À propos de franc-maçonnerie française
Quelques vérités désagréables
par
Raphaël GERVAIS
« À quelque chose malheur est bon », dit le proverbe.
Les tristes révélations qui signalent au monde entier le gouvernement de la république française commencent à ouvrir les yeux de nos compatriotes. Il n’était pas trop tôt. Tant que ces renégats n’ont mangé que du religieux et du prêtre, c’était peccadille pure avec circonstances atténuantes. Maintenant qu’on voit les laïcs eux-mêmes, militaires et civils, soumis au même régime d’arbitraire, de délation et de persécution, ceux qui parmi nous n’ont point tout à fait perdu le sens se réveillent en sursaut et crient à la maçonnerie française. Ils ont raison de s’épouvanter et de crier : l’ennemi n’est pas seulement en France ou à nos portes ; il est dans nos murs – mais ils auraient mieux fait encore de crier quinze ans plus tôt.
Gare à la franc-maçonnerie française ! on a raison de le crier ; mais gare surtout aux idées et à l’esprit qui préparent le terrain à la franc-maçonnerie et sans lesquels la franc-maçonnerie ferait peu de choses parmi nous. Croit-on que la poignée de francs-maçons qui déshonorent la France aurait si facilement raison de trente millions d’hommes, si l’esprit public était resté orienté vers le bon sens chrétien ? Là est le mal : il est dans la putréfaction de l’esprit et des mœurs. La maçonnerie ne travaille à son aise que dans cette décomposition.
Le grand mal de la France, il faut qu’on le sache et qu’on le dise, ce n’est ni son gouvernement ni la franc-maçonnerie dont il n’est que le serviteur odieux et ridicule, c’est l’esprit de vertige et d’erreur qui s’est emparé de son peuple et qui illusionne sur son mal beaucoup de ses enfants.
Dieu me garde de ne point rendre justice à la France, de n’être pas fier comme catholique de son esprit d’apostolat et de son incomparable armée de prêtres, de religieux et de religieuses qui reste bien l’une des grandes gloires de l’Église. Mais il faut rendre compte de la stérilité relative de tant de dévouements et de l’inanité apparente de sacrifices qui devraient sauver tous les peuples. Dieu n’éprouve point en ce monde les nations comme les individus pour les mieux récompenser dans l’autre. Il y a là un mystère que doivent pénétrer ceux qui aiment assez la France pour la sauver ; ce que feront bien de méditer tous les peuples chrétiens qui ne veulent pas périr.
Et que dis-je que je n’aie entendu mille fois de la bouche des Français eux-mêmes, des plus intelligents et des meilleurs ? Certes, personne ne révoquera en doute le patriotisme ardent du dernier supérieur de Saint-Sulpice, à Montréal. Parmi les innombrables auditeurs qu’émut si profondément l’éloquence ardente et prophétique de ses jeunes années, qui ne se souvient d’un admirable sermon sur le déplacement de la foi ?
Il y a trente ans de cela : la France était au commencement de la crise qu’elle traverse aujourd’hui et dont seuls alors les clairvoyants prévoyaient l’imminente gravité. Dans l’épanchement et l’intimité d’une soirée de famille, un homme d’esprit distingué et de sens exquis, Français autant que personne, me disait :
Ah ! vous êtes bien heureux là-bas dans votre pays ! vous avez gardé la foi et la foi a gardé votre bon sens... Ici nous achevons de le perdre, ce bon sens français qui fut si longtemps notre gloire et notre force... Ce n’est pas l’esprit qui nous manque ; l’esprit court les rues plus que jamais. Ce qui nous manque, ce qui manque davantage au peuple à mesure qu’il perd la foi, c’est le bon sens, le sens du vrai et du faux, du juste et de l’injuste ; et c’est pourquoi on en fera ce qu’on voudra, on lui fera gober toutes les erreurs, approuver tous les crimes.
Je n’ai jamais oublié cette douloureuse prophétie de tout ce que nous avons vu depuis, et que tout le monde alors croyait invraisemblable, sinon impossible. C’était le diagnostic effrayant d’un mal que Dieu seul peut conjurer et qu’en fait dans l’histoire des peuples il n’a jamais guéri.
Que d’autres confidences moins intimes je pourrais rapporter, non sans bénéfice pour le lecteur ! S’il est vrai que je suis atteint de francophobie, le virus m’en a été inoculé de longue date par ceux-là mêmes qui s’étonnent que j’en sois pris.
Chacun conçoit la haine et l’amour à sa façon. Il y a des gens qui pour aimer sérieusement croient avoir besoin de se brouiller tout à fait avec le bon sens. J’ai l’infirmité de n’être point de ceux-là, et je crois avec Bourdaloue, un vrai Français celui-là et pas des plus sots, « que le bon sens doit être de tout », de l’amour et du patriotisme comme de la simple piété et de tout bon sentiment dont s’honore un honnête homme et un chrétien. J’aime la France à ma façon, et c’est parce que je l’aime que je hais les scélérats qui l’assassinent, et les sots qui la déshonorent.
Puis nous avons notre France à nous qu’il nous est permis d’aimer et de défendre contre tous ceux qui menacent sa paix et son bonheur. C’est encore aimer la vraie France que de défendre cette partie d’elle-même qu’elle a laissée sur les bords du Saint-Laurent. N’était-ce pas une raison suffisante de ne point marchander les compliments à ceux de nos cousins d’outre-mer qui sont venus, les uns avec de bons sentiments et sans aucun désir de nous faire du mal, les autres avec des intentions détestables, tromper notre peuple sur les choses de là-bas et fausser son jugement par des panégyriques inopportuns jusqu’au scandale ? Puis-je aimer mon pays et les voir perdre à plaisir son bon sens par chauvinisme ou par prosélytisme maçonnique ? Puis-je ne pas dire qu’ils sont des endormeurs et des sots ou pis encore, qu’ils scandalisent sans le vouloir ou à dessein, et font ce qui est en eux pour perdre notre pays comme le leur ?
La franc-maçonnerie française à son pied-à-terre à Montréal. Elle a parmi les nôtres ses apôtres hypocrites et zélés comme tous leurs frères en maçonnerie ; mais elle fera peu de choses et n’osera guère travailler au grand jour tant qu’on n’aura point suffisamment corrompu l’esprit du peuple et perdu le bon sens public. Le meilleur moyen d’y arriver, c’est d’exploiter la sympathie naturelle de nos Canadiens pour la France, et de leur faire approuver ou tout au moins excuser les attentats et les crimes qu’elle y commet au nom de la civilisation. C’est pour cela qu’elle nous envoie toute une armée de missionnaires laïcs qui lui préparent les voies. Combien ont passé parmi nous depuis vingt ans, les uns affectant de respecter nos institutions pour les mieux critiquer, les autres les critiquant sans dire en quoi elles laissent à désirer, et ce qui les remplacerait avec avantage dans les circonstances où nous sommes, tous louant sans réserve et faisant miroiter aux yeux des naïfs le côté séduisant de cette civilisation où Dieu et la morale ne comptent pour rien !
Elle a parmi nous comme partout deux sortes d’auxiliaires : les sectaires, peu nombreux encore, mais capables de tout, et les innocents, qui sont légion. Les sectaires trouvent les mots d’ordre, les formules, et les lancent dans le public ; les innocents les gobent et les propagent avec un zèle égal à leur candeur, sans savoir ce qu’ils disent ni ce qu’ils font. Et quand l’opinion publique est affolée ou suffisamment agitée, les sectaires se montrent au grand jour et donnent aux formules leur vrai sens, aux mots d’ordre leur vraie portée. C’est ainsi que les innocents font sans le vouloir la fortune des ambitieux, des scélérats et des enragés.
De quoi sert-il de crier à la franc-maçonnerie française si vous faites habituellement son jeu et si vous lui prêtez votre influence, si vous prônez ses apôtres et ses missionnaires, si vous répétez étourdiment ses mots d’ordre, si vous chantez d’ordinaire dans le chœur des endormeurs ? Que de gens d’un mince mérite et d’une minime valeur sont venus ici faire les affaires de la maçonnerie et de la libre-pensée, et vous avez embouché toutes les trompettes de la publicité pour leur attirer une clientèle nombreuse de badauds et de gobeurs. Qu’avez-vous dit pour mettre en garde les cœurs droits et les esprits sans défiance ? Sous prétexte qu’ils étaient Français et que vous avez du sang français dans les veines, vous vous êtes faits dévotement leurs thuriféraires, même lorsque ces glorieux parents prétendaient bien descendre en droite ligne du singe, ou même n’avaient pas fini d’en descendre. Nous aussi nous avons du sang français dans les veines et remercions Dieu de n’en avoir point d’autre ; mais nous n’avons rien de commun avec ces bouffons et ces drôles. Nos ancêtres venaient du baptistère de Reims ; les leurs viennent du Jardin des plantes et d’acclimatation : nous ne voulons d’eux ni pour oncles ni pour cousins.
Que d’autres sont venus avec des intentions bien autrement droites et pures, mais gobant tout de leur pays comme d’eux-mêmes, ils ont fait l’apologie des persécuteurs et n’ont guère trouvé à blâmer que les victimes ! Ne pouviez-vous pas leur laisser deviner que vous les trouviez naïfs jusqu’à la sottise, ce qui est un malheur, et sots jusqu’au scandale, ce qui n’est jamais permis ? Ne regardez ni à la race de celui qui pérore, ni au ruban qu’il porte à sa boutonnière, ni aux couleurs dont se chamarre son habit : si ce qu’il dit est chrétien et sensé, donnez-lui les éloges mérités ; mais si son discours public ou privé n’est ni chrétien, ni sérieux, ni vrai, ou ne dites rien, ou laissez-lui poliment savoir que dans un pays comme le nôtre, fort en retard de civilisation maçonnique, il y a deux bons moyens d’être sage et de se concilier l’estime des honnêtes gens : être toujours réfléchi et sensé dans ses discours et savoir se taire quand on n’a point le tact de parler à propos.
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Puisque la fin d’une année porte naturellement aux pensées sérieuses, pourquoi mes confrères les journalistes ne se donneraient-ils pas la peine de bien voir la part de responsabilité qu’ils ont dans l’orientation de l’esprit public et ce qu’ils auraient pu faire pour la rendre plus ferme et plus droite vers le vrai et le bien ? Ils ne se font pas faute de faire publiquement l’examen de conscience et la confession de tout le monde : serait-il injuste d’avouer la part qu’ils ont dans les péchés des autres ? Qu’ils me pardonnent de leur dire sans déguisement ce que pensent de quelques-unes de leurs peccadilles des honnêtes gens qui les observent de loin et se donnent l’illusion de penser quelque chose.
Vous nous avez dénoncé récemment le péril de la maçonnerie française, et vous avez raison cent fois plus que vous ne le dites ; mais qui a fait sa fortune ? Qui lui a permis de s’établir en paix et de jeter ses premières semences dans l’esprit public ? N’est-ce pas votre silence intéressé ou votre plus ou moins inconsciente complicité ? N’est-ce pas vous qui avez popularisé autant que vous l’avez pu et chaperonné devant le public ses principaux missionnaires ouvriers ? N’est-ce pas vous encore qui même aujourd’hui que vous la dénoncez, propagez ses formules, ses mots d’ordre et son programme ? Pourquoi gardez-vous son langage si vous répudiez ses pensées et ses intentions ?
Vous vous plaignez encore que le public ne goûte point les articles sérieux, et qu’il ne veut point les lire. Encore ici vous avez mille fois raison ; mais n’est-ce pas un peu parce qu’au lieu de faire de votre journal une œuvre intellectuelle et morale, vous en avez fait surtout une œuvre marchande, qui cherche non le bien à faire mais les profits à réaliser ?
Vous dites, et qui vous donnera tort ? que chez nous l’esprit de parti est en train de tout perdre et d’ôter au peuple tout sens du vrai et du juste. Mais qui plus que les journaux est responsable des égarements de l’esprit public ? Le journal n’est-il pas avant tout chez nous le moyen pratique de préjuger l’opinion et de former au gré de ses intérêts la conscience des lecteurs ? Le faire lire, si l’on peut, se faire payer avant tout, par les abonnés quand ils sont honnêtes ou par des acheteurs quand on ne l’est pas, n’est-ce pas la fin principale sinon unique de la plupart de nos journaux ? N’y en a-t-il pas même qui ne sont jamais vendus... parce qu’ils sont toujours à vendre ? Comment alors élèveront-ils l’esprit du peuple ? Comment formeront-ils son jugement ? Comment éclaireront-ils la conscience publique ?
Les journalistes ne sont pas seuls coupables, dites-vous. D’accord : nous avons les journaux que nous méritons.
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Pour être juste, ce n’est pas chez nous seulement qu’un journal consciencieux et sérieusement fait a peine à vivre. À mesure que l’instruction se répand parmi le peuple, la culture intellectuelle perd en intensité ce qu’elle gagne en extension, et l’aristocratie de l’intelligence, comme celle de la vertu, perd en influence ce qu’elle gagne en élévation au-dessus du niveau commun. Il y a plus de lecteurs et moins de lecture sérieuse. Depuis que tout le monde sait lire, le journal a tué le livre ; et depuis que tout le monde lit le journal, le fait divers, la chronique scandaleuse et les potins politiques ont tué la causerie, l’article de fonds et le journal sérieux lui-même. Si Veuillot revenait avec son immense talent et sa verve intarissable, retrouverait-il ses quinze mille lecteurs ?
Nous souffrons peut-être plus qu’aucun peuple de ce mal nouveau que j’appelle le démocratisme intellectuel : la classe lettrée chez nous est non pas la moins intelligente, mais la moins intellectuelle qu’il y ait sous le ciel. Que de lettrés parmi nous ne se souviennent plus guère qu’ils ont appris à lire ! En dehors de leurs journaux – et quels journaux ! – une hotte de cancans, de scandales, de fausses nouvelles, d’informations inexactes que l’on vide chaque matin et chaque soir sur leur bureau et dans laquelle ils trouveraient rarement une pensée sérieuse, un jugement honnête et consciencieux – quoi que ce soit qui élève un peu leur esprit au-dessus des vulgarités de la rue, – que lisent-ils pour la plupart, ceux qui lisent quelque chose ?
Comment le peuple aura-t-il la passion de s’instruire quand ceux qui sont à sa tête et lui doivent l’exemple affectent le souci de ne rien apprendre... que ce qui n’apprend rien ? Comment prendra-t-il le goût des lectures saines et fortifiantes quand les lettrés eux-mêmes ont des nausées de toute lecture sérieuse et n’ont de passion ou de curiosité que pour des journaux sans lettres ou pour la littérature faisandée ?
Assez sur ce sujet désagréable : il vaudra mieux y revenir quelque jour – pour ne pas finir l’année par une gronderie.
Raphaël GERVAIS.
Paru dans La Nouvelle-France en 1904.