Marguerite de Parme
par
Étienne Constantin GERLACHE
Marguerite de Parme était fille naturelle de Charles-Quint. Elle eut pour mère Marguerite van Gheest, ou van Gheenst, qui appartenait, dit Strada, à une bonne et ancienne famille des Flandres. Marguerite van Gheest ayant perdu, étant encore fort jeune, son père et sa mère, se trouvant sans fortune et sans appui, fut recueillie par Antoine de Lalaing, comte d’Hoogstraten, gouverneur d’Audenarde, ancien ami de sa famille, qui la confia aux soins d’Élisabeth de Culembourg, sa femme. Celle-ci l’éleva et l’aima comme si elle eût été sa propre tille. Cette jeune orpheline, que la nature avait comblée de ses dons et douée de la plus rare beauté, profita si bien de cette éducation qu’elle était citée généralement comme une personne accomplie. Beaucoup de jeunes gens la recherchèrent en mariage, entre autres un gentilhomme fort riche, appelé Van Gel ; elle les refusa tous, disant que son intention était de se consacrer à Dieu dans un couvent. Telles étaient les dispositions de ce jeune cœur lorsque Charles-Quint, le grand monarque des deux mondes, enivré de sa puissance et de sa gloire et de ses vingt ans, aux pieds duquel le monde se précipitait, traversa la Flandre en revenant d’Espagne et passa par Audenarde. On dit que Charles-Quint ayant ouï parler de la merveilleuse beauté de Marguerite van Gheest, témoigna le désir d’en juger par ses propres yeux ; qu’elle lui fut présentée dans un bal donné à l’empereur par la ville d’Audenarde ; qu’il en fut vivement épris et ne s’en cacha point ; qu’alors un de ces serviteurs trop complaisants, comme il s’en trouve toujours à la suite des princes, imagina de lui procurer une entrevue avec elle. Strada prétend même que l’on employa, à l’insu de Charles, pour vaincre les résistances de cette pauvre orpheline sans défense, des moyens de contrainte, que la délicatesse la moins scrupuleuse ne saurait avouer.
Quoi qu’il en soit, c’est de cette rencontre fortuite que naquit une enfant qui fut connue plus tard sous le nom de Marguerite de Parme, gouvernante des Pays-Bas 1. Charles-Quint, qui redouta toujours beaucoup l’éclat de ces sortes d’aventures, fit tous les efforts possibles pour ensevelir celle-ci dans le silence ; mais il n’y réussit point. Celle qui en était victime contribua elle-même à la divulguer, pensant que le meilleur moyen de diminuer le poids de sa faute était d’en faire connaître l’auteur. L’Empereur voulut que l’on prit le plus grand soin de cette enfant ; il chargea Marguerite de Savoie, gouvernante des Pays-Bas, de veiller sur elle. Elle n’avait encore que huit ans lorsque la gouvernante mourut, et Charles la confia à Marie de Hongrie, sa sœur, qui avait succédé à sa tante dans le gouvernement des Pays-Bas. La jeune Marguerite s’attacha à sa protectrice avec un dévouement sans bornes et la prit en tout pour modèle : imitant ses manières, son langage, sa gravité, ses habitudes et ses goûts. La gouvernante, digne petite-fille de Marie de Bourgogne, aimait la chasse avec passion ; Marguerite, à peine âgée de dix ans, poursuivait intrépidement le cerf et le sanglier à cheval, dans les campagnes, dans les bois, à travers les lieux les plus escarpés. La jeune princesse, que le grand Empereur avouait alors publiquement pour sa fille, fut recherchée par beaucoup de partis brillants. L’Empereur, voyant avant tout les intérêts de sa politique, l’avait promise, lorsqu’elle n’était pas encore âgée de cinq ans, à Hercule, prince de Ferrare. Mais Alphonse, père d’Hercule, ayant quitté le parti de Charles-Quint pour s’allier à la France, le mariage fut rompu. Charles s’étant réconcilié avec Clément VII, de la maison de Médicis, la fiança à Alexandre de Médicis, fils de Laurent, duc d’Urbin. Toutefois le mariage ne fut célébré que huit ans plus tard. Alexandre, s’étant rendu odieux par sa cruauté et ses débauches, fut assassiné dès la première année de son mariage : de sorte que Marguerite se trouva encore une fois libre. L’Empereur lui fit épouser ensuite Octavio de Farnèse, à peine adolescent. Marguerite se montra peu satisfaite de cette alliance et s’en plaignit ouvertement. « Il faut convenir, disait-elle, que je ne suis pas heureuse en maris. À l’âge de douze ans on me donne pour époux un homme qui en a vingt-sept ; et aujourd’hui que j’en ai vingt, on m’unit à un enfant qui en compte treize. » Marguerite n’eut d’abord que du mépris pour cet enfant. Cependant Charles se disposant à partir pour Alger, Octavio demanda à le suivre. Cette expédition, contrariée, comme l’on sait, par les éléments, fut des plus malheureuses ; le bruit de l’entière destruction de la flotte et de l’armée impériale se répandit partout ; les uns disaient qu’on ne reverrait plus l’Empereur, les autres qu’on avait vu périr la galère qui portait Octavio. Alors le cœur de Marguerite, qui était excellent, se sentit pris d’une immense pitié et d’un immense regret. Elle se reprocha ses rigueurs et la mort de ce jeune homme comme si elle en était cause. Et lorsqu’on apprit qu’Octavio vivait encore, mais qu’il gisait gravement malade dans la tente de l’Empereur ; que celui-ci l’aimait tendrement pour son courage et sa belle conduite, ces alternatives de crainte et d’espérance ne firent qu’exciter le sentiment nouveau qui venait de s’éveiller en elle. Enfin Octavio revint, après deux années d’absence ; Marguerite le reçut tout autrement que la première fois. Deux enfants jumeaux naquirent de cette heureuse réunion, dont l’un fut Alexandre de Farnèse, le plus grand général du XVIe siècle, si fécond en grands généraux.
Marguerite se forma à la politique dans ces cours d’Italie toujours en négociations, en guerres ou en révolutions. Elle tenait, dit l’écrivain le mieux instruit des habitudes de sa vie, au physique comme au moral, de l’homme plus que de la femme. Douée d’un esprit élevé, elle aimait le pouvoir et n’en souffrait guères le partage : ce qui amenait parfois des orages entre elle et Octavio. Ses manières et sa démarche étaient celles d’un homme ; elle avait quelques touffes de barbe assez apparentes au menton et sur la lèvre supérieure ; elle éprouvait même certaines atteintes de goutte héritées de son illustre père. Du reste, elle était si vigoureuse et si alerte qu’elle pouvait fatiguer plusieurs chevaux de suite dans ces grandes parties de chasse au cerf où elle l’emportait sur les plus intrépides veneurs. Sa piété était aussi sincère que profonde. Elle avait pris pour confesseur ce fameux Ignace de Loyola qui fut le fondateur de la Compagnie de Jésus. Marguerite donnait beaucoup aux pauvres ; elle dotait d’honnêtes filles sans fortune pour les sauver de la misère et de la séduction. Pendant la Semaine Sainte, elle réunissait à sa table douze pauvres, leur lavait les pieds, les servait elle-même et leur distribuait de l’argent et des vêtements. Les écrivains réformés, en rapportant ces faits, en ont conclu que Marguerite était une femme d’une dévotion superstitieuse, d’un esprit étroit, peu faite pour le grand rôle auquel elle était appelée. Mais les protestants prouvent seulement par là qu’ils ont perdu les hautes et saintes traditions de la royauté et de la charité chrétiennes.
Telle fut celle dont Philippe II fit choix pour le gouvernement des Pays-Bas. Comme elle était fille de cet Empereur qui avait laissé de si grands et de si récents souvenirs dans nos provinces ; qu’elle y avait été élevée ; qu’elle en connaissait les habitudes et les mœurs ; que Philippe était assuré de son inébranlable fidélité, il la regardait comme la personne la plus capable d’y maintenir son autorité. On ne peut douter que si elle eût été mieux servie et mieux secondée dans des circonstances si difficiles, Marguerite eût triomphé de tous ses ennemis.
Il faut distinguer deux époques dans la lutte du gouvernement espagnol aux Pays-Bas. Pendant la première, les mécontents préparent leurs armes, fomentent la révolte en favorisant la propagation des nouvelles doctrines, s’associent entre eux, forment des ligues avec l’étranger, et négocient avec le roi pour l’entretenir dans une fausse sécurité. Pendant la seconde, le mouvement éclate, la rébellion marche tête levée ; l’on pille et l’on dévaste les églises et les couvents ; le roi, trop longtemps abusé, s’éveille comme en sursaut et envoie le duc d’Albe aux Pays-Bas avec une armée : ici se termine le gouvernement de Marguerite et commence cette suite de guerres affreuses, acharnées, qui durent pendant près de quatre-vingts ans.
Le règne des femmes fut toujours favorable à la Belgique : c’est une nation qui aime à être menée doucement. La tante et la sœur de Charles-Quint y avaient laissé une heureuse mémoire, et aujourd’hui les noms d’Isabelle et de Marie-Thérèse y sont encore populaires. Quand Marguerite fit son entrée aux Pays-Bas (en 1559), le roi alla au-devant d’elle avec Octavio de Parme et Alexandre, son fils, avec les ambassadeurs des puissances, toute la haute noblesse des Pays-Bas et les députés des provinces, et il la conduisit à Gand, où elle fut solennellement installée. Il établit trois conseils pour la direction des affaires : un conseil d’État, un conseil de justice et un conseil des finances. Il nomma au conseil d’État l’évêque d’Arras, le prince d’Orange, le comte d’Egmont, le comte Ch. de Berlaimont, le docteur Viglius, le comte de Hornes et plusieurs autres. Et comme le roi se défiait de quelques-uns de ces grands seigneurs, dont la fidélité lui paraissait suspecte, il institua un quatrième conseil, que l’on nomma la Consulte, dont les délibérations étaient secrètes et qui décidait exclusivement de certaine nature d’affaires. Granvelle, Viglius et le comte de Berlaimont formaient ce dernier conseil. Granvelle y avait naturellement la prépondérance. Pour donner moins d’ombrage aux envieux, le Cardinal correspondait souvent par lettres avec la gouvernante, quoiqu’habitant la même ville. Mais cela ne put demeurer longtemps caché. Granvelle devint le point de mire de tous ceux qui se trouvaient écartés des affaires. On n’épargna rien pour le perdre dans l’esprit de la gouvernante : libelles, caricatures, pasquilles, tout était de bonne guerre contre l’ennemi commun. On attaqua même sa vie privée et ses mœurs. D’abord, la gouvernante le soutint ; mais enfin, elle céda. Comment résister longtemps à un tel concert de calomnies quand tout le monde se met de la partie ? Peut-être Marguerite, qui aimait naturellement à dominer, supportait aussi avec certaine impatience ces bruits qui affectaient de représenter son ministre comme l’âme d’un gouvernement dont elle n’était que le prête-nom. On faisait entendre à la gouvernante que Granvelle une fois parti, tout irait de soi-même ; que tous les cœurs étaient à elle ; qu’on ne lui adressait qu’un seul reproche, son aveugle attachement pour un homme odieux. On écrivit contre lui à Madrid ; on y envoya des députations ; le comte d’Egmont s’étant mis à la tête des anti-cardinalistes, s’y rendit, au nom de la noblesse et du peuple. Le roi, qui connaissait Granvelle de longue main et qui l’appréciait, se trouva dans une étrange perplexité : d’une part, il le regardait comme l’homme nécessaire à la situation ; de l’autre, il voyait presque tout le monde conjuré contre lui : la gouvernante lui mandait que la seule présence de Granvelle paralysait tous ses efforts pour concilier les esprits irrités. Le roi céda aussi, et le parti de la révolution triompha (1565).
Pendant les premiers moments qui succédèrent au départ de Granvelle, le prince d’Orange, le comte d’Egmont et leurs amis se montrèrent pleins de prévenance pour la gouvernante ; ils allaient au-devant de tous ses désirs ; elle se croyait plus maîtresse que jamais. Cependant le prestige ne dura guères ; elle s’aperçut bientôt qu’elle était livrée à ses maîtres. Ils commencèrent par distribuer toutes les places à leurs créatures ; et, si l’on en croit Viglius, ils en firent un trafic scandaleux. D’un autre côté, le parti de la réforme, qui comptait parmi ses adhérents un grand nombre de puissants seigneurs, se donna libre carrière. Des prédicants appelés de l’étranger répandirent dans le peuple leurs pernicieuses doctrines. Les nobles signèrent le fameux Compromis qui avait pour but, disait-on, de s’opposer à l’établissement de l’inquisition en Belgique, et qui n’était en réalité qu’une levée de boucliers contre le gouvernement espagnol. Puis fut présentée une Requête, au nom de 400 gentilshommes, pour appuyer les griefs énumérés dans le Compromis, auxquels on en ajouta de nouveaux.
Les promoteurs de la réforme firent alliance avec leurs coreligionnaires de l’étranger et notamment avec ceux de France, qui formaient un parti nombreux et puissant. C’était comme une vaste conspiration qui embrassait la plupart des États de l’Europe et qui tendait à changer de fond en comble l’ordre politique et religieux. La gouvernante se trouvait dans une situation désespérée, sans force militaire, trahie par les uns et abandonnée par les autres. Ceux à qui Philippe avait confié la garde de ses provinces étaient ligués contre elle avec ses ennemis. Elle écrivait au roi : « Arrivez enfin, sire : votre présence seule peut mettre un terme au désordre qui règne ici et imposer aux factieux ! » Le roi promettait toujours de venir et ajournait toujours ; il n’en avait probablement nulle envie ; il écrivait de longues lettres et de longs mémoires qui le plus souvent ne concluaient à rien, quand il aurait fallu des remèdes prompts et énergiques. Malheureusement Philippe, dont la tête était si forte, n’était pas homme d’exécution ; il croyait pouvoir tout conduire du fond de son cabinet. Son père eût fait dix fois le voyage des Pays-Bas plutôt que de laisser arriver les choses à de telles extrémités : on sait avec quelle rapidité et avec quelle vigueur il étouffa la révolte des Gantois. Les évènements suivirent leur cours ordinaire. Le peuple, quand il est mis en mouvement, ne s’arrête plus. On vit surgir sur différents points du pays à la fois des légions de barbares qui semblaient sorties de l’enfer et qui couraient sus aux prêtres, aux religieux, aux églises, aux couvents. Les dévastations furent rapides et effrayantes. En quatre jours, plus de 400 églises ou couvents furent détruits ou ruinés. Marguerite s’en plaignit amèrement à d’Egmond, qui avait le gouvernement des Flandres où il y avait eu le plus de ravages, et qui, à cause de son ascendant militaire et de sa popularité, était le plus à même de les réprimer. Il fit à la gouvernante une réponse dérisoire qui laissait entendre qu’il ne les désapprouvait point. Après le sac d’Anvers, l’audace des sectaires ne connut plus de bornes. Les choses en étaient venues au point que le catholicisme se trouvait supprimé, par le fait, dans la plupart de nos provinces. Les prêtres et les religieux n’osaient plus se montrer. Et tout cela se faisait au nom de la liberté ! La gouvernante, menacée jusques dans son palais, résolut de se sauver à Mons ; mais son conseil s’y opposa, et les bourgeois de Bruxelles, informés de ce projet, firent le guet aux portes de la ville pour l’empêcher de s’évader.
Ces nouvelles, étant parvenues à Madrid, y mirent la cour, la ville et la nation tout entière dans une étrange rumeur. L’orgueil espagnol fut exaspéré, révolté de ces attaques à Dieu et au roi, et il n’y eut qu’une voix pour en réclamer la répression immédiate. Voilà dans quelles circonstances le duc d’Albe fut envoyé aux Pays-Bas. Cependant Noircarmes, gouverneur du Hainaut, brave guerrier, homme loyal au milieu de tant de honteuses défections, ayant rassemblé quelques troupes, battit et dispersa les hordes iconoclastes, et elles disparurent en un instant. Marguerite se hâta d’annoncer cette bonne nouvelle en assurant que tout était pacifié : on ne la crut point ; et puis il était trop tard : Philippe lui avait donné un remplaçant en investissant le duc d’Albe de tous ses pouvoirs... Elle en fut profondément blessée ; elle écrivit au roi une lettre pleine d’amertume et de reproches, où elle lui rappelait « l’état dans lequel il avait laissé les Pays-Bas à son départ ; les peines, les fatigues, les chagrins, les dangers qu’elle avait essuyés ; n’ayant pas, en neuf années, goûté une heure de repos ; ayant compromis sa santé et même sa vie... Étant parvenue, disait-elle, à pacifier le pays, dont le roi est à présent souverain plus indépendant et plus absolu que jamais, est-il juste qu’un autre vienne recueillir le fruit de mes travaux ? » Cependant, il lui fallut boire la coupe amère jusqu’à la lie. Elle partit ; et en prenant congé des Belges elle écrivit à Philippe une nouvelle lettre plus calme, plus soumise que la première, dans laquelle elle plaidait éloquemment la cause de ceux dont elle avait eu tant à se plaindre. « Quoique je m’en aille, dit-elle, je ne laisserai pas de conserver un éternel souvenir de ce que je dois à V. M. et à ces pays dont la conservation importe tant à son service. Je supplie donc très humblement et avec toute affection V. M. d’user de clémence et de miséricorde envers eux, conformément à l’espoir qu’elle leur en a souvent donné. Je la supplie de considérer que plus les rois sont grands, plus ils approchent de Dieu, plus ils doivent être imitateurs de la bonté et de la clémence divines ; que tous les princes quelconques qui ont régné sur ces provinces se sont toujours contentés de châtier les chefs des séditions ; qu’ils pardonnaient au reste de la multitude, en disant que le repentir qu’elle témoignait de ses fautes leur suffisait. Autrement, sire, si l’on use de rigueur, il est impossible que le bon ne pâtisse pas avec le mauvais... » Telle était cette femme qui fut si mal appréciée, si mal secondée et tant dénigrée lorsqu’elle gouvernait la Belgique, et qui fut tant regrettée depuis 2 !
Le duc d’Albe se trouva aux prises avec des difficultés telles, que malgré sa grande habileté militaire, il ne put comprimer l’hydre toujours renaissante de la révolte aux Pays-Bas ; son système de sévérité outrée, blâmé par les meilleurs citoyens, ne servit qu’à lui donner de nouveaux aliments. Plus tard, le roi, qui voulait en finir et arrêter à tout prix une lutte interminable, tourna de nouveau ses regards vers Marguerite. Il la supplia d’aller se représenter au milieu de ses peuples comme une messagère de paix, et de ramener les esprits égarés à leur roi. Marguerite accepta cette mission à regret et par pure obéissance. On était en pleine guerre ; il fallait un homme de guerre. Philippe avait fait un excellent choix dans la personne d’Alexandre Farnèse ; mais il prétendait, en laissant à celui-ci la conduite des armées, rendre à Marguerite le gouvernement civil des Pays-Bas. Cette combinaison ne plut pas à Alexandre ; il observa que dans des moments de crise, une pareille division de pouvoirs était impraticable et qu’elle entraverait tout ; que le chef de la force militaire devait être en quelque sorte maître absolu. Marguerite, qui ne voulait pas contrarier son fils et qui au fond était de son avis, demeura complètement passive et ne prit aucune part aux affaires. Elle resta cependant aux Pays-Bas jusqu’à ce que Philippe lui permît de les quitter 3. Puis elle retourna en Italie, où elle mourut en 1580, âgée d’environ soixante-quatre ans, pleinement dégoûtée, dit-on, et du pouvoir et des grandeurs du monde...
Étienne Constantin GERLACHE.
Paru dans La Belgique en 1860.
1 Suivant M. Serrure (a), le récit de Strada ne serait qu’un roman. La mère de la gouvernante s’appelait, non pas Marguerite Van Gheest, mais Jeanne Vander Gheenst ; et celle-ci n’était qu’une fille de service dans la maison de Lalaing. C’est ce qui résulte, dit M. Serrure, d’un acte de notoriété, en date du 12 octobre 1521, délivré par l’autorité municipale d’Audenarde, à la requête des oncle et tante de Marguerite de Parme, pauvres artisans qui végétaient dans la plus profonde misère et réclamaient un secours de la gouvernante, en qualité de parents du côté maternel. M. Kervyn de Lettenhove (b) doute de la vérité de la pièce rapportée par M. Serrure, et il dit qu’il a plus de confiance dans les sources invoquées par Strada. Cet acte paraît en effet un document bien étrange, à moins qu’on ne suppose qu’on avait laissé ignorer à Marguerite la véritable condition de la famille de sa mère ; qu’elle eût toujours négligé de s’en informer, et qu’elle eût ignoré jusqu’à son propre nom de baptême ; car elle s’appelait dans le monde Marguerite et non pas Jeanne. Strada est en général fort exact, et il n’est guère douteux qu’il n’ait puisé le fonds ainsi que les circonstances de sa narration dans les renseignements et papiers de famille qui lui furent fournis par la maison de Farnese.
Nous ne croyons pas avoir besoin de nous excuser d’être entré dans ces détails : l’historien peut ne dire qu’un mot en passant de ces sortes d’aventures ; elles sont toujours une tache dans la vie d’un grand homme ; mais le biographe doit s’y arrêter un peu plus, pour montrer l’homme tel qu’il est, dépouillé de tout prestige.
(a) Messager des sciences historiques, anno 1836, p. 417 et s.
(b) Histoire des Flandres, t. II, p. 173.
2 Introduction à l’Histoire de Belgique, 3e édition, p. 170, 171.