Politique et législateurs
par
Raphaël GERVAIS
Tout le monde aujourd’hui dit du mal de la politique, un peu comme l’on parle mal des femmes, pour dissimuler le trop grand cas qu’on en fait. Je ne voudrais pas tomber dans ce travers. Je suis de l’avis d’Aristote : dans les choses humaines rien n’est plus grand que la politique, si ce n’est la religion.
Je ne sais si le philosophe de Stagyre aurait écrit la même chose de la politique d’aujourd’hui, qui ressemble à la politique vraie comme une caricature ressemble à un portrait.
Pourquoi dis-je aujourd’hui ? Cet aujourd’hui n’est-il pas un peu de tous les siècles ? – J’en conviens, avec cette réserve toutefois que dans les autres temps peu d’hommes relativement faisaient de la politique bonne ou mauvaise, vraie ou fausse, tandis qu’aujourd’hui tout le monde en fait et que l’on en met partout. C’est plus qu’une fièvre, c’est une rage : une fois mordu l’on n’en guérit pas, et il y a tant d’enragés qu’on pourrait compter facilement ceux qui ne le sont pas.
Donc aujourd’hui tout le monde fait de la politique, depuis le « libre et intelligent électeur », dont on achète si facilement la liberté et dont on aveugle si totalement l’esprit, jusqu’aux politiciens de profession, qui en vivent et qui en meurent parfois parce qu’ils ne peuvent pas vivre d’autre chose. Car dans nos sociétés démocratiques le journalisme et la politique sont deux grandes carrières pour ceux qui n’en ont pas. Or il faut bien le dire, rien ne souffre autant que la société de cette rage politique, si ce n’est la politique elle-même qui finira par en mourir.
L’usage s’est établi, dit-on, depuis quelques années, dans nos maisons d’éducation, de donner aux jeunes gens qui vont terminer leur cours d’études deux ou trois jours de réflexion pour étudier leurs aptitudes et leurs attraits avant de faire le choix d’une carrière. On en devrait bien faire autant pour tout homme qui veut entrer dans le journalisme ou dans la politique. Que de braves gens y renonceraient, s’ils en connaissaient les devoirs et les responsabilités ! Et combien ne les assument que parce qu’ils sont inaptes à les comprendre !
Franchement, quel assainissement de l’opinion et des mœurs publiques dans notre pays et dans tous les pays, si l’on pouvait éconduire du journalisme et de la politique active tous ceux qui ont été créés et mis au monde pour n’en jamais faire !
Il y a par ce temps-ci des bureaux d’hygiène qui veillent avec jalousie sur la santé publique et se donnent beaucoup d’importance et d’autorité. Pourquoi n’inventerait-on pas un bureau d’hygiène intellectuelle avec plein pouvoir pour l’assainissement de la politique et des journaux ?
Dix ou douze ans passés, il se fit, à je ne sais quel propos, une campagne de presse au sujet de l’enseignement. Tous les journaux voulaient réformer dans l’enseignement. Quoi et comment ? Ils ne le disaient guère, et ne le savaient pas davantage ; mais ils réformaient tout de même. On parlait en particulier d’examens à faire subir aux Frères et aux Sœurs, qui seuls, bien entendu, n’étaient pas suffisamment qualifiés pour l’enseignement. Quelqu’un voulut pressentir les dispositions des religieux enseignants.
Ne croyez pas, fit remarquer l’un d’eux, que les instituteurs religieux en général sont mis à l’enseignement avant qu’un examen sérieux ait constaté qu’ils ont les aptitudes suffisantes. Ce n’est pas seulement pour les supérieurs religieux une question de conscience, c’est une question d’honneur et d’intérêt : on le comprend, même en pays protestants. Il est donc plus que probable que les instituteurs religieux ne refuseraient pas, le cas échéant, de prouver leurs aptitudes devant un tribunal impartial et compétent. Soyez sûr qu’en général ils réussiraient.
Mais pourquoi les instituteurs religieux seraient-ils privilégiés dans la défiance du pouvoir public ? Ils ne sont pas les seuls qui enseignent sans brevet du gouvernement. Combien d’autres enseignent à leur manière, et pas seulement à des enfants ! Est-ce que bon nombre de journalistes n’ont pas la prétention de se faire les éducateurs du peuple et ne se posent souvent en maîtres de politique et de religion, donnant à tous et sur toutes choses des leçons publiques, parfois même aux prêtres et aux évêques ? – Il n’est que juste qu’avant de s’attribuer le droit d’enseigner tout le monde, ils justifient de leurs aptitudes.
Je laisse au lecteur de juger si le cher Frère avait raison. Mais je ne puis m’empêcher de penser que plus d’un politicien de haute taille aurait échoué, comme plus d’un journaliste, s’il avait dû, comme tout candidat aux professions libérales, prouver des aptitudes et une préparation suffisantes devant un comité d’experts des plus indulgents.
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Voudrais-je dire que nos parlements, sénat, chambre des communes, conseil législatif, assemblée législative, ne sont pas peuplés en général d’hommes sensés et bien intentionnés ? Dieu me garde d’une pareille injustice ! – Non : je dis seulement qu’ils sont en général trop encombrés de médecins qui feraient mieux de tâter le pouls de leurs malades que celui du pays, d’avocats plus en état d’étudier les lois que de les faire, d’honnêtes aventuriers de tous les états qui poussent dans la politique à peu près comme les champignons sur les arbres, on ne sait pas trop pourquoi ni comment, et je prétends qu’il faut pour la politique une vocation et une préparation, des aptitudes et une culture spéciales : et c’est ce que l’on ne sait pas. On s’imagine que pour être député il n’y a qu’à se présenter, et que pour être présentable il suffit d’être honnête homme, d’avoir un peu de popularité, beaucoup de confiance en soi et une foi illimitée dans l’ignorance et la badauderie des « libres et intelligents électeurs ».
On raconte qu’au cours d’une campagne électorale, un excellent cultivateur, sensé d’ailleurs et sachant parfaitement tenir sa famille et sa ferme, eut la malencontreuse inspiration d’en appeler au nombre de ses bêtes pour prouver ses aptitudes politiques. L’argument n’eut point de succès. Jean-Baptiste, en verve ce jour-là et en bon sens, lui fit durement comprendre que bien administrer une étable et même une maison n’est pas toujours une préparation suffisante pour faire de bonnes lois et gouverner sagement un pays. En vain criait-il : « J’ai cinquante-deux bêtes dans mon étable. – Et quand vous y êtes ? » lui répondait-on. Et le peuple le laissa sagement à sa ferme et à sa maison.
À celui qui doit faire les lois et prendre part au gouvernement d’un pays il faut d’autres aptitudes que celles qui mettent un homme hors de pair dans un métier ou dans une profession. Le premier des éleveurs peut être le plus inapte des gouvernants ; le plus habile chirurgien peut être un fort mauvais législateur ; et il n’est pas rare que les meilleurs administrateurs de leur fortune privée soient les pires dilapidateurs de la fortune publique, consciemment ou non.
C’est d’ailleurs un préjugé de croire que le droit sera toujours mieux servi par un avocat, l’industrie plus sagement favorisée par un industriel, l’agriculture plus efficacement encouragée par un agriculteur, et les intérêts de la classe ouvrière mieux défendus et protégés par un ouvrier. Toutes les professions honnêtes peuvent être représentées avec avantage dans les assemblées législatives et les grands corps politiques, et aucune n’en doit être exclue ; mais il n’importe guère au pays que les lois soient faites par des avocats sans cause ou des ouvriers sans ouvrage, pourvu qu’elles soient faites par des hommes qui sachent exactement ce que c’est qu’une loi, pourquoi on fait des lois et ce qu’exige le bien du pays pour lequel seul ou doit gouverner et faire des lois.
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La première aptitude d’un député, c’est qu’il sache ce que c’est qu’un gouvernement et ce que c’est qu’une loi.
J’en demande pardon à nos gouvernants et à nos législateurs, mais je crains fort que ce soit le petit nombre parmi eux qui sachent exactement ce que c’est qu’un gouvernement et ce que c’est qu’une loi. Cette ignorance, en effet, n’est nulle part plus répandue que dans les pays parlementaires, surtout dans les pays démocratiques, parce que tout le monde y peut arriver sans mérite et sans valeur à toutes les charges, même à celles qui demandent des aptitudes particulières et une préparation toute spéciale.
On va dire que je confonds un député avec un homme d’État ou un ministre. Non, l’erreur serait très grossière. Un parlement d’hommes d’État serait impossible à trouver en aucun pays et encore plus impossible à gouverner. Je ne confonds pas un homme d’État avec un député, ni même avec un ministre : car si avec le bois vulgaire dont on fait les députés on fait ordinairement les ministres, avec les ministres même plus qu’ordinaires on fait rarement un homme d’État. – Je sais qu’à défaut de l’homme d’État c’est le ministre qui prépare les lois, les rédige et les propose : mais le député y est bien pour sa bonne part, puisque c’est lui qui les vote, et en définitive qui les fait. C’est pourquoi il faut que tout député soit apte à voter honnêtement et en connaissance de cause pour ou contre toutes les mesures de législation ou d’administration qui seront proposées par un chef de gouvernement.
Il est bien vrai qu’on tend de plus en plus dans les pays parlementaires à supprimer la personnalité des députés pour les absorber dans un groupe. Le temps n’est plus où Lamartine pouvait dire avec une emphase à peu près supportable : « Un député, c’est un peuple. » On gouverne aujourd’hui par parti et par faction. C’est le parti qui veut et c’est lui qui pense, lui qui juge, lui qui agit, et personne ne pense, ne juge ni n’agit que par lui. Cette conception permet de choisir pour députés un grand nombre d’hommes... qui ne sont pas des hommes ; et ceux-là peuvent gagner à ne pas penser par eux-mêmes. Mais l’intérêt véritable des grands partis parlementaires qui veulent sérieusement « le gouvernement du pays par le pays », et qui sont formés pour le service même du pays, demande que les députés en général soient des hommes.
C’est l’intérêt de la société, et c’est l’intérêt d’un parti politique digne de ce nom, que la conscience d’un député ne puisse jamais être supprimée ou confisquée au bénéfice d’un parti ou de son chef, fussent-ils le gouvernement légal du pays.
N’est-ce pas l’erreur d’un grand nombre de députés de croire que la conscience politique du parti auquel ils se donnent les dispense d’en avoir une à eux ? À ce compte, en effet, la charge d’un député serait facile et l’élection n’importerait guère. Mais la morale ne s’accommode pas de ces fictions parlementaires : ni le parti n’est à couvert sous la conscience de son chef, ni la conscience du chef n’est à couvert sous la volonté de son parti, ni le simple député ne peut désintéresser sa conscience d’un vote qu’il donne à son parti ou avec son parti. Les devoirs de la vie publique sont pour ceux qui y prennent part des devoirs sacrés comme ceux de la vie privée, et celui-là n’est pas honnête, fît-il des miracles, qui estime que sa conscience peut ou les ignorer volontairement, ces devoirs, ou s’en désintéresser.
Donc, pour le député, comme pour un simple mortel, la première honnêteté ne consiste pas à faire son devoir, mais à le connaître et à ne pas assumer de graves et difficiles obligations qu’il est inapte à remplir, voire même à comprendre. Or je me demande ce qu’un député connaît de ses premiers et plus essentiels devoirs, quand il ne sait pas au juste ce qu’est la société civile, pourquoi on la gouverne et comment on la doit gouverner. Je me demande comment un député peut donner un vote éclairé et consciencieux sur les lois qu’on lui propose, quand il ne sait même pas ce que c’est qu’une loi.
Pour combien de nos législateurs la loi n’est autre chose que l’expression de la volonté du grand nombre. Le parlement peut tout ce qu’il veut, et ce qu’il veut est la volonté du pays, et la volonté du pays est la loi – contre laquelle il n’y a ni loi ni droit. C’est la conception révolutionnaire du droit et de la loi : ce n’est pas la conception chrétienne, ni la conception rationnelle. La loi n’est l’expression de la volonté ni d’un parti, ni d’un parlement, ni d’un roi, ni d’un peuple ; elle est plus que cela et mieux que cela : elle est la volonté sage et prudente du pouvoir public, qui, s’éclairant à la fois de la raison humaine et de la sagesse divine, détermine d’après les principes du droit naturel et la fin même de la société civile par quels moyens les volontés libres des citoyens tendront au bien commun.
Le pouvoir humain, quel qu’il soit, n’est pas la source du droit ; il n’en est que l’organe. La source est plus haut dans la volonté de Dieu manifestée par la loi divine, naturelle ou positive, et par la nature de la société. Toute loi humaine digne de ce nom dérive plus ou moins immédiatement de la volonté divine qui seule a le droit de s’imposer à la libre volonté de l’homme. L’obéissance est une forme de l’adoration qui n’est due qu’à Dieu. C’est pourquoi toute loi civile qui lèse des droits acquis ou reconnus par le droit naturel et la loi positive de Dieu n’est plus une loi, et par elle-même ne lie pas la conscience : c’est un décret arbitraire et tyrannique qu’aucun vote ne peut légitimer, fût-il celui de tout un peuple.
Le premier devoir du législateur, de celui qui rédige les lois, de celui qui les promulgue et de celui qui les vote, c’est de s’assurer qu’elles ne sont en rien contraires à la loi naturelle ni à une loi positive supérieure. Celui-là seul, en effet, dont la raison souveraine n’est soumise à aucune autre peut faire le droit et la justice, sans tenir compte d’aucune loi, parce que sa raison est elle-même la première de toutes les lois ; mais tout autre qui n’est souverain que dans une sphère, ne faisant lui-même ni le droit ni la justice, ne peut légitimement porter que des lois qui s’en inspirent et en soient l’expression.
Limité dans son pouvoir par la loi divine, le législateur l’est également par la fin même de son autorité. La société civile n’ayant pas d’autre but que d’assurer aux particuliers les biens qu’il leur est impossible ou trop difficile d’atteindre par leurs efforts individuels, le pouvoir civil n’a aucune autorité qu’en vue du bien commun. C’est pourquoi toute loi et toute mesure administrative qui n’a pas ce bien en vue directement ou indirectement n’est pas l’exercice légitime de l’autorité, mais un abus qui dégénère facilement en iniquité et en tyrannie légale la plus oppressive de toutes et la plus irrémédiable.
Or le bien commun, ce n’est pas l’intérêt d’une municipalité en tant qu’il est contraire à celui d’un comté, ni celui d’un comté en tant qu’il s’oppose à celui d’une province, ni celui d’une province en tant qu’il est inconciliable avec celui d’un pays ; encore moins est-il l’intérêt privé d’un parti, ou d’une classe de citoyens, ou d’un syndicat, ou d’un particulier quelconque, gouvernant ou gouverné. Le bien commun d’un pays est celui de toutes les provinces ; le bien commun d’une province, celui de tous les comtés ; le bien commun d’un comté, celui de toutes les paroisses ou municipalités. Toute loi et toute administration publique doivent dans la mesure possible à la sagesse humaine concilier tous les intérêts contradictoires, répartir équitablement les charges et les sacrifices nécessaires au bien commun aussi bien que les bénéfices de la fortune et de la puissance publiques.
Vous conclurez de tout cela qu’il n’est pas facile même aux plus sages de faire des lois qui soient vraiment des lois et de bien gouverner un pays ; vous n’aurez pas tort. Et moi je prétends que les hommes qui doivent aider par leur vote et leur influence au bon gouvernement et à la bonne législation d’un pays ou d’une province doivent être choisis entre vingt mille : et, si vous m’avez compris, vous me donnerez raison.
Il faut au député qui veut servir son comté sans nuire à sa province et à son pays un esprit naturellement élevé et avisé, avec une culture suffisante, un sens droit, un jugement ferme, un caractère bien trempé, une honnêteté à toute épreuve, avec une indépendance de fortune ou de position qui le mette autant que possible à couvert de toute tentation. – Il faut par-dessus tout qu’il n’entre jamais dans la politique avec le désir de succomber aux tentations.
Vous dites que ce député-là est un idéal et qu’on n’en taille plus guère dans cette étoffe depuis feu A.-N. Morin. Il me semble qu’on en pourrait faire ; il suffirait de choisir. Malheureusement la meilleure étoffe n’est pas toujours à la mode ; personne n’en est plus convaincu et ne l’avoue plus ingénument que
RAPHAËL GERVAIS.
Paru dans La Nouvelle-France en 1904.