du Moulin-aux-Chèvres (2 juillet). – Westermann à Chatillon : massacre des blessés. – La victoire de Châtillon (5 juillet). – La Grande Armée concentrée à Chemillé. – La retraite de Martigné (15 juillet). – Le grand choc de Vihiers (18 juillet) : victoire de Piron. – La fuite de Santerre. – Le triomphe. – La « vertu » du sans-culottisme.

 

L’échec de Nantes fit refluer sur le Bocage et les Mauges les forces républicaines, qu’une série d’étonnantes victoires avaient repoussées au-delà du Thouet et de la Loire. Elles atteignirent bientôt Châtillon-sur-Sèvre, le centre du pays conquis, et parurent sur le point de l’emporter. On vit alors que rien n’était aussi provisoire qu’une défaite vendéenne et que, pour venir à bout de leurs adversaires, les généraux jacobins devraient remplir l’office d’incendiaires et de bourreaux.

Au début de juillet 1793, Ancenis, Angers, Saumur, toute la rive droite de la Loire, retombèrent donc au pouvoir des républicains et sous le régime de la liberté, c’est-à-dire de la délation, de la prison et de la guillotine.

Rentrés à Saumur, les quatorze mille hommes de l’armée de Tours formèrent la première division de l’armée du général en chef Biron, qui avait sous ses ordres les généraux de Menou, Santerre, Joly, Chabot et une douzaine d’autres.

Biron lui-même s’établit à Niort, avec sa seconde division : quinze mille six cents fantassins et treize cent quatre-vingts cavaliers, dirigés par les généraux Chalbos et Westermann.

Une troisième division, cinq mille hommes, était commandée, aux Sables-d’Olonne, par le général Boulard.

La levée en masse devait augmenter encore l’effectif de cette armée de quarante mille hommes, pourvue en abondance de canons et de munitions.

Parmi ses généraux, Westermann voulait jouer un rôle prépondérant.

Cet avocat, qui depuis la prise des Tuileries se croyait un grand capitaine, avait l’audace de son ami Danton. Aide de camp de Dumouriez, il avait compris, à l’armée du Nord, la nécessité de la discipline militaire, et il savait l’imposer à ses volontaires avec une farouche énergie. Chargé par la Convention de former la légion germanique, il la conduisit en Vendée, bien décidé à n’épargner aucun moyen, même les plus cruels, pour écraser l’insurrection ; et il se croyait sûr du succès. Sur ses pressantes instances, Biron l’autorisa à aller de l’avant, et, le 25 juin, il se dirigea de Saint-Maixent sur Parthenay avec ses douze cents fantassins, ses quatre cents cavaliers et ses huit pièces d’artillerie volante.

Parthenay venait d’être occupé par les huit cents Vendéens de Baudry du Plessis et de Delafargue. Lescure, accouru, le bras en écharpe, du château de Clisson, y avait en outre amené deux mille Poitevins et vingt-deux canons. La Ville-Baugé, Beauvolliers, Beaurepaire, l’aidèrent à mettre Parthenay en état de défense.

Malheureusement, dans la nuit du 25 juin, le service de garde fut mal assuré, et Westermann, arrivé sans bruit à 3 heures du matin avec la légion des Ardennes, pénétra en ville, surprit les Vendéens en plein sommeil, en massacra plusieurs centaines et les dispersa en désordre sur la route de Thouars.

Lescure se replia sur Châtillon, par Amailloux, où il fut rejoint par La Rochejaquelein, de Beauvais et le reste de la garnison royaliste de Saumur.

Westermann, maintenant à la tête de trois mille hommes, occupa Amailloux le 1er juillet, bien décidé à traverser le pays ennemi jusqu’à Nantes.

Après avoir permis le pillage et l’incendie d’Amailloux, il alla détruire le château de Clisson, « le repaire de ce monstre vomi par l’enfer », ainsi qu’il appelait Lescure dans une lettre à la Convention.

Il continua sa marche sur Bressuire et Châtillon, semant partout la terreur. Le directoire de Saint-Maixent et l’évêque constitutionnel des Deux-Sèvres, – « pendant » de l’évêque d’Agra, – accompagnaient l’armée dévastatrice.

 

 

La Grande Armée vendéenne étant alors dissoute, le danger était pressant. Le tocsin sonna de nouveau à tous les clochers ; des courriers, des femmes allèrent crier au secours dans toutes les directions.

Le 2 juillet, Westermann se retranche sur les hauteurs boisées du Moulin-aux-Chèvres, à deux lieues de Châtillon. Réunis au gué Paillard, les royalistes cherchent à envelopper l’ennemi en se faufilant à travers les haies et les taillis ; mais ils sont déconcertés par les tirailleurs belges de l’adjudant-général Aubertin, et l’artillerie républicaine, fortement située, commence à canonner Châtillon. La retraite s’impose, retraite que La Rochejaquelein, resté en arrière à cent cinquante pas de la batterie ennemie avec une poignée de braves, empêche de se changer en déroute. C’est là qu’un jeune gentilhomme a le bras gauche emporté par un boulet : il exige que ses compagnons, qui veulent le secourir, continuent à se battre, et il se retire seul.

Il rencontre de Beauvais :

« Mon cher, dit-il, je ne suis pas trop à plaindre, puisque c’est le bras droit qui me reste ; j’en ferai encore usage pour le service du roi. »

Un mois après, en effet, le bras amputé, il reprenait son poste de combat.

Westermann entra à Châtillon à 7 heures du soir. Les six cents prisonniers républicains qu’il y délivra implorèrent auprès de lui la grâce des habitants, en raison des bons traitements qu’ils avaient reçus. Ils obtinrent cette grâce ; mais les blessés restés à l’hôpital furent impitoyablement massacrés. Le Conseil supérieur avait fui d’ailleurs vers Beaupréau, et à sa suite une foule de vieillards, de femmes et d’enfants. « Je me mis à courir de toutes mes forces, raconte la marquise de La Rochejaquelein, n’étant qu’à une lieue et demie de la ville. Je passai la rivière de Sèvre à Mallièvre, et je me réfugiai dans une métairie que je ne connaissais pas. Je me fis habiller en paysanne de la tête aux pieds, je choisis même les vêtements les plus déchirés. Nous nous arrêtâmes à Concize, le chevalier étant venu nous inviter de la part de sa belle-sœur, femme d’émigré, qui y était avec sa fille et son fils très enfant. » Désormais toutes les classes sociales, jetées hors de leurs châteaux ou de leurs chaumières, étaient confondues dans la tourmente.

 

 

Cependant la revanche était proche.

Mestadier, l’évêque intrus des Deux-Sèvres, avait chanté un Te Deum dans l’église châtillonnaise de la Trinité. Pour assurer sa conquête, Westermann avait placé une batterie sur la route de Bressuire et posté quatre bataillons sur le Mont-Gaillard. Le 4 juillet, il avait envoyé un détachement au château de La Rochejaquelein pour l’incendier : la Durbelière brûla malgré les efforts des paysans fidèles, qui réussirent plusieurs fois à étouffer les flammes et fusillèrent l’officier commandant le détachement.

Or Lescure et La Rochejaquelein avaient fait rassembler les paysans d’Anjou. D’Elbée, Bonchamps, Stofflet, accouraient à marches forcées avec vingt-cinq mille hommes, réunis dès le 4 juillet à Cholet. Le 5, ils abordaient par le Moulin-des-Champs le Mont-Gaillard, où Westermann les attendait avec trois mille hommes de troupes réglées et plusieurs pièces de canons.

À 10 heures, Marie-Jeanne retentit. À ce signal, les hommes de Stofflet et de Marigny, chargés d’une fausse attaque de front, rampent à plat ventre derrière les blés, se précipitent sur le faubourg Saint-Jouin, et exterminent un bataillon républicain posté sur la route de Bressuire.

Pendant ce temps, d’Elbée et Bonchamps contournent la ville. À l’avant-garde, Lescure et La Rochejaquelein entraînent leurs hommes au pas de course sur les pentes du Mont-Gaillard et cernent le camp des républicains. Il ne reste à ceux-ci, pour s’enfuir, que la pente rapide qui descend à la rivière ; ils y roulent pêle-mêle avec les chevaux, les canons et les caissons, tandis que l’autre colonne royaliste pénétrait en ville. Là, le carnage fut atroce : Marigny fut trempé du sang de soixante-quinze Bleus qu’il sabra à lui seul. Pour sauver la vie des prisonniers qui se cramponnaient à ses vêtements et à son cheval, il fallut que Lescure menaçât de les défendre les armes à la main. Déjà les paysans vendéens avaient trop souffert pour résister, en de pareilles heures, aux sollicitations de la vengeance.

La victoire était complète. Près de trois mille républicains couvraient le sol. Westermann, surpris par la déroute au milieu de son repas, erra dans la campagne avec trois cents hussards, qui furent presque tous exterminés à ses côtés ; il ne dut lui-même la vie qu’à un guide qui le ramena à Parthenay. Le reste des fuyards était si démoralisé, qu’on en vit se rendre à des femmes armées de fourches. Canons, fusils, chevaux, munitions, la caisse de l’armée et la voiture même de Westermann étaient tombés en deux heures entre les mains des Vendéens.

Le Conseil supérieur rentra à Châtillon et proclama un nouveau rassemblement pour le 11 juillet. De leur côté, Lescure, d’Elbée et La Rochejaquelein ordonnèrent aux habitants d’Argenton-Château et des environs de se réunir à Bressuire « avec leurs armes et le plus de pain qu’ils pourraient pour être prêts à marcher de suite ». Les quelques milliers d’hommes qu’on avait culbutés à Châtillon ne constituaient en effet que l’avant-garde de la formidable armée qui continuait, de toutes parts, à menacer la Vendée.

 

 

C’est peu de jours après que Biron, dénoncé par les agents secrets du ministre Bouchotte, fut destitué et mis en accusation ; il fut condamné à mort en décembre 1793, comme coupable de conspiration contre la sûreté de la République. Quant à Westermann, il fut acquitté, malgré sa défaite, en raison de la « fermeté et des principes d’humanité » qu’il avait manifestés.

Ces principes d’humanité, les représentants du peuple les imaginaient encore assez puissants pour convertir la Vendée : « Bonnes gens, on vous égare ! écrivaient-ils dans une proclamation du 6 juillet. Rentrez à la voix de vos frères et de vos amis, rentrez dans vos familles, il ne vous sera point fait de mal, et vous ne serez l’objet d’aucune recherche. Ne versez plus votre sang ; ne haïssez plus ceux qui ne veulent vous traiter que comme des amis fidèles... Ne les croyez pas (vos nobles et vos prêtres) quand ils vous disent que nous voulons détruire votre religion, ravager vos champs, incendier vos maisons... Nous vous le déclarons au nom de la patrie : nous ne pénétrerons au milieu de vous que pour y ramener la paix, la sûreté, la concorde. »

Mais les Vendéens savaient à quoi s’en tenir sur les belles déclarations de ces loups devenus bergers, et ils se préparaient à repousser de nouvelles attaques.

Réunis à Bressuire et à Châtillon, ils durent tout à coup se diriger vers le nord, où les généraux La Barollière et Berthier, traversant les Ponts-de-Cé, avaient occupé Brissac.

L’armée vendéenne se concentra d’abord à Chemillé. Bonchamps, d’Elbée, Lescure, La Rochejaquelein, Stofflet et Marigny parvinrent à y rassembler vingt mille hommes. Partis à l’aube du 15 juillet, ils arrivèrent vers midi sur les bords du Layon, où l’armée de La Barollière, forte de onze à douze mille soldats, était déjà établie. La chaleur était excessive, et les paysans, la gorge sèche et l’estomac vide, peinaient rudement. Mais on avait décidé de surprendre l’ennemi par le flanc, et sans perdre un instant, l’avant-garde, commandée par Bonchamps, Lescure et La Rochejaquelein, se précipita sur le centre des républicains et s’empara de Fline, leur quartier général. Bombardés par l’artillerie vendéenne, ceux-ci se mirent à fuir en désordre sur la route de Vihiers.

L’arrivée du gros de l’armée vendéenne rendit leur position plus critique encore : le général Barbazan dut reculer jusqu’aux fontaines de Johannet et vit le moment où ses troupes seraient coupées en deux.

Une imprudente manœuvre changea le sort de la journée. Voulant placer son artillerie dans une position plus favorable, Beauvais chargea huit cents cavaliers et deux mille fantassins d’appuyer le mouvement ; mais Marigny accourt, lui représente que l’infanterie suffira au centre à assurer la victoire, et qu’il vaut mieux lancer la cavalerie sur la gauche ennemie. Or la cavalerie vendéenne, tournant par Villeneuve, Martigné et le château de Fline, arrive en effet sur les lignes républicaines, lorsque les paysans la prennent pour la cavalerie ennemie et dessinent un mouvement rétrograde. C’en est assez pour rompre l’équilibre, toujours instable, des forces vendéennes. En vain Marigny et Beauvais, agitant leurs mouchoirs, montrent-ils aux premières lignes qu’elles se sont trompées ; les suivantes croient à un échec et se débandent. Nouveau malheur : Bonchamps, voulant à toute force rétablir le combat, se laisse environner par un parti de hussards et ne s’en dégage que pour recevoir un biscaïen qui lui brise l’extrémité du coude. Le vent de la déroute passe alors, comme à Nantes, sur la Grande Armée et la repousse vers Chemillé. Marigny, dont la cavalerie est écrasée par les deux régiments de hussards du général Dutruy ; La Rochejaquelein, Stofflet, font en vain des prodiges de valeur : ils parviennent du moins à protéger une retraite qui ne coûta, somme toute, aux Vendéens que trois ou quatre cents hommes.

Le général La Barollière avait d’autant plus lieu de ne point exagérer son triomphe, que trois mille de ses soldats fuyaient à toutes jambes sur la route d’Angers, tandis que leurs vainqueurs reculaient vers Chemillé. Mais il fallait saisir cette occasion de crier victoire, et Santerre fut averti que les brigands avaient été complètement battus à Martigné. Turreau et le représentant Bourbotte écrivirent de leur côté, le 16 juillet, à la Convention : « On a été obligé d’arrêter l’ardeur de nos bataillons, qui, après neuf heures de combat, voulaient encore, aux cris de : “Vive la République !” poursuivre les ennemis jusque dans leurs repaires ; nous avons, de concert avec les généraux, modéré leur généreuse impatience en leur promettant de les satisfaire après quelques moments de repos. »

Les Vendéens eux-mêmes se chargèrent de répondre à ces fanfaronnades en remportant, le 18 juillet, trois jours après la demi-victoire du général La Barollière, l’une de ces victoires sur laquelle aucun doute ne fut possible.

Nous arrivons en effet au grand choc de Vihiers, la plus étonnante des rencontres qui se soit encore produite entre les Vendéens et leurs adversaires.

 

 

Désireux de frapper enfin le coup décisif, le général Menou s’était établi à Vihiers avec trois divisions, dont l’effectif dépassait probablement cinquante mille hommes. La première, commandée par Santerre, logeait en ville ; la seconde, avec les généraux Joly et Chabot, bivouaquait aux alentours ; la troisième, avec La Barollière, campait à Montilliers. Tous les départements voisins, Loiret, Indre, Vienne, Dordogne, y étaient représentés par des volontaires, pillards, couards, crapuleux et indisciplinés, que maudissaient les généraux. « J’ai le cœur navré de ce que je vois, écrivait alors La Barollière, et quand on a servi trente-six ans avec honneur, il est dur, à la fin de sa carrière, de voir le mal sans pouvoir y remédier que faiblement. »

Les sans-culottes parisiens étaient, nous le savons, les pires de tous : « Le tableau, écrivait le 23 juillet la municipalité d’Airvault au district de Loudun, le tableau que vous nous crayonnez des horreurs commises par les bataillons de Paris fait frémir les vrais républicains. »

Mais, tout de même, l’immense armée de Vihiers pouvait, semble-t-il, attendre sans frayeur les quelques milliers de paysans qui marchaient à sa rencontre.

Elle était rangée en bataille, autour de Vihiers, sur des positions qui paraissaient inexpugnables. Au centre, en avant de l’étang du château, un premier corps couronne les buttes des moulins de Galerne et du pont du Lys. À droite, dominant la profonde vallée du Lys, un second corps entoure la métairie de Jusalem. À gauche, vers le cimetière, les escarpements de la Dauphinerie couvrent un troisième corps. Les troupes sont appuyées par quarante pièces de canon et une nombreuse cavalerie, qui occupe, prête à charger, les rues de la ville.

D’aussi formidables dispositions de défense paraissent ridicules en comparaison de la faiblesse des troupes adverses.

La Grande Armée et ses généraux étaient dispersés au loin. Seule la population de la région voisine, renforcée, il est vrai, par les contingents que lui dépêchent Lescure et La Rochejaquelein, est accourue avec des chefs subalternes ; et Coron, la Salle-de-Vihiers, Vezins, Chanteloup, la Tourlandry, les Gardes, Trémentines, Cholet, avec Piron, de Marsanges, de Villeneuve et de Keller ; le Voide, Montilliers, Gonnord, Joué, Melay, Chemillé, avec Forestier et Guignard ; Saint-Hilaire-du-Bois, Saint-Paul-du-Bois, la Plaine, Izernay, donnent à peine dix mille combattants.

Mais ils ont décidé de vaincre ou de mourir. Les femmes et les enfants ont eux-mêmes gagné les champs de genêts, comprenant le sort qui attend leurs villages si les Bleus, vainqueurs, y font irruption. De plus, la veille du grand choc, un engagement, superbement conduit, a rempli les Vendéens d’une invincible confiance : vers Coron, là même où ils ont remporté, il y a trois mois, l’une de leurs premières victoires, douze cents Vendéens, aidés de six cents transfuges suisses et allemands, ont culbuté l’avant-garde républicaine, forte de six mille hommes, et l’ont repoussée en déroute vers Vihiers, malgré les efforts des généraux Menou et Danican, qui furent tous deux frappés par leurs balles.

Dans la nuit du 17 au 18 juillet, il fut question chez les Bleus de se replier sur Doué ; mais la retraite de ces cinquante mille hommes eût été par trop honteuse, et La Barollière décida de les maintenir sur la défensive.

Ce fut sans doute ce qui amena le triomphe de leurs adversaires, en permettant à ceux-ci de concentrer leurs efforts.

 

 

Les paysans n’aperçoivent point leurs grands chefs ; mais ils s’imaginent qu’ils sont, comme à l’ordinaire, sous le feu de l’ennemi, et ils s’apprêtent à les rejoindre. Comme de Boisy propose de les attendre :

« Tant pis pour eux, riposte Forestier ; ils ont assez de Jours pour vaincre, qu’ils nous laissent au moins celui-là.

– Mais si, au fort de la bataille, observe La Guérinière, nos soldats s’aperçoivent de leur absence ?

– Faisons en sorte, répond Piron, qu’ils croient toujours que ces messieurs s’y trouvent. »

Ils tinrent parole, si bien que M. Henri lui-même, – dont le seul souvenir exerce ainsi une prestigieuse fascination, – parut mener le combat.

Piron, qui commande maintenant en chef, La Guérinière et Forestier lancent à la fois leurs colonnes sur les hauteurs de la Galerne, sur le pont du Lys, le cimetière, la métairie de Piquebœuf et les escarpements de Jusalem. Herbault dirige l’artillerie. Au loin, dans les fermes et dans les champs, les femmes et les enfants s’unissent aux combattants par d’ardentes prières : l’âme frémissante de la Vendée fait violence au ciel, aux hommes et aux choses.

Piron a un trait de génie : se précipitant sur le pont du Lys, il cerne les républicains qui couronnent les hauteurs par la grand’route et les métairies voisines des Chasseries et du Coteau. Étonnés d’une si brusque attaque, les Bleus reculent vers l’étang et le ravin, où ils sont adossés ; là Herbault les crible de mitraille, et, lorsqu’ils veulent riposter, les paysans, se jetant à plat ventre, puis bondissant d’arbres en arbres, les massacrent à l’arme blanche. Ils roulent sur les rochers, se pressent en troupeaux confus sur la chaussée du moulin et vont jeter l’effroi, la panique, jusque dans les rues de Vihiers. Un escadron de hussards, qui s’élance pour arrêter les Vendéens, périt tout entier, sauf deux hommes, sous leur effroyable fusillade.

Le centre républicain n’existe plus. À gauche, Piron et Guignard s’emparent des canons établis sur les coteaux de Jusalem, lancent leurs tirailleurs par les chemins creux, occupent le faubourg Saint-Jean et arrivent à leur tour dans les rues de la ville.

Santerre, qui remplace, comme général en chef, Menou blessé la veille, ne sait se lever de table que pour fuir dans les prairies de la Martinière, où il essaye en vain de rallier ses troupes. Comme il tourne bride prudemment, Forest, Renou, Loyseau, s’élancent sur cet homme qui a conduit le roi à l’échafaud. Loyseau, dit l’Enfer, va le frapper de son sabre, lorsqu’il franchit un mur de cinq pieds et s’échappe. Aussitôt retentissent les cris de :

« Sauve qui peut ! Nous sommes trahis ! »

Et les républicains, coupant les traits des attelages pour fuir plus vite, sont atteints par les cavaliers vendéens, qui les poursuivent jusqu’à Vaillé et se livrent à un affreux carnage. Le représentant Bourbotte n’échappe à de Villeneuve qu’en sautant de cheval pour traverser une haie épaisse. Dans les bois de Vaillé, on voit Hervé (capitaine de la paroisse de Montilliers) galoper seul au milieu d’une troupe ennemie, tuer son officier, s’emparer de son étendard et revenir, avec ce trophée, vers les siens pour continuer la charge.

Le drapeau blanc flotte maintenant sur le clocher qu’a escaladé Mercier, dit la Vendée. Ce signe de victoire décourage le troisième corps républicain, qui tenait toujours à la Dauphinerie. Alors, tandis que les tirailleurs vendéens, avec une audace inouïe, se glissent derrière les buissons pour les fusiller, Piron, La Guérinière et Bonnin les cernent de tous côtés et les frappent d’une telle épouvante, que, jetant leurs fusils et leurs gibernes, beaucoup ne s’arrêtèrent qu’aux Ponts-de-Cé, à Saumur, à Chinon, et même à Tours.

La Vendée avait vaincu. L’armée républicaine, selon l’expression d’un mémorialiste, avait fondu comme neige au soleil ; l’indiscipline de ses soldats et l’impéritie de ses chefs lui avaient coûté deux mille cadavres, trois mille prisonniers, la perte de trente canons et d’une immense quantité de munitions et d’approvisionnements, et surtout une humiliation qui renouvela chez les vainqueurs les plus joyeux enthousiasmes.

Lorsque La Rochejaquelein et Lescure, partis de Cholet au grondement du canon, arrivèrent, trop tard, sur le champ de bataille, ils se jetèrent au cou de leurs camarades et serrèrent avec effusion les mains des soldats, qui ne pouvaient croire encore à leur absence. Le 20 juillet, le Conseil supérieur lança une proclamation triomphale portant ces mots : « La valeur de nos troupes dans cette action est au-dessus de tout éloge, et l’Europe, un jour, s’étonnera des prodiges qu’elles ont opérés. »

Par contre, les vaincus n’avaient point assez de malédictions les uns pour les autres : « Quelle guerre et quelle armée ! écrivait Turreau. Je n’avais pas tort de n’y vouloir point venir. » – « Jamais, lit-on dans le rapport de Menon (du 23 juillet), la lâcheté ne fut plus à son comble ; le désordre, la terreur se mit dans toute l’armée, et aucune puissance humaine ne put en arrêter le cours. »

Mandés à Paris par le Comité de salut public, les généraux Berthier et Dutruy rédigèrent un exposé qui ne laisse à son tour aucun doute sur les causes de la défaite : « Pendant la marche dans un pays où la plus grande partie des habitants était dévouée à la République, rapportaient-ils, une grande partie des troupes s’est livrée aux vexations et aux pillages les plus affreux. Rien n’a été ménagé : patriotes, comme les autres, tout a été pillé. Les bataillons de Paris faisaient des réclamations journalières d’argent et d’autres effets contraires aux règlements. Beaucoup ont vendu leurs effets et leurs armes ; arrêtés, ils répondaient que ces effets étaient à eux, puisque leurs sections les leur avaient donnés. Santerre a même été menacé dans sa vie. Le 18, l’avant-garde se bat avec valeur ; mais tout le reste se déploie, malgré des ordres contraires. Des bataillons de Paris se retirent sans s’être battus, menacent leurs chefs et crient à la trahison. Deux bataillons, conduits au secours de l’avant-garde, ont la lâcheté de rétrograder en vue de l’ennemi. La déroute est bientôt générale ; on ne peut arrêter la troupe à Doué, et l’on marche jusqu’à Saumur (à deux lieues de Vihiers !). Lorsque l’armée a été hors de la poursuite des rebelles, nous avons eu la douleur d’entendre chanter dans la colonne après avoir vu quelques-uns de ces mêmes soldats jeter leurs armes, leurs cartouches et leurs sacs. »

Naturellement, tant de franchise de la part de Berthier, qui se vanta d’ailleurs de s’être prononcé, après le 10 août, « avec l’énergie d’un homme libre qui ne reconnaît que la souveraineté du peuple et d’avoir donné des marques constantes de civisme », tant de franchise lui valut l’animadversion de Ronsin et de Bouchotte, qui suspendirent le futur maréchal de France de toute fonction militaire. Mais en voilà assez pour montrer, une fois de plus, l’inanité des légendes qui attribuent au sans-culottisme d’héroïques vertus : ces vertus consistaient surtout à piller, à massacrer et à satisfaire les plus viles passions.

 

 

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XIII

 

LE DÉCRET D’EXTERMINATION – KLÉBER ET LES MAYENÇAIS

 

(Août 1793)

 

D’Elbée généralissime (19 juillet). – Les quatre commandements Vendéens. – La quatrième invasion républicaine. – D’Autichamp vainqueur aux Ponts-de-Cé (26 juillet). – La Convention ordonne la destruction de la Vendée (17 août 1793). – Le général Kléber. – D’Elbée vainqueur à Chantonnay. – Le conseil de guerre de Saumur (2 septembre). – Rivalité de Canclaux et de Rossignol. – Nouvel encerclement de cent mille soldats.

 

La victoire de Vihiers aurait pu avoir pour conséquence un retour offensif vers Nantes et l’union, si désirable, de la Bretagne et de la Vendée.

Vers la fin de juillet 1793, la situation des insurgés était d’autant plus favorable que d’Elbée fut élu généralissime, le 19 juillet, par les chefs vendéens ou leurs délégués réunis à Châtillon. Malgré certaines jalousies, ce choix était heureux, puisque la science militaire de d’Elbée s’était imposée à Cathelineau lui-même. La puissance du commandement militaire, dont le Conseil supérieur civil, où intriguait l’abbé Bernier, tendait trop à diminuer l’indispensable primauté, fut d’ailleurs renforcée par la nomination de quatre lieutenants-généraux : Bonchamps, qui avait défendu de voter pour lui comme généralissime, et dont l’adjudant fut le chevalier de Fleuriot ; Lescure, qui commandait la Grande Armée proprement dite, et dont l’adjudant fut Remi de La Rochejaquelein ; Royrand, qui commandait en Bas-Poitou, avec de Cumont pour adjudant ; Donnissan, qui, avec Charette, commandait le pays de Retz. On plaça en outre Bernard de Marigny à la tête de l’artillerie, Forestier à la tête de la cavalerie, et d’Armaillé à la tête du service des vivres.

Les prisonniers, internés au nombre de douze mille à Cholet, à Mortagne et à Chemillé, furent renvoyés, tondus, dans leurs foyers, où ils furent du reste forcés, en grand nombre, de reprendre les armes.

Or tout cela s’accomplit entre de perpétuels combats, car la République ne laissait aucune trêve aux insurgés.

 

 

Au lendemain même de leur victoire de Vihiers, ils étaient cernés de tous côtés par des troupes avides de vengeance. De Tours à Paimbœuf, les armées de La Barollière, de Du houx et de Canclaux descendaient sur la rive gauche de la Loire. Wieland, à Noirmoutier et à Belle-Isle, occupées par trois mille soldats et de nombreux canons ; Boulard et Baudry, aux Sables-d’Olonne, avec cinq mille hommes ; Tunck, à Luçon, avec six mille hommes ; Chalbos, à Niort et à Saint-Maixent, avec dix mille hommes ; Turreau, à Thouars, s’apprêtaient à jeter de nouveau sur la Vendée comme un immense filet de fer, de feu et de sang.

D’Autichamp fut chargé d’aller en briser les mailles aux Ponts-de-Cé, où les patrouilles républicaines multipliaient les incendies et les déprédations.

Bourgeois, qui commandait les huit cents hommes du bataillon parisien campé à Roche-de-Mûrs, dut rétrograder aux Ponts-de-Cé et fut rejeté, à travers les îles et les ponts qui coupent en cet endroit les trois bras du fleuve, jusqu’à Angers. Aux buttes d’Érigné, des centaines de Bleus se précipitèrent et se noyèrent dans le Louet, avec armes et bagages. Scépeaux acheva la victoire en écrasant, vers Brissac, un détachement républicain échappé, la semaine précédente, au désastre de Vihiers.

On était au 26 juillet.

Comme toujours, et non sans raison, la lâcheté des fameux « héros de cinq cents livres » fut mise en cause : « Nos troupes ne veulent pas se battre, écrivait le 27 juillet Momoro, le premier imprimeur de la Liberté, au département de Paris. Je ne conçois rien de semblable à nos bataillons de Paris : ils perdent leur réputation. » Les commissaires Lenoir et Lemaire écrivaient de même à la section des gardes françaises : « Nous ne pouvons pas concevoir par quelle fatalité nos bataillons prennent l’épouvante devant un ramas d’enfants et de paysans mal armés. Si nos volontaires voulaient combattre, un seul des nôtres en vaincrait au moins trois des leurs. » Le conventionnel Philippeaux était plus sévère encore : « Maisons incendiées ou dévastées, annonçait-il à la Convention le 31 juillet, meurtres de patriotes, violences brutales sur les femmes, jamais hordes barbares ne commirent d’excès plus atroces. La plupart des généraux, loin de réprimer les attentats, en donnent l’exemple. »

C’était bien le cas pour la Convention d’en venir à des moyens plus humains et de remplacer les hordes barbares de sans-culottes ou les bandes de volontaires qui ne voulaient qu’une seule chose : ne pas se battre, par des régiments disciplinés qui mèneraient enfin, contre les Vendéens, une guerre digne de soldats français.

Or ce fut exactement le contraire qui se produisit. La Convention décida de généraliser des atrocités dont voici le programme, tracé froidement par Barère à la séance de la Convention du 1er août 1793 :

« Le Comité de salut public a préparé des mesures qui tendent à exterminer cette race rebelle, à faire disparaître leurs repaires, à incendier leurs forêts, à couper leurs récoltes, et à les combattre autant par des ouvriers et des pionniers que par des soldats. C’est dans les plaies gangreneuses que la médecine porte le for et le feu. C’est à Mortagne, à Cholet, à Chemillé, que la médecine politique doit employer les mêmes moyens et les mêmes remèdes. L’humanité ne se plaindra point : les vieillards, les femmes, les enfants seront traités avec les égards exigés par la nature et la société (nous verrons qu’il n’en sera rien). L’humanité ne se plaindra pas : c’est faire son bien que d’extirper le mal (voilà justifiés à l’avance les crimes d’un Carrier). Louvois fut accusé par l’histoire d’avoir incendié le Palatinat, et Louvois devait être accusé ; il travaillait pour le despotisme, il saccageait pour des tyrans. Le Palatinat de la République, c’est la Vendée, et la liberté, qui cette fois dirigera le burin de l’histoire, louera votre courageuse révolution parce que vous aurez sévi pour assurer les droits de l’homme, et que vous aurez travaillé à extirper les deux plus grandes maladies des nations, le fanatisme religieux et la superstition royale. » Barère terminait par ce ricanement qu’il jugeait de bon goût, après un tel rapport : « Ah ! comme la République serait sauvée si tous les Français savaient combien est délicieux le nom de la patrie ! »

Pour aider les Vendéens à goûter ces délices, la Convention décréta les mesures proposées par Barère : « Il sera procédé à l’épurement de l’état-major et des commissaires des guerres de l’armée des côtes de la Rochelle pour leur substituer des officiers généraux et des commissaires d’un patriotisme prononcé... L’organisation des compagnies des pionniers et des ouvriers sera accélérée ; ils seront choisis dans les communes les plus patriotes... Il sera envoyé par le ministère de la Guerre des matières combustibles de toutes espèces pour incendier les bois, les taillis et les genêts. Les forêts seront abattues, les repaires des rebelles seront détruits... Les généraux n’emploieront désormais pour mots d’ordre que des expressions patriotiques et que les noms des anciens républicains ou des martyrs de la liberté. Les biens des rebelles de la Vendée sont déclarés appartenir à la République. »

Ce n’était donc plus seulement des individus que la Terreur condamnait à mort ; c’étaient des provinces entières, les plus belles de la France. Et cela s’appelait du patriotisme...

Les clubs où s’élaborait ce patriotisme, – qui s’appelait aussi de l’humanité, – hurlèrent d’une joie féroce :

« Faisons chauffer des boulets rouges, s’écriait le 4 août un orateur des Cordeliers, incendions une quarantaine de villages des départements insurgés ; cette mesure de rigueur est un acte de justice, car les innocents qui sont au milieu des révoltés sont des lâches que nous ne devons pas épargner... Nous sommes les plus forts, usons de nos droits ; mettons à notre tête des savetiers, ces hommes-là sont seuls dignes de nous commander. »

À défaut de savetiers, on venait de mettre à la tête de l’armée révolutionnaire des hommes non moins dignes de la commander : l’orfèvre Rossignol et le comédien Ronsin. Ils se concertèrent aussitôt, nous l’avons vu, avec le ministre Bouchotte pour sans-culottiser le commandement et mettre leurs soldats « dans le sens » en leur faisant lire le Père Duchesne.

De nouveaux « héros de cinq cents livres », recrutés dans les bas-fonds de la capitale, vinrent se joindre aux effectifs de la levée en masse ; car, dans son aveugle fureur, la Convention renouvelait sans cesse les causes des précédents désastres. Au son du tocsin, tous les habitants des départements voisins, de seize à soixante ans, étaient invités à venir défendre les bons principes : il en vint, à Niort, des Charentes, de la Creuse, de la Vienne, de la Haute-Vienne, des Deux-Sèvres ; à Saumur, du Cher, de l’Indre, de l’Indre-et-Loire, du Loiret ; à Angers, de l’Orne, de la Sarthe, de l’Eure, de l’Eure-et-Loir, de la Seine-Inférieure ; à Nantes, de la Mayenne et de la Manche. Et comme l’on savait que des centaines de milliers de patriotes, qui n’avaient pour vaincre que leur patriotisme et les décrets d’extermination, ne suffisaient tout de même pas à dompter les insurgés, on lança aussi contre eux de vrais régiments et d’habiles généraux qui avaient vaincu ou devaient vaincre l’Europe. En la mettant aux prises avec « des garnisons exercées dans l’art des combats », les conventionnels montreraient à l’Histoire que l’indiscipline, la lâcheté et la barbarie des adversaires de la Vendée n’étaient pas les seules causes de ses victoires.

 

 

Si l’on voulait personnifier la génération de 1789, on ne saurait faire un choix plus flatteur que celui du général Kléber.

Ce Strasbourgeois partageait l’enthousiasme révolutionnaire qui inspira, sous les auspices du maire Dietrich, les strophes de la Marseillaise. Il était persuadé qu’un monde nouveau, où tous les fanatismes, tous les despotismes allaient périr, sortait du creuset philosophique, et son épée naïve était ainsi d’avance vouée au service des politiciens jacobins ; service, hâtons-nous de l’ajouter, indigne de son noble désintéressement et de sa haute valeur de soldat. Pas plus que d’Elbée, Bonchamps ou La Rochejaquelein, il n’était fait pour les horreurs de la guerre civile, et nul doute qu’il n’eût aidé plus tard le Premier Consul à juguler l’anarchie, puis à inscrire sur le sol de l’Europe la glorieuse épopée, si le poignard de Soleyman n’eût interrompu, trop tôt, le cours de ses destinées.

Fils d’un tailleur de pierre attaché à la maison du cardinal de Rohan, il avait été lui-même le protégé du prince-évêque, qui confia son éducation à un curé des environs de Strasbourg. Tour à tour architecte, officier au service de la Bavière, inspecteur des bâtiments publics de Haute-Alsace, il semblait s’être surtout intéressé à la création de l’idéale cité des philosophes lorsque éclata la Révolution. Le courant emporta cette âme sans attaches. Enrôlé, en 1792, dans le 4e bataillon du Haut-Rhin, il arriva rapidement au grade de général et donna sa mesure au siège de Mayence : « Je vécus pendant quatre mois sous une voûte de feu, raconte-t-il. J’assistais à toutes les sorties ; je résistais à toutes les attaques, ignorant pendant ces quatre mois si la France existait encore. »

Envoyé en Vendée, il combattit l’ennemi intérieur avec la même fougue, sans se demander si, au fond, cet ennemi ne représentait pas mieux la France que les proscripteurs dont il accepta d’exercer les haines.

Il est vrai que ces haines, il les partageait, non par fanatisme sans doute, mais par suite d’un invraisemblable aveuglement. Lui qui vit les Vendéens de si près, il écrit dans ses Mémoires que leur insurrection fut le fait d’« une vingtaine de nobles » désireux de « recouvrer leur autorité ». Il flétrit les « mœurs grossières du peuple, la stupidité et l’ignorance » de laboureurs qui ne portaient jamais leurs regards « au-delà de leurs champs, ni leurs espérances au-delà de leur récolte prochaine » ; ce qui ne l’empêche pas, au reste, de se contredire deux lignes après, en reconnaissant que les habitants de l’Ouest « partagèrent l’allégresse générale dans les premiers moments de la Révolution », sourirent à l’avenir « qu’un nouvel ordre de choses semblait leur promettre », applaudirent même « à la chute de leurs seigneurs ». Il admet qu’ils auraient été sans doute « plus insensibles encore à l’abolition de la royauté », si la religion n’avait été « l’unique objet de leur inquiétude » ; mais il n’a pas la moindre idée des droits de la conscience chrétienne, et il ne condamne point ceux qui, en les violant, ont légitimé l’insurrection. Les soldats de Dieu, qui devaient être aussi les soldats du roi, puisque nul autre gouvernement que le gouvernement traditionnel de la monarchie nationale ne pouvait alors rendre leurs garanties aux droits de Dieu, n’étaient pour lui que des hordes de criminels. Et il pactisa avec le terrorisme au point d’indiquer à Rossignol ce moyen de réduire les rebelles du pays de Vitré : « Dépeupler sans miséricorde les trente et une communes sur les intentions desquelles il n’y a plus aucun doute » ; au point d’écrire à Carrier, à l’atroce assassin qu’il appelle « mon cher ami » : « Toi seul, dans la place que tu occupes, sais ouvrir ton cœur à l’amitié et à la confiance... Carrier, je te serai éternellement attaché !... L’intrigue m’empoigne-t-elle encore ? Je n’en sais rien ; mais je serai toujours fort de ma conscience. Et puis n’es-tu pas là ? Je t’embrasse » (13 janvier 1794).

Faut-il en inférer que Kléber méritait d’embrasser un Carrier et de devenir l’inspirateur d’un Rossignol ? Nullement. Il renonça à décrire les scènes sanglantes et inouïes dont Nantes en particulier fut le théâtre, tant elles lui faisaient horreur. Il ne nourrissait aucune illusion sur ce qu’il appelait lui-même « l’ineptie la plus crasse, la négligence la plus impardonnable et la lâcheté » des sans-culottes. Dans ses Mémoires, il avoue que les chefs vendéens étaient « aussi habiles qu’audacieux », et si « les rapports boursouflés et dégoûtants de mensonges » dont il entend faire justice émanèrent, selon lui, de l’un et de l’autre camp, il est clair qu’il les attribue surtout aux pseudo-généraux enfantés par les clubs. Au reste, ce soldat comprenait la valeur de la discipline. Et, à ce sujet, certaine scène dont il fut le héros, le 24 décembre 1793, au club nantais de Vincent-la-Montagne, est caractéristique ; comme on offrait aux généraux victorieux, au nom de la ville, une couronne civique, le représentant Turreau s’écria :

« Eh ! quoi donc ! ce sont les soldats qui remportent la victoire, ce sont eux qui méritent des couronnes, eux qui ont à supporter tout le poids de la fatigue et des combats... Et ces autres honneurs que vous rendez me semblent puer en plein nez l’ancien régime et l’aristocratie. »

Les familiers de Carrier couvrirent ces vertueuses protestations d’un tonnerre d’applaudissements ; mais Kléber parut à la tribune et, prenant, racontent les historiens, tous les avantages de sa puissante stature, il imposa silence par le seul prestige de sa calme dignité :

« Je sais, dit-il, que ce sont les soldats qui remportent les victoires ; mais il faut aussi qu’ils soient conduits par les généraux, qui sont les premiers soldats de l’armée et qui sont chargés de maintenir l’ordre et la discipline, sans quoi il n’y a pas d’armée. Je n’accepte cette couronne que pour l’offrir à mes camarades et l’attacher à leur drapeau. »

Ces simples paroles soulevèrent de trépignants bravos, et Kléber et Marceau, à leur sortie, furent « pressés par le peuple, avide de considérer leurs traits pleins d’avenir ».

Un tel général, – qui sut plus tard égaler Bonaparte lui-même lorsque, au lieu de livrer à l’Angleterre son armée abandonnée, il reconquit l’Égypte en quelques jours, après avoir lancé, en l’accolant à l’ultimatum de l’amiral Keith, la célèbre proclamation : « Soldats, on ne répond à de telles insolences que par des victoires. Préparez-vous à combattre ! » – un pareil conducteur d’hommes, qui savait déjà commander à une époque où ses pairs ne savaient guère que se soumettre ou se démettre, était guetté par de fatales dénonciations. En novembre 1793, les représentants du peuple avaient ordre de l’« observer de très près » comme suspect, ainsi que Haxo, de royalisme.

« S’informer à Rossignol, écrivait le ministre Bouchotte en marge d’un rapport où les représentants du peuple près de l’armée de l’Ouest lui proposaient de confirmer la nomination provisoire de Kléber au grade de général de division, s’informer à Rossignol si Kléber n’est pas fort lié avec Dubayet et s’il est connu pour son attachement à la cause populaire. »

Si, plus heureux que Dubayet (créateur à Grenoble de la première société populaire qui ait existé en France, et incarcéré en 1794 à la prison de l’Abbaye sous le coup d’une accusation capitale dont Thermidor seul le sauva), si Kléber n’entra point dans l’antichambre de la guillotine, ce fut parce qu’il s’était rendu nécessaire par ses victoires. Quatre ans après, sa situation était toujours aussi critique. Les Directeurs lui ayant proposé de s’associer au coup d’État de Fructidor :

« Je tirerai sur vos ennemis, répondit-il ; mais, en leur faisant face à eux, je vous tournerai le dos à vous. »

Hoche lui-même, qui pourtant avait été lui aussi à deux doigts de la guillotine, dénonça alors Kléber en ces termes :

« Vous n’avez rien fait tant que vous avez laissé en France l’homme le plus dangereux à la République, cette langue de vipère qui a perverti la moitié des officiers de l’armée... »

C’est sans doute, notons-le, en raison des périls mortels que lui faisait courir l’indépendance de son caractère qu’il essaya sans cesse, à la différence de tant d’autres, d’esquiver le premier rang. C’est malgré son refus formel qu’il fut nommé général pour aller combattre les Vendéens. C’était dans ce temps-là, écrit-il, « un brevet pour marcher à l’échafaud, ou, ce qui était pis encore, pour gémir dans une prison, le glaive suspendu sur sa tête. » Lors de l’expédition d’outre-Loire, plutôt que d’accepter le commandement en chef, il préféra servir simplement de guide au jeune Marceau, lequel d’ailleurs restait placé lui-même sous l’autorité toute nominale de Rossignol.

Kléber qualifiait d’« imbécile timidité » sa propre modestie. On voudrait, pour sa gloire, qu’elle eût été inspirée par le regret de compromettre son épée d’officier français en d’aussi tristes aventures.

 

 

Il arriva à Tours le 22 août 1793, avec l’armée de Mayence, dont il commandait l’avant-garde et dont Aubert-Dubayet était le général en chef. À la date du 29 septembre, elle comptait sous les drapeaux neuf mille cinq cent soixante-neuf hommes. Quatre mille trois cent quatre-vingt-deux hommes, près du tiers de son effectif, étaient à l’hôpital. Ces troupes étaient les meilleures de France et peut-être de l’Europe.

Au moment de leur arrivée en Vendée, les tentatives d’encerclement révolutionnaire étaient sur le point d’échouer.

Au sud, sur la rive droite du Lay, les quatre mille Poitevins de Sapinaud de La Verrie avaient bien été vaincus par le général Funck, et Sapinaud était tombé au Pont-Charron en s’écriant :

« Je meurs content, puisque je meurs pour mon roi. »

Cinq jours après, le 30 juillet, l’armée de Royrand, portée à mille cinq cents hommes grâce aux renforts amenés par d’Elbée, Lescure, Marigny et Talmont, avait été battue à Luçon. Au nord-est, le 14 août, La Rochejaquelein avait été repoussé de Doué à Concourson par les forces supérieures de Ronsin et de Rossignol. Salomon s’était avancé au-delà de Vihiers. Le 14 août, la Grande Armée et celle de Charette, fortes ensemble de trente mille hommes, avaient échoué dans leur immense effort pour reprendre leur revanche dans les plaines de Luçon : elles y avaient perdu six mille hommes, et Tunck s’était emparé du camp des Quatre-Chemins. Mais, au début de septembre, d’Elbée arrêta au sud, par sa victoire de Chantonnay, les progrès des troupes républicaines de Luçon ; et si Charette, tenu en échec par l’armée de Nantes, dut reculer devant les camps retranchés de Canclaux, de Grouchy et de Beysser, il garda du moins en réserve des forces qui ne permettaient point à l’adversaire de se reposer sur ses lauriers.

Les généraux et les représentants du peuple le comprenaient si bien, qu’ils se réunirent à Saumur, le 2 septembre, au nombre de vingt-deux (onze généraux et onze conventionnels), pour aviser aux moyens de venir enfin à bout des rebelles.

La discussion dura de 8 heures du matin à 10 heures du soir. Rossignol, commandant à Saumur de l’armée des côtes de la Rochelle, et Canclaux, commandant à Nantes de l’armée des côtes de Brest, désiraient l’un et l’autre obtenir l’appui des Mayençais. Bourbotte et Choudieu soutenaient Rossignol, leur créature : ils désiraient « conduire la brave armée de Mayence », raconte Kléber ; ils croyaient « qu’avec elle ils auraient la gloire de terminer la guerre, persuadés d’ailleurs que la nullité du général en chef Rossignol ne pourrait leur ravir cette gloire »... Pourtant le général Vergnes, chef d’état-major de Canclaux, montra si clairement les avantages qu’il y avait à réunir les Mayençais à l’armée des côtes de Brest et à attaquer la Vendée par Nantes, que son avis finit par prévaloir. Au moment du vote final, Rossignol était d’ailleurs allé se mettre au lit !... En conséquence, fut arrêté un plan qui consistait, pour l’armée de Nantes, à balayer, de concert avec l’armée des Sables, toute la partie ouest de la Vendée jusqu’à Montaigu, Tiffauges et Mortagne ; pour l’armée de Saumur, à se tenir sur une défensive active du côté des Ponts-de-Cé, de Vihiers, de Bressuire, de la Châtaigneraie, de Chantonnay, de la Roche-sur-Yon, c’est-à-dire de compléter de toutes parts l’envahissement de la Vendée. Avec les douze mille Mayençais, les quarante et un mille hommes de l’armée des côtes de la Rochelle, les trente-cinq mille hommes de l’armée des côtes de Brest et les quinze mille hommes de l’armée des côtes de Cherbourg qui s’avançaient vers la Loire à marches forcées, c’étaient au moins cent mille soldats qui, pour la quatrième fois, paraissaient assurer l’extermination des insurgés. Mais c’était dans les plus pressants périls que les paysans de Vendée étaient le plus invincibles.

 

 

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XIV

 

LA VENDÉE EN DÉTRESSE – CINQ VICTOIRES EN CINQ JOURS : CORON, PONT-BARRÉ, TORFOU, MONTAIGU, SAINT-FULGENT

 

(18-22 septembre 1793)

 

Les cinq commandements vendéens. – Cinquante mille volontaires. – Victoires des Mayençais au sud de Nantes. – Le camp des Naudières. – Kléber et Beysser à Legé et à Montaigu. – Le recul de Charette. – Vengeance révolutionnaire. – La Carmagnole de la Vendée. – Concentration à Cholet (17 septembre). – Au secours de Charette. – Piron contre Santerre : victoires de Coron (18 septembre) et du Pont-Barré (19 septembre). – Les deux Duhoux. – Les armées d’Angers et de Saumur réduites à l’impuissance. – La Grande Armée à Torfou et à Tiffauges (18 septembre). – Charette et Lescure. – Kléber emporte Torfou (19 septembre). – Les charges de Lescure et de Charette. – Retraite des Mayençais. – Le plan de d’Elbée. – La victoire de Montaigu (21 septembre). – Beysser en fuite vers Nantes. – La victoire de Saint-Fulgent (22 septembre). – La désunion. – L’échec de la Galissonnière (22 septembre). – La rage de Barère.

 

Calmes et résolus, les chefs vendéens se réunirent aux Herbiers le 6 septembre. Faisant front à l’ennemi de tous côtés, ils divisèrent le territoire vendéen en cinq commandements : d’Elbée, confirmé dans son titre de généralissime, avait sous ses ordres suprêmes l’Anjou et le Haut-Poitou ; Charette, le pays de Retz et le Marais, soit tout le littoral de l’Atlantique, de Nantes aux Sables-d’Olonne et à la Sèvre ; Bonchamps, la rive gauche de la Loire jusqu’à Saumur ; La Rochejaquelein, le pays de Cholet, cœur de la Vendée, avec Beaupréau, Chemillé, Vihiers et Maulévrier ; Lescure, le sud-est, avec Châtillon-sur-Sèvre, Argenton, Thouars, Bressuire et Montaigu. Royrand, établi au camp de l’Oie et aux Herbiers, avec Sapinaud de La Rairie comme lieutenant, opérait dans les régions intermédiaires de Montaigu, de Mortagne et de Chantonnay. Stofflet restait major-général, Talmont chef de la cavalerie, Donnissan gouverneur général et président du conseil de guerre qui siégeait à Mortagne.

Réunis de nouveau, au son du tocsin qui ébranla tous les clochers durant plusieurs jours, les volontaires se trouvèrent une cinquantaine de mille, pénétrés de cette pensée qu’était venue l’heure de vaincre ou de mourir.

Les républicains avaient bien essayé, eux aussi, de soulever le peuple pour ce qu’ils appelaient la défense de la patrie, et le 12 septembre le tocsin des clochers patriotes avait répondu, à l’est de la Vendée, au tocsin des clochers catholiques ; mais on eut beau menacer d’emprisonner comme suspect quiconque refuserait de prendre les armes, les habitants du district de Sablé s’insurgèrent contre la levée en masse, et les réquisitionnaires qui furent moins indociles ne servirent guère qu’à affamer le pays, à briser l’autorité du commandement et à précipiter les défaites.

Les troupes réglées suffisaient pourtant à elles seules à dompter l’insurrection, et elles débutèrent au sud de Nantes par de rapides succès.

Les Mayençais quittèrent Nantes le 8 septembre pour le camp des Naudières. Là, ils rencontrèrent les soldats du général Beysser qu’ils allaient remplacer : Canclaux avait décidé de les faire tous fraterniser en leur donnant à boire quelques barriques de vin à la prospérité de la République. Ils se rangèrent donc face à face derrière les faisceaux : « Un coup de canon, rapporte Kléber, qui ne semble pas attacher assez d’importance à la présence des barriques, devait être le signal de leurs embrassements ; mais dès que ces braves se virent face à face, sans attendre le canon, ne consultant que l’impatience de se réunir, chacun, par un élan spontané, se précipite au-devant de son frère et déjà le tient serré dans ses bras. L’air retentit des cris de : Vive la République ! en même temps qu’il est obscurci par des milliers de chapeaux jetés dans les nues. Les généraux, émus d’une scène si touchante, en conçurent les augures les plus favorables. »

L’implacable randonnée à travers le pays de Charette commença.

Canclaux partagea ses troupes en deux colonnes. Beysser, avec six mille deux cents hommes et dix-huit canons, devait balayer la rive gauche de la Loire jusque vers Paimbœuf, la côte de l’Océan jusqu’à Pornic et Bourgneuf, et le pays de Retz jusqu’à Port-Saint-Père. Aubert-Dubayet, avec ses dix mille Mayençais, gagnerait directement Legé, le quartier général de Charette ; les généraux Vimeux et Dupuy commandaient le gros de son armée ; Kléber, l’avant-garde, forte de deux mille hommes ; Haxo et Grouchy, lu réserve du camp des Naudières.

Charette avait essayé en vain, avec deux mille hommes, d’emporter ce camp au début de septembre. Miné par la fièvre, il était rentré à Legé, où il apprit que Lyrot et les gens de Port-Saint-Père avaient dû à leur tour battre en retraite. Il fut bientôt rejoint par La Cathelinière, de Couëtus et les populations des bords du lac de Grand-Lieu, qui fuyaient, à la lueur des incendies, comme des tribus errantes.

« Vous avez donc eu la déroute, mon cher ? demanda Charette à de Couëtus.

– Je me suis replié, répondit froidement le vieil officier de cavalerie.

– C’est bon, dit Charette en riant. Rentrez avec votre troupe, nous allons voir un peu l’ennemi et nous amuser ! »

Mais les « brûleurs » mayençais avaient frappé les paysans de terreur, et il fallut, pour éviter un inutile massacre, leur abandonner Legé. Lorsque Kléber arriva, il fut tout surpris de n’y trouver qu’une pauvre folle et un millier de prisonniers républicains. Beysser, déjà vainqueur à Machecoul et à Palluau, l’y rejoignit et livra au pillage et à l’incendie la plus grande partie de la ville.

Charette, entouré de deux cents cavaliers, avait résolu de se rapprocher de la Grande Armée. Il s’établit à Montaigu, où il rallia cinq mille fuyards. Sur la route, la panique, atroce, se déchaînait : craignant l’arrivée des cavaliers ennemis, les hommes jetaient leurs armes et se débandaient à travers champs ; les chariots s’accrochaient et se renversaient, écrasant le flot pressé des fuyards. « J’ai vu, raconte Lucas-Championnière, des femmes culbutées dans des fossés préférer la mort, qui leur paraissait certaine, plutôt que de se séparer de leurs enfants qu’elles serraient contre leur sein. »

Malgré la pluie qui ne cessait de tomber, Kléber et Beysser approchaient du reste de Montaigu. Le 1.6 septembre, ils y pénétraient tambours battant, sabrant les malheureux qui n’avaient pas eu le Lemps de fuir vers Tiffauges. Et Montaigu, comme Legé, fut livré à un effroyable pillage, où se distinguèrent les nègres américains organisés en bataillons de hussards par le bretteur Saint-Georges. Pour manifester leur joie en face des six cents cadavres qui jonchaient le sol, les vainqueurs organisèrent des mascarades en s’affublant de soulanes, de surplis et de chasubles.

Ainsi, en huit jours, la Basse-Vendée tout entière avait été reconquise par les républicains. Les incendies, facilités par les cinq charretées de soufre expédiées de Paris ; les massacres, méthodiquement appliqués, de la guerre d’extermination semblaient avoir anéanti pour les insurgés les résultats de six mois d’acharnés combats. Le plan tracé à Saumur était sur le point de s’accomplir : Canclaux n’avait plus qu’à marcher sur Clisson et Mortagne et à opérer sa jonction avec les armées de l’est et du sud. Beffroy s’était porté de Luçon sur Saint-Hermant et le Pont-Charron ; Chalbos, sur la Châtaigneraie ; Mieskowski, sur Saint-Fulgent ; Santerre, Joly, Chabot et Turreau, sur Vihiers et Gonnord ; Duhoux, sur le Pont-Barré. L’heure suprême allait sonner, et déjà les sans-culottes dansaient la Carmagnole, que la Commune de Paris insérait, dans son affiche du 10 septembre 1793, sous le titre de Carmagnole de la Vendée :

 

              Patriotes, réjouissons-nous,

              L’armée de Mayence est avec nous ;

                    Elle est v’nue nous aider

                    À purger la Vendée.

                    Dansons la Carmagnole,

              Vive le son, vive le son,

                    Dansons la Carmagnole,

                    Vive le son du canon !

 

              Puisque nous sommes réunis,

              Tuons les brigands du pays.

                    Ne laissons pas d’quartier,

                    Tuons jusqu’au dernier...

          Quand il n’y aura plus de brigands,

          Nous nous en irons, en chantant,

                    Au nord et au midi,

                    Tuer nos ennemis.

 

                  Dansons la Carmagnole...

 

On vit alors ce dont était capable la Vendée aux abois.

 

 

Ses nouvelles victoires furent dues tout d’abord à la sottise traîtresse de Rossignol, qui ordonna, le 11 septembre, à l’armée des côtes de la Rochelle de rentrer dans ses positions, et qui laissa ainsi sans secours les troupes de Kléber, de Beysser, de Beaupuy et de Grouchy, lancées sur Tiffauges et Torfou, où nous les retrouverons tout à l’heure.

Elles furent dues surtout à l’union, – trop passagère, – des chefs vendéens, dont les principales forces firent en ce moment bloc contre l’envahisseur, tandis que l’un d’eux infligeait à Santerre le formidable coup de boutoir de Coron.

Charette avait envoyé plusieurs messagers à Châtillon, où siégeait le Conseil supérieur. L’abbé Jagault, secrétaire du Conseil, comprit toute l’immensité du péril, prévint Lescure aux Aubiers et appela sous les armes même ceux qui avaient été autorisés à rester chez eux pour cultiver leurs terres. Le 17 septembre, les capitaines de paroisses concentrèrent leurs forces à Cholet. Tous les grands chefs se réunirent en conseil, sauf La Rochejaquelein et Stofflet, réduits à l’inaction par leurs blessures. On décida d’aider Charette à écraser les Mayençais. D’Elbée, Lescure, Bonchamps, qu’on portait blessé sur un brancard, se mirent à la tête de l’armée, tandis que le Conseil supérieur lançait une proclamation brûlante d’enthousiasme qui se terminait par ces mots :

« Vous combattez pour Dieu !... Marchez sans crainte ; l’ange exterminateur est notre guide, et la vie éternelle, récompense des justes, sera le prix de vos sacrifices. Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Vive le Roi ! »

Comment méconnaître ce qu’avait de sublime, sur cette armée de héros qui marchaient, selon toute apparence, au dernier massacre, ce grand signe de croix !

 

 

Pour contenir les corps de Santerre et de Duhoux, qui arrivaient à l’est et au nord-est par les routes de Coron et du Pont-Barré, on avait dépêché à leur rencontre Piron, le vainqueur de Vihiers, et le chevalier Duhoux, qui s’était déjà mesuré avec son oncle, le général républicain.

Santerre avait dix-huit mille soldats, divisés en trois brigades commandées par les généraux Joly, Chabot et Turreau. Ronsin commandait en second. Ils avaient incendié sur leur passage les villages et les fermes, forçant les habitants à se blottir au milieu des genêts. Le 18 septembre, ils avaient traversé Coron désert, et ils s’acheminaient silencieusement sur Vezins.

Or Piron quittait en ce moment ce bourg pour voler du côté du Pont-Barré, où la canonnade annonçait le choc des deux Duhoux. Apprenant qu’une armée de Bleus n’était plus qu’à une portée de fusil, il arrête aussitôt son cheval, ordonne à ses artilleurs de pointer vers Coron ses deux seuls canons, rallie les paysans du voisinage, ce qui porte ses troupes à sept ou huit mille hommes, et prend, avec le chevalier de Laugrenière, ses dispositions de combat.

La colonne de Santerre s’avançait maladroitement sur une longueur de trois lieues : Piron rejette la tête sur Coron, ordonne à ses tirailleurs de harceler les flancs, puis, à la tête de ses meilleurs soldats, s’élance sur le front de résistance que le général Turreau a formé en avant du village. Le nombre même des républicains produit dans l’étroite rue de Coron une fatale confusion : les bataillons attardés ne pressent le pas que pour s’y écraser ; l’explosion de trois caissons les terrifie, et ils s’empêtrent dans les attelages des canons. De chaque côté du village, transformé en souricière, se précipitent des paysans qui les traquent et les fusillent à coup sûr. Piron lui-même, par un prodigieux effort, brise leurs premières lignes et, pénétrant dans Coron, achève leur déroute. Santerre est encore une fois sur le point d’être capturé ou mortellement frappé. Ronsin, qui s’était d’abord opposé à la retraite, cache ses insignes de général et tourne bride en criant à Berthier, qui le raisonne :

« Ce ne sont pas des hommes qui sont devant nous, ce sont des enragés ! »

À l’issue du village, les bandes de fuyards sont massacrées. Ceux qui ont gagné les hauteurs voisines en sont délogés, et, comme deux mille essayent de se reformer à la butte des Hommes, ils y sont foudroyés par leurs propres canons retournés contre eux. Beaucoup d’ailleurs ont rebroussé chemin sans chercher à se battre, désireux avant tout de sauver leurs sacs pleins d’argent et de richesses ; on voit même, raconte le mémorialiste Grille, des hussards qui emportent en croupe des « filles » et des moutons...

En une heure et demie, les Vendéens avaient détruit trois mille ennemis, tués ou blessés, capturé douze pièces d’artillerie, dix-neuf caissons, soixante barils de poudre et quantité d’approvisionnements. Ce n’est plus Cholet, c’est Saumur qui risque maintenant d’être pris pour la seconde fois.

Et ce n’est là que le prélude du double triomphe du lendemain.

 

 

Les vingt mille hommes du général Duhoux venaient de quitter Angers, de franchir le Layon et de porter la terreur au nord-est des Mauges. Six mille hommes de troupes réglées, – dont les bataillons de Jemmapes, – trente-trois pièces de canon, quarante chariots de munitions semblaient menacer Chemillé et le pays de Cholet d’une invasion d’autant plus redoutable qu’elle aurait assuré, en cas de déroute du côté des Mayençais, la destruction de la Grande Armée. Les six mille Vendéens de la division de Chemillé, commandés par le chevalier de La Sorinière, avaient défendu en vain les ponts du Layon. D’obscurs héros, comme Jean Cesbron, de Saint-Lambert, – qui avait déclaré en quittant son foyer : « Si les Bleus mettent le pied dans la Vendée, ils me passeront sur le corps ! » – comme le maçon Rhuillé, s’étaient fait tuer à leur poste sans arrêter les patriotes. Ceux-ci traversèrent Saint-Lambert-du-Lattay, dont tous les habitants avaient fui, et se dirigèrent, en incendiant les fermes, vers la Jumelière, où ils fusillèrent dans un pré quatre-vingts vieillards, femmes et enfants.

Il fallait arrêter ce torrent de feu et de sang !

Tandis que les amis et les parents des victimes, dominés par la vengeance, s’attachent aux pas des égorgeurs et en massacrent cinquante dans l’église de Sainte-Foi où ils les surprennent, Duhoux, rallié par Piron, qui accourt de Torfou et porte ses forces à neuf mille hommes, se précipite sur Saint-Lambert. Déjà saisis à leur tour de terreur à l’annonce du désastre de Coron, les Bleus avaient repassé le Layon en désordre et s’étaient retranchés derrière le Pont-Barré. Échelonnés sur les pentes abruptes de la rive droite, les bataillons républicains occupaient de formidables positions. Mais l’élan des Vendéens est irrésistible. Tandis que leurs canons foudroient la rive opposée, les plus audacieux, conduits par Cady et La Sorinière, s’avancent à plat ventre vers le pont, le franchissent malgré le bataillon de Jemmapes qui en garde les abords, bondissent sur les artilleurs ennemis et les immolent sur leurs pièces, qu’ils retournent vers les Bleus. Cette manœuvre de front a été facilitée par les attaques de flanc de deux partis vendéens qui ont passé la rivière au pont de Besigon et au pont des Planches :

« Camarades, avait crié le meunier Bernier aux trois cents paysans qui avaient traversé le pont de Besigon, nous ne retournerons maintenant à Saint-Lambert que par le Pont-Barré. En avant ! »

Et il avait jeté à la rivière les madriers du pont de Besigon. Au Pont-Barré, les feux croisés abattent bientôt sept cents républicains : toute l’armée du chevalier Duhoux traverse alors le Layon, gravit les rampes escarpées, se déploie dans les vignes et chasse les Bleus qui résistent encore au sommet du coteau. Des enfants et des vieillards combattent dans ses rangs contre les incendiaires et les massacreurs. Les cantiques des femmes accompagnent au loin le crépitement de la fusillade. Enfin la victoire est à eux : les républicains fuient éperdus jusqu’à la Loire et s’écrasent aux Ponts-de-Cé. Parmi les cavaliers vendéens qui les poursuivent, galope une femme, Renée Bordereau, qui tue, à droite et à gauche, vingt et un fuyards et brise son sabre sur la tête du dernier dans la rue du Pont-de-Cé.

Le champ de bataille est maintenant un marais de sang où baignent deux mille cadavres : aux fosses Cadeau, où ils furent enterrés, l’eau de ces fosses sembla, dit-on, bouillir durant plus de vingt ans.

Les Vendéens avaient fait en outre mille prisonniers ; ils s’étaient emparés de toute l’artillerie et des approvisionnements du général Duhoux, qui fut accusé de connivence avec son neveu victorieux et dut dès lors briser son épée. En quarante-huit heures, les armées d’Angers et de Saumur, fortes de cinquante mille hommes, avaient été réduites à l’impuissance par quelques milliers de paysans en sabots.

 

 

Mais c’est à Torfou que se jouait, le jour même, le sort de la Vendée.

Canclaux avait rejoint à Clisson, sur les bords de la Sèvre-Nantaise, la division d’Aubert-Dubayet et l’avant-garde de Kléber. Les deux mille Mayençais, dont les habits blancs et les plumets rouges annonçaient au loin l’invincible élan, reçurent l’ordre de continuer leur marche sur la route de Poitiers, d’aller occuper Torfou et de se relier, par le pont de Tiffauges, à la colonne de Beysser, qui devait y arriver de Montaigu.

Or, dans la soirée du 18 septembre, Charette avait été rejoint à Torfou par les généraux de l’Anjou et du Haut-Poitou. La Grande Armée, commandée par d’Elbée, Lescure et Bonchamps, s’était arrêtée à la croisée des Quatre-Routes, au sud-est de Torfou, puis avait pris ses cantonnements entre ce village et Tiffauges. Elle occupait ainsi le plateau descendant au sud-ouest vers la rive droite de la Sèvre, et au nord-ouest vers le vallon de son affluent, le Châtelier. À Tiffauges, situé à l’extrémité du plateau opposé qui s’élève sur la rive gauche de la Sèvre, avaient été laissés les femmes, les enfants et la masse apeurée des fuyards de Clisson : tous ces gens-là poussaient des cris d’angoisse et de désespoir qui allaient jusqu’à la fureur. Au milieu de la nuit, l’abbé Bernier dit la messe pour la Vendée en détresse.

Charette lui-même occupait Torfou avec ses plus hardis volontaires. Comme il se concertait avec les généraux angevins, les gars des Échaubroignes, – vaillante phalange de mille sept cents hommes qu’on appelait les grenadiers de Lescure, – s’approchèrent du groupe. Une voix sortit des rangs :

« Faudra-t-il dire : Rendez-vous !

– Non, dit Charette, point de prisonniers. »

Lescure tourna vers lui sa calme et noble figure, comme pour implorer l’humanité ; mais un geste de Marigny et un rapide regard des généraux l’arrêtèrent.

On avait trop souffert des Mayençais pour les épargner, et c’était une lutte à mort qui allait se dérouler.

« Camarades, avait dit Charette aux siens, il faut vaincre ou périr ici ! Il faut sauver notre pays d’une entière destruction. Si vous fuyez, tout est perdu, et je vous déclare que vous ne me verrez plus à votre tête. »

Kléber ignorait ce rassemblement de quarante mille hommes.

Vers 9 heures du matin (le 19 septembre), ses chasseurs d’avant-garde s’avançaient, sur le chemin qui longe la rive droite de la Sèvre, de Gétigné à Torfou, lorsqu’ils furent attaqués à coups de fusil par l’avant-garde de Charette, postée au-dessus du bourg de Boussay. Le général accourt, et, malgré les cavaliers vendéens qui tâchent, par les chemins creux, de cerner sa faible escorte, il raffermit sa cavalerie et se hâte vers les hauteurs de Torfou, qu’il veut emporter de vive force. Dès qu’arrive son infanterie, il lance deux bataillons de chaque côté du village, tenant en réserve la légion des Francs et deux autres bataillons.

Trois cents fantassins et deux cents cavaliers royalistes, commandés par La Robrie, s’étaient embusqués dans les jardins et derrière les premières maisons du bourg : par toutes les issues, ils ouvrent sur l’ennemi un feu d’enfer. Mais Kléber fait battre la charge, lance à l’attaque la légion des Francs et, au chant de la Marseillaise, aux cris de : « Vive la République ! » les Mayençais pénètrent dans le village, en chassent les défenseurs et mettent le feu aux toitures de chaume. Torfou n’est plus qu’un vaste brasier.

Cependant les Bas-Poitevins ont reculé sans désordre derrière les épais fourrés qui garnissent ce coin du Bocage. Renforcés par La Cathelinière et par les cavaliers qui ont mis pied à terre, leurs tirailleurs tiennent bon. Mais Kléber lui aussi augmente ses forces, et les Mayençais, baïonnette haute, avancent peu à peu. Les paysans sont regagnés par la panique des jours passés. Charette, bondissant par-dessus les haies et les fossés, accourt à ce moment de Tiffauges et, mettant pied à terre, l’espingole à la main, s’efforce de les arrêter ; mais c’est en vain, et la débâcle fatale risque de s’abattre en avalanche sur la Grande Armée qui attend.

Soudain débouchent, sur le plateau déjà conquis les gars des Échaubroignes et des Aubiers, entraînés par Lescure, puis les Suisses de M. de Keller, les Suisses fidèles qui ont survécu à l’infâme massacre du 10 août, et qui sont là pour venger le roi. Voyant poindre la déroute, le saint du Poitou a dit à ses hommes :

« Y a-t-il quatre cents hommes assez braves pour venir mourir avec moi ? »

Et mille voix lui ont répondu :

« Tous, monsieur le marquis, nous vous suivrons où vous voudrez ! »

Ils s’élancent à travers champs vers les plumets rouges des Mayençais et, durant deux heures, soutiennent sans broncher leur feu meurtrier. Les Maraîchins et les Paydrets de Charette reprennent alors courage ; ils sont du reste ranimés par leurs femmes et celles de Tiffauges, qui lâchent leurs chapelets, demandent aux combattants s’ils veulent les faire égorger, et, pour leur donner l’exemple, saisissent des pierres, des bâtons, des fourches, des piques et se lancent elles-mêmes à l’assaut. L’une d’elles, Perrine Loiseau, de la Caubretière, avant de se faire fendre la tête par un Mayençais, en a abattu trois à coups de sabre. Mme de Bulkeley accompagne, elle aussi, ces héroïnes en sabots et reçoit deux coups de sabre.

Kléber, rouge de honte et de colère, veut à tout prix écraser de pareils adversaires. Au moment où il fait pointer contre eux quatre pièces de canon, une balle l’atteint à l’épaule ; mais il refuse de se laisser emporter, redresse sa haute taille, et, agitant son panache tricolore, soutient l’élan de ses Mayençais, qui continuent à avancer régulièrement comme un mur d’airain.

Les Bas-Poitevins reculent encore. Les vêtements criblés de balles et couverts de poussière, les yeux flamboyants de fureur, Charette brandit son chapeau à la pointe de son sabre :

« Mes amis, s’écrie-t-il, puisque vous m’abandonnez, Je vais moi-même vaincre ou mourir. Qui m’aime me suive !

Et bientôt on ne voit plus que son panache blanc flotter au loin. Tous ses lieutenants, Joly, de Couëtus, Savin, La Cathelinière, poussent leurs hommes en avant, au besoin à coups de sabre. Cette fois, c’est la marche à la victoire ; car près de la moitié de la Grande Armée s’est enfin ébranlée pour noyer les bataillons républicains dans une marée montante de quinze mille hommes.

Tandis que la division de Beaupréau, conduite par d’Elbée, quitte les Quatre-Routes et achève, au centre, de briser la résistance des Mayençais, les Angevins et les Bretons aux vestes vertes de Bonchamps tourne nt à droite le village de Torfou par le chemin de la Tellandière. Bonchamps, jusqu’alors porté sur un brancard, oublie sa blessure et guide lui-même à pied ses soldats d’élite. Ce mouvement, en forçant les Mayençais à faire face à gauche, a disjoint leurs lignes. Les Angevins peuvent se glisser entre leurs canons, tuer leurs servants et éventrer leurs chevaux.

« Quels démons que ces paysans en sabots ! » s’exclament les Mayençais.

Et ils doivent se retirer à travers les ruines de Torfou.

À la sortie du village, que les gars de Charette ont tourné par la gauche, les républicains sont cernés par une nuée de tirailleurs. Seul, le merveilleux sang-froid de Kléber, tantôt porté, tantôt soutenu par ses grenadiers, les sauva d’une complète extermination. D’un roulement de tambour, il les reformait en ligne ou en carré, et il commandait des feux de peloton. Jamais, raconte Lucas-Championnière, « ils ne reculaient plus de trente pas sans se remettre en bataille ».

Après avoir remonté la pente du vallon où coule le Châtelier, Kléber aperçut au loin des troupes vendéennes qui se hâtaient sur la rive gauche de la Sèvre : c’étaient les soldats de Royrand qui se portaient de Tiffauges sur Boussay pour y passer la rivière et couper ainsi la retraite des Mayençais. Kléber dépêcha aussitôt au pont de Boussay les chasseurs de Saône-et-Loire :

« Mets-toi là, dit-il au commandant Antoine Chevardin, et fais-toi tuer avec ton bataillon.

– Oui, mon général », répondit l’officier.

Et il s’y fit tuer en effet, lui et tous ses chasseurs. À ce prix, les débris des Mayençais purent atteindre Gétigné, où les renforts amenés par Canclaux leur permirent d’arrêter enfin, à 5 heures du soir, les gars de Charette qui les poursuivaient encore.

Trois mille hommes des meilleures troupes du monde avaient été ainsi battues et réduites presque au tiers par les Vendéens. Kléber avait en effet perdu près de deux mille soldats, tandis que ses adversaires n’en avaient perdu que six cents. Certes, ces derniers avaient commis de lourdes fautes : au lieu de couronner jusqu’à la Sèvre et jusqu’au Châtelier le plateau de Torfou, ils étaient restés en masse aux Quatre-Routes et n’avaient pu utiliser ainsi que le tiers de leurs effectifs. Kléber leur avait échappé, alors que sa perte était devenue certaine. Mais la témérité même de Kléber était une faute difficile à prévoir, et il faut songer que ces bandes de soldats improvisés, arrivés de la veille ou du matin même, ne pouvaient se manier comme les Mayençais. L’ennemi le plus difficile à vaincre était peut-être l’affolement qui avait, depuis huit jours, permis aux envahisseurs de pénétrer, comme un coin d’acier, jusqu’au cœur de la Vendée. Or ce coin d’acier était ébréché ; la confiance, l’enthousiasme, avaient fait place au désespoir, et les vainqueurs avaient le droit de lancer aux Mayençais leur ironique jeu de mots : Soldats de faïence ! de faïence qui ne tient pas au feu...

Au reste, Torfou ne devait être que la première phase de triomphes plus complets encore.

 

 

Au soir du 19 septembre, les chefs catholiques se réunirent dans la maison commune de Tiffauges. Là, le généralissime d’Elbée, avec un coup d’œil de grand capitaine, montre la nécessité d’achever l’écrasement des troupes de Canclaux, et il en expose les moyens. Tandis que Bonchamps, avec douze mille hommes, se porterait par Montigné sur la droite de Clisson, rejoindrait, du côté de la Loire, les dix ou douze mille volontaires de Lyrot et d’Esygny campés au Loroux et à Saint-Julien, et cernerait ainsi la droite des Mayençais, lui-même, d’Elbée, Lescure et Charette tomberaient avec toutes leurs forces sur la gauche républicaine, après avoir délogé, à Montaigu, les six mille hommes de Beysser. S’il avait été exécuté jusqu’au bout, ce plan, approuvé par le Conseil, aurait vraisemblablement enseveli l’armée de Canclaux sous des ruines irréparables.

La nonchalance et l’impéritie du général Beysser en facilitaient l’exécution. « C’est un Roger-Bontemps, écrit Kléber. Le dieu du plaisir comblait tous ses vœux ; il encensait tour à tour, et souvent d’une manière peu délicate, Bacchus et l’Amour. Très insouciant pour l’état militaire (mais ici la rancune de Kléber exagère), il n’en connaissait pas d’ailleurs les premiers éléments. »

Dans la matinée du 21 septembre, il se mettait à table, et ses troupes, fatiguées d’avoir pillé et incendié Montaigu, prenaient leur repos, lorsqu’il reçut de Canclaux la nouvelle de la retraite de Torfou et l’ordre de se rapprocher de Clisson en allant occuper Boussay. Il n’en fit rien et ne tint pas compte non plus des rassemblements qu’on lui signalait au nord de Montaigu : il croyait que c’étaient des renforts mayençais qu’on lui amenait !

Or déjà Montaigu est entouré d’ennemis. D’Elbée, Lescure et Bonchamps ont déployé leurs forces, en un vaste demi-cercle, de Treize-Septiers, sur la route de Tiffauges, à la route de Nantes et à la grande Maine. Leurs tirailleurs inondent les fourrés et fusillent les avant-postes républicains, tandis que leur artillerie canonne Montaigu. Beysser et le représentant Cavaignac rallient leurs bataillons et résistent d’abord avec succès ; mais les Vendéens pénètrent de trois côtés à la fois dans le bourg, égorgent les artilleurs ennemis sur leurs pièces, et bientôt Beysser doit s’enfuir vers Nantes avec les dragons de Lorient et les 79e et 109e de ligne. Charette, des Essarts et de Beauvais, dont les tirailleurs courent derrière les haies, s’attachent à leur poursuite, s’emparent de leurs canons, les massacrent en masse au pont de Remouillé et les repoussent, dans la nuit, jusqu’au camp des Sorinières.

Les Bleus en déroute avaient perdu quatorze canons, tous leurs bagages et approvisionnements et mille cinq cents à deux mille hommes. La loi du talion avait été appliquée à leurs prisonniers et à leurs blessés eux-mêmes. Toutefois les Vendéens ne commirent point les atrocités dont on les a accusés : ils ne précipitèrent point leurs ennemis vivants, mais seulement leurs cadavres, dans les puits du château, où d’ailleurs les républicains avaient déjà jeté le chanoine Bonin et sa sœur, coupés en morceaux.

Beysser, qui avait en une côte enfoncée par un biscaïen, ne quitta deux jours après son lit de douleur que pour être transporté à la prison de l’Abbaye, puis, le 13 avril 1794, à l’échafaud, où tombèrent en même temps les têtes du général Dillon, de l’évêque constitutionnel de Paris Gobel, de Chaumette, de la veuve d’Hébert et de Lucile Desmoulins.

 

 

Le 22 septembre, il restait aux vainqueurs à marcher sur Clisson, qui devait être attaqué le jour même par l’armée de Canclaux. C’est ce que réclama d’Elbée au conseil qui se tint, le matin, au château de Montaigu. Mais Charette demanda qu’on allât d’abord à Saint-Fulgent déloger l’armée de Mieskowski, qui remontait de Luçon vers Montaigu en commettant d’effroyables ravages. Le château fort de Clisson, observait Charette, pouvait résister longtemps, et il valait mieux ne pas en commencer l’attaque avant d’avoir assuré ses derrières. Sans oser combattre ouvertement l’impérieuse proposition d’un chef qui avait pris tant de part aux dernières victoires, les généraux angevins refusèrent de violer l’engagement conclu avec Bonchamps, et ils s’apprêtèrent à gagner Clisson. Pourtant, vers 2 heures de l’après-midi, au moment de quitter Charette, ils se laissèrent séduire par sa promesse de revenir en Anjou aussitôt qu’il aurait délivré son propre pays, et ils marchèrent en commun vers le sud.

Saint-Fulgent, situé à quatre lieues, fut attaqué le soir même. Au milieu de la nuit, épouvantés par les cris qui, de toutes parts, perçaient les ténèbres, les quatre mille soldats de Mieskowski se hâtèrent de rétrograder. À la lueur des torches, et faisant battre la caisse à un petit paysan qu’il a pris en croupe derrière lui, Charette entraîne bientôt contre eux toute la Grande Armée. Dans la campagne, ils sont harcelés par les cavaliers et les tirailleurs, abandonnent leurs canons et leurs équipages, et couvrent la route de leurs cadavres jusqu’au carrefour de l’Oie. Ajoutons que trois cents des leurs, faits prisonniers, furent réunis aux prisonniers de Montaigu ; cet asile renferma alors mille huit cents républicains, ce qui prouve que les Vendéens n’avaient tout de même pas répudié tout sentiment d’humanité !

Ils avaient remporté cinq victoires en cinq jours. Mais, hélas ! la faute commise il Montaigu était de nature à leur en faire perdre les fruits.

Le riche butin de Saint-Fulgent fut une première cause de désunion : les Bas-Poitevins, qui s’étaient attardés à poursuivre les fuyards, se plaignirent de retrouver Saint-Fulgent déjà dépouillé par les Angevins. Aux Herbiers, où l’on alla ensuite cantonner, ils mirent les armes à la main pour s’emparer des vivres laissés par la Grande Armée, et Joly et Savin, malgré Charette, regagnèrent leurs paroisses. À Mortagne, Charette lui-même s’emporte contre Lescure et d’Elbée, qui ne peuvent lui livrer les vêtements et les chaussures déjà distribués, et, sans même les prévenir, il regagne son pays. L’union des chefs vendéens, plus nécessaire que jamais, était brisée.

L’ingratitude de ce Charette, dont l’entêtement mesquin faisait parfois un singulier contraste avec l’héroïsme du guerrier, irrita d’autant plus ses camarades angevins, que son obstination à s’éloigner de Clisson pour battre au sud les trois mille hommes de Mieskowski avait permis aux Mayençais de s’échapper vers le nord. Canclaux avait en effet précipité leur retraite, et ils redescendaient la vallée de la Sèvre avec mille deux cents charretées de blessés, de malades, de munitions et de pièces de canon démontées. Le 22 septembre, comme c’était convenu, Bonchamps et Talmont les attaquèrent avec huit mille hommes au château de la Galissonnière ; mais les douze mille hommes d’Aubert-Dubayet, de Kléber et de Haxo repoussèrent leurs trois attaques successives, leur tuèrent huit cents hommes et parvinrent à regagner le camp des Naudières, qu’ils n’auraient sans doute jamais revu si le plan d’enveloppement décidé à Tiffauges avait été exécuté.

 

 

Quoi qu’il en soit, on peut dire que la Vendée avait mené une guerre de géants. En cinq jours, elle avait arrêté, dispersé ou repoussé quatre armées : partout l’offensive républicaine avait fait place à la déroute. Les représentants du peuple accusaient les généraux de haute trahison. Ronsin, de son côté, dénonçait au Comité de salut public et au club des Jacobins l’aristocratie de Canclaux et d’Aubert-Dubayel. Frappée de stupeur, la Convention acclama, le 1er octobre, le discours où Barère exprimait sa rage en ces termes :

« L’inexplicable Vendée existe encore... Détruisez la Vendée : Valenciennes et Condé ne seront plus au pouvoir des Autrichiens. Détruisez la Vendée : l’Anglais ne s’occupera plus de Dunkerque. Détruisez la Vendée, et le Rhin sera délivré des Prussiens. Détruisez la Vendée, et Lyon ne résistera plus... Enfin, chaque coup que vous porterez à la Vendée retentira dans les villes rebelles, dans les départements fédéralisés, dans les frontières envahies. La Vendée et encore la Vendée, voilà le chancre politique qui dévore le cœur de la République française. C’est là qu’il faut frapper !... »

Barère disait vrai : les paysans de Vendée tenaient à eux seuls en échec toutes les forces de la République, et, tant qu’ils vivraient, la dictature jacobine devrait renoncer à dominer sur leur territoire. Il fallait donc, par tous les moyens, les détruire. Mais était-il possible de mieux glorifier leur indomptable héroïsme ?

 

 

 

 

 

 

DEUXIÈME PARTIE

 

———

 

L’EXODE ET L’ANÉANTISSEMENT

DE LA GHANDE ARMÉE

 

 

 

 

XV

 

LE RETOUR DES MAYENÇAIS – LÉCHELLE ET KLÉBER

WESTERMANN À CHATILLON

 

(26 septembre-11 octobre 1793)

 

Le général Léchelle. – Nouveau plan de Canclaux. – Kléber à Montaigu (6 octobre). – Massacres et incendies. – Défaite du Moulin-aux-Chèvres (8 octobre). – Retraite sur Cholet et Beaupréau. – La Grande Armée entre trois feux. – Chalbos et Westermann vaincus à Chatillon (11 octobre). – Retour de Westermann. – Le sac nocturne de Châtillon (11 octobre).

 

Jusqu’à la bataille de Torfou, l’insurrection vendéenne l’avait, somme toute, emporté. Soixante-dix mille paysans avaient, entre deux labours, repoussé et en grande partie détruit des armées deux ou trois fois plus fortes. Le drapeau blanc flottait librement sur le « pays conquis », comme flotte le pavillon d’un navire battu par la tempête, mais vainqueur de l’Océan. Dieu et le roi continuaient à régner sur le sol imprégné du sang de leurs champions. Puisque ses meilleures troupes risquaient encore d’y trouver leur tombeau, la République était toujours en péril, et les Vendéens toujours à la veille d’un plus définitif triomphe.

Mais la victoire elle-même épuisait la Vendée, et il fallait maintenant qu’elle agrandît son horizon et renouvelât ses forces. Elle le pouvait en soulevant, en Bretagne, une autre Vendée, qui lui permettrait de s’établir en maîtresse sur les deux rives de la Loire et de transformer tout l’ouest de la France en un camp retranché désormais inexpugnable. Pour cela elle devait d’abord barrer la route aux Mayençais, qui, après avoir reculé vers Nantes, reprenaient le chemin de Montaigu, de Tiffauges, de Mortagne, et s’apprêtaient à une éclatante revanche.

 

 

Barère avait déclaré, dans sa farouche harangue du 1er octobre : « À trop de généraux succédera un seul général en chef d’une armée unique. Il ne faut à l’armée chargée d’éteindre la Vendée qu’une même âme, qu’un même esprit, qu’une même impulsion. »

Le général en chef qui devait remplacer Canclaux et Rossignol à la tête de la nouvelle armée révolutionnaire de l’Ouest était l’ex-maître d’armes Léchelle.

C’était une créature des adjoints ministériels Musquinet et Vincent. Le ministre Bouchotte avait loué « son patriotisme, son courage et sa capacité ». À son arrivée à Nantes, les représentants Hentz et Prieur (de la Marne) proclamèrent (le 9 octobre) que cet « homme du peuple, cet ancien soldat, allait réparer les trahisons des ci-devant nobles ».

« La guerre a formé des républicains, disaient ces flatteurs démagogiques ; nous pouvons nous passer des nobles, dont la plupart n’étaient que des conspirateurs. Soldats, un homme n’est rien, la République est tout ; vous n’êtes pas l’armée d’un général, mais l’armée de la République. Ce ne sont pas les généraux qui jusqu’ici ont remporté les victoires, c’est votre audace, c’est votre bravoure. Tout le monde a les yeux sur vous ; les traîtres sont livrés à la justice, les ignorants sont éloignés, les intrigants sont connus et chassés. »

De ce jargon, rapprochons tout de suite le passage suivant des Mémoires de Kléber : « Le Comité de salut public annonça Léchelle comme réunissant l’audace et les talents nécessaires pour finir (en quinze jours) cette trop longue et trop cruelle guerre. Mais voici, sans exagération, le témoignage que lui doivent ceux qui l’ont connu et apprécié : il était le plus lâche des soldats, le plus mauvais des officiers et le plus ignorant des chefs qu’on eût jamais vu ; il ne connaissait pas la carte, savait à peine écrire son nom et ne s’est pas une seule fois approché à la portée du canon des rebelles. En un mot, rien ne pouvait être comparé à sa poltronnerie et à son ineptie que son arrogance, sa brutalité et son entêtement. »

Les ignorants sont éloignés, avaient annoncé les conventionnels. Or Léchelle ne savait guère tracer d’autre plan de campagne que celui-ci : « Il faut marcher en ordre, majestueusement et en masse. »

Lorsqu’on parla de reprendre Noirmoutier, dont Charette s’était emparé, il finit par sortir de son mutisme pour demander au conseil ahuri :

« Mais qu’est-ce donc que ce Noirmoutier ? Où est cela ? »

Il fallut lui apprendre que c’était une île.

Quant à sa lâcheté, nous en verrons des preuves évidentes dans la campagne d’outre-Loire. Et c’est un pareil fantoche qui osait se livrer à des jeux de mots de ce genre : « Il faut une Échelle pour monter sur Charette. » C’est lui qui annonça ainsi son arrivée à l’armée de l’Ouest : « Braves soldats, le moment est enfin venu où les sans-culottes vont triompher de leurs ennemis ; vous marchez sur les brigands, la République est sauvée. Braves compagnons d’armes, marchez dans le sentier de l’honneur. Les généraux, sans-culottes comme vous, ne reculeront pas. Vous les verrez à leur place de bataille. »

Comme Léchelle fuyait (quinze jours après), sans même s’être battu, après le désastre d’Entrammes qu’il avait provoqué par son impéritie, il cria tout à coup aux soldats en déroute :

« Qu’ai-je donc fait pour commander à de pareils lâches ? »

Du tac au tac, un Mayençais blessé lui répondit :

« Qu’avons-nous fait pour être commandé par un pareil jean-f... ? »

Il était difficile de mieux caractériser ce personnage, entouré de sans-culottes non moins purs, comme l’ex-comédien Robert, qui était passé, en un an, du grade de sergent à celui de général de division, qui devint (à vingt-six ans) chef d’état-major des généraux en chef Rossignol, Léchelle et Turreau, et dont le patriotisme brilla spécialement dans la campagne de délation qu’il mena contre Kléber et Marceau.

De semblables instruments étaient de nature à rendre vains les projets de vengeance du Comité de salut public. Malheureusement pour la Vendée, Léchelle ne fut général en chef que de nom, et, lorsqu’il arriva dans le Bocage, le sort de la Grande Armée était déjà gravement compromis.

 

 

Rentré à Nantes, Canclaux avait aussitôt combiné un nouveau plan d’attaque : tandis que ses dix mille Mayençais remonteraient la Maine et la Sèvre, l’armée des côtes de la Rochelle ferait de son côté con verger ses forces vers Châtillon et Cholet, où elles opéreraient leur jonction avec l’armée nantaise.

Approuvant ce plan, Rossignol ordonna, le 2 octobre, aux quinze mille hommes des corps de Santerre, de Rey et de Chalbos de quitter, le 5 octobre, Doué, Thouars et la Châtaigneraie, pour se réunir à Bressuire, le 7, et marcher ensuite sur Cholet : « Soldats de la Liberté, leur écrivait alors le Comité de salut public, il faut que les brigands de la Vendée soient exterminés avant la fin du mois d’octobre : le salut de la patrie l’exige, l’impatience du peuple français le commande, le courage doit l’accomplir. »

Kléber occupa Aigrefeuille dès le 26 septembre. Le 30, il rentrait à Montaigu, où Canclaux établit son quartier général et envoya des éclaireurs presque aux environs de Luçon, séparant les deux Vendées, de l’est et de l’ouest, par un rideau de troupes républicaines. Le 5 octobre, il ordonnait de marcher sur Tiffauges.

D’Elbée et Bonchamps s’y trouvaient avec dix à douze mille hommes. Ces volontaires étaient exaspérés par les pillages, les incendies et les massacres, par des crimes sans nom, comme ceux qui se commirent vers Saint-Fulgent, où la femme Hardouin fut égorgée avec ses cinq enfants, tandis qu’aux environs trente femmes, vieillards et enfants, enfermés dans la maison Anneau, étaient massacrés et carbonisés. Mais il leur fallait des renforts. Or Charette, oublieux des services rendus, refusa de se porter à leur secours, et Lescure, campé près de Bressuire pour entraver la marche de l’armée de Saumur, ne put les rejoindre. Leurs chefs n’en décidèrent pas moins de briser, à Montaigu, l’offensive des Mayençais.

Kléber les devança. Le 6 octobre, il tomba, en effet, à l’improviste sur les trois divisions royalistes établies à Treize-Septiers et les repoussa dans Tiffauges, où Bonchamps et d’Elbée se retranchèrent d’ailleurs si fortement, que les Mayençais durent opérer leur retraite sans avoir pris, en face de Torfou tout proche, la complète revanche qu’ils méditaient.

Les Bleus s’étaient pourtant vengés par la stricte exécution des décrets de la Convention. Alors envoyé en reconnaissance, de Beauvais décrivit ainsi le spectacle qui s’offrit à ses yeux : « Tout le pays que nous parcourions, naguère si vivant, ressemblait à une vaste solitude. De gros tourbillons de fumée et de feu annonçaient seulement les habitations. Ici, sur les décombres fumants, des chiens dont les hurlements lamentables déchiraient l’âme par l’idée des malheurs arrivés à leurs maîtres ; là, sur un tertre et devant des maisons encore embrasées, des vaches, par leurs mugissements répétés, appelaient celles qui avaient coutume de leur donner leurs soins ; des troupeaux cherchaient inutilement leurs bergères. » Le village de Treize-Septiers était lui-même en feu, et seuls quelques cavaliers ennemis surveillaient encore les ravages du fléau.

C’est sur ce théâtre de ruines que Canclaux et Aubert-Dubayet apprirent, le 6 octobre, leur destitution et celle de neuf autres généraux. En attendant Léchelle, Kléber était aussitôt nommé général en chef provisoire par les représentants Merlin et Turreau.

Léchelle arriva à Montaigu le surlendemain, 8 octobre, avec le général Dembarrère, futur comte de l’Empire, et Carrier, le futur « noyeur », qui était chargé de la présentation aux troupes. Mais les troupes répondirent aux harangues par les cris de : « Vive Dubayet ! » ce qui fit concevoir à Léchelle, rapporte Kléber, « une haine implacable contre l’armée de Mayence ».

Au reste, on fut tout de suite édifié sur la valeur du nouveau général en chef. Kléber eut beau lui expliquer sur la carte le plan des opérations entamées, il n’y jeta même pas les yeux et se contenta de lever le conseil en déclarant :

« Oui, ce projet est fort de mon goût ; mais j’observe qu’il faut marcher en ordre, majestueusement et en masse. »

Kléber, glacial, replia sa carte, et Merlin murmura en se retournant :

« Je crois qu’on a pris à tâche de nous envoyer ce qu’il y a de plus ignorant. »

L’intérim de Kléber se transforma du coup en commandement effectif, et l’on décida, le 11, de marcher sur Tiffauges sans trop s’inquiéter de la présence d’un général en chef qui ignorait même que Noirmoutier fût une île.

La marche en avant de l’armée de Saumur, en rendant imminente la concentra lion projetée, semblait assurer la victoire.

 

 

Le général Chalbos avait quitté Bressuire le 8 octobre, avec onze mille hommes. Il avait sous ses ordres les généraux Chabot et Legros, qui tous deux seront titrés et décorés par l’Empire et par la Restauration. Il faut y ajouter les généraux Westermann, Lecomte et Müller, ce dernier ex-danseur de l’Opéra (d’après Danican) et surtout connu pour son ivrognerie invétérée.

Ils se dirigeaient sur Châtillon et approchaient, vers midi, d’un bois que traverse la route : le Bois-aux-Chèvres.

Or, dans ce bois, s’étaient embusqués Lescure, La Rochejaquelein, dont la blessure était à peine cicatrisée, et Stofflet. Établis sur les hauteurs du Moulin-aux-Chèvres, les Vendéens n’étaient que six mille ; mais les incendies qui consumaient au loin leurs fermes leur montraient la nécessité de barrer la route à l’invasion.

Ils accueillirent à coups de fusil les républicains, puis s’élancèrent sur leurs canons et s’efforcèrent d’empêcher leur rassemblement : Lescure, au premier rang, fait plier la droite de Chalbos, et l’attaque est si violente contre les troupes qui surviennent, que le chef de brigade Chambon et le général Lecomte sont tous deux mortellement blessés. Les Vendéens allaient l’emporter, lorsque Westermann, profitant de sa connaissance du pays et sans se soucier des contre-ordres de Chalbos, contourne au nord le Bois-aux-Chèvres, tombe sur la gauche des royalistes, l’écrase et file sur Châtillon. Il se produit alors, chez les paysans, cette rupture d’équilibre qui leur a été si souvent fatale, et Lescure, La Rochejaquelein, Stofflet, n’ont plus qu’à protéger leur retraite ; ils le font d’ailleurs avec une abnégation si hardie, que les hussards les entourent dans les chemins creux, que Lescure a le pouce effleuré par une balle et que Stofflet, pour échapper aux Bleus, doit leur laisser entre les mains la basque arrachée de son habit. On put cependant gagner Cholet, grâce aux deux mille Angevins qu’amena, enfin, le chevalier de La Sorinière.

Cet insuccès fut grave surtout par ses conséquences. Il permettait aux armées républicaines d’opérer leur concentration autour de Mortagne et de Cholet, où les Vendéens avaient accumulé leurs approvisionnements en pièces d’artillerie, en munitions et en vivres. Au lieu de pouvoir marcher contre les Mayençais sans risquer de contre-attaque, la Grande Armée se trouvait maintenant entre deux feux, et même entre trois feux, car les troupes de Luçon remontaient, de leur côté, de Chantonnay aux Herbiers. De plus, les ressources du pays étaient anéanties par les incendies dont les flammes dévoraient maintenant Nueil, les Aubiers, Saint-Aubin-de-Baubigné, Châtillon. « L’armée de la République, écrivaient les représentants autour de ces brasiers, est précédée partout de la terreur ; le fer et le feu sont maintenant les seules armes dont elle fait usage. »

 

 

En cette extrémité, les généraux vendéens firent évacuer sur Beaupréau les blessés que les Filles de la Sagesse soignaient à Saint-Laurent-sur-Sèvre, ainsi que les canons et les munitions des arsenaux de Mortagne et de Cholet. Ils dépêchèrent en même temps un courrier à Tiffauges pour prier d’Elbée et Bonchamps de venir, coûte que coûte, chasser Westermann de Châtillon.

Le généralissime saisit sur-le-champ l’importance de l’audacieuse manœuvre qui s’imposait à lui. Laissant donc un faible rideau, de troupes en présence des Mayençais qui occupaient la vallée de la Sèvre, il décampa secrètement au matin du 10 octobre, gagna Cholet et y reconstitua la Grande Armée. Avec une célérité inouïe, près de dix-huit mille hommes, en vingt-quatre heures, rallient le drapeau blanc ; des officiers blessés, qui peuvent à peine se tenir à cheval, donnent l’exemple d’une suprême énergie ; Bonchamps, La Rochejaquelein et La Bouëre ont eux-mêmes le bras en écharpe.

Il était temps !

Le lendemain, 11 octobre, l’armée de Chalbos, électrisée par sa victoire du Bois-aux-Chèvres, s’avançait en effet sur Mortagne et Cholet. Tout à coup, vers 10 heures, la colonne, commandée par Westermann, et qui gagne Mortagne, voit fondre sur elle deux mille Vendéens de la division de Chemillé sous les ordres du chevalier de La Sorinière. Saisie d’épouvante, cette colonne recule sur Châtillon au moment où l’autre colonne, attaquée par d’Elbée, Bonchamps, Stofflet et de Beauvais, opère le même mouvement de recul. Chalbos réunit les fuyards dans Châtillon et les range en bataille sur les hauteurs qui dominent la ville, vers le faubourg Saint-Jouin.

Le moment est critique : les deux armées sont à peu près d’égale force ; mais il faudra, pour enlever les positions républicaines, autant d’habileté tactique que d’élan.

D’Elbée arrivait par la route du Temple. À la barbe des soldats de Westermann, ses hommes d’élite bondissent de haies en haies, occupent la vallée de l’Ouin, qu’ils franchissent l’arme haute, puis se précipitent à découvert sur les républicains, qu’ils accablent de leur feu. À l’aile droite, Bonchamps opère avec la même impétuosité et repousse l’ennemi dans Châtillon. Là, Chalbos se retranche fortement : ses canons, échelonnés dans la grande rue, étroite et montueuse, semblent en rendre l’abord impossible. Mais les Vendéens n’ont qu’une pensée : vaincre ou mourir, et ils accomplissent des prodiges. Se couchant sous la mitraille ou se blottissant dans les embrasures des portes, ils parviennent peu à peu jusqu’aux canons et assomment les artilleurs sur leurs pièces, tandis que leurs camarades, tournant par les faubourgs et les jardins, les rejoignent au centre de la ville. La lutte corps à corps est si acharnée, que les Bleus décimés ne tardent pas à se débander ; l’adjudant-général César Faucher, le frère de Camille Desmoulins, le général Lecomte, sont mortellement frappés. La Rochejaquelein, Lescure, Bonchamps, Beauvollier, La Ville-Baugé et les autres chefs de la Grande Armée ne laissent même pas à Chalbos le temps de mettre en ligne ses huit bataillons de réserve. Talmont et Forestier, à la tête de la cavalerie, tournent la droite républicaine et achèvent de l’écraser. Représentants et généraux sont entraînés par la déroute. Écumant de rage, Westermann lui-même est harcelé par un paysan qui a saisi la queue de son cheval et qu’il finit par sabrer.

Les routes de Saint-Aubin et de Bressuire sont maintenant encombrées par des torrents de fuyards, que heurte le torrent destructeur de la cavalerie des vainqueurs. D’après Mme de La Rochejaquelein, douze mille Bleus restèrent sur le terrain. En tous cas, leur désastre fut immense : tous leurs approvisionnements et leurs bagages, avec vingt-cinq canons, étaient devenus la proie de la Grande Armée.

 

 

Les conséquences de ce triomphe auraient pu être plus importantes encore. Tandis que Lescure expulserait du Bocage les débris de l’armée de Chalbos, d’Elbée pouvait en effet se retourner contre les Mayençais et les battre à leur tour avec ses troupes victorieuses qu’attendaient de puissants renforts. L’armée de Luçon devrait alors rétrograder. Le soulèvement de la Bretagne se précipiterait comme une traînée de poudre, et cette fois le colosse républicain risquait d’être frappé au cœur.

Or, à ce point critique de la Grand’Guerre, il fallut qu’une incroyable infortune déchaînât, au sein même de la victoire vendéenne, les prochaines catastrophes.

Épuisés par leur effort gigantesque, mourant de faim et de soif, les paysans se jetèrent en effet sur les barriques d’eau-de-vie abandonnées par les Bleus et s’endormirent, ivres morts, le long des maisons, dans les rues et sur les routes, sans prendre contre le retour possible de l’ennemi les plus élémentaires précautions.

Westermann, qui connaît leur penchant pour l’alcool et qui est ivre, lui aussi, mais de vengeance et de sang, s’est arrêté avec Chalbos au Bois-aux-Chèvres. Là, il choisit une centaine de hussards, leur donne à chacun un fantassin en croupe et s’élance de nouveau vers Châtillon. En route, il rencontre le commandant du 9e bataillon d’Orléans, qui a planté son drapeau en terre et rallie autour de cette enseigne deux à trois mille soldats qui veulent saisir la revanche. Westermann ne prend que les meilleurs, un millier, repousse les royalistes qui s’acharnent encore à la poursuite, abat à coups de sabre Beaurepaire, qui s’élance sur lui, et traverse l’Argent au gué Paillard, tandis que de Beauvais file dans la nuit à Châtillon à toute vitesse pour prévenir d’Elbée, Bonchamps, Talmont et tous les autres du danger qui les menace. Mais on se rit de ses craintes, et on se contente de commander un piquet de garde.

Une demi-heure après, Westermann est à Châtillon. Au « qui vive ? » de la sentinelle, il répond : « La Rochejaquelein. » Et il passe au galop, sabre les malheureux Vendéens étendus à terre et jette partout l’épouvante en faisant pousser à ses hussards d’horribles clameurs. Au milieu des ténèbres, les paysans ne reconnaissent plus la voix de leurs chefs, s’entre-tuent et s’enfuient, tandis que les républicains mettent le feu aux maisons et massacrent tout ce qui leur tombe sous la main, y compris les femmes et les enfants. Réveillé en sursaut, Talmont est renversé par les hussards qui moulent l’escalier de sa maison et ne leur échappe que par miracle. Bonchamps doit en tuer deux pour se dégager. Enfin, après quatre heures de cet infernal sabbat, Westermann, aux hurlements de la Marseillaise, allonge jusque vers Mortagne sa traînée de sang et de fou. Lorsqu’il repartit le lendemain pour Bressuire avec Chalbos, qui l’avait rejoint à Châtillon, sa bande de massacreurs était elle-même en grande partie anéantie ; mais il avait ravi à ses vainqueurs de la veille les meilleurs fruits de leur victoire.

Le sac de Châtillon a fait succéder, en effet, à l’enthousiasme la terreur et le désespoir. Boutillier de Saint-André, dont la famille s’enfuyait alors vers Cholet, rapporte qu’il aperçut au sommet d’une montagne des femmes qui couraient en criant dans leur patois :

« J’ons gagni ! j’ons gagni ! »

Ce qui signifiait que les Vendéens avaient été vainqueurs à Châtillon. Mais elles apprirent bientôt le retour tragique de Westermann, et alors chacun se crut perdu. « Désormais, plus d’illusions, écrit le mémorialiste ; la vérité tout entière, mais une vérité affreuse, celle de la destruction de notre pays et de la mort, apparaît à nos regards. La Vendée, cernée, sillonnée de toutes parts, envahie sur tous les points, n’offre plus d’asile à ses enfants. Le pillage, l’incendie, le meurtre, voilà le destin qu’on nous prépare. S’il nous était resté des doutes à cet égard, ils eussent été dissipés par les rapports effrayants qu’une troupe de femmes et d’enfants, qui fuyaient les pays occupés par l’ennemi, nous faisaient des atrocités commises par les armées révolutionnaires. »

Pourtant il fallait, encore une fois, se raidir contre une invasion d’autant plus redoutable qu’elle était sans merci. Si l’on devait périr, mieux valait tomber les armes à la main pour une cause qui tenait de Dieu même son immortalité.

 

 

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XVI

 

LA DÉFAITE DE LA TREMBLAYE – RETRAITE DE LA GRANDE ARMÉE

 

(15 octobre 1793)

 

Les trois armées républicaines. – Les Mayençais à Mortagne. – La Grande Armée à Cholet. – La bataille de la Tremblaye (15 octobre). – Lescure est frappé à mort. – La retraite sur Cholet et Beaupréau. – La préparation de l’exode. – Kléber à Cholet (16 octobre) : concentration des forces républicaines. – Le glorieux Léchelle.

 

Abandonnée par Charette, enfoncée par Westermann, la Grande Armée ne fut plus de taille à lutter contre Kléber, et elle le laissa s’établir à Cholet, où la résistance vendéenne, tendue dans son suprême effort, allait bientôt se briser.

Le 14 octobre, trois armées républicaines convergeaient vers Cholet : au sud, celle de Luçon, commandée par Bard et Marceau, qui repoussait à Mortagne les troupes de Royrand ; à l’est, celle de Bressuire, qui avait été reformée par Chalbos ; à l’ouest, celle de Léchelle et de Kléber. Les incendies et les massacres se poursuivaient, malgré de terribles représailles comme celles qui avaient coûté la vie, au lendemain du sac de Châtillon, à soixante-quatre prisonniers républicains détenus à Cholet.

Le plus grand péril était du côté des dix mille Mayençais qui marchaient sur Mortagne. « Il était décidé, rapporte Kléber, que l’on attaquerait le lendemain ce repaire trop fameux de l’armée catholique qui, depuis longtemps, faisait la convoitise du soldat et l’ambition des généraux. On eût dit que de la prise de cette ville dépendait la fin de la guerre de Vendée. »

En effet, le 15 octobre, après avoir incendié Tiffauges, les Mayençais arrivaient à Mortagne, et, comme il n’y restait plus que des femmes tremblantes, ils continuèrent leur route vers Cholet, bientôt rejoints par l’armée de Luçon. Les généraux défendirent, sous peine de mort, le pillage de la ville.

La Grande Armée vendéenne s’était concentrée à Cholet, au sein d’un immense désarroi. La multitude des fuyards, charriant les effets mobiliers les plus précieux, encombrait les rues et les environs ; des courriers annonçaient d’heure en heure l’approche de l’ennemi.

De Mortagne à Cholet, deux routes, d’ailleurs voisines, passaient : l’une, la plus directe et la plus importante, par la Tremblaye ; l’autre, par Saint-Christophe. L’armée de Luçon arrivait par la première, et celle de Kléber par la seconde.

La Grande Armée, mise en route le 15 au matin, dut en conséquence se diviser en deux colonnes : Lescure devait arrêter les Mayençais vers Saint-Christophe, sur les hauteurs des Deux-Chambords ; d’Elbée, Stofflet, Royrand, Marigny, Forestier, attendraient Chalbos au-delà du bois de la Tremblaye. Les forces de réserve furent commandées, à Cholet même, par Bonchamps.

Marceau commandait l’avant-garde de l’armée de Luçon. Soudain, vers la Renardière, il voit des Vendéens surgir de tous côtés et repousser ses soldats jusqu’au bois de la Haie. Le général Bard arrive à son secours avec le gros de ses forces ; mais il est atteint de deux coups de fou et doit passer son commandement à Marceau, qui est sur le point d’être enveloppé. Le général mayençais Beaupuy, qui se trouve alors vers l’ouest à peu de distance, lui envoie le bataillon des chasseurs de Cassel ; mais Tyran, commandant de ce bataillon, ne dégage Marceau qu’en se faisant tuer à la tête de ses hommes.

Vers Saint-Christophe, le gros des Mayençais est tenu non moins vigoureusement en échec par les soldats de Lescure. Malheureusement les lignes vendéennes, qui s’étendent de Saint-Christophe à la Renardière, manquent de profondeur et s’épuisent bientôt ; elles doivent se replier sur le château de la Tremblaye, en face des Deux-Chambords, maintenant occupés par les troupes de Beaupuy.

Victorieux sur sa gauche, d’Elbée s’aperçoit du danger que courent ü sa droite les troupes de Lescure, et il ordonne à Forestier d’aller les soutenir ; mais, aux premières ombres du crépuscule, les volontaires de Lescure prennent la colonne de Forestier pour une colonne ennemie et se retirent en désordre. Forestier lui-même, qui, malgré la mitraille, continue d’abord sa route sur Saint-Christophe pour tourner la gauche républicaine, voit ses hommes tomber sous les balles des bataillons de l’adjudant-général Dubreton (le futur pair de France), et il est obligé de battre en retraite.

Cependant, au château de la Tremblaye, Lescure n’a pas perdu courage et cherche les moyens de reprendre l’offensive. Comme il monte sur un tertre pour étudier la position de l’ennemi, puis avec son sabre fait signe aux siens d’avancer, une balle le frappe à la tête entre la tempe gauche et les sourcils. Il tombe de cheval, tandis que ses hommes obéissent à son commandement et marchent à l’ennemi en passant sur son corps, qu’ils ne reconnaissent point. Mais le jeune de Beauvollier, qui l’accompagnait, jette bientôt l’alarme, et il se produit le même découragement, le même recul qu’à Nantes, lors de la mort de Cathelineau. Bontemps, le fidèle domestique de Lescure, arrive peu après, constate que son maître tout ensanglanté respire encore, le fait attacher en croupe derrière lui et soutenir par deux soldats. Lescure fut ainsi ramené au pas à Beaupréau.

Son agonie devait se prolonger en Bretagne jusqu’à Fougères, avec l’agonie de la Grande Armée elle-même : traîné sur un matelas dans une voiture dont les cahotements se traduisaient pour lui en d’horribles douleurs, car il avait l’os frontal enfoncé jusqu’au crâne, il ne reprit quelques forces que pour pleurer sur son impuissance. À Laval, il voulait remonter à cheval : comme on s’opposait à cet acte insensé, il se mit à la fenêtre, et, du geste et de la voix, il encouragea les soldats qui partaient pour combattre. Sur la route de Fougères, on vint lui lire dans sa voilure les détails du supplice de Marie-Antoinette :

« Ah ! les monstres l’ont donc tuée ! s’écria-t-il. Je me battais pour la délivrer. Si je vis, ce sera pour la venger ! »

Il avait fait appeler Mme de Lescure, qui devait mettre au monde un enfant six mois après et suivait à cheval l’atroce convoi :

« Ta douleur seule me fait regretter la vie, lui dit-il ; pour moi, je meurs tranquille... Je n’ai rien fait qui puisse me donner des remords et troubler ma conscience ; j’ai toujours servi Dieu avec piété ; j’ai combattu et je meurs pour Lui. J’espère en sa miséricorde. J’ai souvent vu la mort de près, et je ne la crains pas. »

Le 4 novembre, la voiture devint un cercueil, un cercueil qu’escorta durant sept heures la veuve de Lescure, désireuse d’arracher aux profanations jacobines la dépouille de son mari. On l’enterra à son insu, dans une tombe qu’on n’a jamais retrouvée. L’ère de pareils ensevelissements était ouverte pour la Vendée.

 

 

À la Tremblaye, la retraite des soldats de Lescure était devenue générale, et les royalistes, tombant d’épuisement, avaient avec peine regagné Cholet.

Ils ne furent point poursuivis par les républicains, qui étaient, eux aussi, exténués. « Le soldat, rapporte Kléber, restait couché, épuisé, et, sans distinction de compagnie, de bataillon ou de brigade, il cherchait l’isolement sur la route, dans les fossés et dans les champs, le repos et le sommeil. Aussi eussions-nous perdu bientôt le fruit de notre victoire si l’ennemi avait alors entrepris une sortie audacieuse. »

Deux mille cadavres, dont cinq cents de républicains, dormaient, à côté des vainqueurs, leur dernier sommeil.

Un seul homme n’était pas fatigué : Léchelle, le général en chef, qui était resté prudemment à l’arrière dans un ravin gardé par quatre cents hommes. Il se montre enfin. Il n’avait vu, disait-il, que des lâches et se plaignait surtout des officiers, qui, suivant lui, avaient donné partout l’exemple de la fuite. Le représentant Turreau, présent, lui répondit avec indignation :

« On ne voit jamais les braves à la queue des colonnes. » (Kléber.)

À Cholet, les généraux royalistes discutaient le parti à prendre. Comme la ville était défendue par la vallée de la Moine et que le château gardait le pont où passait la route de Mortagne, on pouvait encore y résister aux républicains ; on pouvait même les vaincre, si Charette revenait enfin pour les attaquer par derrière. Mais Charette, occupé à prendre Noirmoutier, ne reçut point les courriers qu’on lui dépêcha ; et le Conseil de la Grande Armée ne sut point déjouer les manœuvres de Donnissan, de Talmont et de Désessarts, qui s’obstinaient à préparer l’exode en masse au-delà de la Loire. D’Elbée et La Rochejaquelein, comprenant que les Vendéens, hors de chez eux, devaient fatalement succomber, s’opposèrent à un pareil projet. Bonchamps, lui, pensait que la diversion en Bretagne d’une partie de l’armée pouvait la sauver et qu’il était en tous cas utile de s’assurer, en cas de déroute, le libre passage du fleuve. On chargea donc Talmont d’aller, dans ce but, à Saint-Florent avec quatre mille hommes ; en passant à Beaupréau, il devait en outre expédier d’urgence à la Grande Armée les munitions qui lui manquaient.

Malheureusement, Talmont commit la faute très grave de ne point remplir cette dernière mission et de rendre inévitable le passage en masse qu’il croyait nécessaire. D’ailleurs, l’envoi de quatre mille hommes à Saint-Florent, – envoi au moins inutile, puisque d’Autichamp s’y trouvait déjà avec trois mille volontaires, – détermina dans les rangs de la Grande Armée un mouvement de retraite irrésistible. Les Vendéens se retirèrent sur Beaupréau sans même attendre les ordres de leurs chefs, et c’est à Beaupréau qu’un tocsin suprême appela, le 16 octobre, tous les hommes valides à la défense du pays.

 

 

Kléber était arrivé devant Cholet la veille au soir. Les quelques centaines de Vendéens qui, de l’esplanade du château, criaient sans cesse : « Vive le roi ! » et répondaient au fou des républicains étaient les seuls qui restassent à Cholet. La population elle-même avait pris la fuite. Lorsque, le 16 au matin, Kléber, entouré de son état-major, tambours et musique en tête, pénétra dans la ville, il la trouva à peu près déserte. Il ne fit d’ailleurs que la traverser, car il craignait à ce point un retour offensif de l’adversaire, qu’il établit sans désemparer ses troupes dans de formidables positions. Du château de la Treille au château de Bois-Grolleau, elles formèrent au nord de Cholet un arc de cercle d’une lieue. Comme l’armée de Chalbos, venue de Châtillon, rejoignit le soir celles de Luçon et de Nantes, c’étaient environ vingt-deux mille soldats qui se trouvaient maintenant réunis sous les ordres effectifs de Kléber. Rentré à Cholet après avoir ainsi disposé ses troupes, celui-ci trouva l’inénarrable Léchelle en train de déjeuner chez le négociant Dupin : « Il avait l’air d’être lui-même étonné de sa bonne fortune, rapporte Kléber. Je lui rendis compte de ce que je venais de faire. Sans autre examen, il approuva le tout et se borna à me recommander, comme à son ordinaire, de faire marcher en ordre, en masse et majestueusement... »

C’est pourtant un pareil individu qui eut le front d’adresser alors au ministre Bouchotte un rapport glorieux, où il s’attribuait le mérite de toutes les dispositions prises : « Ce soir, ajoutait-il, nous plantons l’arbre de la Liberté sur la place de Cholet, et j’espère, du moins tel est le vœu de mon cœur, que bientôt des cris de : “Vive la République !” se feront entendre partout... Je vous envoie le drapeau qui a été enlevé sur l’autel de Cholet et qui était environné de cierges brûlant pour le salut de la royauté à l’agonie, et à laquelle nous venons de donner le coup de grâce... En bon sans-culotte, j’emploierai tous les moyens qui sont en mon pouvoir pour le bonheur de la Liberté et de l’Égalité, et de la cause du peuple à laquelle je suis invariablement fixé. »

Ces moyens consistaient en particulier à permettre le pillage des boutiques, l’incendie de l’église et de plusieurs maisons, le meurtre aussi des paysans qui, amenés devant l’état-major, furent obligés de boire à la santé de Louis XVII avant de tomber sous les balles du peloton d’exécution.

Le lendemain allait se livrer la bataille décisive que Kléber compara à un combat de tigres contre des lions, et qui, malgré la présence des plus illustres généraux de la République : Kléber, Beaupuy, Moreau, Vimeux, Haxo, Chalbos, Westermann, Canuel, Danican ; malgré les efforts de sept représentants du peuple : Bourbotte, Choudieu, Fayau, Bellegarde, Merlin, Carrier et Turreau, menaça durant plusieurs heures de se tourner encore contre la République en une foudroyante défaite.

 

 

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XVII

 

LE DÉSASTRE DE CHOLET – LA DÉBACLE VENDÉENNE

 

(17 octobre 1793)

 

Quarante mille Vendéens à Beaupréau. – Le conseil militaire. – Le dessein du prince de Talmont. – Le plan de Kléber. – L’attaque des Vendéens. – Les Bleus en déroule lm versent Chotel. – Haxo déchaîne la panique à la droite vendéenne. – Lutte à mort. – Bonchamps et d’Elbée mortellement blessés. – La débâcle. – Le conseil de guerre de Beaupréau. – Vers la Loire.

 

En retraite sur Beaupréau, la Grande Armée s’y concentrait pour arrêter la marche des trois armées réunies de Nantes, de Luçon et de Bressuire.

Le 17 octobre au matin, elle était aussi forte que jamais, puisque quarante mille Vendéens avaient répondu au suprême appel. Entourés de cadavres et de ruines, mêlés aux flots gémissants d’une multitude de femmes et d’enfants qui fuyaient devant l’extermination, ces volontaires n’avaient pas perdu courage, et, après tant de combats rendus inutiles, ils étaient prêts à lutter encore avec une farouche énergie.

Leurs généraux s’étaient assemblés dans la nuit du 16 au 17 : Stofflet voulait qu’on divisât l’armée en corps détachés et qu’on commençât contre les Bleus une guerre de partisans qui les aurait affamés, détruits en détail et bientôt réduits à la retraite ; Royrand était d’avis de gagner, sans attaquer les Bleus, le pays de Charette, où des renforts auraient permis de prendre une éclatante revanche ; d’Elbée conseillait d’attendre au moins la division du Loroux, forte de cinq mille hommes, qui était en marche vers Beaupréau, et nous verrons que de son retard allait en effet dépendre le sort de la bataille ; Bonchamps tenait toujours à son projet d’opérer en Bretagne une diversion partielle ; La Rochejaquelein, enfin, proposait de retourner hardiment à Cholet pour y surprendre et y écraser, d’un seul coup, les républicains.

On se rangea à ce dernier avis, tout en chargeant Talmont d’assurer le passage de la Loire. Il a bien été prouvé que Talmont, en accord secret avec Donnissan et Désessarts, outrepassa les instructions reçues et rendit inévitable un exode que d’Elbée, Bonchamps, La Rochejaquelein, Lescure et beaucoup d’autres jugeaient, à bon droit, désastreux ; mais, somme toute, le conseil ne s’y opposa point ouvertement, et il valait encore mieux l’admettre, le préparer, par conséquent, comme dernier moyen de salut, que de risquer le massacre ou la noyade de quatre-vingt mille êtres humains. Du moment qu’on acceptait l’idée d’une grande bataille, il fallait prévoir les suites d’une grande défaite ; et le seul récit de la bataille de Cholet va prouver que, si l’idée fixe de passer la Loire précipita la retraite des Vendéens, ce fut après une lutte acharnée, dont l’issue fut déterminée par de tout autres causes.

Lorsqu’ils reprirent, le 17 au matin, la route de Cholet, Kléber ne s’attendait pas à un si prompt retour offensif des vaincus de l’avant-veille. Vers 9 heures, il avait exposé son plan aux généraux et aux représentants, réunis chez Léchelle en conseil de guerre : divisant l’armée en trois colonnes et les portant à la fois sur Jallais, sur le May et Beaupréau, et sur Saint-Macaire et Gesté, il voulait envelopper Beaupréau et y rendre impossible la fuite de la Grande Armée en lui coupant au besoin la route de Saint-Florent. Mais le conseil préféra la marche en masse sur Beaupréau, et Kléber se contenta de répliquer qu’une pareille manœuvre, en harmonie avec les vues simplistes de Léchelle, avait ceci d’avantageux que, pour la concevoir, il n’était pas nécessaire « de se mettre l’esprit à la torture ».

À peine les généraux avaient-ils regagné leurs postes, qu’on leur signala l’arrivée des Vendéens. Déjà l’avant-garde de Beaupuy battait en retraite. Kléber fait aussitôt sonner le rassemblement et va occuper au nord-ouest (c’est-à-dire sur sa gauche) le bois de Saint-Léger, avec Haxo, Sainte-Suzanne et Jordy, tandis que Beaupuy assure la résistance au nord, vers la Papinière, et Blosse au nord-est, vers le Bois-Grolleau et la route de Nuaillé.

Les Vendéens arrivent au nord, par le May, sur une seule colonne. Telle est leur impétuosité, qu’à peine ont-ils atteint la lande de la Papinière, ils se disséminent en tirailleurs derrière les fossés et les haies ; sans attendre le gros de leurs troupes, ils chassent vers le Bois-Grolleau les grenadiers de Blosse, culbutent les chasseurs qu’amène Beaupuy et compromettent d’autant plus la position de la droite républicaine vers laquelle ils tendent que son artillerie ne peut tirer en raison de la fumée produite par l’incendie des champs de genêts.

Peu après, le centre du champ de bataille est envahi par les corps de Bonchamps et de d’Elbée, puis par ceux de La Rochejaquelein et de Royrand, qui appuient à leur gauche et s’avancent, comme des troupes aguerries, en superbes phalanges. Leur feu d’enfer ressemblait, dit un témoin, à celui de dix mille tambours battant à la fois. Beaupuy a deux chevaux tués sous lui et échappe à grand’peine aux paysans qui le pourchassent ; il entend même La Rochejaquelein crier à ses gars :

« Ne le tuez pas, c’est le général. Prenez-le ! »

Vers le Bois-Grolleau, Vimeux et Scherb reculent aussi devant les hommes d’élite de Marigny, qui s’emparent de leurs pièces d’artillerie et déjà les rejettent dans Cholet en poussant les hurlements de victoire... La droite des Bleus est, en effet, en pleine déroute.

Leur centre est aussi à peu près enfoncé par Bonchamps et d’Elbée, qui repoussent Beaupuy et Marceau jusqu’aux faubourgs de Cholet.

À leur gauche, qu’avait refusé de quitter Kléber, les Vendéens semblent également l’emporter. La Rochejaquelein et de Royrand se précipitent au pas de course dans le bois de Saint-Léger, en débusquent les bataillons de Sainte-Suzanne et de Jordy et font céder à leur tour, jusqu’à la Troplonière, ceux que commandent Haxo et Kléber. Les Mayençais vont être écharpés ; déjà leurs équipages fuient vers Mortagne, et, dans les flots des fuyards qui passent le pont de la Moine (au sud de Cholet), on voit Carrier grimper sur les épaules des soldats pour s’échapper plus vite.

« Laissez passer le citoyen représentant, dit Kléber avec dégoût ; il tuera après la victoire... »

Tout aussi brave, Léchelle se plaint, à l’arrière, d’être délaissé.

« Allez au feu, lui crie Dembarrère, et vous y trouverez bonne compagnie ! »

Cependant Kléber possède ce sang-froid, propre aux grands capitaines, qui croît avec le danger. Galopant vers le centre, il y a appelé les quatre mille hommes de Müller, qui se tenaient en réserve sur la rive gauche de la Moine et qui traversent Cholet au pas de course. À la vue de la confusion qui règne sur le champ de bataille, les nouveaux venus ne tirent même pas un coup de fusil et, fous de terreur, jettent leurs armes à terre pour rebrousser plus vite chemin. « Jamais, rapporte Kléber, on ne vit un pareil désordre. » Les fuyards courent jusqu’à Saint-Laurent-sur-Sèvre, dont les habitants, royalistes, les auraient exterminés sans l’intervention charitable des missionnaires du Saint-Esprit et des Sœurs de la Sagesse, occupés en cette ville à soigner les blessés.

Cependant, au nord de Cholet, Kléber, Beaupuy, Marceau, Vimeux ; Targes, dont le visage et la poitrine sont couverts de sang ; Travot, qui, le bras en écharpe, galvanise ses chasseurs de Cassel, s’efforcent de rallier leurs bataillons. Tout à coup, de la hutte de la Treille, descend, musique en tête, sous les ordres de Haxo, le 109e bataillon, qui tombe sur les corps de d’Elbée et de La Rochejaquelein. Cette musique entraînante fait croire aux paysans qu’une nouvelle armée républicaine va écraser leur droite ; ils hésitent, se déconcertent, reculent. Le charme est rompu ! À l’arrière, où sont restés les moins hardis, on croit à la défaite, on crie : « À la Loire ! » et ce cri de trahison ou de désespoir arrache irrésistiblement la Grande Armée à la victoire. La route du May se couvre de sabots et d’armes brisées.

Aux premiers rangs, les chefs font d’héroïques efforts pour ranimer les courages. Bonchamps, d’Elbée, La Rochejaquelein, Royrand, Sapinaud, Stofflet, Forest, Loyseau, La Ville-Baugé, de Beaurepaire, cent autres braves crient : « Mort aux Bleus ! » et, à coups de fusil, à coups de sabre, à coups de baïonnette, opèrent une effroyable charge. Marceau, qui a rallié dix bataillons, dit sans s’émouvoir à ses artilleurs :

« Laissez approcher l’ennemi. »

Lorsque les Vendéens sont proches, les républicains ouvrent leurs rangs, et la mitraille balaye des files entières. Autour de la métairie de la Bégrolle, le sol est couvert de cadavres. Les Vendéens chargent encore et sèment la mort dans l’état-major de Kléber, qui depuis deux jours a vu tomber quatorze de ses chefs de brigade ou commandants. Mais les chefs royalistes tombent eux aussi les uns après les autres, et parmi eux deux des plus illustres : Bonchamps et d’Elbée, ce dernier couvert de quatorze blessures.

Cette fois, tout espoir est perdu, et les gars de Beaupréau, du Pin, de Jallais et de la Poitevinière, du Marillais et de la Chapelle-Saint-Florent, ne songent plus qu’à arracher à l’ennemi les corps de leurs chefs. Beaucoup se font encore massacrer en accomplissant ce devoir ; mais enfin ils emmènent jusqu’à Beaupréau leurs généraux expirants.

Il est 7 heures du soir, et, malgré la nuit qui s’épaissit, Beaupuy veut s’élancer sur les traces des vaincus pour achever le carnage ; mais les Mayençais tombent de fatigue et de faim, et ils sont tenus en respect par les quatre mille hommes de Lyrot et de Piron, qui arrivent enfin, une heure trop tard, hélas ! pour assurer une victoire tout à l’heure certaine.

« Jamais, reconnaît Kléber, les Vendéens n’avaient donné un combat si opiniâtre, si bien ordonné. »

Prosternées aux pieds des autels, les femmes, au loin, demandaient à Dieu pourquoi Il voulait leur infliger une pareille épreuve...

 

 

Du May à Beaupréau, les villages et les fermes regorgeaient de vaincus qui imploraient un morceau de pain et glissaient à terre, épuisés. Beaucoup pleuraient. Des blessés étaient emportés en croupe par les cavaliers. Devant la civière de Bonchamps, Louis Onillon déployait fièrement son drapeau. Une charrette à bœufs traînait d’Elbée vers Beaupréau, tandis que Lescure était porté à Chaudron-en-Mauges. La fumée des genêts en feu, l’odeur de la poudre, les excellents des moribonds qui, là-bas, jonchaient le sol, ajoutaient à l’horreur de cette funèbre nuit. Et comme ce n’était point encore assez, il fallut que des misérables complétassent l’œuvre des combats par des crimes sans excuse : Carrier, si lâche en face de l’ennemi, rentra à Chotel avec une bande de pillards qui dévalisèrent les magasins, incendièrent des maisons et des fermes à une demi-lieue à la ronde, et massacrèrent des femmes et des enfants. Les fuyards de Saint-Laurent-sur-Sèvre imitèrent ces atrocités.

Comment mettre un terme à de pareilles catastrophes ? De nouveau réunis à Beaupréau, cette nuit-là, en conseil de guerre, les généraux royalistes se concertent. La Rochejaquelein et Piron, dont les âmes d’acier sont inébranlables, proposent de retourner à Cholet, où l’on peut surprendre les républicains dans l’enivrement de la victoire ; Royrand veut encore qu’on aille rejoindre Charette, et Stofflet qu’ou licencie l’armée pour attaquer les Mayençais par pelotons séparés. Chacune de ces solutions était assurément préférable au passage de la Loire : la dislocation subite était, pour les Vendéens, une manœuvre ordinaire qui leur avait toujours réussi ; quant à une revanche immédiate et en masse, si elle était rendue difficile par l’agonie du généralissime d’Elbée, de Bonchamps et de Lescure, elle n’était point impossible : les vainqueurs de Cholet n’avaient-ils pas éprouvé autant de pertes que les vaincus ? Mais ces considérations furent rendues vaines par le vent de déroute qui soufflait en tempête du May à Saint-Florent, et dont les gémissements, les hurlements se traduisaient en ce cri : « À la Loire ! à la Loire ! »

Le grand tort de Talmont et de ses partisans avait été de favoriser la panique en y inclinant les esprits par des préparatifs trop ostensibles, et même, a-t-on affirmé, par de ténébreux mots d’ordres. Le parti pris du prince d’entraîner la Grande Armée dans ses « États de Bretagne », comme il disait, l’avait même induit à retarder dans leur marche les renforts amenés par Lyrot, retard qui avait été fatal. Cette nuit-là encore, ses amis Donnissan et Désessarts, profitant de la disparition des grands chefs et de la timide déférence de La Rochejaquelein, écrivaient des billets de convocation appelant à Saint-Florent les paroisses qui conservaient des effectifs disponibles. Au reste, toute discussion à ce sujet était devenue inutile, puisque à cette heure la Grande Armée se précipitait d’elle-même vers le fleuve, où elle croyait trouver son salut.

La rage au cœur, les généraux ordonnèrent donc le départ de l’état-major et le transport à Saint-Florent des canons, des munitions et des bagages qu’on ne voulait point laisser en proie aux républicains. Les débâcles de 1870 ne donnent vraiment qu’une idée incomplète du spectacle qui s’offrit alors au nord de Beaupréau ; car ce n’était pas seulement quarante mille combattants qui se précipitaient vers la Loire avec d’innombrables canons, c’était en outre quarante mille individus de tout sexe, de tout âge, de toute condition ; c’était tout un peuple, un peuple auquel les gémissements des blessés, les lamentations des femmes et des enfants séparés de leurs proches, les cris de désespoir mêlés aux hennissements des chevaux et au roulement des canons et des chariots donnaient la sensation d’une gigantesque course à l’abîme.

« Les jeunes filles, a raconté H. Chardon d’après les interrogatoires des Vendéennes captives au Mans, les jeunes filles fuient sans réflexion aucune, se lèvent de leurs lits à l’approche de l’armée, craignant de perdre la vie, et se joignent aux premières compagnes de fuite qu’elles rencontrent. D’autres se sauvent des champs sans rentrer à la maison, sans aller chercher leurs parents. On quitte son toit, sans avoir le temps de prendre ses effets, pour échapper à la mort. Des enfants orphelins se réunissent aux fuyards, de peur d’être massacrés par les hussards. Parfois il n’y a à prendre ce parti que quelques-uns de la famille, les plus effrayés, les plus jeunes ; les pères restent et ne peuvent retenir leurs filles, qui craignent d’être insultées par les soldats. Les mères quittent leur mari, prennent leurs enfants sur leur dos ou dans leur giron, et les voilà parties sans savoir où elles vont, ni ce qu’elles deviendront, ne croyant qu’à une absence de quelques jours. Plusieurs restent cachées dans les bois, derrière les haies, à un demi-quart de lieue. Elles voient s’effondrer le toit de la ferme et les récoltes consumées par les flammes. L’armée s’avance, elles fuient. La fumée des villages incendiés annonce la marche des Bleus victorieux ; elles fuient plus loin, plus loin encore, errant sans asile, et, après plus d’une étape douloureuse, sont forcées de marcher jusqu’à la Loire. Le bruit se répand dans le pays que les Bleus massacrent tout et que les patriotes vont tuer tous ceux qui resteront sur la rive gauche. »

Il faut connaître de pareilles scènes d’horreur pour juger la criminelle folie de ceux qui déchaînèrent la Révolution sur la France, et tout l’héroïsme des paysans qui payèrent la liberté de leurs âmes de ces torrents de larmes et de sang.

 

 

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XVIII

 

LE PASSAGE DE LA LOIRE – LA GRÂCE DES PRISONNIERS

 

(18 octobre 1793)

 

Saint-Florent. – Le comte d’Autichamp à Varades. – La Rochejaquelein organise le transbordement. – Le passage de Lescure : un prêtre batelier. – Bonchamps sauve la vie à cinq mille prisonniers et va mourir à la Meilleraye. – L’imposture de Léchelle et des conventionnels. – Les massacres de Beaupréau. – La citerne de Vihiers. – Le gouvernement révolutionnaire approuve l’extermination en masse. – Les responsabilités de Kléber. – Ce qu’il faut penser des cruautés vendéennes.

 

La petite ville de Saint-Florent, – où sept mois auparavant, le 10 mars 1793, avait éclaté la guerre de Vendée, – est située à trois lieues à l’est d’Ancenis. La rive gauche de la Loire forme en cet endroit un plateau assez élevé et semi-circulaire, dont l’horizon sur la Bretagne est immense et qui est dominé par l’église abbatiale. De l’esplanade de cette église descendent au fleuve des pentes abruptes et toujours embroussaillées. Deux rampes praticables permettent seules d’atteindre la grève sablonneuse : l’une, très rapide, qui part de l’extrémité de l’esplanade opposée à l’église ; l’autre, moins raide, qui constitue l’artère principale de la cité et prolonge la route de Beaupréau.

Le fleuve lui-même est divisé par une île verdoyante en deux bras inégaux : le petit bras, sur la rive de Saint-Florent, est d’ordinaire guéable et l’était le 18 octobre 1793, les eaux se trouvant heureusement fort basses. Pour que les bateaux pussent atteindre la rive droite, il fallait toutefois que cette rive fût débarrassée des troupes républicaines qui la gardaient. Or le bourg de Varades, situé, en face de Saint-Florent, à un quart de lieue du fleuve, était gardé par mille hommes du bataillon de Seine-et-Marne ; son commandant, disposant de deux canons, pouvait très facilement balayer, au ras de la grève, les envahisseurs qui tenteraient de débarquer.

Ces difficultés n’arrêtèrent point le comte d’Autichamp, de Scépeaux, les chevaliers de Turpin et Duhoux, envoyés la veille pour occuper Varades. Après une canonnade de deux heures, ils débarquèrent sous la fusillade et repoussèrent les républicains vers Ancenis. Rejoint par le bataillon des chasseurs de la Manche, le bataillon de Seine-et-Marne opéra sans succès deux retours offensifs, dont un en pleine nuit, et les royalistes établirent sur la rive droite une batterie de sept pièces de canon qui assura le passage.

La Rochejaquelein et ses compagnons, arrivés maintenant à Saint-Florent, tentent un suprême effort pour arrêter l’exode. M. Henri pleure de rage à la vue de ce peuple qui, en quittant le sol natal, va subir le sort d’un arbre déraciné.

« Général, crie Stofflet, prenons cent braves avec nous et allons nous faire tuer à Cholet. »

Piron et Forestier les approuvent, et ils s’élancent au bord du fleuve pour entraver l’embarquement ; mais autant eût valu faire rétrograder un torrent furieux vers le sommet de sa montagne. La Rochejaquelein va trouver Lescure, qui veut achever, comme d’Elbée, de mourir en Vendée, et déclare que, sans ses blessures, il aurait sabré le premier transfuge, « eût-il été le prince de Talmont ! » À ce moment, hélas ! les volontaires vendéens avaient repris toute leur indépendance, et seul un prince de la Maison de France eût possédé l’autorité nécessaire pour accomplir en eux un miraculeux revirement.

Obligé de céder à cette force de la nature qu’est l’épouvante populaire, La Rochejaquelein voulut du moins en prévenir les pires effets, et il mil de l’ordre, un ordre prodigieux, dans le transbordement. Les canons et les munitions indispensables passèrent d’abord. Les cavaliers utilisèrent le gué du petit bras, puis les chevaux nagèrent dans le grand bras, tenus en bride autour des bateaux. L’île est bientôt couverte d’une multitude frémissante qui aperçoit au loin brûler ses foyers et craint de tomber sous le fer des massacreurs. On n’avait que vingt à vingt-cinq bateaux pour passer cinquante mille personnes (trente mille étant allés passer en amont, au gué du village du Cul-de-Bœuf) ; et pourtant telle fut la patience des fugitifs qui se voyaient sans cesse séparés de leurs proches, telle fut l’énergie des prêtres qui s’improvisèrent bateliers, qu’en vingt-quatre heures tout fut passé, sans rixes et sans accident ; seuls une femme et trois chevaux furent noyés.

« Mes ingénieurs, a écrit Napoléon, sont des hommes habiles ; mais, à Saint-Florent, les Vendéens furent des sylphes. »

Lescure et Bonchamps furent transportés à leur tour.

Lescure fut placé sur un fauteuil de paille garni de matelas. Mme de Lescure et quarante officiers, sabre au clair, traversèrent la foule et parvinrent à embarquer le blessé sur un bateau que conduisait un matelot en chemise. M. de Donnissan ordonna à ce matelot, qui suait sang et eau, de gagner Varades en contournant l’île, pour éviter les fatigues d’un double débarquement ; mais le batelier resta rebelle à toute promesse, à toute menace, et, comme le marquis tirait son épée, il finit par lui dire :

« Monsieur, je suis un simple prêtre. La charité me fait passer ces pauvres gens depuis huit heures, sans relâche, faute de matelot ; mais je n’ose traverser que ce petit bras peu profond, et je risquerais de vous noyer si je vous faisais faire le tour de l’île. »

On prit donc, après avoir débarqué dans l’île, un autre bateau. Sur la rive droite de la Loire, deux piques furent placées sous le fauteuil, et quatre soldats portèrent leur général, tandis que Mme de Lescure et sa femme de chambre, avec une serviette, s’efforçaient d’arrêter le balancement douloureux de ses pieds. Il ne reprit connaissance que pour entendre la fusillade qui crépitait à Varades, et il souhaita d’être achevé par les Bleus, qui lui feraient ainsi moins de mal que le vent glacial qui mordait ses plaies béantes.

 

 

La civière de Bonchamps suivait.

Avant de quitter pour toujours le sol vendéen, le général venait de remporter une victoire immortelle.

Cinq mille prisonniers républicains, tirés des dépôts de Châtillon, de Mortagne, de Cholet et de Beaupréau, avaient été renfermés dans l’église abbatiale de Saint-Florent et le parc voisin. On ne pouvait leur faire passer la Loire, ni les renvoyer grossir les rangs de l’ennemi. Fallait-il donc les massacrer et user par là, en cette extrémité, du droit de représailles que semblaient avoir créé tant de forfaits ? Le conseil supérieur s’assembla. « J’étais présente, rapporte Mme de La Rochejaquelein. Tous convinrent qu’il fallait les fusiller sur-le-champ ;... mais quand on demanda : « Qui ira en donner l’ordre ? » personne n’en eut le courage,... et chaque officier se retira sans vouloir donner l’ordre. M. de Lescure était couché par terre sur un matelas, et moi assise dessus ; seule je pus l’entendre, quand on parla de tuer les prisonniers, dire entre ses dents : « Quelle horreur ! »

Cette horreur faillit être commise par la foule, qu’excitait le vieux et farouche chevalier Cesbron d’Argonne, et qui hurlait, ivre de vengeance :

« Tuons les Bleus ! »

Des canons, braqués sur la porte de l’église, allaient vomir la mort, malgré les femmes de Saint-Florent, qui accouraient avec leurs petits enfants pour implorer le pardon... Bonchamps l’apprend ; ramassant ce qui lui reste de force, il se tourne vers ses officiers et dit à d’Autichamp :

« Qu’on épargne ces malheureux. C’est sûrement le dernier ordre que je vous donnerai, laissez-moi l’assurance qu’il sera exécuté !... Si vous ne voulez pas m’obéir, je vous déclare que je me fais porter au milieu de mes prisonniers et que vos premiers coups seront pour moi. »

Aussitôt le comte d’Autichamp s’élance au galop de son cheval et commande un roulement de tambour :

« Grâce pour les prisonniers, Bonchamps mourant l’ordonne ! » s’écrie-t-il.

Et alors la charité chrétienne l’emporte sur la fureur, et chacun répète, les yeux remplis de larmes :

« Grâce ! grâce ! sauvons les prisonniers ! Bonchamps le veut, Bonchamps l’ordonne ! »

Les cinq mille prisonniers étaient sauvés.

Le héros fut transporté au-delà du fleuve, chez le pêcheur Bélion, au hameau de la Meilleraye. Il y reçut le Viatique, que le vicaire de Chaudron avait emporté du tabernacle, dont il avait dû, au dernier moment, casser la porte à coups de chandelier. Le marquis de Bonchamps expira à l’âge de trente-trois ans, à 11 heures du soir, après avoir prononcé ces paroles :

« J’ose compter sur la miséricorde suprême ; Je n’ai agi ni par un sentiment d’orgueil, ni pour obtenir une réputation qui s’anéantit dans l’éternité. Je n’ai point combattu pour la gloire humaine. J’ai voulu renverser la tyrannie sanguinaire du crime et de l’impiété ; si je n’ai pu relever les autels et le trône, je les ai du moins défendus. J’ai servi Dieu, mon roi, ma patrie, j’ai su pardonner... »

Il fut enterré, la nuit même, dans le cimetière de Varades, à la lueur de quelques torches. Et ces torches devinrent le point de mire des boulets républicains, qui tuèrent le batelier Hélion sur la tombe du général.

 

 

Cette insulte posthume, et sans doute inconsciente, fut suivie de misérables dénis de justice que l’histoire doit à jamais flétrir.

Parmi les ennemis de Bonchamps, beaucoup, certes, lui rendirent hommage, et c’est un adversaire de ses idées, David d’Angers, qui, plus tard, tint à sculpter le monument célèbre élevé à la gloire du héros de Saint-Florent. Mais on chercha d’abord à étouffer cette gloire.

Léchelle, l’incapable général en chef Léchelle, osa, dès le lendemain, se l’attribuer : « La Vendée, écrivit-il à la Convention le 19 octobre, la Vendée, fumante de sang, jonchée de cadavres et livrée en grande partie aux flammes, est un exemple frappant de justice nationale (!). Au milieu de nos succès, j’ai joui de la satisfaction bien douce d’avoir délivré environ six mille prisonniers qui gémissaient dans les fers et qui, en redevenant des hommes libres, criaient avec transport : « Vive la République ! »

Deux jours après, les représentants Bourbotte, Turreau, Francastel et Choudieu chantaient la même antienne : « Indépendamment de tous les prisonniers délivrés à Mortagne, Châtillon, Cholet et Beaupréau, annonçaient-ils à la Convention, nous en avons arraché des bras de l’ennemi cinq mille cinq cents à Saint-Florent. Ces malheureuses victimes se sont jetées dans les bras de leurs libérateurs, qu’ils baignaient des larmes de la joie, de la reconnaissance. »

Objectera-t-on que les auteurs de ces lignes ignoraient la conduite de Bonchamps ? Alors qu’on lise le rapport envoyé au Comité de salut public, dès le 19 octobre, par Merlin (de Thionville), par le Merlin qui s’était naguère illustré en provoquant le supplice de Marie-Antoinette : « J’arrive avec Boursault et quelques troupes, mais j’arrive trop tard pour noyer les débris des brigands. Cette armée du pape qui nous fait tant de mal, et que l’on n’a pas poursuivie avec une activité assez révolutionnaire, nous échappe encore ; mais elle n’a plus de chefs : Lescure agonise, d’Elbée est blessé à mort, Bonchamps n’a plus que quelques heures à vivre. Ces lâches ennemis de la nation ont, à ce qui se dit ici, épargné plus de quatre mille des nôtres, qu’ils tenaient prisonniers. Le fait est vrai, car je le, tiens de la bouche de plusieurs d’entre eux. Quelques-uns se laissaient toucher par ce fait d’incroyable hypocrisie. Je les ai pérorés, et ils ont bientôt compris qu’ils ne devaient aucune reconnaissance aux brigands. Mais comme la nation n’est pas encore à la hauteur de nos sentiments patriotiques, vous agirez sagement en ne soufflant pas mot sur une pareille indignité. Des hommes libres accepter la vie de la main des esclaves, ce n’est pas révolutionnaire ! Il faut donc ensevelir dans l’oubli cette malheureuse action. N’en parlez pas même à la Convention. Les brigands n’ont pas le temps d’écrire ou de faire des journaux ; cela s’oubliera comme tant d’autres choses. »

On voit où se trouvait l’incroyable hypocrisie, si incroyable qu’il n’existe point dans les annales de la Terreur de page plus boueuse.

Quant au manque d’activité révolutionnaire dont se plaignait Merlin, et aux moyens que lui-même et ses collègues employaient pour amener la nation à la hauteur de leurs sentiments patriotiques, on va en juger. Le contraste qui s’établit de lui-même entre la générosité vendéenne et la férocité révolutionnaire suffit à nous faire discerner les véritables « brigands ».

 

 

L’armée républicaine avait quitté Cholet dès le 18 octobre. Le commandant de place avait annoncé à son de caisse qu’aucun habitant, homme ou femme, ne devait y rester, et la ville était maintenant déserte.

Aux environs, les châteaux et les fermes furent incendiés.

À Beaupréau, où Westermann, parti au clair de lune, arriva le premier, les flammes éclairèrent d’atroces carnages. Les hommes, femmes et enfants, faits prisonniers, furent massacrés sans pitié. Sept ou huit cents blessés, déposés au collège, furent sabrés sur leurs lits et jetés par les fenêtres. Les fermes et les villages voisins furent à leur tour réduits en cendres. À la Chapelle-du-Genêt, Mme Mondain fuyait avec ses six petits enfants, dont l’aîné avait neuf ans ; tout à coup deux Bleus se précipitent sur elle et la somment de leur livrer ses bijoux pour garder la vie. Elle obéit ; mais alors ils la frappent à coups de sabre et lancent en l’air les bébés, qui retombent sur les pointes de leurs baïonnettes. L’un d’eux eut la poitrine sept fois transpercée, et ce n’est qu’après l’assassinat du dernier que la mère, folle de douleur, reçut le coup de grâce.

Beaucoup de prisonniers libérés par Bonchamps se livrèrent, eux aussi, au pillage, au vol, à l’incendie et au massacre. Les bateaux qui transportaient les derniers Vendéens étaient d’ailleurs à peine arrivés à la moitié de leur course, qu’ils se saisirent des canons abandonnés sur le rivage et tirèrent lâchement sur leurs sauveurs. Ce sont eux, sans doute, qui canonnèrent la sépulture de Bonchamps.

Lorsqu’ils arrivèrent à Saint-Florent, Kléber et les autres généraux décidèrent d’achever la destruction de la Vendée : Canuel, avec l’armée de Luçon, fut chargé de passer la Loire et de suivre les transfuges à la piste ; Beaupuy, de côtoyer la rive gauche jusqu’aux Ponts-de-Cé, pour aller protéger Angers ; Haxo, de réunir à Beaupréau les deux cents canons et les immenses approvisionnements abandonnés par les rebelles pour les transporter ensuite à Nantes ; le gros de l’armée mayençaise, de redescendre de suite la Loire jusqu’à Nantes. D’autres détachements, laissés sur les principaux points du Bocage, y perpétuèrent l’œuvre de vengeance. À Vihiers, et ce dernier exemple suffira, on avait amené vingt-neuf ambulances remplies de blessés ramassés sur le champ de bataille de Cholet. À la demande de quelques sans-culottes, on conduisit ces ambulances auprès de l’immense citerne de la cour du château. Là, le geôlier Daudet et quelques autres misérables, saisissant les blessés par les pieds et les chargeant sur leurs épaules, les précipitèrent dans la citerne au chant du Ça ira. Les vingt-neuf voitures furent ainsi successivement vidées, et les cris des victimes successivement étouffés par les corps vivants qui fermaient au-dessus d’elles une masse de plus en plus compacte.

De telles atrocités ne furent-elles que des crimes individuels ? Nullement, car elles étaient en quelque sorte sollicitées et à l’avance amnistiées par les décrets et les proclamations du gouvernement révolutionnaire. Bien plus, ses représentants se vantèrent d’avoir bien mérité de la patrie et de l’humanité, puisque, selon le mot d’ordre de Barère applaudi par la Convention, ils avaient appliqué sur la Vendée le fer rouge qui doit stériliser la gangrène. Le 21 octobre, Bourbotte, Turreau, Francastel et Choudieu envoyaient dans ce sens au Comité de salut public ce bulletin triomphal : « La Convention nationale a voulu que la guerre de Vendée fût terminée avant la fin d’octobre, et nous pouvons lui dire aujourd’hui qu’il n’existe plus de Vendée, Une solitude profonde règne actuellement dans le pays qu’occupaient les rebelles. On ferait beaucoup de chemin dans ces contrées ayant de rencontrer un homme et une chaumière ; car, à l’exception de Cholet, de Saint-Florent et quelques petits bourgs où le nombre des patriotes excédait de beaucoup celui des contre-révolutionnaires, nous n’avons laissé derrière nous que des cendres et des monceaux de cadavres. »

Le 27 octobre suivant, sept représentants du peuple, réunis à Nantes, félicitaient les troupes en ces termes : « Braves soldats, vous avez mis tout à feu et à sang sur le territoire des brigands... Vous vous êtes couverts de gloire, et la patrie est satisfaite. »

La Convention elle-même apprit ces exploits aux cris unanimes de : « Vive la République ! » et Barère lui demanda de décréter « que les nouvelles de la destruction des brigands de la Vendée seraient envoyées à toutes les armées et aux départements par des courriers extraordinaires, et insérées dans le bulletin qui serait envoyé à toutes les communes et sociétés populaires de la République ».

Ainsi donc le sang versé paraissait si délectable, qu’on en offrait en quelque sorte une coupe à tous les patriotes. Les tigres jacobins s’en pourléchaient les babines.

L’une des plus belles provinces de France était à feu et à sang, ses villages étaient des las de cendres, ses populations des monceaux de cadavres, et l’on proclamait que la patrie était sauvée, que tous les citoyens devaient se réjouir ! Les mots manquent pour qualifier de pareilles aberrations.

Il est vrai que les vainqueurs exagéraient : la Vendée existait encore, et elle le ferait bien voir à ses bourreaux. Mais de semblables exagérations prouvent que Carrier lui-même ne serait que le trop parfait exécuteur du fanatisme régnant.

 

 

Ce fanatisme n’avait absolument rien de commun, quoi qu’on en ait dit, avec certaines vengeances vendéennes ; il ne lui était même pas comparable.

Dans le camp républicain, l’extermination par le massacre et l’incendie semblait une fin en soi ; en tout cas, elle était considérée comme indispensable et souvent commandée par les agents officiels, exécutée ou tolérée par les généraux. Kléber, il ne faudrait pas se le dissimuler, en fut à maintes reprises le complice. C’est lui qui commandait en septembre 1793 à Port-Saint-Pierre, et il ne parle dans ses Mémoires que d’obus tombant sur des meules de paille. Or voici ce que raconta le patriote Le Sant, témoin oculaire : « Le Port-Saint-Père a été entièrement brûlé, à l’exception de sept ou huit maisons. Une maison servant d’hôpital aux brigands, qui avait beaucoup de malades, a été brûlée avec tous les malades. L’ordre est de ne point faire de prisonniers et s’exécute strictement. Il y a deux représentants du peuple à chaque division qui font exécuter la loi. » Dira-t-on que c’étaient ces représentants qui ordonnaient ? Mais c’était Kléber qui exécutait, ou tolérait l’exécution. « On se demande, a écrit à ce sujet M. Baguenier-Désormeaux, le plus impartial des historiens de la Vendée, on se demande vraiment comment des hommes soucieux de leur honneur s’inclinaient humblement devant des volontés pareilles ! Voilà tout le secret des atrocités commises par les troupes républicaines dans l’Ouest. » Kléber n’en serait, en effet, innocent que s’il avait refusé à tout prix d’y tremper son épée.

Rien de pareil dans le camp vendéen. Ici, on ne se bat que pour sauvegarder les droits les plus sacrés, et si l’on est amené à verser le sang, c’est que la guerre, une fois acceptée, a ses implacables exigences. Si l’on exerce parfois de terribles vengeances, c’est que les soldats de Dieu ne sont pas tous des saints, et que l’âme, à la fin, s’égare au milieu de pareilles catastrophes ; mais ces vengeances ne furent jamais que le fait d’un petit nombre d’exaspérés, et elles ne furent jamais systématiquement ordonnées par les chefs. Elles furent, au contraire, condamnées par eux ; et c’est le marquis de Bonchamps sauvant la vie à cinq mille républicains qui vont fatalement se servir de la liberté rendue pour achever d’écraser la Vendée à l’agonie, c’est ce martyr qui incarne le plus fidèlement, en face des massacreurs, l’âme de la Grande Armée.

 

 

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XIX

 

L’ODYSSÉE VENDÉENNE, DE VARADES À LAVAL

LA ROCHEJAQUELEIN GÉNÉRALISSIME

 

(19-25 octobre 1793)

 

La Rochejaquelein, nommé généralissime, ranime la Grande Armée. – Vers Laval. – Arrivée des Chouans (21 octobre). – Segré. – Château-Gontier. – Quinze mille gardes nationaux sont dispersés à Entrammes (23 octobre). – La Grande Armée à Laval ; accueil réservé de la population. – Jean Chouan. – La victoire de la Croix-Bataille. – Westermann bat en retraite de Laval à Château-Gontier (25 octobre).

 

« La guerre n’a fait que changer de théâtre », s’était écrié Kléber en apercevant, des hauteurs de Saint-Florent, l’armée vendéenne fuir au nord de la Loire.

En effet, les vaincus de Cholet, – désormais pourchassés, traqués, abattus comme des bêtes fauves, – songeaient toujours à la revanche. Leurs principaux chefs étaient morts on à l’agonie ; ce qui leur restait de munitions serait bientôt épuisé, et ils ne possédaient plus que trente-deux canons. Le spectre de la famine, plus horrible, plus redoutable encore que celui du massacre surgissant de toutes parts, s’avançait au-devant de ces quatre-vingt mille fugitifs ; mais le désespoir effleura à peine leurs âmes, ou du moins, à la tête de ce peuple en déroute, se placèrent d’indomptables lutteurs qui assurèrent sa prodigieuse résistance.

Tout d’abord il fallait un chef, un chef capable d’assumer et surtout de remplir la tâche surhumaine d’imposer confiance à tous en pareilles catastrophes. On dit à Lescure qu’il était de droit généralissime :

« Je me crois blessé à mort, observa-t-il ; mais quand même j’en reviendrais, je serai longtemps hors d’état de servir. M. de La Rochejaquelein, outre ses droits après moi, est le seul ici qui soit connu de toutes les armées. Il faut ranimer sur-le-champ les soldats. Je donne ma voix à M. de La Rochejaquelein. Quant à moi, si je réchappe de ma blessure, vous pouvez être certains que je n’aurai jamais aucun désaccord avec Henri ; c’est mon ami, et je vous déclare que je ne voudrai qu’être son aide de camp. »

Ce choix du mourant fut ratifié par le conseil, et Stofflet lui-même, qui se souvenait trop de ses humbles origines pour vouloir encore jouer le premier rôle, s’y rallia :

« C’est moi qui devrais être généralissime, déclara-t-il ; mais je cède ce litre à M. de La Rochejaquelein. »

À la nouvelle de son élection, celui-ci pleura à chaudes larmes : il voulait bien se battre au premier rang, mais non commander en chef ; car, à vingt et un ans, il se jugeait incapable d’imposer ses vues. De fait, au conseil, il se laissa bientôt gouverner par des chefs qui se prévalaient de son inexpérience, comme Stofflet lui-même, Talmont, Désessarts et Bernier ; mais, au combat, il reprenait toute sa supériorité, – mieux : tout son génie. Et comme les soldats, comprenant ce génie, en avaient fait leur idole ; comme, d’autre part, M. Henri ne parlait nul ombrage aux gentilshommes, sa nomination produisit bien l’effet voulu par Lescure : elle ranima la Grande Armée.

 

 

Où allait-on maintenant se diriger ?

La Rochejaquelein désirait qu’on se portât de suite sur Angers ou sur Nantes. Rendue facile, puisque leurs garnisons occupaient en ce moment l’intérieur de la Vendée, la prise de l’une de ces villes permettrait, pensait-il, de repasser la Loire ; celle de Nantes rapprocherait en outre la Grande Armée des troupes de Charette, et la jonction de toutes les forces vendéennes pouvait amener enfin la destruction des Mayençais.

Ce plan, le plus prudent et en apparence le plus réalisable, laissait de côté la fameuse diversion en Bretagne. N’était-il pas dommage, maintenant que la Loire était passée, de perdre les chances que l’on avait de soulever la province envahie ? Talmont se croyait sûr des paysans de chez lui, et, de fait, les régions que l’on allait parcourir étaient très loin d’être inféodées au jacobinisme. D’ailleurs, le chevalier La Haye-Saint-Hilaire arrivait d’Angleterre et annonçait un prochain débarquement de troupes à Saint-Malo : pouvait-on repousser cette nouvelle planche de salut ? On se laissa tenter, et on décida de marcher sur Rennes par Laval.

Le 19 octobre, l’armée se dirigea donc vers Ingrandes et Segré. Forestier, à l’avant-garde, puis La Rochejaquelein et Stofflet, avec douze mille hommes d’élite et douze canons, protégeaient la cohue de femmes, d’enfants et d’impotents qui formaient, avec une multitude de chariots, le gros de la colonne, longue de quatre lieues. Les cavaliers de Forest, de Donnissan et de Duhoux veillaient sur les flancs et à l’arrière-garde. Le pillage avait été interdit. On ne devait demander aux habitants que la nourriture, le logement et le linge de rechange indispensable.

Les garnisons auxquelles on se heurta, chemin faisant, furent aisément culbutées.

À Ingrandes, les huit cents républicains commandés par Tabary et Bourgeois furent entourés par l’avant-garde de Forestier et s’enfuirent jusque vers Angers, où Tabary fut condamné à mort. À Candé, la garde nationale se replia sur Segré avec tant de précipitation, que les Vendéens, après avoir cerné la ville, ne purent que constater son abandon. C’est alors (le 21 octobre) qu’ils furent rejoints par un certain nombre d’insurgés chouans, parmi lesquels Jean Breton, dit Jambe-d’Argent. À Segré, où ils entrèrent sans coup férir par une pluie battante, ils se reposèrent quelques heures. Le plus grand nombre dut bivouaquer d’ailleurs aux alentours de la ville, au milieu des charrettes et du bétail. Les plus ardents se mirent en devoir d’abattre les arbres de liberté et de détruire les papiers révolutionnaires de la mairie.

À Château-Gontier, où on arriva le 21 au soir, une rapide fusillade dispersa les deux à trois mille soldats qui y étaient rassemblés, et les fugitifs s’y installèrent nuitamment. Apprenant qu’à Candé les Bleus viennent de massacrer les blessés laissés à l’hôpital, Marigny perce alors de son épée le juge de paix, qu’on lui désigne comme un jacobin exalté ; le curé constitutionnel subit le même sort : vengeances assurément regrettables, mais bien bénignes en comparaison de celles de leurs adversaires. Si les Vendéens avaient en effet imité les républicains, ce sont des provinces entières : Anjou, Maine, Bretagne, Normandie, qu’ils eussent alors arrosées de sang.

Ils se sentaient maintenant talonnés par les terribles Mayençais. Déjà les traînards avaient été massacrés par les chasseurs de Cassel, débarqués à Varades avec Merlin. Une partie de l’armée de Kléber avait en effet, à son tour, traversé la Loire. Le général Commaire à Saumur, Vimeux dans le Haut-Poitou, Haxo dans le pays de Charette, avaient été chargés d’anéantir ce qui restait de rebelles en Vendée. Kléber lui-même, passant par Nantes, s’élançait le 22 octobre sur les traces des fugitifs et arrivait le 23 à Candé : le mot d’ordre était de « poursuivre les brigands sans relâche et sans les perdre de vue ».

Force était donc aux transfuges de précipiter leur exode vers Laval, où ils pensaient trouver d’indispensables ressources.

Ils quittèrent Château-Gontier à 10 heures du soir. La pluie tombait toujours. Des mères de famille, chargées d’enfants, appelaient en vain dans la nuit leurs maris égarés. Les vieillards et les blessés se traînaient douloureusement. Les anciennes compagnies de paroisses étaient désorganisées. Tout commençait à manquer, même le pain, et bien des gens, entraînés sans armes dans ce torrent humain, murmuraient tout bas :

« Nous sommes perdus ! »

On reprenait pourtant courage à la vue du chef, dont la merveilleuse énergie dominait encore une telle débâcle. Sanglé dans sa redingote bleue, au galop de son coursier si rapide que les soldats surnommaient le Daim, M. Henri se portait sans cesse de l’avant-garde au centre et à l’arrière-garde ; il parlait non pas de défaite, mais de victoire, et les cœurs, au lieu de s’abandonner, s’apprêtaient ainsi à l’imminent combat qui aurait pu creuser, dès le 23 octobre, le tombeau de la Grande Armée.

 

 

Les lignes républicaines se rapprochaient en effet rapidement, avec une heureuse gaucherie ; car si, au lieu de se borner à la poursuite des Vendéens, l’incapable Léchelle avait cherché à les envelopper et à les attaquer par le flanc, leur écrasement eût été inévitable.

La division de Beaupuy, venue d’Angers, venait de rejoindre Léchelle à Château-Gontier. Les troupes de Kléber et de Canuel, accourues de Nantes, n’étaient plus qu’à une journée de marche. Sans attendre ces derniers, Westermann, arrivé de Niort à Château-Gontier le 25 octobre, voulut s’élancer de suite sur la route de Laval pour y donner, disait-il, une « seconde représentation » du massacre de Châtillon. Il pensait surprendre La Rochejaquelein avant son arrivée à Laval, au bourg d’Entrammes, où ne manqueraient pas de l’arrêter les gardes nationaux. Ce calcul de Westermann était habile ; mais il se trouvait à l’avance déjoué par le combat de l’avant-veille.

Dès le 23 octobre, la Grande Armée avait occupé Entrammes à l’improviste, puis s’était heurtée aux quinze mille gardes nationaux que le conventionnel Esnue-Lavallée, l’organisateur de la Terreur en Ille-et-Vilaine, avait appelés, au son du tocsin, de Craon et autres villes voisines. En une heure, ces forces avaient été dispersées ; Esnue-Lavallée et le général Letourneur s’étaient enfuis vers Craon sans même affronter le combat. Le commandant de la garde nationale de Laval avait été tué, et la ville privée de tout moyen de défense. C’est alors que se passa un incident caractéristique : La Rochejaquelein se trouva dans un chemin creux, seul, face à face avec un fantassin républicain ; de son bras valide (car l’autre, blessé, était toujours en écharpe), il saisit l’adversaire au collet, et, faisant pirouetter son cheval, empêcha le Bleu de s’enfuir. Comme ses gars arrivaient à la rescousse et voulaient tuer le prisonnier :

« Retourne vers les patriotes, lui dit Henri. Dis-leur que tu t’es colleté avec le général des Vendéens, sans armes, n’ayant qu’un bras, et que tu n’as pu le tuer ! »

La Rochejaquelein entra ensuite à Laval à la tête de ses troupes victorieuses. Une halle qui lui était destinée tua à côté de lui le jeune La Guérinière ; malgré cela, il ordonna à ses soldats, qui, pour le venger, avaient déjà massacré plusieurs gardes nationaux, d’arrêter leurs coups :

« Puisqu’ils ont tiré sur moi, déclara-t-il, c’est à moi de leur pardonner le premier. »

La population de la ville reçut les fugitifs avec compassion et leur offrit le logement et le couvert. Seulement elle borna là ses sympathies ; malgré ses sentiments religieux et royalistes, elle n’apporta point à la Grande Armée les renforts espérés. Était-ce la Terreur, la Terreur seulement suspendue, qui enchaînait les habitants ? Était-ce la situation sans issue des Vendéens qui leur inspirait trop peu de confiance ? En tous cas, leur abstention confirma ce jugement du mémorialiste Joseph Clémenceau : « On eût dit qu’une main toute-puissante avait, dès l’origine, tracé la ligne immuable qui devait servir de limites à la Vendée, et qu’un arrêt du destin eût dit : Vous irez jusqu’ici et vous n’irez pas au-delà ! Ainsi fut fixée pendant toute la guerre l’étendue du pays conquis. Il y eut, autre part, des révoltes individuelles, des conspirations, des soulèvements partiels, mais point de populations tout entières debout pour la cause de Dieu : il n’y eut qu’une Vendée. »

À Laval cependant, un certain nombre de Chouans se joignirent aux Vendéens. On les vit, quittant leurs broussailles, arriver par bandes de dix, de vingt, de cent, avec, pour drapeau, un mouchoir blanc au bout d’un bâton. Beaucoup étaient coiffés d’un bonnet de laine rouge ou brune, ou d’un chapeau à larges bords ; de longs cheveux plats tombaient sur une veste de couleur sombre (la bielle) ou sur un manteau de peau de bique à longs poils ; la culotte courte laissait à nu les genoux de ces infatigables partisans. Parmi eux cavalcadait le fameux Jean Cottereau, dit Jean Chouan, que l’on croyait mort et que les habitants contemplaient avec curiosité :

« Êtes-vous les gars de Saint-Ouen ? criait-on à ses hommes. Jean Chouan n’est pas mort ?

– Non, répondait-il en brandissant son sabre, en faisant piaffer le cheval qu’il avait enlevé à son ennemi Graffin et en balayant la rue avec le drapeau tricolore qu’il venait de descendre du clocher de la Brûlatte. C’est moi qui suis Jean Chouan, le véritable Jean Chouan ! »

Ses gars ne voulurent obéir qu’à lui seul. Les autres furent placés sous le commandement du gentilhomme breton Besnier de Chambray. Ils constituèrent, au bout de quelques jours, un corps d’environ cinq mille hommes, qu’on appela « la Petite-Vendée ». Ce n’était pas cela qui pouvait changer les destinées de la Grande-Vendée : Talmont, Donnissan et Désessarts s’étaient décidément trompés dans leurs calculs.

La Grande Armée, par bonheur, possédait encore de merveilleux ressorts.

 

 

Le 25 octobre au soir, se répand tout à coup dans Laval le bruit de l’arrivée des Bleus : Westermann venait donner sa « seconde représentation » ! Les ténèbres favorisaient, en effet, le renouvellement du carnage de Châtillon ; mais les Vendéens étaient sur leurs gardes, et ils savaient qu’une défaite aurait des conséquences désormais irréparables ; ils comprenaient aussi que la bataille, après quarante-huit heures de réfection, s’offrait dans des conditions inespérées et qu’il fallait en profiter. Au son du tocsin, ils courent donc aux armes avec joie.

Après avoir envoyé des officiers en éclaireurs, La Rochejaquelein établit une division sur la route du Mans, pour protéger son flanc gauche, et, en pleine nuit, il fait avancer son armée en rase campagne dans la direction d’Entrammes, sa droite appuyée à la Mayenne. Tout le monde observe le plus profond silence.

Westermann, « avide de gloire », comme l’écrit Kléber, occupe à minuit la lande de la Croix-Bataille, à une lieue de la ville. Il croit que les Vendéens ont quitté Laval et qu’il va, avec ses quatre mille hommes, y écraser leur arrière-garde. Soudain éclate de toutes parts une violente fusillade : guidés par les commandements des officiers ennemis, les Vendéens attaquent les républicains. Ceux-ci répondent aussitôt, et c’est maintenant la lueur des coups de feu qui dirige et multiplie les coups. Blancs et Bleus avancent toujours dans les ténèbres et se compénètrent. Monté sur un caisson, le comte d’Autichamp leur distribue à tous indistinctement ses cartouches. Forest tend la main à un officier qui veut franchir un fossé, et il ne lui fend la tête d’un coup de sabre que lorsqu’il reconnaît, à l’éclair d’un fusil, un officier républicain. Keller, le commandant des Suisses, commet la même méprise. Les soldats vendéens frappent surtout là où ils entendent des imprécations contre Dieu.

Ce n’étaient point ces coups de feu dans la nuit qui pouvaient décider de la victoire, mais bien l’épouvante résultant d’habiles mouvements. Or, conduits par un enfant, le jeune Rabbi, futur maire d’Entrammes, qu’ils ont placé sur un cheval, des Vendéens ont pris des chemins détournés et sont parvenus à la lande de la Croix-Bataille. Attaqués par derrière, les républicains perdent alors contenance et commencent à reculer en désordre. À leur droite, la cavalerie de Westermann veut charger ; mais les chevaux sont facilement égorgés et refusent d’avancer. À leur gauche, la troupe de Stofflet les prend en flanc et en queue et les force à la retraite. Ils sont poursuivis, la baïonnette dans les reins, jusqu’au pont d’Entrammes, où une batterie vendéenne achève de les écraser. Westermann, qui, une fois de plus, a échappé avec peine aux paysans, rétrograde jusqu’à Château-Gontier après avoir perdu mille six cents hommes, près du tiers de sa troupe. Et ce n’était là que la préface de la grande bataille où Kléber lui-même allait constater à ses dépens que la Vendée, même expulsée en Bretagne, existait encore.

 

 

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XX

 

LE TRIOMPHE D’ENTRAMMES

 

(27 octobre 1793)

 

La sottise de Léchelle. – Proclamation des représentants. – Les encouragements de Lescure mourant. – La fuite de Léchelle. – Les Mayençais à la Drujoterie. – La Rochejaquelein met Kléber en déroute. – Le combat de Château-Gontier. – Vingt-mille Bleus s’enfuient vers Angers. – Kléber, vaincu, rend hommage à La Rochejaquelein. – Léchelle destitué. – Le conseil de guerre du Lion-d’Angers. – Dissolution de l’armée de Mayence. – Les résultats du triomphe. – Retour forcé des Vendéens à Laval. – La victoire de Craon (28 octobre). – Réorganisation de la Grande Armée. – La Rochejaquelein entraîné vers le nord. – La méthode de Carrier

 

Les Vendéens profitèrent cette fois de l’incapacité de Léchelle, arrivé alors à Château-Gontier avec vingt mille hommes.

Lorsque Kléber le rejoignit, le 26 octobre, il constata que le général en chef n’avait pris aucune disposition contre l’enr1emi, et il ordonna aussitôt à sa division, harassée de fatigue, d’aller occuper Villiers-Charlemagne, bourg situé à deux lieues et demie de Château-Gontier, sur la route de Laval.

Voyant ce mouvement s’opérer, Léchelle ordonna à l’armée entière d’emboîter le pas.

Le soir, Westermann poussa de nouveau jusqu’à Entrammes ; mais, sur les représentations de Kléber, il dut rétrograder eu ronchonnant, ne laissant qu’une grand’garde de cavalerie sur le ruisseau de l’Ouette. Au milieu de la nuit, il soupa à Villiers avec Kléber, Marceau, Savary et Danican. L’on décida de différer l’attaque d’un ou deux jours, afin de laisser à un corps de quatre mille hommes, qui se trouvait alors à Vitré, le temps de rejoindre l’armée, et Marceau fut chargé d’aller en informer Léchelle. Mais Léchelle s’était endormi, après avoir averti Kléber de donner les ordres « comme ils en étaient convenus », alors qu’il n’y avait rien de convenu du tout. Lorsque Marceau se présenta chez lui, il dormait toujours, et on n’osa le réveiller. Le lendemain, 27 octobre, Savary lui apprit la décision de ses divisionnaires. Il parut y souscrire ; mais, à 2 heures de l’après-midi, il lança un ordre dont voici la teneur :

« L’armée va se mettre en marche. L’avant-garde, – commandée par le général Beaupuy, qui arrivait à son tour de Château-Gontier, – sera éclairée dans sa marche par les tirailleurs ; les généraux de division auront soin de faire tenir l’ordre dans la marche. Arrivés au champ de bataille, dit Croix-Bataille, les officiers d’infanterie mettront pied à terre et enverront leurs chevaux à la queue de l’armée. Arrivé au champ de bataille, on enverra un parti reconnaître la position de l’armée. »

Comme l’observe Kléber, un pareil ordre du jour était « marqué au coin de la plus crasse ignorance » : il était insensé de faire marcher ainsi vingt mille hommes en face de l’ennemi sur une seule colonne, sans préparer aucune diversion. Les Vendéens n’avaient qu’à porter quinze cents des leurs sur Château-Gontier par Mayenne, et les républicains, pris entre deux feux, seraient mis en déroute. Les généraux, indignés, se réunirent et envoyèrent Westermann exposer à Léchelle leurs objections ; mais ce fut inutile, – les ânes sont têtus, – et il fallut obéir.

Beaupuy, Kléber et Dembarrère se mettent donc successivement en marche. Pour exciter le courage des soldats, les représentants du peuple leur adressent une proclamation renfermant ces mots : « Braves soldats, vous avez mis tout à feu et à sang sur le territoire des brigands ; vos victoires ont été terribles comme la loi qui vous avait chargés de venger la République... Vous vous êtes couverts de gloire, et la patrie est satisfaite. Il ne vous reste plus qu’à détruire une partie des scélérats que vous poursuivez sans relâche ; bientôt vous allez les atteindre et les exterminer. »

 

 

Cette proclamation sanguinaire fut connue d’une partie des proscrits, qui s’apprêtèrent aussitôt à lui faire la réponse qu’elle méritait.

« Vendéens, leur déclara La Rochejaquelein, sachez-le bien, nous n’avons de salut que dans la victoire. Vos femmes, vos enfants, comme vous chassés de leur patrie par l’incendie ou par la mort, attendent avec une affreuse anxiété le résultat de la bataille. C’est la cause de Dieu, la cause du roi, la cause de toutes les familles que nous défendons. Que ce jour répare la funeste bataille qui vous a jetés hors de votre pays ! »

Trente mille volontaires environ partent au combat, frémissants d’enthousiasme. Au passage, ils acclament Lescure qui, de sa fenêtre, les encourage encore du geste et de la voix, leur insufflant ainsi tout ce qui lui restait de force morale, car l’effort accompli le jeta dans une prostration dont il ne sortit plus.

Les femmes, les enfants, les prêtres, conjurent les leurs de les arracher au massacre.

Il est midi. L’armée catholique et royale s’est déployée, au sud-est de Laval, sur les hauteurs de la rive droite de la Jouanne, affluent de la Mayenne. Au centre, commandent Stofflet, Duhoux, Fleuriot et Marigny ; à droite, vers la Mayenne, le prince de Talmont et Lyrot ; à gauche, Royrand, Désessarts, La Ville-Baugé et Dehargues. Le chevalier de Perrault dirige l’artillerie. La Rochejaquelein galope de tous côtés et observe l’ennemi.

Le jeune généralissime s’est rendu compte de la singulière vulnérabilité de l’adversaire. Comme Lescure l’a fait jadis au Bois-aux-Chèvres, il laisse la colonne de Beaupuy s’engager entre ses tirailleurs, puis les précipite sur cette colonne trop compacte, la brise et la foudroie à l’aide d’une batterie qu’il démasque. Elle se replie sur le corps de Kléber, qui essaye, à droite et à gauche de la grand’route, de contenir le torrent vendéen, et qui avise Chalbos de se porter sur le flanc de La Rochejaquelein pour l’enfoncer ; mais la division de Chalbos, dont les patriotes, réunis à Orléans et à Niort, massacrent si hardiment les femmes et les enfants, n’ose affronter leurs vengeurs et s’enfuit vers Château-Gontier, Léchelle en tête. Au passage de l’Ouette, Dembarrère et Savary s’efforcent en vain d’enrayer sa lâche panique.

Les Mayençais, eux, remplissent leur devoir. Au château de la Drujoterie, au nord-ouest d’Entrammes, ils ont établi des canons qui couvrent de mitraille les troupes de Stofflet.

« Désirez-vous, dit alors l’ancien garde-chasse au chevalier de La Haie-Saint-Hilaire, désirez-vous que je vous montre comment les Vendéens emportent des canons ? »

Et il lance sur la Drujoterie Martin, gars de la Pommeraie, et douze cavaliers, qui tuent les artilleurs et retournent les pièces contre les Mayençais.

Au nombre de six cents, ceux-ci se précipitent à la rescousse ; mais ils sont repoussés par les volontaires de Maulévrier, et La Rochejaquelein et son état-major, puis de Perrault, avec quatre autres canons, s’établissent en maîtres à la Drujoterie.

Kléber, Marceau, Savary, veulent reprendre le château et, par trois fois, y lancent à la charge leurs Mayençais. De Perrault, dont une balle morte enfonce la chemise dans les chairs, doit céder son commandement à La Ville-Baugé ; Royrand, qui court au galop chercher de nouvelles gargousses, est blessé à la tête, et ses fidèles Poitevins, le croyant mort, pleurent une telle perte.

« Mes amis, s’écrie La Rochejaquelein, nous prierons demain pour de Royrand. Aujourd’hui, vengeons-le ! »

Et le héros, refrénant la téméraire impétuosité qui l’a si souvent emporté au milieu des bataillons ennemis, déploie, pour conserver à ses colonnes leur invincible cohésion, un sang-froid de tous les instants.

Pourtant il juge indispensable de désagréger les phalanges de Kléber, qui, au centre, tiennent toujours bon. Conduit par Jean Chouan, qui connaît les lieux à merveille, et par Aimée du Boisguy, qui lui a amené récemment six cents paysans de Fougères ; accompagné par Dehargues et ses hommes d’élite, il tourne donc la droite des Mayençais, les attaque par derrière à l’improviste, les fusille, les sabre, les renverse, les fait enfin reculer. À leur flanc gauche, c’est maintenant Lyrot et ses gars du Loroux, c’est le prince de Talmont, ce sont les nouveaux venus bretons, dignes de combattre avec les Vendéens, qui les harcèlent. Ils se reforment en carré ; mais Fleuriot, Duhoux, Stofflet, les chargent au centre à la baïonnette, les saisissent parfois aux cheveux et les secouent avec rage, les abattent à coups de pistolet, finalement rejettent leurs débris vers les hauteurs de l’Ouette. Au pont de cette rivière, Kléber s’efforce d’assurer au moins leur retraite ; mais les deux bataillons qui lui restent, voyant les soldats de Beaupuy et de Marceau dégringoler des hauteurs, s’estiment perdus. « Cris, exhortations, menaces, rapporte Kléber, sont vainement employés ; le désordre est au comble, et pour la première fois je vois fuir les soldats de Mayence. »

Leurs derniers canons sont capturés grâce à l’intrépidité de Jacques David, qui, s’élançant d’une carrière voisine du pont, tue l’attelage d’un canon et obstrue ainsi le passage.

Au sud de l’Ouette, d’Entrammes à Villiers, les républicains se retournent de distance en distance pour exécuter des feux de salve ; mais les Vendéens poussent en avant aux cris de : « Vive le roi ! » et s’acharnent, six lieues durant, sur les fuyards. À Château-Gontier, le corps de réserve de Blosse veut au moins défendre le pont de la Mayenne, où Kuhn, adjudant-major de la légion des Francs, et Gérard, capitaine du bataillon du Jura, jurent de résister jusqu’à la mort. Sur la grand’place de la ville, Kléber rallie ses Mayençais et les reforme en bataille ; mais ils entendent un vigoureux commandement :

« En avant, mes amis ! toujours en avant ! Laisserez-vous échapper ces hommes qui vous ont chassés de votre pays ! »

C’est La Rochejaquelein, qui se précipite avec ses paysans, suivi par Stofflet, le comte d’Autichamp, Marigny, Fleuriot, Dehargues : les tirailleurs vendéens inondent Château-Gontier et refoulent les Mayençais vers la Mayenne, que trois cents traversent à la nage, où d’autres se noient. L’un des bataillons qui s’est distingué dans le Bocage par ses effroyables atrocités doit mettre bas les armes : l’officier angevin Chetou le fait entourer par ses hommes, qui fusillent aussitôt sur place les massacreurs. Au pont, Blosse, blessé à la tête, mais combattant toujours, tombe mortellement frappé. Beaupuy, avec trois régiments, tente encore d’arrêter les volontaires de La Rochejaquelein, qui avancent, comme un seul homme, à la voix de leur chef ; mais le général républicain, le corps traversé d’une balle, est emporté dans une maison voisine.

« Qu’on me laisse ici, s’écrie-t-il exaspéré, et qu’on porte ma chemise ensanglantée à mes grenadiers ! »

À la vue de ce drapeau rouge, les républicains reprennent un élan que Kléber, Dumas et Buquet cherchent à utiliser pour mettre un terme à la poursuite des paysans. La Rochejaquelein ne laisse point à ses gars le temps de se déconcerter :

« Eh bien ! mes amis, est-ce que par hasard les vainqueurs coucheront dehors, tandis que les vaincus seront dans la ville ? »

Sous la grêle des balles qui tombent dru des fenêtres, il saisit le drapeau blanc, et, comme plus tard Bonaparte au pont d’Arcole, il s’élance le premier sur le pont. Les autres le suivent, tête baissée, enlèvent les derniers retranchements républicains, écrasent les derniers bataillons et continuent leur épique poursuite sur la route d’Angers.

 

 

À ce moment, un incident tragique faillit compromettre le sort de la journée.

À leur passage à Château-Gontier, les royalistes avaient respecté les blessés républicains, et ils devaient agir de même dans la suite. Or ils aperçurent alors, dans les douves du château, les cadavres des compagnons d’armes qu’ils avaient eux-mêmes laissés à l’hôpital, malades ou blessés. Pleins de rage, ils ne faisaient aux vaincus aucun quartier lorsqu’un cavalier, apparaissant au haut d’une rue, hurla d’une voix épouvantable :

« Tout est perdu ! sauvons-nous, mes amis ! les républicains reviennent en grande force sur nous ! »

Cet oiseau de mauvais augure est le Bleu Cisset, qui, aussitôt reconnu, est fusillé ; mais l’alarme s’est répandue parmi les paysans dans la rue obstruée par deux pièces de canon et les cadavres de plusieurs chevaux, et il se produit de véritables entassements humains, où les vainqueurs se détruisent les uns les autres.

Heureusement que ceux qui, déjà, ont passé la Mayenne ne se doutent point d’une pareille scène et continuent, par leurs balles et leur mitraille, à entretenir dans la troupe des fuyards la confusion, l’effroi et la mort.

« Infanterie, cavalerie, canons et chariots, rapporte Kléber, se précipitent les uns sur les autres. Une nuit obscure, les gémissements des blessés, les soupirs plaintifs des mourants, impriment à ce spectacle affreux un caractère plus terrible. Il ne fut plus possible de faire observer aucune espèce d’ordre dans la marche, et les soldats ne s’arrêtèrent que là où ils n’entendirent plus le feu de la mousqueterie et du canon. »

Lorsque, au carrefour des routes de Segré et du Lion-d’Angers, La Rochejaquelein arrêta sa poursuite, il était 11 heures du soir ; ses gars se battaient depuis midi et se trouvaient maintenant à huit heures de marche du point initial.

Ils avaient terrassé vingt mille ennemis, dont quatre mille, tués ou blessés, gisaient sur le sol ; la division de Kléber avait perdu à elle seule un millier d’hommes. Ils avaient capturé dix-neuf canons et une immense quantité de munitions et d’approvisionnements. L’armée mayençaise, écrasée et dispersée, fuyait à son tour vers la Loire. La défaite de Cholet était vengée. La Rochejaquelein, – il serait tout de même temps que la postérité le reconnût, – s’était placé au rang des plus illustres capitaines : avec ses paysans en sabots, et après tant de catastrophes où cent autres généraux eussent laissé sombrer leur courage, il avait remporté un éclatant triomphe qui rappelait celui où s’illustra, à vingt-deux ans aussi, dans les plaines de Rocroy, le grand Condé.

Les meilleurs juges en ont d’ailleurs convenu : tel le général Jomini, prince des stratégistes ; tel Kléber, qui, le 28 octobre, au lendemain même de sa déroule d’Entrammes, écrivait au Comité de salut public : « Nous avions contre nous l’impétuosité vraiment admirable des brigands et l’élan qu’un jeune homme leur communiquait. Ce jeune homme, qui s’appelle Henri de La Rochejaquelein et dont ils ont fait leur généralissime après le passage de la Loire, a bravement gagné ses éperons. Il a montré dans cette malheureuse bataille une science militaire et un aplomb dans les manœuvres que nous n’avions pas retrouvés chez les brigands depuis Torfou. C’est à sa prévoyance, à son sang-froid que la République doit cette défaite qui a consterné nos troupes. Ne vous laissez donc pas endoctriner par tous ces hommes qui n’entendent rien à la guerre et qui vous disent que la Vendée est morte. »

L’avis de Léchelle était que les Vendéens devaient leur victoire à l’or des Anglais !... Une excuse aussi grotesque ne fut pas du goût des représentants, qui se décidèrent enfin à destituer Léchelle, conspué d’ailleurs par ses soldats.

« C’est en loi que le soldat a le plus de confiance, dirent-ils à Kléber ; tu peux seul relever son courage, accepte le commandement en chef. »

Mais Kléber refusa, nous savons pourquoi, et désigna Chalbos, qui fut nommé par intérim. À cette nouvelle, Léchelle se mit à tousser douloureusement et prêta l’oreille au conseil qu’on lui donnait de prendre un congé.... pour rétablir sa santé. Il alla à Nantes, auprès de son ami Carrier, terminer sa vie par une suprême lâcheté qu’une lettre particulière, conservée aux Archives de la Guerre, annonce en ces termes de Nantes, le 12 novembre 1793 : « Léchelle s’est empoisonné hier au soir. Il est mort deux heures après... »

Le 29 octobre, les généraux tinrent un conseil de guerre au Lion-d’Angers. Les représentants du peuple Merlin et Turreau, furieux d’avoir vu se retourner contre eux leur sanguinaire proclamation de l’avant-veille, proposaient de regagner Château-Gontier pour recommencer la bataille :

« Il faudrait d’abord mettre en question, répondit Kléber, si nous avons une armée ou si nous n’en avons pas... Déjà vous auriez décidé cette question si, comme moi ce matin, avant le jour, vous aviez parcouru le front du camp et que vous eussiez vu le soldat mouillé jusqu’aux os, sans tente, sans paille, sans souliers, sans culottes, et quelques-uns même sans habits, dans la boue jusqu’à mi-jambe, grelottant de froid et n’ayant pas un seul ustensile pour faire une soupe ; si, comme moi, vous eussiez vu les drapeaux entourés de vingt, de trente ou cinquante hommes au plus, qui forment les divers bataillons... J’en conclus qu’il faut faire entrer les débris de l’armée à Angers. »

Elle alla, en effet, s’y réorganiser jusqu’au jour où la Convention, terrifiée par les défaites des troupes de Mayence, décréta leur dissolution.

Le 5 novembre, Barère attribua aux « trahisons militaires » les mécomptes de la République et jura que les généraux, les états-majors, les conseils de guerre, seraient marqués du « sceau de la réprobation » ; en conséquence, les Mayençais survivants qui n’avaient pas déserté furent « amalgamés » avec les autres corps patriotes. Le gouvernement révolutionnaire avait ainsi complété lui-même les résultats de sa défaite d’Entrammes.

 

 

Elle permettait aux Vendéens de regagner leurs foyers, ce que craignaient par-dessus tout leurs implacables adversaires. La preuve en est dans le décret du Comité de salut public ordonnant, le 3 novembre, de leur barrer par tous les moyens le passage de la Loire, d’accélérer l’évacuation de toutes les subsistances, armes et munitions qu’ils avaient laissées dans leurs repaires, de détruire même sur-le-champ tous les moulins et tous les fours du dé parlement de la Vendée.

La Rochejaquelein comprenait que la première chose à faire était maintenant d’aller s’opposer à l’exécution de pareils décrets. Les routes du sud étaient ouvertes ; la Grande Armée victorieuse n’avait qu’à s’y engager, soit du côté de Saint-Florent, soit du côté d’Angers : au lendemain de la prise de Château-Gontier, cette ville n’aurait sans doute offert aucune résistance sérieuse.

Une pensée d’humanité arrêta d’abord cette sage résolution : les femmes, les en fan ls, les invalides, étaient restés à Laval ; les y laisser eût été les livrer aux égorgeurs. Il fallait les y chercher.

On remonta donc vers Laval. En route, apprenant que les généraux Olagnier et Chambertin occupaient Craon avec quatre ou cinq mille hommes, La Rochejaquelein décida aussitôt d’aller les en déloger, et, le 28 octobre, il les écrasa en effet et les dispersa sur la route de Nantes. À Craon, ses paysans trouvèrent les cadavres encore chauds des prisonniers royalistes qu’avait fait égorger le conventionnel Esnue-Lavallée.

Le lendemain, 29 octobre, couvert des lauriers de cette nouvelle victoire, le généralissime rentrait à Laval.

Là, il fallut laisser reposer les troupes épuisées, elles aussi, par leurs furieux combats. On fit pendant ce temps le recensement de la Grande Armée, qui se trouva forte de trente-neuf mille piétons et de mille cavaliers. On les répartit en cinq divisions, sous le commandement de Fleuriot et d’Autichamp, de Royrand, de Piron, de Désessarts, de Villeneuve. Stofflet resta major-général, Talmont et Forestier chefs de la cavalerie, Marigny chef de l’artillerie. Pour remplacer l’ancien conseil supérieur de Châtillon, on créa un conseil militaire, que présida le marquis de Donnissan. On créa pour neuf cent mille livres de Bons royaux, signés par l’abbé Bernier et remboursables à la paix. Après avoir remédié à l’affreux désordre des premiers jours, on délibéra sur la direction à prendre. Outre le projet de s’emparer d’Angers et de retraverser la Loire aux Ponts-de-Cé, on envisagea deux autres partis : ou bien se porter sur Rennes, soulever le Morbihan et les Côtes-du-Nord et revenir ensuite sur Nantes, après avoir assuré dans les ports bretons des communications avec l’étranger ; on bien envahir la Normandie et donner ainsi à l’insurrection une ampleur qui permettrait peut-être de menacer Paris.

Si la Grande Armée n’avait point traîné avec elle le formidable impedimentum de quarante mille femmes, enfants et non-combattants, il semble, tout bien considéré, que le second plan eût été le meilleur, puisqu’il permettait de sonder la Bretagne et sans doute, espérait-on, de la soulever, sans pour cela trop s’éloigner de Nantes, porte alors ouverte sur la Vendée. Mais il fallait, en tous cas, agir avec une extrême promptitude et ne pas perdre de vue que la Vendée seule devait rester la base de toute opération décisive. Il importait, par conséquent, au premier chef, de s’assurer le passage de la Loire, et de prendre d’abord la ville de Nantes, où La Rochejaquelein aurait vengé la mort de Cathelineau. Or on se laissa, au contraire, entraîner vers le nord par de fatales illusions : certains émissaires annoncèrent que cinquante mille insurgés bretons et normands attendaient les Vendéens : le prince de Talmont persistait à se dire maître du pays ; Stofflet subissait son influence ; et La Rochejaquelein, trop jeune pour imposer sa clairvoyante volonté, se bornait à de spirituelles reparties du genre de celle-ci :

« Je connais mieux l’esprit de vos paysans que vous, osa lui déclarer Talmont.

– Prince, observa M. Henri, quand il sera question de l’esprit des femmes, je m’inclinerai devant vous, car je crois que vous le connaissez mieux que moi ; mais il en est autrement quand il s’agit de la tête des colonnes de nos paysans, car je les connais beaucoup mieux que vous. »

Finalement, le parti des téméraires l’emporta, et l’on se dirigea sur Fougères, Avranches et Granville...

C’était tenter l’impossible ; mais si, seule contre la République qui était toujours à même de réparer ses défaites et ne reculait devant aucun moyen pour exterminer les fugitifs, la Grande Armée succomba à la tâche, elle prouva du moins, par sa sublime énergie, qu’elle ne méritait point d’être placée par ses bourreaux en dehors des lois de l’honneur et de l’humanité.

Carrier écrivit alors aux représentants du peuple et aux généraux : « Il faut employer les moyens extrêmes. Vous avez à délivrer le pays d’un chancre qui le dévore. Le poison est plus sûr que toute votre artillerie. Ne craignez donc pas de le mettre en jeu. Faites empoisonner les sources d’eau. Empoisonnez du pain que vous abandonnerez à la voracité de cette misérable armée de brigands, et laissez faire l’effet. Vous avez des espions parmi ces soldats du pape qu’un enfant conduit : lâchez-les avec ce cadeau, et la patrie est sauvée. Vous tuez les soldats de La Rochejaquelein à coups de baïonnettes ; tuez-les à coups d’arsenic : cela est moins dispendieux et plus commode. Je vous ouvre cet avis, auquel j’ai fait adhérer ma Société populaire ; avec des sans-culottes comme vous, je n’ai pas besoin d’en dire davantage. »

L’arsenic, sans doute, ne fut pas employé ; mais on oublia quand même, trop souvent, la réponse que fit Kléber aux propositions de Carrier :

« Il y a combattre les brigands jusqu’à la mort, mais non pas jusqu’à l’infamie. »

 

 

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XXI

 

LE TERRORISME EN BRETAGNE – LE SIÈGE DE GRANVILLE

 

(1er-15 novembre 1793)

 

Les missionnaires du sans-culottisme. – La liberté ou la mort. – Soldats réfractaires. – Comment Rossignol, Westermann et le Comité de salut public espèrent quand même triompher. – De Laval à Fougères : les souffrances des quatre-vingt mille chemineaux. – Libération de huit cents prisonniers républicains. – Blessés vendéens fusillés à Fougères. – La trahison de Prigent. – Les promesses anglaises. – Sur les bords de la Manche. – Les mesures de défense des conventionnels : Prieur (de la Marne). – Stofflet va jusqu’à Rennes (6 novembre). – La prise d’Avranches (12 novembre). – Vingt mille Vendéens devant Granville (14 novembre). – Le Carpentier repoussé dans la forteresse. – L’assaut nocturne. – La prudence d’un conventionnel. – L’incendie des faubourgs. – Échec du second assaut (15 novembre). – Les cadavres sur la plage.

 

Ni l’incomparable valeur d’un La Rochejaquelein, ni l’enthousiasme dont il sut entretenir la flamme dans le cœur de ses soldats, ne suffisent à expliquer des triomphes comme celui d’Entrammes, comme ceux qui, le mois suivant, précéderont l’inévitable catastrophe. Ils auraient été impossibles sans l’oppression jacobine, oppression qui multipliait les complicités autour des transfuges.

Si la Bretagne ne devint point une seconde Vendée, il ne faut point en conclure en effet qu’ils s’y avançaient en pays ennemi. Malgré les effroyables menaces qui pesaient sur leurs têtes, les hôtes des Vendéens leur réservèrent à Laval, à Mayenne, à Rennes, à Fougères, presque partout où ils passèrent, un accueil dont la sympathie ne trompe point. Pour connaître la profondeur de cette sympathie, il suffit d’ailleurs d’examiner la rage impuissante des missionnaires du sans-culottisme.

« Le fanatisme, le fédéralisme, le royalisme et l’égoïsme, écrivait en novembre 1793 Prieur (de la Marne), semblent s’être réfugiés dans ces départements... À Vannes, pas la moindre idée d’esprit public, (c’est-à-dire que) le peuple ne montre aucune disposition favorable à la Révolution... Dans une ville de plus de douze mille âmes, deux cents hommes au plus ont accepté la Constitution... Les campagnes sont livrées au fanatisme... Le soir, quand nous nous rendons à la Société populaire, le peuple ne s’offre point à nous. Quelques bourgeois admis à raison de trente sols par mois, réunis aux membres des autorités constituées, composent le club. » On remplirait et l’on a rempli des volumes de semblables lamentations. D’où la nécessité de mesures terroristes comme celles qui frappèrent alors la ville de Vannes : « La ville sera cernée par les troupes républicaines », proclamait un arrêté de Prieur ; les commissaires du Comité de surveillance visiteront toutes les maisons, « examineront toutes les personnes qui pourront s’y trouver et arrêteront toutes celles qui leur paraîtront suspectes » ; les canons « seront traînés sur les places publiques ». En cet état de siège, deux cents arrestations furent opérées ; on appliquait ainsi la fameuse devise : La liberté ou la mort !

Et c’était de semblables populations qui devaient fournir « les levées en masse » chargées d’anéantir les brigands ! Il fallait s’attendre à ce qui arriva : Prieur eut beau envoyer chaque jour des détachements pour intimider les réquisitionnés ; il eut beau « faire la chasse à ces scélérats de prêtres comme on la fait aux loups », car il accusait le clergé d’entraver le cours de la Révolution ; il eut beau mettre à mort un certain nombre de fanatiques afin que « le fumier des cadavres, comme disait un commissaire des guerres, fît croître et embellir » l’arbre de la liberté ; il eut beau ordonner de « saisir les père et mère ou, à défaut, les bestiaux » des déserteurs : il ne put rassembler ou retenir sous les drapeaux de la République des hommes qui en avaient horreur.

Dans la Manche, Le Carpentier agissait de même. À Valognes, les arrestations se multipliaient, si bien que « chaque jour, écrivait le conventionnel, valait une victoire » à la République ! « Toujours des suspects et des arrestations, annonçait-il de Saint-Vaast-la-Hougue, le 2 novembre 1793, au Comité de salut public ; toujours une surveillance impassible et vigoureuse. Fonctionnaires de toute espèce, conspirateurs de tout acabit, gens de tout sexe et de tout âge, tous sont poursuivis, tous rendent hommage à l’égalité en se nivelant devant elle au passage des guichets qui leur donnent entrée dans les prisons. » L’égalité révolutionnaire est évidemment une belle chose !

Thirion, dans la Sarthe, où, comme l’a établi Henri Chardon, se produisirent contre la conscription des soulèvements comparables à ceux de la Vendée ; Laplanche, dans le Calvados ; Garnier (de Saintes), dans l’Orne ; Jean-Bon-Saint-André, dans l’Ille-et-Vilaine ; Carrier, dans la Loire-Inférieure ; Francastel, en Maine-et-Loire, étaient acculés aux mêmes violences. Les levées que les proconsuls de la Convention effectuaient à force de terreur s’évanouissaient avec un ensemble que le général Lenoir décrit ainsi au ministre, à la date du 1er novembre : « Cette armée (de la Mayenne) était hier nombreuse d’au moins dix-sept mille hommes ; mais six cavaliers de celle des rebelles qui se sont montrés du côté de Martigny, où j’avais un poste de mille deux cents hommes, leur ont fait une telle impression que, pour fuir plus vile, ils ont jeté leurs armes, sacs, cartouches et habits... Cette frayeur s’est communiquée au reste de l’armée hier au soir, et toute la nuit les routes étaient couvertes de fuyards ; il ne reste sûrement pas six mille hommes. Ceux-là, à la première vue de l’ennemi, prendront le même parti. » Le lendemain, le représentant Letourneur écrivait à ses collègues Garnier et Le Carpentier : « Je n’ai bientôt plus d’armée à Mayenne. Tant que l’ennemi n’a pas paru, ils étaient bien disposés. Dès qu’ils ont entendu parler de lui, ils ont tous fui. J’avais encore hier environ dix mille hommes ; à présent je n’en ai pas deux. Les bataillons d’Alençon, d’Argentan et tous les désorganisa leurs, officiers et soldats, s’en vont comme des lâches. »

Garnier (de Saintes), alors à Rennes, était forcé d’avouer : « Il faut vous dire tonte ma pensée : je ne vois de vraiment révolutionnaire dans leur conduite que les brigands que nous combattons. Nous sommes loin d’avoir leur énergie. »

C’est dans de pareils mécomptes qu’il faudrait chercher, s’il était possible d’en trouver, des excuses à de féroces mesures comme celles du général en chef Rossignol, écrivant le 28 novembre au ministre de la Guerre : « Autant on m’amène de chouans brigands, autant j’en envoie au Père éternel », et demandant au Comité de salut public de lui déléguer le citoyen Fourcroy, vu « son talent en chimie », pour détruire plus sûrement les rebelles ; comme celle de Santerre, s’écriant : « Des mines, des mines à force, et tomber dessus » ; comme celle de Westermann, requérant six livres d’arsenic dans une voiture d’eau-de-vie ; comme celle du Comité de salut public lui-même, arrêtant, le 1er novembre : « Toute ville qui recevra dans son sein des brigands ou qui ne les aura pas repoussés avec tous les moyens dont elle est capable sera punie comme une ville rebelle, et en conséquence elle sera rasée, et les biens des habitants seront confisqués. »

La Grande Armée avait cependant contre elle tout ce que la République comptait quand même de généraux expérimentés et de soldats courageux, et elle se laissa encercler par eux en allant assiéger une forteresse dont sa pénurie de moyens lui interdisait l’accès.

 

 

Après sa victoire d’Entrammes, elle se reposa trois jours à Laval, puis se dirigea, le 1er novembre 1793, vers les bords de la Manche.

Au sortir de Laval, elle devait filer directement sur Vitré et Rennes ; mais, par suite d’une étrange erreur, Stofflet l’engagea inopinément sur la route de Mayenne et Fougères, doublant ainsi le chemin à parcourir.

C’était d’autant plus regrettable, que le sort des chemineaux vendéens ne s’était point amélioré. Hommes, femmes et enfants marchaient en désordre, sans tenir grand compte des divisions rétablies. La boue, la pluie, le froid, le manque de chaussures, de vêtements, de nourriture et d’abris, les blessures des derniers combats et les angoisses de la situation développaient les germes de terrassantes maladies. Dans ces conditions, il semblait facile à l’adversaire de déchaîner la suprême débâcle, et Westermann en guettait férocement l’occasion.

Mais, en tête de la gigantesque et funèbre procession, marchaient sept à huit mille hommes dont l’ardeur était intacte, et cela suffit pour permettre à la Grande Armée de conserver ce nom et de l’illustrer encore.

Le 1er novembre, elle entre sans coup férir à Mayenne, les dix-sept mille réquisitionnaires du général Lenoir ayant fui à son approche. Le 2 novembre, tambours, drapeaux et canons en tête, elle file vers Fougères, culbute en une minute, à Arnée, les six cents chasseurs d’Imbert, emporte les retranchements élevés entre la Pellerine et Fleurigné, puis enveloppe Fougères, que défend, avec six mille cinq cents hommes, le général Brière. Tandis que les cavaliers de Talmont et de Forestier franchissent les levées de terre où s’abritent les bataillons du Calvados, de la Côte-d’Or et du « Contrat social », le gros des combattants, conduit par de Boisguy, envahit la ville, sabre jusqu’aux fond des caves les grenadiers de Coutances, massacre les patriotes aux cheveux ras qui se sont parjurés en reprenant les armes contre leurs libérateurs, et disperse toute l’armée de Brière, qui va jusqu’à Vitré, jusqu’à Rennes, jusqu’à Avranches, jeter l’épouvante. « Au moment où l’on voulait fusiller quelques prisonniers, raconte Mme de Bonchamps, je courus sur le lieu de l’exécution. Il me semblait que mon nom me donnait le droit et le pouvoir de prévenir cette barbarie. Je rappelai les dernières paroles de Bonchamps. Je menaçai l’officier de le faire justement fusiller lui-même s’il commettait une action si lâche, si cruelle et si contraire aux droits de la guerre. Les prisonniers, en apprenant que j’étais la veuve du héros que pleurait l’armée, m’en lourèrent et se jetèrent à mes pieds. J’obtins pour eux ce que je demandais. Combien je remercie Dieu de ce succès, qui fut pour moi la première consolation que je reçus ! » De fait, soit en raison de cette intervention, soit en raison de celle d’une autre femme, la sœur de Chateaubriand, soit en raison de la magnanimité de La Rochejaquelein lui-même, on libéra ce jour-là huit cents prisonniers ; et de Beauvais rapporte qu’on leur distribua du pain, alors que bien des paysans vendéens en manquaient. Les royalistes et les suspects qui remplissaient les prisons du château furent aussi remis en liberté. C’est alors que mourut Lescure ; son corps, placé dans un cercueil en forme de caisson, suivit le train d’artillerie jusqu’à Avranches.

D’autres convois, presque aussi funèbres, l’escortaient : les convois des blessés qui, cahotés et souvent trempés jusqu’aux os sur de misérables charrettes, manquaient de soin, de linges, de médicaments, et semaient la route de hâtifs tombeaux. Leur sort était, du reste, encore meilleur que celui des blessés laissés à Fougères. Une députation de vingt-trois Vendéens avait été envoyée aux représentants du peuple pour réclamer leur grâce au nom de l’humanité. Ces parlementaires furent arrêtés, et les soldats de Canuel massacrèrent dans leurs lits d’hôpital les hommes et les femmes : « Notre armée de Fougères, écrivirent le 1er frimaire les administrateurs de l’Orne, a donné aux traînards et aux malades de l’armée brigantine des passeports pour aller au diable... »

De Fougères, l’armée devait gagner Rennes, capitale de la Bretagne et dépôt d’une énorme quantité de munitions et d’approvisionnements. La Rochejaquelein, Stofflet et presque tous les paysans le désiraient d’autant plus, que les fruits à cidre dont on devait se nourrir et les campements de nuit sous les pluies glaciales de novembre développaient la dysenterie et des fièvres exigeant un repos réparateur. Mais d’autres considérations prévalurent au conseil : douze mille Bretons, Manceaux et Normands avaient déjà rallié le drapeau blanc, parmi lesquels ce Georges Cadoudal, dont l’élan faisait dire à Stofflet :

« Laissez passer cette tête carrée ; si un boulet ne l’arrête pas, je vous jure qu’elle ira loin. »

On voulait drainer le pays plus largement encore pour multiplier les recrues. De nouveaux messagers : Prigent, qui trahissait secrètement l’armée vendéenne en dévoilant ses plans au conventionnel Boursault ; MM. de Freslon et de Bertin, qui faisaient cependant des réserves sur la duplicité anglaise, apportaient en outre la promesse du concours de Georges III et de ses ministres, Pitt et Dundas : l’armée n’avait qu’à se porter à Granville, où s’opérerait un débarquement. À Granville, pensaient les Vendéens, les femmes, les enfants et les invalides trouveraient enfin un sûr asile sous la protection des alliés, et la Grande Armée, libre de ses mouvements, pourrait alors remporter en Bretagne de décisifs avantages. Le siège du port de guerre de Granville était sans doute une entreprise hasardeuse, et les paysans y répugnaient d’instinct ; mais le capitaine du génie d’Obenhein, fait prisonnier à Fougères et introduit au conseil par son ancien camarade Bernard de Marigny, affirmait qu’il était facile de s’en emparer et en indiquait les moyens. Ces renseignements étaient faux, et ces encouragements perfides : les Vendéens ignoraient que d’Obenheim fût, lui aussi, un traître.

Ils prirent, le 6 novembre, la route d’Antrain et de Dol.

 

 

Sur les bords de la Manche, les autorités républicaines s’apprêtaient, avec une hâte fébrile, à les exterminer.

Cherbourg et Granville venaient d’être mis en état de siège. Les généraux Sépher et Rossignol réunissaient les forces de la Manche, du Calvados et de l’Ille-et-Vilaine. « Je fais tous mes efforts pour détruire tout ce qui attente à la liberté, écrivait Rossignol ; mais il y a encore des hommes humains, et en révolution c’est un défaut. »

À Saint-Lô, les conventionnels Laplanche et Le Carpentier faisaient tirer d’heure en heure le canon d’alarme. Dans le Morbihan et les départements voisins, Prieur (de la Marne), chargé spécialement par le Comité de salut public d’« électriser les âmes » et de « frapper un grand coup », déployait une activité que son illumination maçonnique explique à merveille.

« Je crois encore le voir galopant devant mes yeux, rapporte le mémorialiste Grille, à travers les canons, les affûts, les ambulances, faisant toutes sortes de rêves sur les destinées de la République. Il la voyait conquérante et triomphante à Rome, à Vienne, à Londres même et à Constantinople... Il montait sur les murs, les décrétait libres et renversait partout les tyrans et les trônes ; il faisait prendre aux nations la cocarde tricolore et le bonnet rouge. Non seulement, selon lui, les hommes sur tout le globe étaient avides de se rallier à nos couleurs, d’embrasser nos principes, mais les enfants étaient séduits par nos chansons patriotes ; les femmes se jetaient à nous corps perdu ; la France était la nourrice du genre humain, la marraine des libertés, et Paris une Delphes nouvelle où allaient se concentrer les modernes amphictyons et s’enflammer toutes les intelligences. »

Ce prophète à l’« âme de braise » avait écrit de Vannes, le 24 octobre, à son collègue Pocholle : « Puissions-nous bientôt danser ensemble la Carmagnole ! mais il nous faut la faire danser aux ennemis auparavant. » Et il organisait autour d’eux une effrénée sarabande. Vergnes et Rossignol étaient sommés de lui fournir tous les moyens d’exterminer les brigands qui souillaient la République. « Appelez près de vous les ouvriers de tous les métiers, ordonnait-il aux administrateurs du Finistère ; mettez en réquisition les vêtements et autres objets d’équipement qui se trouvent chez les particuliers et chez les marchands ; que tout se meuve, que tout travaille ; que les femmes mêmes ne restent pas oisives. Il faut à nos défenseurs des chemises, des gilets, des culottes, des habits. Étouffons les brigands, si nous ne pouvons les exterminer autrement ; mais que, sous un mois, il n’en existe plus ! » Secondé par Turreau et Bourbotte, il eut bientôt suscité quatre-vingt mille soldats patriotes, et déjà il ne doute plus du résultat : « Le moment de la vengeance approche, annonce-t-il le 11 novembre. De tous les points, des forces redoutables s’avancent : des troupes disciplinées du département de la Manche menacent déjà les rebelles ; l’armée de Mayence est en marche ; celle des Côtes-du-Nord s’ébranle ; tout est en mouvement. » Tout, en effet, était en mouvement ; mais si Prieur et ses pareils avaient la faculté de guillotiner les suspects et d’armer les patriotes, il n’était pas en leur pouvoir de forger des âmes capables de dompter les âmes vendéennes.

 

 

An départ de Laval, le 6 novembre, Stofflet, qui ne voulait point de l’expédition de Granville, avait essayé d’entraîner la Grande Armée vers Rennes ; il avait même, avec son avant-garde, poussé jusqu’à la capitale bretonne, dispersé les troupes épouvantées du général Brière et sillonné la ville d’une traînée de sang. Mais il dut rejoindre, par Antrain, l’armée vendéenne, qui entra à Dol le 8 au soir.

Le 11, La Rochejaquelein occupa Pontorson, où furent laissés Lyrot et Verteuil, chargés de barrer la route à Rossignol. Le 12, on franchit la Selune, dont le pont fut gardé par Jean Chouan, et on arriva sur le plateau d’Avranches. Derrière les abatis d’arbres qui obstruaient la route et les vieilles murailles de la cité, veillaient huit cents troupiers et cinq à six mille réquisitionnaires, commandés par l’adjudant-général Vachot ; tous s’enfuirent aux premiers coups de feu, et Avranches abrita une partie de la Grande Armée. Sur les places publiques, on alluma de grands feux autour desquels se réchauffèrent les blessés, les femmes et les enfants ; on mit en perce des tonneaux de cidre, et on tua des vaches de Normandie. Comme d’ordinaire, la foule envahit les églises, où l’abbé Bernier prêcha contre le pillage. Aux prisons, les détenus politiques furent délivrés, et les cavaliers de Forestier allèrent ouvrir les portes, au Mont Saint-Michel, à des centaines de prêtres et de nobles. Puis La Rochejaquelein, laissant à Avranches Royrand, Fleuriot et Rostaing, se dirigea le 14 novembre vers Granville avec vingt mille hommes.

La garnison de Granville était quatre fois moins forte ; mais il suffit de jeter les yeux sur une carte pour se rendre compte que les paysans vendéens, privés de tout matériel de siège, couraient à un échec quasi certain. La place forte est située sur un haut promontoire complètement séparé du continent par des remparts percés d’une seule porte : il fallait au moins des échelles pour les escalader, et les assiégeants n’en avaient que de trop courtes.

Ils comptaient cependant sur leur élan, et la faute initiale du conventionnel Le Carpentier faillit leur assurer la victoire.

Le Carpentier vint, en effet, au-devant des Vendéens avec les deux tiers de la garnison. Stofflet et ses hommes d’élite eurent tôt fait de les cerner, de les écraser et de les rejeter vers la ville dans un inexprimable désordre. Telle fut même la fougue des Vendéens, que plusieurs pénétrèrent à la suite des fuyards dans la forteresse, où ils furent massacrés.

Les assiégeants occupèrent le faubourg Saint-Nicolas et, de maisons en maisons, de clôtures en clôtures, s’établirent autour des fossés même de la place. Leurs balles tombent dru comme grêle dans les rues voisines des remparts, et leurs canons de campagne essayent de réduire au silence les batteries républicaines. Comme le tir ne produit aucun effet, Stofflet, la nuit venue, propose d’incendier la ville en tirant à boulets rouges. Mais La Rochejaquelein veut la prendre d’assaut, et il entraîne les plus intrépides aux pieds des remparts. Là, Forestier et les Suisses, Jambe-d’Argent, Allard, d’autres encore, piquent leurs baïonnettes dans les murs, les relient avec des cordes, et façonnent ainsi, sous le feu de l’ennemi, de branlantes échelles qui leur permettent d’escalader les remparts. Forestier y parvient le premier ; mais il est aussitôt précipité en arrière, et les canonniers-marins postés sur les murailles redoublent d’énergie. Parmi eux, on voit des femmes et des enfants qui apportent de la grève de durs cailloux destinés à remplacer les projectiles manquants ; et comme Le Carpentier demande aux marins s’ils pourront tenir encore longtemps :

« S... nom... ! lui répondent-ils, fais ton métier aussi bien que nous ferons le nôtre ! »

Le conventionnel s’attire aussi cette réplique de la part de tirailleurs qu’il engage à s’abriter derrière les épaulements :

« Représentant, ménage-toi, si cela te convient ; mais nous ne t’imiterons pas. Dans Royal-Goudron, on ne connaît d’autre bastingage que la peau du ventre. »

Si les Granvillais se défendirent ce jour-là avec un héroïsme qui mérite tous les éloges, il semble établi que la bravoure de Le Carpentier brilla d’un éclat... beaucoup moins vif. Il apparut un instant aux batteries, non pas à cheval et au milieu d’un brillant cortège, comme l’a représenté le peintre Orange au Salon des Artistes français de 1909, mais sans panache, sans insignes, avec toutes les précautions de la prudence. Il préférait se tenir dans les rues du nord, derrière l’église, voire dans certaines caves bien garnies ; il donna l’ordre de préparer pour sa fuite une barque que les canonniers, attentifs, avaient d’ailleurs juré de couler au bon moment. Les défenseurs de la batterie de l’Œuvre, décimés par les assiégés et sur le point de plier, lui faisaient savoir que la présence d’un chef suffirait à ranimer leur courage :

« Mon ami, dit-il au messager, je te fais capitaine, va les encourager toi-même ! »

Révolté d’une si honteuse lâcheté, un officier municipal, Clément Desmaisons, ceignit alors son écharpe et courut se faire tuer sur les remparts, aux côtés de la Granvillaise Julienne Le Vigoureux.

Le conventionnel accomplit pourtant ce jour-là un acte d’énergie : il ordonna d’incendier les faubourgs de la rue des Juifs et de l’Hôpital, d’où les Vendéens tiraient trop facilement sur la ville. Munis de torches, l’adjudant-général Vachot et vingt-cinq chasseurs sortirent de la ville à la faveur des ténèbres et parvinrent à accomplir la sinistre besogne ; mais les flammes, poussées par un violent vent d’est, se communiquèrent à la ville elle-même et menacèrent de la transformer en un immense brasier. Tandis que les Granvillais s’efforcent de préserver leurs demeures, les Vendéens contournent les rochers du littoral et sont sur le point de forcer la ville. Un déserteur républicain, encore vêtu de son uniforme blanc, pousse ce cri d’alarme :

« Fuyons, nous sommes trahis ! »

À la lueur des incendies, qui exagèrent encore à leurs yeux terrifiés l’épaisseur des murailles et la puissance des batteries dont ils aperçoivent maintenant les silhouettes, les paysans se laissent gagner par l’épouvante, n’écoulent plus la voix de leurs chefs et se retirent à travers les décombres des faubourgs. L’assaut nocturne avait échoué.

Le lendemain, La Rochejaquelein résolut de porter son principal effort du côté du port, où la marée basse, laissant la grève à sec, permettait d’atteindre un rocher qui dominait la ville. Les gars de Stofflet se rendirent maîtres des quais, et bientôt une centaine de paysans bondirent sur les remparts. Percée d’un large trou par les canons, la porte de la ville allait livrer passage aux Vendéens. Mais la trahison veillait encore et fit répandre le bruit qu’une armée ennemie arrivait au secours de la ville. Pris entre le feu des chaloupes-canonnières qui, du port, leur lancent des boulets jumeaux enchaînés, et le feu des remparts qui devient intense, les mille braves menant seuls ce nouvel assaut désespérèrent de l’emporter. Le 15 novembre, à 3 heures de l’après-midi, La Rochejaquelein dut lever le siège. L’armée se précipitait vers Avranches, persuadée que les Anglais l’avaient attirée dans un infâme guet-apens et que ses chefs eux-mêmes complotaient de l’abandonner. Un millier de cadavres couvraient maintenant le théâtre de la lutte.

Dans leur sortie du lendemain, les garnisaires de la place y ajoutèrent ceux de dix-sept blessés qu’ils massacrèrent au château de Grainville. Varin, qui parcourut le pays avec son ami Le Carpentier, écrivit ces lignes féroces dans leur ignominie : « Les alentours de la ville sont libres de ces gueux... Que de cadavres ! Des évêques (?), des curés, des ci-devant, des paysans fanatisés, des bourgeois suffisants, tout cela était étalé comme des morues. Quelles figures ! Tous les vices y étaient peints. » – Varin fut pourtant décoré, en 1814, de l’ordre du Lys...

 

 

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XXII

 

LES DERNIÈRES VCTOIRES D’OUTRE-LOIRE – DOL ET ANTRAIN

 

(16-22 novembre 1793)

 

Stofflet à Villedieu (17 novembre). – La retraite sur Pontorson : défaite du général républicain Tribout (18 novembre). – Arrivée à Dol (20 novembre). – Approche des quatre armées républicaines. – Le général en chef Rossignol à Antrain. – Dol cerné par trente mille baïonnettes. – La nuit du 20 au 21 novembre : surpris, marquis de Westermann. – Le système « activement défensif », de Kléber. – L’armée d’Angers se précipite sur Dol. – Panique vendéenne. – La charge des Poitevines. – La Rochejaquelein contre Marceau. – La retraite des Bleus. – Nouveaux combats du 22 novembre. – Westermann vaincu à Baguer-Pican. – Le triomphe d’Entrammes.

 

De retour à Avranches, la Grande Armée était désormais dominée par une idée fixe, invincible : retourner en Vendée. Beaucoup de ses chefs n’avaient point perdu l’espoir de soulever la Normandie ; et même, dès le lendemain (17 novembre), Stofflet put entraîner jusqu’à Villedieu, à six lieues au nord d’Avranches, huit cents hommes d’élite qui en chassèrent les patriotes et s’y livrèrent à de sanglantes représailles. Mais cela ne servit qu’à rendre plus sûre la retraite qui s’imposait.

Le 18 au matin, on reprit donc la route de Pontorson. Accusés d’avoir cherché à s’embarquer nuitamment pour Jersey, Talmont et de Beauvollier affirmèrent qu’ils avaient simplement voulu favoriser la fuite de quelques femmes d’émigrés, et tous les officiers jurèrent de ne jamais se séparer ; les soldats, de leur côté, renouvelèrent le serment d’obéissance. C’est qu’il leur fallait plus que jamais être unis pour briser les formidables barrages qu’avaient accumulés derrière eux les forces républicaines.

La veille (17 novembre), Tribout était arrivé à Pontorson avec quatre mille hommes et dix canons. Si ce chef, au lieu de se porter en avant, en rase campagne, s’était retranché sur les Lords escarpés du Couesnon, derrière les marais que traversait seule une chaussée facile à défendre, il aurait soutenu assez longtemps le choc de l’ennemi pour laisser à Rossignol le temps de l’appuyer, et alors le sort des armes eût sans doute été changé ; mais Tribout, passé en deux jours du grade de tambour-major à celui de général, ne devait cette faveur qu’au sans-culottisme qui lui avait fait épouser, au pied de l’arbre de la liberté, une comédienne du théâtre de Brest. Le 18 au soir, il livra donc sa troupe à l’enveloppement des Vendéens, qui s’avançaient au clair de lune, sur la route d’Avranches, bien résolus à écraser l’ennemi pour passer la nuit à Pontorson. En deux minutes se produisit un décisif corps à corps : les républicains, débandés, furent poursuivis à la baïonnette dans les marais, et la chaussée se couvrit de leurs cadavres. La longue rue de Pontorson, encombrée de caissons et de drapeaux abandonnés, présenta bientôt à son tour un spectacle que Mme de La Rochejaquelein décrit ainsi : « On ne voyait que morts ; ma voilure passait par-dessus. Il était nuit ; nous sentions les secousses, et les roues cassaient les os de ces cadavres : ce bruit horrible ne sortira jamais de ma tête. Comme le combat était à peine fini, on n’avait pas eu le temps de ranger les cadavres. Quand je fus pour descendre de voiture, on fut obligé d’en retirer un, sans quoi je mettais les pieds sur sa poitrine ; dans un seul pré, à droite, il y en avait cent soixante. »

Tribout, qui avait perdu trois à quatre cents hommes, quatorze canons et une grande quantité d’approvisionnements, ne fut que provisoirement suspendu de ses fonctions. Pouvait-on sacrifier un sans-culotte qui, avant de s’enfuir, avait fait fusiller cinquante prisonniers ; qui, peu de jours avant, avait immolé huit cents paysans traqués dans les campagnes par le général Sépher, ancien bedeau de Saint-Eustache, et le conventionnel Laplanche, moine défroqué ? Conduits deux par deux sur la côte de Champ-Jonc, ces huit cents malheureux, parmi lesquels beaucoup de blessés, de femmes et d’enfants, avaient été livrés durant cinq quarts d’heure à la fusillade de trois bataillons.

« Crie : Vive la République ! dit Laplanche à une femme blessée au cou, au bras et à la cuisse, que le fossoyeur avait retirée du monceau de cadavres.

– Jamais ! répondit la Vendéenne ; qu’on m’achève plutôt ! »

 

 

La Grande Armée se reposa à Pontorson le 19 novembre. Mais il importait de se hâter, pour dérouter les plans de l’ennemi. La nuit suivante, La Rochejaquelein partit donc, presque seul, en éclaireur, au risque de se faire tuer par les patrouilles ennemies qui l’entourèrent un moment ; et l’armée tout entière arriva de grand matin à Dol, où elle passa vingt-quatre heures. La plupart des soldats couchèrent, faute d’abris suffisants, sur la terre nue ; de grandes dames, couvertes de boue et à peine chaussées de pantoufles pourries, s’étendirent sur les planches à côté de femmes du peuple : elles faisaient elles-mêmes leur soupe et s’attroupaient autour d’un chaudron pour y puiser quelque morceau de viande. Elles se restauraient ainsi pour le gigantesque combat de deux jours dont l’heure allait sonner.

Quatre armées républicaines se concentraient à quelques lieues de là.

Réorganisée et forte de seize mille hommes, l’armée d’Angers était arrivée à Rennes le 15 novembre et comptait bien se venger de son désastre d’Entrammes. Elle comprenait trois divisions commandées, la première, par Kléber, Bouin de Marigny, Marceau et Canuel ; la seconde, par Müller, Danican et Westermann ; la troisième, par Klinger. Le général en chef Chalbos venait d’être remplacé par Rossignol, placé à la tête de toutes les armées républicaines de l’Ouest. Ce généralissime, dont il n’est plus nécessaire de marquer la ronflante incapacité, était éclairé par les lumières des représentants Prieur (de la Marne), Bourbotte, Turreau, Esnue-Lavallée, Boursault et Pocholle, prodigues de bons conseils aux chefs militaires. À Rennes, écrit sans façon Kléber, leur conseil de guerre « fut une vraie pétaudière ; jamais je n’avais vu une collection de mâchoires plus complètes ».

À la nouvelle du siège de Granville, ces pourfendeurs de brigands ne doutèrent plus du triomphe : ils allèrent poster l’armée à Antrain, en occupant le front Avranches-Fougères, de façon à empêcher les Vendéens de redescendre directement vers le sud.

Pendant ce temps, les six mille hommes du général Sépher, venus de Cherbourg, et les quatre mille hommes du général Tribout, venus de Dinan, s’établissaient à Avranches et à Dol. Ainsi resserrés au fond de la baie du Mont-Saint-Michel dans un cercle de plus de trente mille baïonnettes, les Vendéens semblaient voués à l’anéantissement définitif.

Le 18, nous l’avons vu, Tribout fut vaincu à Pontorson ; mais cette défaite ne compromettait rien, et, sur l’avis de Kléber, l’armée républicaine s’établit en camp retranché au nord d’Antrain, entre les routes de Dol et d’Avranches.

L’indépendante témérité de Westermann servit encore une fois la cause vendéenne. Apprenant, le 20 novembre, que les transfuges se dirigeaient de Pontorson sur Dol, Westermann voulut en effet se précipiter à leur poursuite et brusquer ainsi le dénouement. Avec Bouin de Marigny, trois mille fantassins et deux cents chasseurs, il traversa Pontorson et arriva le soir en vue de Dol, où les Vendéens se croyaient en sécurité. Le 21, à 1 heure du matin, cette troupe se mil silencieusement en marche, trompa les avant-postes en répondant : « Royalistes ! » au qui-vive des sentinelles, et commença, dans les rues mêmes de la ville, son œuvre de mort. Le drame de Châtillon alla se renouveler...

Les Vendéens, heureusement, ne dormaient que d’un œil, les armes à la main. Aux premiers coups frappés par les hussards républicains, mille cris percèrent la nuit :

« Aux armes ! voilà les Bleus ! »

Et aussitôt l’armée entière fut sur pied. La Rochejaquelein, Forestier, Dehargues, suivis par les plus braves, s’élancent contre les envahisseurs, que tant de promptitude déconcerte et qui doivent bientôt rétrograder en désordre vers Pontorson.

Cette alerte eut, en faveur des Vendéens, un double résultat : elle les amena à prendre sans délai d’urgentes dispositions de combat, et elle força l’ennemi à improviser de nouveaux plans.

Averti, à 5 heures du soir, de la présence des Vendéens à Dol, Kléber résolut de les y bloquer par un système « activement défensif ». Représentants du peuple et généraux acceptèrent l’idée, ordonnèrent de détruire autour de la ville les chemins et les ponts, de créer pour leurs différents corps, de Pontorson à Dinan, de solides positions de retraite, et d’assurer ainsi leur marche lente, mais progressive et fatalement victorieuse. Or, à 9 heures du soir, les messagers de Westermann annoncèrent qu’il attaquait et qu’il fallait par conséquent se porter d’Antrain sur Dol. Tout fut changé, et, d’enthousiasme, aux cris de : « Mort aux brigands ! » l’armée d’Angers partit à la rescousse.

La situation des Vendéens était à coup sûr excessivement périlleuse. Épuisés par deux combats, ils allaient être attaqués par des troupes fraîches aussi nombreuses qu’eux-mêmes, et ils n’avaient comme ligne de retraite que les marais du littoral. Mais La Rochejaquelein était là.

Forestier, envoyé à la découverte, a informé le généralissime de l’approche d’une nombreuse armée. Les non-combattants reçoivent aussitôt l’ordre d’évacuer les maisons et de se ranger, en quatre ou cinq lignes, de chaque côté de la large rue de Dol. Au milieu, sont formés en longues files les bagages, les chariots et l’artillerie de rechange. Entre les femmes et les canons, se tiennent les cavaliers, sabre à la main, prêts à déboucher. Toutes ces mesures, qui semblent préparer les funérailles de la Grande Armée, sont prises dans de glaciales ténèbres précédant peut-être celles du tombeau. Pour ranimer les cœurs, vingt tambours remontent la rue de la cité, battant la charge suprême.

Le long de cette rue en pente, qui domine la route de Dinan, les fusées sifflantes des obus, les feux follets et le crépitement de la fusillade, l’âcre odeur de la poudre, annoncent que l’action s’engage : c’est Marceau qui, à 4 heures du matin, arrive d’Antrain et se heurte, entre la Boussac et le Vieux-Viel, à l’avant-garde vendéenne. À l’entrée de la ville, on crie soudain :