L’art et l’apologétique

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Alphonse GERMAIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les ennemis de Dieu, après

avoir été honorés et exaltés,

s’évanouiront comme la fumée.

 

Ps. xxxvi.

 

 

Une brume de sophisme et de satanisme s’épand, de plus en plus dense, sur la jeunesse intellectuelle. Une fraction s’abstrait dans l’idéolâtrie, une autre s’abîme en la démonolâtrie. Ceux-ci font de la science un pantacle, ceux-là cherchent dans l’occulte et la théosophie la source de toutes les vérités. Des exaltés s’uranisent, des pervers sensualisent le mysticisme. Le Bouddha a des partisans, Jamblique des continuateurs. Là, on redore ce mirage : le panthéisme ; ailleurs, on s’émule à laïciser le culte du Beau et du Bien.

Autant de groupes, autant de théories, mais une haine commune les réunit contre l’Église. Quelles que soient les hypothèses qu’ils échafaudent pour expliquer Dieu en dehors de la Révélation, idéolâtres et démonolâtres tendent à un même spiritualisme antidogmatique. Pour ces initiés, la Religion, désormais obsolète, n’est plus qu’un sujet d’étude ; tout au plus condescendent-ils à lui reconnaître un fond de moralité. À la Tradition catholique, les uns veulent opposer une synthèse de l’ésotérisme des cultes aryens, les autres certaine religion universelle, seule conforme, assurent-ils, à l’esprit du christianisme. Vains orgueilleux qui, pour battre en brèche l’Église, « cette Église toujours attaquée et jamais vaincue », sont réduits, malgré leur superbe scientifique, à exhumer la Kabbale, les Gnoses ou le livre de Dzyan, à farder les vieilles hétérodoxies !

Ces aberrations, cependant, trouvent dans une société lasse du matérialisme et du scepticisme négatif un terrain propre à leur développement. L’éducation moderne, qui ne devait modeler que des esprits forts, nous vaut force cerveaux inquiets, avides de fruits défendus, ouverts à tous les rhétorismes pourvu que subtils, partant aisément dupes des mages fallacieux, des exégètes fantaisistes et de ces faux prophètes qui pratiquent en avorteurs la maïeutique cérébrale. Après l’incroyance, voici la malcroyance. Un public existe, – ironie ! – qui admet les élémentals et doute de Satan, et conteste moins l’action du Karma que celle de la Providence.

Les nouveaux ennemis coalisés contre l’Église sont aussi dangereux que des hérésiarques, ceux qui les guident excellent à répandre l’esprit de mensonge ; plus que ces penseurs rêvant d’éthique sans Dieu, de société sans religion, ils plongeront des âmes dans la région des ombres de la mort ; plus que ces métaphysiciens diserts à présenter leur nombril comme l’axe de l’univers, ils égareront les téméraires chercheurs d’absolu, les crédules en mal d’au-delà. Demain s’esquisse menaçant, ne nous le dissimulons point ; des idées que sèment les hiérophantes par Satan inspirés peut sourdre un mouvement analogue au protestantisme et funeste non moins.

Sainte Hildegarde l’a prophétisé : « De même que la foi catholique, depuis les jours de son fondateur, le divin Jésus, s’est répandue peu à peu par degrés, jusqu’à ce qu’enfin elle ait resplendi dans la justice et la vérité, ainsi il arrivera un temps où elle diminuera par degrés. » Les temps d’iniquité s’accomplissent que prédit l’Apocalypse, peut-être l’heure de ténèbres est proche, les catholiques n’en doivent lutter qu’avec plus d’énergie.

Sans doute, l’Église compte parmi son clergé et ses moines assez d’hommes éminents pour défendre la Doctrine, cependant il n’est point inutile que les fidèles des milieux littéraires s’ordonnent de militer. L’amour qu’on a pour Dieu, il faut le traduire par des actes, les contemplatifs même en conviennent, leur Ruysbroeck le prononce : « L’amour ne peut être oisif. » Lorsque les arguments spéculatifs perdent de leur puissance, lorsque la parole du prédicateur n’a plus le retentissement qui sied, que l’Art arrive à la rescousse.

On a trop négligé les lettres comme moyen de conversion ; cet art, dont la Divine Comédie, les Martyrs et Sagesse sont de géniales manifestations, cet art vraiment apologétique peut beaucoup pour la cause du Christ. Combien mécroient parce qu’insuffisamment instruits sur les Mystères ; cette lacune, l’écrivain ne saurait-il la combler sans rien sacrifier des principes de son art ? Les artifices littéraires ne lui permettent-ils pas d’imprégner des vérités éternelles ceux qui se refusent à les lire dans les livres sacrés ? Quel moment fut jamais plus propice à l’intervention des écrivains en faveur de la Foi ? Leurs antagonistes mêmes leur fournissent des armes. De tous les systèmes ressuscités par les glossateurs de l’occulte, pas un qui, par son substantiel comme par son merveilleux, ne soit une source de thèmes propres à orienter maints esprits vers l’orthodoxie ! Où l’apologétique sévère, où le livre d’aride discussion ne pénètrent pas, où ne porte point la brochure de propagande, l’œuvre imaginative est accueillie et rayonne. Car les hommes se lassent moins du Vrai que de son interprétation poncive, ils aiment qu’on s’ingénie à leur présenter l’immanent sous des formes nouvelles.

Qu’on ne lise point dans ces lignes le schéma d’une esthétique. Parce que l’art se peut unir, sans y perdre, à l’apologétique, – comme à la philosophie ou à l’occultisme, – je n’entends point exhorter mes coreligionnaires à l’adoption d’un genre ; c’est un mode de combat que je propose, pas autre chose, une tactique qui me paraît répondre aux nécessités du moment. L’écrivain fidèle se doit d’œuvrer au moins un volume à la gloire de l’Église ; bellement énoncé, le verbe ne reste jamais sans effet, et un vrai croyant sera toujours inspiré pour magnifier le Très-Haut.

Mais pourquoi le taire ? Trop, parmi les jeunes gens qui se réclament du catholicisme, trop ne se montrent épris que de gemmes, de cantiques ou de parfum d’encens, trop ne voient de l’Église que le décor, du culte que la pompe et, dans la vie des élus, que prétexte à littérature ; trop se complaisent aux émulsions incolores, insipides, sans plus de rapport avec le mysticisme que la bigoterie avec la dévotion. Besogne stérile. On n’infirme l’erreur, on ne sert le Dogme menacé que par des œuvres viriles, des pages anagogiques. Il s’agit moins d’exalter les beautés de la liturgie que de dire la Beauté de la Doctrine, sa Sagesse.

Ainsi l’a compris Henri Mazel. En sa Fin des dieux 1, livre inspiré qui vaut une oraison impétrative, la Foi est défendue avec des accents d’une mâle éloquence, le Tout Amour du Christianisme magnifiquement exprimé.

La Fin des dieux, c’est le combat de la Raison contre les fables, c’est aussi l’éternelle lutte entre la spiritualité et le sensualisme.

Le drame se déroule dans l’Arles du roi René, alors que les anciennes superstitions de l’Hellade envahissaient le Christianisme, que les trop imaginatifs Occitaniens mélangeaient les rites de Scyros avec les Saintes Écritures. Décor propre à tenter l’érudit qu’est Mazel. Décor séduisant mais dangereux, de pareils choix entraînant presque toujours à la reconstitution de l’extériorité archéologique. Par bonheur, Mazel possède le don précieux d’évoquer l’âme des époques disparues, aussi a-t-il pu faire revivre cette civilisation hybride, singulière entre toutes, et, malgré l’emploi de personnages fictifs, atteindre à la vérité historique.

L’esprit chrétien et l’esprit païen se rencontrent incarnés, l’un en le moine Norbert, mâle et austère descendant des Apôtres, l’autre en l’évêque Terpandre, héritier des Grecs subtils, fertiles en hérésies. D’où un duel idéique qui, sans doute, paraîtra trop oratoire à d’aucuns, mais dont les abstractifs ne sauraient contester l’élévation et l’intérêt passionnant.

Il faut avoir le jugement obscurci par le laïcisme régnant pour ne pas reconnaître dans les actes de Norbert son ardeur dans la lutte, son abnégation dans le triomphe, sa sublime miséricorde finale, la supériorité du Christianisme.

Au point de vue scénique, peut-être cette œuvre pêche-t-elle par la structure, l’exposition languit, le dénouement se précipite, d’importantes scènes, la Ve du 3 entre autres, véritable épitase, pourraient être mieux amenées ; je laisse cela aux esthéticiens de la dramaturgie. Ce que je reprocherai à l’auteur, c’est le dessin un peu flou de ses caractères ; de même que Benozzo Gozzoli, dont il a, au littéraire, le coloris doux et chaud, il se contente trop de silhouettes plus stylisées que typiques. Et vêtir somptueusement des corps n’est pas les mettre en relief. Dans une œuvre nettement, noblement idéaliste comme celle-ci, il ne me déplaît point que l’auteur sacrifie la vie aux idées ; je le requiers, néanmoins, au nom de l’Art, de concrétiser ses entéléchies, concepts et symboles en des figures construites d’après nature.

Cette restriction faite, je ne vois qu’à louer. Des passages exquis de tendresse alternent avec des doxologies fougueuses, une idylle s’arabesque avec la dispute théologique ; nulle part la thèse soutenue n’enlève au pathétique de l’affabulation, au lyrisme de l’écriture. L’enseignement y est à l’action ce qu’est au décor la lumière, il n’irradie que pour ajouter en splendeur, non pour détourner l’attention, il dégage un abstrait qui peu à peu imprègne. Et le charme aspiré de ces réflexions de penseur enchâssées dans des phrases d’artiste, d’un pur artiste de lettres, on se prend à méditer.

Nul doute que Le Cardonnel, le cérébral mystique, l’aède en communion avec le Mystère, ne nous donne bientôt un volume en ce sens. Puisse l’exemple être suivi. Une bataille se prépare qui marquera dans l’histoire des lettres, et cette bataille se livrera moins pour le triomphe d’une esthétique que d’une philosophie. Remarquez l’importance que prennent, dans la prose imaginative, les préoccupations métaphysiques, éthiques ou sociologiques ; ce sont des signes, demain le roman aura fait place au Livre.

Les catholiques manqueraient à leur mission s’ils ne s’entraînaient pour ce tournoi. Qu’ils n’attendent pas que le clergé les y incite, ce n’est point là son rôle ; et d’ailleurs, qu’a-t-il besoin d’encouragements celui qu’embrase une conviction ? Contre le spiritualisme antidogmatique, contre le magisme renaissant, l’initiation impie, il importe de réagir et l’œuvre d’art s’y prête à merveille ; aussi bien que l’ouvrage tout d’argumentation, elle peut disputer les esprits à l’erreur.

Oui, ceux de Dieu auront leur tour, mais non sans combattre, soyons-en sûrs. Princeps hujus mundi ejicietur foras, et la Bête sortie de l’abîme sera jetée dans l’étang brûlant de feu et de soufre, sans aucun doute. En attendant l’âge du rétablissement de toutes choses, l’inertie serait coupable. On croisade par la plume aujourd’hui, à l’œuvre.

 

 

Alphonse GERMAIN.

 

Paru dans le Mercure de France

en mars 1893.

 

 

 



1  Un volume, décoré d’un dessin évocateur et harmoniquement expressif par le maître Séon ; Librairie de l’Art Indépendant, IX, rue de la Chaussée d’Antin.

 

 

 

 

 

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