Sagesse, largeur d’esprit, charité et neutralité en littérature
par
Raphaël GERVAIS
Je me suis rappelé l’autre jour le chien d’Alcibiade auquel son illustre maître avait fait couper la queue. – À quel propos, me direz-vous ? – À propos de ma dernière causerie dont un ami plus sincère que flatteur me dit cent choses désagréables.
« Savez-vous, me dit-il, à quoi ressemble votre article de décembre ? À un joli chien dont on aurait coupé la queue. »
En effet cette pauvre causerie est sortie de l’imprimerie, par ma faute sinon par mon fait, écourtée comme le chien d’Alcibiade. Je n’en murmure pas : le sacrifice était nécessaire. Il était trop juste que, arrivé le dernier à la Nouvelle-France, quand toutes les places étaient prises, et n’y pouvant pas loger tout entier, mon pauvre chien laissât à la porte la partie de lui-même la moins nécessaire, sinon la moins élégante ; mais tout de même sa queue lui eût donné une tout autre façon. Tellement qu’en le voyant revenir dans cet accoutrement, je me suis demandé s’il savait encore aboyer franchement et mordre à propos.
Plus d’un aurait mieux aimé qu’il perdît en route deux ou trois bonnes dents bien saines. Ils en dormiraient plus tranquilles. Il est si doux de dormir... quand tout le monde dort, excepté les maçons qui travaillent toujours et le diable qui ne dort jamais.
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Au métier que je fais, je sais ce que je gagne. L’écrivain honnête et consciencieux qui n’adule aucune erreur, ne flatte aucun préjugé, ne pomponne aucune sottise, ne doit s’attendre ni à décorer sa boutonnière, ni à décrocher un titre, ni à la popularité, ni même aux éloges et à la reconnaissance des honnêtes gens. Il ameute contre lui toute la gent porte-plume, – celle qui pense, et c’est peu de chose, – et celle qui ne pense pas, et c’est terrible. Il fait venir des sueurs froides à tous les importants qui rêvent de relations ou de décorations transatlantiques, il donne la chair de poule à toutes ces médiocrités auxquelles la veulerie seule peut acheter les faveurs que le mérite ne conquiert point ; il enfièvre tous les raccourcis d’intelligence et de caractère qui ont besoin de se consoler en pensant que toute supériorité porte nécessairement une marque étrangère. On n’examine point si ses idées sont vraies, si ses jugements sont justes et fondés en raison, si sa phrase dessine nettement les nerfs et les muscles de sa pensée ; on ne se demande pas surtout s’il fait une œuvre nécessaire et urgente d’assainissement intellectuel. À la rigueur on lui permettrait de penser juste ; mais on ne lui pardonne point de dire nettement ce que tout le monde pense et ce que personne n’ose dire.
Ou dit en certains quartiers que au fond j’ai raison de penser ce que pense tout le monde qui pense, mais que j’ai tort de dire ce que personne ne veut dire. « Il est sincère, mais par mauvaise humeur, avec parti pris de voir tout par le mauvais côté ; il mange du Canadien après avoir mangé du Français ; il est excessif et n’a absolument aucune charité... »
Tout ce ramage ne m’émeut guère : il faut laisser en paix chanter les oiseaux qui ne savent pas ce qu’ils chantent.
Pour ceux qui ont l’habitude de regarder au fond des mots ce qu’ils veulent dire, je leur dois cette déclaration : Il y a certaines qualités fort à la mode dont je tiens à me défendre, et certaines vertus très populaires dont j’ai le parti pris de ne pas m’honorer.
Aujourd’hui, dans un certain monde, le sentiment passe avant tout, avant la raison et avant la conscience. On a tout dit pour excuser toutes les fautes et justifier tontes les sottises, quand on a confessé qu’on a bon cœur. Si vraiment la Providence vous a donné avec un bon cœur un jugement sain et une volonté ferme et droite, elle vous a fait une riche dotation. Mais toujours en appeler à son bon cœur, c’est la manière ordinaire et polie d’avouer qu’on n’a pas d’esprit et qu’on a peu de jugement.
Les vertus à la mode ne me sont pas plus enviables que les qualités en renom et en popularité. Il y en a deux surtout auxquelles on est en train de faire une désolante réputation : c’est la sagesse et la charité.
La sagesse dont on raffole consiste à n’avoir pas de principes, ou, ce qui revient au même, à toujours les oublier quand la conscience voudrait qu’on les applique. Le type du sage aujourd’hui, c’est le dieu-borne ou le roi-soliveau.
La charité telle qu’on la veut et la préconise, ce n’est point cette vertu généreuse faite de zèle pour la gloire de Dieu et de tendresse et de dévouement pour tous ceux qu’il aime ; c’est une sympathie naturelle pour l’erreur et le vice, qui n’a de ménagements que pour les scélérats et les sots, et de sévérités que pour les honnêtes gens.
Dieu sait ce que cette sagesse et cette charité ont fait de bien à ses affaires dans le monde entier.
Un chrétien s’en plaignait un jour à un prélat de ses amis quelque peu diplomate, et lui demandait en plaisantant si quelque nouveau décret ne permettrait pas bientôt d’ajouter à toutes les supplications des litanies des saints contre les fléaux qui désolent l’Église et le monde : « De la sagesse humaine et de la fausse charité, délivrez-nous, Seigneur ! » – Il y a longtemps, repartit le prélat, que l’Église a prévenu votre désir. Cette supplication, vous l’avez faite bien des fois sans vous en douter si vous avez récité ou chanté avec elle les litanies des saints : Ab insidiis diaboli, libera nos, Domine.
Défions-nous de la sagesse qui a plus de souci du succès que du droit et de la vérité, et de cette charité qui n’est indulgente que pour le mal et sévère que pour le bien.
C’est nous, les honnêtes gens, qui faisons la fortune des coquins ; c’est nous, les croyants, qui faisons la puissance des mécréants ; c’est nous, les catholiques et les chrétiens, qui faisons en grande partie la gloire et le succès des ennemis de Dieu et de l’Église. Pourquoi abdiquons-nous si facilement en tous pays du monde nos droits de citoyens ? Pourquoi ne sommes-nous que des catholiques de sacristie et de chambre à coucher ? Pourquoi ne portons-nous pas partout avec nous la lumière de nos principes catholiques et la puissance de nos convictions chrétiennes ?
C’est là notre faiblesse et la force de nos ennemis : eux pratiquent ce qu’ils croient ou ce qu’ils pensent ; nous, nous croyons, et dans la pratique nous faisons bon marché de nos croyances ; nous avons à cœur de les faire oublier.
Que nous ayons des défaillances dans notre vie, il le faut bien, puisque nous restons dans les conditions humaines ; mais pourquoi, restant chrétiens et catholiques de cœur et d’esprit, parlons-nous si souvent comme si nous ne l’étions pas ? Pourquoi nous désintéressons-nous si facilement de ce qui nous tient le plus au cœur ? Pourquoi porter avec tant de zèle et d’engouement nos éloges, nos faveurs, nos encouragements à tous les hommes et à toutes les œuvres qui s’acharnent sans le savoir ou de parti pris à combattre nos croyances et à ruiner nos intérêts ?
Dieu nous garde de l’étroitesse de cœur et d’esprit que je n’entends nullement prêcher ; mais qu’il nous garde aussi de l’ingratitude et de l’injustice envers les nôtres ! N’ayons aucune crainte de reconnaître le vrai mérite où qu’il se trouve ; soyons larges comme Dieu, qui prodigue souvent les meilleurs dons naturels à ses ennemis, parce qu’il n’en a pas besoin et qu’il en a de meilleurs pour ses amis ; mais n’allons pas admettre pratiquement et sans preuve que le talent et le génie ne se trouvent que chez eux. Puisque nous sommes les fils de la vérité et de la vraie charité, aimons le bien et louons le beau, partout où ils se trouvent... même chez nous.
On nous reproche souvent, à nous Canadiens, la triste et sotte manie de trouver beau tout ce qui n’est pas de chez nous, tout comme d’autres ont la vanité de ne trouver bel et bon que ce qui vient de chez eux. Est-ce que tous les catholiques n’auraient pas un peu de sang canadien ? J’en ai frayeur. Il paraît bien que nous avons un peu dans tous les pays, nous catholiques, cette autre manie (ma plume échapperait volontiers un mot moins parfumé de modération) de n’apprécier, de ne goûter et de ne louer que ce qui vient de nos pires ennemis. Faut-il nous étonner qu’ils nous méprisent, nous méconnaissent et ne comptent guère avec nous ?
Combien ai-je rencontré de catholiques, même dans notre pays, qui connaissent à peine de nom de Maistre, Montalembert, Veuillot, Lacordaire, Donoso-Cortès, et qui sont initiés à toutes les légèretés, peut-être à toutes les pourritures de la littérature française des trente dernières années ! Je n’ai nommé à dessein que quatre ou cinq de ces grands chrétiens qui ont conquis l’admiration même des ennemis. Mais combien d’autres, et parmi les contemporains, et dans la génération qui les a immédiatement précédés, ne le cèdent en valeur et en mérite littéraire à aucun des littérateurs les plus en renom ! Qui songe à les lire ? Savons-nous seulement leurs noms ?
Voulez-vous saisir sur le vif cette tendance aussi malsaine que ridicule ? Nous avons admiré et justement apprécié, il y a quelques années, en M. Brunetière son vigoureux esprit et cette langue saine et robuste dont aucun mot ne parle jamais pour ne rien dire. S’il eût été déjà des nôtres, aurions-nous fait autant d’estime et de son talent littéraire et de cette mâle et loyale sincérité qui devait si tôt le porter aux premiers rangs de l’armée catholique ? Je ne suis pas sûr de le pouvoir penser et n’oserais le dire.
Comme on dit qu’il suffit d’être canadien pour être méprisé des Canadiens, il semble qu’il suffit d’être catholique pour n’avoir aucun droit à l’estime et à l’admiration d’un grand nombre de catholiques. Nos penseurs et nos penseuses, pour la plupart, ne veulent voir des nôtres que leurs lacunes, des autres que leurs beaux côtés. On se pâmera d’admiration devant le premier rationaliste venu, parce qu’il n’a pas outragé notre foi et nos convictions, qu’il a des idées justes, parfois élevées et à peu près chrétiennes. On écoutera d’une oreille paresseuse et indifférente une parole franchement catholique qui développe des idées plus parfaitement justes et vraies dans une langue qui n’a pas moins de distinction et d’élégance, si toutefois on se donne la peine de l’entendre.
Viendriez-vous en droite ligne de Paris pour lecturer dans nos grandes villes – voire même dans une salle universitaire ; si vous avez la malencontreuse idée d’étudier à fond et de nous faire connaître des écrivains foncièrement honnêtes et chrétiens que tout le monde peut lire et que nous devrions tous connaître, vous aurez salle vide ou votre voix sera couverte par les clameurs et les récriminations de la critique en cotillon. Parlez au contraire de ces écrivains sans mœurs, sans idéal, sans croyance et souvent sans style, et de toute la littérature stercoraire qui fleurit naturellement dans une société en décomposition, vous aurez salle comble, et l’on voudra à tout le moins se donner le plaisir de vous lire s’il faut renoncer à celui de vous entendre.
Vous m’accuserez de suppositions invraisemblables et peu charitables. Je prétends que mes suppositions ressemblent fort à des faits et que l’histoire est tenue d’être juste avant d’être charitable.
Comment expliquer charitablement cette étrange disposition d’esprit de catholiques dont la foi et la religion ne peuvent être mises en doute ? Je laisse à plus fort que moi de le trouver et de le dire. En des pays moins catholiques que le nôtre, des âmes naïves qui voulaient être charitables ont pu s’imaginer qu’en flagornant les erreurs et les vices elles en détacheraient les hommes. L’expérience en général n’a pas réussi : au lieu de les retirer de l’erreur et du vice, on les y a ancrés. Il faut rendre aimables la vérité et la vertu, autant qu’on le peut, mais pas en les découronnant de leur auréole, pas en exaltant plus que de raison ceux qui les trahissent et les déshonorent, moins encore en amoindrissant ou ignorant de parti pris ceux qui les servent et les glorifient par leurs talents et leurs travaux. Je me défie de la charité de ces apôtres enragés de modération et de bienveillance pour tout ce qui n’est pas franchement honnête et chrétien, et d’ordinaire acharnés à décrier et à détruire les œuvres et les hommes en qui respirent l’esprit de foi et le dévouement à tout ce que nous devons aimer et adorer.
Peut-être faut-il attribuer en partie cette étrange disposition d’esprit d’un grand nombre de catholiques instruits à l’éducation neutre qu’ils reçoivent – même dans les institutions ecclésiastiques.
Vous vous récriez : je m’y attendais un peu ; mais les faits sont là, et les faits ne déguisent aucune vérité, ne ménagent aucune susceptibilité. Dans un grand nombre d’institutions catholiques, on a donné longtemps, on donne peut-être encore une éducation en partie catholique et en partie neutre : catholique pour l’âme que l’on forme à la foi, à la piété et à toutes les vertus chrétiennes ; neutre pour l’esprit que l’on développe et que l’on cultive un peu comme s’il vivait avec l’âme en séparation de biens et d’intérêts. Par l’instruction religieuse proprement dite, on tâche de faire des chrétiens et des catholiques ; par l’instruction littéraire et scientifique, on fait des littérateurs, des savants ou cette illusion de science et de littérature qu’on appelle un bachelier.
Mgr Dupanloup disait : « Un bachelier de plus, un homme de moins. » – Je ne dirai pas : « Un bachelier de plus, un catholique de moins. » Ce serait injuste et excessif, et quoi que l’on dise, je veux rester dans la vraie charité qui est toujours juste et la vraie modération qui reconnaît à chacun sa vraie valeur. Je dis seulement que, même dans les collèges catholiques, les études littéraires sont faites en général dans un tel esprit qu’elles ne développent guère et ne fortifient point le sens catholique de nos jeunes gens ; que les livres qu’ils étudient formeraient aussi bien des incroyants que des chrétiens, et que parfois ni les professeurs ne veulent se rappeler qu’ils sont prêtres, ni les prêtres se faire professeurs en dehors des classes où ils enseignent officiellement lettres et sciences et rien autre chose. Dans bien des pays où l’enseignement n’est pas libre du tout ou n’a qu’une demi-liberté, on est souvent plus ou moins contraint à neutraliser la partie de l’enseignement qui n’est pas du domaine direct de la religion. Et dans les pays tout à fait libres on fait un peu comme on fait ailleurs.
Nous envoyons volontiers à l’étranger nos jeunes gens d’avenir et d’espérance, pour les développer, leur donner une culture plus soignée et les préparer ainsi à l’enseignement des lettres et des sciences. Cette préparation est nécessaire, mais ne tient pas lieu de tout. S’il faut être jeune pour bien profiter de certaines études, il faut une certaine maturité d’esprit et supériorité de jugement pour ne rapporter de l’étranger que ce qui doit être utile dans son pays. On l’a peut-être parfois trop oublié. Il importe au point de vue canadien ; il n’importe pas moins au point de vue catholique qu’on le sache et qu’on ne l’oublie plus.
Particularisons, si vous le voulez, puisque les généralités, moins compromettantes pour celui qui les écrit, sont moins utiles à ceux qui les lisent.
Quand nous lisons, par exemple, les histoires et manuels de littérature écrits en France par des universitaires, nous trouvons dérisoire la part faite à la littérature catholique dans le siècle dernier, et nous sommes tentés de crier à l’injustice et à l’esprit sectaire. Peut-être n’aurions-nous pas tout à fait tort. Mais qu’aurions-nous à répondre si l’on nous disait qu’on y donne aux défenseurs de notre foi et aux tenants de nos idées la part aussi large que la leur font dans leur estime pratique et leurs encouragements le grand nombre des catholiques ? Qu’aurions-nous à dire si l’on nous faisait remarquer qu’ici-même, en plein pays catholique et en pleine liberté, où nous faisons nous-mêmes nos programmes d’études, et n’avons pas à compter avec des préjugés et des injustices qui s’imposent officiellement sous peine de compromettre l’avenir temporel des jeunes gens, on neutralise en littérature parfois autant que là-bas ?
Sans doute un cours de lettres n’est pas un cours de religion, mais peut-il oublier que ce sont des intelligences catholiques qu’il doit former et cultiver ? Maintes fois j’ai été douloureusement étonné de rencontrer des jeunes gens intelligents, qui ont fait un cours classique dans l’un de nos collèges classiques, et savent à peine les noms des grands hommes qui ont été à la tête du mouvement catholique pendant le dernier siècle, qui n’ont pas lu une page de nos grands écrivains et n’ont à peu près aucune idée de leurs œuvres. La faute n’est pas toujours à l’enseignement ; il faut le reconnaître. Combien cependant parmi nous ont dû refaire en partie leur éducation littéraire pour se donner la joie de savourer la belle et grande littérature catholique du XIXe siècle dont on ne leur avait parlé quelquefois que pour la déprécier ! Mais combien plus ne l’ont jamais ni complétée ni refaite !
Il m’arriva un jour, dans le loisir d’une courte vacance, de rencontrer un ecclésiastique distingué qui avait été mon professeur et m’avait donné autrefois les premières leçons de ce qu’on est convenu d’appeler littérature. Nous lûmes ensemble, au bord de la mer, une page d’un écrivain catholique qui fut l’un des maîtres les moins contestables et aujourd’hui le moins contesté de la vraie langue française. Nous admirions cette justesse de pensée, cette vérité de sentiment, cette plénitude de bon sens et de sens catholique, cette langue si riche dans sa simplicité, qui sait avec les mots les plus ordinaires rendre avec la même perfection ce qu’il y a de plus élevé dans la pensée, de plus délicat dans le sentiment, de plus suave et de plus intense dans l’émotion, de plus vif et de plus mordant dans l’ironie. – « Et pourtant, me dit mon compagnon, avec un accent où il y avait plus de contrition que de dépit, c’est cette littérature qu’on nous apprenait autrefois à ne pas lire ! »
Aujourd’hui ressemble-t-il à autrefois ? Je ne sais. Peut-être autrefois comme aujourd’hui avait-on surtout le tort de ne pas apprendre à lire.
Quoi qu’il en soit, nous catholiques instruits, nous ne lisons pas assez ceux que nous devrions lire. Un autre ajouterait sans gêne que nous lisons trop ceux que nous ne devrions jamais lire. Cette franchise ne serait point pardonnée à une plume aussi peu charitable que celle de
RAPHAËL GERVAIS.
Paru dans La Nouvelle-France en 1905.