LA VÉRITÉ SUR UNE FAMILLE TRAGIQUE 1
par
Émile GEBHART
I
Rocca Petrella est un nid de vautours féodaux, aujourd’hui une ruine, accrochée aux montagnes désolées de l’ancien État pontifical, vers les frontières du royaume de Naples. Ruine vulgaire, d’ailleurs, si un souvenir terrible n’y demeurait attaché. Un matin de septembre 1898, Francesco Cenci, baron de ce manoir, fut trouvé, dans les branches d’un sureau, au fond d’un précipice que dominait la terrasse de sa maison, la tête brisée à coups de marteau. C’était un méchant homme, immensément riche : ses domaines lui rapportaient plus de 500,000 francs de rentes. Le fisc criminel du Saint-Siège l’avait, en une fois, soulagé paternellement, afin de lui éviter l’ennui du bûcher, d’une somme égale à son revenu d’une année, non qu’il fût hérétique, mais ses mœurs déplorables lui avaient valu un très honteux procès et une amende d’un demi-million. Ce grand seigneur logeait de temps en temps dans les cachots du Saint-Père, mais, comme il était très dévoué à saint François, son patron, il couchait aussi volontiers chez les capucins. Cette mort fit donc grand bruit à la cour et à la ville : la victime était mal famée et illustre, et le vieux Clément VIII n’était point tendre dans sa justice. Cependant, à Rome même, la rumeur publique fut lente à soupçonner les véritables assassins tandis qu’aux environs de Rocca Petrella, on murmurait le mot de parricide, et que la police de Naples mettait déjà à prix la tête des deux sicaires, Olimpio et Marzio, instruments de la famille Cenci, à Rome, la veuve, les fils et la fille de Francesco portaient un deuil apparent, et commandaient, pour la Madone del Pianto, une parure d’étoffes précieuses. Tout à coup, vers le milieu de janvier 1899, à la suite d’une dénonciation secrète d’un espion, on arrêta Giacomo, l’aîné des enfants, et, quelques semaines plus tard, Béatrice, Bernardo Cenci et Lucrezia, seconde femme du baron. Du château Saint-Ange on les transféra à la prison de Torre Nona, puis à celle de la Corte Savelli. Le parricide parut démontré, et la torture ne manqua pas à la démonstration.
On sait quelle fut l’issue du procès : Béatrice et sa belle-mère eurent la tête coupée ; Giacomo fut tenaillé, broyé à coups de massue et écartelé ; Bernardo fut condamné aux galères. Le sentiment populaire, révolté par l’atrocité du supplice, jugea l’expiation excessive. L’indignité du père assassiné n’était-elle point une cause de pitié en faveur de la famille scélérate ? Tous ces beaux domaines, héritage des Cenci, n’avaient-ils point tenté l’avarice du pape ? Prospero Farinaccio, l’un des avocats, avait plaidé la légitime défense de Béatrice, écartant ainsi tous les autres meurtriers de l’accusation. La jeune fille aurait sauvé par un crime son honneur de l’amour infâme de Francesco. Rome s’enorgueillit, dès lors, d’avoir possédé, en un siècle corrompu, une Virginie ou une Lucrèce digne des anciens jours. On voulut reconnaître son portrait dans la peinture du palais Barberini, faussement attribuée au Guide, dont les touristes à l’âme sensible emportent toujours pieusement les médiocres copies. Les relations manuscrites se multiplièrent aux XVIIe et XVIIIe siècles. Elles ont toutes un fond commun, qui a servi de matière aux narrateurs modernes, et où le portrait de Francesco est poussé terriblement au noir. Certains détails singuliers ou dramatiques, certaines paroles passent fidèlement de l’une à l’autre de ces chroniques. J’ai sous les yeux le récit inédit du frère Antoine de Pérouse, daté de 1770 2. Il est enfoui dans la bibliothèque communale de Todi, en Ombrie, où un bien galant homme, lettré et fort estimé en Italie pour son esprit, M. le comte Leoni, l’a copié tout entier de sa main et me l’a envoyé, avec une bonne grâce exquise, dans cette maison Peruzzi de Florence, où l’on aime tant la France. Plusieurs écrivains du siècle présent ont probablement connu la chronique du moine ombrien. Quand, en effet, la légende eut grandi plus de deux cents ans dans l’imagination de la foule, les poètes et les romanciers la recueillirent : Shelley, Niccolini, Stendhal, Guerrazzi, contèrent ou mirent sur le théâtre cette histoire sanglante, altérant les dates, inventant ou supprimant des personnages, éclairant sans hésitation les points obscurs, dissimulant les parties authentiques du drame véritable. Stendhal imagina l’absolution in articulo mortis que le pontife, entendant le canon du Saint-Ange, signal de l’exécution, aurait envoyée à la malheureuse fille innocente. Le roman de Guerrazzi qui est, pour bien des personnes, l’évangile de la vie et de la passion de Béatrice, repose sur une idée presque symbolique : le père et la fille sont comme l’incarnation du mal et du bien ; le vieux Cenci une fois tué, le rôle infernal est repris avec aisance par le Saint-Père. L’angélique Béatrice succombe dans cette lutte inégale contre les deux Satans. Francesco étale une méchanceté grandiose dont les Césars romains semblaient avoir emporté le secret. Il invite des cardinaux à souper, et leur montre les sept caveaux où il se réjouit d’ensevelir bientôt, l’un après l’autre, ses sept enfants. Il nie Dieu et sa sainte mère à la face de ces princes de l’Église, oubliant le Saint-Office et les merveilles de ses bourreaux. Il dit à son spadassin : « Si le soleil était une chandelle, je la soufflerais. » De telles paroles, tombant de la bouche d’un baron, même très haut, sont ridicules. Ajoutez que, dans ce Méphistophélès, il y a un Faust. La nuit, penché sous sa lampe, il médite sur l’Histoire des animaux d’Aristote, il annote le livre antique et soupire, ainsi qu’eût fait Claude Frollo : « Je veille, mais en vain. Les mystères de la nature ne se laissent point pénétrer. Tourne et tourne mille fois sur toi-même : tu ne retrouveras jamais la porte qui t’a fait entrer dans la vie ! »
Il vient toujours une heure où l’esprit de critique, à l’aide de vieux parchemins, met à la raison les légendes séculaires. Au moment même où l’on parlait dans Rome de placer au Capitole le buste de Béatrice Cenci, vierge et martyre, un érudit renommé, rédacteur à l’Archivio Stomico romain, M. Bertolotti, publiait un livre fort édifiant composé tout entier d’extraits des archives criminelles, des dépositions de témoins, des correspondances diplomatiques, des actes notariés, en un mot, de tous les documents que l’on avait ignorés jusqu’alors. La légende n’était qu’un rêve de poète. Voici l’histoire vraie : elle n’est point belle, et n’a point la grandeur fatale d’un drame d’Eschyle : mais elle éclaire d’une façon curieuse la vie domestique de la société romaine vers la fin du XVIe siècle, et permet de passer en revue l’équipage qui montait alors la barque de saint Pierre.
II
Francesco Cenci, baron de Rocca Petrella et autres lieux, naquit, en 1549, d’une façon peu canonique, de monsignor Cristoforo Cenci, clerc de la chambre apostolique, chanoine de Saint-Pierre, trésorier général de l’État pontifical, et de Béatrice Arias, femme légitime et adultère d’un époux complaisant : monseigneur n’était point prêtre, mais seulement pourvu des ordres mineurs ; il reconnut l’enfant, et, au lit de mort, Béatrice étant devenue veuve, il épousa la mère avec la permission du pape. Cet homme d’Église avait fait, dans le maniement des fonds sacrés, une fortune énorme, que de bons héritages avaient encore grossie. Sixte-Quint, par un motu proprio qui ne coûta que 25,000 écus (130,000 francs), daigna plus tard passer l’éponge sur les malversations de Cristoforo, en faveur de Francesco, institué héritier unique par le testament du bon chanoine : celui-ci laissait à la mère un douaire et une maison, avec l’espérance, disait-il, « qu’elle vivrait honnêtement et chastement ». Béatrice s’empressa de marier son fils, âgé de quatorze ans, et d’épouser elle-même un troisième mari, l’avocat Evangelista Recchia, ancien intendant du clerc apostolique. Dans le cours de ce second veuvage, elle n’avait eu qu’un seul petit procès, intenté par le précepteur de Francesco, un abbé, à qui elle avait volé deux soutanes.
À onze ans, Francesco eut sa première affaire avec la justice. Un certain Quintilio di Vetralla se plaignit d’avoir été bâtonné jusqu’au sang par le fils de monseigneur et par son abbé : jeu d’enfant que Cristoforo paya sans marchander. À douze ans, le jeune homme fut émancipé. À la fin de 1563, il épousait Ersilia de Santa-Croce, une orpheline, qui lui donna douze enfants. On l’accusa d’avoir empoisonné sa femme, après vingt-un ans de mariage, mais rien ne prouve le crime ; il est certain seulement que l’union ne fut pas heureuse. Par un testament, en date de 1867, Francesco enlevait à Ersilia la tutelle des enfants à naître et le droit d’habiter avec eux.
En 1566, il se brouillait avec ses cousins Cenci, et ceux-ci durent s’engager juridiquement à ne point lui dresser d’embûches pendant quatre ans. Mais Francesco, qui n’avait rien promis, deux mois plus tard, aidé de ses spadassins, attaqua à coups d’épée, la nuit, dans la rue, Cesare Cenci déguisé en paysan, et le blessa. Il fut condamné à garder comme prison la maison de sa mère. L’année d’après, il cassait la tête à son muletier Lodovico d’Assisi : celui-ci se plaignit, et le baron dut payer cher pour ne point séjourner longtemps dans les cachots du pape. En 1872, son valet Pompeo oublie de fermer la porte qui mène à l’appartement des femmes : Francesco l’assomme à coups de poing et de bâton. Cette fois, il fut banni pour six mois de l’État pontifical, sous peine, s’il rentrait, de 10,000 écus d’amende. Mais il fut gracié très vite par l’intercession du cardinal Caraffa. En 1577, sa servante Maria Milanesi tarde à lui porter une clef qu’il demande : il la roue une première fois à coups de manche à balai ; le soir, nouvelle bastonnade, accompagnée de coups de talon de botte : « Le sang me sortit par la bouche, et il me laissa à terre toute défigurée, et ne voulut pas qu’on cherchât un médecin. » Vers le même temps, il fut enfermé au Saint-Ange pour blasphème.
En 1586, étant veuf, il renouvela son testament. Cette pièce est fort importante. Plusieurs dispositions montrent que Francesco était dévot et s’inquiétait de son âme, qu’il était charitable d’une façon posthume et n’oubliait ni les hôpitaux, ni la dot des filles pauvres, qu’il songeait à l’avenir de ses filles Béatrice et Lavinia, à qui il assure, en argent et en usufruits, une fortune convenable ; mais l’article principal vise Giacomo, son fils aîné, qu’il déshérite, ne lui laissant que sa légitime et 100 écus d’or. Les quatre autres fils, Cristoforo, Rocco, Bernardo et Paolo, sont institués héritiers universels.
Cenci prolongea son veuvage neuf années. Il eut alors ses plus beaux procès. Il rompait les côtes à Maria Pelli, sa servante et sa maîtresse, et disait : « Qu’importe ! N’ai-je pas de l’argent pour payer ? » Néanmoins, il retenait à la malheureuse ses malles, son lit, ses nippes et 43 écus. Il donnait du poing dans l’œil à son intendant Stefano Bellono et lui arrachait la moustache ; puis, aidé de sa servante, il mettait le pauvre diable en chemise et l’emmenait en carrosse à sa maison de Ripetta où il l’enfermait jusqu’à la guérison des blessures. Quand le siège pontifical était vacant, il s’entourait, selon l’usage de la noblesse romaine, de bravi armés, montait en voiture avec la bande et faisait dans les rues, à coups d’arquebuse, la police de ses ouvriers. Ses laquais, ses palefreniers, les artisans qu’il employait parurent enfin comme plaignants ou comme témoins dans l’affaire qui coûta une si grosse amende à ce gentilhomme du temps de Henri III et fut le cadeau de noces qu’il offrit à sa seconde femme, Lucrezia. Cenci nia effrontément et dit au juge instructeur : « Je vous en prie, élargissez-moi, que je puisse parler et faire parler au pape, afin qu’on accommode tout ceci à l’aide de trois ou quatre cardinaux. » Il fut élargi, en effet, mais tondu de fort près et peu disposé à payer les dettes que ses trois fils avaient gaiement contractées au cours de la triste enquête. Nouveau procès, que Francesco perdit contre ses enfants. En 1896, il était encore une fois sous les verrous ; mais les archives criminelles de Rome ont ici une lacune, et la dernière aventure du baron est un mystère.
Bon sang ne peut mentir. Toute la race des Cenci fut digne de ce père. Giacomo, l’aîné, semble un parfait mauvais sujet. Il s’était marié contre la volonté de Francesco. Les 30 écus par mois que celui-ci donnait à ses fils ne lui suffisant plus, il volait des deux mains et, comme Panurge, avait plus de soixante-trois manières de gagner de l’argent. En 1587, il fut contraint de reconnaître, dans un acte authentique, par-devant notaire, un larcin de 391 écus, dont 15 étaient destinés à la pension de ses sœurs dans un couvent, 22 empruntés à un prêtre, 11 dus à un cordonnier, 30 étaient le produit d’étoffés dérobées à la garde-robe paternelle, 80 escroqués aux vassaux du baron. En 1594, trente créanciers, dont trois juifs, se font attribuer 46,000 écus sur les biens de Cenci, pour les dettes de ses trois aînés. À cette époque, Francesco intenta un procès à son fils pour préméditation de parricide. Un page de Giacomo, trouvé en possession d’une arquebuse, avait déclaré que cette arme était destinée au crime. Mais il parut que l’arquebuse n’avait pas de roue et que le page était un voleur, d’un caractère rancunier, qui supportait mal les coups de bâton que son maître distribuait, sans compter, à ses gens et à ceux de ses amis. Giacomo, avant de monter à l’échafaud, confessa un faux de 13,000 écus fabriqué par lui au détriment de son père.
Cristoforo, le second des Cenci, goûta la prison en 1595, on ne sait à la suite de quel délit ; la même année, il s’était racheté d’une plainte pour injures et menaces, intentée contre lui par un juif. Il courait les rues de nuit avec son spadassin Lucantonio : le maître fut une fois blessé à la cuisse, le valet, au bras. En 1897, il paye de nouveau les frais d’une agression nocturne. L’année d’après, il fut assassiné par Paolo Bruno Corso, amant jaloux dont il courtisait la maîtresse, Flaminia, femme d’un pêcheur d’esturgeons. La déposition du bravo Octavio Pali est pittoresque. « La nuit était noire. Le seigneur Cristoforo me dit d’aller à la petite place de l’île Saint-Barthélemy, dans une ruelle, et de faire bonne garde. Je m’assis sur un escalier et m’endormis. (Évidemment Octavio a trahi.) Je fus éveillé par un bruit de pas précipités et de voix violentes ; je me levai et vis deux hommes l’épée nue, tout furieux ; l’un portait une lanterne et était jeune, l’autre avait une longue barbe. Ils m’attaquèrent, et je me défendis avec l’épée. Je courus à la Pescaria où je trouvai mon maître qui gémissait étendu par terre. Je l’aidai à se relever, il fit quatre pas et dit qu’il n’en pouvait plus. Il se coucha entre deux pierres. J’allai à la maison appeler le seigneur Bernardo, son frère, qui fit lever le seigneur Giacomo. Nous prîmes une chaise, Cesari et moi, et allâmes vers le seigneur Cristoforo qui s’était tramé à la distance de huit ou dix pas. Le seigneur Giacomo dit qu’il ne fallait pas le relever et m’envoya appeler les sbires à Monte-Giordano, où je fus arrêté. »
Rocco Cenci avait des fantaisies d’empereur romain. La nuit, il sortait en chemise de la maison avec ses valets armés d’épées, et lapidait les maisons du voisinage ; il poursuivait, l’épée nue, et blessait les passants ; il fut, pour ce divertissement, condamné à 5,000 écus d’amende et à un exil de trois ans. Il rentra à Rome secrètement, força les portes de l’appartement paternel et fit main basse sur l’argent, les étoffes de soie, un habit de prêtre, relique du secrétaire apostolique, son grand-père, quatre coussins, un bassin d’argent, quatre chemises du baron, onze mouchoirs, des serviettes et des tapisseries. Il avait pour complice, dans cette expédition, son cher ami et cousin monsignor Guerra ou Querro, dont le chapeau de feutre et l’épée furent retrouvés sur les lieux ; Béatrice, dans sa déposition, dit : « Monsignor Mario Guerra a dû l’aider à emporter tout cela, je suis même sûre qu’il est l’inventeur de l’entreprise. » Nous retrouverons plus loin ce prélat à la main leste. Quant à Rocco, sa carrière fut courte : un certain Amilcare, bâtard du comte de Pitigliano, qu’un soir, en compagnie de monseigneur déguisé, il avait forcé à courir devant la pointe de son épée, le provoqua en duel dans un carrefour : Rocco reçut l’épée dans l’œil droit ; il tomba à terre, dit son valet Ulisse di Marco, « et ne parla jamais plus ».
Bernardo et Paolo, les deux plus jeunes Cenci, entraient à peine dans l’adolescence, au moment du crime de Rocca Petrella : ils eurent connaissance du projet des assassins et n’y firent aucune objection. Les deux filles aînées, Lavinia et Antonina, n’ont laissé aucun souvenir mauvais. Le mari de Lavinia, trésorier général de Cenci, fut poursuivi pour empoisonnement. Antonina épousa le baron Savelli, veuf d’un premier mariage et père de plusieurs petites filles. « C’est une bonne pâte, écrivait d’elle sa belle-sœur Sofonisba, tranquille et de bonne humeur. » Pendant l’intermède conjugal de Savelli, l’excellente et adroite Antonina envoyait aux petites des cadeaux, par exemple, des poupées pour 40 baïoques.
Béatrice n’était point « une bonne pâte » ; orgueilleuse, irascible, tenace, elle supportait impatiemment le joug brutal de son père. Le séjour de Rocca Petrella acheva la perte de cette âme dangereuse. La pâle odalisque du palais Barberini, la bianca di bianco vestita, prépara froidement la ruine tragique de toute sa maison.
III
Le baron Francesco, fort ennuyé du séjour de Rome, s’était retiré, vers 1895, dans son manoir féodal, bien loin des fâcheux et de la police du Saint-Père. Il emmenait avec lui sa seconde femme Lucrezia, Béatrice et ses fils Bernardo et Paolo. Ceux-ci s’enfuirent quelque temps avant le crime et retournèrent à Rome auprès de leur frère Giacomo. La tyrannie du vieux Cenci s’appesantit plus lourde sur les deux femmes isolées. Il les battait, pour tuer le temps. Béatrice, dans ce morne désert, sentit toutes ses révoltes s’exaspérer. Le régisseur du château, Olimpio Calvetti, qui était marié et père de famille, lui parut un ami ; il devint bientôt son amant. Sur ce point, tous les témoignages sont concluants. « Il venait dans nos chambres, dit la belle-mère Lucrezia, et se mettait à parler avec Mme Béatrice, et moi j’allais me coucher et les laissais causer ensemble. » Toute la maison, les frères, le sicaire Marzio, furent au courant de l’intrigue ; elle-même, elle la confessa à ses juges, selon une dépêche de l’ambassadeur de Modène à son duc. Certaines dispositions très voilées du testament de Béatrice, en faveur d’un jeune enfant qu’elle ne nomme point, font croire à M. Bertolotti qu’elle était devenue mère. Mais ici je ne vois pas de preuve bien établie. Quelque chose d’extraordinaire se fût passé à Rocca Petrella ; Cenci eût commis, à l’occasion de cette naissance inattendue, un exploit féroce qu’aucun indice ne révèle. Il est seulement certain qu’il ouvrit, mais un peu tard, les yeux sur la conduite de sa fille et qu’il chassa Olimpio. On imagine la scène terrible de cette journée. Les témoins ont parlé d’un nerf de bœuf, toujours pendu dans sa chambre à coucher, et dont il frappait souvent sa fille ; il fit fermer par une barre de fer extérieure la porte de l’appartement des deux femmes ; à cette porte on pratiqua un volet muni d’une serrure, par où entrait la nourriture ; les fenêtres furent murées aux trois quarts et ne recevaient plus le jour que par le haut, à la façon des cachots. Béatrice se redressa toute frémissante, et la pensée du parricide entra dans son esprit.
Ainsi la rébellion légitime de deux femmes outragées, et, d’autre part, les plus vils intérêts, les passions les plus fougueuses, l’orgueil irrité, la peur, la soif d’une vengeance, l’attrait de l’or, réunirent fatalement pour la sanglante entreprise les assassins : Béatrice, à qui Cenci a arraché son amant ; Giacomo, le faussaire déshérité ; Lucrezia, la malheureuse qui tremble devant son mari et le méprise ; Olimpio, qui fera sa fortune en effrayant ses complices ; enfin Marzio, vassal de la Rocca, un simple bandit, qui, pour une poignée d’écus, accomplira l’œuvre scélérate. Et quel théâtre plus propice que ce manoir, dont les bonnes gens n’osaient point approcher, et qui se penche sur les gorges profondes de la montagne, au sein des solitudes solennelles du mont Cassin et d’Anagni !
Le plan du crime fut dressé avec méthode. Nous y trouvons, dès l’origine, la volonté et la main de Béatrice et d’Olimpio ; Giacomo, probablement aussi Lucrezia et les jeunes frères ne furent affiliés que plus tard à la conspiration. Olimpio rôdait sans cesse autour de la Rocca et s’y glissait de nuit par les fenêtres, aidé sans doute des valets qui ne voyaient en lui qu’un amant audacieux. Je suppose que Cenci se retirait de bonne heure dans sa tanière, dont il fermait les verrous soigneusement. Olimpio pénétrait dans la chambre de Béatrice et le lugubre colloque commençait. D’abord, selon Marzio, au récit de qui j’emprunte les détails qui suivent, il fut question de livrer le baron aux brigands ; c’était la mort la plus naturelle du monde. Mais Francesco sortait peu et armé jusqu’aux dents. Puis la jeune fille eut un entretien avec Marzio, et le pria de découvrir un assassin digne de confiance parmi ses amis. Mais Olimpio exigeait que les trois frères Cenci fussent d’accord avec leur sœur ; on séduisit sans peine Paolo et Bernardo, qui se sauvèrent alors pour ne rien voir. Olimpio fit le voyage de Rome et décida Giacomo. À ce moment, on paraissait choisir le poison. Giacomo remit au sicaire une racine rouge et une fiole remplie d’opium : Béatrice reçut les poisons et tenta de s’en servir. Mais Cenci, méfiant, faisait goûter par sa fille les mets et les boissons de sa table. Dans un conseil tenu avec les deux misérables, Béatrice résolut de donner à son père du vin avec de l’opium, afin de l’endormir. « Vous le tuerez alors, dit-elle, comme vous voudrez, et puis nous le jetterons du haut de la terrasse et nous dirons qu’il est tombé par accident. » Elle alluma une chandelle de suif « sans chandelier », la remit à Marzio et renvoya les deux hommes. Mais Olimpio laissa Marzio seul dans la chambre basse où ils devaient se cacher et remonta chez sa maîtresse : Marzio se coucha sur deux tables, enveloppé d’une couverture de la chambre de Béatrice. Les assassins demeurèrent toute la journée du lendemain dans leur retraite : Béatrice leur apporta à manger. Vers le soir, elle revint et dit que son père avait bu du vin mêlé d’opium, mais fort peu, parce qu’il l’avait trouvé amer : elle avait dû en avaler elle aussi quelques gouttes. Il n’était pas possible que le baron s’endormît d’un bon sommeil. Olimpio dit : Cette nuit, nous déciderons l’affaire. Il remonta chez Béatrice, sortit du château, ne rentra que de nuit, et laissa dormir Marzio tout seul, comme la veille. Il vint le chercher à l’aube ; ils prirent leurs engins ; un rouleau à faire la pâte, un gourdin et un fort marteau, et rejoignirent Béatrice. Tous les trois se dirigèrent vers la chambre de Francesco. Mais-ils rencontrèrent Lucrezia qui parla bas à Olimpio ; tous les quatre se rendirent à la cuisine, où Lucrezia, effrayée, tenta de faire abandonner le projet. Mais Béatrice déclara qu’il fallait que son père fût tué n’importe comment. On attendit donc cette fois encore jusqu’à la nuit. Quand tout fut noir dans le château, les bravi remontèrent chez Béatrice qui était seule. Tout à coup, Olimpio feignit d’avoir une quinte de toux, et se retira, sous le prétexte de ne point être entendu ; mais, la toux persistant, il dit à Marzio : « Va, donne à Madame une excuse, nous ne pouvons rien faire à présent. » Marzio s’acquitta de la commission. Béatrice s’emporta contre Olimpio, l’accusant de trahison. Olimpio eut un accès de fureur, blasphéma le nom de Dieu et dit : « Tu veux que je fasse ce que je ne puis pas faire. Si tu veux que j’aille au diable, j’irai ! » Et, suivi de Marzio, il s’enfuit hors du château. Mais la nuit porte conseil et, dès le matin, nous les retrouvons auprès de Béatrice. Cette fois on n’hésite plus. Tout à l’heure Lucrezia ouvrira la porte de la chambre conjugale. Le vieux Cenci est bien perdu.
Il fait grand jour au dehors, un matin radieux de septembre. Les verrous ont glissé, et Lucrezia paraît sur le seuil. Elle pouvait alors crier, réveiller son mari : elle regarde, muette, le trio qui entre doucement : Olimpio le premier, puis Marzio, puis Béatrice. Olimpio connaît la situation du lit : il se jette de tout son poids sur le baron et le frappe sur la tête à grands coups de marteau. Béatrice s’est élancée vers la fenêtre qu’elle ouvre, afin qu’on voie clair. Elle s’y arrête un instant, puis se retire, tandis qu’Olimpio frappe sur la poitrine et Marzio sur tout le corps. Francesco n’a poussé qu’un seul cri, s’est soulevé à demi, et tombe écrasé, inerte. Les femmes rentrent, enlèvent en toute hâte du lit les couvertures et les matelas inondés de sang ; on habille le corps encore tiède, et l’horrible cortège se dirige vers la terrasse qui donne sur le précipice. Olimpio ouvre une brèche dans le parapet : la chute de nuit paraîtra ainsi vraisemblable. Francesco est lancé dans le vide. Mais Marzio réclame son salaire. Béatrice lui remet 20 écus enfermés dans un mouchoir blanc. Le pauvre homme, en les comptant à la maison, jugea la récompense assez maigre. Il se plaignit à Olimpio. Celui-ci lui assura qu’à Rome Giacomo lui donnerait de l’or. « Mais, depuis, on ne m’a plus rien donné. »
Ainsi finit la confession de Marzio, que je viens de résumer. Les deux bravi s’éloignèrent au plus vite de la Rocca. Marzio se jeta dans les montagnes où il se tint caché jusqu’à l’hiver, malgré la neige. Le commissaire pontifical réussit à l’y arrêter, et ses aveux décidèrent ses complices à s’accuser les uns les autres. Il mourut en prison, des suites de la torture. Olimpio fut assassiné par des spadassins aux gages de Giacomo. Il s’était d’abord caché à Rome, chez un dominicain de ses parents. Cesare, cousin des Cenci, vint lui porter 200 écus de la part de Giacomo, afin qu’il allât plus loin. Olimpio partit en compagnie de Camillo Rosati, à qui il raconta la scène du crime. Camillo le fit emprisonner traîtreusement à Novellara, mais Olimpio parvint à s’évader. Il fut rejoint à Teramo par trois anciens valets des Cenci, Marco Tulio Bertoli, Cesare et Pacifico da Terani, à qui il proposa de former une troupe de brigands dont il devait être la première victime. Les bandits tuèrent leur capitaine sur la grande route, lui coupèrent la tête et la portèrent au marquis de Celenza, dans les Abruzzes, afin de toucher le prix que la police napolitaine avait promis. Un témoignage considérable échappait ainsi au tribunal criminel de Rome. Mais Olimpio avait semé de toutes parts ses dangereuses confidences, et sa mort fut inutile à ses complices. La police du Saint-Siège, qui s’était assurée déjà de la famille des Cenci et recherchait ardemment toutes les personnes compromises de près ou de loin dans le drame de Rocca Petrella, s’inquiéta alors de la brusque disparition de monsignor Mario Guerra, le compagnon des fredaines de son cousin Rocco Cenci. Elle supposa, et non sans raison, qu’il avait tout au moins aidé à la fâcheuse suppression d’Olimpio. Monsignor se cachait à Naples, où il vivait assez misérablement, sous le nom de l’abbé Scardafa. Une lettre anonyme informa le pape de l’aventure. Clément VIII fit arrêter, par l’entremise du nonce, le faux abbé que l’autorité napolitaine lui expédia par la voie de mer. « C’est un homme roux, plein de chair », dit dans sa déposition le capitaine de la felouque qui portait ce mystérieux passager. Monsignor rentra chargé de chaînes dans la Ville éternelle. On ne releva contre lui aucun fait palpable mais les tribunaux ecclésiastiques se méfiaient de cet homme d’Église ; on le garda donc en prison six ans, pendant lesquels il écrivit mémoire sur mémoire : il fut ensuite relégué à Malte pour trois ans ; mais on prolongea son exil. Il revint enfin à Rome, et s’occupa de toutes sortes de « négociations illicites, de commerces et de trafics interdits par les sacrés canons », dit, en 1633, un bref d’Urbain VIII. Il était très vieux alors, songeait à se faire ermite, et demandait pardon pour les irrégularités de sa vie. Urbain VIII, le pape qui outragea Galilée, lui pardonna.
IV
Les Cenci se virent perdus par la révélation de leurs sicaires. Chacun d’eux, selon la formule du document judiciaire, à peine soulevé dans la torture, crie : « Descendez-moi, seigneur ! », et dénonce aussitôt ses complices. Giacomo charge à la fois Olimpio, qui est mort, et Béatrice : « Ma sœur est la cause de la mort de mon père et du malheur de ma maison ; je tiens d’elle, de Lucrezia, de Bernardo, de Paolo et d’Olimpio qu’elle traitait celui-ci avec fureur jusqu’à ce qu’il eût consenti à l’assassinat. Moi, je voulais le chasser, même après le crime, et Béatrice me disait : Il faut lui faire des caresses, sinon il te perdra. Ma belle-mère Lucrezia aussi est coupable, car elle était au courant de tout le complot. » Il feint d’avoir été offensé de l’intimité de sa sœur avec Olimpio : « Ils avaient toujours quelque chose à se dire à l’oreille. » Bernardo confirme le témoignage de son frère aîné. Lucrezia accuse Olimpio, Béatrice et Giacomo. Le 7 septembre, elle a une première fois empêché le crime, au nom de la madone, dont ce jour était la fête... « La madone aurait fait quelque miracle effrayant. » Au moment même du meurtre, elle ne se doutait de rien ; elle rencontra les trois assassins armés à la porte de son mari, et se dirigea tranquillement vers la chambre de Béatrice. Elle a entendu les coups, mais sans comprendre sur qui l’on frappait. Quand elle est revenue, il était trop tard. Tandis qu’elle lavait les draps ensanglantés du baron, elle pleurait, et Béatrice lui dit : « Sotte bête, pourquoi pleures-tu » ? Béatrice, « fille virile », écrit l’agent secret du grand-duc de Toscane, nie d’abord, puis avoue avec franchise sa part de préméditation. « Je dis à Olimpio que je ne voulais pas qu’on fît rien sans le consentement de mes frères. » Mais elle dénonce Giacomo et sa belle-mère, qui porta à manger aux bravi enfermés deux jours et deux nuits dans le château. « Mme Lucrezia aussi m’a conseillé et persuadé de faire tuer mon père par Olimpio. » Elle disait : « Cet Olimpio a promis de le tuer, et il n’en finira jamais. » « Olimpio, à son retour de Rome, m’a dit que Giacomo lui avait bien recommandé, quand il tuerait le seigneur Francesco, de l’achever, parce qu’il avait sept esprits, comme les chats. »
Je laisse de côté les témoignages secondaires des parents ou des domestiques des meurtriers. La cause était entendue. Les efforts de la défense devaient être vains. Béatrice elle-même n’avait rien révélé d’un attentat commis sur elle par son père. Farinaccio développa sans succès cet argument désespéré. Une sentence capitale fut prononcée contre les trois principaux accusés ; le pape fit grâce de la vie à Bernardo, à la condition qu’il assisterait de près au supplice des siens. Le malheureux figura, en effet, sur les deux échafauds. Après quelques années de galère, il fut exilé, puis gracié, et vécut chétivement à Rome d’une pension que la Sainte Rote lui servit sur sa part confisquée d’héritage. Quant aux enfants de Giacomo, ils trouvèrent une fortune entamée par la confiscation, ruinée par les désordres de la famille, chargée de dettes et de frais judiciaires ; il fallut vendre, avec l’autorisation du pape, les biens patrimoniaux, qu’achetèrent comptant les Borghèse, les Aldobrandini, les Barberini, les Cafarelli.
Ce procès inouï avait profondément ému la société romaine. Les journalistes ou chroniqueurs du temps, qu’on appelait menanti, informent, dans leurs avvisi, les lecteurs de la marche de l’affaire, puis des chances de plus en plus faibles que les condamnés ont d’être graciés par le pape. En général, ils sont favorables aux Cenci. Les avocats assiégeaient l’antichambre de Clément VIII, qui les reçut, mais fort mal. Les religieuses de Rome suppliaient le Saint-Père d’épargner aux deux femmes la honte de la mort publique ; les cardinaux Aldobrandini et Santa-Severina demandaient que Béatrice fut enfermée dans un couvent. Il est certain que le pape voulut lire le dossier du procès et les plaidoiries ; il hésita quelque temps, en faveur sans doute de Lucrezia et de la jeune fille. Malheureusement plusieurs crimes analogues enrayèrent, dans cette année 1599, le vieux pontife. En juin, Marc Antonio de Massimi, à qui l’on avait pardonné jadis l’assassinat de sa belle-mère, empoisonna son frère dans un plat de macaroni, après avoir essayé le poison sur le cuisinier, qui en était mort. Massimi fut pendu. Une femme tuait son mari, le cousait dans un sac, et attachait le sac si habilement sur le dos d’un portefaix, que celui-ci, lié sans le savoir à son fardeau, accompagnait le mort au fond du Tibre. En août, Andrea Capranica blessa grièvement son frère, et fut arrêté dans le palais du duc Cesarini. Enfin, cinq ou six jours avant le supplice, des assassins de la Rocca, Paolo Santa-Croce, parent très proche des Cenci, tua sa mère, près de Rome, de seize coups de poignard, avec la complicité de son frère Onofrio. Clément VIII n’hésita plus, et fit signe à ses bourreaux.
Le 11 septembre, à minuit, on avertit les condamnés que l’heure de mourir était venue. Ils sortirent de la prison, au matin, pour se rendre au pont Saint-Ange : Giacomo, nu jusqu’à la ceinture, sur une charrette ; Bernardo, en long manteau et la tête masquée par un capuchon, sur une autre charrette ; les femmes, vêtues de deuil, à pied. Giacomo était intrépide ; Bernardo, l’enfant de seize ans, sanglotait ; Lucrezia semblait une morte qui marche ; Béatrice avait une incomparable sérénité. Les deux femmes moururent les premières, décapitées, non par la hache, mais par une véritable guillotine. L’horrible machine était en usage à Rome depuis le commencement du XVIe siècle : elle avait été inventée près du tombeau des Saints Apôtres. Giacomo, que l’on avait tenaillé chemin faisant, attendait, tout rouge de sang : il fut enfin écartelé.
Clément VIII sortit alors du Quirinal et monta vers Saint-Jean de Latran, où il dit une messe basse pour le repos des trois âmes si criminelles et si malheureuses. Les corps restèrent exposés jusqu’à la nuit : les femmes, sur une tribune entourée de torches flamboyantes, et les débris affreux de Giacomo étalés sur l’échafaud. Quand les premières ombres enveloppèrent la lugubre chapelle mortuaire, la confrérie des Florentins vint prendre Giacomo pour le porter à San Giovanni Decollato ; la confrérie des Stigmates recueillit Lucrezia et Béatrice, et les porta à San Francesco. Une foule immense de religieux suivait, avec un grand bourdonnement de prières. Sur la tête livide de la jeune fille on avait déposé une couronne de fleurs.
Sept jours plus tard, on apprit à Rome un nouveau parricide. Deux frères avaient tué et enterré leur père dans une vigne, où des chiens le découvrirent. « Dieu nous aide, s’écrie le chroniqueur, je crois que la fin du monde approche ! » En même temps, on brûlait vif, à Campo di Fiori, un faux capucin convaincu d’hérésie. L’ambassadeur de France n’avait pas permis « qu’on fit de pareilles justices devant son palais, non qu’il veuille du bien aux hérétiques, comme le disent ses ennemis (c’était l’ambassadeur de Henri IV), mais simplement pour ne pas entendre ni voir de telles personnes ».
Rome avait assisté, depuis l’entrée de Charles VIII, à beaucoup de spectacles extraordinaires ; au déclin de ce grand siècle, ouvert par Alexandre VI, Jules II et Léon X, la vieille ville sainte n’avait plus guère, pour charmer son ennui, que des tragédies de famille et des auto-da-fé. L’entraînement généreux de la Renaissance avait cessé depuis longtemps, et, sous la dure discipline inaugurée au Concile de Trente, la société romaine, indifférente à la culture de l’esprit, étrangère à l’élégance des mœurs comme aux libertés de l’âme, retournait à la barbarie et à la corruption de l’âge féodal. Ces parricides et ces fratricides, les Cenci, les Santa Croce, les Massimi, ne sont point des popolani condamnés par leur condition à l’empire des passions brutales : ils sont, par la naissance, placés dans les premiers rangs, fort loin de la foule. Quand une société se gâte par le haut, elle est bien malade : accident ordinaire d’ailleurs aux temps de servitude.
Émile GEBHART.
Paru dans La Nouvelle Revue en 1879.