Pour un théâtre national et populaire

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Gratien GÉLINAS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Allocution prononcée à l’Université de Montréal,

le 31 janvier 1949.

 

 

Monseigneur le Recteur,

Monsieur le doyen de la Faculté des Lettres,

Mesdames et Messieurs,

 

Parvenu à la fin d’une vie pleine de mérites et de bonnes œuvres, à la veille de rendre compte à Dieu de ses nombreux talents, le notaire Jean-Baptiste Laframboise, protagoniste de l’un de mes sketchs de Fridolinons 45, se voyait accorder la distinction suprême d’un doctorat honoris causa de l’Université de Montréal.

Est-ce dû à l’impression qu’aurait faite sur mon subconscient ce rôle que j’ai joué si souvent : en apprenant qu’un semblable honneur allait m’échoir, à moi qui me croyais encore dans toute la verdeur de ma carrière, j’ai senti monter à mon front la rougeur un peu mélancolique d’un fruit prématurément mûr. Mais j’ai vite repris mon sang-froid en raisonnant de la façon suivante :

Pour faire un exemple, la société admet parfois la nécessité de châtier un criminel beaucoup plus sévèrement qu’il ne le mériterait. Il paie un peu pour lui, bien sûr, mais surtout pour les autres de son espèce qu’on n’a pas sous la main et auxquels on veut infliger une crainte salutaire.

C’est là, me suis-je dit, ce qui se produit aujourd’hui, avec cette différence que le criminel est ce qu’on est convenu d’appeler un auteur dramatique, que la punition devient une récompense et que la crainte salutaire se change en un stimulant. Mais la condition du bouc émissaire est parfaitement remplie.

Qu’on le sache bien : l’honneur dont vous me faites, ce soir, le récipiendaire, je l’accepte moins en mon nom propre qu’en lieu et place de tous ceux qui ont défriché là où nous pouvons maintenant récolter. Cette récompense, je la partage avec tous les auteurs qui, diversement heureux mais animés d’un même amour de la scène et d’une foi identique en notre avenir national, ont travaillé et travaillent encore à l’établissement chez nous d’une forme indigène d’expression théâtrale.

Certains s’étonneront peut-être de cette reconnaissance officielle que vous accordez, par mon intermédiaire, à l’art dramatique.

Depuis l’époque moyenâgeuse où les bateleurs et les saltimbanques se partageaient le mépris des honnêtes gens avec les voleurs de grand chemin et les pestiférés, – depuis le temps où le parlement anglais faisait fermer les théâtres, moins de cinquante ans après la mort de Shakespeare, et fouetter les acteurs à la queue d’une charrette, – depuis la triste nuit où la dépouille du grand Molière se voyait refuser la sépulture en terre bénite, le théâtre a connu trop d’opprobres pour s’affliger d’un reste de dédain qui alourdirait encore quelques esprits arriérés.

 

*

*     *

 

Un de mes fils, celui des cinq qui avait huit ans cette année-là, m’a demandé un jour à table, entre la poire et le fromage d’Oka :

– « Papa, un thaumaturge, c’est un monsieur qui fait des pièces de théâtre ? »

– « Non », répondis-je, « pas nécessairement. Un monsieur qui fait des pièces de théâtre s’appelle un dramaturge. Un thaumaturge, c’est un saint homme qui accomplit des miracles. »

Il dit : « Thaumaturge et dramaturge, ça... ? »

– « Oui, ça rime, sans plus. Tu sais ce que c’est qu’un miracle ? »

Ah oui. Un miracle, ça c’était clair pour lui. Il m’a même récité presque mot à mot une définition du miracle, extraite du « Catéchisme expliqué des Provinces ecclésiastiques de Québec, Montréal et Ottawa », milieu de la page 40.

Mais la définition d’une pièce de théâtre dépassait un tantinet son entendement.

Cet incident m’a laissé songeur. La situation était grave, si un enfant de huit ans, dont l’âge mental correspond, affirme-t-on à tort évidemment, à celui d’un public moyen, si un enfant de huit ans, dis-je, pouvait avoir l’impudeur de confondre ainsi l’intervention de Dieu et l’invention des hommes.

Et j’ai décidé qu’il me fallait faire quelque chose pour prouver à mon fils qu’un dramaturge n’a rien de commun avec un thaumaturge et que la composition d’une œuvre dramatique ne tient pas du miracle.

C’est peut-être un peu pour ce motif que j’ai écrit Tit-Coq.

Je l’ai faite, cette pièce, pour une autre raison, infiniment plus sérieuse.

C’est qu’un jour j’ai lu cette réplique dans le premier acte de L’échange de Claudel : « L’homme s’ennuie et l’ignorance lui est attachée depuis sa naissance. Et ne sachant de rien comment cela commence ou finit, c’est pour cela qu’il va au théâtre. Et il se regarde lui-même, les mains posées sur les genoux. Et il pleure et il rit, et il n’a point envie de s’en aller. »

Je l’ai relue vingt fois cette réplique : l’homme s’ennuie,... c’est pour cela qu’il va au théâtre ; et il se regarde lui-même, les mains posées sur les genoux ; et il pleure et il rit, et il n’a point envie de s’en aller.

Et j’ai pensé à notre public, notre public canadien que depuis des décades on accusait de tous les péchés du théâtre, le taxant d’indifférence, de bêtise et d’ignorance chaque fois qu’un spectacle n’obtenait pas le succès qu’on escomptait. De moins en moins, il riait au théâtre, ce public ; de moins en moins, il pleurait ; de plus en plus, il avait envie de s’en aller ; il n’avait même presque plus le goût d’y venir. Et je me suis demandé si l’explication de ce phénomène ne serait pas là, toute entière contenue dans cette réplique de Claudel.

Notre public se voyait-il bien lui-même au théâtre ? Au lieu de sa propre réflexion, n’était-ce pas plutôt le portrait d’un autre qu’on lui offrait, même si cet autre était son cousin, même si la peinture était souvent bien faite et l’encadrement du meilleur goût ?

S’il lui était donné, au théâtre, de se voir lui-même et pas un autre, peut-être rirait-il, ce bon public, peut-être pleurerait-il, les mains posées sur les genoux, et n’aurait-il pas envie de s’en aller.

Peut-être. Il restait tout de même à le prouver. Le prouver par des pièces où notre public se verrait lui-même autant que possible. Le jeu en valait la chandelle, j’en étais sûr.

Mais avant de consacrer ma vie à la propagation de cette foi, j’ai décidé qu’il fallait l’étayer en moi par une conviction raisonnée.

C’est ce que j’ai fait, pour en venir à la conclusion que la forme dramatique la plus pure – je ne dis pas la seule mais bien la plus pure – serait celle qui représenterait le plus directement possible le public même auquel ce théâtre s’adresserait.

Et je vais tâcher de vous démontrer que j’ai raison, en me servant d’un exemple à la portée de tout le monde ou à peu près : le mariage.

Toute vieille fille vous dira, avec plus ou moins d’amertume, qu’il faut deux personnes pour faire un mariage, exactement – un homme et une femme – et que ces deux parties s’unissent nécessairement.

Or le théâtre est le mariage de deux éléments essentiels, indispensables l’un à l’autre : la scène et le public.

Ghéon dit dans son Art du Théâtre : « L’art dramatique, ce n’est ni un auteur qui écrit sa pièce dans un coin, ni même une compagnie de comédiens exercés qui la font vivre sur la scène ; c’est aussi un public qui doit la recevoir. C’est, d’une part, un auteur et ses acteurs, d’autre part, un public. En vain, essaiera-t-on de faire abstraction de l’un quelconque de ces deux termes : ils sont liés. On conçoit un tableau que le peintre peindrait pour soi. On conçoit un poème que le poète se réciterait du matin jusqu’au soir et qu’il tairait aux autres hommes. On conçoit un roman qui ne serait pas lu et dormirait dans son carton. Mais on ne conçoit pas une œuvre dramatique écrite, étudiée, montée, réalisée enfin, qui se déroulerait devant des fauteuils vides, – ou du moins, quand la chose arrive, c’est bien contre le gré des interprètes et de l’auteur : elle n’est pas sa fin en elle-même. »

Donc, pour qu’il y ait théâtre, il faut deux parties, la scène et le public. Et j’ajoute que ces deux parties doivent non seulement être réunies dans une même salle mais encore qu’elles doivent s’unir, se confondre pour vivre un même drame.

C’est Giraudoux qui dit, dans L’Impromptu de Paris : « Si tout ce public, les lumières baissées, est maintenant tendu et recueilli dans l’ombre, c’est pour se perdre, pour se donner, s’abandonner. Si le comédien est là sur le théâtre, dans la coulisse, tendu et recueilli, prêt à entrer dans le piège lumineux du décor, c’est lui aussi pour se perdre, se donner et s’abandonner. »

Et Jouvet proclame de son côté, dans ses Réflexions d’un comédien : « Le théâtre n’existe que dans l’acte du théâtre, à ce moment unique où les participants – acteurs, auteurs et spectateurs – entraînés, dépossédés d’eux-mêmes, se fondent et se dissolvent peu à peu les uns dans les autres, à l’instant où la salle et la scène sont accouplées et soudées l’une à l’autre par les péripéties de la pièce. »

C’est clair : si l’auditoire n’épouse pas le conflit qui se déroule sur la scène, il n’y a pas théâtre, il n’y a que simulacre de théâtre. De même que le mariage n’existera que de nom si les époux sont simplement réunis sous un même toit et non pas unis de chair et d’esprit.

Or, si l’on doit admettre, avec Jouvet et Giraudoux, que cette communion totale entre le public et la scène est l’essence de l’art dramatique, il faut convenir par le fait même que tout ce qui fera obstacle à cette union ou en réduira la perfection est hostile au principe du théâtre.

Dans nos salles à nous, comment cette communion parfaite – indispensable, je le répète – peut-elle se produire entre un public de chez nous et un auteur de mentalité étrangère ?

Jacques Copeau affirmait ceci : « Il n’y aura de vrai théâtre que le jour où l’homme de la salle pourra murmurer les paroles de l’homme de la scène en même temps que lui et du même cœur que lui. »

Comment le Canadien de la salle pourrait-il murmurer, en même temps que lui et du même cœur que lui, les paroles d’un auteur étranger, même si cet auteur est français ?

Car, pas plus au théâtre qu’ailleurs, nous ne saurions compter sur la littérature de France pour nous représenter. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est Étienne Gilson :

« Il est certain », écrivait-il récemment dans le périodique Une Semaine dans le Monde, « que le Canada, où l’on parle le français, n’est pas la France. L’étroite parenté des langues est ici pour l’observateur la source d’une illusion difficilement évitable, mais qui n’en est pas moins une illusion. Lorsqu’un Canadien parle ou écrit en français, il est le porte-parole d’un peuple dont l’histoire n’est pas la nôtre, et dont la vie diffère aussi profondément de la nôtre que son pays diffère du paysage où nous vivons.

« Officiellement séparés depuis deux siècles, distincts depuis plus longtemps encore, le Canadien et le Français n’ont ni le même passé ni le même avenir. Ils n’ont donc pas le même présent, la même durée, la même vie, le même être. Et c’est pourquoi, même s’ils usent de la même langue, ils créent deux littératures distinctes dont chacune peut mettre à profit les techniques de l’autre tout en jaillissant de son propre fond. »

Donc, s’il faut pour qu’il y ait théâtre que l’acteur et le spectateur se fondent et se dissolvent l’un dans l’autre, l’homme de la salle se voyant lui-même et murmurant les paroles de l’homme de la scène du même cœur que lui et en même temps que lui, cette union ne sera jamais aussi totale, en principe du moins, qu’entre un auteur et un public de la même essence, de la même souche, du même passé, du même présent et du même avenir.

Et je soutiens que, à valeur dramatique non seulement égale mais encore fort inférieure aux grands chefs-d’œuvre du théâtre étranger, passé ou contemporain, une pièce d’inspiration et d’expression canadiennes bouleversera toujours davantage notre public.

Cette anomalie troublante, pour injuste qu’elle semble de prime abord, j’en ai vérifié l’existence en passant depuis de la théorie à la pratique.

Je n’entends pas nier ici tout intérêt à un théâtre étranger. Un public qui ne s’y verra pas directement représenté pourra l’apprécier, mais pour des raisons moins essentielles, moins pures, qui relèveront par exemple de la nouveauté, de l’exotisme ou de la littérature.

Ce qui revient à affirmer que, contrairement à la musique et à la peinture, le théâtre sera toujours d’abord et avant tout national, puisqu’il est forcément limité par sa langue. Si, accidentellement, à cause de sa transcendance humaine et dramatique, il atteint à l’universel, la traduction même la plus fidèle lui enlèvera toujours un peu de sa valeur intrinsèque. Écoutez une symphonie de Mozart et vous serez sûrs de pouvoir en jouir autant qu’un Allemand ou un Français. Mais vous y perdrez toujours à ne pas entendre dans l’original même le plus universel des dramaturges qu’est Shakespeare.

Dans une conférence sur Hamlet, qu’il venait de présenter à Paris d’après la version de Gide, Jean-Louis Barrault faisait récemment cette réflexion candide : « Quelle que soit la beauté de la traduction de Gide, il paraît qu’en anglais, c’est encore plus profond. »

De son côté, Ghéon déclare : « Ni Eschyle, ni Shakespeare, ni Sophocle, ni Calderon n’ont écrit leurs drames pour la lecture, mais pour la scène et une certaine scène, pour le public et un certain public, pour une réalisation immédiate et, avouons-le, passagère. À quelques siècles de distance, en dépit de la plus sûre tradition et des documents les moins contestables, nous n’imaginons même pas la façon dont la Champmeslé ou la DuParc interprétait Racine. Les plus habiles reconstitutions qu’on nous propose sur la scène ne peuvent être que transpositions. Quel rapport, dites-moi, entre l’Antigone authentique du théâtre de Dionysos et l’Antigone académique de la Comédie Française, même au temps où Mounet‑Sully et Julia Bartet l’animaient de leur génie propre ? Ce que fut la vraie Antigone, nous ne le saurons donc jamais, ni la Passion de Gréban, ni Othello, ni Phèdre, ni le Misanthrope. Du dessein concerté de ceux qui les conçurent et les animèrent, il ne nous reste que le texte, le squelette, l’épure, admirable sans doute, que le livre nous a transmis. Devenu matière classique, matière d’explication dans les manuels, dans les classes et plaisir secret de quelques lettrés, ce théâtre est entré dans la littérature. »

Il m’est donc facile d’affirmer qu’au théâtre même les classiques ne sont que relativement de tous les temps et de tous les pays et qu’un peuple ne saurait compter sur eux pour exprimer son siècle et son génie.

Ghéon vient de dire : théâtre classique, plaisir secret de quelques lettrés. En effet, plus on s’élève et plus la vue s’étend. Mais n’oublions pas que le théâtre, art aux manifestations essentiellement collectives, est fait pour les hommes et non seulement pour les surhommes.

Qu’on n’aille pas se méprendre et croire que je veux voir les œuvres dramatiques étrangères et en particulier le théâtre français bannis de nos scènes. Aucunement. Parce qu’un homme veut se voir lui-même et a besoin d’un miroir dans sa maison, il aurait tort de mettre au rancart tous les portraits de la parenté.

Dans la famille intime de notre théâtre national, nous serons toujours heureux d’accueillir à bras ouverts nos cousins de France les plus charmants et les mieux bâtis.

Ce besoin d’indépendance purement théâtrale n’a rien à voir avec le nationalisme politique et on serait malvenu d’y trouver l’expression d’une crise de francophobie.

Nous sommes d’ascendance française, oui, et c’est dans le génie français que notre personnalité collective a puisé ses caractéristiques les plus évidentes, mais on ne saurait nous taxer d’ingratitude si nous voulons maintenant vivre notre propre vie intellectuelle, selon nos aptitudes et nos moyens à nous. Même s’il a été un temps confondu en celle qui lui a donné le jour, même s’il a dû, pendant longtemps, ne respirer et n’exister que par elle et en elle, le fils, devenu adulte, a le droit et le devoir de quitter physiquement et moralement les jupes de sa mère, fût-elle la plus belle, la plus intelligente et la plus cultivée.

Je résume donc la première partie de cette thèse que je viens de vous exposer en termes simples, au risque de passer pour un écrivain du terroir :

– Le théâtre est le mariage de deux éléments essentiels : la scène et le public.

– Or, pour se réaliser dans sa plénitude, le mariage exige non seulement la réunion de ses parties constituantes mais encore leur union totale.

– Donc la salle et la scène doivent nécessairement se fondre l’une dans l’autre, pour que le principe du théâtre se réalise.

Et j’en déduis que l’auteur et ses interprètes d’une part, l’auditoire de l’autre, doivent pour que s’accomplisse cette communion parfaite être préférablement de la même essence, puisqu’il est admis que les mariages mixtes sont en général plus difficiles que les autres à mener à bien.

De plus, s’il est vrai, pour répéter Jouvet, « que l’acte du théâtre n’existe qu’à ce moment unique où les participants – acteurs et spectateurs – entraînés, dépossédés d’eux-mêmes se fondent et se dissolvent les uns dans les autres, à l’instant où la salle et la scène sont accouplées et soudées l’une à l’autre par les péripéties de la pièce », il est vrai de même que l’acteur et l’auditeur doivent oublier le plus possible qu’ils sont sur une scène et dans une salle de théâtre. Et je conclus que la pièce la mieux faite est celle dont on oublie qu’elle est bien faite ; que la meilleure mise en scène est celle dont le spectateur n’a pas conscience, tellement elle semble naturelle et inévitable ; et que le plus beau comédien est celui qui nous fait oublier qu’il joue bien pour ne nous intéresser qu’au personnage qu’il incarne.

« C’est un grand art de cacher l’art », a dit Boileau.

 

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Cette première partie de ma thèse ayant établi qu’un théâtre doit être d’abord et avant tout national, je tenterai maintenant de démontrer brièvement que son principe veut de plus qu’il soit de nature populaire.

Je viens de dire que le théâtre est un art aux joies essentiellement collectives. En effet, je vous imagine très bien, seul dans votre salon, vous enthousiasmant à la lecture d’un poème ou à l’audition d’une symphonie, mais je ne vous vois pas du tout, auditeur solitaire au milieu d’une salle vide, lancer, délirant, votre programme en l’air, une fois le rideau tombé sur un chef-d’œuvre dramatique.

L’auditoire donc étant un tout d’essence collective qui doit, de toute nécessité pour qu’il y ait théâtre, monter en esprit sur la scène « pour se perdre, se donner, s’abandonner », la forme dramatique idéale sera celle qui intéressera la totalité de l’auditoire, celle qui atteindra le public non seulement le plus nombreux mais encore le plus divers.

Le dramaturge qui fait face à un public se trouve, à mon sens, dans la situation d’un étudiant en mathématiques à qui le professeur demanderait de trouver le dénominateur commun d’une série de nombres alignés au tableau. Ce dénominateur commun, c’est pour l’auteur dramatique le cœur de ses spectateurs, tant il est vrai qu’à peu près tout le monde a un cœur dans le ventre mais que bien peu de gens ont une tête sur les épaules. En effet, si le conflit de deux passions opposées est accessible à tous, c’est la minorité qui pourra suivre le développement logique d’un raisonnement.

Et au théâtre, le verbe étant roi, on atteint le cœur surtout en passant par les oreilles. « L’auteur dramatique », pour citer Ghéon une dernière fois, « devra s’assurer s’il ne parle pas lui-même une autre langue que celle du public. Même gonflé de sens et débordant d’images, le langage qu’il emploiera devra être commun à tous. Qu’importe que le mot soit précis, la phrase normalement construite, si l’idée qu’il expose ou le sentiment qu’il exprime ne correspond à rien dans la pensée et le cœur du public ».

John Addington Symmons dit, d’autre part, en parlant de l’époque élisabéthaine, la plus glorieuse assurément du théâtre anglais : « Ce qui fait que l’art dramatique s’éleva alors si haut, c’est que les auteurs vivaient et écrivaient en pleine sympathie avec tout le peuple. »

Le dramaturge à qui l’on ferait le reproche d’écrire un langage scénique trop populaire serait donc en droit de répondre, si ce langage est commun à ses personnages et si ces personnages sont bien de son peuple : « Changez la langue du public et mon texte se modifiera automatiquement dans le même sens. Autrement, comment l’homme de la salle pourrait-il, comme l’exige Copeau, murmurer les mêmes paroles que l’homme de la scène, en même temps que lui et du même cœur que lui ? »

D’ailleurs, n’est-il pas logique qu’à notre société sans théâtre le goût de la chose dramatique s’impose d’abord par la forme populaire, susceptible d’attirer tous les publics et de réunir dans une même émotion les grands et les petits, les riches et les pauvres, les ignares et les savants ?

Et quand cette immense cathédrale du théâtre sera élevée, d’autres alors pourront venir, qui bâtiront à l’intérieur de ses murs autant de chapelles où les plus dévots, se détachant de la foule après le grand office dramatique commun à tous, iront s’agenouiller devant la niche de leur prédilection pour honorer à leur aise la divine poésie, la sainte littérature, la vénérable philosophie ou déposer tout simplement leur obole dans le tronc de la bienheureuse vulgarité.

Dans cette édification splendide, ce qui m’intéresse, moi, c’est la structure ; c’est le rude travail du maçon, qui doit d’abord asseoir les fondations mais entend bien, si Dieu lui prête vie et force, s’élever lentement, d’une pierre à l’autre passée de maçon en maçon, parfaitement conscient de ce fait que les lignes du temple qu’il aide à construire devront se dégager de leur lourdeur et s’affiner à mesure qu’elles monteront vers le ciel.

Si jamais j’abandonnais cette tâche pour une autre en apparence plus glorieuse, je n’oserais plus m’enorgueillir de la distinction que vous m’avez si généreusement conférée ce soir.

 

 

 

Gratien GÉLINAS.

 

Paru dans Amérique française

en 1948-1949.

 

 

 

 

 

 

 

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