Marie-Antoinette
par
Léon GAUTIER
Qui ne se rappelle, pour l’avoir vu seulement une fois, l’admirable tableau de Paul Delaroche, portrait historique de la reine de France au Tribunal révolutionnaire ? Debout, fière et humble tout ensemble, elle semble avoir la conscience de représenter tous les rois et la royauté elle-même en présence de la Révolte. Elle sent qu’elle aurait le droit de mépriser, et elle a seulement une douce pitié mêlée d’une ineffable dignité. C’est la Reine, c’est véritablement la Reine. Et, en réalité, dans certains autres tableaux qui nous montrent Marie-Antoinette au palais de Trianon, illuminée de la double splendeur de sa prospérité et de sa jeunesse, il n’y a pas la même majesté royale. La reine de France, c’est cette pauvre veuve qui comparait devant Herman, et contre laquelle Fouquier-Tinville argumente avec son implacable bassesse. La postérité oubliera la jeune épouse de Louis XVI heureux ; mais jamais elle ne détachera ses yeux de cette femme en vêtements noirs que le génie du peintre nous permet de contempler encore, et que l’on nommait, il y a soixante-dix ans, la veuve Capet !
Cependant il y a des tableaux encore plus éloquents que celui de Delaroche. Ce ne sont pas ceux de l’historien. L’historien peut égaler le peintre, mais il peut difficilement le surpasser. Ce qui surpasse le peintre, ce sont ces textes brutaux, ces textes authentiques que l’érudit prend à tâche de réunir et de jeter dans leur rudesse native, sous les yeux de son lecteur. Nous n’hésitons pas à le dire, l’impression produite par la toile de Delaroche sera faible en comparaison de la forte et longue indignation que produira la lecture de ces rapports, de cette procédure, de ces interrogatoires, de ces mémoires relatifs à Marie-Antoinette, dont nous nous proposons de faire aujourd’hui l’analyse. Plus que nos musées, nos archives sont historiques et émouvantes.
C’est le 1er août 1793 que Marie-Antoinette fut transférée à la Conciergerie ; elle y resta deux mois et demi, et n’en sortit que pour marcher à l’échafaud, le 16 octobre.
La Reine fit son entrée dans l’abject cachot de la Conciergerie avec plus de dignité qu’elle n’en avait jamais montré en entrant dans les salons de Versailles. Les bourreaux de Marie-Antoinette poussaient des cris de rage en voyant qu’ils ne pouvaient lui arracher la majesté royale. « Ces dieux de l’ancien temps, disait Rugyff, ont une morgue impitoyable. Il n’y a que la guillotine qui puisse expier leurs grimaces. » On le leur fit bien voir.
Le cachot qui était destiné à la reine de France était celui de M. de Custines, cachot humide et malsain. On commanda pour la veuve du Roi « un lit de sangle, deux matelas, un traversin, une couverture légère 1. » Et à trois heures du matin, on ne craignit pas de réveiller la Reine pour la transporter dans cette antichambre de la guillotine. À trois heures du matin ! Par un raffinement de cruauté, on voulut lui troubler un de ses derniers sommeils. D’ailleurs on avait peut-être honte de commettre ce nouveau crime en plein jour. La Reine au milieu de ses persécuteurs, c’était un spectacle capable de ramener les âmes. La seule vue de cette femme était une réfutation de ses juges.
« Dès le lendemain matin, on plaça deux gendarmes dans la chambre de la princesse 2. » Ils ne devaient plus la quitter. L’histoire, du moins, conservera les noms des geôliers de Marie-Antoinette qui la traitèrent avec douceur. C’est une noble figure que celle de Mme Richard. Un jour, croyant réjouir les yeux de la Reine, elle lui amena le plus jeune de ses enfants, qui avait les yeux bleus et les cheveux blonds. La veuve de Louis XVI se précipita sur cet enfant et le dévora de baisers, avec cette admirable violence des mères. Puis elle éclata en sanglots et se mit longuement à parler du Dauphin. « Cette circonstance lui fit un mal horrible. »
Ce qui consumait la grande âme d’Antoinette, c’était l’ennui. Elle en vint à arracher les fils grossiers d’une toile à tenture « et, avec ces fils que sa main polissait, elle faisait du lacet très-uni pour lequel son genou lui tenait lieu de coussin, et quelques épingles d’aiguilles 3. » Mais pendant que ses mains étaient occupées à ce travail vulgaire, son âme était ailleurs. « Ma mère, dit la duchesse d’Angoulême, avait beaucoup de religion depuis qu’elle était à la Conciergerie 4. » La veuve du roi de France levait souvent ses yeux et son âme au ciel. Elle s’unissait d’intention aux souffrances et à l’agonie de la sainte Église, comme ces femmes de Jérusalem qui s’étaient unies aux souffrances et à l’agonie de Notre-Seigneur. Elle était heureuse de sa douleur en pensant au Calvaire de l’Église. Quel spectacle que celui de la Reine faisant gravement le signe de la croix devant cette table pauvrement servie, en présence de soldats grossiers et, quelquefois, sous les yeux de certains curieux encore plus méprisables ! Un peuple de vingt-cinq millions d’âmes soutenait ce spectacle, et ne sortait pas de son inertie ! Marie-Antoinette n’avait contre elle que quelques centaines de téméraires ; mais il était prouvé une fois de plus que le nombre n’est rien en face de cette vertu préconisée par Danton : « De l’audace, de l’audace, de l’audace ! »
Nous nous trompons. Il y eut au moins deux tentatives pour la délivrance de la Reine. Sans ces deux tentatives, la race humaine, et en particulier la nation française, auraient mérité qu’on leur infligea le reproche sanglant d’avoir laissé périr sans protestation une innocence royale. Un critique, rendant compte tout récemment de ce même livre auquel nous consacrons ces lignes 5, disait comme conclusion qu’il est permis sans doute de pleurer Marie-Antoinette, mais à la condition de pleurer avec autant de larmes la dernière femme du peuple si elle était aussi injustement condamnée. Nous ne pouvons partager l’avis de ce critique. La mort de Marie-Antoinette n’a pas été une injustice ordinaire ; la souveraine iniquité de ce jugement se complique, aux yeux de l’historien, d’une ingratitude, d’une révolte et d’un parricide. Nous pleurerons donc, avec amertume et sincérité, toutes les injustices, sur quelque tête qu’elles puissent tomber : un chrétien n’a pas besoin qu’on lui apprenne ainsi un de ses premiers devoirs. Mais nous pleurerons doublement sur les iniquités dont une tête royale est la victime. Un roi n’est pas, à nos yeux, un personnage ordinaire : c’est un père ; et il sera peut-être permis à des enfants de pleurer la mort injuste de leur père plus que toute autre mort et que toute autre iniquité !
La première tentative en faveur de Marie-Antoinette est connue sons le nom de Conspiration de l’œillet. L’histoire en est connue. Un officier, M. de Rougeville, que le citoyen Michonis introduisit dans la prison de la Reine, laissa tomber près d’Antoinette un œillet dans lequel une lettre était cachée. Cette lettre, d’après le second interrogatoire de la Reine, renfermait à peu près ces mots : « Que prétendez-vous faire ? que comptez-vous faire ? J’ai été en prison, je m’en suis tiré par un miracle ; je viendrai vendredi. » La veuve de Louis XVI prit une épingle et traça sur un papier quelques mots de réponse : « Je suis gardée à vue ; je ne parle ni n’écris. » Ce papier nous est resté, et nous avons eu le bonheur de le contempler.
Mais, par malheur, un des gendarmes de service auprès de la Reine la dénonça au citoyen Botot Dumesnil, lieutenant-colonel de la gendarmerie de Paris. La Convention fut bientôt instruite de tous les détails de la conjuration, à laquelle on ne manqua pas de donner de vastes et formidables proportions. Le 3 septembre, la Reine eut à subir un premier interrogatoire. Cet interrogatoire est un des documents les plus intéressants du volume de M. Émile Campardon 6. L’âme tout entière se soulève d’indignation à la lecture de ces questions perfides dont on enveloppe la Reine comme d’un filet. Mais l’âme tout entière se rassérène à la lecture des réponses de la Reine. Ces réponses font honneur à l’espèce humaine. C’est en vain que les tigres, ses persécuteurs, se changent en renards. Elle ne tombe dans aucun piège. Les yeux levés en haut, elle marche tranquille sur le bord des abîmes. C’est que, dans la salle d’audience, il y avait un spectateur invisible qui la conduisait et la soutenait : Dieu.
Mais nous pensons qu’il est nécessaire de citer quelques lignes de cet interrogatoire historique :
D. Vous intéressez-vous au succès des armes des ennemis ?
R. Je m’intéresse au succès de celles de la nation de mon fils ; quand on est mère, c’est la première parenté.
D. Quelle est la nation de votre fils ?
R. Pouvez-vous en douter ? N’est-il pas Français ?
D. Votre fils n’était qu’un simple particulier : vous déclarez donc avoir renoncé à tous les privilèges que lui donna jadis les vains titres de Roi (sic) ?
R. Il n’en a pas de plus beau, et nous non plus, que le bonheur de la France.
D. Vous êtes donc bien aise qu’il n’y ait plus ni roi, ni royauté ?
R. Que la France soit grande et heureuse, c’est tout ce que je demande.
D. Vous devez donc désirer que les peuples n’est plus d’oppresseurs, et que tous ceux de votre famille qui jouissent d’une autorité arbitraire subissent le sort qu’ont subi les oppresseurs de la France ?
R. Je réponds de mon fils, de moi ; je ne suis pas chargée des autres.
D. Vous n’avez donc jamais partagé les opinions de votre mari ?
R. J’ai rempli toujours mes devoirs 7.
Les Bourbons, sans doute, ont de magnifiques archives, ou plutôt leurs archives, pendant deux siècles, ont été celles de la France. Mais, nous l’avouons, parmi tant de richesses, il n’est rien qui leur fasse autant d’honneur, aux yeux de Dieu et des hommes, que ce chiffon de papier où sont écrites les réponses de Marie-Antoinette.
La Conspiration de Juillet n’eut d’autre résultat que « de resserrer encore les chaînes de Marie-Antoinette ». Le chevalier de Rougeville échappa à toutes poursuites. Le tribunal révolutionnaire dut acquitter tous ceux qu’on avait accusés de complicité : il fallait qu’ils fussent bien innocents !
C’est à la fin du mois d’août 1793, que cette première conspiration en faveur de la Reine avait été tentée. Il y eut une seconde tentative, qui ne fut découverte que quatre jours avant l’exécution de Marie-Antoinette. C’est l’honneur du nouvel historien de la Reine d’avoir donné sur cette seconde conspiration des détails qui, jusqu’ici, faisaient défaut dans toutes nos histoires. Cette partie de son livre est la plus neuve et la plus digne d’attirer l’attention du lecteur.
Un certain Basset, perruquier, rue de la Calandre, s’était entendu avec une femme Fournier et les époux Lemille pour organiser un vaste complot « dont le but était l’enlèvement de la Reine, soit dans son cachot de la Conciergerie, soit pendant le trajet qu’elle avait à faire pour se rendre à l’échafaud. » Il y avait plus de cinq cents conjurés ; un chef inconnu les dirigeait dans l’ombre. Le chef ne fut pas découvert, mais les subalternes furent dénoncés. Basset, la femme Fourrier et les époux Lemille furent condamnés à mort, le 27 nivôse qui suivit la mort de la Reine. Vingt accusés avaient comparu devant le tribunal. Tout espoir humain de sauver Marie-Antoinette fut anéanti par leur arrestation : il semble que Dieu avait hâte de réunir cette âme à celle de Louis XVI.
On connaît les débats du procès de la Reine : nous ne voulons pas les analyser de nouveau. Marie-Antoinette fut interrogée devant le Tribunal révolutionnaire comme elle l’avait été, le 3 septembre, après l’affaire de l’œillet. À d’aussi perfides questions elle fit d’aussi nobles réponses. Et quand on osa répéter devant elle l’ignoble accusation qu’Hébert avait portée contre les mœurs de la Reine dans ses relations avec le Dauphin, la mère outragée jeta un cri d’une éloquence qu’on n’a jamais égalée. La Reine insultée avait gardé le silence ; la mère ne se tut pas ; terrible, elle se leva : « J’en appelle à toutes les mères ! » dit-elle. Ah ! toutes les mères ont répondu à cet appel. Mais y avait-il des mères parmi les femmes qui suivaient les débats du Tribunal révolutionnaire ? C’était abdiquer toute maternité que de franchir un tel seuil.
Le 16 octobre, à quatre heures et quelques minutes du matin, on apprit à la Conciergerie que la Reine allait subir sa peine. Marie-Antoinette eut un instant, non point de peur, mais de faiblesse : elle pleura, et sur la lettre qu’elle écrivit alors à sa sœur, Madame Élisabeth, il est facile encore aujourd’hui d’apercevoir les traces de ces très nobles larmes. Cette lettre est d’une beauté toute chrétienne. « C’est à vous, ma sœur, que j’écris pour la dernière fois ; je viens d’être condamnée, non pas à une mont honteuse : elle ne l’est que pour les criminels, mais à aller rejoindre votre frère ; comme lui innocente, j’espère montrer la même fermeté que lui dans ses derniers moments. Je suis calme comme on l’est quand la conscience ne reproche rien. » Et plus loin : « Je meurs dans la religion catholique, apostolique et romaine, dans celle de mes pères, dans celle où j’ai été élevée et que j’ai toujours professée, n’ayant aucune consolation spirituelle à attendre ; ne sachant pas s’il existe encore ici des prêtres de cette religion... Je demande sincèrement pardon à Dieu de toutes les fautes que j’ai pu commettre depuis que j’existe... Je demande pardon à tous ceux que je connais et à vous, ma sœur, en particulier, de toutes les peines que, sans le vouloir, j’aurai pu leur causer. Je pardonne à tous mes ennemis le mal qu’ils m’ont fait... Je vous embrasse de tout mon cœur ainsi que ces pauvres et chers enfants. Mon Dieu, qu’il est déchirant de les quitter pour toujours ! » Et elle termine en assurant qu’elle refusera l’assistance de tout prêtre assermenté. Elle la refusa, en effet, et je ne m’en étonne pas. Mais comment se fait-il qu’un prêtre ait pu supporter l’injure d’un tel refus et la grandeur d’un tel spectacle, sans s’écrier tout aussitôt : « J’abjure mon serment », pour avoir le droit de donner à la reine de France cette dernière bénédiction sous laquelle elle aurait été si heureuse de s’incliner ?
C’est ici que se place naturellement la fameuse question de la communion de la Reine à la Conciergerie. La Reine a rejeté, et elle a eu raison de rejeter le ministère apostat des prêtres constitutionnels. Mais a-t-elle eu la possibilité de s’entretenir avec un prêtre insermenté ? Toute consolation sacramentelle ne lui a-t-elle pas manqué ? Quoi qu’il en ait été, soyons sûrs que Dieu, dans sa miséricorde, aura d’autant plus consolé Marie-Antoinette dans le ciel, qu’il lui aura davantage refusé ses consolations sur la terre. Si la veuve du roi de France n’a pu recevoir, avant de mourir, le corps sacré de Jésus-Christ sous les voiles Eucharistiques, elle n’a pas tardé, sans doute, à contempler sans ces voiles la divinité de Jésus à la droite du Père !
On sait avec quelle fermeté elle marcha à l’échafaud. « Elle est morte avec assez de courage », dit froidement le Moniteur. Les autres journaux sont abjects. Prudhomme, dans ses Révolutions de Paris, termine son récit de l’exécution de la Reine par ces mots qui n’étonnaient personne : « Le beau jour que celui où les despotes des deux sexes laisseront, comme Capet et sa veuve, leurs têtes sur l’échafaud ! » Il faut renoncer à citer le journal de Rougyff et celui d’Hébert : il est des turpitudes où l’on ne peut faire entrer son lecteur, et dont on ne doit même pas lui montrer le chemin.
La Conciergerie, le Tribunal, l’Échafaud, tels sont les trois actes du drame horrible que nous venons d’analyser. Mais il y a un épilogue, c’est la Réhabilitation (s’il m’est permis de me servir d’un tel mot en face d’une telle innocence). Heureux ceux qui travaillent à populariser de plus en plus cette réhabilitation de Marie-Antoinette, que certains historiens n’ont pas assez mise en lumière ! Et puissent de tels livres, loin de ranimer les déplorables haines du passé, nous provoquer universellement à une concorde que Louis XVI et Marie-Antoinette demandent, sans doute, comme prix de leur sang répandu, au Père de toute miséricorde, de tout amour et de toute lumière !
Léon GAUTIER, Études et controverses, 1879.