Henri Bosco
par
Charles GERONIMI
L’œuvre d’Henri Bosco est née de la Provence, et c’est la Provence qui l’emplit presque tout entière. Mais ce n’est pas tout le territoire provençal. Certes, on voit apparaître, quoique de manière discrète, Arles « la capitale latine », et Marseille avec, sa populace et la vie palpitante de ses ports. On s’y aventure jusqu’aux Martigues, à Maillane et à la Camargue. Sont présentes « les rives larges et blondes de la Durance », et l’eau du Rhône qui « descend avec grandeur », tantôt impétueuse et sauvage, tantôt calme et domestiquée. Mais, comme par respect pour les terres possédées et chantées par Paul Arène, Alphonse Daudet et Frédéric Mistral, Bosco s’est réservé un domaine bien à lui, circonscrit entre les plaines d’Avignon et les hauteurs du Lubéron.
Ces deux coins de terre, qui s’opposent par la nature et la lumière, sont pourtant aimés de même manière par les personnages de Bosco. Tous aiment également leurs maisons, vastes, amoureusement tenues, solitaires mais accueillantes à l’étranger. Tous éprouvent même satisfaction à être servis par des servantes diligentes, par des serviteurs zélés et bien intentionnés et par des bergers, dignes de la confiance qu’on place en eux, ayant une parfaite connaissance des bêtes et des saisons. Tous éprouvent les mêmes joies d’être nourris par des vergers fertiles, tel le Pomelore des Mégremut qui en parlent avec amour. Le même amour s’étend aux plantes sauvages, aux herbes des montagnes, aux pinèdes, et aussi aux bêtes amies, le chien vigoureux et fidèle, l’âne nonchalant, le bélier conducteur de troupeaux, alors que le maître-taureau, le renard et le sanglier bénéficient eux-mêmes d’une singulière complaisance. Le but que s’assignent les générations des Mégremut et qui est de « donner dans un humble village le spectacle du bonheur humain », ne serait-il pas au fond le rêve de Bosco de tenter de prolonger cette sorte de « paradis ressuscité », une époque et des traditions anciennes ?
Or la réalité est tout autre, car l’amour de la Provence et de la vie ne peut se limiter ni à l’évocation du passé, ni même aux apparences des choses, ni à un bonheur que rien ne menacerait plus. À y regarder de près – et Bosco y est très attentif – la nature ne se contente pas de présenter aux hommes le spectacle de ses beautés et le déroulement du temps. Elle participe au contraire d’une façon directe à la vie des hommes. Elle les inspire, les attire, les soutient, et aussi elle les inquiète, les contraint et les effraye. Son langage est multiple, divers, secret et mystérieux. Il appartient au romancier de le saisir et de le traduire.
En effet, dans l’œuvre de Bosco, tout a une âme, les êtres, les objets et les éléments. Il assigne des intentions aux maisons, aux animaux, aux vents et aux tempêtes, au feu, à l’eau et à la terre. Ainsi la montagne manifeste ses sentiments à l’homme ; elle est parfois comme hantée, empêchant tout repos et tout sommeil : « Le grand corps gonflé de ténèbres, barbelé de houx, exhalait des senteurs de bête. » La maison, au contraire, assure sa mission de protection en résistant de toutes ses forces à la tempête déchaînée : « La maison luttait bravement... [Elle] se serra sur moi, comme une louve, et par moments je sentais son odeur descendre maternellement jusque dans mon cœur. Ce fut, cette nuit-là, vraiment ma mère. » Les vents deviennent des personnages aux dimensions épiques : « Sur le troupeau impétueux des vents, de vifs appels de trompe retentirent. » Le feu, celui qui se perpétue au foyer de génération en génération, a une âme, lui aussi ; il vit avec l’homme ; il est son confident, l’intercesseur de ses songes : « Cette créature vivait au ras du sol, sur son vieux foyer de briques. »
Mais de tous les éléments, c’est l’eau qui a le plus grand pouvoir d’intervention et de communication. Elle est d’abord puissance néfaste, inquiétante : « Près des sources, on perd la raison. » Elle provoque vertiges et délires : « ... le moindre filet d’eau claire entraîne ma pensée jusqu’aux abîmes. » Elle ensorcelle l’homme et lui fait perdre sa liberté : « L’attrait de l’eau était plus puissant que ma peur. Quels qu’en soient les dangers, l’eau me tente toujours, et ce soir-là, la tentation était saisissante. » Ce n’est pas un personnage de roman qui parle ainsi, mais bien Bosco lui-même, du moins tel qu’il se représente enfant dans Le Jardin des Trinitaires. Il est vrai que parfois l’eau dispense aussi ses bienfaits ; c’est elle qui fertilise le jardin de Cyprien ; c’est encore elle qui embellit et purifie les vasques de Fès. Mais le plus souvent, qu’elle soit source limpide ou étang immobile ou marais putride, elle tire son origine du tréfonds de la terre, augmentant par là ses pouvoirs de fascination. Elle inspire alors les pires frayeurs, qui ne peuvent s’expliquer que par la présence d’êtres surnaturels.
C’est dans une telle atmosphère de mystère que baignent les personnages de Bosco. Ils sont d’autant plus disponibles pour s’y complaire qu’ils vivent sur eux-mêmes, solitaires et amants du silence et de la solitude : « Il n’est de paix que dans les purs et il n’est sans doute de purs que les solitaires. » Mais ce besoin de solitude s’allie à un autre besoin : celui de l’attente. Presque tous attendent : « ... j’attendais donc, je ne savais rien de la chose (ou de l’être) que j’attendais, mais j’en pressentais la qualité ». C’est ce qui explique que ces personnages soient sensibles au langage secret des choses. Ils participent des voyants, des sorciers, connaissant des incantations, obéissant à des appels mystérieux. Les enfants eux-mêmes côtoient toujours le miracle ou la catastrophe. Les femmes appartiennent à un monde inconnu : même lorsqu’elles aiment ou se laissent aimer, elles obéissent à des forces obscures, comme Geneviève Métidieu, qui est commandée par « les ardeurs funestes de son sang » ou par des souvenirs obsédants ou par des objets qui prennent figure de talismans. Qu’elle joue, enfant, qu’elle médite devant la source ou qu’elle parle aux sangliers, elle appartient proprement à un monde de la mythologie ; en face d’elle, Pascal, son partenaire, subit « l’ascendant d’un mauvais astre qui l’oblige à se refuser à ceux qu’il aime... ».
Des astres et des influences maléfiques aux dieux qui peuplaient les croyances anciennes, le pas est vite franchi : « Les vieux cultes ne sont qu’assoupis sous cette terre, dit le notaire Dromiols dans Malicroix. Il suffit quelquefois d’un rien pour les éveiller inopinément. » Mais, au-delà de la présence étrange de forces obscures et sans nom, et par-dessus l’évocation facile des fées et des nymphes, Bosco fait découvrir par ses personnages une rencontre bien plus inquiétante, celle du diable qui les maintient dans une sorte de malheur sur lequel la grâce chrétienne n’a pas de prix. Cyprien, qui en était possédé, se plaint de cette désespérance qui a pénétré en lui : « J’ai regardé longtemps avec passion le même brin d’herbe, la même fleur, les mêmes yeux. Je les avais vus céder aux puissances de cette attention insensée, croître, éclore, obéir. Mais en ai-je reçu quelque signe d’amour ? »
Bosco reconnaît d’ailleurs qu’il donne un peu dans la magie et que, après Maurice de Guérin et Gérard de Nerval, il est doué du « thambos » des Grecs, qui est le pressentiment de la vie secrète des choses. Et il ajoute qu’il a rencontré l’Indéfinissable « non sans un hérissement de la chair, un trouble de l’âme ». Mais, précise-t-il, on a intérêt à connaître l’existence du Malin, « car la suprême ruse du Malin n’est-elle pas de nous laisser croire qu’il n’existe pas ? » Il vaut donc mieux être assuré qu’il existe pour lui opposer sa propre existence, donc sa résistance, et pour tenter ainsi de retrouver Dieu et sa grâce. Du moins, Bosco l’affirme : « Mais il y a Dieu, c’est ce qu’il ne faut pas oublier ; même aux plus troubles moments d’un drame noir comme Le Rameau de la nuit, j’y tiens. »
Il est arrivé à Bosco de présenter des êtres heureux, les uns atteignant à la paix du cœur par la contemplation de la nature provençale, les autres par la joie d’un travail inlassable. Pascal Dérivat, libéré des maléfices de Geneviève, connaît enfin le bonheur avec Françoise : « Je me sentais heureux, parce qu’elle était grande, belle et qu’elle marchait près de moi avec confiance à pas lents, comme une vraie femme de la terre. » Mais cette simplicité du bonheur et des êtres qui l’éprouvent est exceptionnelle. Bosco préfère prendre « toute liberté avec les êtres et les choses » parce que « les trois quarts des êtres et des choses nous échappent ». Et il ajoute : « Il y a la zone irradiante, où tout est communication avec tout... C’est là que j’opère... L’invisible ne m’est pas invisible. Je n’écris pas : je transcris et ce sont des hallucinations que je transcris. »
C’est là langage de poète, qui prend « la mesure des choses qui l’entourent », et qui s’accorde toute liberté pour les traduire à sa manière et suivant son appel intérieur.
Charles GERONIMI.
« Sa volonté de baigner son lecteur dans la puissance occulte de la nature représente sans doute une part de magie et une part d’initiation un peu hermétique, voire secrète. Mais M. Henri Bosco s’installe au centre d’un monde merveilleux, et l’on peut rêver et pénétrer de mystérieuses correspondances, dans l’incessant murmure de messages célestes. »
Pierre Descaves, in Conjonction, août 1953.
Œuvres essentielles
L’ÂNE CULOTTE. – Des personnages qui aiment les bêtes et les plantes, comme les deux enfants Constantin et Hyacinthe, ou qui sont inquiétants par le mystère de leurs vies et leurs étranges pouvoirs, comme le vieux Cyprien. L’aspect de la campagne provençale aux diverses saisons. Une atmosphère chargée de sortilèges, mais évoquée aussi avec poésie et vérité.
LE MAS THÉOTIME. – Pascal Dérivât aime sa cousine Geneviève Métidieu. Mais leur amour est impossible. Geneviève s’en ira vers l’aventure et le mariage. Pascal s’enfoncera dans sa solitude, se confondant avec sa maison et sa terre. Geneviève revient puis disparaît encore. Pascal épousera la fille de son métayer, après avoir hérité de son cousin qu’il haïssait.
MALICROIX. – Roman de l’homme seul en face d’un domaine en Camargue, dont il a hérité. Mais pour devenir le maître authentique du domaine, Martial Mégremut devra surmonter des épreuves mystérieuses que lui imposent les hommes et les forces de la nature.
ANTONIN. – Cet enfant de huit ans a quitté sa campagne pour vivre dans une banlieue triste et sale. Il se réfugie alors dans la rêverie, le silence et la solitude. Il voit les personnages qui l’entourent et les événements qui le touchent dans un conte de fées, où le miracle et la catastrophe sont quotidiens.
SITES ET MIRAGES. – Impressions sur l’Algérie, ses paysages, les charmes secrets de l’Islam, et aussi ses correspondances avec la Provence par ses mirages et ses passions.
Études sur Henri Bosco
AUBARÈDE (G. d’), préface à L’âne Culotte, Club des jeunes amis du livre.
LAMBERT (Jean), Un voyageur des deux mondes, essai sur l’œuvre d’Henri Bosco, Paris, Gallimard.
GODIN (J. G.), Le Mystère dans l’œuvre d’Henri Bosco, thèse de doctorat, Université d’Aix-en-Provence.
ONIMUS (Jean), La Poétique de l’eau d’après l’œuvre d’Henri Bosco, Marseille, Cahiers du Sud (353), 1959.
Biographie
1888 Naissance à Avignon, en novembre. Études au Lycée d’Avignon. Licence ès lettres, agrégation d’italien.
1912 Professeur au Lycée d’Avignon.
1915 Professeur au Lycée de Bourg-en-Bresse.
1914 Professeur au Collège de Philippeville (Algérie).
1914-1918 4e Zouaves. Guerre d’Orient.
1919 Lecteur à l’Université de Belgrade.
1920-1930 Chargé de conférences à la Faculté des lettres de Grenoble (Institut français de Naples).
1931 Lycée de Bourg-en-Bresse.
1931-1945 Lycée Gouraud de Rabat. Fondateur et directeur de la revue « Aguedal ».
1945 Mise à la retraite.
1945-1955 Séjour à Rabat. Fondateur et directeur des Alliances françaises au Maroc.
1945 Prix Théophraste Renaudot pour Le Mas Théotime.
1946 Prix Barthou de l’Académie française pour l’ensemble de l’œuvre.
1948 Prix des Ambassadeurs pour Malicroix.
1953 Grand Prix national des arts et lettres, pour l’ensemble de l’œuvre.
1955 Se retire à Nice-Cimiez. Administrateur de la Fondation R. Laurent-Vibert à Lourmarin (Vaucluse). Membre du Conseil de l’Université de Nice. Membre des jurys du Grand Prix de littérature de Provence et de France-Québec.
1965 Grand Prix littéraire de la Méditerranée pour l’ensemble de l’œuvre.
Bibliographie
(principaux ouvrages)
Romans.
Pierre Lampédouze, Paris, G. Grès et Cie, 1924.
Irénée, Paris, Gallimard, 1928.
Quartier de sagesse, Paris, Gallimard, 1929.
Le Sanglier, Paris, Gallimard, 1932.
Le Trestoulas, suivi de L’Habitant de Livergues, Paris, Gallimard, 1935.
L’Âne Culotte. Paris, Gallimard, 1937.
Hyacinthe, Paris, Gallimard, 1940.
Le Mas Théotime, Alger, Chariot, 1945.
Le Jardin d’Hyacinthe, Paris, Gallimard, 1946.
Monsieur Carre-Benoît à la campagne, Alger, Chariot, 1947.
Malicroix, Paris, Gallimard, 1948.
Silvius, Paris, Gallimard, 1949.
Un rameau de la nuit, Paris, Flammarion, 1950.
Antonin, Paris, Gallimard, 1952.
L’Antiquaire, Paris, Gallimard, 1954.
Lees Balesta, Paris, Gallimard, 1956.
Sabinus, Paris, Gallimard, 1957.
L’Épervier, Paris, Gallimard, 1965.
Souvenirs.
Des sables à la mer (pages marocaines), Paris, Gallimard, 1950.
Sites et Mirages (Alger, cette ville fabuleuse), Paris, Gallimard, 1961.
Un oubli moins profond, Paris, Gallimard, 1961.
Le Chemin de Monclar, Paris, Gallimard, 1962.
Le Jardin des Trinitaires, Paris, Gallimard, 1966.
Livres pour la jeunesse.
L’Enfant et la Rivière, Paris, Gallimard, 1945.
Le Renard dans l’île, Paris, Gallimard, 1956.
Le Chien Barboche, Paris, Gallimard, 1957.
Bras de fer, Paris, Casterman, 1960.
Biographie.
Saint Jean Bosco, Paris, Gallimard, 1959.
Poésie.
Églogues de la mer, Édit. des Terrasses, 1928.
Noël et Chansons de Lourmarin, Édit, des Terrasses, 1928.
Le Roseau et la Source, Paris, Gallimard, 1949.
Littérature de notre temps, Casterman, 1966,
par Joseph Majault, Jean-Maurice Nivat
et Charles Géronimi.