À propos de la peine de mort

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Raphaël GERVAIS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Une série d’évènements lamentables, qui auraient dû inspirer des études et des réflexions sérieuses sur les causes des grands crimes et sur les remèdes qu’il convient d’y apporter, a mis à l’ordre du jour pour quelques esprits plus prétentieux que prudents la question de la peine de mort. De grands journaux en ont profité pour faire à ce sujet le moins justifié des plébiscites. Imagine-t-on quelles tomberées de jugements puérils, de sottises, de sentimentalités banales ont dû verser pendant des jours, avec le vote d’un chacun, dans la grande presse d’abord, puis de là dans l’opinion ?

On comprendrait encore un plébiscite ; c’est-à-dire la sollicitation d’un verdict populaire et de l’opinion d’un chacun sur une question d’intérêt que tous peuvent généralement apprécier et juger sainement avec la seule lumière du bon sens pratique et de l’expérience, ou encore après une discussion contradictoire parfaitement conduite sur une question de principes à la portée du grand nombre des lecteurs. Mais avant toute discussion sérieuse, avant toute étude approfondie d’une question comme celle de la peine capitale, qui relève à la fois de la psychologie, de la morale sociale et même de la théologie, demander à tous sans discernement une expression d’opinion et un vote motivé ou non, c’est faire appel au non-sens public.

Vraiment est-il à propos et de saine morale d’enseigner au peuple, déjà trop inconsidéré dans ses jugements et plus grisé qu’il ne faut de confiance en lui-même, que c’est le nombre et non la sagesse qui doit juger les principes de morale sociale et leur application dans les cas les plus difficiles ? N’est-ce pas en provoquant leurs lecteurs à ces jugements téméraires sur des questions de souveraine importance pour l’ordre social, sans leur donner par ailleurs aucune lumière précise, que les journaux à grande circulation se font, sans peut-être assez s’en rendre compte, des malfaiteurs intellectuels et des corrupteurs de l’esprit et de la conscience publics, qu’ils ont la prétention d’éclairer et de former ? Fût-il possible, ce dont je doute fort, que ces concours libéralement ouverts à l’irréflexion commune ne fussent pas une propagande très efficace et très malsaine de toutes sortes d’erreurs et de préjugés qu’il importe souverainement de ne pas acclimater dans notre pays, le gros public ne peut rien gagner qui vaille à traiter des sujets trop au-dessus de sa portée. Ce serait tout au moins le vouer au ridicule en lui apprenant à souffler dans un instrument plus haut que l’embouchure.

 

Ce n’est point qu’il nous paraisse inutile de traiter ce sujet de la peine de mort et d’en faire la matière de réflexions sérieuses. Mais sur ce grave sujet, comme sur tous ceux qui intéressent la morale sociale, il faut parler raison. Or c’est une élite qui peut parler raison sur des sujets de cette importance, et cette élite n’est jamais moins nombreuse que dans les temps et les pays où tout le monde lit et tout le monde peut écrire. Quand tout le monde parle, la raison se tait ; elle laisse la parole à l’imagination et au sentiment, qui opinent fréquemment à côté du bon sens.

Nous en avons eu une preuve aussi frappante que peu glorieuse. Pendant qu’au nom de la morale, de la civilisation et de l’humanité on laissait contester au pouvoir public, « qui ne porte pas le glaive pour rien », dit l’Apôtre, le droit de s’en servir pour abattre la tête d’un criminel, on consacrait et l’on popularisait dans les mêmes journaux le triste spectacle de deux hommes qui s’assomment pour le plaisir d’une multitude ravalée aux instincts du paganisme. En vain les lois interdisent ces luttes brutales dont la vie d’un homme peut parfois être l’enjeu : si l’un des lutteurs succombe et perd la vie en même temps que le prix du combat, nos grands journaux versent une larme de crocodile sur son cadavre, font semblant de s’indigner de ces spectacles barbares qui se donnent au mépris des lois, et de suite recommencent à y appeler la foule, à la mettre en appétit, par des descriptions, des récits, des gravures même qui occupent des colonnes et des pages entières. Qu’un chien, un cheval, un animal quelconque subisse quelque mauvais traitement, il se trouvera des âmes compatissantes pour leur prochain qui forceront la justice à intervenir pour punir l’homme coupable d’avoir usé de la chose, comme il l’entendait, à tort ou à raison. Mais qu’un homme meure à ces jeux barbares et indignes de pays civilisés, pour l’amusement et l’émotion d’une foule stupide et brutale, la police aura des yeux pour ne point voir, une bouche pour ne rien dire, des mains pour ne saisir aucun des complices et des entrepreneurs de ces spectacles prohibés. Non seulement personne ne forcera la justice à imposer le respect des lois, mais on lui imposera plutôt silence au nom de l’opinion, ou de je ne sais quels préjugés plus forts que ces lois. Ne conviendrait-il pas qu’en un pays chrétien et civilisé on ait moins de charité pour les bêtes, et un peu plus de respect pour la vie humaine ? N’est-il pas étrange qu’on veuille interdire au pouvoir public de sacrifier la vie d’un criminel qui ne peut que par la mort justement infligée rentrer dans l’ordre de la justice, et que l’on veuille exposer la vie d’un homme pour un ignoble plaisir ?

 

Il convient, il est même nécessaire, lorsqu’on veut traiter une question aussi grave que celle de la peine de mort sans s’exposer au danger de n’en rien dire de sérieux, de la dégager de ses aboutissants. C’est ce que ne font pas tant de barbouilleurs de papier si tendres et si compatissants pour les criminels et si féroces pour la justice humaine qui les frappe au nom de la société et au nom de Dieu.

Pensez donc, dit l’un, que votre justice humaine est borgne, et que du seul œil qu’elle ait ouvert elle ne voit pas toujours juste. Comment ne prendra-t-elle pas maintes fois un innocent pour un coupable, un maniaque pour un criminel, un homicide involontaire par surprise et aveuglement momentané pour un meurtrier de sens rassis ? Et alors quelle effroyable méprise ! quelle irréparable conséquence ! Comment osera-t-elle juger avec sécurité ce que Dieu seul peut infailliblement connaître ?

Si l’argument valait quelque chose, il prouverait contre toutes les peines, aussi bien que contre la peine de mort. Si vous ne pouvez pas juger avec certitude un criminel, comment osez-vous le condamner à l’infamie, à la prison, au bagne, à la déportation ? Le bon sens de tous les peuples a fait justice de ces déclamations. Ceux qui veulent que la justice humaine ne fasse jamais tomber la tête d’un criminel, parce qu’elle n’est ni infaillible ni impeccable, méconnaissent la nature humaine et les lois qui la régissent. Dieu ne nous a pas faits pour n’agir qu’à la lumière d’une certitude absolue : la certitude morale suffit pour nous permettre ou nous commander l’action. Souvent nous n’en pouvons pas avoir d’autre. Il est vrai que cette certitude morale n’exclut point toute possibilité d’erreur, mais avec elle l’erreur est si rare qu’elle ne compte point. – Prenez tous les devoirs de la vie individuelle et de la vie sociale, depuis les plus humbles et les plus vulgaires jusqu’aux plus relevés, quel est celui qu’une certitude morale ne suffit pas à légitimer, voire même à commander ?

Pourquoi, je vous prie, vous croyez-vous permis, même tenu de manger ? Qui vous assure que votre estomac est suffisamment préparé ? Comment savez-vous que les aliments que vous allez prendre vous donneront vigueur et santé ? N’est-il pas possible qu’ils aient été contaminés et qu’ils vous inoculent les germes de maladies mortelles ? Qui sait ? Une main perfide et criminelle ou peut-être simplement imprévoyante n’a-t-elle pas empoisonné ces mets ? Le cas est loin d’être chimérique. – Vous mangez quand même et vous courez, pour une simple certitude morale, le risque terrible d’abréger votre vie ou de vouer ce qui vous en reste à d’atroces et intolérables souffrances.

La justice humaine agit humainement, comme vous : la certitude morale lui suffit. Il est absolument possible qu’elle soit trompée. C’est pourquoi elle donne à l’accusé tous les bénéfices du doute et ne le condamne que sur la preuve qui doit paraître sûre et certaine aux esprits les plus prudents et les plus avisés. Si la preuve n’est pas sûre et certaine, l’accusé est absous, au moins jusqu’à nouvelle preuve.

Si je ne me trompe, toutes les nations civilisées se sont entendues sur deux points : la peine capitale ne doit être infligée que pour des crimes qui ne sauraient autrement être punis et réparés selon toute la rigueur de la justice ; elle ne doit être infligée qu’à ceux que la justice la plus minutieuse et la plus clairvoyante a jugés évidemment coupables.

Si en quelque pays la justice humaine n’est pas suffisamment garantie contre les erreurs et les méprises, c’est une raison de demander un amendement aux lois qui régissent la procédure et une protection plus efficace des prévenus, non contre la justice, mais contre ses erreurs possibles ; ce n’est pas une raison de prétendre que justice ne doit pas être faite et que la peine de mort n’y peut être portée.

Quel est au fond le tribunal le plus favorable à l’accusé et qui donne à la justice le plus de garantie et de sécurité ? Est-ce le jury ? Est-ce plutôt une commission de juges inamovibles par état, plus indépendants des fluctuations de l’opinion tantôt favorable et tantôt sévère pour l’accusé ? Il est difficile de le dire. Toutefois, avec nos institutions et l’esprit public, ce ne sont pas les innocents qui courent le risque d’être condamnés sans preuve suffisante ; c’est plutôt la justice qui sera inclinée à absoudre celui qu’elle reconnaît comme coupable.

À ce sujet on nous permettra une réflexion. Depuis quelques années il s’est érigé dans notre pays un tribunal qui cite devant lui, interroge, juge, absout et condamne avant toute intervention de la justice légale ceux qu’il soupçonne ou qui sont accusés à tort ou à raison par la rumeur publique. Ce tribunal souvent crée les préjugés de l’opinion, parfois les consacre et les impose plus ou moins aux jurés et aux juges : c’est le tribunal souverainement incompétent des journaux. Rien n’est plus irrévérencieux pour la justice souveraine du pays, rien n’est plus injuste pour les accusés et les prévenus, et rien au fond n’est scandaleux, immoral et attentatoire à l’autorité et à l’indépendance des tribunaux, comme ces instructions sur les crimes conduites dans les journaux en dehors de toute discrétion et souvent de toute pudeur et de tout respect de la conscience privée et publique.

Encore si la sympathie ou l’antipathie des journaux ne s’inspirait que de l’honnêteté naturelle, du zèle pour la morale publique et de l’amour désintéressé de la justice. Mais il ne semble pas toujours évident que leur ingérence indue dans le domaine réservé à la juridiction des tribunaux ait de si nobles causes. D’aucuns les soupçonnent et les accusent d’être poussés et exploités par certains intérêts et certaines passions qu’ils croient bon d’obliger pour les exploiter à leur tour et, encore, de vouloir du bruit et du scandale surtout pour la réclame et pour accroître leur circulation.

Hélas ! est-il bien sûr que des passions et des intérêts qui n’ont rien à voir avec la justice ne discernent pas quelquefois entre coupable et coupable, entre condamné et condamné, et n’accueillent pas et ne rejettent pas le recours en grâce à leur convenance et non à celle de la moralité publique ? Qu’on y prenne garde ! La justice souveraine, pour être respectée des peuples et protéger efficacement l’ordre social, doit être, plus que la femme de César, au-dessus de tout soupçon. Le jour où l’on pourra dire ou penser qu’elle subit une autre influence que celle de la loi et qu’elle sait discerner autre chose dans l’accusé que le crime ou l’innocence, ce qui aggrave son crime et ce qui l’atténue ou l’excuse aux yeux de la raison, ce jour-là la justice se déconsidérera aux yeux des peuples, et ne saura plus imposer à tous avec la crainte du châtiment le respect de tous les droits.

 

Il ne serait pas plus sérieux d’en vouloir à la peine de mort parce que tel genre de supplice répugne davantage à une civilisation avancée. C’est au pouvoir suprême de déterminer d’après les lois du pays le genre de mort qu’il convient d’infliger aux criminels. Que chacun dise son avis là-dessus et accuse dans les journaux ses préférences, qui pour la corde, qui pour la guillotine, qui pour la chaise électrique, qui pour la hache et le billot, c’est affaire de goût et non de principe.

Les lois criminelles doivent s’inspirer des convenances éternelles de la justice et des mœurs de la société. Les pénalités varient, comme les usages, avec les temps et les lieux, et ce serait errer que de les juger absolument d’après les mœurs et les besoins d’un seul pays et d’un seul temps. En principe, la législation criminelle doit supprimer des peines toute rigueur inutile aux fins de la justice sociale ; mais sur la rigueur des peines la norme varie avec les temps et les pays. Ce qui est peine sévère et infamante ici est réputé ailleurs pénalité légère, et au contraire ce qui nous semble à nous pénalité légère semble ailleurs une peine très rigoureuse. Qui sait si bien des adoucissements apportés par les siècles modernes à la législation criminelle ne paraîtront pas un jour des aggravations.

Nous sommes, par exemple, généralement d’avis dans les pays de civilisation occidentale que mieux vaut se tirer d’un mauvais procès avec une forte amende et quelques jours de prison qu’avec le fouet ou la bastonnade en vertu du principe italien : la pelle numero uno (1). Mais dans combien d’autres pays le même peuple se résignera facilement au fouet et à la bastonnade et se croira à jamais déshonoré par la prison ou plus sévèrement puni par une forte amende ou seulement les frais élevés d’un procès. Les lois humaines tiennent compte pour le châtiment des crimes de ces appréciations diverses, et elles ont raison.

Elles doivent en tenir compte lorsqu’elles jugent nécessaire de porter la peine de mort. Il suffit qu’elles laissent à la peine capitale son caractère d’infamie et d’ignominie, sans y ajouter l’aggravation de souffrances inutiles ou non essentielles à l’expiation ; mais parfois elles devront tenir compte de préjugés où la civilisation n’est pour rien, sans quoi la peine de mort ne serait plus le châtiment suprême et la sanction la plus redoutée de la justice et de l’ordre social.

 

Donc ne parlons plus de procédure criminelle, ni de tortures inutiles ; tout cela n’importe pas à la question. Du moment que la justice humaine peut connaître avec certitude les criminels,

 

1. C’est l’équivalent du proverbe français : L’homme est plus près de sa peau que de sa chemise.

 

elle peut les punir, même de la peine capitale, si la volonté de Dieu et la nature même de la société lui en donnent le droit ; si elle ne peut les connaître avec certitude, elle ne peut pas leur infliger davantage une autre peine, ni le bagne, ni la prison, ni une flétrissure quelconque. Ne parlons pas davantage de corde ou de garrot ; il ne s’agit pas de savoir quel genre de mort une société civilisée et chrétienne doit infliger à certains criminels qu’elle juge indignes de vivre, mais si elle peut et doit en certains cas mettre à mort des criminels. En d’autres termes : La société civile a-t-elle le droit de vie et de mort sur ses sujets ? Ce droit, convient-il qu’elle en use ?

Toujours à propos du plébiscite de La Presse, dans un petit journal français de la république voisine un baron quelconque écrit deux colonnes contre la peine de mort. Si ces gens-là doutent de quelque chose, ce n’est vraiment pas d’eux-mêmes, ni de la naïveté de nos nationaux des États-Unis et du Canada.

D’après ce nouveau docteur aussi fort que certain grand moraliste dont j’ignore le nom, le droit de mettre à mort les criminels n’a jamais été donné par Dieu à la société civile : il n’a été introduit que par les lois humaines. Il y a bien, il est vrai, certains textes du Pentateuque qui ne laisseraient pas de faire à d’autres quelques scrupules. Dieu y a porté la peine de mort non seulement pour l’homicide mais pour bien des crimes que le droit humain blanchit aujourd’hui. Mais, dit notre auteur, « autrefois et aujourd’hui ça fait deux ». Oui, sans doute, et c’est pourquoi, sans doute aussi, plusieurs diront que les lois du Décalogue elles-mêmes n’obligent plus, parce qu’elles ont été promulguées autre fois, pour des Juifs et dans des temps différents des nôtres ?

N’en déplaise à ce théologien de remise, c’est bien de Dieu que le pouvoir civil tient le glaive avec le droit et le devoir de s’en servir. Un certain temps après Moïse, si je ne me trompe, un nommé saint Paul écrivait, non aux Juifs, mais aux Romains civilisés du premier siècle de l’empire, que le pouvoir public tient son glaive de Dieu et qu’il l’a reçu non pour le laisser dans le fourreau, mais pour venger sur les méchants l’ordre de la justice violée. Cela donne l’air d’une origine un peu divine au droit du pouvoir public de mettre à mort les criminels.

Inutile d’en appeler aux textes qui ne sont pas introuvables, et de consulter ceux qui ont toujours été dans le monde les dépositaires authentiques de la pensée de Dieu. Personne n’ignore qu’ils ont toujours reconnu au pouvoir public le droit de châtier les criminels et de les mettre à mort quand il le jugerait nécessaire pour le bien public, et qu’ils ont toujours enseigné comme l’Apôtre que résister au pouvoir public, c’est résister à Dieu même.

Mais encore une fois laissons les textes aux théologiens de profession, et parlons simple bon sens, puisque en dépit de certains journaux nous sommes encore en pays de bon sens chrétien.

Pour tout chrétien et pour tout homme de bon sens, c’est Dieu qui a fait la société civile, c’est lui qui a créé le pouvoir civil, sans lequel la société serait impossible. Les hommes peuvent bien déterminer à quelles conditions un homme détiendra le pouvoir et l’exercera, ils ne peuvent changer ni la fin, ni la nature du pouvoir, parce qu’ils ne peuvent changer davantage la nature de la société à laquelle il est nécessaire de par la volonté de Dieu. Les lois humaines ont pu déterminer qui aura le pouvoir souverain dans la société, qui en exercera les droits et les prérogatives, mais elles ne peuvent ni étendre ni restreindre les droits de la souveraineté elle-même, parce que toute souveraineté est de Dieu.

Or le pouvoir civil n’est pas constitué de Dieu pour faire seulement ce qui plaît au grand nombre : il est institué pour conserver l’ordre et la paix dans la société et promouvoir autant qu’il le peut un bien moral et temporel. S’il a reçu le glaive, c’est pour s’en servir, chaque fois qu’il le juge nécessaire : autrement ni l’ordre de la justice, ni la paix publique ne seraient efficacement sauvegardés. C’est à lui de juger de l’usage qu’il en doit faire et il en répondra à Dieu, juge des princes et des peuples.

Affirmer que Dieu n’a pas donné au pouvoir civil le droit de mettre à mort les criminels, c’est prétendre que le pouvoir civil n’a jamais eu ce droit. Car nul homme n’a le droit de vie et de mort sur aucun homme ni ne peut le donner à qui que ce soit ; – et c’est accuser toutes les nations civilisées d’avoir commis autant d’assassinats qu’elles ont exécuté d’assassins, de brigands et de criminels de toute espèce avant et depuis le christianisme. Celui qui ose prêcher une pareille doctrine n’a pas ce qu’il faut pour commettre une hérésie : il est en rupture ouverte avec la conscience et la raison du genre humain ; il ne faut pas lui répondre, il faut l’enfermer, ou le laisser écrire dans les journaux « de l’autre côté des lignes » du bon sens.

 

Mais si le droit du pouvoir civil d’infliger la peine capitale est incontestable, convient-il qu’il en use ?

C’est une question d’opportunité dont le pouvoir souverain seul est juge ; c’est pourquoi dans toute société civilisée le droit de vie et de mort est la prérogative du souverain. Mais ce droit, il n’en peut user à son caprice. Le pouvoir souverain n’existe pas pour lui-même, mais pour le bien des citoyens et surtout pour le bien commun de la société.

Si le pouvoir public fait tomber la tête d’un criminel, ce n’est point parce qu’il ne lui agrée point de faire grâce, ou que le criminel ne lui inspire aucune sympathie, ou qu’il n’est couvert par aucune influence ; c’est parce que la rigueur de la peine est nécessaire pour l’expiation du crime et pour assurer le respect de la morale et la crainte salutaire de la justice ; s’il fait grâce, ce n’est point parce que personnellement il lui répugne de mettre à mort un criminel, ou parce que le condamné inspire à l’opinion une commisération toujours naturelle mais nullement méritée ; c’est parce qu’il juge que, pour le bien commun comme pour le coupable lui-même, il vaut mieux dans un cas particulier que la justice accepte une compensation moins rigoureuse et une expiation moins complète.

Le temps n’est plus aux grandes et fortes pensées. Autrefois on pensait plus haut, même en dehors du christianisme : on savait que l’homme qui déchoit de l’ordre de la justice par sa faute n’y peut rentrer que par une expiation proportionnée à sa faute. Et c’est en effet la grandeur de l’homme qu’il puisse, si dégradé qu’il soit par ses fautes, rentrer par la peine volontairement acceptée dans l’ordre éternel de la justice, et c’est une des grandes miséricordes des créatures de Dieu que la mort qui n’est que le juste châtiment du crime suffise à racheter toute une vie.

Le christianisme, quoi qu’en dise une théologie étrangère au catéchisme, n’a point apporté au monde d’autres idées sur la nécessité de l’expiation publique et parfois de la répression sanglante. Ce n’est pas pour contester au pouvoir public le droit de mettre à mort les criminels que Jésus-Christ a voulu accepter son injuste sentence et subir de ses mains la mort la plus infamante, mais pour nous apprendre que la mort volontairement acceptée par soumission à la volonté de Dieu peut racheter tous les crimes. Il n’a point détaché de sa croix le larron pénitent que la justice sévère des hommes avait conduit sur le chemin de la miséricorde de Dieu : il s’est contenté de promettre à sa foi et à son repentir le pardon et la vie éternelle.

S’il est vrai que la justice demande au coupable la réparation de ses crimes, elle doit lui retrancher un bien égal à celui qu’il s’est injustement attribué. Or pour la vie il n’y a point d’autre juste compensation que la vie : le sang volontairement versé ne se paie que par le sang.

On plaide que la peine de mort est immorale parce qu’elle ôte au criminel la chance de faire une longue et terrible expiation de ses fautes. C’est une sinistre plaisanterie. Sans doute si ceux qu’on met au bagne pour la vie étaient des saints Vincents de Paul, ils y seraient de vivantes expiations pour la société et pour leurs propres crimes. Mais qui ignore qu’au fond des bagnes on passe son temps en général à toute autre chose qu’à faire des actes de résignation et de sincère repentir de ses fautes !

Si vous voulez jeter le criminel entre les bras de la miséricorde de Dieu, non par le remords, comme le disait l’autre jour un grand journal du malheureux exécuté à l’Orignal, mais par le repentir, laissez-le en face de la mort. C’est quand toute espérance est perdue du côté de la terre que l’âme jette l’ancre du côté du ciel. Il est rare qu’un condamné à mort, s’il a gardé la foi, n’accepte point sa peine comme une expiation de ses crimes et ne meure point en chrétien. Il l’est davantage que du fond des bagnes s’élève vers Dieu un concert de bénédictions ou même une hymne de résignation.

On a beau dire, si la morale outragée doit être vengée par une expiation, aucune expiation n’équivaut à la peine de mort.

Veut-on que la peine infligée par la justice soit salutaire aux criminels ? Aucune autre assurément ne détourne aussi efficacement des voies du crime ceux qui n’y sont pas déjà engagés. Aucune non plus n’assure aussi efficacement le vrai repentir du coupable quand il n’a point perdu tout sens moral. On a dit avec peut-être plus d’esprit que de justesse que le bon larron a été le premier saint canonisé. Mais Jésus-Christ aurait-il canonisé le bon larron s’il l’eût envoyé au bagne pour le reste de sa vie, au lieu de le laisser mourir sur la croix où la justice humaine l’avait justement attaché ?

Enfin veut-on que le châtiment du crime soit exemplaire, qu’il en inspire une horreur salutaire ? Vous ne trouverez pas mieux que les siècles passés. Au fond, pourquoi en veut-on à la peine de mort ? Parce qu’elle fait peur. C’est le dernier mot. Mais comme elle est réservée aux scélérats, et qu’il est inutile d’en préserver les honnêtes gens, quel intérêt a donc la société à délivrer de cette terreur salutaire ceux-là seulement qu’elle pourrait détourner du crime ?

Un dernier mot. Tout le monde désire que la peine de mort ne soit jamais appliquée, à une condition, c’est qu’elle ne soit jamais méritée. Que les assassins cessent de tuer, et, sans plébiscite, on cessera de les mettre à mort.

C’est là l’abolition de la peine de mort que tout bon citoyen désire et que tout bon chrétien demande à Dieu de tout son cœur.

 

 

Raphaël GERVAIS.

 

Paru dans La Nouvelle-France en 1904.

 

 

 

 

 

 

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