À propos d’enseignement

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Raphaël GERVAIS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il est entendu que personne n’est responsable de ses lacunes et de ses défauts. J’ai ouï dire à certains prédicateurs qu’au confessionnal les maris ne se reconnaissent guère d’autre tort que d’avoir des femmes désagréables, et que les femmes s’accusent surtout d’avoir des maris dont les imperfections légitiment ou excusent tous leurs mauvais procédés. – Quand il s’agit de se juger soi-même, tout le monde a mari ou femme, je veux dire quelqu’un qui est le premier responsable de tous les défauts que l’on veut bien se reconnaître.

C’est à vous, Messieurs les Canadiens, que ce discours s’adresse. Jusqu’ici vous vous étiez crus une race intelligente, bien élevée, suffisamment instruite et cultivée. Cette opinion bienveillante de vous-mêmes, les voyages et les séjours à l’étranger d’un grand nombre des vôtres l’avaient confirmée. Même des étrangers de distinction qui ont eu le loisir de vous fréquenter, frappés de l’ouverture de votre esprit, de la rectitude naturelle de votre jugement et de la noble simplicité de vos manières, ont su dire que vous étiez « un peuple de gentilshommes. » – Naguère encore, un juge assez compétent en fait de culture intellectuelle vous rendait le témoignage qu’à cet égard vous ne le cédez guère aux peuples les plus avancés 1.

Depuis quelques années on s’efforce à vous faire prendre une autre opinion de vous-mêmes. On vous dit, et parfois vous vous plaisez à redire, que vous êtes des ignorants et des incapables, une race inférieure qui n’arrivera à rien parce qu’elle n’est pas élevée de la même façon que « les races supérieures ». Le croire et le dire serait de votre part modestie rare, si ce n’était sotte naïveté et parfaite ingratitude envers des institutions qui ont fait de vous le peuple, non le plus fort et le plus riche, mais le plus moral et le plus heureux et, atout prendre, pas le plus sot qui soit au monde.

Ne soyez ni chauvins ni badauds. Croire que vous n’avez aucun progrès à faire, que tout est parfait chez vous et que vous n’avez rien à apprendre des autres serait un orgueil naïf permis seulement à vos puissants voisins ou à vos cousins d’outre-mer. Croire que tout est mal chez vous, que tout y est à refaire et que tout est parfait ailleurs, c’est de la badauderie. Si vous n’y prenez garde, on est en train de faire de vous un peuple de badauds. On y travaille avec grande chance de succès en certains milieux.

D’abord nos parents d’Europe nous ont fait l’honneur de nous découvrir depuis vingt à trente ans. C’est un plaisir toujours nouveau pour nous d’apprendre de leur bouche que nous sommes au monde ; qui le saurait s’ils n’avaient daigné l’apprendre à peu près ? Le saurions-nous nous-mêmes s’ils n’avaient daigné nous le dire ? Chaque année depuis lors nous amène quelque nouveau Jacques Cartier que nous accueillons toujours avec un enthousiasme et une admiration vraiment dignes des premiers habitants d’Hochelaga et de Stadaconé. Or, il faut bien le dire, la plupart de ces découvreurs ne viennent pas comme le premier planter la croix sur notre sol et avec elle la foi et le bon sens de la vieille France ; ils y plantent avec un succès qui tient du prodige ce qu’un original appelait « le poteau de la bêtise humaine ». Ils l’ont si bien planté, dans telle grande ville surtout que je ne veux pas nommer, qu’il est en train d’y prendre racine, de fleurir et de porter des fruits.

C’est depuis lors surtout que la prose masculine et féminine de nos journaux s’essouffle en dithyrambes sur les merveilles des civilisations sans foi, en dénigrement systématique et déclamations méprisantes pour tout ce qui ne porte pas la marque d’importation. Autour du poteau planté par nos cousins, du sol fécondé par leur parole et la prose de nos penseurs et de nos penseuses, a éclos une génération de réformateurs, qui jugent tout, qui condamnent tout, qui pérorent sur tout, qui nous font passer pour de parfaits imbéciles afin de se donner un peu d’esprit. C’est la plaie des grenouilles, bien autrement incommodes et insolentes que celles du Pharaon, qui ahurissent de leur coassement le bon sens public et voudraient lui faire croire que tout le monde est dans les ténèbres et qu’elles seules, les grenouilles, feront lever la lune pour éclairer la nuit, et le soleil pour éclairer le jour. Qui fera taire les grenouilles ? La baguette de Moïse elle-même y perdrait son temps.

 

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 Assurément, parmi les Européens qui nous font l’honneur de nous visiter, il y a parfois des hommes supérieurs par la portée naturelle de leur esprit et surtout par leur culture. Il est juste que nous le reconnaissions et en général nous n’y manquons point : nous reconnaissons volontiers la supériorité de ceux qui ne sont pas des nôtres. Mais tout Français qui déballe sur nos quais n’est pas un Brunetière, ni même un Claudio-Jannet, et tout prédicateur qui nous arrive n’est pas un Forbin-Janson.

Parlons net : un sot est un sot, d’où qu’il vienne. Or il nous en vient, et parmi nos découvreurs c’est le grand nombre. Et nous serons plus que des naïfs si nous accueillons de confiance et d’enthousiasme toutes les marchandises qu’on nous importe sans en vérifier la valeur.

En temps d’épidémie on prohibe les marchandises qui viennent des ports infectés, ou, si l’on ne peut les prohiber, on les met en quarantaine et on les passe à la formaline avant de leur permettre l’entrée. Il faut passer à la formaline hommes et choses qui nous arrivent d’outremer, si nous ne voulons pas être infectés. Il est déjà tard : bien des esprits sont lamentablement perdus. En doutez-vous ? Lisez attentivement nos journaux.

Jusqu’ici la meilleure part de notre richesse nationale a été ce robuste bon sens que nous avons hérité de nos pères, et que la foi chrétienne nous a conservé. Hélas ! cette incomparable richesse est en train de disparaître comme les immenses ressources de nos forêts. Bientôt nous ne saurons plus distinguer une vérité d’une sottise : nous nous laisserons berner par des mots comme ces peuples dont on nous importe les erreurs sans pouvoir nous donner leur haute culture intellectuelle.

Veux-je dire que l’on a tort d’admirer ce vernis supérieur qui ne change pas la valeur de la marchandise, mais qui en fait la vogue et l’éclat ? Non, pourvu que l’on ne sacrifie pas tout au vernis. N’allons pas nous défaire de notre bonne vieille argenterie, un peu terne et vieux style, mais solide et de vraie valeur, pour ces composés modernes qui n’ont point de nom dans la généalogie des métaux, et valent ce que vaut l’éclat d’emprunt qui en dissimule l’absolue pauvreté. Rien comme la taille ne donne sa vraie valeur au diamant ; mais la taille seule ne peut rien, que tromper les simples par le faux éclat qu’elle donne, au verre comme aux pierreries.

Admirons l’art de nos aînés dans la civilisation, le fini qu’ils savent donner à toutes leurs œuvres, et qui est inimitable. Rien n’est comparable au fini français. Mais le malheur, c’est qu’on le donne à l’erreur comme à la vérité. Personne mieux que lui ne sait rendre la vérité aimable et séduisante ; mais personne aussi ne sait comme lui trousser une sottise et lui donner l’aplomb et les airs du bon sens.

Qu’ai-je dit là, grand Dieu ! Quelle pierre je viens de jeter naïvement dans la grenouillère ! Quel concert enragé vont faire les grenouilles des deux Mondes ! Tant pis ! la pierre est lâchée ; je n’irai point la reprendre.

Qu’ai-je voulu dire ? Ce que tout le monde pense : que nous ferions bien d’emprunter à nos aînés tout ce que nous pourrons de leur culture intellectuelle, en leur laissant soigneusement leurs idées, y compris celles qu’ils se font sur eux-mêmes et sur nous.

 

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Mais j’allais terminer sans dire précisément ce que j’avais l’intention de dire.

Accusons les lacunes de notre culture intellectuelle, accusons en particulier la négligence de notre diction ; mais si nous voulons être justes, n’en accusons que nous-mêmes, et non les institutions qui ont fait ce qu’elles ont pu pour nous donner le goût des choses de l’esprit.

Que de fois n’ai-je pas entendu reprocher à nos collèges et séminaires des lacunes dont tout le monde est coupable excepté eux ? Ont-ils fait toujours tout ce qu’ils auraient pu pour nous donner le goût des choses de l’esprit ? Ils auraient sans doute la modestie de ne pas le prétendre. Dans ce champ illimité de l’instruction et de l’éducation, il y a tant à faire, même après que l’on croit avoir tout fait !

J’ai ouï dire à des critiques sans doute bien renseignés, que dans quelques-unes de ces maisons, on n’inculque pas suffisamment de précepte ni d’exemple le culte de la langue, qu’on n’éveille pas assez la curiosité intellectuelle des jeunes gens, qu’on ne les forme pas en particulier à lire et à bien lire.

Supposons toutes ces critiques fondées et bien d’autres encore, tout cela prouve que dans nos institutions d’enseignement secondaire il y a des progrès à faire, à peu près comme dans toutes les institutions similaires des autres pays ; mais cela ne rend pas compte suffisamment de nos lacunes.

À ces lacunes il y a d’autres causes dont nos collèges ont grandement à souffrir et auxquelles ils ne peuvent rien.

Dans d’autres pays la gent écolière qui peuple les collèges se recrute principalement dans des familles nobles ou bourgeoises, où l’on apprend aux enfants dès leurs jeunes années à parler correctement et à converser. Dans le nôtre, au contraire, les collégiens se recrutent en plus grand nombre dans la classe populaire, plus riche en vertus qu’en instruction, et par suite ils entrent moins préparés et trouvent souvent un milieu moins favorable à une certaine culture de l’esprit et des manières. – Puis la société même où ils retombent en sortant de leurs classes ne leur impose pas la nécessité de soigner et de parfaire leur culture. Le milieu d’où ils sortent et où ils vivent rend nécessairement leur culture plus difficile et plus laborieuse.

Puis, il faut l’avouer, nos jeunes gens sont fils de leurs pères, intelligents, avisés et... paresseux – je veux dire intellectuellement. La paresse intellectuelle, c’est le huitième péché capital de tout Canadien instruit. Que de poètes, d’orateurs, de savants, de littérateurs en herbe nous avons connus qui n’ont jamais épié, grâce à la paresse !

Or sans le travail continu et persévérant l’esprit le plus poli et le mieux aiguisé sera bientôt rongé par la rouille et rugueux comme ceux qui n’ont jamais été travaillés.

Vous allez plaider les circonstances atténuantes à votre péché de paresse, me dire que les intellectuels sont une élite, et qu’une élite est peu nombreuse même dans les grandes nations ; que rien autour de vous ne stimule le talent et l’affine ; que vous auriez encore le goût des choses de l’esprit, mais que trop de choses vous en détournent : les affaires, la politique, et les nécessités vulgaires de la vie ; que, avant de travailler pour son plaisir et pour la gloire, il faut vivre, et que, dans un pays comme le nôtre, on ne vit pas avec le talent tout seul, on vit avec l’argent.

Ne discutons plus. Vous avez cent bonnes raisons, mille peut-être de ne rien faire intellectuellement : d’accord. Et c’est la principale raison pour laquelle vous êtes insuffisamment cultivés. Dans ce défaut de culture vos collèges sont pour peu de chose – probablement pour rien du tout. – C’est sans doute ce que vous pensez et ce que prétend

RAPHAËL GERVAIS.

 

Paru dans La Nouvelle-France en 1904.

 

 

 



1 Léon XIII. Encyclique Affari vos.

 

 

 

 

 

 

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