Romain Rolland
par
Claude GERONIMI
L’enfance et la première jeunesse de Romain Rolland ont été profondément marquées par trois sortes d’influences, dont le retentissement dans son âme a été d’autant plus grand que sa sensibilité était généreuse et frémissante. Par sa mère, il entre de plain-pied dans le domaine merveilleux des émotions que procure la passion de la grande musique. La rencontre en Italie d’une élève de Wagner le fortifie dans cette exaltation, qui ne l’abandonna jamais dans sa vie. L’Italie lui procurera en outre les joies que provoquent des paysages lumineux et des ; trésors artistiques. En même temps, son passage jà l’École normale supérieure, sa fréquentation ! de la jeunesse qui s’enflammait au choc des ; convictions à propos de l’Affaire Dreyfus, ; contribuent à développer en lui son besoin de justice, son élan vers la liberté et son amour de l’humanité.
Sa première création littéraire revêtira le caractère héroïque de ces inspirations. L’Italie lui fournit les sujets de ses deux thèses et une vie de Michel-Ange. La musique le conduit sur les pas de Beethoven, de Haendel, et d’un grand nombre de musiciens d’autrefois et de son temps. L’Affaire Dreyfus le fait remonter à la Révolution française, pour y rencontrer ces lutteurs qui, dans la tourmente, ont voulu modeler de leurs mains puissantes les destinées non seulement de la France, mais aussi de l’humanité.
Les Tragédies de la Foi, Le Théâtre de la Révolution sont nés, certes, du désir de renouveler un genre qui se survivait péniblement et d’une tentative littéraire de créer ce que Romain Rolland a appelé des « épopées dramatiques ». Mais ces pièces, de valeur inégale, répondaient avant tout à une voix intérieure, à la conscience impérieuse d’une force dramatique que portent en chacun d’eux des héros aussi différents que Saint-Louis, le patriote néerlandais Aërt, ou le révolutionnaire Danton. Ces drames eurent peu de succès en France ; mais beaucoup connurent à l’étranger l’audience que méritait la foi communicative de l’auteur.
Pourtant ces héros, mis en scène, restent des hommes. Romain Rolland n’admettait pas l’héroïsme cornélien, à qui il reprochait de dessécher « les sources humaines de la vie ». Aussi, même en proposant à l’admiration de ses lecteurs ces Vies des hommes illustres, comme Michel-Ange, Beethoven, et plus tard Tolstoï et Gandhi, n’était-ce pas pour prendre des modèles placés très haut au-dessus du commun des mortels. En choisissant des âmes fortes, qui avaient ployé sous le poids des tourments et des malheurs, Romain Rolland voulait donner une vue véridique, presque impitoyable, de toutes les faiblesses et de toutes les misères. « Il n’y a qu’un héroïsme au monde : c’est de voir le monde tel qu’il est, et de l’aimer. »
Et en effet, c’est toute la vie telle qu’elle est que nous présente le premier roman-fleuve de la littérature française : Jean-Christophe. À ce propos aussi, on peut dire que le genre découvert par Romain Rolland correspond davantage à sa conception de l’existence qu’à ses intentions littéraires. Il a voulu « tout comprendre pour tout aimer ». Sous la fiction d’un compositeur de génie, dans les traits de qui on reconnaît tantôt Beethoven, tantôt l’auteur lui-même, les dix volumes de l’œuvre déroulent le cheminement d’une âme depuis les humiliations et les illuminations de l’enfance jusqu’à la sérénité des derniers jours. L’amitié, les enthousiasmes délirants de l’adolescence, les montées et les retombées de l’amour, qui lui accorderont des « minutes de pureté, d’abnégation, de don absolu de soi », les déceptions amères et les succès enivrants : telles sont les expériences qui forgeront l’âme héroïque de Jean-Christophe. Sensible devant la misère ou l’injustice des autres au point d’en souffrir dans sa chair, il goûte d’une manière aussi profonde les émotions délicieuses que lui procure un spectacle de la nature. Mais ce qui demeurera constant, ce sera le devoir de lutter et de créer : « Il n’y a de joie que de créer. Il n’y a d’êtres que ceux qui créent. » Et la musique répond à cette exigence ; c’est elle qui lui inspirera, jusqu’au moment de mourir, « un cantique à la vie », à la vie avec tous ses combats et ses espoirs.
Mais Jean-Christophe contient aussi un noble message, qui s’adressait à la génération de Romain Rolland et à celles qui suivraient : « Hommes d’aujourd’hui, jeunes hommes, à votre tour ! Faites de nos corps un marchepied, et allez de l’avant. Soyez plus grands et plus heureux que nous. » Cet appel sert de conclusion aux théories esthétiques et aux vues sociales qui sont exposées au cours de toute l’œuvre. Jean-Christophe s’élève contre l’immoralité de la littérature, la banalité conventionnelle de la production musicale. Il est indigné par les actes tyranniques et stérilisants d’une politique trop formaliste. Il est écœuré par une société où triomphent un individualisme forcené et une cruelle cupidité ! Telles sont les peintures de ce que Romain Rolland appelle La Foire sur la place. Mais l’idéal demeure, qui guide Jean-Christophe, pour lequel, un jour, sera ouverte la voie de la beauté et de la grandeur.
Un autre roman-fleuve, L’Âme enchantée, exalte également, mais avec moins de talent, les efforts d’une femme d’élite, qui, à travers les joies et les douleurs, les contradictions et les erreurs, cherche à atteindre « l’harmonie de l’esprit, qui est notre suprême vérité ».
Pourtant Jean-Christophe avait une autre signification. À une époque où les malentendus s’accumulaient entre deux pays, issus d’une même civilisation, l’Allemand ou plutôt le Rhénan Jean-Christophe osera crier aux Français : « Nous avons besoin de vous, vous avez besoin de nous pour la grandeur de notre esprit et de nos races. Nous sommes les deux ailes de l’Occident. Qui brise l’une, le vol de l’autre est brisé. »
C’est la préfiguration de Au-dessus de la mêlée, cet article qui fit scandale et que Romain Rolland écrivit de Genève en septembre 1915. On le crut oublieux de ses origines et on le déclara traître à sa patrie, alors qu’il protestait contre la montée des haines qui opposaient stupidement des peuples nourris de la même culture, abreuvés de la même civilisation. Premier écrivain d’Europe à s’élever ainsi contre la guerre, il annonce l’affirmation lointaine de l’esprit européen.
Là ne s’arrêtèrent pas ses combats politiques. Il salue chaleureusement l’avènement de la Révolution russe. Il donne son appui à Gandhi. Il accepte de participer à des manifestations internationales à caractère pacifiste ou humanitaire. Il se rend en U.R.S.S., s’y lie avec Gorki. Mais il conserve intacte son indépendance, car il ne fut jamais un homme politique. S’il a lutté, s’il s’est dressé contre l’oppression, l’arbitraire et la violence, ce fut au nom de sa conscience et de sa morale.
Il croyait, en effet, à l’efficacité et à la noblesse de la non-violence. La spiritualité hindoue, communiquée par Gandhi et surtout par Tagore, le fortifiait dans l’idée de la « fraternité universelle des âmes », dans son besoin de sympathiser avec les autres, de comprendre les actes et les passions des hommes. En même temps, il aspirait au « plus haut accomplissement de soi ». En l’homme, selon lui, doivent s’épanouir toutes les qualités du cœur et toutes les facultés de la raison. Mais au-delà de cet amour de la vie, d’une vie faite d’équilibre et.de mesure, Romain Rolland se montre assoiffé de Dieu. Sans définir sa foi, il laisse s’épancher son âme religieuse.
Il ira même jusqu’à donner un caractère sacré à son œuvre littéraire. S’il a écrit, c’est parce qu’il a reçu une mission de Dieu, avouera-t-il. Mais c’est surtout parce qu’il a accordé sa manière de vivre et de penser à ses croyances et à son âme. « Le style c’est l’âme », écrira-t-il. Et en effet ses dernières œuvres, la vaste étude sur Beethoven, ses essais sur l’Inde, le Voyage intérieur, cette biographie poétique qu’il écrira retiré dans son Vézelay natal, son Péguy, en qui il reconnaît « la force la plus véridique et la plus géniale de la littérature européenne », toutes ces œuvres, comme celles de la jeunesse et de la maturité, le montrent indifférent aux recherches du style. Ce dépouillement de l’art était heureusement compensé par la richesse de l’âme et la sensibilité du cœur. C’est à ces qualités que nous devons les plus belles pages de Romain Rolland.
Charles GERONIMI.
Grand honnête homme et âme sensible, Romain Rolland mit sa création littéraire au service de sa pensée et de ses actions, fondées sur l’amour de l’humanité et l’exaltation de la liberté d’esprit.
Œuvres essentielles
LE THÉÂTRE DE LA RÉVOLUTION. – Met en scène les principaux héros de la Révolution française, dont l’exemple incitera à lutter « contre la lâcheté de la pensée et de l’action » et montrera que les Idées valent que l’on meure pour elles.
LA VIE DE BEETHOVEN. – Dans le grand musicien, Romain Rolland voit, comme dans toutes ses vies illustres, des héros « qui furent grands par le cœur ».
JEAN-CHRISTOPHE. – C’est la vie d’un grand musicien rhénan, entièrement voué à la musique, et qui, en même temps, domine toutes les déceptions, grâce à son énergie morale, à sa générosité et à son grand amour pour ses prochains.
COLAS BREUGNON. – L’auteur raconte d’une façon amusante la vie et les aventures d’un paysan nivernais sous Louis XIII.
Études sur Romain Rolland
BARRÈRE (J.-B.), Romain Rolland, Paris, Le Seuil (coll. « Écrivains de toujours »).
BONNEROT (Jean), Romain Rolland, Son œuvre, Paris, Éd. du Carnet Critique.
DESCOTES (Maurice), Romain Rolland, Paris, Éd. du Temps présent.
ROBICHEZ (Jacques), Romain Rolland, Paris, Hatier.
Biographie
1866 Naissance de Romain Rolland, le 29 janvier, à Clamecy (Nièvre).
1873-1880 Études au Collège de Clamecy.
1884 Il est disciple de Paul Claudel au Lycée Louis le Grand à Paris.
1886 Il entre à l’École normale supérieure.
1889 Il est reçu à l’agrégation d’histoire.
1889-1891 Élève à l’École française de Rome. Il rencontre Malwida von Meysenbug, musicienne, admiratrice de Wagner.
1892 Il épouse Clotilde Bréal, fille d’un universitaire.
1892-1893 Nouveau séjour en Italie pour la préparation de sa thèse.
1895 Il enseigne l’histoire de l’art à l’École normale supérieure.
1898 Il fait la connaissance de Péguy.
1901 Il se sépare de sa femme. Il vivra, solitaire et pauvre, 162 Boulevard Montparnasse, jusqu’en 1934. Il correspond avec Tolstoï.
1904-1912 Il enseigne l’Histoire de l’Art, à la Sorbonne.
1913 Après la publication du dernier volume de Jean-Christophe, il obtient le Grand Prix de l’Académie française.
1914-1918 Il reste en Suisse, pendant la Grande Guerre, au service de l’Agence des Prisonniers de guerre.
1915 Il écrit une série d’articles : Au-dessus de la mêlée,
1916 Il obtient le Prix Nobel de la Paix. (Il fit don du montant à la Croix Rouge internationale.)
1917 Il salue l’avènement de la Révolution russe.
1919 Il rentre en France, à la mort de sa mère.
1922 S’installe à Villeneuve (Vaud), en Suisse.
1931 Il reçoit la visite de Gandhi.
1932 Il participe au Congrès international d’Amsterdam contre la guerre.
1933 Il refuse la Médaille Goethe, décernée par Hitler.
1934 Second mariage, avec une jeune Russe.
1935 Il rend visite à Gorki, en U.R.S.S.
1937 Il se retire au pays natal, à Vézelay.
1943 Il renoue avec Claudel.
1944 Il meurt le 30 décembre à Vézelay.
Bibliographie
(principaux ouvrages)
Thèses.
Les Origines du théâtre lyrique moderne, Paris, Thorin, 1895.
Causes du déclin de la peinture italienne au XVIe siècle, Paris, Thorin, 1895.
Théâtre.
Les Tragédies de la Foi, Saint-Louis, poème dramatique en 5 actes, Paris, Édit. de la Revue de Paris, 1897.
Aërt, drame en trois actes, Paris, Édit. de la Revue dramatique, 1898.
Le Temps viendra, drame en 3 actes, Paris, Cahiers de la Quinzaine, 1903.
Le Théâtre de la Révolution :
Les Loups, pièce en 3 actes (sous le pseudonyme de L. St-Just) Paris, Bellais, 1898-1899.
Le Triomphe de la raison, drame en 3 actes, Paris, Édit, de la Revue d’Art dramatique, 1899.
Danton, pièce en 3 actes, Paris, Édit. de la Revue d’Art dramatique, 1900.
Le 14 juillet, Action populaire, 3 actes, Paris, Cahiers de la Quinzaine, 1902.
La Montespan, drame historique en 3 actes, Paris, Édit. de la Revue d’Art dramatique, 1904.
Liluli, farce lyrique, Genève, Édit. du Sablier, 1919.
Les Vaincus, drame en 4 actes, Anvers, Édit. Lumière, 1922.
Le Jeu de l’amour et de la mort, Paris, Édit. du Sablier, 1925.
Pâques fleuries, Paris, Édit. du Sablier, 1926.
Les Léonides, Épilogue, Paris, Édit. du Sablier, 1928.
Robespierre, drame en 3 actes, Paris, A. Michel, 1939.
Romans.
Jean-Christophe, 10 volumes, Paris, Cahiers de la Quinzaine, 1903-1912.
Colas Breugnon, Paris, Ollendorff, 1919.
Clérambault, Histoire d’une conscience libre pendant la guerre Paris, Ollendorff, 1920.
Pierre et Luce, Idylle tragique, Genève, Édit. du Sablier, 1920.
L’Âme enchantée, 7 volumes, Paris, Ollendorff, 1922-1924, Albin Michel, 1927.
Vies des hommes illustres.
Vie de Beethoven, Paris, Cahiers de la Quinzaine, 1903.
Vie de Michel-Ange, Paris, Plon-Nourrit, 1905.
Vie de Handel, Paris, Alcan, 1910.
Vie de Tolstoï, Paris, Hachette, 1911.
Mahatma Gandhi, Paris, Stock, 1923. Essais.
Le Théâtre du peuple, essai d’esthétique d’un théâtre nouveau, Paris Cahiers de la Quinzaine, 1905.
Musiciens d’aujourd’hui. Musiciens d’autrefois, Paris, Hachette, 1908.
Empédocle d’Agrigente et l’Age de la haine, Genève, Cahiers du Carmel, 1918.
Beethoven, les grandes époques créatrices, 6 vol., Paris, Édit. du Sablier, 1928-1945.
Essai sur la mystique et l’action de l’Inde vivante :
La Vie de Rama Krishna, Paris, Stock, 1929.
La Vie de Vivekananda et l’Évangile universel, Paris, Stock, 1930.
Paroles de Renan à un adolescent, Paris, Édit. de la Belle Page, 1930.
Compagnons de route, essais littéraires, Paris, Édit. du Sablier, 1936.
Le Voyage intérieur, Paris, A. Michel, 1942.
Péguy, 2 vol., Paris, A. Michel, 1944.
Articles.
Au-dessus de la mêlée, et plusieurs autres articles. Paris, Ollendorff, 1915.
Littérature de notre temps, Casterman, 1966,
par Joseph Majault, Jean-Maurice Nivat
et Charles Géronimi.