SAINTE THÉRÈSE DE LISIEUX

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Henri GHÉON

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À mon ami

 

JEAN SCHLUMBERGER,

 

voisin de campagne de Sœur Thérèse,

 

en souvenir d’étés lointains.

 

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE PREMIER

 

 

En présence du spirituel, il suffit rarement d’être intelligent pour comprendre, d’être sensible pour sentir, d’être équitable pour juger. On peut vivre toute une vie penché sur les merveilles de l’Église, sur ses livres, sur ses témoins et n’effleurer pas même son secret. Il est telle façon de lire, d’un œil de savant ou de dilettante, qui postule, en cette matière, une totale cécité.

Au moment d’aborder la vie miraculeuse de sœur Thérèse de Lisieux, je trouve devant moi le célèbre M. Renan. Il me toise, il me plaint ; il me barre la route. Il a pleine conscience de la supériorité que lui assurent son érudition, sa formation cléricale, son art subtil et son apostasie. Il se dirait volontiers infaillible et il ne craint pas de prophétiser. Des choses de la foi il a pourtant gardé la gourmandise ; mais il ne retient de son expérience religieuse que le souvenir émouvant d’un état de sensibilité un peu douceâtre qui infuse à son style cette moiteur que l’on nomme « onction ». N’étant plus à ses yeux qu’une façon de sentimentalisme, la religion catholique, avec ses rites et ses chants, ses poètes et ses héros, devra subir la loi commune et prendre rang en un musée d’inactualités alliciantes et sublimes entre les temples égyptiens et les poèmes homériques, les féeries de Shakespeare et les rêveries de Rousseau, pour la délectation des curieux et des artistes. L’Église a fait son temps ; il s’y résigne. Son mélancolique anathème n’épargne pas même la sainteté. Or, voici comment il la qualifie :

« La sainteté est un genre de poésie fini comme tant d’autres. »

Et il ajoute, imprudemment :

« Il y aura encore des saints canonisés à Rome (sous-entendu : c’est le métier de Rome, n’est-ce pas ?) mais il n’y en aura plus de canonisés par le peuple. »

À quelque temps de là – il eût pu la connaître – la petite sœur de Lisieux était portée sur le pavois par le concert des peuples chrétiens, sans attendre la décision toujours prudente du Père des Fidèles. Mais M. Renan, étant mort, n’eut pas à encaisser le démenti.

Aux hommes de raison qui s’aventurent au royaume des âmes, contentons-nous de rappeler la parole du Christ à la femme de Samarie auprès du puits qu’ils croient avoir scellé :

« Si tu savais le bienfait de Dieu ! »

La sainteté est « un genre de poésie » qui se renouvelle sans cesse ; car elle puise sa fraîcheur, loin de toute littérature, de tout caprice du cœur et des sens, au flanc même du Dieu de Vie.

 

En vérité, il faudrait remonter jusqu’aux temps héroïques de la chrétienté, pour rencontrer un saint aussi spontanément, aussi universellement désigné que sœur Thérèse à l’attention de l’Église et consacré si promptement par celle-ci. Avant de gravir les autels, elle a fait à peine antichambre ; on a pour elle abrégé les délais qu’impose Rome aux plus qualifiés de ses enfants avant de statuer sur leurs vertus ; on compte juge un demi-siècle entre sa naissance terrestre (1873) et sa glorification (1923). Le monde entier la réclamait et l’invoquait depuis déjà vingt ans, de la joie plein le cœur, des preuves plein les mains, avec une obstination sans exemple. Par quels éclats, par quelles éminentes faveurs, miracles, prophéties, apparitions, avait-elle, durant sa vie, acquis cet extraordinaire concours ? Par son silence, par son effacement ; disons : par son inexistence. Elle avait vécu absente, ignorée, sinon de quelques amis et parents, et son apostolat, jusqu’à son dernier jour, était demeuré intime et secret, entre les quatre murs d’un cloître.

C’est le plus grand de ses miracles ou des miracles faits pour elle, le plus indéniable et le plus confondant. En vain chercherait-on des raisons purement humaines au vote populaire, par acclamation, dont elle fut favorisée. Du moins, aucune ne suffit.

Pas même, à mon avis, le récit de ses confidences : cette Histoire d’une Âme, qui fut traduite presque en toutes les langues, au lendemain de sa disparition.

Je n’ai pas le dessein d’en sous-estimer la valeur, l’importance, ni l’influence. Mais quelque zèle que l’on ait mis à la répandre, quelque attrait qu’il ait exercé sur les âmes, quelque succès matériel qu’il ait connu dans tout l’univers chrétien, cet humble petit livre si semblable par ses dehors aux innombrables productions de la « littérature pieuse » eût été incapable de soulever une telle marée de ferveur et d’enthousiasme, d’allumer cette multitude de feux, on peut dire de mines, éclatant toutes à la fois, aux quatre coins de la terre habitée, si Dieu ne s’en était mêlé.

Aucun livre humain, voire même divin, en aucun temps, en aucun lieu, n’en a tant fait, n’a porté si loin ni si vite, sans être prêché, expliqué, ni appuyé par l’action. Je n’excepte pas l’Imitation ; je n’excepte pas l’Évangile. Si l’on veut à tout prix qu’il soit la cause suffisante, initiale et principale de la popularité d’une enfant, on devra convenir alors que Dieu même avait déposé, insinué entre les pages, comme une fleur séchée qui n’aurait rien perdu de son parfum, une grâce de choix, immédiatement efficace, capable ipso facto d’ouvrir les âmes à son enseignement.

Mais, si grâce il y a, n’est-il pas encore plus simple de supposer que l’action de Dieu s’est exercée sans intermédiaire sur la masse obscure des foules qu’il s’agissait de séduire, d’éclairer ou d’orienter ? Peut-être avait-il été décidé, dans le Conseil de la Souveraine Sagesse, que non seulement aucune des leçons rédigées par la plume de sœur Thérèse ne manquerait son but, mais encore, surtout, qu’aucune des souffrances, aucun des sacrifices, aucune des prières du trésor expiatoire et amoureux, accumulé par elle au cours de sa brève existence, ne serait réservé à nos besoins futurs, mais tous, et dans l’instant, reversés sur le pauvre monde. La persécution sévissait ; la guerre venait à grands pas. Menacé des pires épreuves spirituelles et corporelles, le monde en avait soif et faim.

Une enfant chrétienne meurt à vingt-quatre ans, dans un petit Carmel, au fond d’une province qui ne passe point pour mystique : la Normandie. On y boit sec, on y vit bien. On est à deux pas de Trouville, qui prépare Deauville ; là se tient le Prince du Monde, et celui-ci s’est déjà fait « marchand de goutte » pour régner sur les paysans. On conduit sœur Thérèse au cimetière de la ville ; quelques amis suivent son corps ; les autres ne s’en soucient point. Sa tombe à peine close, l’odeur de ses vertus s’exhale ; du jour au lendemain son nom est sur toutes les lèvres, dans sa province et dans toutes les autres, en France et dans toute l’Europe, dans l’Ancien Monde, dans le Nouveau. Sur des lèvres de croyants et sur des lèvres d’impies, sur des lèvres qui savent encore articuler le nom du Christ et sur des lèvres qui l’ont oublié. « Thérèse ! sœur Thérèse ! » Pourquoi elle parmi tant d’autres, serviteurs des pauvres, missionnaires, apôtres, martyrs, hommes et femmes de Dieu qui dans le même temps sont morts eux aussi à la peine et dont la vertu s’est manifestée par de actes concrets, publics ? « Thérèse ! sœur Thérèse ! » il n’y en a que pour Thérèse ! Mais qu’a-t-elle fait pour nous en sa vie ? quoi de visible ? quoi de sensible ? Rien. Rien qu’on sache en tout cas. Et cependant, c’est elle qu’on invoque. Il suffit qu’elle ait dit : « Je passerai mon ciel à faire du bien sur la terre. » Le mot est recueilli, rapporté, diffusé. Mais encore faut-il y croire ? On y croit ; il s’impose. Pourquoi, par quoi s’impose-t-il ?

Il y a là un fait d’amour et l’amour est inexplicable.

 

Avant d’aller plus loin, je dois au lecteur un aveu. Je suis venu très tard au culte de la nouvelle Thérèse. Et aussi bien, j’écris surtout ce livre pour ceux qui comme moi, catholiques ou non, opposent quelque résistance à l’attrait de sa dévotion. Il est pénible de ne point faire bloc, du premier coup, avec l’unanimité des fidèles ; mais l’acquiescement retardé donne du champ à la réflexion et permet peut-être à l’esprit un examen moins superficiel du saint objet qui se propose. Non que je prétende apporter ici la moindre nouveauté sur le cas merveilleux qui fit déjà couler tant d’encre... Mais la confession de mon expérience personnelle peut être utile à quelques-uns.

J’ai connu sœur Thérèse par ses statues. La vue d’un plâtre fade et niaisement colorié était bien incapable, on en conviendra, d’ensorceler un homme fraîchement converti, tout imbu, même dans sa foi, du vain préjugé esthétique. J’exigeais alors de l’Église non seulement la vérité, mais aussi la beauté. Je sus comprendre, par la suite, que la vérité est essentielle, mais que, sur terre, la beauté ne l’est pas, quelque adjuvant à la prière qu’elle soit capable de fournir... Puis, je lus l’Histoire d’une Âme.

Venait-elle à moi trop tôt, ou trop tard ? Elle ne m’a pas ennuyé, mais elle ne m’a pas ravi. Elle m’a parfois agacé – la chère Sainte me pardonne ! Elle ne m’a, en première lecture, ni charmé, ni ému. Elle ne m’a pas même instruit. Soit que je fusse encore indigne d’estimer à son prix « la petite voie » qu’elle enseigne ; soit plutôt que déjà je l’eusse découverte dans la vie et les œuvres de plusieurs saints ou simplement dans l’Évangile qui nous la prêche à chaque ligne. Les écrivains spirituels ne font jamais que transcrire dans leur langage et les saints dans leurs actions ce que le Christ a dit et fait incomparablement mieux qu’eux, selon la règle de perfection inhérente à son Être même. « Si vous n’êtes pareils à de petits enfants... » murmure-t-il et il trace la « voie d’enfance », celle de Gilles du Gard et du Poverello, celle du Curé d’Ars et de Germaine la bergère : Thérèse de l’Enfant Jésus, venant après eux, les répète et remet en honneur cet enseignement primordial que l’on tendait peut-être à négliger. Un des offices principaux des saints au cours des âges consiste à incarner à neuf, à habiller de neuf telles vérités très anciennes qui risquent de passer inaperçues sous le vêtement usagé qu’elles ont porté trop longtemps. On voit alors François d’Assise se revêtir d’un sac, M. Vianney d’une soutane verdâtre, Thérèse Martin d’une robe de communiante à la mode de 1885 – et le monde, surpris, reconnaît tout à coup l’humilité, la pauvreté et l’innocence, visibles depuis des siècles sur la tunique blanche du Seigneur.

Ainsi Thérèse ne m’apportait rien dans l’ordre de la modestie, du dénuement et de l’enfance que sainte Germaine et saint Gilles, saint François et le curé d’Ars – combien d’autres encore – ne m’eussent déjà révélé. Si j’avais lu son livre jusqu’au bout, il m’aurait retenu peut-être... Hélas ! il me tomba des mains.

Je n’en conçus aucun dépit, aucun regret. On doit révérer tous les saints, pensais-je : mais s’il y en a tant, c’est pour permettre à notre préférence de choisir, selon notre temps et notre pays, notre condition et notre âge, notre caractère, voire notre humeur. Thérèse n’était pas pour moi. Je ne pouvais nier qu’elle fût pour mon siècle : je n’étais pas de mon siècle sous ce rapport. Les apparences fardées et sucrées de la dévotion à la « petite Sainte » (l’abus de ce diminutif me jetait littéralement hors de moi) eurent tôt fait de me masquer ce que son cas comportait sûrement de grand et peut-être d’original. Trop de roses ! trop de fleurs ! Je ne vis plus que les fleurs et les roses ; à peine quelques épines par-dessous... mais un saint sans épines n’en serait pas un. Je saluais de très loin sa statue.

Or, ses miracles m’induisirent en réflexion. Je connus des corps qu’elle avait guéris, des âmes qu’elle avait changées, des religieux d’élite accoutumés aux profondeurs de saint Jean de la Croix et de la première Thérèse qui se nourrissaient de ses confidences, des savants qui s’agenouillaient à ses pieds ; je vis aussi qu’elle était le recours d’amis très chers qui ne vivaient le Christ qu’à travers elle ou qui le vivaient mieux par elle. Quel effort il fallut pour me rapprocher ! Je me rendis à Lisieux, emportant l’Histoire d’une Âme, résolu à tout voir, à tout lire... à tout affronter : même la chapelle de la châsse.

Je sais qui je vais offenser : je m’en excuse par avance. Mais je dois signaler l’obstacle auquel s’achoppent mes pareils ; sinon, ils ne me suivront pas et mon but est de les convaincre. Si les autres se scandalisent, leurs convictions n’en souffriront pas.

La chapelle du Carmel présente un visage glacé au fond d’une cour étriquée. On entre, on « prend sur soi » pour lui prêter quelque agrément. Plus simple, elle ne serait qu’à moitié laide : une surcharge d’ornements l’écrase, inutiles autant qu’informes... – il n’est pas impossible de les oublier. Mais sitôt qu’on oblique à droite pour vénérer les reliques sacrées, on se heurte au chef-d’œuvre de laideur bête qui a l’insigne honneur de les garder. La coupole pseudo-Renaissance, aux vitraux nuls, est la moindre de ses sottises. La châsse ? passe encore, dans sa richesse lourde et sans beauté. Et je ne suis pas autrement choqué par le brocart et le velours dont on a revêtu l’image couchée de la sainte dans sa cage de verre et d’or. Mieux vaudrait, certes, que le marbre devenu chair, léché, teinté, « idéalisé » à souhait, fût vêtu de laine et de bure : mais qui n’a vu, en Italie et en Espagne, les plus humbles martyres de la foi couvertes de bijoux et de taffetas miroitant, comme des princesses de théâtre ? Elles sont dans la gloire, il est permis de les magnifier. Ce qui « ne passe pas », c’est l’escorte surnaturelle que font à la châsse deux Anges géants et un enfant musicien, taillés si mollement dans un marbre si blanc, si mou, qu’ils semblent fondre sous le regard comme du sucre ; l’enfant tient d’une main une harpe, de l’autre une fleur : c’est avec sa fleur qu’il joue de sa harpe. Or, pour compléter le méfait, le sculpteur, sans doute « éminent », a disposé sur les degrés quelques rappels de marbre-sucre, sous forme de roses semées et, comble de l’horreur, d’un nuage graisseux, compact, sur lequel flotte, sans s’y enfoncer, une croix de bronze pesante. Je n’insisterai pas sur la décoration des murs, en draperies de stuc bleu tendre, qui versent à profusion des roses roses en relief. La même volonté de fadeur, de prétention, de poésie douceâtre, de pieuse flatterie, prête à l’ensemble une confondante unité. À peine si l’on remarque, au fond, l’agréable Vierge de Bouchardon, à la vérité un peu mièvre, qui sourit jadis à la sainte : elle est perdue dans le luxe ambiant. – Et notez bien ceci : jamais ces ors ne terniront, jamais ces stucs ne pâliront, jamais ces marbres ne se patineront. Car on a proscrit l’usage des cierges : l’ampoule les remplace. Nous sommes chez de nouveaux riches : leur mobilier de salon a coûté trop cher pour n’être point conservé dans son neuf ; ils interdiraient plutôt les visites.

On voudrait rire, on n’en a pas le cœur. On a honte de son pays et de son temps. On a honte de soi qui s’attarde à ces ridicules. On se sent l’âme d’un iconoclaste. On plaint Thérèse et on lui demande pardon. – Fermer les yeux. S’abstraire. S’aveugler. Oublier le sculpteur et ceux qui ont guidé son goût, sa main, dans la meilleure intention du monde. Respirer les vraies roses, chaque matin renouvelées, qui décorent le pavement. Respirer l’odeur des vertus qui souffle mystérieusement des reliques. Humilier son goût. S’humilier soi-même jusqu’à accepter la laideur. – Mais la pauvre raison s’obstine : « Pourquoi Dieu permet-il ? Pourquoi Thérèse permet-elle ? Par quelle revanche du démon, avec la permission de Dieu, ce lieu sacré se place-t-il au premier rang des monstruosités de l’art catholique du XXe siècle ? L’âme n’informe-t-elle plus le corps, l’esprit la chair ? »

Un long temps de réflexion, un long temps de résignation, et l’on finira par admettre que le culte de sœur Thérèse n’est pas lié uniquement à ces dehors. Il y a aussi à Lisieux deux magnifiques cathédrales. Il y a la touchante maison des Buis-sonnets. Il y a le cimetière et le petit enclos des Carmélites, au flanc d’un coteau de pommiers, dans la plus verte des vallées. Il y a surtout la ferveur, l’authentique ferveur des petites gens, qui, à toute heure, emplit et transfigure la chapelle. Il y a la présence de l’humble enfant et de son Dieu. Qu’importent les laideurs et les pauvretés, les images, les fleurettes et les cantiques ! Ils ne sont qu’un moyen : la prière va plus loin qu’eux. On croit s’être rendu et pourtant on objecte encore : « Cela était-il vraiment nécessaire ? Ne pouvait-on se passer de cela ? »

Non. Il est probable que non. Nous qui faisons les dégoûtés ne sommes que le petit nombre. Thérèse a été donnée à son siècle, faite sur mesure pour son siècle, humainement parlant, dans sa figure temporelle, et la dévotion dont on l’entoure a pris la forme extérieure qu’elle souhaitait. Son siècle avait besoin de ce faux luxe, de ces parfums de basse qualité, de cette poésie de romance, de ce marbre où l’on taille les groupes « artistiques » qui ornent les salons bourgeois, et de ces roses de calendrier, pour être introduit en douceur au secret brûlant de son âme.

Ne cherchons pas à le dissimuler – ce n’est pas là faire injure à la sainte. Le goût de Lisieux, des dévots de Lisieux, des bonnes religieuses de Lisieux qui y cultivent des « arts d’agrément » à la louange de leur sœur, c’était un peu le sien, celui de son milieu, de sa famille. Où et quand aurait-elle pu l’affiner ? C’est celui qui règne en tous lieux, dans l’Ancien et le Nouveau Monde chez une certaine bourgeoisie qui le maintient jalousement. Sa carrière n’est point finie, car il a passé dans le peuple et il contamine sans cesse les nouvelles couches de bourgeois. C’est celui, reconnaissons-le, de la majorité des hommes. Dieu l’a laissé à Thérèse – et s’en est servi.

Je ne dis pas qu’on a les saints que l’on mérite ; on ne mérite jamais les saints qu’on a. On a les saints dont les dehors sont les plus capables de vous séduire. Sous prétexte que le sens de l’art, par le méfait de la république bourgeoise, s’est retiré de la société, les âmes en doivent-elles pâtir ? Dieu n’est pas mort uniquement pour les gens de goût et pour les artistes : ceux-ci iront visiter Chartres et en reviendront souvent convertis. Les foules innombrables qui se ruent à Lisieux et qui en propagent à travers le monde l’horrible camelote en même temps que les bienfaits, se trouvent là comme chez elles : tout les émerveille, tout les ravit. Un parfait accord avec le milieu favorise en elles l’élan, l’abandon et la confiance. Elles écartent à leur insu les joliesses qui les ont séduites. Sous les roses de sucre et les nuages de saindoux, derrière les fleurettes et les diminutifs qui affadissent providentiellement la plus héroïque histoire du monde, elles découvrent en priant la véritable sœur Thérèse, l’ascète du continu sacrifice, au corps rongé, au cœur brisé, à la volonté inflexible, qui vécut et mourut de l’excès d’un amour dont elle ignora les douceurs. Thérèse ne fut rien de moins sous le masque de son sourire : j’ai lu pour de bon l’Histoire d’une Âme et ne saurais plus en douter. Pour faire avaler à la multitude ce breuvage tragique, amer, il fallait bien un peu de sirop dans la tasse. Elle-même l’y versa. Le couvent de Lisieux en ajouta peut-être trop. Il crut bien faire et sans doute fit bien, puisque tant de fidèles s’y laissent prendre.

Je parle pour les autres, pour ceux que le sirop écœure, que le faux art détourne, que la pluie de roses fait fuir. Pour eux je gratte les petites fleurs dans les marges du livre aux ineffables confidences, les pâtisseries affligeantes aux murs de la chapelle du Carmel, les retouches pieuses ou involontaires sur les photographies « en vue d’une plus juste expression ». Je voudrais qu’il me fût permis de n’évoquer ici que l’âme, dévorée, conquérante, égale en ardeur, en vigueur, sinon en génie poétique, à celle qui fit la gloire d’Avila ; même, à mon sens, beaucoup moins tendre.

Hélas ! pour la faire comprendre, il faut la replacer dans son enveloppe charnelle, dans son temps et dans son milieu, au cœur de cette bourgeoisie qui lui procura les moyens de plaire, et que, par un juste retour, elle rappela à ses plus hauts devoirs. Je m’y résignerai : mes origines m’y disposent. J’ai l’avantage d’être né, comme sœur Thérèse de Lisieux, petit bourgeois provincial, à peu près à la même époque, et, si je n’avais quitté ma province, peut-être partagerais-je, en matière d’art religieux, le goût de ses parents, de son couvent, de ses fidèles – autrement dit, le sien. N’y a-t-il pas lieu de le regretter ?

 

 

 

 

 

CHAPITRE II

 

 

Lorsque, venant du chemin de fer, on pénètre dans Alençon par la rue Saint-Blaise, on trouve bientôt, à main droite, un magnifique château Henri-IV, précédé d’une cour royale : c’est l’ancien hôtel de Guise, occupé maintenant par M. le Préfet. À main gauche, une petite maison lui fait face. Brique et pierre comme lui, aussi modeste qu’il et fastueux, coquette cependant, elle respire au rez-de-chaussée par deux fenêtres et une porte, et, à l’étage, par trois portes-fenêtres, élégamment cintrées, ouvrant sur un balcon de fer. Trop fraîchement repeinte, elle a l’air d’un jouet tout neuf. En vain une chapelle récente, analogue par sa fausse grâce à la rotonde de Lisieux, s’efforce de la déparer. C’est ici que naquit Thérèse.

On peut sonner, on sera bien reçu. La maison est habitée et soigneusement entretenue par une charmante vieille dame, veuve d’un pasteur anglican qui reçut de la sainte sommation intime de rentrer dans l’ordre romain. On verra, au fond du couloir dallé, l’escalier étroit, abrupt et luisant, à main courante d’acajou, dont l’enfant comptait chaque marche en appelant sa mère jusqu’à ce qu’elle répondît. On baignera dans l’atmosphère virginale de la grande pièce du bas, où Mme Martin se tenait, près de la seconde fenêtre, pour y préparer les modèles de ces dentelles précieuses que des ouvrières choisies exécutaient à son compte au dehors. Le même rideau blanc, immaculé, l’isolait dans son oraison, filtrait le jour sur son ouvrage : elle eût tenté le pinceau de Vermeer, de Delft. Au fond, comme par le passé, une cloison mobile entièrement vitrée, ménage une sorte d’arrière-chambre qui servait de salle à manger ; aux jours de fête on ouvrait la cloison et l’on avait assez de champ pour dresser la table de chêne, toutes rallonges déployées, où prenait place la famille au complet.

Si chaque détail a changé, rien n’a vieilli : le temps de Thérèse est le nôtre : dans ce paisible coin de France, il n’avance qu’à petits pas. Tout est banal, solide et discret, les meubles, les boiseries, les cadres. L’âme n’a point quitté les choses : une prière la retient. Des passants peu nombreux, un grand poids de silence : l’inaltérable silence de la province, qui couvre, dit-on, bien des hontes, mais collabore aussi avec Dieu pour former des saints.

Pourquoi faut-il mentionner ici la chambre natale de la jeune sainte, la chambre conjugale où l’amour, épuré, s’ingénia à n’être jamais qu’un devoir ? Située au premier, derrière la chambre des grandes sœurs, on a eu la pieuse idée de l’annexer à la chapelle contiguë. Ce n’est pas sans stupeur qu’en s’avançant vers la petite flamme qui tremble devant l’autel consacré, on découvre soudain, à travers une grille, une façon de « stand » pour exposition d’art mobilier, selon le pire goût du faubourg Saint-Antoine avant l’avènement d’un style dit moderne qui, du reste, ne vaut guère mieux. Sous un jour cru, sur un fond aveuglant, trône un de ces grands lits confortables et honorables, ni beaux ni laids, disons traditionnels, qui ont besoin d’effacement et de pénombre, car leur office doit demeurer secret. Mais celui-ci n’a cure de la tradition. Il s’exhibe, il se pavane, il fait ostentation de son luxe remis à neuf : le couvre-pied, le baldaquin et les rideaux l’habillent d’une soie peluche rouge-groseille, relevée de pompons, dont il semble extrêmement fier. Une fenêtre à store de dentelle lui répond, avec récidive de rideaux groseille. Deux chaises, dont l’une pour enfant, un guéridon Empire, errent autour.

Ici l’imagination, d’accord avec l’effusion, renonce. L’implacable décor annule la Vierge au sourire dont la copie auréolée surplombe le lit sous le baldaquin. Les murs, repeints d’hier, nous refusent toute confidence ; le parquet, gratté ou refait, n’a gardé nulle souvenance d’avoir été foulé par un pas humain, il se contente de reluire. Nous sommes loin de la chambre de M. Vianney telle qu’on nous la conserve à Ars. Nous sommes loin, j’en puis répondre, de celle où Thérèse Martin poussa son premier cri vers Dieu. – J’accorde que la piété des bourgeois ait des réussites moins scandaleuses ; leur aberration a trouvé ici sa limite, aussi n’y reviendrai-je pas. Mais il ne faut pas qu’on oublie qu’elle était en germe chez les Martin et a marqué l’enfant dès le berceau.

Pourtant M. et Mme Martin n’étaient pas des bourgeois comme les autres. S’ils partageaient, sur bien des points, les goûts, les préjugés, les habitudes de leur classe, ils devaient, sur le plan chrétien, passer pour des originaux. Non que la religion ne tînt aucune place dans les soucis de leurs concitoyens. Les provinces de l’Ouest ont été longtemps protégées, grâce à l’acquis des siècles et au sérieux de leurs habitants, grâce au contact journalier de la ville avec la campagne, contre la propagande des « idées nouvelles ». Sous la Monarchie de Juillet et sous le Second Empire, l’Église avait marqué des points et reconquis un peu partout les positions que la Révolution lui avait fait perdre et dont l’Empire et la Restauration avaient amorcé la reprise par politique plutôt que par conviction. On s’étonne encore aujourd’hui de rencontrer dans le terroir français, en dépit des méfaits de la déchristianisation officielle, non seulement des noyaux rocheux de ferveur, mais comme de vastes couches alluviales, à peine recouvertes de sable, où perdurent les convictions des ancêtres et qu’il suffit d’une traînée de soc pour mettre au jour. La classe bourgeoise d’Alençon pratiquait le catholicisme. Pour la procession de la Fête-Dieu on tendait des draps dans les rues ; les autorités tenaient à honneur de porter le dais du Saint Sacrement. Les hommes assistaient à la grand’messe du dimanche ; ils faisaient presque tous leurs Pâques et l’on pouvait compter les esprits forts. Mais les chrétiens de l’espèce du couple Martin n’étaient sans doute pas moins rares : ils scandalisaient à rebours. Le refrain est de tous les temps : « Ils exagèrent. » – et rien de moins bourgeois que l’exagération.

Originaire d’Athis dans le département de l’Orne, le père de M. Martin qui avait fait les guerres de l’Empire et était resté dans l’armée après Waterloo, changeait souvent de garnison. C’est ainsi que Louis, le troisième de ses enfants, vit le jour à Bordeaux en 1824. Le capitaine Martin, quand il prit sa retraite, fixa sa résidence à Alençon, non loin de son hameau natal, pour assurer plus aisément l’éducation de sa famille. Aussi chrétien que soldat, il ne plaisantait pas sur le devoir ; exact en tout, il ne passait aucun manquement à la règle. Il légua à son fils Louis une piété qu’on pourrait dire militaire et cette prestance d’officier que celui-ci garda jusqu’à ses derniers jours. Louis était grand, se tenait droit, ne détournait jamais la tête ; il passait à vingt ans pour le plus beau garçon du lieu.

Pourtant, il ne fut pas soldat. Chez des cousins de Rennes, il prit le costume breton et la vocation de l’horlogerie. Ce métier du silence et de précision devait aussi lui convenir. Il se perfectionna chez un ami de son père à Strasbourg. Il put méditer sur le temps, sur la brièveté des heures. Il avait un tour d’esprit poétique et il aimait les couchers de soleil. L’habitude qu’il avait contractée depuis l’enfance de tout considérer sous l’angle de l’éternité éveilla en lui le désir de se retirer sur les cimes pour contempler Dieu de plus près et l’adorer dans sa création. À vingt ans donc, il partit pour les Alpes, tantôt à pied, tantôt en diligence, mi-touriste, mi-pèlerin et monta demander conseil dans leur solitude neigeuse aux religieux augustins du couvent du Grand Saint-Bernard. Il savait trop peu de latin pour y être admis : il décida de pousser à fond ses études ; son père y consentait : une maladie l’arrêta. Alors, un peu déçu, mais docile aux déceptions, il revint à l’horlogerie et, après un temps de stage à Paris, ouvrit une boutique à Alençon. Elle était sise rue du Pont-Neuf, à quelques pas de la rivière ; on voit encore le nom de Martin sur l’enseigne, au-dessus des montres et des pendules, des bagues et des chaînes de cou, car il joignit plus tard à son métier un petit commerce de bijouterie. Il vécut là, célibataire, jusqu’à l’âge de trente-cinq ans.

Que pouvait-on penser de ce moine-horloger, beau de visage, réservé, distingué, instruit, à la barbe ronde et soignée, qui ne sortait qu’en redingote et coiffé d’un chapeau melon, qui traversait les rues sans regarder les femmes, même du coin de l’œil, qui semblait songer aussi peu au mariage qu’au plaisir, qui était capable de ramasser un ivrogne dans le ruisseau et de le ramener jusqu’à sa porte, qui ne manquait jamais la messe du matin et qui réunissait chez lui de vieux messieurs dévots pour examiner avec eux les moyens les plus efficaces de secourir les indigents, de relever les âmes pécheresses et d’aider les missionnaires à promouvoir dans le monde le règne de Dieu ? Ce « rat de bénitier » avait à tous égards trop de prestige pour ne pas bousculer l’opinion reçue selon laquelle un « homme d’œuvres » ne peut être que sot, hypocrite et laid. Ajoutons, pour le situer, qu’il pêchait aussi à la ligne.

Or, dans le même temps, Mlle Zélie Guérin, fille d’un officier de gendarmerie en retraite, vivait et faisait vivre dans la maison que nous avons décrite, rue Saint-Blaise, son vieux père, son frère Isidore et sa sœur. Elle était du pays ; elle avait été élevée au couvent de l’Adoration. Un irrésistible penchant vers les misères humaines l’avait conduite à demander son admission chez les sœurs de Saint-Vincent de Paul. Mais la supérieure de l’Hôtel-Dieu, sans raison, l’avait rebutée : où Louis Martin, on l’a vu, avait échoué, Zélie Guérin échouait comme lui. Ce parallélisme singulier n’a pas été inventé après coup pour embellir une pieuse légende ; les faits sont là, dûment et solidement établis. L’argent manquait à la maison : Zélie s’improvisa dentellière. À dater de ce jour, on put l’apercevoir à sa fenêtre, assemblant les carrés de point d’Alençon et dessinant sur le papier les arabesques gracieuses d’après lesquelles on exécutait les commandes qui affluaient miraculeusement. Elle se recueillait. Dieu ne la quittait pas. Pour le servir plus pleinement, elle rêvait de prendre un époux qui fût aussi soucieux qu’elle de sa gloire et de mettre au monde beaucoup d’enfants qui lui seraient tous consacrés.

Les deux ouvriers d’art, l’horloger et la dentellière, n’habitaient pas sur la même paroisse et leurs familles ne se fréquentaient pas. Ils s’ignoraient. Ils s’attendaient. Comment, un beau jour, ils se rencontrèrent sur le pont Saint-Léonard, comme Anne et Joachim à la Porte Dorée ; comment lui s’effaça pour la laisser, elle, passer ; comment leurs regards se croisèrent ; comment Zélie Guérin reconnut à n’en pas douter celui que Dieu lui réservait pour compagnon, c’est un secret qu’ont bien gardé les Anges. Tout ce qu’on sait, c’est qu’ils se devinèrent et se plurent, que les familles prirent contact et qu’une union s’ensuivit. Jaloux de sa propre virginité et se figurant que sa femme souhaitait d’abriter la sienne sous le voile subtil d’un mariage tout spirituel, Louis Martin vécut une année avec elle, des documents l’attestent, comme un frère avec une sœur, comme saint Valérien avec sainte Cécile. Ce paradoxe scandaleux et surhumain eût pu durer toute la vie : mais Thérèse ne serait pas née et il semble bien que ce mariage n’avait pas d’autre but dans le plan providentiel. Il fallut que l’épouse avouât à l’époux son désir secret d’être mère, de faire souche avec lui de saints, pour qu’il passât outre à son vœu. Celui de sa femme fut exaucé : sur les neuf enfants qu’elle lui donna, quatre, entre six mois et six ans, rejoignirent les chœurs célestes et les cinq autres entrèrent au couvent.

Comme premier nom de baptême, tous reçurent le nom de la Vierge. Il y eut, successivement, Marie-Louise, Marie-Pauline, Marie-Léonie, Marie-Hélène, Marie-Joseph-Louis et Marie-Joseph-Jean-Baptiste, Marie-Céline, Marie-Mélanie-Thérèse – et celle enfin qui devait être sainte Thérèse de Lisieux. Hélène, Mélanie et les deux Joseph, les deux fils tant désirés dont on comptait faire des missionnaires, furent ceux que le ciel rappela pour éprouver la foi de leurs parents. Des filles qui restaient, l’aînée, Marie-Louise, qu’on appelait Marie tout court par privilège d’ancienneté, n’avait pas loin de quatorze ans lorsque naquit la dernière, Thérèse.

Entre temps, la guerre éclata. La petite maison de dentelles qu’avait fondée Zélie Guérin et qu’elle n’avait pas cessé de diriger, avait, grâce à son sens pratique aussi averti que sa foi, pris une telle extension qu’en 1870 M. Martin céda sa boutique d’horlogerie pour seconder sa femme dans un labeur chaque jour plus accaparant. Rien ne le retenait rue du Pont-Neuf ; car il avait perdu son père. Il y subit pourtant encore les misères de l’invasion ; si on ne l’eût pas retenu, il se fût engagé dans les francs-tireurs, malgré son âge. Son beau-père étant mort aussi, il héritait la maison de la rue Saint-Blaise. La famille s’y regroupa et y vécut sept ans durant. Nous voici revenus au futur berceau de la sainte. N’est-ce pas à peu près ainsi qu’était née la Vierge Marie, d’Anne et de Joachim, nous rapporte la tradition ?

Au lendemain de la mort de Marie-Hélène, à cinq ans et demi, la sœur de Mme Martin, religieuse à la Visitation du Mans, lui écrivait ingénument :

« Je ne puis m’empêcher de te trouver heureuse de donner au ciel des élus qui seront ta joie et ta couronne. Et puis, ta foi et ta confiance qui ne vacillent jamais, auront un jour leur rétribution magnifique... Sois sûre que le Seigneur te bénira, et que la mesure de tes joies sera celle des consolations qui te sont refusées ; car enfin, si le Bon Dieu, content de toi, veut bien te donner ce grand saint que tu as tant désiré pour sa gloire, ne seras-tu pas bien récompensée ? »

De ces paroles, Mgr Laveille, un des meilleurs historiens de Thérèse 1, rapproche celles que Mme Martin adressait à sa belle-sœur de Lisieux à la suite d’un deuil semblable.

« Quand je fermais les yeux à mes chers petits enfants et que je les ensevelissais, j’éprouvais bien de la douleur, mais elle a toujours été résignée. Je ne regrettais point les peines et les soucis que j’avais endurés pour eux. Tout le monde me disait : « Il vaudrait beaucoup mieux ne les avoir jamais eus. » Je ne pouvais supporter ce langage. Je ne trouvais pas que les peines et les soucis pouvaient être mis en balance avec le bonheur éternel de mes enfants. »

Voilà qui donne la mesure de la foi de Zélie Martin. On prétend qu’elle fut souvent favorisée de grâces extraordinaires : conseils, pressentiments, illuminations, tant son âme était transparente. Elle cultivait l’idée fixe de donner au monde « un grand saint ».

Ses deux aînées faisaient leurs classes au couvent de leur tante au Mans. La santé délicate de la troisième, Léonie, lui causait du souci. Céline commençait à marcher. La petite Marie-Mélanie venait de déserter aussi la terre. Le grand saint désiré, attendu, peut-être promis, ne se montrait pas. En 1872, une nouvelle grossesse rouvrit la porte à l’espérance. Mais ce fut encore une fille qui vint occuper le berceau vacant. L’évènement eut lieu le 3 janvier 1873. Les vacances du Jour de l’An avaient ramené au foyer Marie et Pauline. Elles ne devaient guère dormir cette nuit-là, car leur mère était en souffrance. À minuit, on frappe à leur porte et M. Martin leur annonce la naissance d’une petite sœur. Qui se doutait que cette enfant chétive serait le grand saint attendu ?

Le lendemain, Marie-Françoise-Thérèse Martin fut baptisée à Notre-Dame. Elle pénétra dans la vie de la grâce par le triple porche gothique, aigu, viril et délicat, jaillissant et rejaillissant, couronné d’un jardin de pierre, de la plus belle église d’Alençon. Dans la première chapelle à main gauche, rajeunie dans le goût moderne avec moins de fadeur qu’aucun des sanctuaires néo-thérésiens, on voit encore la cuve baptismale au-dessus de laquelle elle reçut l’Esprit de Dieu. Sa sœur aînée, Marie, fut sa marraine. Mais le nom de Thérèse prévalut sur ses autres noms.

L’épreuve de la vie commença aussitôt pour elle. Sa mère dut renoncer à l’allaiter. Thérèse fut mise en nourrice chez une paysanne de Semallé, Rose Tallé, surnommée « la petite Rose », à quelques kilomètres d’Alençon. Elle y manqua deux fois mourir, tandis qu’une fièvre typhoïde, de l’espèce la plus maligne, mettait aussi la vie de sa sœur Marie en danger. Elles guérirent en même temps, à force de prières et de pèlerinages. Le printemps acheva la cure : Thérèse pesait quatorze livres à quatre mois. À dix mois, elle se tenait debout. À un an, elle marchait seule. Sur son visage toujours épanoui, sa mère croyait lire « une expression de prédestinée ». Elle la reprit à la maison. M. Martin fut à Chartres, puis à Lourdes, porter ses actions de grâces. Mme Martin redoubla de soins pour l’enfant.

Si l’on ne craignait d’employer un mot que des chrétiens n’appliquent pas aux créatures, on pourrait dire que la dernière venue devint pour ses parents un objet d’adoration. Tout ce qu’elle faisait était bien, tout ce qu’elle disait était beau, tout ce qui lui advenait miraculeux. À dix-huit mois elle montait à balançoire, sans aucune espèce de crainte, si ce n’est celle de ne pas s’enlever assez haut. Elle tombait du grand lit de sa mère sans se réveiller, ni se faire mal : les Anges la portaient. Son séjour en nourrice, dans la chaumière de Semallé, avait fait d’elle une solide petite campagnarde, à l’épreuve de tous les maux.

Aimable, sensible, passionnée, elle avait pour sa mère une fureur d’amour. Elle ne souffrait pas sans pleurer que celle-ci ne la suivit pas au jardin. Elle la rejoignait sous la pluie battante à la messe. La piété à laquelle on la formait précocement s’annonçait aussi violente, aussi exigeante que sa nature. Elle n’aurait pas sauté un mot de sa prière du soir. « Ce n’est pas tout », disait-elle à M. Martin : il fallait aussi « demander la grâce ».

« Oh ! que je voudrais bien que tu mourrais, ma pauvre petite mère ! » s’écriait-elle. « Pour que tu ailles au ciel. » Sa supplique fut entendue. Elle souhaitait aussi la mort de son père dans ses « excès d’amour ».

Elle aimait bien ses sœurs. La sérieuse Marie qui allait quitter le couvent, mais pour y retourner définitivement peut-être. Plus que Marie, Pauline qui était brillante, appliquée et un peu vaine de ses dons. Elle s’attacha moins à Léonie, toujours patraque, de caractère difficile, avec pourtant de la persévérance et un bon cœur. Aux yeux de Thérèse, c’étaient les grandes, que l’on imite, que l’on envie, mais avec un certain respect. Sa compagne de toutes les heures était la douce et charmante Céline et celle-ci faisait toutes ses volontés. Thérèse, avant de se lever, se réfugiait dans le lit de Céline et s’accrochait passionnément à elle. La bonne s’étant présentée pour l’habiller, elle eut un jour ce mot charmant :

« Laissez-moi, ma pauvre Louise, vous voyez bien que toutes les deux, on est comme les petites poules blanches, on ne peut pas se séparer. »

Le poulailler, les fleurs, les chants d’oiseaux tenaient une grande place dans sa vie. Sa sensibilité n’avait jamais trop d’aliment.

« Mme Martin tâchait de réfréner, autant qu’il se pouvait, ses accès de tendresse ; mais il fallait bien qu’elle s’y prêtât. L’enfant avait pris l’habitude, j’y ai déjà fait allusion, en gravissant l’escalier, de l’appeler à chaque marche : « Maman ! maman ! » ; à quoi sa mère répondait : « Oui, ma petite fille ! » ; si elle y eût manqué une seule fois, Thérèse fût demeurée sur place, sans avancer ni reculer. M. Martin l’appelait sa petite reine, il la promenait sur sa botte, la comblait de menus cadeaux. La collection de ses jouets fait foi : sous ce rapport, elle fut certainement gâtée ; elle put longtemps se figurer que tout lui était dû, qu’elle n’avait qu’à dire : Je veux.

Vive, intelligente, étourdie et d’un entêtement presque invincible : quand elle avait dit non, rien n’eût pu la faire céder. Lorsque son père lui tendait les bras, lorsque sa mère voulait l’embrasser dans son lit, elle feignait parfois de les ignorer : elle se faisait désirer ; elle était « femme ». Elle aimait avoir les bras nus ; elle se trouvait plus « gentille » ainsi ; elle faisait des grâces devant la glace. Pour avoir idée de son amour-propre, rappelons-nous l’anecdote du sou.

« Ma petite Thérèse, lui dit sa mère, si tu veux baiser la terre, je vais te donner un sou.

– Oh ! non, ma petite mère ! j’aime mieux ne pas avoir de sou. »

N’exagérons pas l’importance de ces caprices enfantins, bien qu’elle se soit plue à nous en faire confidence ; ils avaient leur contrepartie. Non, Thérèse ne craignait pas de peiner ses parents ni de leur résister ; le premier mouvement venait de l’esprit propre. Le second la portait à s’accuser, à se noircir, à demander pardon : son Ange gardien l’inspirait. Alors elle pleurait de honte, durant des heures on avait grand’peine à la consoler.

Quelqu’un qu’elle n’acceptait point de contrister, sitôt qu’elle pensait à lui – elle y pensait déjà souvent – c’était l’Enfant Jésus. Il existait vraiment pour elle. Elle vivait pour une part dans le monde mystérieux, familier à ses parents, de la réalité surnaturelle. Un jour qu’elle se promenait au jardin, elle vit ou crut voir « auprès de la tonnelle, deux affreux petits diables qui dansaient sur un baril de chaux avec une agilité surprenante, malgré des fers pesants qu’ils avaient aux pieds ». Ayant jeté sur elle « des yeux flamboyants », ils furent comme saisis de crainte, se cachèrent au fond du baril, puis s’enfuirent dans la lingerie. Les trouvant si peu braves, elle s’approcha de la fenêtre pour savoir ce qu’ils allaient faire. « Les pauvres diablotins étaient là, courant sur les tables et ne sachant comment fuir son regard... »

Mesura-t-elle à ce moment le pouvoir de son innocence et s’imagina-t-elle qu’elle vaincrait le démon sans combat ? C’est donc qu’elle ignorait encore les antagonismes de sa nature et les armes que celle-ci pouvait fournir à Satan contre Dieu. À quatre ans et demi, cela n’a pas lieu de surprendre.

On ne saurait trop insister sur le trait le plus inquiétant, cité et commenté partout, de la première enfance de Thérèse ; à lui seul il la peint ; il résume son caractère, son destin possible, son destin réel : Satan, aux aguets, le recueille, s’en autorise pour tout espérer.

Céline et elle jouaient à la poupée. Leur aînée Léonie leur présenta la sienne, couchée sur « une corbeille remplie de robes, de jolis morceaux d’étoffes et autres garnitures »...

« Tenez, mes petites sœurs, choisissez ! »

Mais écoutons l’enfant :

« Céline regarda et prit un peloton de ganse. Après un moment de réflexion, j’avançai la main à mon tour, disant : « Je choisis tout ! » et j’emportai corbeille et poupée sans autre cérémonie. »

En rapportant le fait quinze ans plus tard, Thérèse ajoute pieusement :

« Lorsque la perfection m’est apparue, j’ai compris que pour devenir une sainte, il fallait beaucoup souffrir, rechercher toujours ce qu’il y a de plus parfait et s’oublier soi-même. J’ai compris que dans la sainteté les degrés sont nombreux, que chaque âme est libre de répondre aux avances de Notre-Seigneur, de faire peu ou beaucoup pour son amour ; en un mot de choisir entre les sacrifices qu’il demande. Alors, comme aux jours de mon enfance, je me suis écriée : « Mon Dieu, je choisis tout. »

C’est entendu ; mais ne déplaçons pas la question. Nous n’en sommes pas là. Nous nous efforçons de saisir le secret humain, trop humain, ô sœur Thérèse ! de votre nature blessée. Longtemps avant d’être une sainte, la petite fille de quatre ans qui, au nez de ses sœurs, s’adjuge toute la corbeille, loin de se donner et de s’oublier, manifeste une avidité, un égoïsme, un esprit de conquête, en un mot un « impérialisme » d’une singulière fureur et qui devra subir un retournement absolu pour se muer un jour en ce dépouillement tragique. C’est votre nature, Thérèse, qui se révèle, qui explose ici ; une nature qu’il faudra dompter, comme un cheval de sang qui n’a encore connu bride ni selle et qui, s’il n’est pas maîtrisé, risque bien plutôt de vous emporter aux abîmes de la révolte qu’aux cimes de la sainteté. Non, votre mot n’est pas chrétien ; Frédéric Nietzsche en aurait rugi d’aise. Comme sur vos traits, vos traits authentiques, la « volonté de puissance » la plus irréductible s’y inscrit.

Anticipons sur l’avenir. Considérons avec attention telle photographie non retouchée, non adoucie, non choisie parmi les plus molles ou les plus « extatiques », la moins « posée » car la pose trahit toujours : un de ces instantanés par exemple où la figure de la sainte a été surprise et saisie dans le cloître parmi ses sœurs. Ou encore, de préférence, le plus souffrant et le plus caractéristique des trois clichés de 1897 dans lesquels on la voit tenant sur sa poitrine l’image de la Sainte Face et celle de l’Enfant Jésus. Le sourire implicite, la douceur, la sérénité n’étalent qu’un mince glacis sur un visage solide et puissant, dur et têtu, impérieux et conquérant, qui sait ce qu’il veut, qui le veut à mort, qui ne cédera pas que sa volonté ne soit faite. Fiat !

Telle elle était, telle elle est demeurée. À quatre ans, elle choisit tout, le mal comme le bien, dans l’expansion de sa vitalité native. À l’âge de raison, c’eût été tout le mal, si le milieu et la grâce divine ne s’y étaient pas opposés. Redressée par l’éducation, par la prière et par l’infusion de l’Esprit Saint, en fin de compte, c’est pour le bien qu’elle opte, tout le bien, le Souverain Bien, l’Absolu dans sa plénitude. Que les moyens dont elle usera pour l’étreindre – ils sont d’une déconcertante humilité – ne nous aveuglent pas sur une ambition qui est la dominante de son caractère. Elle calquera, à petits traits, sa propre volonté sur la volonté de Dieu. Voilà le drame de sa vie, le miracle de son destin. C’est sous-estimer l’un et l’autre, réduire indûment la part de la terre comme la part du ciel au cours d’un combat sans merci, que de banaliser son cas et d’amenuiser sa figure.

Il faut le redire inlassablement ; non, il ne s’agit pas ici d’une humble et tendre petite pensionnaire, qui mérita, au prix de menus sacrifices, d’être ravie d’un coup d’aile, au milieu des fleurs ; mais d’une créature de passion et de volonté, proie ordinaire de l’Orgueil de la Vie, que l’Éternel Amour, sans en amoindrir les puissances, a su mater et acheminer vers ses fins.

 

 

 

 

 

CHAPITRE III

 

 

Marie avait fait don à ses petites sœurs d’un chapelet spécial dont usaient les pensionnaires, à la Visitation du Mans, pour dénombrer leurs « actes de vertu ». Chaque fois que l’on s’était privé volontairement d’un plaisir, qu’on avait secouru un pauvre, qu’on avait refoulé un mouvement d’humeur, on tirait en avant un grain qui restait séparé des autres, augmentant chaque fois la chaîne des sacrifices accomplis.

Une pratique dévote qui ressemble à un jeu et qui se teinte d’héroïsme est bien accueillie à cet âge, surtout quand elle s’accompagne, comme ici, d’émulation. Thérèse, par orgueil sans doute, pour n’être pas en reste avec Céline, s’entraîna ainsi au renoncement. La vertu, à ce prix, avait pour elle un certain charme. S’accuser du mal qu’on a fait ou qu’on croit avoir fait, ne pas se plaindre quand on est punie, ne pas essayer de se justifier, par pitié pour la vraie coupable, quand on est accusée à tort, voilà jusqu’où l’ascétisme des deux petites filles sut pousser le raffinement. Cela les enivrait, cela les exaltait, cela ne leur coûtait plus guère. L’habitude du sacrifice leur devenait comme une seconde nature. Elles enveloppaient leurs « pratiques » d’un mystère savant qui, à leurs yeux, en augmentait le prix.

Un dimanche, Thérèse rentre de promenade avec un superbe bouquet champêtre. Dieu sait si elle aime les fleurs ! si elle ne lâche pas facilement ce qu’elle tient ! Ne voilà-t-il pas que sa mère, inconsciente de la peine qu’elle lui causera, réclame le bouquet pour l’autel du mois de Marie ! On ne refuse rien à la Sainte Vierge ; on ne refuse rien à une mère. Thérèse consent, se dépouille, mais contre son gré et la mort au cœur. Elle cacha si bien sa révolte et ses pleurs que seule les devina sa sœur Céline. Malgré sa sensibilité maladive, un temps viendra où elle ne pleurera même plus.

Peu de mois après la mort de Mère Marie Dosithée, la sœur de Mme Martin, l’éducatrice de ses grandes filles au Mans, celle-ci sentit tout à coup s’exaspérer un mal qu’elle cachait depuis seize ans : une tumeur du sein qui lui arrachait des cris de souffrance. Elle dut avouer et céder... Elle avait trop tardé, hélas ! – une opération n’eût fait qu’accélérer un dénouement inévitable. À bout de forces, elle se résigna « à quitter son point d’Alençon, à commencer à vivre de ses rentes ». Dieu ne lui ferait-il pas la grâce de voir encore ses plus jeunes enfants grandir ? Elle s’en remit pour guérir à Notre-Dame de Lourdes ; par une chaleur accablante (juin 1873) elle se joignit aux pèlerins d’Angers ; quatre fois coup sur coup se fit plonger dans la piscine. Elle revint à Alençon exténuée, se répétant le mot de la Vierge Marie à Bernadette : « Je ne vous promets pas de vous rendre heureuse en ce monde, mais dans l’autre. » Pendant ce temps les deux petites et leur père pleuraient et suppliaient à la maison.

Comme la fin de leur mère approchait, on plaça Céline et Thérèse chez une dame d’Alençon pour leur épargner pendant la journée le spectacle de son martyre. Mme Martin se leva une dernière fois pour « présider » avec M. Martin un simulacre de distribution de prix, organisé par Marie dans sa chambre. Céline et Thérèse s’étaient mises en blanc ; elles reçurent des mains de leur mère des livres et des couronnes de papier doré.

Le 26 août, on apporta le viatique ; Thérèse assista à genoux à la communion suprême et aux suprêmes onctions. C’en était fait. Elle embrassa le front glacé sans une larme. Elle s’arrêta un long temps dans le corridor devant le cercueil. Elle n’avait pas imaginé que la mort d’une personne chère creusât en nous un tel abîme ; mais elle tenait tête à la mort et à la douleur. Ses petits sacrifices quotidiens lui permettaient de supporter les plus cruels, sans trahir le déchirement de son âme. Outre le secours de la grâce et la certitude absolue du bonheur de sa mère au ciel – n’avait-elle pas souhaité qu’elle y montât bien vite ? – il y avait en elle une force de vie, une force de joie qui déniaient tout pouvoir au néant.

Après l’enterrement, la bonne lamentait : « Pauvres petites ! vous n’avez plus de mère ! » Céline se jeta dans les bras de Marie : « C’est toi qui seras ma maman ! » Mais Thérèse hésita, bien que Marie fût sa marraine. Elle vit Pauline attristée, peut-être un peu jalouse, sans petite fille à aimer. Alors elle posa son front sur le cœur tremblant de Pauline en s’écriant : « C’est Pauline qui sera maman ! » De ce lien nouveau, spontanément noué, serré, pouvait-on déjà soupçonner l’importance spirituelle ? C’était précisément Pauline qui devait ouvrir la voie du Carmel à sœur Thérèse de l’Enfant Jésus.

Il fallut quitter Alençon, les calmes rues à peine « commerçantes », les petits ponts bossus sur la Sarthe et sur la Brillante, les aimables ruisseaux bordés de jardinets et de lavoirs, les murs blonds et sévères de la grand’place, les églises si graves, si closes, et la campagne grise aux mouvements discrets et gracieux. Alençon est une ville qu’on ne peut pas ne pas aimer ; sa seule industrie est un jeu de fée ; tout en tendant ses fils, elle rêve, elle prie ; elle aide à rêver, à prier. Ce que Thérèse y regretta surtout, ce fut le cadre de ses rêveries : la maison, le carré de jardin derrière, avec la balançoire et le poulailler, l’enclos du Pavillon qu’avait loué M. Martin pour y méditer à l’écart, tandis que s’égaillaient librement ses filles, les champs de hautes herbes où elle aimait à disparaître lorsque les marguerites et les bleuets étaient en fleur : nous ne devons pas négliger cet aspect « poétique » de sa nature.

Nous le verrons bientôt se dessiner, s’épanouir au sein d’une campagne plus grasse, plus molle, partant plus sensuelle, plus déprimante pour la volonté ; mais il sera trop tard, la souffrance aura fait son œuvre. Le frère de Mme Martin, Isidore Guérin, est établi comme pharmacien à Lisieux. Il possède une femme aussi sainte qu’elle, des filles d’un bon naturel et élevées dans les principes ; lui-même, après quelques flottements de jeunesse, est devenu un homme de foi et de bien, un « militant ». Mme Martin, à son lit de mort, a exprimé à son mari le souhait qu’il cherchât auprès de sa belle-sœur et de son frère un appui et un réconfort qu’aucun ami ou parent d’Alençon n’était à même de lui procurer. Un peu désemparé, M. Martin en ressent le besoin. Or, M. Guérin, loin d’y contredire, se met en quête aussitôt, pour lui et les siens, d’une maison avec jardin à proximité de la ville. Les jeunes filles n’attendront pas la fin de l’été pour s’y installer ; leur père les y rejoint en novembre. Elle s’appelle « les Buissonnets ».

Entre tous les endroits chargés de souvenirs où ont accès les dévots de Thérèse, voici bien le plus éloquent, le plus intime, le mieux conservé, le moins abîmé. Si l’on excepte les heures de classe qu’elle passera chez les Bénédictines et le temps du voyage qu’elle fera à Rome, on peut dire qu’elle vivra là toute sa vie de fillette et de jeune fille, entre quatre ans et demi et quinze ans, et que rien ne se produira d’important pour sa formation, pour sa vocation, pour le perfectionnement de son âme avant son entrée au Carmel, en dehors de cette maison et des deux jardins qui l’entourent. Nous y trouvons partout sa trace, à peine brouillée par nos pas.

Pour nous y recueillir sans effort et sans accident, éliminons d’abord les deux objets fâcheux dont le jardin a dû subir l’outrage. Près de l’entrée un Angelot banal qui brandit gauchement son étendard mesquin. Derrière la maison, le groupe de marbre trop blanc, quasi photographique, installé sur une pelouse, qui représente, plus grands que nature, Thérèse et son père assis sur un banc dans l’attitude de la confidence. Et dire que cette pauvre chose dont la mairie d’un chef-lieu de canton ne voudrait pas, a la prétention d’évoquer le moment tragique et secret où le père reçut en plein cœur l’aveu de la vocation de sa fille ! Passons. – Si la maison a été respectée, on n’a pourtant pas évité de transformer la chambre enfantine en chapelle. C’est la coutume, hélas ! Que l’on visite, à Sienne, dans le quartier des Teinturiers, la chambre de sainte Catherine, à Rome, non loin de Sainte-Marie-des-Monts, celle de saint Benoît-Joseph Labre, on a la même déception. Ne devrait-on pas faire en sorte que le culte rendu aux saints dans les lieux où ils ont dormi et veillé, médité et prié, sauvegardât au moins la physionomie de leur solitude ? Il n’est pas de meilleur moyen de nous les rendre présents ou prochains.

Ces restrictions, à dire vrai, pèsent peu dans notre pensée. Le reste de l’habitation se présente à nous à peu près intact.

On laisse à gauche la route de Trouville qui est un boulevard cossu. On s’engage entre des vergers, des maisonnettes, des terrasses, dans un sentier montant, sinueux et ombreux. Une porte taillée dans un mur, quelques degrés de pierre, une grille modeste. C’est là. Une pelouse anglaise, des ovales de fleurs, une allée courbe bien sablée, s’étalent, sur une pente douce, devant la façade avenante d’un chalet bourgeois, rouge et blanc, qui porte au-dessus de l’étage un belvédère pris dans le toit et coiffé de bois découpé, entre deux lucarnes du même goût. Une double masse végétale l’enserre, digne d’un pays où les arbres sont rois. Le jardin d’arrière, surélevé, mi-partie d’agrément, mi-partie verger-potager, groupe des thuyas, des fusains, des lauriers, des sapins, des cerisiers, des groseilliers et d’épaisses draperies de lierre, autour d’un frais gazon et de rames de pois. Il propose, au fond, des couloirs secrets, d’amusantes cachettes de feuilles. Et voici la buanderie contre laquelle on a reconstitué une de ces crèches minuscules que se plaisait à composer Thérèse avec des brins de bois, de paille, des coquilles et des galets. Ici, dans ce petit carré, elle transplantait des crocus, des pervenches et des fougères : elle l’appelait « mon jardin ».

On l’y voit, on l’y sent. On entre avec elle dans la demeure.

Il y fait plus sombre qu’à Alençon. La pièce d’accès, qui fut la cuisine, n’a gardé d’authentique que le foyer de briques rouges où les enfants déposaient leurs souliers à chaque veille de Noël. À droite, le regard plonge dans le passé. Ô salle à manger de famille, irrécusable témoignage ! Les vieux meubles, en y entrant, y ont apporté tous leurs souvenirs et ceux-ci rencontrent les nôtres. Ces meubles, on les a vus partout : on les prévoyait, on les réclamait. Le buffet aux colonnes torses nous présente, comme il convient, deux trophées de chasse sculptés en plein chêne, perdrix, faisans et lapereaux. Les mêmes colonnes étaient solidement les fauteuils hauts et droits, les chaises carrées. La table épaisse et ronde tourne sur un pivot massif, épanoui en quatre pieds surchargés de feuilles d’acanthe. La glace de la cheminée manquerait à tous ses devoirs si elle ne reflétait deux candélabres de cristal et une pendule sous globe, à sujet de bronze doré. Deux gravures « d’époque », romaines ou bibliques, d’après David ou Girodet, pendent aux murs. Enfin, d’impénétrables rideaux de fenêtre ménagent, selon le rite, une demi-obscurité.

Parfaite harmonie dans le convenu. Le vrai luxe bourgeois du XIXe siècle, dans sa sévérité, dans sa solidité, tel qu’il s’est établi en province, une fois pour toutes, dans le lieu où l’on doit manger. Je n’en ris pas, car il m’émeut. Son esthétique étant admise, je ne relève ici pas la moindre faute de goût.

Et non plus au-dessus, il faut que j’en convienne encore, dans la chambre à coucher de M. Martin. J’aime ses meubles d’acajou. J’aime l’étoffe de son baldaquin, de ses rideaux et de ses sièges, pareille à un sous-bois aux feuillages verts, bleus et noirs, où ne passerait pas un souffle d’air. Elle est obscure ; elle médite. Aucune tristesse, pourtant. Celle où Thérèse s’alitera lors de sa grande maladie, où un sourire de la Vierge lui rendra la santé de l’âme et du corps, toute en boiseries, semble-t-il, devait être gaie, lumineuse ; des rideaux de mousseline blanche drapaient l’alcôve où l’autel remplace le lit. C’était la chambre de ses grandes sœurs. Elle occupait auparavant avec Céline la pièce de derrière, de plain-pied avec le jardin, dans laquelle on vend aujourd’hui ses statuettes et ses médailles. On y a exposé sous verre son lit, ses poupées, ses autres jouets et sa table d’écolière portant le Christ d’ivoire sur croix d’ébène qu’elle interrogeait durant ses devoirs. Voici sa corde à sauter, son panier à crevettes, son bateau à voile, son fourneau, son damier, son petit piano, ses livres d’étrennes, la cage de son oiseau favori. Il n’est pas inutile de se rappeler qu’elle a été une petite fille comme les autres et que son âme s’est nourrie, pour une part, de futilités.

Seuls, des privilégiés visiteront le belvédère. Il servait à M. Martin de cabinet d’étude et d’oraison. On ne venait l’y déranger que pour rendre compte de la journée. Il était comme le haut lieu, clos de vitres blanches et bleues, où le père se retirait pour recevoir les conseils de l’Esprit de Dieu. Son Grand Saint-Bernard, à défaut de l’autre.

C’est tout. Nous en savons assez sur la maison. Les incidents et les évènements qui vont se succéder s’y placeront comme d’eux-mêmes. Thérèse la découvre avec un ravissement indiscret. Elle court à travers le jardin, cueille une groseille attardée. Son abondante chevelure s’étale et mousse sur son dos ; un nœud de satin noir, comme un papillon, la survole... Soudain, elle s’arrête. Son visage se rembrunit. Qu’arrive-t-il ? Elle rentre avec Céline dans sa chambre, tombe à genoux et éclate en sanglots.

Son héroïsme aura été sans lendemain. Pour éprouver la force de sa volonté et de sa foi, pour ne pas attrister son père, on l’a vue refouler et cacher sa douleur. Le voyage, l’installation, la nouveauté du lieu l’en ont pour un moment distraite. Elle s’en aperçoit, elle s’en fait reproche. Elle s’accuse de légèreté, de sécheresse, d’ingratitude envers la morte, de manque de cœur. Sa sensibilité naturelle, trop longtemps contrainte, déborde. Elle pleure, gémit, se frappe la poitrine, se livre à toutes les outrances dont est capable une petite fille plus douée qu’aucune pour sentir. Désormais, la crise passée, l’enfant que nous avons connue si vive, si espiègle, si exigeante, se montrera douce, timide, craintive, amie de l’ombre et du silence. Il ne faudra plus qu’on s’occupe d’elle ; elle ne pourra souffrir la compagnie des étrangers ; un regard suffira pour qu’elle fonde en larmes. Tel et le premier bienfait de Lisieux.

Les deux grandes tiennent la maison. Léonie et Céline sont en demi-pension au couvent des Bénédictines. Moins d’occasions de jeux pour Thérèse ; on reprend son instruction au b a ba, et c’est Pauline, sa « petite mère », qui s’en charge. M. Martin a beaucoup vieilli ; ses cheveux et sa barbe sont devenus blancs ; libre d’occupations, il ne s’intéresse qu’à ses enfants, à ses œuvres et à son âme. Son horaire est réglé comme celui d’un moine : messe du matin à la cathédrale, jardinage, lecture, chapelet, déjeuner ; l’après-midi, visite du Saint-Sacrement, à Notre-Dame, à Saint-Jacques, à la chapelle du Carmel ou à Saint-Désir, souvent en compagnie de la fillette ; promenade le long de la Touques, la ligne en main ; station chez M. Guérin, retour, dîner, prière du soir en famille. De la même façon, la vie de l’enfant se partage entre les leçons de Pauline, les champs ou le jardin et les exercices pieux. La piété la suit partout ; c’est pour le Bon Dieu qu’il faut étudier ; c’est pour le Bon Dieu qu’il faut être sage ; c’est pour le Bon Dieu qu’on sourit aux pauvres quand ils viennent quêter, le lundi ; c’est pour le Bon Dieu que Thérèse dresse de petits autels champêtres ; c’est pour lui qu’elle rêve au bord du ruisseau, pendant les pêches de M. Martin. Elle s’est assise dans l’herbe à l’écart, elle se laisse pénétrer par les mille bruits de la nature ; le son d’un clairon dans une caserne la rappelle à la vie du « monde » et, selon son expression, il « mélancolise » son cœur. Elle aime la pluie autant que le soleil ; la foudre tombe à côté d’elle, elle l’admire ; elle se baignerait comme une herbe dans la rosée, si le respect humain ne la retenait. En vérité, une petite païenne ? Non, cent fois non ! Une pauvre Anna de Noailles, ivre de nature et d’amour humain, sent sa limite et ne peut que désespérer. Thérèse de Lisieux passe outre. La terre, elle aussi la contente, elle aussi la déçoit, mais pour une raison tout autre : parce qu’elle annonce, préfigure et, cependant, n’est pas le ciel.

Sans vie morale, il n’y a pas de vie mystique, sans vertu personnelle, pas d’oraison. Thérèse a blessé un pauvre homme en lui offrant un sou comme à un mendiant. Le gâteau qu’elle va manger lui ferait peut-être plaisir ; elle n’ose pas le lui offrir, de peur d’être encore rebutée. Comment concilier la délicatesse et l’amour ? Elle a entendu dire qu’on obtenait toutes les grâces le jour de sa Première Communion. Eh bien ! elle attendra que ce jour vienne et ce jour-là, elle priera pour lui. Elle y pense durant six ans et, le jour venu, s’exécute. C’est un trait entre cent. Voilà une charité fraternelle qui ne se détend pas et ne se dissout pas en vains soupirs.

Comme il y a des saisons pour les champs, il y en a pour l’Église des âmes. On sait comment Dom Guéranger, le reconstructeur de Solesmes, a mis à leur portée dans l’Année liturgique la prière quotidienne, quotidiennement renouvelée, qui leur apporte chaque jour une nouvelle fleur ou un nouveau fruit. De ce livre sans prix, M. Martin se faisait faire lecture, à haute voix, les soirs d’hiver. Ainsi l’enfant connut la saison de l’Avent, la saison de Noël, la saison du Carême, les saisons de Pâques et de Pentecôte, teintes de vert, de violet, de blanc, de rouge et le passage à travers elles de la procession des Saints. Le Dieu des fleurs, des ruisseaux, des orages, elle le retrouvait, le dimanche matin, à la grand’messe de la cathédrale Saint-Pierre, dans la chapelle latérale, côté de l’Épître, où se rassemblait la famille et d’où l’on voyait de si près l’autel. Ce fut là qu’un sermon, le premier qu’elle pût saisir, lui représenta ce Dieu torturé, cloué sur la Croix, mis à mort : elle en garda toujours mémoire. Quand, à six ans, pour la première fois, elle pénétra dans un confessionnal – elle était si petite que le prêtre ne la voyait pas et qu’elle ne voyait pas le prêtre – elle put se figurer que son Dieu était là présent, puisqu’on lui avait dit : « C’en à Dieu que tu te confesses. » La grâce et la prière aidant, la pensée de Dieu ne la quittait guère : elle entrait peu à peu dans la réalité du Christ.

Cependant elle grandissait ; la femme en elle s’ébauchait et prenait conscience de son charme. Aux soirées du dimanche, chez M. Guérin, on comblait Thérèse d’attentions, de gâteries, voire de flatteries ; sans conséquences, pensait-on ; elle était le portrait de sa pauvre mère ! Le court séjour qu’elle fit à Trouville, et le succès qu’elle y obtint pour ses yeux pleins de ciel, ses boucles blondes, son sourire – on l’arrêtait sur les Planches pour l’admirer – auraient pu réveiller en elle une coquetterie innée. Elle plaçait déjà plus haut son amour-propre et son orgueil ; ceux-ci n’avaient point désarmé : ils jouaient dans un autre mode.

Un soir, elle revenait avec son père de chez M. Guérin. Au-dessus du jardin public, l’azur doux et profond d’un ciel sans lune s’arrondissait comme un berceau. Elle y tenait les yeux fixés, plongés, s’enivrant de la gloire des constellations et du mystère des espaces. Tout à coup, elle distingua, parmi le foisonnement des étoiles, « un groupe de perles d’or » affectant la forme d’un T – le baudrier d’Orion ; elle s’arrêta. La première lettre de son nom ! quel présage ! et quelles « délices » ! – c’est le mot qu’elle emploie en rapportant le fait.

« Oh ! regarde, papa, dit-elle, mon nom est écrit dans le ciel ! »

Ce n’était pas une boutade, une gaminerie. Elle y croyait dur comme fer. L’honneur que le ciel lui faisait ne lui semblait pas disproportionné avec sa chétive personne ; sans doute ne l’était-il pas avec l’ambition spirituelle de son amour. « Ne voulant plus rien voir de la vilaine terre », elle demanda à son père de la conduire par le bras jusqu’à la maison. Elle rentra aux Buissonnets, la tête perdue dans les astres, sainte, béatifiée, canonisée par elle-même, c’est-à-dire déjà comblée par la certitude de l’être un jour. Son père, se prêtant à cette fantaisie, ne songea pas une minute à la rappeler à l’humilité ; le pressentiment de l’enfant confirmait trop exactement celui qu’il nourrissait en lui ; il en était le responsable. Il se pliait ingénument à la volonté probable de Dieu.

La sainteté peut donc se greffer sur l’orgueil ? comme la grâce, après tout, se greffe sur la nature. Il existe un saint orgueil comme il existe de saintes colères. L’objet suprême de la sainteté est moins dépouillement de la personne humaine que possession de la divinité.

Laissons à Thérèse Martin ce qu’il est permis d’appeler encore l’illusion de sa gloire future. Nous apprendrons bientôt que ce n’en est pas une ; nous saurons de quel prix elle en paiera l’authentique réalité. Il n’est interdit à personne de dire : « Je serai un saint. » Encore faut-il le vouloir. De toute sa volonté et de toute sa confiance. D’une volonté plus tenace que celle des puissances de la nature et du péché. D’une constance égale à celle de la grâce qui peut, pour notre avancement, faire « la nuit obscure » en nous. Thérèse connaîtra de longues nuits sans astres. Pour le moment elle sourit au ciel et le ciel semble lui sourire. Avant de lui ouvrir ses portes, le ciel, de tout son poids d’amour, l’écrasera.

 

 

 

 

 

CHAPITRE IV

 

 

Sans doute va-t-on m’accuser d’exagérer la part des hommes dans l’élaboration de la merveille et, à proportion, de restreindre la part de Dieu. Dieu n’est-il pas caché derrière toutes nos actions, qu’il les suggère ou seulement les autorise, et ne se sert-il pas même de nos erreurs ? Je dis ici ce que j’estime juste, dans le seul souci de la vérité. Or, il m’apparaît, de toute évidence, qu’on est en train, de la meilleure foi du monde, de fabriquer une grande sainte aux Buissonnets.

De connivence avec le ciel, M. Martin s’applique délibérément à modeler le caractère et l’âme de sa préférée à l’image de ce qu’il conçoit de plus souhaitable et de plus beau. Il ne laisse passer aucune occasion de lui parler de sa glorieuse patronne, la Vierge d’Avila, une flèche plantée au cœur. Ses filles aînées entrent dans son jeu, spécialement la seconde, Pauline, la « petite mère » de Thérèse, qui, je l’ai dit, s’est chargée de son instruction. Elle se montre dans ses leçons aussi rigoureuse que tendre, elle exige une obéissance sans recours, elle habitue l’enfant dans l’ordinaire de la vie à surmonter ses faiblesses, ses rêveries, ses caprices et ses terreurs.

« Parfois, vous m’envoyiez seule, le soir, chercher quelque chose dans une chambre éloignée ; vous ne souffriez point de refus, et cela m’était nécessaire, car je serais devenue très peureuse ; tandis qu’à présent, il est bien difficile de m’effrayer. »

Jamais Pauline ne revient sur une chose décidée ; il faut que Thérèse mérite, c’est l’a b c d de l’amour de Dieu.

« Est-ce que j’ai été mignonne aujourd’hui ? Et-ce que le Bon Dieu est content de moi ? » demande l’enfant avant de s’endormir. Si la réponse est négative, Thérèse, dans sa chambre obscure, sanglotera jusqu’au matin : elle évite autant qu’elle peut la sanction intime de ses larmes. On organise chaque année une distribution des prix exprès pour elle ; elle reçoit en tremblant des mains de son père des couronnes et des cadeaux exactement proportionnés à ses progrès. C’est « comme une image du Jugement ».

Sa petite mère accueille toutes ses confidences, éclaire tous ses doutes, l’introduit aux secrets de l’éternité. Thérèse la presse de questions ; elle a toujours une réponse. « Pourquoi le Bon Dieu ne donne-t-il pas une gloire égale à tous ses élus ? » Pauline l’envoie chercher sa timbale d’argent à peine plus haute qu’un dé à coudre et le grand verre de M. Martin ; puis, les remplissant jusqu’au bord, elle lui fait comprendre que tous les élus recevront une pleine mesure, de sorte que le plus petit n’enviera pas le bonheur du plus grand. Thérèse qui, dans son for intérieur, ambitionne d’être la plus grande, se résigne à sa petitesse ; elle en fera bientôt une vertu.

Dans son belvédère vitré d’où, par-dessus les arbres du jardin, on découvre un vaste horizon, M. Martin domine et règle le travail des âmes. Pauline entrera au couvent. Il n’est pas impossible que Marie l’y suive. Si cela semble plus douteux pour Léonie, la petite Céline promet. Quant à Thérèse, il la sent si proche de lui, dans un accord parfait des sentiments et des pensées, qu’il la donne comme il se donne, sans soupçonner que dans dix ans, l’heure venue, la promesse qu’il vient de faire sera si cruelle à tenir. Quand le jour tombe, il attend avec joie la visite de « sa petite reine ». Il la retient longtemps auprès de lui. Ils sont là, entre ciel et terre, qui s’entretiennent, cœur à cœur, des splendeurs de la création, des douceurs de la vie future – et parfois hélas ! du malheur des temps. La France, ses épreuves, son avenir... M. Martin n’est pas désincarné encore. Un peu rêveur, à la Chateaubriand, à la Rousseau, avec quelque chose en lui du « Promeneur Solitaire », il garde cependant une tête solide ; c’est un Français de bonne souche et de bon sens. Sans doute applique-t-il au temps présent la Politique tirée de l’Écriture Sainte. Il donne des conseils, il propose des solutions. Thérèse s’émerveille de la moindre de ses paroles.

« Bien sûr, papa, que si tu parlais ainsi aux grands hommes du gouvernement, ils te prendraient pour te faire roi et la France serait heureuse comme jamais elle ne l’a été... Mais... tu ne serais plus mon roi à moi toute seule ; aussi j’aime mieux qu’ils ne te connaissent pas. »

Quelle jalousie dans l’amour ! Son père sourit et l’embrasse. Mais c’est bien autre chose encore quand Thérèse le voit prier ; un saint ne prie pas mieux. Lorsqu’il écoute un sermon à l’église, elle le regarde plus souvent, nous avoue-t-elle, que le prédicateur. Sa belle figure lui dit tant de choses ! ses yeux débordent de si douces larmes ! Il semble plongé dans un autre monde : un Ange sur la terre – et un Ange ne peut mourir. – Le culte qu’elle lui rend frise l’adoration ; il est temps que Dieu intervienne.

Ici se place un avertissement qui la rappelle à la réalité. À l’âge de six ans, elle est l’objet d’une grâce cruelle : une apparition concernant son « roi bien-aimé ».

Il faut remarquer en passant que ces phénomènes miraculeux seront très rares dans sa vie ; il ne s’en produira aucun durant son séjour au Carmel. J’en compte trois, en tout. Hier c’était la danse des petits diables, sur un baril de chaux, à Alençon. Ce sera demain, ou après-demain, auprès de son lit de malade, le sourire d’une statue lui apportant la guérison. C’est aujourd’hui un fantôme funèbre. Thérèse n’est pas une sainte visionnaire ; elle ne se vante pas de voir à chaque instant le ciel s’ouvrir. La valeur objective de son témoignage s’en trouve singulièrement renforcée. Quand elle déclare qu’elle a vu, c’est qu’elle a vu et nous devons la croire. Laissons-la elle-même nous raconter sa vision. Celle-ci eut lieu en plein jour ; elle la reçut à l’état de veille, il n’est pas inutile de souligner par avance ce point.

« Mon père, écrit-elle, était en voyage et ne devait pas revenir de sitôt. Il pouvait être deux ou trois heures de l’après-midi : le soleil brillait d’un vif éclat et toute la nature était en fête. Je me trouvais seule à une fenêtre donnant sur le grand jardin, l’esprit tout occupé de pensées riantes ; quand je vis, devant la buanderie, en face de moi, un homme vêtu absolument comme papa, ayant la même taille élevée et la même démarche, mais de plus très courbé et vieilli. Je dis vieilli pour dépeindre l’ensemble général de sa personne ; car je ne voyais point son visage, sa tête étant couverte d’un voile épais. Il s’avançait lentement, d’un pas régulier, longeant mon petit jardin. Aussitôt un sentiment de frayeur surnaturelle me saisit et j’appelai bien haut d’une voix tremblante : « Papa ! Papa ! » Mais le mystérieux personnage ne semblait pas m’entendre ; il continua sa marche sans même se détourner, et se dirigea ainsi vers un bouquet de sapins qui partageait l’allée principale du jardin. Je m’attendais à le voir reparaître de l’autre côté des grands arbres ; mais la vision prophétique s’était évanouie ! »

Marie et Pauline, effrayées par le son déchirant du cri, accourent de la chambre voisine.

« Pourquoi, dit Marie à Thérèse, appelles-tu Papa ? tu sais bien qu’il n’est pas ici ? »

L’enfant explique ce qu’elle a vu. Marie répond que c’est la bonne qui a voulu lui faire peur en se cachant la tête sous son tablier. On appelle Victoire ; celle-ci n’a pas bougé de sa cuisine ; du reste, ce n’est pas une fille à inventer des jeux pareils. Vite, on descend dans le jardin, on cherche l’inconnu sous la sapinière, on fouille les buissons, on visite la buanderie. Personne, absolument personne. Thérèse, qui laisse faire et dire, demeure convaincue d’avoir vu, reconnu son père – son père et pas un autre – dans le passant mystérieux.

De cette image prophétique, l’évènement nous livrera plus tard le sens caché. Elle a mordu la chair et l’âme de l’enfant ; elle y demeurera imprimée comme une plaie vive. Quelle révélation ! le malheur peut frapper son roi ! il l’a déjà frappé peut-être ? Faudra-t-il renoncer à tout, même à ce qu’on a de plus cher ? tout s’arracher du cœur ?...

M. Martin rentre d’Alençon en santé ; on l’embrasse, on le fête... Mais l’amour humain de Thérèse – trop humain à la vérité – a dès à présent pris le voile, ce voile épais dont le visage paternel était couvert.

Un an passe, deux ans. La vie continue. L’enfant, toujours sensible, attend vainement le malheur. Jeux, songeries, prières, maux de tête, crises de larmes, exercice contant de la volonté ; mais, au total, bonheur. Les Buissonnets sont un paradis de délices, où l’on s’aime, où l’on aime Dieu. Céline, la compagne des premiers jours, prépare sa communion chez les Dames Bénédictines ; le soir, à la maison, Thérèse assiste dans un coin, aux instructions supplémentaires que lui donne sa sœur aînée. C’est ainsi qu’elle apprend qu’à dater du grand jour « il faudra commencer une vie nouvelle » – et elle se promet de dater le renouvellement de la sienne de la première communion de sa sœur.

Thérèse a huit ans et demi. C’est à son tour d’entrer comme demi-pensionnaire à l’Abbaye Notre-Dame-du-Pré. Léonie vient d’en sortir. Céline fréquente déjà les grandes classes ; Thérèse ne pourra la voir que de loin. Quelle tristesse pour elle que de quitter les Buissonnets ! Elle y reviendra chaque soir, après une halte à la pharmacie, à la main de sa bonne ou le plus souvent de M. Martin ; elle y retrouvera, du moins, son petit lit, ses amours et ses rêves.

Pour se rendre au pensionnat, il faut traverser tout Lisieux : les quartiers bourgeois aux maisons correctes ; le jardin public avec ses grands arbres, encadrant les terrasses et la façade du musée aux nobles lignes de style versaillais ; la place de la cathédrale Saint-Pierre (où habite M. Guérin) avec les deux falaises de ses tours, l’une romane, l’autre gothique ; puis les rues étroites de briques et de bois, pittoresques, mais encrassées, aux vitrines découpées en petits carreaux ; enfin les quartiers ouvriers où le couvent bénédictin semble perdu. Pareille à une vache au pré, c’est une ville calme, morne, assoupie, qui n’a pas le sourire aimable et civilisé d’Alençon, qui ne s’éveille, dans un rire lourd, qu’aux jours de marché et de foire, que sillonnent des rivières d’encre, des ruelles sombres et sordides, et sur laquelle les usines répandent une suie continue, posent un masque toujours plus épais de charbon. Les pèlerinages thérésiens la moderniseront un jour, sans la spiritualiser, sans même la décrasser tout entière ; ils ne contribueront qu’à la banaliser : ville d’art pour touristes américains, ville d’eaux pour personnes pieuses. Lorsque l’enfant s’enfonce dans ses vieux quartiers, je ne pense pas qu’elle s’y plaise. Elle n’en fréquentera en somme que les églises et les couvents.

Aimera-t-elle l’Abbaye, avec ses grands murs gris, ses cours nues, ses tilleuls malades, ses arcades et ses puits d’ombre où le soleil entre à regret ? Hélas ! elle doit faire son deuil des joies de la nature comme des joies de la famille. Sauvera-t-elle au moins les joies de Dieu ?

Une petite compagne l’attend, sa cousine Marie Guérin, qui l’aime et, semble-t-il, l’admire. Celle-ci a le même âge qu’elle, le même goût pour la prière, pour le silence et le recueillement. Mais il n’est pas commode de se recueillir, quand on n’en a pas l’habitude, au milieu d’un troupeau de fillettes plus ou moins folles qui font tout juste ce qu’il faut en classe pour satisfaire au règlement et aussitôt lâchées perdent toute mesure. La vie en commun du pensionnat affectera bien  douloureusement une âme aussi délicate, aussi exigeante en délicatesse, timide par orgueil autant que par humilité. Thérèse n’a aucune idée de la société humaine ; elle a poussé sous cloche, à l’abri des contradictions. Rivalités, froissements, méchancetés, disputes, en voici l’image enfantine. Comment soutiendra-t-elle une telle révélation ?

On la jette dans le tourbillon. Elle débarque dans la classe verte – entendez celle où les élèves portent un ruban vert comme signe distinctif. Plus jeune que ses camarades, elle est cependant la plus avancée. Comme elle est aussi la plus studieuse, la plus désireuse de réussir – afin de plaire à Dieu, à ses parents, à elle-même – elle obtient les meilleures notes, elle décroche les premières places, dans toutes les matières, sauf l’orthographe et le calcul. « J’avais une peine extrême, avoue-t-elle, à apprendre mot à mot. » Les religieuses, ses maîtresses, ne s’en aperçurent jamais. Elles la prirent en affection, car elles découvrirent bientôt, derrière son sérieux, son application et sa parfaite obéissance, la fleur secrète de son âme, accoutumée à se tourner toujours vers Dieu. Marquèrent-elles imprudemment leur préférence pour Thérèse ? Point n’en était besoin pour susciter autour de l’oiseau rare l’envie et le dénigrement : sa réussite aurait suffi. Une grande fille de quatorze ans, inintelligente et sans doute laide, furieuse d’être battue dans toutes les compositions, d’entendre à tout propos vanter sa jeune camarade, ameuta les autres contre elle et lui fit payer cher sa beauté et son charme, sa studiosité et ses succès. On imagine assez les dédains, les taquineries, les reproches voilés, les sourdes calomnies dont Thérèse fut harcelée : incapable de se défendre, elle se contentait de pleurer.

Elle n’aimait plus guère le jeu, surtout les jeux bruyants ; elle préférait la lecture ; elle s’enivrait d’histoires héroïques ou apitoyantes, la Vie de Jeanne d’Arc et la Fleur du Prisonnier. Cependant il fallait jouer, afin d’obéir à la règle. Elle se tournait volontiers vers les bébés de la classe enfantine, elle les groupait autour d’elle pour leur conter l’aventure du Roi des Chats ; elle contait, dit-on, à merveille. Une maîtresse mit fin à cette diversion. On la voyait aussi, avec sa cousine Marie ou quelque autre amie demeurée fidèle, se promener en silence autour de la cour ; on récitait tout bas son chapelet ; ou bien on ramassait les oiseaux morts tombés des arbres ; on cherchait un coin retiré pour les enterrer dignement. Non comme des chrétiens – Thérèse était trop avertie pour confondre l’ordre de la nature et celui de la grâce – mais comme des œuvres de Dieu, témoins de son art et de sa bonté qui les avaient créées vivantes et heureuses, et méritant, de ce fait, qu’on les honorât.

Pendant la récréation, il arrivait qu’on permît aux élèves d’aller visiter le Saint Sacrement ; personne n’y était forcé. Jamais Thérèse n’y manqua. Quand elle traversait le cloître réservé aux religieuses, elle baisait les pieds sanglants du grand Christ appuyé au mur. Un jour elle prit à part une des plus grandes élèves pour lui demander en secret de lui apprendre « à faire la méditation » : l’autre fut bien embarrassée. Alors, Thérèse lui conta que, dans sa maison, les jours de congé, elle se cachait dans l’angle du mur et du lit, s’enveloppait dans les rideaux et y demeurait longtemps enfermée.

– Qu’y faites-vous ?

– Je pense.

Une de ses maîtresses reçut la même confidence.

– À quoi pensez-vous ? lui demande-t-elle.

– Je pense au Bon Dieu, à la rapidité de la vie, à l’éternité ; enfin je pense.

Penser, pour elle, c’était penser à Dieu.

Malgré les tendres soins des religieuses, elle ne cessa pas de porter, durant ses années de pension, le fardeau de la solitude. Elle en souffrait et elle en jouissait. Elle faisait, sans le vouloir, l’apprentissage d’un état contraire à l’expansivité de sa nature, mais conforme à l’ambition qu’on avait réussi à mûrir et à épurer dans son cœur. Elle jouait souvent à l’anachorète avec sa cousine Marie ; tandis que l’une travaillait son champ, l’autre travaillait son âme – priait. Pour imiter la modestie des solitaires, elles revenaient de l’Abbaye, à ras des maisons, en fermant les yeux, au risque – cela arriva – de renverser l’étalage de l’épicier ou les paniers de la fruitière. Elle aspirait, au fond de son être, au désert. Elle en fit confidence, un jour, à sa sœur Pauline. Celle-ci lui avoua qu’elle y songeait aussi. Soit ! elles s’y retireraient ensemble, c’était entendu, n’est-ce pas ?

Thérèse était entrée dans la classe violette. Le temps était venu pour elle de se préparer à la communion. Au catéchisme, parmi ses compagnes distraites, elle buvait littéralement les paroles de l’aumônier. Elle le questionnait ; elle l’embarrassait. Par exemple, elle n’admettait pas que les enfants morts sans baptême, condamnés pour toujours au bonheur médiocre des limbes, fussent privés de la vue de Dieu : pourquoi, puisqu’ils n’ont pas péché ? Elle s’acharnait à vouloir sauver tous les hommes, même ceux qui refusent de se laisser sauver. Sa raison s’achoppait à l’obstacle du « libre-arbitre ».

« Je voudrais, disait-elle, que Dieu les forçât tous, puisqu’Il le peut. »

Eh bien ! ce serait elle qui les forcerait, elle, la débile Thérèse ! Sa volonté de puissance, sa volonté de conquête venait de trouver son objet.

Un jour, aux Buissonnets, elle entendit Pauline confier à sa sœur Marie sa résolution d’entrer le plus tôt possible au Carmel. C’était là le désert dont elle lui avait parlé, où il était bien convenu que Thérèse se retirerait avec elle. Pauline s’en irait ! Pauline ne l’attendrait pas ! Pauline quitterait Thérèse !

« En un instant la vie m’apparut, écrit-elle, dans toute sa réalité. J’ignorais alors la joie du sacrifice... j’étais faible... si faible... »

En vérité, Thérèse crut mourir. Sa « petite mère » la consola, lui expliqua la vie du cloître et aussitôt Thérèse s’en éprit. Son cœur s’ouvrit, ses pleurs tarirent, une joie inconnue, sans commune mesure avec les autres joies, la remplit, la gonfla : elle sut, de toute certitude, que Dieu l’appelait au Carmel. Elle ne cacha pas son secret à Pauline ; elle alla le porter tout chaud, avec l’agrément de sa sœur, à la Mère Marie de Gonzague, prieure de cette maison sainte qu’elle devait tant honorer et où elle pénétrait pour la première fois. Elle n’avait que neuf ans et il en fallait seize pour entrer comme postulante... La Mère sembla croire à sa vocation.

« Quel nom prendrai-je en religion », se demandait déjà Thérèse. Le sien était pris et bien pris : « Thérèse de Jésus ». Elle y tenait pourtant. Mais pourquoi pas Thérèse de l’Enfant Jésus ? elle aimait tant Jésus enfant ! Ce fut comme un trait de lumière. Or, la Mère Prieure, avant de la quitter, lui dit : « Quand vous viendrez parmi nous, ma chère petite fille, vous vous appellerez Thérèse de l’Enfant Jésus. » Cette heureuse rencontre de pensées la fit sauter de joie. Mais, dès qu’elle fut dans la rue, la joie céda la place à la déception.

« Pauline est perdue pour moi ! Pauline est perdue pour moi ! »

L’humanité revenant à l’assaut, il n’y eut bientôt plus en elle que cette déchirante pensée. À peine entrevoyait-elle Pauline quelques minutes au parloir : elle détestait ce parloir, avec son rideau et ses grilles. Elle ne mangeait plus, elle ne dormait plus. À la fin de l’année maudite – Pauline était partie le 2 octobre 1882 – la petite désespérée fut prise d’un mal de tête continuel qui la força bientôt à interrompre ses études ; c’était le prélude d’une crise atroce dont la Faculté s’épuisa en vain à préciser la vraie nature et que Thérèse, dans l’Histoire d’une Âme, attribue à la jalousie du démon.

S’agissait-il d’une névrose ou d’un cas de possession ? On sait que le démon s’attaque volontiers aux saints, particulièrement aux saints en herbe. Leur fragilité relative attire sur eux ses sévices. Ne pouvant entamer leur âme, il s’en prend à leur corps, à leur moelle, à leur cerveau. Il installe en eux sa puissance occulte, les raidit, les secoue, les tord, leur arrache des cris de détresse et des hurlements d’épouvante, des paroles absurdes, inintelligibles, les hallucine de fantômes et les rejette dans une mortelle prostration. Tel est le tableau clinique que nous présente exactement Thérèse. Ses beaux grands yeux hagards, ses belles boucles blondes emmêlées, elle se dresse sur son lit, enjambe la balustrade, tombe, et par bonheur, ne se fait aucun mal. On la recouche, on la maintient de force. Son lit est entouré de précipices ; les clous plantés dans la muraille affectent la forme terrifiante de « gros doigts noirs carbonisés » ; le chapeau de son père se transforme en monstre... Puis un ronflement rauque et la chute dans le néant. Est-ce elle qui agit ou « l’autre » ? Thérèse nous assure que dans ses crises les plus sombres, elle ne cessa jamais de percevoir ce qui se passait autour d’elle et qu’elle conserva l’usage de toute sa raison.

La médecine finit par se déclarer impuissante, quant au pronostic comme au traitement. La prise d’habit de Pauline approchait ; cette cérémonie valut quelques jours de répit à la possédée. Thérèse, éconduisant son double, exigea qu’on l’y emmenât. Elle s’y rendit en voiture, put prier, pleurer et sourire, se cacher sous le voile de « sa petite mère » et caresser l’espoir de le porter comme elle un jour. Mais dès le lendemain le mal mystérieux s’abattit de nouveau sur elle et les crises reprirent plus fortes que jamais.

On la croyait perdue. Si elle guérissait, peut-être resterait-elle idiote. On demanda une neuvaine de messes à Notre-Dame des Victoires de Paris. Le père, les sœurs, l’oncle et la tante, les cousines, le Carmel, l’Abbaye, s’y joignirent de loin avec la passion furieuse de l’espoir contre tout espoir. Or voici ce qui arriva.

On avait transporté Thérèse dans la chambre des sœurs aînées qui prenait jour sur le devant de la maison. Les pauvres regards de l’enfant pouvaient se reposer sur le ciel et sur les feuillages, sur la statuette de la Vierge qu’elle connaissait depuis son enfance, un pied sur le serpent, une couronne d’étoiles autour du front ; celle-ci était placée sur un socle contre la muraille, à côté du lit aux grands rideaux blancs. Ce jour-là était un dimanche (13 mai 1883), Thérèse semblait sommeiller. Sa sœur aînée, Marie, se trouvait de garde avec Léonie. Voyant la malade si calme, elle crut pouvoir s’absenter un moment. Léonie qui lisait auprès de la fenêtre entendit soudain Thérèse appeler ; très faiblement d’abord : « Marie ! » Elle n’y fit pas attention. Alors Thérèse se dressa et cria de toute sa force : « Marie ! Marie ! » Celle-ci, alarmée, rentra ; elle courut à la malade : Thérèse ne la reconnut pas. Marie était là, devant elle, et elle persistait à la rappeler à grands cris, la cherchant du regard, à droite, à gauche, sans l’atteindre. Ce phénomène, nous affirme l’Histoire d’une Âme, se produisait pour la première fois. Marie, épouvantée, se concerte avec Léonie ; elle quitte de nouveau la chambre afin d’exécuter son plan. Léonie tâche d’apaiser, de rassurer sa jeune sœur et, la portant à la fenêtre, elle lui montre dans le jardin leur aînée qui l’appelle et lui tend les bras : « Thérèse ! ma petite Thérèse ! » Oh ! Thérèse n’est pas aveugle. Thérèse voit quelqu’un, mais ce n’est pas Marie ; entre Marie et elle, un esprit malin s’interpose ; elle a perdu la connaissance de sa sœur. Thérèse souffre affreusement, elle sent qu’il se passe quelque chose d’extraordinaire. Marie, Léonie et Céline sont maintenant dans la chambre, à genoux, devant le lit où la malade a repris place. Elles pleurent, elles gémissent, elles se tournent vers la statue et supplient la Vierge bénie d’éclairer, de sauver leur sœur. Et, chose étrange, celle-ci, consciente de son mal, incapable pourtant de le définir, gémit et supplie avec elles.

« Tout à coup, raconte Thérèse, la statue s’anima. La Vierge Marie devint belle, si belle que je ne trouverai jamais d’expression pour rendre cette beauté divine. Son visage respirait une douceur, une bonté, une tendresse ineffables ; mais ce qui me pénétra jusqu’au fond de l’âme, ce fut son ravissant sourire. Alors, toutes mes peines s’évanouirent, deux grosses larmes jaillirent de mes paupières et coulèrent silencieusement. »

« Ah ! c’étaient des larmes de joie céleste et sans mélange ! La Sainte Vierge s’est avancée vers moi ! elle m’a souri... Que je suis heureuse ! pensai-je, mais je ne le dirai à personne, car mon bonheur disparaîtrait. Puis, sans aucun effort, je baissai les yeux, et je reconnus ma chère Marie ; elle me regardait avec amour, semblait très émue et paraissait se douter de la grande faveur que je venais de recevoir. »

Oui, Marie avait vu le reflet du divin sourire dans les yeux de Thérèse et pressenti sa guérison. Thérèse était guérie, complètement guérie. Le mal avait été chassé ; nous pouvons dire à présent le malin, et cela, en quelques secondes.

Marie pressa si fort Thérèse de questions, que Thérèse lui avoua ce qu’elle avait décidé de ne jamais dire : mais, comme elle l’avait prévu, l’enchantement bientôt cessa. Car Marie crut bien faire en racontant le miracle au Carmel ; on y convia la miraculée, et sous peine d’impolitesse, il fallut au moins essayer de répondre aux chères bonnes sœurs.

« Portait-elle l’Enfant Jésus ?... – Des Anges l’accompagnaient-elle ? »

On imagine facilement le reste. La couleur de sa robe, de sa ceinture, de ses yeux, la façon dont la Vierge était ou n’était pas chaussée... ces Dames voulaient tout savoir. Comme elles avaient leurs idées sur la question, elles allaient jusqu’à prévenir les réponses. Thérèse en ressentit du trouble, de la peine.

« La Sainte Vierge m’a semblé très belle », elle ne sut pas en dire plus.

Les religieuses ne paraissant pas satisfaites, elle put se figurer qu’elle avait mal regardé ou mal vu, qu’on la soupçonnait de mentir ou de garder le principal pour elle. Il n’y avait qu’un pas pour se juger indigne de la faveur dont elle avait été l’objet, pour douter de sa vision même.

« La Vierge Marie, écrit-elle, a permis ce tourment pour le bien de mon âme ; sans cela, peut-être, la vanité se serait glissée dans mon cœur ; au lieu que, l’humiliation devenant mon partage, je ne pouvais me regarder sans un sentiment de profonde horreur. »

C’est longtemps après qu’elle parle ainsi ; il se peut bien qu’elle exagère. Je ne serais pas étonné qu’au retour de cette visite, du point de vue humain, elle ne vît pas le Carmel sous un très bon jour. Raison de plus pour y entrer... Un fait certain, c’est que miracle et guérison, en fin de compte, se soldèrent pour elle par un redoublement de peines, tout intérieures cette fois. Les doutes qu’on avait émis ou seulement insinués sur la vérité de son témoignage réveillèrent en elle une affection dont elle avait souffert jadis et dont elle portait encore le germe : cette maladie des scrupules à laquelle l’esprit de l’ombre ne dédaigne pas de collaborer.

Le ciel se referma sur le sourire de la Vierge. Du vivant de Thérèse, il ne se rouvrit que deux fois.

 

 

 

 

 

CHAPITRE V

 

 

Après cette terrible alerte, il ne pouvait être question de remettre aussitôt Thérèse au pensionnat. On lui accorda un peu de repos ; on essaya de la distraire : on fut tenté, même, de la gâter. D’anciens amis invitèrent M. Martin à séjourner quelque temps avec elle dans leurs propriétés voisines d’Alençon. S’il détestait le monde, celui-ci aimait les voyages ; il ne crut pas devoir priver sa fille de ce plaisir. Elle fut au château de Saint-Denis, au château de Grogny, peut-être aussi au château de Lanchal. Il y fallut tenir son rang, faire toilette, frayer avec de belles dames à tournure, écouter leurs propos frivoles, répondre à leurs sourires et à leurs compliments, se laisser fêter, choyer, admirer. Une table toujours fleurie, des salons brillants, des jardins peignés, des domestiques stylés et nombreux, en un mot tous les agréments et toutes les commodités imaginables... c’était assez pour éblouir une petite convalescente qui retrouvait le soleil de Dieu sur les choses, sur la campagne même de son pays natal, au débouché d’un sombre cauchemar. Elle aurait pu régner un jour sur cette société élégante et vaine ; elle n’aurait eu qu’à s’abandonner à ses dons. Hélas ! tout ce beau monde servait Dieu – ou croyait le servir, sans se priver d’aucune joie terrestre ; il ne semblait pas songer à la mort : ce fut ce qui frappa l’enfant. Ce fut sans doute aussi ce qui la retint sur la pente de la facilité et du plaisir. « Tout est vanité sur la terre ! » disait-elle plus tard au souvenir de ces enchantements.

Elle n’avait pas perdu de vue le rendez-vous où Jésus l’attendait, depuis plus d’un an déjà, à sa table. Elle s’y prépara au retour avec une ferveur accrue, d’abord à la maison, puis au pensionnat. Aux Buissonnets, c’était Marie la sœur aînée qui remplaçait Pauline dans la direction. Celle-ci venait d’envoyer à Thérèse un album où la néophyte devait inscrire ses sacrifices quotidiens, sous une forme exclusivement « poétique ». À chaque acte d’amour ou de privation, correspondait une fleurette : pâquerette, bleuet, violette, rose, myosotis. Selon la tradition de son ordre et de quelques autres – depuis un siècle tout au moins – la jeune carmélite accoutumait ainsi sa sœur à revêtir de « joliesse » les pensées et les sentiments les plus graves et les actes les plus virils. Le style de Thérèse qui est en train de se former à l’école de ces Dames Bénédictines – lesquelles ne détestent pas non plus les fleurs – en gardera l’empreinte indélébile. Il faut s’y résigner ; pour ces bonnes religieuses, ce qui n’est pas « mignard » n’est pas suave ; ce qui n’est pas suave ne saurait être ni beau, ni pieux. Nous avons déjà déchiré le voile, nous savons ce qu’il couvre de solide et de vigoureux.

Ce travers innocent était peut-être moins accusé chez Marie. Moins imaginative et moins « artiste » que Pauline, elle enrobait de moins de sucre ses conseils. Thérèse qui l’avait un peu méconnue s’attacha fermement et tendrement à elle, bien que sa nouvelle maîtresse contrariât certains de ses penchants. Marie se méfiait de l’oraison ; elle craignait que l’enfant ne se perdît dans les nuées ; elle ne lui permettait de prier que vocalement.

Le secret du « sourire » n’était point sorti du Carmel ; on l’ignorait à l’Abbaye. Thérèse se souvient comme d’un temps béni de la retraite de première communion qu’elle y suivit en tant que « grande pensionnaire ». Chaque soir, la sœur directrice traversait le dortoir avec sa petite lanterne, écartait les rideaux de percale blanche qui fermaient le lit de Thérèse et déposait un baiser sur son front.

Il ne nous appartient pas de décrire l’émotion ravie de la future sainte, quand, le grand jour venu, elle s’avança, blonde et pâle, grave et tremblante, revêtue de « flocons neigeux » dans la sévère chapelle des moniales, jusqu’à la grille haute et noire qui séparait la nef du chœur. C’était un cadre magnifique, très grand siècle, un peu janséniste, pour sa première rencontre avec Dieu. « Thérèse, rapporte la Prieure, paraissait plutôt un Ange qu’une créature humaine. » À la sainte table, elle pleura. Ses compagnes s’en étonnèrent, attribuant ses larmes à quelque inquiétude de conscience ou à l’absence de sa mère morte et de Pauline, « sa petite maman ». Elles ne savaient pas qu’on peut pleurer de joie. Une joie profonde, ineffable avait tout balayé : elle débordait par les yeux.

« Je vous aime, mon Dieu, je me donne à vous pour toujours. »

En l’infant solennel, ce fut là tout ce qu’elle pensa, tout ce qu’elle trouva à dire. D’elle à Jésus aucune question, de Jésus à elle aucune exigence : le don réciproque, sans condition. Plus qu’un baiser ; une fusion, dit-elle. La goutte d’eau se perdait dans la mer immense. Abdiquant sa volonté propre, Thérèse unissait sa fragilité à la Toute-Puissance de son Roi.

La communiante alla visiter la novice. Une fête de famille termina la journée aux Buissonnets. On lui fit cadeau d’une montre. Elle n’était pas de celles pour qui la montre comptait le plus.

Le Pain de Dieu sustente ; mais donne faim. Au second banquet de l’Amour, en la fête de l’Ascension, Thérèse s’attabla entre M. Martin et sa sœur aînée. Mais il fallait attendre le retour d’autres grandes fêtes pour se nourrir encore : ah ! comme le temps lui durait ! Dans le sacrement de confirmation, à la Pentecôte prochaine, elle recevra une grâce nouvelle : la force de souffrir ; elle en devra bientôt user. Ce fut très peu de temps après qu’elle put mesurer la versatilité et l’ingratitude des créatures. Elle s’était liée d’une amitié passionnée avec l’une de ses compagnes ; celle-ci s’absenta quelque temps ; quand elle reparut, elle avait oublié Thérèse ; Thérèse qui l’attendait, frémissante, ne reçut d’elle qu’un regard indifférent. Elle essaya en vain de reporter sa frénésie d’amour sur telle ou telle des religieuses, ses maîtresses ; mais aucune ne s’y prêta, ne sembla même comprendre ce qu’elle voulait. Sans doute s’y prenait-elle mal ; sa timidité, sa délicatesse arrêtaient l’aveu sur ses lèvres ; il eût fallu qu’on l’entendît à demi-mot. Ainsi, elle demeura seule. Ce fut en somme un bien ; le refus qu’on lui opposait lui épargna une pire déception peut-être. Elle avait déjà trop d’attaches à rompre avec les créatures, sans en nouer une de plus.

Elle préparait le renouvellement de sa première communion quand la maladie des scrupules qui la travaillait à petits coups sourds prit des proportions inquiétantes. La crise dura près de deux ans.

L’homme de péché n’a pas de scrupules, parce qu’il n’a pas de conscience, ou bien parce qu’il l’a formée à ne plus s’émouvoir de rien. Le scrupule trahit toujours un désir de perfection, même quand il abuse, même quand il s’égare. C’est une sorte d’hyperesthésie de l’œil intérieur qui scrute les replis du moi, les fouille, les dissèque, les dissocie, y découvre tout ce qui s’y trouve et bientôt même ce qui ne s’y trouve pas ; alors il aboutit à une myopie incurable qui lui rend tout suspect, même les bonnes intentions ; car il ne les distingue plus des douteuses. Incapable de se juger, l’homme devient incapable d’agir. Il s’épuise à se déchirer, à se torturer et à se maudire. S’il ne passe outre, il est perdu : le désespoir, le suicide le guettent ; à moins que l’abandon à Dieu ne lui rende tous ses moyens. Cette folie qui peut être un enfer, qui l’est toujours pour celui qui en est atteint dès qu’elle touche au paroxysme, peut aussi l’amener à la complète purgation de sa pensée propre, de son amour-propre, de sa volonté propre, jusqu’à l’état de vacance totale où Dieu, en lui, pense, aime, et veut pour lui.

Du jour où elle a su lier les notions de cause et d’effet, la petite pensionnaire qui marche aujourd’hui sur douze ans, a appris à peser le moindre de ses sentiments, de ses gestes et de ses actes en fonction du mérite et du démérite. Par un entraînement constant, elle s’est révélée de plus en plus habile, de plus en plus subtile dans l’art de discriminer les motifs, évidents ou cachés, qui la font agir. Elle a un confesseur, mais elle n’a pas de directeur ; on n’a pas de directeur à son âge. Dans les cas difficiles elle se confie à Marie, à défaut de Pauline qui peut-être comprendrait mieux. Est-ce encore bien sûr ? Thérèse en est au point de douter des autres autant que d’elle-même. C’est en vain que les grandes personnes la rassurent : dès qu’elle s’examine, et elle s’examine sans cesse, tout lui semble peccamineux.

Sa tante, durant les vacances, l’emmène pour quinze jours aux bains de mer : promenades à âne, pêche à l’équille, n’est-il pas déjà un peu vain de se plaire à ces jeux gratuits ? – Sa tante lui donne un ruban bleu ciel : a-t-elle raison de l’accepter ? a-t-elle raison de le nouer dans ses cheveux ? a-t-elle raison de l’admirer sur sa tête et de trouver qu’il lui va bien ? Mais toutes les petites filles portent des nœuds bleu ciel. Tant pis ; elles ont tort peut-être. – Elle aurait pu le refuser ; mais elle aurait peiné sa tante. Et peut-être en le refusant, eût-elle péché par orgueil, par affectation de simplicité, par affectation de supériorité morale sur les petites filles qui en portent ? Et cependant, si ce n’est pas bien d’en porter ? – Où est la vérité ?

Quand elle n’a pas de scrupules, on lui en suggère. Elle a souvent mal à la tête ; elle ne se plaint jamais ; partant personne ne la plaint. Sa petite cousine Marie qui est, elle aussi, sujette aux migraines, n’observe pas la même discrétion et en profite pour se faire dorloter. « Pourquoi ne l’imiterais-je pas ? se dit Thérèse. – Ah non ! ma petite fille, tu joues la comédie, ça ne prend pas. » Voilà qui est bien innocent... Mais humiliée, mortifiée, Thérèse se donne tort ; elle finit par croire, peut-être, qu’elle n’a pas mal à la tête du tout. On devine la conclusion.

Ce sera bien pire en pension, dans la vie en commun avec tout ce qu’elle comporte de frottements et de susceptibilités. Thérèse n’oubliera jamais la petite boîte à épingles, peinte de différentes couleurs, qu’elle vit, un jour, aux mains d’une de ses compagnes, et que celle-ci lui donna, se rendant compte qu’elle lui ferait plaisir. Si elle n’eût pas manifesté tant d’admiration pour cette petite boîte, elle n’en aurait pas privé sa compagne. Abus de confiance, au bas mot. Mais n’eût-il pas été plus grave, plus offensant pour la généreuse fillette, de lui rapporter le cadeau ?...

Ces incidents, infimes à nos yeux, labouraient l’âme de Thérèse. À l’ordinaire, tout se terminait par des larmes, mais aussitôt elle se les reprochait. Au péché qu’elle avait commis, elle ajoutait le péché de faiblesse. Elle eût dû se montrer plus forte. En fin de compte, elle pleurait d’avoir pleuré. Son travail en souffrait, et sa santé, et même sa prière. M. Martin dut la retirer du couvent. Mais la vie de famille ne la guérit pas. Sans cesse elle harcelait sa sœur aînée de cas de conscience insolubles et puérils. À mesure qu’elle grandissait, elle devenait de plus en plus jolie ; le monde ne le lui cachait pas ; elle s’en voulait de le savoir. Elle s’imaginait déjà roulant sur la pente du vice – si tant st qu’elle eût connaissance de ce que signifiait ce mot affreux. « Que serais-je devenue, disait-elle plus tard, si le monde m’avait souri dès mon entrée dans la vie... si mon cœur n’avait pas été élevé vers Dieu, dès son premier éveil ? » Marie s’efforçait de la rassurer ; mais, un moment après, elle retombait dans l’angoisse du doute.

Elle retourna au pensionnat pour assister aux réunions de l’Association des Enfants de Marie. La Sainte Vierge était son recours et surtout le Saint Sacrement. « Je travaillais en silence, nous apprend-elle, jusqu’à la fin de la leçon d’ouvrage et, personne ne faisant attention à moi, je montais ensuite à la tribune de la chapelle jusqu’à l’heure où mon père venait me chercher. J’y trouvais ma seule consolation. Jésus n’était-il pas mon meilleur ami ? Je ne pouvais parler qu’à lui seul : les conversations avec les créatures, même les conversations pieuses me fatiguaient l’âme. » Le tête-à-tête avec Dieu la sauva.

Sa sœur Marie elle-même allait lui manquer ; elle rejoignait au Carmel Pauline. Alors Thérèse, privée de confident – il semble qu’à cette période de sa vie, elle montra vis-à-vis de M. Martin, par respect, par crainte de l’affliger, une certaine discrétion dans l’aveu de ses peines intérieures – se tourna vers l’âme innocente des deux petits frères et des deux petites sœurs, morts avant qu’elle les connût, qui jouissaient de la vue de Dieu. Il lui semblait que des enfants qui vivaient dans la Paix, que jamais n’avait effleurés l’aile obscure du Prince du Monde, étaient capables d’avoir pitié d’elle, de l’éclairer, de l’apaiser. En la nuit du 25 décembre 1886, elle reçut la réponse qu’elle attendait. L’Innocent des innocents, celui qui venait de naître à la Crèche, sans lui parler, sans se montrer, « changea sa nuit en torrents de lumière », se rendit faible pour la rendre forte, la revêtit de ses armes d’amour. Elle avait, comme de coutume, déposé ses souliers dans la cheminée ; non qu’elle fût dupe de la fable dont on avait bercé ses premiers ans ; mais qu’ils lui vinssent de l’Enfant Jésus ou de ses sœurs et de son père, elle se promettait un grand plaisir de la surprise des petits cadeaux. Comme elle rentrait de la messe de minuit, elle entendit son père murmurer : « C’est par trop enfantin, pour une grande fille comme Thérèse. Ce sera la dernière année. » Ce reproche voilé déchira son cœur. Mais non, son cœur était changé. Elle sut refouler ses larmes et devant ses souliers garnis de présents, manifesta naïvement la joie réelle qu’elle en ressentait. Elle avait recouvré la simplicité du regard ; elle se trouvait capable désormais de dominer sa sensibilité et ses scrupules. « La source de mes larmes, affirme-t-elle, fut tarie et ne s’ouvrit plus que rarement et difficilement. » L’Enfant Jésus lui avait révélé que tout son mal venait de l’esprit propre, de l’amour-propre, de sa complaisance orgueilleuse envers ses moindres réactions, du prix démesuré qu’elle attachait à sa misérable personne. Dieu ne lui demandait, en somme, que de la bonne volonté. Il fallait qu’elle s’oubliât, qu’elle reportât son attention, son affection sur les autres. « La charité entra, dit-elle, dans mon cœur... et depuis lors, je fus heureuse. » Pour combien de temps, nous allons le voir.

Un jour, en fermant son livre de messe, une image glisse en dehors, ne lui découvrant qu’une main, percée et sanglante, du Crucifié. Le sang précieux coule à terre ; personne ne s’empresse de le recueillir. Qui va se tenir au pied de la Croix pour recevoir et pour répandre la rosée divine de notre salut ? « Moi, dit Thérèse : voilà ma fonction. » Son Bien-Aimé a soif, toujours plus soif, à mesure que son corps se vide ; son sang ne coule et son corps ne se vide que pour nous donner soif et nous désaltérer, afin que nos âmes débordent et qu’à son tour Il s’y abreuve. La soif gagne Thérèse, la soif d’y boire, la soif d’y faire boire, la soif de nouer autour de la terre le fleuve de la grâce qui part du Flanc et doit y remonter. Comment songer à soi quand le sang de Dieu vous inonde ?

Thérèse a quatorze ans. Elle et sortie des limbes de l’enfance. Elle a acquis le suprême équilibre d’une raison étayée par la foi. Elle ne s’est jamais plue aux travaux du ménage ; on l’en a toujours dispensée, du reste ; on la considérait comme une créature de luxe, promise à de plus hauts destins. Elle ne refuse pas d’aider ses sœurs à la maison ; mais elle est dévorée d’une avidité de savoir qui lui prend tout le temps qu’elle ne consacre pas à la prière. Elle reçoit les leçons d’une dame de la ville ; elle s’applique toute seule à étudier « des sciences spéciales » par surcroît. Bien qu’elle ait le goût du beau et une sensibilité « poétique », elle ne cultive aucun art d’agrément et cela vaut mieux ; quand ils s’aventurent dans l’art, les bourgeois de son milieu s’évadent difficilement de « l’idéal » qui et de mise. Par mortification, Thérèse a renoncé, naguère, à s’initier au dessin. Elle devait s’y mettre au cloître, « à l’école de l’Esprit-Saint », précisent certains biographes ; mieux vaut ne pas compromettre, à mon sens, l’Esprit de Dieu en cette affaire : dans les tableaux futurs de Thérèse, comme de Pauline, comme de Céline, nous nous contenterons d’apprécier l’intention. Elle approfondit aussi, comme il sied, ses connaissances religieuses. Son livre de chevet est l’Imitation, le seul qui lui fasse du bien ; elle le saura tout entier par cœur. Un ouvrage moderne sur « la fin du monde présent et les mystères de la vie future » lui permit, nous dit-elle « de joindre à la pure farine, du miel et de l’huile en abondance » et d’entrevoir le bonheur des élus.

Céline a quitté aussi le couvent ; elle redevient pour elle la compagne de toutes les heures, la confidente, la « sœur d’âme ». Dans le belvédère, le soir, elles cherchent ensemble, derrière les étoiles, à deviner les splendeurs du royaume. « Il me semble, nous dit Thérèse, que nous recevions de bien grandes grâces. » La principale fut sans doute de pratiquer exactement le renoncement et la charité. Plus elle donnait, plus elle recevait, vérifiant la parole de l’Évangile : « À celui qui possède on donnera encore, et il sera dans l’abondance. » Elle n’insistait même pas auprès de son confesseur pour qu’il l’autorisât à faire des communions plus fréquentes. Or celui-ci, comme inspiré de Dieu, lui proposa de les multiplier, jusqu’à plusieurs dans la semaine. Elle était donc comblée ; mais l’appel du désert, nous voulons dire du Carmel, se faisait chaque jour plus pressant et plus explicite. La seule qui l’encourageât à y répondre était Pauline. Celle-ci était partie depuis cinq ans ; elle avait échangé déjà le voile blanc contre le voile noir ; elle avait éprouvé les rigueurs, les douceurs de la vie du cloître ; elle était assez clairvoyante pour juger, sans risque d’erreur, de l’authenticité de sa vocation. Marie ne voulait pas en entendre parler. Céline l’ignorait ; elle en aurait été jalouse ; n’était-ce pas à elle, en somme, de précéder au Carmel sa petite sœur ? Quant à M. Martin, Thérèse pressentait si dur le coup qui lui serait porté qu’elle reculait indéfiniment l’heure tragique de la confidence. Il venait jugement d’être frappé d’une première attaque de paralysie ; il s’en était remis, mais il fallait le ménager. Pourtant, le temps passait. Thérèse s’était assigné la fête prochaine de Noël, anniversaire de sa délivrance, comme date extrême de son entrée en religion, dix jours avant sa quinzième année. Elle avait dit : Je veux. C’était ainsi.

Au matin de la Pentecôte, elle reçut un peu de la force ardente qui était descendue sur les Apôtres au Cénacle, leur permettant dès l’infant de tout affronter. Elle supplia Dieu d’en répandre autant sur son père et après les vêpres, elle l’aborda. Il était assis au jardin, derrière la maison, à l’endroit même que l’affreux monument commémoratif désenchante. Il faisait beau, la soirée serait longue et douce ; le cycle de l’année liturgique était accompli, la promesse tenue : « Quand je n’y serai plus, je vous enverrai mon Esprit. » Il n’y avait plus qu’à louer, à épouser la plénitude. Thérèse s’avança, les yeux déjà mouillés de larmes, tendre mais résolue, et prit place à côté de M. Martin sur le banc. Son père la regarda, lui prit bien tendrement la tête, l’appuya sur son cœur :

« Qu’y a-t-il, ma petite Reine ? »

Comme elle hésitait à répondre, il se leva et sans cesser de la presser sur lui, l’entraîna sous les arbres, d’un pas très lent. Alors elle dit tout, simplement et dans le détail : le fruit de la grâce était mûr. Le père ne se révolta pas, il pleura. Il se contenta d’objecter qu’elle était encore bien jeune pour prendre une détermination aussi grave. Thérèse n’eut pas de mal à le convaincre. Il s’y attendait, il l’avait voulu. Il cessa de pleurer et il lui parla comme un saint. Il détacha de la muraille une fleur minuscule qui avait la forme d’un lis, en admirant les soins de Dieu qui l’avait fait éclore et conservée ; elle avait gardé ses racines ; elle pourrait continuer de vivre, mieux prospérer peut-être dans un autre sol. Cette petite fleur représentait sa fille qu’il venait d’arracher de son cœur pour la rendre à Dieu.

Donc, M. Martin acquiesçait. La Mère Prieure était d’accord. L’oncle Guérin fut consulté et il invoqua la prudence humaine. On l’écouta. On se rendit à ses raisons. Thérèse qui touchait à la porte du paradis se retrouva au jardin d’agonie. Que faire ? qu’espérer ? Son martyre dura trois jours, au bout desquels M. Guérin, sans aucune pression de sa part, lui déclara spontanément qu’il se rangeait à l’avis de son père ; c’était un très saint homme : Dieu soudain l’avait éclairé. Restait à convaincre l’autorité. Le Supérieur du Carmel, le chanoine Delatroëtte, déclara sans ambages que, sauf dispense de l’évêque, il ne permettrait pas qu’une fille entrât au Carmel avant ses vingt et un ans révolus. Nul n’avait prévu cet obstacle ; ce fut encore l’écroulement.

Une Thérèse Martin ne se décourage pas ; opiniâtre par tempérament, quand elle a Dieu avec elle, elle est intraitable. On ira voir l’évêque ; si l’évêque ne cède pas, on ira voir le Pape ; si le Pape résiste, Dieu le contraindra à céder : voilà ! Dieu veut ce qu’elle veut et il aura le dernier mot.

En attendant, Thérèse redouble de prières, de sacrifices, d’actes de charité ; le temps n’est plus où tout se résolvait en larmes : l’image de la petite fleur pleurarde ne fut jamais plus fausse qu’aujourd’hui. Elle suit les offices, elle visite les indigents ; pendant la maladie d’une pauvre mère de famille, elle s’occupe de ses petites filles et les instruit des vérités de la religion ; elle prend un plaisir sans prix à se pencher sur ces âmes ductiles : le sceau qu’elle y impose ne s’effacera jamais plus. Il y a aussi les âmes des pécheurs ; mais comment les atteindre et quel est son pouvoir sur elles ? Tomberont-elles dans l’abîme d’où ne monte jamais un seul acte d’amour ? Elle voudrait que Dieu fût aimé, même dans l’enfer ; pour qu’il y fût aimé, elle accepterait d’y descendre. Si on lui demandait. « Qu’en-cc qu’une âme ? » elle répondrait sans hésitation aucune : « C’est un être spirituel créé uniquement pour aimer Dieu. »

On ne lit guère les journaux aux Buissonnets : ils sont pleins de vilaines choses que des jeunes filles chrétiennes doivent ignorer. M. Martin reçoit la Croix, mais n’en permet pas la lecture. Cependant il met au courant ses filles des évènements sensationnels. En cet été 87, il en est un qui passionne l’opinion : c’est le crime de la rue Montaigne. Un aventurier de bas étage, receleur, voleur, proxénète, a égorgé d’une façon sauvage une « cocotte » célèbre, sa femme de chambre et la petite fille de celle-ci. Comme il tentait d’écouler les bijoux volés, dans une maison borgne, il a été arrêté à Marseille. Cet homme se nomme Pranzini. Rien que d’ignoble dans son cas, dans ses mœurs, dans son attitude. Cynisme, fausseté, cruauté, bestialité se conjuguent en lui pour composer un monstre ; mais un monstre beau, vigoureux, armé d’un redoutable pouvoir de séduction : d’où l’intérêt que son crime atroce et banal suscite dans le monde et spécialement chez les femmes. Bien qu’il proteste de son innocence, il est jugé et condamné à mort. Un homme de son espèce ne mérite pas mieux, n’eût-il assassiné personne. Du point de vue chrétien, son endurcissement le promettait à l’éternelle damnation. La pure, l’innocente, la candide Thérèse, s’éprit de l’âme de ce monstre. Comment ? pourquoi ? C’est le secret de Dieu. Elle ne connaissait de lui que son crime, son impénitence obstinée et la menace qui pesait sur lui. Entre tant d’âmes pécheresses, ce fut la sienne qu’elle choisit, la plus hideuse, la plus vile, la plus sanguinaire, pour demander à Dieu de la sauver. C’était la première qu’elle réclamait. Elle employa tous les moyens spirituels imaginables. Elle s’offrit elle-même et tous les trésors de l’Église et les mérites infinis de Notre-Seigneur pour la rançon d’un Pranzini.

« Je sentais au fond de mon cœur la certitude d’être exaucée. Mais afin de me donner du courage pour continuer de courir à la conquête des âmes, je fis cette naïve prière : « Mon Dieu, je suis bien sûre que vous pardonnerez au malheureux Pranzini ; je le croirais même s’il ne se confessait pas et ne donnait aucune marque de contrition, tant j’ai confiance en votre infinie miséricorde. Mais c’est mon premier pécheur : à cause de cela, je vous demande seulement un signe de repentir pour ma simple consolation. »

Le lendemain de l’exécution, elle ne put se tenir d’ouvrir le journal de son père, pensant bien y trouver le signe qu’elle avait demandé. Elle apprit que le misérable, non confessé, non absous, non repenti, au moment même où les bourreaux le jetaient sous la guillotine, les avait écartés soudain, avait saisi aux mains de l’aumônier le Crucifix et baisé par trois fois les plaies sacrées. Thérèse s’enfuit pour cacher ses larmes : elle avait le droit de pleurer. Quand on songe aux lèvres souillées de son « premier enfant » – c’est le nom qu’elle ose donner au criminel – on ne s’étonne plus des innombrables conversions qu’elle devait arracher à Dieu et qu’elle lui arrache encore. Dans sa croisade pour les âmes, sa première victoire demeure sans comparaison.

Pour celle qui a sauvé l’âme d’un Pranzini, ce ne sera guère qu’un jeu, en dépit de son émotion apparente, que de se présenter à Monseigneur l’Évêque pour solliciter de sa grâce une dispense qu’il ne peut accorder. Elle y fut à Bayeux, le 31 octobre. Pour la première fois, afin de paraître moins jeune, elle avait relevé ses longs cheveux fins et les avait tordus en chignon sur sa tête ; elle portait un petit chapeau cavalier avec deux ailes de mouette blanche. On n’eût pas reconnu la délicate pensionnaire, aux traits fondus dans un nuage d’or. Sa nouvelle coiffure découvrait un visage net, dessiné, décidé, d’une franchise un peu brutale, et d’une déconcertante pureté : c’est ainsi qu’on se représente Jeanne d’Arc et la grande Thérèse. Elle pleurera devant l’évêque, mais ne lui taira rien de ce qu’elle a résolu de lui dire, simplement, péremptoirement. Elle l’impressionnera si fort que, loin de la décourager, il se contentera de l’exhorter à la patience : son père a l’intention de l’emmener à Rome ; ce voyage ne peut qu’affermir sa vocation ; l’évêque promettra de plaider sa cause à Lisieux devant l’aumônier des Carmélites et de notifier au père et à la fille le résultat de leur entretien. Ajoutons que M. Martin se montra dans cette occasion aussi empressé de donner sa fille que sa fille de se donner. Telle est l’émulation de l’amour.

Trois jours après, Céline, Thérèse et leur père partaient pour Rome dans un groupe de pèlerins un peu trop aristocratique. Le terrible regard de la jeune fille eut tôt fait de percer à jour l’insuffisance spirituelle qui se cachait sous de beaux titres, sous de grands noms, et même sous certaines soutanes. Cette dernière découverte la consterna. Elle ne s’expliquait pas encore pourquoi l’objet de la réforme du Carmel était en premier lieu de prier pour les prêtres. Quelle désillusion ! Si les plus saints sont des hommes si faibles, que dira-t-on des autres ? Réveiller chez les tièdes l’ardeur du zèle, et l’activer chez les ardents, conserver en un mot le « sel de la terre », y a-t-il un plus noble emploi ?

On visita Paris. À Notre-Dame-des-Victoires, Thérèse reçut au fond de l’âme la confirmation indiscutable du sourire quasi divin qui l’avait guérie à dix ans. Sur la colline de Montmartre, elle se consacra au Sacré-Cœur. Au cimetière de Milan, elle admira – il fallait s’y attendre – les monuments réalistes et pathétiques, d’un style plus que discutable, que les personnes riches élèvent à la mémoire de leurs morts. Elle fut frappée par la tristesse de Venise, vénéra saint Antoine le franciscain à Padoue, sainte Catherine la martyre à Bologne, la maison de la Sainte Famille à Lorette ; Lorette surtout la charma ; elle y reçut la communion. À Rome, elle baisa la terre sanglante du Colisée, moins accessible qu’aujourd’hui, au risque de se rompre le cou. Elle se coucha à côté de Céline au fond du tombeau de sainte Cécile dans les catacombes de Saint-Calixte et, visitant la maison de la sainte au Transtévère, acquit pour elle une profonde dévotion ; de l’église de Sainte-Agnès, elle emporta un petit bout de mosaïque destiné à sa sœur Pauline, saur Agnès de Jésus en religion. Enfin, elle fut aux pieds du Saint-Père.

L’abbé Révérony, vicaire général de Bayeux qui accompagnait le pèlerinage et observait Thérèse depuis le départ, se tenait à la droite de Léon XIII. Il fit avertir bien haut les pèlerins qu’il défendait de parler à Sa Sainteté. Thérèse parla.

« Très Saint Père, dit-elle, levant sur lui des yeux baignés de larmes, j’ai une grande grâce à vous demander. »

Elle reprit encore :

« Très Saint-Père, en l’honneur de votre jubilé, permettez-moi d’entrer au Carmel à quinze ans. »

Le grand vicaire de Bayeux intervint : « Les supérieurs, dit-il, examinent la question. »

« Eh bien ! répondit Léon XIII, faites ce que les supérieurs décideront. »

Mais Thérèse revint à la charge :

« Ô Très Saint-Père, si vous disiez oui, tout le monde voudrait bien. »

Le Saint-Père étonné, ému, regarda fixement Thérèse et, scandant chaque mot, il dit :

« Allons ! allons ! vous entrerez si le Bon Dieu le veut. »

Deux gardes-nobles mirent fin au scandale en invitant Thérèse à se lever et le Pape posa sa main sur les lèvres de la jeune fille.

Thérèse sortit déchirée, pleine d’amertume jusqu’aux bords, avec, au fond du cœur, la grande paix d’une bonne conscience.

Elle nous apprend, dans son récit, que la petite fille qui survivait encore en elle s’était offerte à l’Enfant-Dieu, peu de temps avant le départ, pour être son « petit jouet ». Sans doute venait-il d’accepter sa naïve offrande.

 

 

 

 

 

CHAPITRE VI

 

 

On quitte Rome pour Naples, Naples pour Assise. On ne descend presque partout que dans des hôtels princiers. Retour par Florence, Pise, Gênes, Que de surprises ! que de splendeurs ! Thérèse admire éperdument. Mais devant les plus beaux spectacles, elle n’aspire qu’à se priver de l’enchantement de ses yeux. Elle souffre, mais n’abdique pas ; son entêtement est sublime. Elle garde la volonté, c’est-à-dire la certitude d’entrer au couvent à Noël. Pour gagner du temps ou pour la distraire, son père lui propose un pèlerinage aux Lieux Saints. Ce ne serait qu’un pis-aller. Elle veut passer sans délai la porte qui conduit à la Jérusalem céleste.

En débarquant à Lisieux, sur le conseil de sœur Agnès (Pauline), elle rédige une belle lettre pour Monseigneur. Elle a toujours contre elle M. le Supérieur du Carmel, mais pour elle la Mère Prieure. Bien mieux, au cours du voyage de Rome, elle a fini par conquérir le grand vicaire de Bayeux. Il appuiera de toutes ses forces sa supplique.

Décidément, elle a Dieu dans son jeu : c’est fait. Elle ne doute de rien ; elle attend la réponse poste pour poste. Mais Dieu semble hésiter. Dieu s’ingénie à la faire languir. Dieu estime qu’il conviendrait de rabattre tant d’assurance. Noël approche et la réponse ne vient pas. – Il faut qu’elle s’y résigne, hélas ! Thérèse entendra comme chaque année la messe de minuit à la cathédrale Saint-Pierre. On imagine sa tristesse, peut-être sa mauvaise humeur et les tendres reproches qu’elle adresse à l’Enfant-Jésus... Ce n’est que le 28 décembre, en la fête des Saints Innocents, que la Mère Marie de Gonzague lui communique la décision de l’évêché.

Monseigneur s’est rendu. Il s’en remet entièrement à l’agrément de la Mère Prieure. Celle-ci n’a qu’à faire un signe et Thérèse entrera demain au Carmel... – Eh bien non ! elle a réfléchi ; elle redoute pour la jeune fille le surcroît d’austérités qui marque le temps du Carême. Tant pis si elle la déçoit – ou, pour être franche, tant mieux ! Ce ne sera pas trop de trois mois pour s’exercer à la vertu de patience. Thérèse ne sera donc agréée qu’en avril, le jour où le couvent fête l’Annonciation.

Dieu a son plan, mais le démon aussi. Il compte user de ce délai pour dissiper la jeune fille. « Qu’est-ce que c’est que trois mois à présent ? Elle dispose de toute sa vie pour se mortifier au cloître. Qu’elle profite des joies du monde ! qu’elle engrange à la hâte quelques bons souvenirs de plus ! » Le démon sous-estime la force d’âme de Thérèse et surtout la grâce qui la soutient. Non, la fiancée de Jésus ne perdra pas une minute pour se préparer à faire antichambre dans la cellule austère qui précède la salle des noces. Il ne convient pas qu’elle y entre parée de joies et de regrets humains, mais de pénitences et de mérites. Jour après jour, heure par heure, elle occupera ses dernières « vacances » à briser en petits morceaux ce que Dieu aura pu lui laisser de volonté. Elle contrariera ses moindres abandons, ses moindres velléités de caprice ; elle détournera ses regards, quand ils se poseront sur des objets qui lui sont chers ; elle s’interdira toute discussion, toute parole de réplique ; elle sautera sur toute occasion de rendre de menus services, en se gardant de les faire valoir ; elle obéira dans l’instant au désir à peine exprimé de ses proches : en un mot, elle sera le modèle de la servante dans la maison des Buissonnets.

Le 8 avril 1888, au soir, la famille était rassemblée dans la salle à manger que nous connaissons. Les flambeaux de cristal éclairaient la table ; le  repas était abondant et fin, comme il convient un jour de grande fête, chez un bourgeois à son aise, fût-il un saint... Mais on mangeait du bout des lèvres. On célébrait le départ de Thérèse pour le Carmel. M. Martin donnait sa fille de tout cœur ; Thérèse touchait au moment le plus doux de son existence... La fibre humaine, mise à nu, cependant, vibrait et souffrait. Il eût été monstrueux de ne pas souffrir ; Dieu n’exigeait pas tant : il permettait à la nature de reprendre ses droits, avant de déposer tous ses pouvoirs.

Le lendemain matin, Thérèse accorda un dernier sourire aux arbres du jardin et aux meubles de la maison, descendit le sentier rocailleux des Buissonnets, salua les vieilles pierres de l’église Saint-Jacques et par la rue de Livarot étroite et pauvre qui franchit l’Orbiquet sur un petit pont, précéda ses parents dans la chapelle monastique. Elle assista avec eux à la messe ; au moment de la communion, elle n’entendit autour d’elle que des sanglots. Elle seule ne pleurait pas. Mais son cœur battait à mourir quand elle s’avança vers la porte de la clôture. Elle embrassa tous les siens, se mit à genoux pour recevoir la bénédiction de son père – et partit sans se retourner. La porte s’étant refermée sur elle, elle tomba dans les bras de la Mère Prieure, de ses deux sœurs par la nature et par la règle et de ses nouvelles compagnes.

Le terrible supérieur, M. Delatroëtte, était présent. Sans craindre de rompre l’enchantement, il s’écria d’une voix sèche, de façon à être entendu de M. Martin :

« Eh bien, mes Révérendes Mères, vous pouvez chanter un Te Deum ! Comme délégué de Monseigneur l’Évêque, je vous présente cette enfant de quinze ans dont vous avez voulu l’entrée. Je souhaite qu’elle ne trompe pas vos espérances ; mais, je vous rappelle que, s’il en est autrement, vous en porterez seules la responsabilité. »

Ce digne prêtre manquait de tact autant que de clairvoyance. L’enfant de quinze ans gagna sa cellule d’un pas tranquille et résolu ; une sorte de majesté s’alliait à sa modestie et toutes ses sœurs, devant elle, furent comme saisies de respect.

 

Le long d’un ruisseau noir, un jardin exigu pris entre de hautes murailles, à l’abri des regards profanes ; un cloître autour. Sous un toit d’ardoise, à lucarnes, un bâtiment de briques sombres, percé d’arcades en berceau, d’une glaciale nudité. Moins de feuillage encore qu’au pensionnat de l’Abbaye. Au centre du cloître une énorme croix. – À l’intérieur du bâtiment des couloirs blancs et rectilignes, des cellules froides, sans ornement, et, en lettres noires, au-dessus des portes, le rappel de nos fins dernières : « Veillez et priez. » « Souffrir et mourir. » Au fond du réfectoire, sur la table de la prieure, une tête de mort dont les orbites caves regardent les religieuses manger. Enfin, au chœur de la communauté, entre les croisillons trop serrés de la double grille, la vue trop lointaine du Tabernacle, et, rarement, l’ombre et la voix des parents au parloir. Tel et le paradis que vient de choisir sœur Thérèse.

« Tout dans le monastère me parut ravissant », dit-elle.

La petite cellule de trois mètres sur trois, avec son carré de fenêtre, sa paillasse sur des tréteaux, sa terrine et sa cruche, son banc, sa table et sa croix de bois nu, réalisait à la perfection l’image du « désert » qui était l’objet de ses rêves. Elle se répétait sans cesse :

« Maintenant je suis ici pour toujours. »

Avec Dieu, À l’écart du monde. De ses prestiges tentateurs. De ses faiblesses. De ses mesquineries. Dans la société des parfaits.

Elle guérira de cette illusion. Un couvent, c’est encore le monde. Partout où sont des hommes, c’est le monde. Dieu en a décidé ainsi.

Le costume d’une postulante n’est pas flatteur : il n’a ni la noblesse de l’habit des mères et des novices, ni le pittoresque familier de celui des converses : une robe noire étriquée et un bonnet noir. C’est qu’il ne s’agit pas de la séduire ; plutôt de l’éprouver, de la décourager, si peu que sa vocation soit entachée de romanesque. Elle s’insère, en parente pauvre, dans une famille peu nombreuse – on n’est presque jamais plus de vingt au Carmel – dont chaque membre a sa fonction fixée et dirigée par la Prieure : celle-ci applique la règle, sous l’inspiration de Dieu. Plus une parole libre, plus un geste libre, plus un instant de libre ; la seule liberté est d’obéir.

De cinq heures du matin à dix heures et demie du soir, le temps est partagé entre la psalmodie au chœur (tout l’office du bréviaire), la messe, l’explication de la règle, l’étude du latin et des Livres sacrés, la lecture en commun, le travail manuel, le déjeuner et la collation, la méditation et la prière intime ; tout cela se fait en silence, c’est-à-dire sans une seule phrase, sans un seul mot qui ne réponde pas à une question ou que ne justifie pas le service. Deux fois par jour – deux heures sur dix-sept – une récréation permettra tout juste de se détendre. Encore la Mère Prieure (ou la Maîtresse des Novices, sa déléguée auprès des jeunes sœurs) veillera-t-elle à modérer l’abandon et l’expansion, à gouverner les humeurs et les caractères, pour le seul bien des âmes qu’elle a charge d’élever à Dieu. Elle sera une Mère dans toute la force du terme, dosant l’affection et la rigueur. Mais comme elle a aussi son humeur et son caractère, – Dieu n’en délivre que les très grands saints – elle restera sujette à l’erreur et à l’imprudence, peut-être même à l’injustice : elle est femme – ses filles aussi. De sorte qu’au couvent se posera, comme partout, le problème épineux, et humainement insoluble, de la vie en famille, de la vie en société. Recouverts par la discipline, atténués par l’obligation de la charité fraternelle, mais renforcés, souvent exaspérés par la clôture, les incompatibilités naturelles, les incompréhensions, les conflits subsisteront à l’état latent ou larvaire. Mais Dieu s’en servira pour l’avancement des meilleurs.

Ces dames de la ville commentent l’évènement :

« Cette petite Martin ! s’enterrer ainsi à son âge ! Elle n’y restera pas, bien sûr. J’en répondrais.

– Oh ! pensez-vous ! une entêtée comme elle ! Elle est beaucoup trop orgueilleuse pour avouer jamais qu’elle s’est trompée sur sa vocation. Elle souffrira, mais elle restera. C’est par orgueil qu’elles y restent toutes ; ce n’est pas par plaisir. »

Mme Y... qui est renseignée intervient.

« Chacun prend son plaisir où il le trouve. Ne croyez pas qu’on s’ennuie au Carmel. D’abord on n’a aucun souci, puisque tout est réglé d’avance. On redevient enfant ; on se laisse conduire ; il ne faut presque rien pour vous amuser.

– Alors, on ne prie pas toujours ?

– Mais non. Entre les offices on cause, on s’amuse. Les jeunes filles de famille cultivent des arts d’agrément. On fait de l’aquarelle, on compose des vers ; les jours de grande fête, on joue même la comédie.

– La comédie ?

– Je vous assure. C’est ma petite cousine Solange qui me l’a dit. Ces bonnes religieuses avaient besoin d’une poupée, elles ont pris Thérèse, elles feront joujou avec elle. N’oubliez pas d’ailleurs qu’elle retrouve ses deux aînées : et vous pensez si elles la gâteront ! »

Ces dames, rassurées, roucoulent. Si elles n’avaient pas tant d’obligations mondaines, elles iraient de ce pas rejoindre Thérèse Martin.

La réalité est fort différente. Non sous le rapport des plaisirs. Il est bien vrai qu’on se divertit comme on peut, avec un naïf enjouement, au cours des récréations et des fêtes ; le Carmel n’est pas inhumain. Mais si tant est qu’une des « bonnes religieuses » eut songé à traiter comme une poupée la postulante de quinze ans, la gravité et la maturité lisibles sur son beau visage eussent tôt fait de l’en dissuader. Thérèse, du moins, aurait pu compter sur une certaine tendresse de la part de la Mère Prieure qui l’avait si affectueusement secourue dans les épreuves de sa vocation. Mais le temps des épreuves n’était pas fini et ce qu’avait souffert Thérèse ne pouvait être qu’un commencement dans la carrière où elle s’engageait. En passant la porte de la clôture, elle perdait les privilèges dont elle jouissait de l’autre côté de la grille. La Mère Prieure le lui fit bien voir.

Mère Marie de Gonzague qui gouvernait la communauté depuis deux ans – elle en avait alors cinquante-quatre – était une femme distinguée, de bonne noblesse provinciale et de ce fait un peu distante, mais douée de cœur et de charme ; d’un caractère actif, entreprenant, un peu brouillon, traversé parfois de mélancolie et sans beaucoup d’esprit de suite, nous dit-on 2. Elle avait des sautes d’humeur ; elle changeait souvent d’idée ; comme une personne sûre d’elle-même, elle exigeait qu’on la suivît pourtant. On ne peut supposer que sa sympathie pour Thérèse fût tout d’un coup tombée dès son arrivée au couvent. Il semble plus probable qu’elle se tint ce raisonnement : « Voici une petite fille qui n’est jamais sortie de sa famille ; la dernière, la plus choyée ; elle a bien tourné, c’est un fait ; mais dans un milieu de très braves gens et où la vie était facile, où tout répondait à ses vœux et souvent à ses fantaisies. Elle s’est crue favorisée non seulement de grâces intimes, mais même d’une apparition. Elle a beaucoup de volonté ; elle ne sera donc pas commode. Elle a placé son orgueil, son ambition dans la possession de Dieu ; mais cela prouve qu’elle en a encore. Malgré son désir de perfection, elle s’imagine que tout va plier devant elle, que ça ira tout seul parce qu’elle a deux sœurs ici. Nous saurons lui prouver que non. C’est d’ailleurs le meilleur service à lui rendre. »

Si bien que la pauvre Thérèse, au lieu du visage tout en sourires, tout maternel qu’elle attendait, rencontra le masque impassible et sévère d’une Supérieure. Il n’est pas non plus impossible que la gaucherie de la postulante dans les travaux serviles l’agaçât et que sa docilité excessive à réparer la moindre faute exaspérât la Mère au lieu de l’apaiser. C’était, je le répète, une autoritaire à caprices, très sainte femme par ailleurs.

L’épreuve nouvelle commença par la froideur ; elle se poursuivit par les reproches. Thérèse, pourtant très discrète sur le sujet des persécutions, réelles ou imaginaires, qu’elle eût à subir au couvent – elle laisse entendre quelque part que celles qu’elle avoue sont loin d’être les plus cruelles – nous rapporte timidement que chaque fois qu’elle rencontrait la bonne Mère, celle-ci ne manquait pas de « l’attraper ». Thérèse, un balai à la main, achève de nettoyer le cloître ; elle a oublié, par mégarde, une toile d’araignée dans un coin obscur. C’est naturellement la première chose que remarque la Mère Prieure. Son verbe aigu alerte la communauté :

« On voit bien que nos cloîtres sont balayés par une enfant de quinze ans ! c’est une pitié ! »

La pauvre Thérèse Martin a envie de rentrer sous terre.

« Allez donc ôter cette toile d’araignée, et devenez plus soigneuse à l’avenir. »

Pour compliquer la situation, il se trouvait que la Mère Prieure ne tenait aucun compte des ordres qu’avait donnés de son côté la Mère Maîtresse des Novices dont dépendait directement Thérèse. À qui fallait-il obéir ? Par exemple, au temps de son postulat – un an plus tard, l’épreuve fut donc longue –, la Mère Maîtresse avait pris l’habitude d’envoyer la novice cueillir de l’herbe au jardin. Celle-ci s’y rendait en tremblant, car elle ne manquait jamais en chemin de se heurter à la redoutable Prieure.

« Mais enfin, clamait celle-ci, cette enfant ne fait absolument rien ! Qu’est-ce donc qu’une novice qu’il faut envoyer tous les jours à la promenade ?

« Et pour toutes choses, ajoute sœur Thérèse, elle agissait de même avec moi... Dans les rares directions où je restais près d’elle pendant une heure, j’étais encore grondée presque tout le temps... et ce qui me faisait le plus de peine, c’était de ne pas comprendre la manière de me corriger de mes défauts. »

Ses défauts à l’entendre étaient la lenteur, le peu de dévouement dans les offices. Thérèse méditait, sans doute, ou faisait oraison, ou simplement rêvait. Tandis que les autres jeunes sœurs étaient entièrement à leur ouvrage, son esprit voyageait ou se fixait ailleurs. Trop d’imagination... ou peut-être trop de prière. La Mère Prieure devait reconnaître plus tard que la peine profonde qu’elle ressentait de ses rigueurs ne l’avait jamais détournée d’une parfaite obéissance. À quel prix ! on frémit de l’imaginer.

De la Maîtresse des Novices, Mère Marie des Anges, ce fut une croix d’une autre espèce qu’elle reçut. Celle-ci la connaissait depuis son enfance ; elle lui portait beaucoup d’affection. Appelée à la diriger, elle ne se démentit point ; elle reconnut aussitôt en Thérèse « une correspondance très constante à la grâce » ; aussi lui donna-telle tous ses soins. Mais voilà ! elle parlait trop, elle discourait trop et Thérèse aimait le silence, cultivait le silence en elle, pour essayer de s’entretenir avec Dieu. La Mère Marie des Anges, qui ne s’en doutait pas, la submergeait de prônes monotones, de mornes explications. Thérèse en venait presque à préférer les admonestations de la Prieure... Pourtant, sans un mot de critique, elle confiait à sa Maîtresse ses ennuis. Alors, Mère Marie des Anges, y compatissant de tout cœur, lui imposait, par compensation, certaines atténuations à la dureté de la règle dont la nouvelle postulante eût pu contester l’à-propos, bien que souvent elle en éprouvât le besoin. Il était bon que sa Maîtresse lui permît de manquer l’oraison du matin ou les Petites Heures ; car Thérèse souffrait d’insuffisance de sommeil. Mais sa bonté exagérait quand soudain, sans raison aucune, elle prolongeait toute une quinzaine ce traitement d’extrême faveur. « Mademoiselle se fait dorloter ! » pensait Mère Marie de Gonzague. Si encore elle se fût contentée de le penser ! Tout se retournait donc contre la jeune fille, même les prévenances dont elle était l’objet.

Les jeunes sœurs avaient l’occasion de visiter de temps en temps l’ancienne Prieure du Carmel, Mère Geneviève de Sainte-Thérèse, que des infirmités très douloureuses retenaient à la chambre et souvent au lit. C’était une sainte religieuse, très avancée dans l’oraison. Le Seigneur lui parlait, lui révélait même, à cc qu’on rapporte, tels évènements d’importance avant qu’ils se fussent produits. Qui donc pouvait, devait, si ce n’est elle, lire dans l’âme de Thérèse et entrevoir son miraculeux avenir ? Elle ne devina pas la postulante, elle ne sut que la consoler, non sans quelquefois prendre peur devant son audace spirituelle et mettre une sourdine à ses saintes explosions. Pour une fois que la jeune fille va se sentir en confiance, en face d’une religieuse qui s’entend à la sainteté, celle-ci négligera, repoussera ou glacera ses plus précieuses confidences.

Mais, nous dira-t-on, ses deux sœurs ?

Toutes deux l’aimaient tendrement, elle leur rendait la pareille. Mais elle ne s’était point séparée de ses proches pour retrouver de plus proches dans son couvent. Il lui semblait que toute affection naturelle et en particulier toute affection de famille devait le céder sous ce toit austère à l’amour réciproque et sans préférence de toutes les religieuses en Dieu. Thérèse ne résignait pas son penchant ; elle le surmontait. Elle n’ignorait pas la joie de qualité vraiment spirituelle, mais peut-être aussi trop mêlée d’humain, que lui eût procurée la fréquentation assidue – si la Mère Prieure la lui eût permise – de sœur Marie du Sacré-Cœur, sa grande aînée et sa marraine, et de sa « petite mère » sœur Agnès de Jésus. Elle était assurée du secours vraiment efficace que leur expérience unie à leur tendresse ne manquerait pas de lui proposer. Quand elle avait été bien rabrouée, blessée dans son orgueil et surtout dans son bon vouloir, elle brûlait de se précipiter vers elles, pour échapper à ce refoulement atroce d’une souffrance qu’il faut taire parce que personne n’en veut. Par un acte de volonté qui semble au-dessus des forces humaines, elle refusait à sa souffrance cette issue, la plus naturelle qui fût. Elle fermait son cœur ; elle s’était fait une règle de ne rechercher, sous aucun prétexte, la compagnie de ses deux sœurs. « En récréation, elle se plaçait indifféremment auprès de la première venue ou, mieux, elle s’assurait le voisinage d’une compagne qui lui paraissait délaissée. » Si l’une de ses sœurs était souffrante, elle attendait d’être devancée par une autre pour se permettre de la visiter. On peut supposer que ses sœurs qui n’étaient pas encore parvenues au même degré d’abnégation, en souffraient, s’en plaignaient entre elles, accusaient même leur petite Thérèse d’égoïsme et d’ingratitude. Elles finiront par comprendre ; nous excusons leur premier mouvement. Cette réserve affectée et délibérée ne facilitait pas l’échange : une certaine froideur involontaire s’ensuivit.

Et Thérèse gardait son mal, sans conseil vraiment éclairé, sans direction compétente. Au fait, elle n’avait jamais eu de directeur. Mais au moment d’en choisir un, tous ses confesseurs la déçurent, soit par leur insuffisance, soit par leur incompréhension.

L’aumônier du couvent était au-dessous de sa tâche. Le Père Blino, de la Compagnie de Jésus, traita de très haut ses prétentions.

« Mon Père, je veux devenir une sainte, lui dit-elle. Je veux aimer le Bon Dieu autant que sainte Thérèse de Jésus.

– Bornez-vous à vous corriger de vos défauts, à ne plus l’offenser.

– Ce ne sont pas des désirs téméraires, repartit la têtue. Notre-Seigneur n’a-t-il pas dit : « Soyez parfaits comme Notre Père Céleste est parfait » ?

Elle prenait l’Évangile à la lettre ! c’était un scandale... Le Père Blino n’y crut pas.

Un autre jésuite, le Père Pichon, débarqua pour une retraite, au cœur d’une crise de doute, au moment le plus dur de son postulat.

Car Thérèse doutait... nous n’avons pas dit le plus grave. De pauvres contradictions, de misérables déceptions humaines auraient-elles brisé, supplicié ainsi son cour, si Dieu y eût versé quelque grâce sensible, comme un baume, comme un cordial ? À peine installée au couvent, Dieu s’était voilé à ses yeux ; l’épreuve du délaissement de Dieu avait, d’un coup, fondu sur elle. Le premier jour, sans délai, sans raison. Pour y demeurer des mois, sans répit.

« Je n’avais pour mon âme, écrit plus tard la pauvre enfant, que le pain quotidien d’une sécheresse amère. »

Elle n’exagère pas. Dans une lettre du 8 mai, un mois après son entrée au Carmel, voici comment elle parle à sa sœur Céline :

« Il est pénible de commencer une journée de labeur, quand Jésus se cache à notre amour. Que fait-il, ce doux ami ? Il ne voit donc pas notre angoisse, le poids qui nous oppresse ? Où est-il ? Pourquoi ne vient-il pas nous consoler ? »

Mais aussitôt Thérèse se reprend : il faut bien remonter sa pauvre sœur, si privée d’elle.

« Céline, ne crains rien, il est là, tout près de nous. Il nous regarde. C’est lui qui nous mendie cette peine, ces larmes... Il en a besoin pour les âmes... pour notre âme : il veut nous préparer une si belle récompense ! Ah ! je t’assure qu’il lui en coûte pour nous abreuver d’amertume ; mais il sait que c’est l’unique moyen de nous préparer à le connaître comme il se connaît, à devenir des dieux nous-mêmes !... Élevons-nous au-dessus de ce qui passe, tenons-nous à distance de la terre ; plus haut l’air et si pur ! Jésus peut se cacher, mais on le devine. »

Et s’il s’obstine à se cacher ?

La courageuse enfant fait contre mauvaise fortune bon cœur. Jamais sa sœur ne pourra souffrir autant qu’elle.

Qu’importent l’injustice, les persécutions des créatures ! C’est le Seigneur Jésus, son Dieu, qu’elle est venue chercher dans cette maison de piété... L’ayant déjà rencontré dans le monde, où on le prie si mal, où on l’aime si peu, nul doute qu’elle ne le trouve infiniment plus présent, plus familier, sous le toit privilégié de ses amoureuses colombes. Hélas ! l’Époux ne se présente pas au rendez-vous qu’il fixa à sa fiancée ! Elle est entrée pour Jésus au Carmel – et Jésus n’y est point. Mais que faire pour qu’Il se montre ?

Un cœur sec, des yeux secs, des prières vides de suc, vides même de sens, une aridité infernale. C’est peut-être l’enfer ? – Non, les prémisses seulement. Elle n’a pas encore mérité l’enfer sur la terre. Car il faudra le mériter... – En attendant, Thérèse se demande si elle n’a pas encouru la haine de Dieu. Elle doute de la valeur de ses moindres actions : elle sent monter comme jadis le flot souterrain des scrupules. C’est ici que le Père Pichon lui apporta son bienfaisant secours.

Thérèse l’avait vu l’année précédente au parloir, en allant visiter ses sœurs ; elle lui avait parlé de sa décision et il l’avait encouragée. Il la reconnut bien ; il la traita avec bonté. Il pensait trouver une petite sœur d’une « ferveur tout enfantine », qui suivait une « voie bien douce ». Quand il se pencha sur l’abîme qu’elle entr’ouvrit pour lui, car elle l’entr’ouvrit seulement (elle éprouvait, nous avoue-t-elle, « une difficulté extrême à s’épancher », c’est un trait qu’il faut retenir, il éclaire son cas, son destin et son caractère), le Père mesura la profondeur cruelle des grâces de souffrance qu’elle avait déjà reçues de Dieu. Si elle ne s’était refermée, il l’eût peut-être entièrement comprise. Du moins, après une confession générale, dans laquelle Thérèse revécut tous ses manquements, toutes ses légèretés, toutes ses imperfections puériles, il crut devoir déclarer solennellement « en présence de Dieu, de la Sainte Vierge, des Anges et des Saints » qu’elle n’avait jamais commis un seul péché mortel – sans y avoir, ajoutait-il, « aucun mérite ». Pour le reste, il se récusa. Le secret que cette âme exceptionnelle lui refusait, par timidité, par pudeur, ou faute de moyens pour le traduire, dépassait peut-être sa compétence ou celle que son humilité lui concédait. Il affirma que c’était une épreuve. Il devina en elle le travail de l’Esprit. Il termina son instruction par ce vœu :

« Mon enfant, que Notre-Seigneur soit toujours votre Supérieur et votre Maître des Novices ! »

Thérèse se réjouit grandement d’apprendre qu’aucune faute n’avait « terni sa robe blanche de baptême » – et sans mérite de sa part ; elle ne s’en attribuait aucun. Elle crut recouvrer la paix. Elle pensa avoir trouvé un véritable père pour son âme. Mais le Père Pichon fut renvoyé au Canada.

Et Thérèse se retrouva seule, seule avec Dieu qui ne se montrait point.

 

 

 

 

 

CHAPITRE VII

 

 

Où se cache le Bien-Aimé ?

Elle ne le trouve plus dans l’oraison. Elle ne le trouve plus dans la communion. Elle apprend à le découvrir dans la personne même de ses Supérieures, celles qui la déçoivent, celles qui la tracassent – qui ne peuvent la décevoir et la tracasser qu’en Son nom.

Pourquoi est-elle entrée ici ? Avant tout pour sauver les âmes. Il convient donc d’embrasser la souffrance, de l’aimer, de la rechercher, non simplement de la subir. Le Seigneur lui a fait entendre qu’on ne les peut sauver que par la Croix. Par les croix, petites ou grandes. Plus Thérèse en rencontrera sur sa route, plus son attrait pour la souffrance augmentera. Telle est la révolution – dont les signes avant-coureurs l’alertent depuis son enfance – qui va s’opérer dans son âme devant la Sainte Face de Jésus.

Ce visage défait, sanglant, humilié, méconnaissable, réduit au pur néant, se substitue tout à coup à ses yeux aux traits aimables de l’Enfant Divin. Il était le plus beau des enfants des hommes, le plus gracieux à la crèche, le plus viril à l’établi. En son adolescence et en son âge adulte, un seul de ses regards ravissait les cœurs. À travers son humanité naturellement accomplie, on pouvait entrevoir l’ineffable beauté de Dieu. La divinité s’et voilée ; l’humanité s’est laissé détruire. Celui qui est a accepté, décidé, exigé de tomber à rien. Pour nous conquérir, pour nous posséder, pour régner sur nous sans conteste, dans les magnificences du commun salut. Quiconque voudra conquérir, posséder et régner devra se mettre à son école. L’avide, l’orgueilleuse, l’ambitieuse Thérèse, la petite fille qui choisissait tout, rien de moins que le tout, saura bientôt ce qui lui reste à faire. Se cacher, s’annuler. La clé, la seule clé de la possession de l’être, c’est le non-être. Et comme celui qui n’est pas n’a plus rien à attendre, à espérer, à demander, Thérèse n’attendra, n’espérera et ne demandera plus rien – ou temporairement, le moins possible, avant d’avoir atteint à la perfection du néant.

Elle travaillera à se rapetisser. Ce sera sa seule pensée. Plus croîtra son ambition, sa volonté de possession, sa sainte fureur de conquête et plus elle se fera « petite ». Le mot petit qu’elle va répéter sans cesse, l’appliquant à sa voie et à sa personne, ne devra pas être entendu comme une coquetterie, comme une mièvrerie, comme une naïveté de style, mais comme l’exacte expression du dessein le plus malaisé, le plus héroïque, le plus cruel qu’une âme aussi vivante, aussi sensible, aussi passionnée ait jamais conçu et réalisé.

Ne nous étonnons pas qu’après les lectures plus ou moins fades, contes moraux, homélies pieuses, – l’Imitation exceptée – dont ses jeunes ans ont dû se nourrir, elle puise désormais dans les œuvres mystiques les plus fortes son aliment spirituel. Celles de saint Jean de la Croix seront, durant deux ans, à son chevet. Elle lira aussi sainte Thérèse, mais, semble-t-il, avec moins de goût et de suite, partant avec moins de profit. La puissante raison de la grande mystique d’Avila ne convient pas à sa nature intuitive. Y a-t-il sept demeures dans le Château de l’Âme, quatre degrés dans l’oraison ? Cela lui importe fort peu, pourvu qu’elle y accède ou qu’elle y entre. La première Thérèse a su aimer Jésus ; la seconde ne lui demande que le secret de cet amour. Ce secret, les lumières sombres, les obscurités fulgurantes, les impétueuses et tendres ardeurs des chants et des traités de saint Jean de la Croix le lui livrent, sans exiger de son intelligence un effort de méthode dont elle n’est pas incapable, mais qui gênerait son élan. Elle s’y jette comme dans le feu, elle s’en assimile directement la substance. Prier et prier, aimer et aimer. « Rien, rien et rien » : s’anéantir. L’admirable ouvrage du P. Surin, les Fondements de la Vie Spirituelle, auquel elle a recours, prêche le même détachement. Elle devait revenir plus tard à la méditation unique des Saints Livres. Toute sagesse y est incluse, toute vérité, tout amour. Thérèse possédait cette simplicité du regard qui atteint l’esprit par delà la lettre, du premier coup, sans tâtonnements ni détours. Un mot lui suffira : Jésus. Une image : la Sainte Face. C’est pourquoi Dieu écarte d’elle les confidents, les directeurs. Elle s’avancera de plus en plus seule, de plus en plus simple, de plus en plus nue, dans le chemin de la perfection.

« Qui a cru à votre parole ? il est sans éclat... sans beauté... »

Ce verset d’Isaïe que répète souvent Thérèse, résume le mystère auquel elle s’attache et qu’elle méditera, éprouvera cinq ans durant.

Si Dieu demeure absent, et si ce n’est que par un tour de force qu’elle rétablit sa présence dans la figure de l’Homme de Douleur, le monde est toujours là qui ajoute encore à ses peines. Son cœur n’a pas détendu les liens qui le rattachent humainement aux créatures. Thérèse n’oublie pas son père ; elle n’oublie pas ses deux sœurs, Léonie et Céline, qui veillent sur les souvenirs d’autrefois. Après un temps d’essai chez les Clarisses, Léonie, l’effacée, est revenue contre son gré à la maison. Céline, qui a promis de rejoindre Thérèse, a le sentiment de vivre en exil. Le devoir d’état la retient. De tous les écrits de la sainte, je crois bien que les plus touchants sont les lettres qu’elle lui adresse pendant ses premières années de couvent. J’y vois le document le plus direct et le moins apprêté qu’elle ait livré sur l’état de son âme. Elles sont tendres, âpres et sublimes, la littérature n’y a point de part. Elles semblent dictées par la nécessité. Thérèse qui « n’a pas grand’chose à dire » à ses Mères selon la règle (elle a tant de mal à s’ouvrir !) se tourne vers l’ancienne compagne de ses jeux. Même au parloir, ce n’est guère qu’auprès de Céline qu’elle s’épanche ; leurs entretiens sont uniquement spirituels.

Les grâces pleuvent sur les Buissonnets. Céline veut aussi devenir une sainte, M. Martin continue son ascension. À peu près rétabli de sa première attaque, il a pu se permettre un petit voyage ; il paraît un jour au Carmel dans un état d’exaltation singulier. Derrière la grille et le rideau noir, ses trois filles religieuses, invisibles pour lui, l’écoutent. Il leur laisse entendre, sans rien préciser, les faveurs incroyables qu’il vient de recevoir à Alençon, dans cette église Notre-Dame où Thérèse fut baptisée. Le voici bien payé de ses sacrifices ! trop bien !

« La joie, leur avoue-t-il, m’a arraché cette prière : Mon Dieu, c’en est trop. Je suis trop heureux. Je ne peux pas comme ça aller au paradis. Je veux souffrir quelque chose pour vous. »

Il ajoute :

« Je me suis offert. »

M. Martin ne souffre plus : Dieu a transmué sa souffrance. Mais ce n’est pas dans l’ordre et il rappelle Dieu à l’ordre. – Pour qui s’est-il offert ? Ses filles ne le sauront jamais.

À cet aveu, Thérèse dut frémir ; elle dut revoir l’homme voilé auprès de la buanderie. À peu de temps de là, une nouvelle attaque le frappait.

Il s’en remit pourtant. Il put conduire Thérèse à l’autel, dans sa blanche robe de mariée, pour sa prise d’habit, le 10 janvier 89. Qu’il dût vivre longtemps ou bientôt mourir, pour la dernière fois il revoyait son cher visage. La plus belle des fêtes, la plus blanche des fêtes : une vierge de seize ans qui se donne, dans sa pureté, au seul époux qui sache la conserver pure. Thérèse la pure, Thérèse la chaste et comme affolée de blancheur ; elle voudrait que tout fût blanc comme son voile et sa couronne. Elle espérait que l’hiver, son ami – elle était née en janvier – lui ferait la grâce de vêtir la terre d’une robe comme la sienne ; elle aimait tant la neige ! Mais le temps s’était radouci. Sa petite « reine » au bras, M. Martin pleurait et rayonnait. « Ce fut son triomphe », nous dit Thérèse. Il savait que Céline entrerait aussi au Carmel, que Léonie ne pourrait rester dans le monde. Il avait donc donné tous ses enfants à Dieu. Quel honneur Dieu lui faisait-il en prenant Ses épouses dans sa maison ! Il ne lui restait plus qu’à se donner lui-même... Mais, il s’était donné. Quand elle disparut dans la clôture, l’évêque, par inadvertance, entonna le Te Deum ; un prêtre lui fit remarquer qu’on ne le chante qu’aux professions ; il ne crut pas devoir interrompre l’hymne de louange. Or, derrière la statue de l’Enfant Jésus que, comme d’ordinaire et plus que d’ordinaire, Thérèse avait ornée de fleurs, elle aperçut le préau tout couvert de neige. Durant la cérémonie virginale, les Anges de l’hiver avaient exaucé son désir.

Thérèse compare cette journée d’apothéose à celle des Rameaux. Pour son père, selon la nature, comme pour son époux céleste, la passion devait suivre le triomphe de près. Tandis qu’elle revêtait la robe brune et le voile blanc des novices, elle entrevoyait la voie douloureuse où l’homme voilé s’engageait. Exactement un mois plus tard, à deux jours près, M. Martin, frappé une troisième fois et sans rémission aucune, devait quitter les Buissonnets pour une maison de santé. La paralysie générale, on pouvait désormais prononcer le mot, allait ruiner en lui la volonté, la mémoire et l’intelligence – en lui laissant peut-être la conscience de son malheur.

C’en était fait. Thérèse pouvait répéter le verset nostalgique de saint Jean de la Croix :

« Les fraîches matinées sont passées. »

Plus rien à espérer sur la terre que la souffrance. Mais suffira-t-il de se résigner ?

 

Non. La résignation et un acquiescement contraint, sans générosité profonde, qui comporte aussi, pour être effective, un certain effort vers l’oubli ; à tout le moins un glissement passif vers un état de paix qui ressemble fort à l’indifférence. Cette sagesse populaire qu’on baptise philosophie est indigne d’une âme forte. Il ne s’agit pas d’oublier, mais d’approfondir au contraire la réalité de l’épreuve que souffre un être cher et qu’on doit souffrir avec lui. Il s’agit d’y adhérer de toute sa force affective, de la vouloir comme Dieu l’a voulue, de l’aimer comme Dieu nous aime quand il daigne nous en faire don. Alors – et alors seulement –, elle sera changée en joie, en une joie crucifiante, à la mesure même de notre croix. Tous les saints ont porté en eux la coexistence paradoxale de la douleur et de la joie, à l’image du Christ lui-même qui connut, dans son agonie, les derniers supplices d’un homme et les plus hautes extases d’un Dieu.

La pensée de Thérèse ne quitte pas son père, ses sœurs attardées dans le monde, ses sœurs recluses au couvent ; mais elle épouse en même temps la volonté apparemment cruelle de son Maître et elle pourra s’écrier :

« Oh ! quel sort digne d’envie ! Les Séraphins dans les cieux sont jaloux de notre bonheur... Il faut que notre père soit bien aimé de Dieu. C’est le martyre qui commence. Entrons dans la lice, offrons nos souffrances !... Souffrons en paix. »

En paix ? Sur ce mot, Thérèse s’explique : « Qui dit paix ne dit pas joie, ou du moins joie sentie. » Mais qu’est-ce qu’une joie qu’on ne sent pas ? C’est cependant de cette joie qu’elle devra faire sa nourriture. Elle s’en contente, elle s’en enivre. Elle jouit d’un affreux bonheur artificiel et volontaire qu’une grâce sans douceur et sans saveur soutient. Plongée aux « eaux de la tribulation », sans consolation terrestre ni céleste, Thérèse se déclare effrontément, sincèrement ; « la plus heureuse des créatures ». Elle osera écrire en revivant ces tristes jours :

« Les trois années de martyre de mon père me paraissent les plus aimables, les plus fructueuses de notre vie. Je ne les échangerais pas pour les plus sublimes extases. »

Le renversement des valeurs est en voie d’accomplissement. Thérèse est forte parce qu’elle renonce à faire usage de sa force, parce qu’elle se sent faible, parce qu’elle se veut faible : une petite fleur dans la tempête, un petit grain de sable roulé par les flots. Ne se mesurant plus qu’à Dieu, elle prend conscience, chaque jour un peu plus, de sa faiblesse et de sa petitesse. C’est encore un bonheur, dit-elle, « de porter nos croix faiblement ». Si nous les portons, c’est que Dieu nous aide ; moins nous compterons sur notre courage et plus il nous en prêtera.

« Mon Père, mon Père, crie Jésus en croix, pourquoi m’avez-vous abandonné ? »

Pour que l’homme en lui fasse place au Dieu qui tire tout de rien, qui relève et qui ressuscite. Thérèse ne quitte plus des yeux l’Homme de faiblesse, l’Homme de douleur.

Comme le voile qui cachait le visage du visiteur mystérieux était figure de celui qui obscurcit l’intelligence de son père, celui-ci se confond pour elle avec le masque de sueur, de larmes et de sang qui couvre la Sainte Face de Jésus. M. Martin aura été choisi pour recevoir l’empreinte de l’humiliation du Christ et pour en proposer l’image vivante à sa fille 3. Il est temps qu’elle ajoute un nouveau titre de noblesse à celui qu’elle porte et qu’elle est fière de porter. Elle ne sera plus seulement Thérèse de l’Enfant Jésus, mais aussi « de la Sainte Face ». La Mère Prieure qui la voit grandir et mûrir, qui, sans cesser de la persécuter, l’estime et l’aime – c’est « la meilleure de ses bonnes, un ange », déclare-telle dans le privé –, ne résistera pas à son pieux désir : nous manquons gravement à la mémoire de la Sainte en amputant, dans nos prières, le double nom qu’elle a choisi. Il synthétise le drame de notre salut, de Bethléem et de Nazareth au Calvaire ; il unit en Thérèse la perfection de l’innocence à la sublimité de la douleur. N’oublions pas que c’est la Croix qui lui ouvre « la voie d’enfance ».

Tristesse du côté du monde, sécheresse du côté de Dieu ; entre un abîme et un désert, elle s’achemine vers le temps de sa profession qui devrait avoir lieu normalement un an après la cérémonie de vêture. Elle persiste dans l’obéissance. Elle persiste dans l’humilité. Elle persiste dans l’exercice quotidien de la charité fraternelle. Plus elle souffre, plus elle compatit. Comme on s’en aperçoit, on vient à elle. La Mère Prieure lui envoie, à l’occasion, une novice dans la peine à apaiser et à encourager. Elle a certainement de l’avance sur ses compagnes ; le seul à en douter est M. le Supérieur. Il veut avoir raison, ce qui est une grande faiblesse. Aussi s’oppose-t-il formellement à ce qu’elle fasse profession au jour fixé. Il exige qu’on prolonge l’épreuve de huit mois. Sous le coup de cette injustice, Thérèse sent son endurance mollir. Elle attendait beaucoup de cet évènement. Elle ne lui attribuait pas une importance exagérée, puisqu’il signifierait que son don était agréé et l’enchaînerait pour toujours. Elle sombre dans le désespoir, elle refoule sa révolte.

Or, au cours de son oraison, après une lecture du P. Surin, le Saint-Esprit l’éclaire et elle reconnaît ses torts. « Son vif désir de prononcer ses vœux lui paraît mélangé d’un grand amour-propre. » Elle y discerne moins le souci de plaire à Jésus, que la satisfaction de monter d’un cran, de recevoir confirmation officielle et publique de son mérite, et aussi la crainte qu’on ne dise d’elle : « Vous voyez cette petite sœur qui aspire à la sainteté, elle n’est pas même capable de suivre les autres ! » Car, en dépit de ses vertus, des sévérités qu’on lui montre, peut-être à cause d’elles, elle a fait des jalouses, n’en doutons pas ; en l’accablant, on croit flatter la Mère ; on abuse de sa douceur... Mais Thérèse en prend son parti : elle sera encore humiliée, méprisée et raillée... Elle en a l’habitude. Si c’est le bon plaisir de Dieu ? Dieu recule sa profession parce qu’elle n’en est pas digne.

« J’attendrai, lui dit-elle, autant que vous le voudrez ; seulement, je ne pourrai souffrir que par ma faute mon union avec vous soit différée ; je vais donc mettre tous mes soins à me faire une robe enrichie de diamants et de pierreries de toutes sortes ; quand vous la trouverez assez riche, je suis sûre que rien ne vous empêchera de me prendre pour épouse. »

Elle se remet à l’œuvre sans un jour de retard. Elle porte sur ses moindres actions un regard aigu, implacable. Elle se félicite de se trouver encore si imparfaite, d’avoir encore beaucoup à peiner sur son âme, pour l’amender, l’épurer, la cribler. Elle songe aux trois vœux qu’on exige d’une religieuse ; elle s’aperçoit qu’elle s’y conforme bien mal, spécialement au vœu de pauvreté. Oh ! elle ne possède pas grand’chose, les seuls objets indispensables et autorisés par la règle. Mais elle s’y attache comme à des compagnons. Sa cellule humble et nue est en somme fort habitable ; elle aime à la voir bien rangée, bien nette, et qu’il n’y manque rien. Elle n’a qu’une petite cruche toute simple ; mais elle la trouve très jolie, de forme, de matière et de couleur. Quand elle rentre, après Complies, qu’elle pose sur sa table sa chère petite lampe, elle goûte parfois une heure de véritable paix dans la lecture de la Vive Flamme d’Amour, des Prophètes ou de l’Évangile. Se plaire à ce qu’on a, à ce qu’on voit, à ce qu’on lit, est-ce vraiment la pauvreté ?

On lui enlève sa jolie petite cruche. Tant mieux ! On la remplace par une grosse cruche tout ébréchée. C’est mieux encore ! Elle se prend d’amour « pour les objets les plus laids, les plus incommodes ». Un soir, elle ne retrouve pas sa lampe et il faut qu’elle se prive des Livres saints... Soit, elle demeurera dans les ténèbres : elle éprouvera toute une heure la joie de ne rien posséder. – Ce ne sera pas tout ; il est tant de façons de s’appauvrir ! Par exemple, tenir secrets les services qu’on a rendus ; accepter sans se disculper d’être accusée de la faute d’un autre... Quand elle est sûre qu’on ne la voit pas, Thérèse plie et range les manteaux qui traînent. Un petit vase oublié sur une fenêtre se brise et on lui impute à tort cet oubli : elle baise la terre et promet d’être plus soigneuse. Elle s’attache spécialement, de volonté délibérée, à une sœur converse du noviciat qui a très mauvais caractère : celle-ci la rebute, lui fait payer cher ses faveurs ; mais Thérèse s’obstine ; sa patience est inlassable ; elle finit par se faire une amie, dévouée et docile, de l’acariâtre jeune sœur.

C’est dans le même esprit qu’elle s’offre à conduire au réfectoire la vieille sœur Saint-Pierre, une converse aussi, aigrie par ses infirmités. Personne ne s’est proposé et Thérèse elle-même hésite. Plus elle y a de répugnance, plus le devoir lui semble impérieux. Ah ! c’était « toute une cérémonie » ! Il fallait d’abord remuer le banc « d’une certaine manière ». Puis on aidait la sœur à se lever. On la suivait à petits pas en la soutenant par la ceinture. Au moindre faux pas, elle bougonnait : « Ah ! mon Dieu, vous allez trop vite... j’vais m’briser. » Si on y mettait trop de discrétion, elle se figurait qu’on ne la soutenait plus : « Je n’sens pas vot’ main... vous m’lâchez. Ah ! j’disais bien que vous étiez trop jeune pour me conduire ! » Au réfectoire, nouvelle comédie : pour l’asseoir, relever ses manches, « d’une certaine manière encore ». Thérèse s’aperçut un jour qu’elle avait du mal à couper son pain ; elle prit l’habitude de le lui couper. Elle ne la quittait jamais sans lui adresser son plus beau sourire. Or, tout le monde se figure qu’elle sert la vieille sœur infirme par ordre impératif ou par affectation d’humilité.

Tels sont les diamants qui brilleront sur sa robe nuptiale... Jésus seul les verra ; c’est lui d’ailleurs qui les lui a donnés. Ce qui n’empêche pas sa retraite de profession de s’écouler dans une aridité cruelle. Elle s’efforce de s’y plaire et surtout de la justifier.

Elle a pris l’habitude de transposer son dénuement en figures et en symboles, à la manière du Cantique des Cantiques et des poèmes de saint Jean de la Croix. Elle a de l’imagination et sans doute l’Esprit l’inspire. Mais remarquons-le bien, les desseins qu’elle prête à Dieu, les réponses qu’elle reçoit de lui, c’est de sa foi seule qu’elle les tire, non d’une explicite révélation. Rien de commun avec les dialogues réels entre sainte Catherine de Sienne et son Maître.

Qu’on relise ici la lettre admirable qu’elle écrit à sa sœur Agnès de Jésus.

 

Septembre 1890.      

« Ma mère chérie,

« Il faut que votre petite solitaire vous donne l’itinéraire de son voyage.

« Avant de partir, mon Fiancé m’a demandé dans quel pays je voulais voyager, quelle route je désirais suivre... Je lui ai répondu que je n’avais qu’un seul désir, celui de me rendre au sommet de la Montagne de l’Amour.

« Aussitôt des routes nombreuses s’offrirent à mes regards ; mais il y en avait tant de parfaites que je me vis incapable d’en choisir aucune de mon plein gré...

« Et Notre-Seigneur me prit par la main et me fit entrer dans un souterrain où il ne fait ni froid ni chaud, où le soleil ne luit pas, où la pluie et le vent n’ont pas d’accès : un souterrain où je ne vois rien qu’une clarté à demi voilée, la clarté que répandent autour d’eux les yeux baissés de Jésus.

« Mon Fiancé ne me dit rien et moi je ne lui dis rien, sinon que je l’aime plus que moi et je sens au fond de mon cœur qu’il en est ainsi, car je suis plus à lui qu’à moi.

« Je ne vois pas que nous avancions vers le but de notre voyage puisqu’il s’effectue sous terre ; et pourtant il me semble, sans savoir comment, que nous approchons du sommet de la montagne.

« Je remercie mon Jésus de me faire marcher dans les ténèbres ; j’y suis dans une paix profonde. Volontiers je consens à rester toute ma vie religieuse dans ce souterrain obscur... Je désire seulement que mes ténèbres obtiennent la lumière aux pécheurs.

« Je suis heureuse, oui, bien heureuse de n’avoir aucune consolation ; j’aurais honte que mon amour ressemblât à celui des fiancées de la terre qui regardent toujours les mains de leurs fiancés pour voir s’ils ne leur apportent pas quelque présent ; ou bien leur visage, pour y surprendre un sourire d’amour qui les ravit...

« À tout prix je veux cueillir la palme d’Agnès ; si ce n’est par le sang, il faut que ce soit par l’Amour. »

Elle dira encore :

« Je ne désire pas l’amour sensible... Pourvu qu’il soit sensible à Jésus, cela me suffit. »

Mystère impénétrable de la sainteté : puisque Jésus ne manifeste rien, d’où lui vient l’assurance que son amour lui est sensible ?

La veille du grand jour, comme l’espoir renaît, une furieuse tempête, « la plus furieuse » de sa vie, fond sur son âme. « Elle se trompe, elle trompe ses proches, elle trompe ses Supérieurs, elle trompe Dieu, en se prétendant « appelée ». Sa vocation est un leurre, un rêve, une chimère, un mensonge de son orgueil. Il serait sacrilège de s’y obstiner. Qu’elle quitte le couvent ! et qu’elle retourne dans le monde ! » Elle se lève soudain, alerte la Maîtresse des Novices, la supplie de sortir du chœur et lui confesse son tourment. C’est le dernier degré de l’humiliation ! La Mère Maîtresse se contente d’en rire et l’aveu délivre Thérèse de cette embûche du démon.

« Dès le matin du 8 septembre, rapporte-t-elle, je fus inondée d’un fleuve de paix et dans cette paix qui surpasse tout sentiment, je prononçai mes saints vœux. »

Elle en profite pour demander à Dieu – si c’est Sa volonté – tout ce qu’elle a le droit de désirer au monde : et d’abord qu’il accepte son don total ; puis le bien du couvent, la paix de Céline, l’entrée de Léonie à la Visitation, et, dans le moment le plus solennel, la guérison de leur père ; elle ajoute humblement et cruellement « puisque Notre Mère Prieure m’a dit de vous le demander ». – Ne souhaite-t-elle pas que son père guérisse ? Si ! mais il s’et immolé lui-même : doit-elle priver Dieu de son immolation ? – Ce fut un très beau jour, favorisé d’un temps splendide. Un témoin nous rapporte que pendant la procession, un énorme vol d’hirondelles passa sur le Carmel, en rasant de si près les murs que certaines religieuses, sensibles aux correspondances, crurent y voir un signe du ciel. Thérèse aujourd’hui parle en reine. Sait-on ce qu’elle réclame encore de son Roi ? Qu’il convertisse en un instant la multitude des pécheurs et qu’il vide le purgatoire ! Le 24 eut lieu la prise de voile et M. Martin n’y assista pas.

Rechute dans la nuit. Jeanne Guérin, l’aînée de ses cousines, se marie. Les prévenances dont elle entoure son mari remplissent Thérèse de jalousie et de honte. Si une femme fait tant pour un époux mortel, que ne devrait pas faire celle qui se fiance à l’Immortel Époux ? Elle rédige alors, pour s’amuser et se lier, sur le modèle du faire-part de sa cousine, une invitation naïve aux « noces spirituelles de Jésus et de Sœur Thérèse sur la montagne du Carmel ». Il faut bien qu’elle se distraie. Enfantillages ? – Si l’on veut.

Elle doit avoir l’air heureux. Elle doit avoir l’air joyeux. L’Épouse du Très-Haut ne saurait présenter un visage sombre. Ce serait avouer qu’elle est mal traitée par l’Époux. D’où les fleurettes trop aimables qui enguirlandent dans l’Histoire d’une Âme les aveux les plus déchirants. Notons ici que Dieu, qui, le jour, lui refuse tout, lui accorde, la nuit, des rêves poétiques. Elle y reprend contact avec la nature qu’elle aime. Elle voit des fleurs, des ruisseaux, des bois... Elle voit la mer et « de jolis petits enfants ». Elle attrape des papillons et des oiseaux d’une espèce inconnue, dignes du Paradis terrestre. La cloche de cinq heures brise l’enchantement ; au chœur sombre et glacé, l’oraison à froid recommence.

La retraite générale de 1891 lui valut quelque temps de trêve. Elle se méfiait des retraites prêchées. Les mots lui semblaient vains. Sa pensée avait peine à suivre les discours. Elle tendait à se dépouiller même des raisons d’aimer Dieu : elles lui paraissaient un empêchement à l’amour, un obstacle ou une limite. Il lui fallait à chaque infant surmonter sa gêne, voire son ennui et probablement sa délicatesse : on ne parle pas de ces choses tout haut. Thérèse en se mortifiant et devenue de plus en plus secrète.

Si l’on juge un prédicateur de retraite sur l’épanouissement et l’approfondissement spirituels qu’il procure à ses auditeurs, le Père Alexis, récollet, du couvent de Caen, devait prêcher en accord avec l’Esprit Saint, car, dès ses premiers mots, il dilata l’âme de sœur Thérèse. Celle-ci se sentit comprise, devinée, avant même d’avoir parlé.

Pour la première fois de son existence, son âme s’ouvrait à un Supérieur. Les secrets conseils du Père Alexis, loin de la décevoir, la comblèrent, la délivrèrent.

« Il me lança, dit-elle, à pleines voiles sur les flots de la confiance et de l’amour, qui m’attiraient si fort mais sur lesquels je n’osais avancer. »

Surtout, ce qui la combla d’aise, ce fut d’apprendre que « ses fautes ne faisaient pas de peine au Bon Dieu ». En vérité, de si petites fautes ! Elle le sentait obscurément... elle soupçonnait la miséricorde de Dieu de tempérer inlassablement sa justice, eu égard à notre néant... Personne cependant ne le lui avait dit encore, du moins avec assez d’autorité pour qu’elle y crût. Oh ! elle savait bien que Dieu pardonnait tout ; mais aux autres, non pas à elle, en raison même de cet amour de préférence dont elle avait reçu plusieurs signes jadis. Elle n’avait plus à craindre Dieu ! Quelle révélation pour elle ! Tous ses malheurs venaient d’une certaine absence d’abandon. Ah ! l’aimer assez pour ne plus le craindre

« Je suis d’une nature telle, avoue Thérèse, que la crainte me fait reculer : avec l’amour, non seulement j’avance, je vole. »

Elle volera très haut ; l’anneau de fer de sa chaîne est rompu. Mais elle ignore que l’amour peut être plus douloureux que la crainte.

 

 

 

 

 

CHAPITRE VIII

 

 

Thérèse a dix-huit ans. Elle porte à présent, au lieu du voile blanc des fiancées, le voile noir des vraies épouses, le grand chapelet et le crucifix. Mais elle demande et obtient de rester parmi les novices. Sa chemise est toujours de serge rude et sans fraîcheur. Ses sandales fixées par une bride de chanvre exposent ses pieds aux rigueurs du froid. Comme elle ne proteste jamais, on lui octroie les pièces de vêtement de rebut, les plus usées, les plus rapiécées, celles qui lui vont le plus mal. Quand un plat a été brûlé ou manqué, on dit en plaisantant : « C’est assez bon pour sœur Thérèse ! » Elle ne marque aucune répugnance ; on ne saura jamais ce qu’elle aime et ce qu’elle n’aime pas.

Elle n’ajoute presque rien aux sévérités prévues par la règle. Mais elle l’applique à la lettre ; au premier coup de cloche, elle quitte son ouvrage ; elle ne ferait pas un point de plus. Elle prend la discipline comme toutes ses sœurs, c’est-à-dire trois fois la semaine. Elle ne craint pas de se faire bien mal ; ce ne serait pas la peine de se la donner. Au début de son noviciat, elle eût bien volontiers forcé la dose de ces violences punitives : la Mère Prieure y tient beaucoup, étant d’une forte santé. Elle s’est aperçue que le diable y trouvait son compte : après une bonne correction, on se figure qu’on est quitte ; il est toujours flatteur de ressembler aux Pères du Désert. Elle a cru remarquer que les religieuses qui usent immodérément, pour leurs pénitences supplémentaires, des orties du jardin, ne sont pas toujours les meilleures... Elle se contentera de porter sur la peau une croix hérissée de pointes, et encore n’est-elle pas sûre de n’en point tirer vanité ; un jour, la croix détermine un ulcère et elle y renonce.

Il conviendrait peut-être de laisser tout ça aux grands saints, lesquels, du reste, ne s’en font pas gloire et ne se satisfont pas de si peu. Ça, c’est la « grande voie » ; une orgueilleuse comme elle s’en méfie. C’est justement parce qu’elle a l’étoffe d’une sainte Agnès, d’un saint Sébastien, d’une sainte Jeanne d’Arc, d’une sainte Catherine de Sienne, que Thérèse s’applique à ne leur ressembler que par les plus petits côtés, les plus humbles, les plus secrets, les plus quotidiens de leur héroïsme. Elle délivrerait bien le Pape, elle sauverait bien son pays, elle témoignerait bien de sa foi par le martyre... Mais personne ne le lui demande. Les actions d’éclat sont déplacées dans un couvent. Il ne s’agit que de plaire à Dieu et, par là, de sauver des âmes, beaucoup d’âmes ; au besoin, de leur proposer un exemple, accessible, imitable, à la mesure des besoins courants. Elle n’est, après tout, qu’une petite bourgeoise ; la vie qu’elle menait dans le monde ne lui promettait qu’un destin banal, dans l’observance exacte de ses devoirs d’état. Qu’y a-t-il de changé ? Dans l’observance exacte de la règle, elle suivra, d’un pas égal, la voie la plus banale de la sainteté : sans arrêt, fil à fil, elle tissera sa vie de menus sacrifices impossibles à remarquer. Mais Dieu qui voit tout, les remarquera, et comme dans chacun elle aura mis un grain d’amour, ils pèseront autant que le martyre de Cécile, les fondations de sainte Thérèse, les conquêtes de saint François. Ce qui les rendra le plus efficaces, c’est qu’il n’y aura pas lieu de s’en vanter.

Telle sera « la petite voie » de sœur Thérèse. À dire vrai, elle la suit depuis longtemps, depuis le jour lointain où elle reçut de sa tante religieuse un chapelet pour compter ses « actes de vertu ». Elle ne les compte plus, ils s’enchaînent comme les secondes. Elle recueille aujourd’hui les fruits de son ascétisme enfantin.

Durant son postulat on l’a mise à la lingerie ; elle avait en outre un escalier et un dortoir à balayer et elle devait arracher de l’herbe au jardin. Au lendemain de sa prise d’habit, elle est passée au service du réfectoire, sous les ordres directs de sa sœur Agnès : elle s’interdisait de lui adresser un seul mot. Peu entraînée aux travaux du ménage, et moins robuste qu’il ne paraissait, elle peinait souvent, mais le cachait à sa maîtresse. Elle ajoutait à son travail régulier les corvées qui se présentaient, les plus désagréables, les moins recherchées de ses sœurs : en plein hiver, le lavage à l’eau froide, qui lui donnait des gerçures et des crevasses (elle souffrait beaucoup du froid ; on ne l’apprit qu’après sa mort) ; en plein été, le « coulage » de la lessive, dans une étuve surchauffée : on dit qu’une sœur maladroite l’éclaboussait d’eau sale ; sœur Thérèse ne bronchait pas. Elle était parvenue à réprimer tout mouvement qui eût pu attirer l’attention sur elle ; elle n’essuyait pas sa sueur, elle ne frottait pas ses mains, elle ne traînait pas les pieds, elle surmontait toute tentation de boiterie, afin que personne ne soupçonnât qu’elle avait chaud, ou froid, ou mal. Elle fixait son attitude et elle réglait sa démarche de façon à ne rien trahir des incommodités dont souffrait son corps. Elle devint capable de retenir même ses larmes, de sourire, de rire quand elle les sentait monter. Apparemment la plus gaie du couvent, elle passait donc pour la plus heureuse. Un jour, en attachant son scapulaire, une sœur lui planta une longue épingle dans l’épaule ; à peine si elle tressaillit, et, pour ne pas contrister sa compagne qui ne s’était aperçue de rien, elle s’en fut, sans retirer l’épingle, à ses ordinaires occupations.

Dieu partout. Dieu en tout. Une application constante à lui plaire. N’attendre de lui qu’une chose, qu’il vous en donne le moyen. La moindre attention qu’il vous permet d’avoir pour lui porte en elle sa récompense. On se plaint qu’il ne soit pas là ? Il est là quand on pense à lui, dans le cerveau qui le pense, dans le cœur qui l’aime, dans l’intention de lui faire plaisir. Il n’y a pas à souhaiter de ravissement, pas même de consolation dans une vie où chaque sentiment et chaque geste est mis à son service et par conséquent pénétré de lui. Exactement le contraire du « non serviam » ; l’âme est conduite par l’amour sans résistance, comme un enfant que son père tient par la main ; il peut fermer les yeux, l’enfant ; peu importe qu’il voie ou ne voie pas son père ! L’âme de Thérèse ne voit pas Jésus, mais son amour l’invente à chaque pas.

Hélas ! l’amour qu’elle ressent ne prouve pas qu’elle et aimée. Elle en doute encore parfois, une affreuse tristesse l’étreint. En un de ces jours de ténèbres, deux mois seulement après la retraite prêchée par le Père Alexis, elle se compose un visage souriant et va visiter à l’infirmerie la Mère Geneviève de Sainte-Thérèse, qui ne la comprend guère, mais qu’elle tient en vénération. Celle-ci va mourir.

« Attendez, ma petite fille », dit-elle d’un air inspiré, « j’ai seulement un mot à vous dire... Servez Dieu avec paix et avec joie ; rappelez-vous, mon enfant, que Notre Dieu est le Dieu de la Paix. »

En dépit de ses précautions, l’agonisante avait lu dans son âme et lui avait donné la parole qu’elle attendait.

Elle eut le privilège d’assister à sa mort ; elle n’avait jamais vu mourir personne. « Ce spectacle était ravissant ! » Quand le fil se rompit, Thérèse se sentit « remplie d’une joie et d’une ferveur indicibles » comme si le ciel entr’ouvert lui eût envoyé un rayon. Elle recueillit sur un linge fin la dernière larme de la sainte Mère et, quelques jours après, elle la vit en songe distribuer aux religieuses des cadeaux ; quand ce fut le tour de Thérèse, elle s’avança les mains vides ; mais elle lui dit par trois fois : « À vous, je laisse mon cœur. » À l’heure de la mort la sainte a reconnu la sainte. Telles sont les preuves d’amour dont Thérèse doit se contenter.

La santé de son père ne s’améliore pas : on va quitter les Buissonnets et s’installer avec lui, dans la ville, à proximité de M. Guérin. De plus en plus désemparée, Céline s’accroche à Thérèse ; c’est l’occasion pour celle-ci de lui prêcher l’amour qu’elle pratique, que Dieu déçoit toujours et qui ne se lasse pas. En cette même année (1891) elle a été favorisée d’un bonheur inappréciable. Du service du réfectoire elle est passée à celui de la sacristie. De quelles mains tremblantes elle touche les nappes, les ornements, les vases d’or destinés au Saint Sacrifice et les blanches hosties qui deviendront le corps du Bien-Aimé ! Quel honneur Dieu lui fait ! Avant d’y placer les hosties, elle se mire dans le ciboire, non pour s’y voir belle et heureuse, mais pour y laisser son image et par elle prendre contact avec Celui qui y reposera. Un jour, après la messe, elle aperçoit sur la patène une infime parcelle de pain consacré. Elle se prosterne, elle l’adore, elle appelle ses compagnes pour l’adorer : elle mesure l’humilité et la bienveillance de son Époux, qui est là tout entier, qui s’est laissé oublier là exprès pour elle, qui s’est fait là infiniment petit, le plus petit qu’il a pu pour se rapprocher.

Thérèse remplissait sa haute fonction, la plus douce, la moins méritoire, lorsque, vers la fin de décembre, l’épidémie de grippe qui ravageait alors le monde, sous le nom tout nouveau d’« influenza », s’abattit sur Lisieux et pénétra dans le couvent. Elle-même fut atteinte, mais très légèrement. La maladie n’épargna que deux religieuses ; les moins malades devaient soigner les autres ; tout le Carmel fut transformé en hôpital. Sœur Thérèse était seule pour s’occuper de la chapelle et, le reste du temps, elle portait secours aux pauvres sœurs. Elle devait faire face à tout. Il y eut, coup sur coup, trois morts. Elle assista dans l’agonie sa Sous-Prieure, Mère Marie des Anges ; elle rendit les derniers devoirs à la sœur Madeleine qu’on avait dû abandonner. Elle apprit à aimer la mort, tant ses compagnes, rappelées, présentaient à Dieu un visage ami. Elle souhaita de mourir comme elles. Par un privilège, rare à cette époque, où la communion quotidienne n’était nulle part en usage, pas même dans les couvents, durant toute l’épidémie elle reçut Dieu chaque jour. On imaginerait peut-être que dans cette atmosphère de danger, de charité active et de prière, parmi tant d’agonies sereines et des départs joyeux, son cœur devait s’épanouir. Nourrie de Dieu chaque matin, elle était incapable d’une action de grâces vraiment fervente. Ses actes témoignaient, mais non son cœur. Alors, elle faisait appel aux Anges, les suppliant de venir célébrer en elle Celui qu’elle recevait si mal. M. Delatroëtte, le terrible supérieur, put voir Thérèse à l’œuvre et ses préventions tombèrent. Elle n’était plus guère sensible aux approbations qui ne lui venaient pas du ciel.

Après l’épreuve, le train de la communauté reprit et Thérèse rentra dans la « petite voie » nullement plus heureuse, nullement moins heureuse, supportant ses sœurs, consolant Céline... Voici en quels termes elle lui fait part de sa dernière découverte, fruit de la retraite générale de 1892. Elle prend texte de la parole qu’adresse Jésus à Zachée : « Hâtez-vous de descendre. Il faut que je loge aujourd’hui chez vous. »

« Jésus, écrit-elle, nous dit de descendre ? Où donc faudra-t-il aller ?... Notre-Seigneur désire que nous le recevions dans nos cœurs ; sans doute ils sont vides des créatures ; mais hélas ! le mien n’est pas vide de moi-même, et c’est pour cela qu’il m’est commandé de descendre. Oh ! je veux descendre bien bas, afin que dans mon cour Jésus puisse reposer sa tête divine et que là, il se sente compris et aimé. »

Thérèse s’abaisse pour se fuir et elle se rencontre toujours. Son « moi » a la vie dure. Il faudra donc descendre encore ? Elle n’a pas atteint l’infini de l’abaissement.

Au mois de juin, on nomme une autre sacristine : elle se trouve momentanément sans emploi. Sur une suggestion de la Mère Prieure, elle s’essaie à la peinture. Il est probable que sœur Agnès de Jésus, c’est-à-dire Pauline, lui donne des conseils, car elle a un « joli talent », un talent de pensionnaire, genre « Journal des Demoiselles », spécialement pour la miniature. J’ai dit ce qu’il fallait penser de ces essais sans prétention, au goût de la bourgeoisie bourgeoisante, par conséquent au goût des sœurs : jugeons-les sur l’intention. Thérèse était douée, nous l’avons vu, d’une sensibilité exceptionnelle qui aurait pu, en d’autres circonstances, plus avertie, mieux dirigée, s’épanouir heureusement dans l’art sinon dans la peinture, en tout cas dans la poésie ; elle savait penser en images, elle ressentait vivement, elle avait quelque chose à dire. Elle prit donc – par ordre – un crayon, un pinceau et elle réussit, à la stupéfaction de tous, à dessiner et à colorier, moins maladroitement qu’une autre, de pieuses images, aimables et léchées, où l’on voyait des fleurs pleuvoir et s’envoler des chérubins. Elle en était restée à l’idéal de ses maîtresses de pension ; elle n’avait jamais étudié les maîtres, fréquenté les musées, formé ni son goût, ni son œil. Elle imitait ingénument ce qu’elle connaissait et ce qu’on lui donnait pour admirable : tableaux de piété en série, illustrations de magazine, dessus de boîte de baptême et souvenirs de première communion. L’étonnement fut tel qu’on lui confia aussitôt la décoration d’un oratoire et qu’on l’affecta par la suite à l’atelier d’imagerie où elle demeura quatre ans, en tenant d’autre part « le tour ». Les humbles coloriages qui sortaient de ses mains n’étaient des œuvres d’art qu’aux yeux des bonnes religieuses : pour nous ils seraient des reliques ; il est certain qu’elle y mettait beaucoup d’amour 4.

Un an plus tard, elle se révéla poète. Qu’elle fût écrivain, personne ne le contestera. Quand on a fait la part dans ses écrits en prose de la rhétorique pieuse, de l’enfantillage voulu, quand on a dépouillé son style de ses guirlandes et de ses cascades de fleurs, on s’aperçoit que celui-ci est ferme et plein, pertinent et concis, nourri de la moelle biblique, traversé parfois de traits fulgurants à la façon de saint Jean de la Croix – quand ils ne viennent pas directement de lui. Il a de la pureté, de la suavité, de l’harmonie : il est capable de s’élever très haut, car il épouse de très hautes pensées. Qu’on relise la fin de l’Histoire d’une Âme et surtout la Correspondance. Nous aurons l’occasion d’y revenir... – Nous en sommes aux vers. Sœur Agnès de Jésus ne se contentait pas de peindre, elle rimait aussi : cantiques, pièces de circonstance, etc. Comme la nature poétique de sœur Thérèse n’échappait à personne – il suffisait de l’entendre conter – la Mère lui demanda d’imiter encore Pauline. Thérèse ne se fit pas prier. Le premier des essais qu’on nous ait conservés date du 2 février 1893. Il porte pour titre : La Rosée divine ou le Lait virginal de Marie. Il est fait pour être chanté sur l’air bien connu du Noël d’Adam, par conséquent rythmé sur la musique. Il en sera ainsi de presque tous ceux qui suivront. Le répertoire mélodique qui charme aux jours de grande fête les récréations du Carmel va du cantique à la complainte, de la complainte à la romance, de la Plainte du Mousse au Petit Soulier de Noël, et, dans ses hardiesses les plus risquées, de Niedermeyer à Holmès, d’Ambroise Thomas à Massenet, de l’air Connais-tu le pays ? à la Sérénade du Passant : ce qu’on chante, à l’époque, dans les « soirées », en province et même à Paris. Ces airs, de qualité fort discutable, seront chargés de soutenir l’inspiration profondément religieuse de Thérèse et de porter au ciel les louanges de Dieu. Nous comprenons jusqu’à un certain point que l’ascétisme musical imposé par la règle dans les offices – tous les psaumes sur une seule note, sans aucun des caprices du grégorien – engendre par réaction, aux heures où l’on a permission de se détendre, une débauche de flonflons et de roucoulements mondains ; les jeunes filles du « bon monde » composant la communauté délivrent les chants qu’elles ont appris, s’expriment dans le mode de leurs habitudes anciennes ; il ne faut pas leur en vouloir et Dieu ne regarde pas aux moyens. Mais on conviendra que la poésie aura tout à souffrir d’une pareille sujétion. Il serait donc souverainement injuste de considérer les vers de Thérèse comme des « vers tout courts » ; non, ce sont des vers à chanter ; et à chanter sur des thèmes impropres, pour ne pas dire inconvenants, pour la plupart d’une banalité, d’une sentimentalité désolantes. C’est miracle, à mon sens, qu’elle ait pu, à certains moments, sauver le don poétique réel, lamartinien, racinien, implicitement cultivé depuis son enfance. Une extrême facilité, une folle prolixité, une absence totale de recherche dans les tours, les mots, les rimes, les images, mais d’autre part la volonté de dire des choses qui lui tiennent au cœur, d’exprimer des pensées fortes et précises, puisées dans la doctrine, dans les Écritures, chez les grands mystiques, mûries, enrichies et approfondies par l’usage intime qu’elle en a fait. Il y a sans cesse disproportion entre le chant du vers et sa substance. Mais soudain, le ronron s’épure, se dépouille, devient transparent ; il n’y a plus que la pensée : elle a trouvé sa forme, son équivalent. Ce n’est peut-être pas encore l’incomparable nudité des Cantiques Spirituels de Racine :

 

            Le Pain que je vous propose

            Sert aux Anges d’aliment...

 

Pourtant cela y fait songer. Et l’on se prend à regretter qu’un conseil expert et discret ait manqué à l’art de Thérèse. Sur la plus haute et la plus pure des cordes de la lyre française, elle eût peut-être dépassé bien des poètes de son temps.

 

            Au nom de Celui que j’adore,

            Mes sœurs, je viens tendre la main

            Et chanter pour l’Enfant divin,

            Car il ne peut parler encore...

 

Il ne lui parle pas ; Thérèse chante pour lui. Si modeste et si imparfait que soit son chant, jusqu’à son dernier jour, son chant tiendra compagnie à Thérèse. Aux jours d’aridité, quand elle n’aura pas la force d’articuler une prière, l’engagement qu’elle aura pris de fournir un cantique ou une scène à plusieurs voix pour la fête de la Prieure, la récréation de Noël, la journée des Converses ou la profession d’une novice, la contraindra à ranimer, par l’invention d’une louange appropriée, la foi qui lui échappe et l’amour qu’elle ne ressent pas. Quand son âme sera trop vide, son chant la remplira ; trop pleine, son chant lui permettra de s’épancher. C’est une grâce que Dieu lui fait quand il la prive de toute grâce. On comprend pourquoi sœur Thérèse va composer tant de vers en quatre ans. Elle ne les prise guère, elle en parle sans vanité.

« Il me fut donné, avoue-t-elle, de faire du bien à quelques âmes. »

Par ses vers. C’était leur excuse et à vrai dire leur unique objet. Elle déclarait plus tard à ses novices :

« Oh ! voyez-vous, penser de belles et saintes choses, faire des livres, écrire des vies de saints (à plus forte raison des vers) ne vaut pas l’action de répondre immédiatement quand on vous appelle. »

Elle ne méprisait pas les œuvres extérieures ; elle avait rêvé d’être missionnaire, pour convertir des peuples par la parole et l’action. Sa sœur Céline nous confie qu’avant d’opter pour un ordre cloîtré, elle avait hésité. Mais dès ce temps, elle estimait infiniment plus efficaces les œuvres intérieures, le sacrifice et l’oraison.

« Le travail pénible entre tous est celui qu’on entreprend en soi-même, pour arriver à se vaincre. Cette vie de mort (est) plus lucrative que toutes les autres pour le salut des âmes... »

Elle disait parfaitement vrai. Le dédain où certains catholiques mal éclairés tiennent les ordres contemplatifs marque une totale incompréhension de l’économie secrète du monde. La prière se place au centre, par conséquent l’amour, par conséquent l’anéantissement. L’apostolat posthume de sœur Thérèse de Lisieux nous en fournira la preuve éclatante. En attendant, elle va son chemin ; elle continue de descendre – afin que nous montions.

Au mois de février 1892, le priorat de la Mère Marie de Gonzague expirant, on élut la Mère Agnès de Jésus. Celle-ci, par délicatesse, pour rendre hommage à l’ancienne Prieure et pour fournir un champ à son activité qui, nous l’avons dit, était dévorante, crut devoir la nommer Maîtresse des Novices. Mais redoutant sa brusquerie et ses caprices dans un emploi qui exige tant de doigté, elle lui adjoignit, en qualité d’auxiliaire, Thérèse de l’Enfant Jésus. Cela nous donne la mesure de l’estime en laquelle elle tenait sa sœur. Mais elle la plaçait dans une situation bien délicate, entre l’arbre et l’écorce, la Mère Marie de Gonzague étant l’arbre, et l’écorce les jeunes sœurs. La nouvelle Maîtresse des Novices, forte de son expérience et de son âge, supporterait-elle sans impatience qu’une religieuse de vingt ans intervînt dans la formation de ses filles ? Par sa constance dans l’épreuve, celle-ci avait désarmé ses rigueurs : la Mère l’admirait, l’aimait. Thérèse, sans l’ombre de rancune, pleine au contraire de reconnaissance pour sa sévérité injuste et nécessaire, lui portait plus que du respect et de la vénération : une affection véritable. Ces dispositions réciproques ne les mettaient pas à l’abri des heurts. Ce fut l’occasion pour sœur Thérèse de montrer ce que l’abandon à la volonté de Dieu peut nous assurer de secours dans l’exercice quotidien de notre tâche. Nous ne savons comment elle s’y prit pour accorder ses vues à celles de sa Supérieure, sans faire tort aux âmes qu’elles devaient diriger de concert. Il est certain qu’elle souffrit. On nous assure qu’elle exerça effectivement la charge de « maîtresse », sans en porter le titre, et nous en sommes persuadés. Mais il nous semble à peu près impossible que la Mère Marie de Gonzague ait consenti à abdiquer entre ses mains. Celle-ci devait diriger de haut, et tout d’un coup foncer, en provoquant de grands désordres... L’Esprit de Dieu les réparait.

Thérèse de Jésus avait cinq filles, cinq âmes à porter. Au jour de sa promotion, elle en jugea le poids si lourd, tellement au-dessus de ses forces qu’elle se plaça « bien vite, nous dit-elle, dans les bras du Bon Dieu ».

« Seigneur, vous le voyez, je suis trop petite pour nourrir vos enfants ; si vous voulez leur donner ce qui convient à chacune, remplissez ma petite main et, sans quitter vos bras, sans même détourner la tête, je distribuerai vos trésors à l’âme qui viendra me demander sa nourriture. » « En comprenant ainsi, ajoute-t-elle, qu’il m’était impossible de rien faire par moi-même, ma tâche me parut simplifiée. Je m’occupai intérieurement et uniquement de m’unir de plus en plus à Dieu, sachant que le reste me serait donné par surcroît. »

Elle en revient toujours à l’union à Dieu, par diminution de soi-même. C’est ce qu’elle prêchera à ses filles, en s’efforçant de le réaliser.

Nous avons dit et répété que dans ces lentes années de couvent, sans extases, sans voix, sans ravissements, sans consolations intérieures, sœur Thérèse, presque jamais, ne sentait Dieu vraiment présent. Et cependant, elle demeurait unie à lui. C’est qu’il lui accordait la grâce de sustenter, minute par minute, sa foi, son espérance, son amour. Imagine-t-on que la volonté, la seule volonté humaine de croire, d’espérer et d’aimer eût suffi à la maintenir en santé d’esprit et de cœur sur le chemin de cet ascétisme implacable ? Si la contemplation amoureuse de Dieu ne lui procure aucun bonheur, elle lui infuse une vigueur. Plus Thérèse se mortifie, plus la grâce la vivifie. Le jeu complet des Dons du Saint-Esprit se met à sa disposition, gracieusement, gratuitement, en particulier les dons de Sagesse et de Force ; elle en use tout droit, sans intermédiaire, sans hésitation, sans préméditation. Elle a appris à être forte, elle a appris à être sage, elle a acquis, par un travail acharné, de hautes vertus. Mais ce n’est pas assez pour résister à la tourmente. À un certain point d’abandon, la sagesse humaine se décompose, la force humaine se détruit, même appuyées sur des raisons solides et sur le souvenir de faveurs anciennes d’une absolue réalité. Le passé de Thérèse lui dit que Dieu est son ami, la connaissance des vérités de la foi l’assure de Sa persévérance amicale. Mais ce double trésor serait dilapidé depuis longtemps, si la grâce elle-même ne l’alimentait pas de ses présents généreux et inépuisables... Pour mieux dire, le trésor est vide, Thérèse ne thésaurise pas. Dieu la nourrit au jour le jour, « d’une nourriture toute nouvelle ».

« Je la trouve en moi, écrit-elle, sans savoir comment elle y est. Je crois tout simplement que c’est Jésus lui-même, caché au fond de mon pauvre petit cœur, qui agit en moi d’une façon mystérieuse et m’inspire tout ce qu’il veut que je fasse au moment présent. »

Tout ce qu’il veut qu’elle fasse, et sente, et pense, et souffre, et aime.

C’est ainsi qu’elle peut se conduire, c’est ainsi qu’elle peut diriger ses sœurs. Ses actes sont les actes de Dieu, ses pensées les pensées de Dieu.

Dira-t-on que Dieu se retire ?

 

 

 

 

 

CHAPITRE IX

 

 

La dernière fois que M. Martin put être conduit au parloir, vague, balbutiant, méconnaissable, semblable en tous points, dans sa déchéance, au prophétique visiteur, au moment de se séparer de ses filles, il leva les yeux et la main, un doigt tendu, et resta longtemps dans cette attitude. Ses larmes, au fond de sa gorge, couvraient sa voix. Il ne trouva qu’une parole : « Au ciel ! au ciel ! »

Il y entra sans doute. Sœur Thérèse, elle, en était sûre. Le 29 juillet 1894, il rendit l’âme au château de la Musse, où M. Guérin passait ses vacances, non loin d’Évreux. Sa fille Léonie était partie pour la Visitation du Mans, la pauvre Céline l’assista donc seule. Un grand espoir se mêlait à sa peine : cette mort signifiait la rupture du dernier lien qui la rattachait à la terre. Elle allait pouvoir retrouver Marie, Pauline et Thérèse au Carmel.

À la mort de celui qu’elle avait surnommé son Roi, sœur Thérèse fit montre d’un grand courage. Elle se réjouit de sa délivrance ; elle le pria comme on prie un saint. Elle lui demanda de manifester par un signe, avec la permission de Dieu, la béatitude dont il jouissait et dont elle avait l’intime assurance. Ce signe, elle le précisait, serait l’entrée de Céline dans son couvent.

Certaines religieuses ne voyaient pas d’un très bon œil le renforcement du « parti Martin » par l’arrivée d’une quatrième recrue. On sait pourtant avec quel soin Thérèse avait maintenu les distances, sur le plan humain, entre elle et ses sœurs. Nous avons vu que celles-ci avaient fini par reconnaître de quel souci de perfectionnement et de conformité à la règle carmélitaine cet éloignement procédait. Il n’y avait donc pas à craindre que la présence de Céline favorisât la constitution d’une caste de famille, capable et peut-être tentée de dominer sur la sainte communauté. L’opposition principale venait d’une respectable mère dont on ne nous a pas donné le nom et dont l’opinion comptait ; elle semblait irréductible. La Mère Prieure, Agnès de Jésus, eût été malvenue de plaider trop chaleureusement devant elle la cause de sa propre sœur. Comme les affaires se gâtaient, sœur Thérèse, à la Sainte Table, adressa à Dieu un appel suprême qui ressemblait à une sommation. Or, après son action de grâces, elle vit venir à elle la religieuse hostile et celle-ci, les larmes aux yeux, lui déclara qu’elle avait réfléchi et qu’elle souhaitait vivement que la demande de Céline fût agréée. L’évêque, délivré de ses hésitations, n’eut plus qu’à statuer dans le sens le plus favorable : M. Martin avait répondu à sa fille ; il était vivant parmi les Élus.

« Quelle joie de le retrouver comme autrefois et plus paternel encore ! écrit sœur Thérèse à Céline, le 19 août. Il n’y a pas un mois qu’il est au ciel et toutes tes démarches réussissent... »

C’est peut-être la dernière fois qu’elle « se sert de la plume pour parler à sa chère sœur ».

« Viens ; lui dit-elle, nous souffrirons ensemble. »

Elle ajoute ces mots :

« Et puis jésus prendra l’une de nous et les autres resteront pour un peu de temps dans l’exil. »

Est-ce un pressentiment obscur ou l’effet d’une révélation explicite ? Il ne semble pas que la maladie qui devra l’emporter ait déjà alerté son corps.

Mais elle se reprend aussitôt :

« Ne te fais pas de peine de ma prophétie, c’est un enfantillage... je ne suis pas malade ; j’ai une santé de fer ; mais le Seigneur peut briser le fer comme l’argile. »

Ceci dit, elle retourne à son noviciat.

Elle se compare à un « petit chien de chasse ». Du matin jusqu’au soir elle « court après le gibier ». La Mère Prieure et la Maîtresse en titre sont les chasseurs ; elles ne peuvent « se couler sous les buissons » ; tandis qu’un petit chien comme elle « ça se faufile partout » et « ça a le nez fin ». Elle veille de près ses petits lapins ; elle ne veut pas leur faire de mal, elle « les lèche » – mais tout en leur disant leurs vérités. Elle tâche de « les rendre tels que le chasseur les désire ». Le 14 septembre, elle compte un petit lapin de plus ; dans le monde il portait le nom de Céline ; au couvent, ce sera sœur Geneviève de la Sainte Face. La porte se referme. À quels dangers n’a-t-il pas échappé ?

À l’occasion d’un mariage, Céline avait accepté de se rendre au bal. À contrecœur, bien sûr ; mais on sait ce que c’est qu’un cœur de jeune fille ! et il suffit parfois d’un tour de danse pour lui faire oublier qu’il est déjà engagé d’autre part. Un beau cavalier l’ayant invitée, Céline avait cédé. Mais Thérèse priait. Il arriva ceci, qu’on ne peut croire : dans le moment de prendre son élan, le couple se sentit incapable de faire un pas ; les quatre pieds demeuraient collés au parquet ; le spectacle était ridicule. Les danseurs, d’un commun accord, prirent le parti de renoncer ; cela se termina par une promenade bien sage. – Céline et désormais à l’abri des plaisirs du monde. Sa sœur lui apprendra à n’avoir plus « aucun désir » sinon d’aimer Jésus « à la folie ». L’amour de Dieu est exigeant, sans doute, mais, comme le dit saint Jean de la Croix, « si puissant en œuvres qu’il sait tirer profit de tout »... même d’un bal.

Dans sa tâche de direction, sœur Thérèse montre un bon sens, une fermeté, une pondération, une perspicacité, naturelle et surnaturelle, qui confondent. Elle a de la tendresse pour ses filles, elle les traite avec ménagement. Elle s’efforce tout d’abord d’oublier ses conceptions personnelles pour donner à chacune l’impulsion qui lui convient. Cela lui coûte, car son siège est fait, elle a pu expérimenter que sa « petite voie » était de beaucoup la meilleure ; mais quand il le faut, elle en prêche une autre ; elle sait que Dieu y ramènera la novice par un détour. Ce qui lui est le plus pénible, c’est d’observer les fautes, elle-même si faillible ; elle-même si imparfaite, de relever les imperfections. Il le faut cependant... Elle n’en laisse passer aucune. Aussitôt découvertes, elle leur livre une « guerre à mort ».

On ne se liera pas d’une amitié humaine même avec ses Supérieures. On ne se plaindra pas, afin de ne pas être plainte. On ne sollicitera d’autrui que les services dont on ne peut absolument pas se passer. On rendra tous ceux qu’on pourra, sans attendre qu’on vous les demande. Il s’agit d’aimer ce qu’on n’aime pas, de supporter tout ce qu’on trouve insupportable, de tâcher de s’y plaire et de le rechercher. Sœur Thérèse avait une voisine, au chœur, qui remuait sans discontinuer son rosaire et ce bruit gênait son recueillement ; elle a fini par le considérer comme une musique délicieuse, capable de favoriser l’oraison ; c’est ce qu’elle nomme l’oraison de souffrance, la plus efficace de toutes : tout le monde est capable d’en faire autant.

Sœur Thérèse sait rire avec ses filles spirituelles. Elle les gronde aussi, avec justice et modération. Elle ne revient jamais sur une réprimande ; elle ne se tourmente pas d’avoir fait de la peine ; il faut que celle-ci produise son effet. « Courir après l’affligée pour la consoler, c’est lui faire plus de mal que de bien. » En la laissant à elle-même, on la force à s’humilier et à n’attendre que du ciel l’aide qui lui et nécessaire. Sœur Thérèse dit ce qu’elle pense et ne cherche pas à se faire aimer. Elle accepte d’être méconnue, elle accepte d’être calomniée. Franche avec ses novices, elle tient à ce qu’elles soient franches avec elle ; elle encourage au besoin leurs reproches ; il ne lui déplaît pas, bien au contraire, qu’elles lui découvrent ses défauts. La grâce y pourvoira, si son autorité en souffre. Même si elles la blessent, même si elles l’ennuient par des confidences sans intérêt, sœur Thérèse les laisse dire : double occasion de mortification.

Hélas ! elle a souvent affaire à des personnes susceptibles, faibles ou obstinées. Jamais elle n’abandonne la partie : comme Jeanne d’Arc, elle combat pour le ciel. Elle attribue à Dieu toutes ses victoires ; elle n’attribue qu’à elle-même ses insuccès. Une novice se vante devant elle d’avoir fait prévaloir son sentiment.

« Ah ! vous êtes pour le faire valoir, s’écrie-t-elle. Moi, je me garde bien de prendre ce métier. J’aime mieux répéter avec Notre-Seigneur : Je ne cherche pas ma gloire ; un autre en prendra soin.

À bout d’arguments, d’admonestations et d’adjurations, elle remettait entièrement à Dieu le soin de l’âme indocile ou tentée. Quand la cloche sonnait, elle arrêtait court sa leçon : la règle prise en soi avait plus d’efficacité que sa parole. Un jour, dès le signal de l’oraison, elle suspendit les confidences d’une novice et celle-ci partit dans un état profond d’abattement :

« Le Bon Dieu vous appelle ; il veut que vous souffriez seule. »

Mais les bonnes paroles qu’elle lui aurait adressées, elle les adressa à Dieu. Si bien que la novice, au cours de l’oraison, sentit descendre en elle une paix inconnue et tous ses doutes s’envolèrent en un instant. Sœur Thérèse avait commencé, Dieu avait achevé l’ouvrage.

Elle en vint peu à peu à force de simplicité à se réjouir de son insuffisance. Quand une de ses filles s’éloignait d’elle inconsolée, son espoir grandissait au lieu de faiblir. C’était le signe qu’il fallait passer la main, que Dieu mettait en action la grâce. Elle l’aidait de ses prières et lui offrait son humiliation.

Elle se fit des ennemies : il n’en pouvait être autrement. Elle souffrit par ses chères filles comme elle avait souffert par ses chères sœurs et par ses chères mères aigreurs, calomnies, dénonciations. Elle usait ses forces à les convaincre, à les apaiser, à les désarmer. À la fin parfois elle y parvenait, mais sans aucune concession qui eût offensé la justice. Elle leur donnait tout ce qu’elle possédait en propre ; elle exigeait que tout fût rendu à Dieu. Elle se fit aussi des amies dévouées ; son procès de béatification en témoignera. Elle avait le don de les rassurer et de les confirmer dans l’espérance.

« Celui que vous avez pris pour époux, leur disait-elle, a certainement toutes les perfections désirables ; mais, si j’ose dire, il a en même temps une grande infirmité, c’est d’être aveugle ! et il est une science qu’il ne connaît pas, c’est le calcul... S’il fallait qu’il y vît clair et qu’il sût calculer, croyez-vous qu’en présence de tous nos péchés, il ne nous ferait pas rentrer dans le néant ? Mais non, son amour pour nous le rend positivement aveugle... Mais pour le rendre ainsi aveugle et l’empêcher de faire la plus petite addition, il faut savoir le prendre par le cœur. »

Elle ajoutait :

« C’est là son côté faible. »

De cette faiblesse de Dieu il ne convenait pas de profiter pour pécher librement ; mais le péché commis, il fallait l’oublier, après lui en avoir fait confidence, dans un grand acte généreux d’amour, afin qu’il l’oubliât aussi.

Telles étaient les belles leçons par lesquelles elle venait à bout des lassitudes, des inquiétudes, des tristesses. Il n’est pourtant pas sûr que toutes les novices, même les plus intelligentes et les plus saintes, aient estimé cet enseignement à son prix. Le tour imprévu et vivant du langage de leur maîtresse leur en masquait la profondeur. « Comme elle est amusante ! » devait-on dire. De fait, en récréation, lorsque sœur Thérèse n’était pas là, les Sœurs disaient : « On ne va pas rire aujourd’hui. »

À la fin de la même année (1894) au cours de la récréation du soir, sœur Thérèse, par exception, causait avec ses deux aînées, sœur Marie du Sacré-Cœur et Mère Agnès de Jésus. On était au temps de Noël, c’est dire qu’on débordait de joie. Il était permis d’évoquer les Noëls passés...

« Vous souvenez-vous, ma sœur ?... Vous souvenez-vous, ma mère ? »

Douée d’une extraordinaire mémoire, sœur Thérèse remuait gaiement toutes les petites choses anciennes qui lui tenaient encore au cœur, non parce qu’elle les regrettait, non parce qu’elles étaient à elle, mais parce que, jalonnant durant quinze années la route qui devait la conduire au Carmel, elles témoignaient des prévenances incroyables dont elle avait été l’objet de la part de l’Enfant Jésus. Sœur Thérèse contait à merveille. Ses auditrices n’avaient qu’à fermer les yeux pour revoir la maison d’Alençon, les Buissonnets, les parents, les amis, et la petite fille espiègle, volontaire, capricieuse, mélancolique, généreuse, secrète aussi, passionnée, pieuse et réfléchie, avec ses grands yeux pers et ses cheveux blonds répandus. Cette petite fille était leur sœur et il se pouvait bien qu’elle devînt un jour une sainte : M. Martin l’avait prédit... Sœur Marie, sous le charme de cette parole alerte et précise, sentant le prix des anecdotes authentiques que sœur Thérèse ranimait, peut-être même, à son insu, inspirée par l’Ange du Bon Conseil, s’écria tout à coup : « Vous devriez lui commander d’écrire ses souvenirs d’enfance, ma Mère ! » – Pourquoi faire, mon Dieu ? « Cela dissiperait son cœur. » N’était-ce pas assez de parler de soi à temps perdu ? et fallait-il encore perdre du temps à en écrire ? – Tel était l’avis de Thérèse et Mère Agnès le partageait. Mais sœur Marie insista de toutes ses forces : piété envers le passé, reconnaissance vis-à-vis des morts, édification pour la communauté, que sais-je ? Il est absolument certain qu’elle réussit à mettre en avant quelques raisons d’un certain poids, puisque, en fin de compte, Mère Agnès céda et qu’au nom de l’obéissance elle ordonna à sœur Thérèse de consacrer à ce travail le peu qu’elle avait de loisir. Elle fixa même une date pour la remise du manuscrit : dans un an, le jour de sa fête, le 20 janvier 96. Et sœur Thérèse dut s’exécuter.

Auparavaut, fille s’agenouilla, suppliant la Vierge de guider sa main « afin de ne pas tracer une ligne qui ne lui fût agréable ». Elle prit un petit cahier d’écolier, et sur le pupitre mobile qu’elle posait pour écrire sur ses genoux, elle commença de rédiger, de son écriture égale et précise, l’autobiographie naïve qui devait révéler plus tard sa sainteté à l’univers. Ce n’était pas de la littérature. Il s’agissait uniquement pour elle de procurer à ses sœurs par le sang, et au besoin à quelques autres, une occasion d’aimer Dieu davantage, au souvenir des biens qu’Il lui avait donnés. Pour s’adresser à elles, elle prendra le ton de la petite fille d’autrefois devant ses aînées déjà grandes ; elle poussera à l’excès la naïveté ; elle prodiguera les fleurettes qui sont capables de leur plaire, les soupirs, les tendresses, les effusions, les oraisons jaculatoires qui auront chance de les émouvoir et de les aider à prier. Les souvenirs affluent ; on les cueille au passage ; on revient en arrière pouf les compléter ; rien qui ressemble à un plan concerté : une âme s’épanche. C’est la faiblesse et c’est le charme de la première partie de l’Histoire d’une Âme qui s’arrête à l’entrée de Céline au Carmel. Mais vers la fin déjà, le ton s’aggrave, le style se dépouille. Saur Thérèse écrira d’une autre plume et d’une autre encre la suite de ses souvenirs pour Mère Marie de Gonzague quand celle-ci sera réélue au priorat. N’oublions pas que cette première partie s’adresse à Pauline, la « petite mère » ; et que l’affection humaine que sa « petite fille » lui porte s’y mélange sans cesse à l’épanchement spirituel. Ne nous figurons pas non plus que sœur Thérèse disposait de beaucoup de temps pour mettre ses confidences au point ; on ne la dispensa d’aucune de ses obligations régulières ; peut-être une heure ou deux par jour. Elle y puisa sans doute un peu de consolation.

Car la vie continue : il y a les offices, les oraisons, les exercices du noviciat, le « tour », la peinture, le balayage, la composition des cantiques et, de temps en temps, la lessive, sans compter les contradictions. Imaginez-vous un homme de lettres qui serait ainsi surmené ? Et notez bien que sœur Thérèse se donne tout entière à son labeur, quels qu’en soient l’intérêt, la difficulté, l’importance, dans la pensée que Dieu la voit et qu’il se réjouit autant d’un coup de balai consciencieux que d’une prière fervente. On s’userait à moins. Thérèse s’use, ne craint pas de s’user. Elle aspire au néant, j’entends au néant d’elle-même. À l’âge de vingt-deux ans, elle a atteint à la perfection des plus grands saints et pourtant, on a peine à l’imaginer, presque personne ne s’en doute. C’est qu’« on ne la voit point pratiquer la vertu » ou plutôt qu’elle semble n’avoir qu’à se laisser aller : elle n’y a aucun mérite, c’est sa nature qui l’y porte. On ne sait rien des luttes qu’elle a dû soutenir, qu’elle soutient encore à chaque instant du jour : l’égalité de son humeur les voile. Parce qu’on la voit souriante, on la croit « inondée de consolations ». Si Dieu nous en donnait autant ! pensent les unes. Aux autres, les rares qui l’estiment, l’excès de son effacement fait peur ; elles refusent de l’admirer, car, alors, il faudrait la suivre. Le mieux donc est de la compter comme quantité négligeable : une petite sœur exacte et gracieuse qui réussit assez bien avec ses novices, conte à ravir, peint de jolies images et tourne d’agréables vers. Sa sainteté n’est plus en question. Thérèse a obtenu le résultat qu’elle espérait : ses sœurs l’ignorent.

Et Dieu l’ignore aussi, bien qu’il soit son seul confident. Du moins, il feint de l’ignorer. C’est ce qui donne à sœur Thérèse tant d’audace pour l’assaillir. Plus il se dérobe, plus elle le veut. Plus il la dédaigne et plus elle s’offre.

Il ne faut pourtant pas exagérer la solitude où il la tient. Nous en avons pour preuve certaine confidence faite en secret à Mère Agnès, mais qui paraît plutôt se rapporter au temps où elle était novice.

« Oui, dans le jardin, plusieurs fois, dit-elle, à l’heure du grand silence du soir, en été, je me suis sentie dans un si grand recueillement et mon cœur était si uni à Dieu, je formais avec tant d’ardeur et pourtant sans aucun effort de telles aspirations d’amour qu’il me semble bien que ces grâces étaient ce que notre Mère Sainte Thérèse appelle des « vols d’esprit »... Il y avait en moi comme un voile jeté entre moi et les choses de la terre. J’étais entièrement cachée sous le voile de la Sainte Vierge. Je n’étais plus sur la terre ; je faisais tout ce que j’avais à faire... comme si l’on m’avait prêté un corps. »

Grâces exceptionnelles ; Thérèse vivait sur elles plusieurs jours, dans une profonde quiétude. Et puis, elle se réveillait.

Le 9 juin de l’année où elle vient d’entrer, où elle rédige son Histoire (1895) en la fête de la Très Sainte Trinité, sœur Thérèse, au cours de la messe, complète, dans un grand élan, l’offrande qu’elle fait chaque jour à Dieu. C’est son « Acte d’offrande comme victime d’holocauste à l’Amour Miséricordieux du Bon Dieu ».

La justice de Dieu a besoin de victimes. Qui songe à se confier à son amour ? « De toutes parts il est méconnu, rejeté. » Les cœurs se tournent vers les créatures « en leur demandant le bonheur avec une misérable affection d’un instant ». « Ô mon Dieu, votre amour méprisé va-t-il rester en votre cœur ? » Dieu ne serait-il pas heureux « de ne point comprimer (en lui) les flammes de (sa) tendresse infinie », de consumer des âmes par l’amour ? Si (sa) justice aime à se décharger, elle qui ne s’étend que sur la terre, « combien plus (son) amour de miséricorde, puisque celle-ci s’élève jusqu’aux cieux ! »

Thérèse ajoute dans son cœur :

« Ô Jésus, que ce soit moi cette heureuse victime. »

Mais une religieuse n’a aucun droit, pas même celui de se livrer à Dieu, de par sa volonté délibérée, sans la permission de la Mère Prieure. La Mère Agnès jugea-t-elle sans importance et comme superflu cet acte de donation ? – un enfantillage mystique – elle acquiesça, en souriant. Pour se lier plus fort, la victime de l’holocauste fixa sur le papier son adjuration ; elle en fit réviser les termes par un prêtre savant en théologie, comme on soumet un testament à un notaire afin que ne s’y glisse aucune clause de nullité, et elle enferma l’acte dans le livre des Évangiles qu’elle portait nuit et jour sur son cœur.

La gloire de Dieu et de l’Église, le salut et la délivrance des âmes, l’accomplissement de la volonté de Dieu ; tels sont ses vœux. Et aussi celui « d’être sainte ». Mais elle sent son impuissance et elle demande à Dieu « d’être lui-même sa sainteté ». Elle offre les mérites de Jésus, ceux des saints et de la Sainte Vierge. Elle supplie le Seigneur « de lui ôter la liberté de lui déplaire ». Elle espère le ciel, mais ne veut pas amasser de mérites pour l’obtenir. Le seul amour de Dieu, le seul plaisir de Dieu, la seule consolation de Dieu, voilà son exigence unique. Elle sera la martyre de l’amour divin.

Elle ajoute ces phrases sublimes :

« Que ce martyre, après m’avoir préparée à paraître devant vous, me fasse enfin mourir et que mon âme s’élance sans retard dans l’éternel embrassement de votre miséricordieux amour. »

« Je veux, ô mon Bien-Aimé, à chaque battement de mon cœur vous renouveler cette offrande un nombre infini de fois, jusqu’à ce que, les ombres étant évanouies, je puisse vous redire mon amour dans un face-à-face éternel. »

On lit après sa signature : « religieuse carmélite indigne ».

Elle récitait souvent cet acte ; elle le tint absolument secret, excepté pour deux de ses filles. Les autres, peut-être, en auraient ri.

Or, le feu d’amour qu’elle réclamait vint embraser réellement son âme, d’une réalité mystique, d’une réalité physique, comme la flèche que le Séraphin planta au cœur de sainte Thérèse d’Avila. Quelques jours après, nous dit-elle, comme elle commençait son Chemin de Croix, elle se sentit tout à coup « blessée d’un trait de feu si ardent qu’elle pensa mourir ». Elle cherche en vain une comparaison « pour faire comprendre l’intensité de cette flamme ». « Il me semblait qu’une force invisible me plongeait tout entière dans le feu. Oh ! quel feu ! Quelle douceur !... Une minute, une seconde de plus, mon âme se séparait du corps. »

Elle retomba aussitôt « dans sa sécheresse habituelle ». Mais l’amour l’ayant visitée, elle put vivre désormais, selon l’expression du R. P. Martin, « dans l’exercice continuel de la charité » sans en éprouver les délices. Peu importait ! elle n’était plus elle. Jésus vivait et éprouvait en elle. Il achevait de la détruire pour occuper la place à lui tout seul.

 

 

 

 

 

CHAPITRE X

 

 

Mère Agnès de Jésus, à laquelle Sœur Thérèse avait cru devoir confier la violence insigne que lui avait faite l’Amour, paraît n’y avoir pas pris garde. Elle reçut aussi avec indifférence le manuscrit de l’Histoire d’une Âme que celle-ci, fidèle à sa promesse, lui remit à genoux, le 20 janvier suivant (1896), en la fête de Sainte Agnès, en entrant dans le chœur pour l’oraison du soir. Elle le rangea et en différa la lecture.

Elle avait bien d’autres soucis en tête. Trois ans avaient passé, et on se trouvait à la veille de l’élection d’une nouvelle prieure. Il convenait de rassembler ses forces pour demander à Dieu de faire élire la plus digne, c’est-à-dire la plus prudente et la plus sainte. Des conciliabules fréquents alternaient avec les prières ; chez les religieuses les moins surnaturelles, le goût de l’intrigue se réveillait. Deux partis étaient en présence ; on n’ose dire le parti Martin – j’ai dit qu’il n’y en avait pas – du moins le parti favorable à la réélection de Mère Agnès et le parti anti-Martin – celui-ci n’était pas un mythe – qui souhaitait le retour de Mère Marie de Gonzague, en raison de son âge, de son expérience, de ses services et de sa naturelle majesté. Il est probable que l’ancienne Prieure, sans trop se l’avouer devant Dieu, supportait impatiemment le rôle malgré tout secondaire qu’elle jouait depuis trois ans. Elle avait fait savoir plus d’une fois à Mère Agnès de Jésus et à Sœur Thérèse qu’on ne passait pas par-dessus sa tête et qu’elle était encore là et bien là. Il y eut sept tours de scrutin ; on s’entêtait de part et d’autre. Finalement la Mère Marie de Gonzague l’emporta. Ce n’est pas beaucoup s’avancer que d’affirmer que Sœur Thérèse contribua à ce succès par son vote et par ses prières ; le parti qui lui paraissait devoir lui être le moins favorable, humainement parlant, était toujours celui qu’elle épousait. Convenait-il, du reste, que sa « petite mère » eût tout pouvoir pour adoucir ses derniers jours et que Sœur Thérèse en mourant lui remît le soin de sa cause ? La Providence songe à tout ; on n’aurait pas manqué d’accuser les Martin d’avoir travaillé de concert, sous la haute direction de Pauline, à la glorification de leur sœur. Mère Marie de Gonzague donna une preuve immédiate de son impérialisme impénitent. En reprenant le priorat, elle décida de conserver le titre et les pouvoirs, sinon l’exercice direct, de sa précédente fonction, celle de Maîtresse des Novices. Elle ne destitua pas Sœur Thérèse, qu’elle estimait ; mais elle tint à la garder, si l’on peut dire, sous sa coupe ; Mère Agnès de Jésus n’ayant plus à intervenir, il n’y avait plus à compter qu’avec sa volonté omnipotente. C’est ainsi que Thérèse acheva de se sanctifier.

 

          Au monde, quel bonheur extrême !

          J’ai dit un éternel adieu.

          Élevé plus haut que lui-même

          Mon cœur n’a d’autre appui que Dieu.

          Et maintenant, je le proclame,

          Ce que j’estime près de lui,

          C’est de voir mon cœur et mon âme

          Appuyés sans aucun appui 5.

 

L’assaut de la maladie fut brutal ; il ne surprit pas Sœur Thérèse. Tout occupés de sa grande âme, nous n’avons rien dit de son tendre corps. Il en partage les labeurs, les privations, les souffrances ; il y ajoute beaucoup d’autres charges qui ne sont pas sans le lasser. Croit-on que l’observance de la règle, la discipline, le jeûne, la gymnastique de la psalmodie, les travaux du ménage, les heures d’oraison sur les genoux, l’obligation de ne pas s’appuyer au mur même en cas d’extrême fatigue, de ne jamais, même dans sa cellule, adopter une position de repos, de maintenir dans sa démarche une fermeté invincible, de s’empresser au moindre signe, de monter et descendre vingt fois par jour de longs escaliers, d’endurer le chaud et surtout le froid (dans un climat humide, entre des murs glacés où l’eau ruisselle), et par-dessus, le refus obstiné de demander ou même d’accepter toute dispense, de s’accorder dans tous ces exercices une seconde de répit ou de relâchement... croit-on, dis-je, que ce fardeau n’exige pas d’un corps de jeune fille, même robuste et bien constitué, une dépense de forces qui passe de loin ses ressources, quand par surcroît il n’est pas bien nourri et qu’il n’a pas une dose suffisante de sommeil ? L’action conjuguée de la volonté et de la grâce réussira à le doper pour quelque temps, en lui masquant son usure et sa déchéance... Un jour viendra – à moins que Dieu ne s’y oppose – où elles ne suffiront plus. Ce surmenage quotidien aura raison de Sœur Thérèse ; quand elle en prendra conscience, elle ne se résoudra pas à l’avouer.

Elle pâlit, elle faiblit. Quand elle monte un escalier – et qu’on ne la voit pas – elle s’accroche au mur ou à la rampe. Elle tombe de sommeil pendant ses oraisons. Elle s’essouffle, se met en sueur ; le moindre courant d’air la glace. Depuis sept ans que le cloître l’abrite – ne négligeons pas ce détail horrible – quelques mois d’étés exceptés, elle n’a jamais cessé d’avoir froid, froid « à mourir ». Au chœur, au jardin, au noviciat, au réfectoire, au chapitre, dans sa cellule. (On n’allume de feu qu’au cœur de l’hiver, dans la salle commune où a lieu la récréation, – et Thérèse en profite aussi peu que possible ; elle ne veut rien concéder à sa sensibilité maladive ; si Dieu la lui a conférée, c’est peur s’en servir.) Sept ans de froid, sept ans de privations, sept ans de surtension nerveuse et de fatigue – et combien d’indispositions passagères toujours traitées par le mépris ! – Tel est le bilan de la vie du corps. On sait les peines et les travaux de l’âme. Elle a caché si soigneusement son état qu’il ne s’en trouvé encore personne pour, au nom de l’obéissance, lui imposer une heure de repos.

Elle peinait depuis deux mois sous le gouvernement exigeant et capricieux de la Mère Marie de Gonzague, qui l’avait de nouveau attachée à la sacristie, quand le 3 avril, dans la nuit, après les longs offices, si beaux et si exténuants du Jeudi-Saint – se disant forte, se croyant forte, « plus forte que jamais », telle était son illusion – elle entendit « comme un lointain murmure lui annonçant l’arrivée de l’Époux ». Mais ceci est une figure. Voici le fait brutal. La jugeant un peu fatiguée, la Mère ne lui avait pas permis de demeurer toute la nuit à veiller auprès du tombeau. Il était minuit, elle se coucha. Mais à peine eut-elle posé sa tête sur son dur oreiller qu’elle « sentit un flot monter en bouillonnant jusqu’à ses lèvres ». Elle pensa mourir, et « son cœur se fendit de joie ». Elle ne ralluma pas sa lampe, elle « mortifia sa curiosité jusqu’au matin » et elle s’endormit, paisible. Au réveil de cinq heures, pressentant un très grand bonheur, elle s’approcha de la fenêtre et constata que son mouchoir était tout rouge. C’était le jour de la mort de Jésus. Dans une grande ferveur, elle assista à Prime et au chapitre. Puis elle alla s’agenouiller devant la Mère pour lui confier son joyeux secret. Elle ne souffrait pas, elle n’éprouvait aucune lassitude. La Révérende Mère, sans doute un peu émue, l’autorisa pourtant, sur son insistance, à finir son carême comme elle l’avait commencé. Le pain et l’eau du grand jeûne rituel, les agenouillements et les prières redoublées, dans la maison vide de Dieu, rien ne lui coûta et tout la ravit ; elle nettoya même les fenêtres et repoussa l’une de ses novices qui, effrayée de sa pâleur, s’était proposée de l’aider. Comme au jour de ses fiançailles mystiques, elle se serait étendue sur la terre, attendant pour de bon la mort. La nuit suivante, elle eut une nouvelle hémoptysie. Jésus ressuscitait, le ciel allait s’ouvrir.

Le ciel était moins pressé qu’elle. Sans ménagements pour son corps elle n’interrompit pas son labeur. Le 10 mai, à l’aurore, elle eut un rêve merveilleux. Elle se promenait dans une galerie, seule avec la Mère Prieure. Elle aperçut trois carmélites avec les grands voiles et le manteau blanc ; elles semblaient venir du ciel. L’une d’elles souleva son voile et elle reconnut en elle la vénérable fondatrice du Carmel de France, l’ancienne compagne de sainte Thérèse, Mère Anne de Jésus. Son beau visage rayonnait « d’une lumière qu’il semblait produire lui-même ». « Ma Mère, demanda Thérèse, le Bon Dieu viendra-t-il bientôt me chercher ? – Bientôt, répondit la Mère Anne. – Ne demande-t-il pas autre chose que mes pauvres petites actions et mes désirs ? – Pas autre chose. – Est-il content de moi ? – Très content. » Comme la Mère la comblait de caresses, Thérèse s’éveilla.

Pour ne pas leur causer de peine, elle n’avait pas mis au courant ses trois sœurs. Mais, peu de semaines après, une petite toux la trahit, sèche et fréquente, qu’elle s’efforçait en vain d’étouffer. Elles s’inquiétèrent, alertèrent la Mère Prieure qui fit venir deux médecins. L’un était le docteur La Nèele, le mari de Jeanne Guérin. L’auscultation ne leur révéla pas grand’chose, ils instituèrent pourtant un énergique traitement local avec tous les révulsifs en usage, du vésicatoire aux pointes de feu, et prescrivirent des fortifiants. La toux cessa, les couleurs reparurent ; pour quelques mois, du moins ; elle put reprendre ses occupations.

« Tu me demandes des nouvelles de ma santé, écrit-elle à sa sœur Léonie, le 12 juillet. Eh bien ! je ne tousse plus du tout. Es-tu contente ? Cela n’empêchera pas le Bon Dieu de me prendre quand il voudra. Puisque je fais tous mes efforts pour être un tout petit enfant, je n’ai pas de préparatifs à faire. Jésus doit lui-même payer tous les frais du voyage et le prix d’entrée au Ciel. »

C’est dans la même lettre qu’elle dit, citant le Cantique des Cantiques :

« Comment craindre Celui qui se laisse enchaîner par un cheveu qui vole sur notre cou ? »

Elle soupirait, tout en patientant. Elle disait à une novice :

« Vraiment la maladie est une trop longue conductrice... je ne compte que sur l’amour. »

Délivrée des soucis et des charges du priorat, Mère Agnès de Jésus avait dû trouver un peu de loisir pour parcourir le manuscrit rédigé à son intention. Il avait achevé de lui révéler, si elle n’en était qu’à moitié convaincue, la valeur exceptionnelle de l’âme qu’elle avait formée, ou du moins éveillée jadis aux Buissonnets. Il est permis de supposer qu’elle avait prêté à sa sœur Marie le précieux cahier tout plein de leur commun passé. C’est pourquoi celle-ci, dans le cours du mois de septembre, demanda à Thérèse, avec l’autorisation de sa Prieure, de lui donner aussi un souvenir. Elle précisait ce qu’elle attendait d’elle : un exposé de « la petite voie ». Thérèse ne se fit pas prier. Dans le répit mêlé d’espoir que lui laissait la maladie, elle écrivit d’un trait les pages brèves et ardentes qui forment le XIe chapitre de l’Histoire d’une Âme, antérieur de neuf mois aux deux précédents. Après un compliment à sa « marraine » à celle qui l’a offerte au Seigneur, elle chante la fournaise de l’amour, l’unique chemin qui peut y conduire : l’abandon dans les bras de Dieu.

« Si quelqu’un est tout petit, dit Salomon, qu’il vienne à moi ! » « L’amour se prouve par les œuvres : quelles seront les œuvres d’un petit enfant ? Il jettera des fleurs. Il cherchera des fleurs sous les épines. Il les ramassera à ras de terre, dans la broutille de ses plus humbles actions. L’amour de Dieu pour nous s’est donné jusqu’à la folie : de quelle folie est capable une pauvre petite créature, faite pour ramper sur le sol ? Elle épousera la folie de Dieu. À l’Aigle souverain elle empruntera ses ailes, ses propres ailes souveraines pour voler jusqu’à lui – un jour. Ce n’est pas un vœu indiscret. Rien n’est trop petit, au contraire, pour l’Infinie Miséricorde. Si Dieu, par impossible, dans la foule des âmes, en trouvait une plus faible que la sienne, il la comblerait de faveurs plus grandes, pourvu qu’elle s’abandonnât. »

Et l’automne passa. Elle conçut une grande espérance.

Nous n’avons pas dit que la Sainte tenait en spéciale vénération un jeune martyr du Tonkin dont la simplicité l’avait ravie, le Bienheureux Théophane Venard. Par ailleurs, elle s’était liée d’une amitié mystique avec deux apprentis missionnaires qui, ordonnés le même jour, lui avaient demandé de les secourir. Elle priait pour eux, elle leur écrivait, elle collaborait de loin à leurs conquêtes. L’idée de convertir toutes les nations n’avait jamais cessé de l’obséder. Or, il se trouvait que, depuis des mois, on réclamait une religieuse bénévole pour le Carmel d’Hanoï – et l’on avait songé à elle. Quel déchirement ce serait ! mais quelle sainte tentation ! Porter son oraison, ses sacrifices, son amour, au cœur d’un pays infidèle ! Risquer le martyre peut-être ! Comme on revenait à la charge, elle souhaita guérir un peu, pour être en état d’y aller mourir. On était en novembre ; elle entreprit une neuvaine à son Bienheureux Théophane, mais avant qu’elle l’eût achevée, une rechute subite lui signifia le non-consentement de Dieu.

Elle ne digérait plus, elle rendait ses aliments, elle était dévorée par une fièvre continue... Mais n’écoutant pas plus sa brûlure que son usure, elle restait sur la brèche, sans défaillir. Elle participait à tous les exercices en commun, elle ne se dispensait d’aucune de ses obligations particulières, elle ne se relâchait dans aucune de ses pratiques, elle luttait sur les deux fronts, contre son âme, contre son corps. On la voyait vaillante, exacte, à toute heure, en tout lieu où elle était requise ou attendue. On ne songeait pas à la plaindre plus qu’elle-même ne se plaignait.

Les glaces de l’hiver. Les roses de Noël qui s’ouvrent. L’Épiphanie. 1897.

Thérèse a le courage de rimer une « récréation pieuse » évoquant la Fuite en Égypte, sur l’air « Les gondolières vénitiennes » et le Credo de l’opéra Herculanum. Elle sourit encore à ses novices et les enseigne. Elle rassure et console ses sœurs. Ses aînées elles-mêmes ont pris maintenant l’habitude de lui demander des conseils.

« Si vous désirez, dit-elle à Marie, sentir de la joie, avoir de l’attrait pour la souffrance, c’est donc votre consolation que vous cherchez, puisque, lorsqu’on aime une chose, la peine disparaît. »

Elle n’aime même plus sa souffrance ; elle s’en sert pour plaire à Dieu.

Cependant, ses forces déclinent ; la grâce de paraître forte semble soudain l’abandonner. À l’office du soir, le cœur lui manque « par la violence qu’elle se fait pour psalmodier et se tenir debout ». Elle ne pourra plus, d’ici peu, remonter seule à sa cellule. À chaque marche, il faut qu’elle s’arrête pour souffler. Elle met une heure à dépouiller sa pauvre robe. Sur son lit d’insomnie, de torture et de fièvre, elle claque des dents jusqu’au petit jour. Et chaque jour ramène l’implacable rigueur de la règle qu’elle a choisie.

Après avoir lutté jusqu’au Carême, sans déposer les armes, tout d’un coup, elle tombe à plat. Le docteur le sait et le dit : elle est perdue. La Mère Marie de Gonzague se rend enfin à l’évidence. On tente un dernier effort médical. Elle descend encore, mais on la tient de longues heures dans sa cellule. On multiplie le supplice des pointes de feu et sa pauvre chair en a peur.

– Vous souffrez beaucoup, Sœur Thérèse ?

– Oui, mais je l’ai tant désiré !

Elle préfère sa cellule à l’infirmerie ; car elle est contente de souffrir seule.

« Quand je suis plainte et comblée de délicatesse, avoue-t-elle, je ne jouis plus. »

Tout le Carmel sait maintenant que Sœur Thérèse va quitter la terre. De sa cellule, elle entend la sœur de cuisine se demander ce que la Mère pourra bien dire d’elle, quand elle mourra, dans la notice qu’elle consacre à chaque défunte. « Elle est venue, elle a vécu, elle a été malade et elle est morte. » Et en effet, il n’y a rien de plus. Mais tout cela elle l’a fait – ou le fera – comme personne, dans la perfection de la charité.

Mère Agnès de Jésus et maintenant absolument certaine de la sainteté de sa jeune sœur. Elle note sur un carnet les paroles les plus frappantes qu’elle recueille de sa bouche ; elles formeront plus tard le petit volume, précieux entre tous, des Novissima verba. Du 1er mai au 30 septembre, c’est comme le journal d’une âme, ou de ce qu’une âme aussi délicate et en même temps aussi forte veut bien consentir à montrer. Elle garde pour elle et pour Dieu le pire. Elle avoue ses joies qui sont dérisoires, elle tait beaucoup de ses douleurs. Pour mesurer la profondeur de l’abîme où elle descend, nous essaierons de lire entre les lignes. Feuilletons.

Le mois de Marie commence ; elle lui accorde un sourire. Elle s’efforce à la sérénité.

On lui parle de l’ingratitude des hommes ? – Elle n’attend ici-bas aucune rétribution.

« L’espoir des rétributions célestes ? – Elle ne possédera rien de plus au ciel : elle est avec Dieu.

« Si Dieu rend à chacun selon ses œuvres, il sera bien embarrassé avec elle... – Eh bien, il lui rendra selon ses œuvres à Lui. »

« Au fond, il vaudrait mieux qu’Il ignorât de qui Lui vient le peu d’amour qu’elle Lui donne ; il ne serait pas forcé de l’en récompenser. »

Sœur Thérèse a été déchargée de tout emploi ; elle aurait voulu jusqu’au bout être une observante fidèle... Elle a toujours avec elle un ouvrage : elle ne doit pas perdre son temps.

Ce matin, elle a eu deux petites peines – et c’est pourquoi elle et si gaie, précisément.

« Aura-t-elle peur de la mort ? – Elle est si peu assurée d’elle-même. Elle ne s’appuie jamais sur ses propres pensées. Dieu lui donnera peur ou non.

À force de lui dire qu’elle avait du courage, elle a essayé d’en montrer. Il ne faut pas faire mentir les gens.

Elle sait à quel point sont inutiles les remèdes qu’on lui applique... Elle les transmet en esprit aux malheureux missionnaires, lesquels n’ont ni le temps, ni les moyens de se soigner.

Pour la première fois, le 25 mai, elle fait allusion à son « épreuve d’âme », ses « tentations contre la foi ». C’est le dernier calice que Dieu lui a réservé.

Ainsi le mois de Mai s’écoule.

Le 4 juin, elle fait ses adieux à ses trois sœurs. Elle voudrait bien, pour leur faire plaisir, avoir une belle mort ; elle l’a demandée à la Sainte Vierge. C’est peut-être abusif. Voyez comment est mort Notre-Seigneur !

Elle croit mourir et ne meurt pas. Aucune consolation et des pensées « extravagantes ».

Elle et prête à tout accepter, même la mort sans sacrements. Qu’et-ce que cela fait ? Tout est grâce.

Elle avale un peu mieux ; il arrive qu’elle communie. À la suite d’une communion, elle recouvre le don des larmes, perdu depuis des mois ; on la voit pleurer au jardin en regardant une poule blanche qui couvre de ses ailes ses poussins. Elle songe au mot de Jésus, près du Calvaire.

Le jour anniversaire de son offrande à l’Amour miséricordieux (9 juin) elle exulte de joie. « Son « épreuve d’âme » est passée ? – Non, répond-elle ; mais c’est comme quelque chose de suspendu ; les vilains serpents ne sifflent plus à mes oreilles. »

Elle recommence à marcher. Elle va donc mieux ?

Elle marche pour les missionnaires.

La mort l’appelle et la déçoit. On finit par croire qu’elle exagère. On ne sait pas combien son côté lui fait mal. Elle a les yeux bandés, elle ignore où la Providence la mène. Peu importe ! Ce sera selon le bon plaisir de Dieu !

À la fin juin, « l’épreuve d’âme » empire :

« Mon âme se sent bien exilée, le ciel est fermé pour moi. »

Dans ce désert, elle garde une si ferme raison, elle oublie si peu ses devoirs qu’elle reprend sévèrement une novice, non par agacement – la souffrance l’excuserait – mais parce qu’elle le mérite.

Singulière contradiction, c’est dans le même temps qu’elle dit :

« Vous n’aurez pas de peine de ma mort ; je ferai tomber une pluie de roses. »

Sans illusion sur l’état de sa sœur, Mère Agnès de Jésus avait confié à la Mère Prieure qu’elle possédait un cahier où Thérèse avait consigné des souvenirs, susceptibles, un jour, d’intéresser les religieuses, à condition du moins qu’elle les complétât, si elle en avait encore la force, par des réflexions un peu moins enfantines sur sa vie en communauté. Mère Marie de Gonzague, dont les yeux s’étaient dessillés, avait favorablement accueilli la suggestion et donné l’ordre à la malade de reprendre la plume. « Sur quel sujet voulez-vous que j’écrive ? – Sur la charité et sur les novices. » Sœur Thérèse avait obéi.

Sous les marronniers du jardin, où on l’installait, quand il faisait beau, dans un fauteuil roulant, elle écrivait, en espaçant les lignes, en grossissant les lettres, ce qui lui venait à l’esprit. C’était son testament. Il devait composer plus tard les chapitres neuvième et dixième de son Histoire. En toute humilité de cœur, en tout pardon, elle s’adressait à la Mère Prieure, par qui elle avait tant souffert, en la remerciant de ses sévérités. Elle lui avouait sa seule ambition, celle de « devenir une sainte », la disproportion entre ses forces et l’objet de son vœu, l’impossibilité d’y atteindre par la grandeur et la nécessité d’utiliser la petitesse. Puisqu’on était au siècle des inventions, elle se hausserait par « l’ascenseur » de Dieu. Une partie de son récit nous est déjà connue : l’histoire de sa maladie. Mais il éclaire dans ses profondeurs l’état actuel de son âme, cette suprême « épreuve » que ses propos nous laissaient entrevoir.

Elle avait toujours aspiré à ce monde nouveau, cette terre promise où nous aborderons, si nous sommes fidèles, patients, humiliés, aimants. Un sourire, fugitif de la Vierge Marie lui avait même permis de l’entrevoir. Puis le ciel s’était refermé. Plus tard, un trait fulgurant, en plein cœur, lui avait fait éprouver, un moment, un peu de l’extase d’amour qui est le partage des justes : le feu s’était éteint. Du moins, elle y pouvait rêver. Sa foi était assez ardente et sûre pour lui permettre de jouir du ciel sans le voir, sans en recevoir aucune lumière, aucune chaleur, aucune douceur. Et voici que sa foi, sa foi elle-même s’est voilée. Des brouillards l’environnent, pénètrent dans son âme, l’enveloppent de telle sorte qu’il ne lui est plus même possible de retrouver en elle « l’image de sa douce patrie ». Son cœur « fatigué de ténèbres » veut-il prendre quelque repos « dans le souvenir fortifiant d’une vie future, éternelle », les ténèbres elles-mêmes, « empruntant la voix des impies », lui répondent railleusement :

« Tu rêves la lumière, une patrie embaumée, la possession éternelle du Créateur... ? Avance ! avance ! La mort te donnera une nuit plus profonde encore... »

« Ce sera la nuit du néant. »

Sœur Thérèse s’arrête, car elle est au bord du blasphème. Ah ! que Dieu lui pardonne ! Sans « la jouissance de la foi » elle en fait chaque jour les œuvres.

« J’ai prononcé, dit-elle, plus d’actes de foi depuis un an que pendant toute ma vie. »

Elle fuit le tentateur, elle court à Jésus ; elle est prête à verser son sang pour confesser la foi qui se refuse ; elle affirme même qu’elle est heureuse – puisque tel est son bon plaisir – « de ne pouvoir contempler sur la terre le beau ciel qui l’attend » même avec les yeux de la foi.

Elle « n’exagère pas la nuit de son âme ». Ce n’est plus un « voile », c’est un « mur » qui « couvre le firmament étoilé ».

« Lorsque je chante le bonheur du ciel, l’éternelle possession de Dieu, je n’en ressens aucune joie. Car je chante seulement ce que je veux croire. »

Parfois un rayon de soleil, un « tout petit rayon » allège cette sombre nuit ; mais il s’évanouit soudain, et au lieu de la consoler « rend ses ténèbres plus épaisses ».

Voilà de quoi elle doit louer le Seigneur.

Pourtant elle reste dans la paix. Elle ne croit plus que par volonté, mais elle croit. Et son amour, loin de diminuer, augmente. Son espérance aussi.

« Ils veulent voir, dit-elle, parlant des Anges et des Saints, jusqu’où je pousserai mon espérance. »

Mais je n’ai pas l’intention d’analyser ici le précieux cahier. Il est indiscontinument sublime. Veut-on apprendre ce que c’est que la charité envers le prochain ? Qu’on relise l’histoire de cette religieuse qui avait le talent de déplaire en tout à Thérèse. Non contente de surmonter son antipathie naturelle, celle-ci s’appliqua à faire pour cette sœur ce qu’elle eût fait, dit-elle, pour la personne qu’elle aimait le plus. Elle priait pour elle chaque fois qu’elle la rencontrait, elle tâchait de lui rendre le plus de services possible ; quand celle-ci la contrariait, elle détournait la conversation et lui adressait un charmant sourire. Si bien que la sœur l’aborda un jour et lui dit d’un air radieux : « Ma sœur Thérèse de l’Enfant Jésus, voudriez-vous me confier ce qui vous attire tant vers moi ? » J’imagine que sœur Thérèse trouva le moyen, sans mentir, de satisfaire sa curiosité avec à-propos et délicatesse. Elle ne pouvait lui avouer que ce qui la portait vers elle, c’était Jésus en elle, uniquement Jésus.

Peut-on parler de « petites actions », de « petits sacrifices », d’une « petite voie », devant ce trait d’héroïsme surnaturel. On en citerait cent ; il y en a des milliers. Le martyre n’exige pas tant, il ne demande à ceux qui le confessent que de dominer le cri de leur chair. Disons que la « petite voie » consiste à poser de « grandes actions » à l’occasion de « petites choses ». Elle court, à flanc de montagne, jusqu’aux plus hautes cimes de l’amour. Thérèse nous explique qu’elle comporte la désertion lorsque l’âme se sent sur le point de fléchir ; le renoncement à tout ce qu’on possède en propre, même les biens intellectuels (telle parole ou telle idée qu’un autre répète comme venant de soi) ; même les biens spirituels, car il convient de reporter tous ses mérites sur les autres âmes ; la patience dans les progrès, car Dieu ne nous dispense sa lumière que par degrés ; le sacrifice de toute joie, même divine. Sœur Thérèse est comblée : elle n’a plus rien.

Elle parle longuement et humblement de ses novices, des humiliations, des consolations, des leçons même qu’elle leur doit, de ses deux « frères » missionnaires, de la suprême révélation qu’elle a reçue du ciel au sujet de l’apostolat : le véritable apôtre ne se mettra pas en peine de tel ou tel moyen de sauver les âmes ; s’il aime vraiment Dieu, s’il court, comme dit le Cantique, « à l’odeur de ses parfums », toutes les âmes le suivront ; car l’amour attire l’amour.

Au début de juillet, la sainte dut interrompre son mémoire ; elle n’avait plus la force de tenir une plume : elle ne trouvait plus ses idées ni ses mots. Les saints même l’abandonnaient. De nouveaux crachements de sang exigèrent son transport à l’infirmerie, dans le lit aux rideaux blancs où elle devait rendre l’âme. Elle fit joyeusement le sacrifice de sa chère cellule : elle avait donc quelque chose à donner encore ! Pour recevoir l’extrême-onction, comme elle fouillait sa conscience, arrivée aux péchés des sens, elle s’accusa de s’être servie, en voyage, « d’un flacon d’eau de Cologne avec un plaisir trop naturel ». C’était peut-être pourquoi elle souffrait tant. Et dire qu’il y avait encore des religieuses pour ne pas la croire en danger de mort ! Quand le Supérieur vint la voir, elle lui présenta un visage si reposé et si amène qu’il estima prématuré de lui administrer le sacrement.

On continuait de l’interroger. Craignait-elle la damnation ? « Les petits enfants ne se damnent pas », murmurait-elle. – Se réjouissait-elle du profit certain que les âmes tireraient plus tard de ses cahiers ? « On verra bien que tout vient du Bon Dieu et ce que j’en aurai de gloire ne m’appartiendra pas. » Elle acceptait qu’on les jetât au feu. – Que feriez-vous, lui demandait-on, si vous deviez recommencer la vie ? Elle répondit simplement : « Il me semble que je ferais comme j’ai fait. » Quel contentement de soi ! Son orgueil est-il incurable ? Non, c’est une lumière ; la vérité sort de la bouche des enfants. Son âme divisée, broyée, laisse passer des lueurs qui ne sont pas d’elle. C’est ainsi qu’elle déclare avec un aplomb qui confond :

« Il faudra que le Bon Dieu fasse toutes mes volontés au ciel, parce que je n’ai jamais fait ma volonté sur la terre. »

Mais ne jamais faire sa volonté, sans l’ombre d’une contrainte matérielle, n’est-ce point le triomphe suprême de la volonté ?

Elle ira plus loin dans la suffisance :

– Vous nous regarderez d’en haut ?

– Non, je descendrai.

On se trouve à la veille de la fête de Notre-Dame du Mont Carmel. Elle n’est plus qu’un squelette vivant : « Que j’éprouve de joie à me voir me détruire ! » Cependant, elle pourra communier demain. Si elle s’en allait après la communion ? – Y songe-t-on ? Et sa « petite voie » ? « J’en sortirais donc pour mourir ? » Le 17 juillet, la lumière grandit : la conquérante, élue entre toutes par Dieu, prend conscience de son élection et des pouvoirs qu’il lui délègue :

« Je sens que ma mission va commencer... Si mes désirs sont exaucés, mon ciel se passera sur la terre jusqu’à la fin du monde... Je veux passer mon ciel à faire du bien sur la terre... Je ne pourrai prendre aucun repos... tant qu’il y aura des âmes à sauver. Mais lorsque l’Ange aura dit : Le temps n’est plus, alors je me reposerai, je pourrai jouir, parce que le nombre des élus sera complet. »

Quelle prophétie dans cette petite bouche ! « Le Bon Dieu lui donnerait-il ce désir s’il ne voulait pas le réaliser ? » Elle ne se réjouit pas d’être affranchie des peines de la vie ; elle et « un si vaillant soldat ! » ; ce n’est pas cela qui l’attire. « Aimer, être aimée et revenir sur la terre pour faire aimer l’Amour. »

Dans cette attente, dans cette certitude, elle continue à répandre les trésors de sa charité, privée de foi, sur ses supérieures, sur ses compagnes, sur ses filles. C’est jour de lessive et il fait très chaud : soit ! elle souffrira beaucoup afin que ses souffrances les soulagent...

À la fin de juillet, comme les hémorragies redoublent, elle reçoit enfin l’extrême-onction. Elle demande pardon à la communauté. On lui donne le saint viatique. Ce lui sera encore une occasion de charité. La visite de plusieurs sœurs interrompt fâcheusement son action de grâces, l’amorce inespérée d’une consolation. Lorsque Notre-Seigneur se retirait pour prier dans la solitude, des foules le suivaient et il ne les renvoyait pas. Sour Thérèse l’imitera ; elle quittera son Dieu pour recevoir aimablement les religieuses importunes.

On crut devoir apporter devant elle l’humble paillasse destinée à recevoir sa dépouille après sa mort : elle eut un éclat de gaieté. Son corps l’avait toujours gênée ; elle se trouvait mal à l’aise dedans. Il était grand temps d’en sortir.

Deux mois encore, il la torturera, ligué contre elle avec son âme.

 

 

 

 

 

CHAPITRE XI

 

 

Suivons le douloureux chemin.

Vomissements, suffocations, évanouissements. Elle résiste.

Se meurt-elle de ne point mourir, comme sainte Thérèse d’Avila ? Tel est le cri de la nature. Mais la grâce murmure : « À la volonté de Dieu ! »

Oh ! elle ne se croit pas une grande sainte ! Dieu a bien voulu mettre en elle des choses qui font – et feront – du bien : et à elle-même, et aux autres ; surtout aux autres. Il n’y a pas lieu de chercher plus loin. Sa joie est de se sentir imparfaite. Elle s’inquiète pourtant de savoir si elle possède « l’humilité du cœur ». Pour en avoir la certitude, elle voudrait qu’on l’humiliât et qu’on la maltraitât encore.

Elle passe la nuit du 4 au 5 août à contempler la Sainte Face. Encore un jour à vivre, et dans la même obscurité ! Elle ne reçoit plus de lumière que pour voir « son petit néant ». Mais son « petit néant » n’est-il pas trop content de lui ?

Par une délicate attention, on a placé auprès d’elle sa sœur Céline – Sœur Geneviève de la Sainte Face – comme infirmière en second. Thérèse tousse si fort qu’elle craint de la réveiller : c’est bien son seul grief contre la toux qui la déchire... Le 6 août, son oppression devient telle qu’elle ne peut plus articuler un mot. « Si l’on savait !... Si je n’aimais pas le Bon Dieu ! » – On la croit patiente ? Mais non ! Elle n’a jamais eu une seconde de patience dans sa vie. Ce n’était pas la sienne. Elle ne cache pas l’atrocité de sa souffrance. Si, au moins, elle souffrait bien !

Le 19, elle reçoit pour la dernière fois son Dieu. Le seul bruit du Miserere, en sourdine, lui cause une faiblesse. Elle sent qu’elle « perd ses idées ». Elle supplie la Sainte Vierge de lui prendre la tête entre ses mains. Il n’y a plus une partie de son corps qui ne la torture. Elle réclame des prières. Mais à peine sont-elles dites qu’elle en refuse l’efficace et qu’elle les reporte sur les pécheurs ; ceux-ci en ont plus besoin qu’elle. Quand le martyre passe les bornes, elle se récuse et les reprend, la honte au cœur. – Pauvre enfant ! de quoi se plaint-elle ? Le Bon Dieu ne lui donne-t-il pas « juste ce qu’elle peut porter » ? La preuve la meilleure, c’est qu’elle le porte.

À partir du 25, elle sombre tout à coup dans un état d’angoisse et d’agitation inexprimable.

« Oh ! comme il faut prier pour les agonisants ! si l’on savait ! »

Elle dit encore :

« Comme je me plains ! Pourtant je ne voudrais pas moins souffrir. »

Et la soif s’ajoute à ses maux. Jésus a dit : « J’ai soif ! » On lui offre de l’eau glacée.

« Oh ! j’en ai bien envie !... Non, le nécessaire seulement. Je n’ai pas la langue assez desséchée. »

Deux jours après, elle désigne dans le jardin sous les marronniers un trou d’ombre.

« C’en dans un trou comme cela que je suis, pour l’âme et pour le corps... Quelles ténèbres ! Mais j’y suis dans la paix. »

À peine si elle a la force de faire le signe de la croix.

« Mon Dieu, ayez pitié de moi ! je n’ai plus que cela à dire. »

Encore un mois de tortures pourtant. Et Dieu n’aura pas pitié, semble-t-il.

Le jour anniversaire de sa profession (8 septembre) une personne amie lui envoya une gerbe de fleurs des champs, et un petit rouge-gorge, pénétrant dans l’infirmerie, sautilla sur son lit. Le 11, elle tressa deux couronnes de bleuets pour mettre aux pieds de la Vierge au sourire. Le 13, elle reçut des violettes ; avait-elle le droit de les respirer ? On savait qu’elle aimait les fleurs. Le lendemain, on lui fit don d’une belle rose. Elle l’effeuilla sur son crucifix qu’elle tenait toujours serré contre elle. C’est à cette occasion qu’elle eut encore cette parole prophétique :

« Ramassez bien ces pétales, mes petites sœurs, ils vous serviront à faire des plaisirs plus tard, n’en perdez aucun. »

« Ah maintenant, j’en ai l’espoir, mon exil sera court ! » ajouta-t-elle.

Oui, son heure approchait. Un soir, une tourterelle étrangère vint se poser sur la fenêtre en roucoulant. Les deux sœurs, Pauline et Céline, songèrent à la parole du Cantique : « Le chant de la tourterelle s’est fait entendre : lève-toi, ma bien-aimée, ma colombe, et viens, car l’hiver et passé ! »

C’étaient là les attentions, les délicatesses extérieures de Dieu envers la Sainte, juste de quoi lui permettre un sourire encore. Mais l’implacable maladie continuait de mâcher sa proie et le martyre spirituel poursuivait son œuvre en dessous.

– C’est affreux ce que vous souffrez !

– Non, ce n’est pas affreux. Une petite victime d’amour ne peut pas trouver affreux ce que son Époux lui envoie.

Comme une novice lui disait encore :

– Vous êtes un ange de douceur...

– Oh ! non ! je ne suis pas un ange. Les anges ne peuvent pas souffrir ; ils ne sont pas aussi heureux que moi.

Le matin du 29 septembre, Sœur Thérèse râlait. La Mère Marie de Gonzague vint la voir.

– Ma Mère, est-ce l’agonie ? Comment vais-je faire pour mourir ? Jamais je ne vais savoir mourir.

Sa sœur Agnès de Jésus lui lut l’office de saint Michel Archange et les prières des agonisants. Le docteur confirma à la Mère Prieure ce qu’elle pressentait.

– Est-ce aujourd’hui, ma Mère ?

– Oui, dit la Prieure.

Comme les religieuses présentes s’exclamaient :

– Le Bon Dieu va être bien heureux aujourd’hui.

– Moi aussi, dit-elle.

Sa joie passa. L’horreur de la souffrance, la terreur de la mort la secouèrent toute la journée. Elle s’obstinait à ne point mourir.

La dernière nuit fut atroce. La malade joignait les mains, les soulevait vers la Vierge au sourire. Elle soupirait plaintivement :

« Oui, mon Dieu.., oui, mon Dieu, je veux bien tout. »

Elle avait atteint la perfection. Le mot et le geste d’avidité de son enfance exigeante et insatiable, elle les retournait contre elle-même, contre son amour-propre et contre sa volonté propre. Elle choisissait toute la souffrance, le broiement de la chair, la lâcheté du cœur, le doute de l’esprit, sans aucune arrière-pensée de récompense. Elle touchait au but suprême : il n’y avait plus rien en elle qui ne fût pas un mal, c’est-à-dire un néant. La maison était vide. Toute la place libre pour la grâce.

En vain elle priait ; c’était « l’agonie toute pure, sans aucun mélange de consolation ». Et l’agonie dura encore une journée.

On la vit remuer, se dresser sur son lit ; elle s’accrochait de toutes ses forces à la vie terrestre.

« J’en ai peut-être encore pour des mois ? Demain, ce sera encore pire ! Eh bien, tant mieux ! »

Puis, elle retombait :

« Si c’est là l’agonie... qu’est-ce donc que la mort ?...

« Le calice est plein jusqu’aux bords...

« Mes petites sœurs, priez pour moi...

« Oh ! Mon Dieu, vous qui êtes si bon ! oh oui, vous êtes bon, je le sais. »

Comme elle avait besoin de se le dire !

Vers trois heures de l’après-midi, elle étendit les bras en croix, contempla l’image de Notre-Dame du Mont Carmel que l’on avait posée sur ses genoux et dit à la Mère Prieure :

« Présentez-moi bien vite à la Sainte Vierge, préparez-moi à bien mourir. »

La Mère Prieure l’apaisa, la rassura : elle pouvait compter sur l’infinie miséricorde. Elle lui parla de son humilité ; et cette fois, Thérèse ne la démentit pas. Puis elle prononça d’un ton de simplicité admirable :

« Je ne me repens pas de m’être livrée à l’Amour. »

Mais un moment après, comme une réponse cruelle au sublime défi qu’elle venait de lui lancer, le mal s’exaspéra si fort qu’il lui arracha cette plainte :

« Je n’aurais jamais cru qu’il fût possible de tant souffrir. »

Elle avait pris sur elle les péchés de tant d’âmes ! cela expliquait tout.

« Je ne peux pas respirer, disait-elle... Je ne peux pas mourir... »

Prise entre la vie et la mort, elle acceptait pourtant, elle renouvelait son offrande :

« Je veux bien encore souffrir... »

Les religieuses s’étaient retirées, à l’exception de Mère Agnès. Vers cinq heures, celle-ci vit le visage de sa sœur changer subitement. Elle fit tinter la cloche d’agonie. La communauté tout entière pénétra dans l’infirmerie. Sœur Thérèse sourit à toutes les sœurs, puis fixa les yeux sur son crucifix. Le visage pourpre, les mains violettes, les pieds glacés, ruisselante de sueur, tremblant de tout son corps, laissant percer de petits cris involontaires, elle soutint le dernier combat deux heures durant. À six heures, l’Angélus sonna. La Sainte leva des yeux suppliants vers la statue de la Vierge miraculeuse... Mais l’agonie se prolongeant, la Mère Prieure, vers sept heures, renvoya la communauté.

« Ma Mère, n’est-ce pas encore l’agonie ? Eh bien, allons ! allons ! Je ne voudrais pas moins longtemps souffrir. »

Reportant ses yeux sur son crucifix, elle put dise encore :

« Oh ! je l’aime... Mon Dieu, je vous aime... » Et dans l’instant, sa tête, un peu penchée du côté droit, tomba doucement en arrière. On la crut morte. La cloche de nouveau tinta.

« Ouvrez toutes les portes ! » ordonna la Mère Prieure.

Et la communauté rentra.

Tandis que l’on s’agenouillait, le visage de Sœur Thérèse « reprit le teint de lis qu’elle avait en pleine santé » ; ses yeux fixes, mais encore vivants, regardaient le ciel à travers les murs, ils rayonnaient d’une félicité qui n’était point de cette terre. « Elle faisait, dit Mère Agnès, certains mouvements de la tête, comme si quelqu’un, à plusieurs reprises, l’eût blessée d’un trait d’amour. » Il s’agissait bien d’une extase. Celle-ci dura le temps d’un Credo. Puis la Sainte referma ses yeux pleins de lumière et rendit le dernier soupir. L’Amour avait pour un moment pris possession de son corps, avant de ravir sa belle âme. Elle garda au front un reflet du ciel entrevu.

Ainsi mourut Thérèse de Lisieux, au soir du 30 septembre 1897, à sept heures vingt environ, à l’âge de vingt-quatre ans et neuf mois.

Comme on lui montrait, un jour, une de ses photographies, elle avait dit, en souriant :

« Oui, ça c’est l’enveloppe... Quand verra-t-on la lettre ? Oh ! je voudrais bien voir la lettre ! »

Enfin ! elle la connaissait ! La lettre, retouchée, polie et inspirée par Lui, était sous les yeux du Très-Haut et le Très-Haut la faisait lire aux Anges. Il semble bien qu’Il donna l’ordre, dans l’instant, de propager le message qu’elle contenait sur toute l’étendue de la terre habitée. Et la jeune guerrière, victorieuse d’elle-même – la plus haute victoire qu’un homme puisse remporter – reçut le monde en fief pour y poursuivre ses conquêtes. Si, de son scapulaire brun, relevé comme un tablier, elle faisait pleuvoir, selon sa promesse, des roses, ce n’étaient pas des roses de papier, de stuc, de porcelaine, ni de marbre – mais des roses vivantes, d’un rouge sang ou d’un blanc pur, couleur de passion, de sacrifice ou d’innocence : un art qui se respecte hésite à les représenter. Et elle portait à la main un étendard où deux images étaient peintes : à côté du sourire de l’Enfant Divin, le masque du Crucifié. Le culte qu’elle réclamait n’était point fade, la parole qu’elle répandait n’était point tiède, l’exemple qu’elle proposait n’était point tendre. Virile en tout, j’oserai dire militaire de par ses ancêtres soldats, elle était de la grande race des sainte Catherine de Sienne et des sainte Jeanne d’Arc, et sa « petite voie » était une voie d’héroïsme : l’amour total de Dieu et l’abandon total à Dieu dans nos moindres pensées et dans nos moindres actions. Redevenir enfant, c’est se mettre sous le pressoir.

Il conviendrait de secouer les fausses fleurs et la fausse naïveté d’une dévotion féminine qui tourne au sentimentalisme pur, envers celle que Dieu priva, presque toute sa vie, de consolations sensibles. L’image de la « pluie de roses » a pu servir un temps et, de fait, a beaucoup servi à séduire des foules qui ont du goût pour la romance. La « pluie de roses » et une pluie de grâces – et la grâce est lourde à porter : elle ne produit tous ses fruits que dans le martyre de l’âme.

 

Voici donc Sœur Thérèse, derrière la grille du chœur, couchée dans son grand manteau blanc et couronnée de roses blanches, une palme dans la main et le visage à nu. C’est la première et la dernière fois que ses parents et ses amis, connus et inconnus, seront admis à revoir son visage.

La mort d’une religieuse cloîtrée est un médiocre évènement, mais c’en est un, dans une ville de province comme Lisieux, surtout si la religieuse meurt jeune, surtout si elle est du pays, de naissance ou par adoption. Si méconnue de ses compagnes (non point de toutes, il ne faut pas exagérer), si jalousée et persécutée par certaines (on en cite au moins deux) qu’ait été Sœur Thérèse durant sa vie conventuelle, son horrible agonie et sa suprême extase ont fait, à défaut d’autre chose, sensation dans la communauté. Autour de sa dépouille quelques-unes ont cru sentir un parfum de lis et de violettes. Une sœur converse qui l’avait traitée assez mal, ayant dans un élan de repentir appuyé son front sur ses pieds glacés, a été guérie aussitôt d’une anémie cérébrale rebelle. On en parle peut-être en ville. Il est probable également que la sœur de cuisine, en faisant les commissions, n’a pu se tenir, depuis quelque temps, de révéler aux fournisseurs la présence au Carmel d’une âme d’élite. On y croit ou on n’y croit pas. Mais il eût suffi de faire savoir que la défunte était Mlle Thérèse, dernière née de ce M. Martin dont les cinq filles étaient entrées en religion, celle-ci à quinze ans, pour susciter, au moins chez les dévotes, un mouvement de sympathie et aussi de curiosité. C’est dire que la chapelle du Carmel vit défiler beaucoup de monde, le jour où le corps fut exposé et que nombre d’objets de piété, médailles et chapelets, touchèrent la sainte victime. Mais peu d’amis, en dehors des parents et de quelques prêtres des environs, suivirent le cercueil par le chemin montant et ombragé qui conduisait au champ des morts. Tandis que les Carmélites priaient au chœur, Sœur Thérèse, loin d’elles, était déposée dans la terre, à l’angle du petit enclos réservé aux religieuses, sur une des terrasses supérieures du cimetière commun. Une croix de bois fut plantée sur sa tombe, avec son nom et sa promesse : « Je passerai mon ciel à faire du bien sur la terre. » Un monument la remplace aujourd’hui et sa dépouille en est absente. Mais c’est là qu’il convient d’aller se recueillir, dans l’opulence et dans la paix d’un des plus beaux paysages de Normandie. Pour un temps, la nature que Thérèse avait tant aimée, dont elle avait renoncé à jouir, reprenait possession de sa chair fragile. Mais la grâce veillait et il ne fallut pas deux ans pour voir les suppliques, les dons et les remerciements s’amonceler sur cet humble carré de terre, sous forme de lettres, de croix, de chapelets et d’ex-voto. Là naquit son culte public, du seul attrait de ses vertus cachées.

Sa mort était en train de transfigurer le Carmel. Les plus méfiantes se rendirent, les plus hostiles désarmèrent et l’unanimité se fit dans la fraternité et la douleur. Le caractère de la Mère Prieure changea. Certaine désormais de la sainteté de sa fille, elle reçut une grâce insigne en priant devant son portrait. Thérèse lui avait parlé – et si doucement, disait-elle ; on n’en sut jamais davantage. « Moi seule puis savoir ce que je lui dois. » Au lieu de la notice résumant la vie de la Sœur défunte qu’il était de règle de rédiger pour la communiquer à tous les Carmels, elle décida d’envoyer l’Histoire d’une Âme en y joignant le récit des derniers moments. Elle la fit donc imprimer et un an après, en octobre, le livre commença de révéler le nom, les vertus, la leçon et les promesses mystérieuses de la sublime Carmélite à toutes ses sœurs dans le monde entier. On le traduisit et on le prêta. Il arriva un jour où pas un ami du Carmel n’ignora le don précieux que Dieu venait de faire à l’ordre né sous le signe d’Élie et réformé par la grande Thérèse. Il fallut donc se résigner, enfin, à rendre le livre public.

L’effet fut si profond et si rapide qu’on vit affluer à Lisieux un cortège de postulantes ; venues de tous les coins de France, d’Irlande, d’Italie, d’Argentine, de Portugal. On ne put les recevoir toutes ; beaucoup refluèrent sur d’autres couvents. On comptait parmi elles des âmes extraordinaires... Lisieux n’oubliera pas le souvenir de sœur Marie-Ange qui devint prieure, de Sœur Thérèse de l’Eucharistie et de Sœur Thérèse du Sacré-Cœur... Les prêtres n’étaient pas les moins frappés ; à mots couverts, ils parlaient de la sainte enfant... Mais déjà, elle les devançait, dans son apostolat universel, par ses inspirations et ses miracles. Elle avait dit : « Je descendrai » et elle n’avait pas menti.

Il n’entre pas dans mon dessein de résumer même brièvement la seconde vie de Sœur Thérèse sur la terre et ses relations intimes avec les vivants au cours des trente-six années qui nous séparent à peine de sa mort. Les merveilles de réconfort, de guérison, de conversion, d’avertissement prophétique, d’apparition, remplissent à l’heure qu’il est sept volumes de comptes rendus très succincts, sous le titre de Pluies de roses – et c’est une goutte d’eau dans le torrent des attestations qui chaque jour assaillent le couvent de Lisieux. Sœur Thérèse est partout ; ses soins ne négligent personne. Un religieux déjà sanctifié refait à soixante-six ans l’apprentissage de la perfection sous sa direction occulte. Un jeune prêtre est guéri instantanément d’une tuberculose avancée et doté par la suite d’une santé de fer. Une petite aveugle voit Sœur Thérèse et recouvre à l’instant l’usage commun de ses yeux. La Mère Prieure d’un couvent d’Italie, à la veille d’une échéance, trouve dans son secrétaire vide les billets dont elle a besoin. Un ministre presbytérien d’Édimbourg, séduit par son récit, entre en conversation avec la Sainte ; celle-ci doucement lui reproche de refuser d’invoquer la Mère de Dieu ; il consent à ce sacrifice, le pire de tous pour un protestant, et est foudroyé par la grâce ; il s’établit à Alençon dans la maison natale de Thérèse Martin. Un industriel anglais, dur pour ses ouvriers, se fait, du jour au lendemain, leur ami et leur bienfaiteur, et, qui plus est, leur catéchiste. Une invocation à Thérèse protège un enfant au milieu des flammes, suspend au bord d’un gouffre béant une auto. Un des pétales qui ont touché son crucifix dissout un cancer de la langue. On n’en finirait pas. Ici elle vient en personne offrir des perce-neige à une petite fille en peine et sauver sa mère en danger de mort. Là, sa seule image, au fond d’une hutte, attire des milliers de nègres fétichistes qui aussitôt renversent leurs faux dieux. Il n’est plus guère de nation qui n’ait reçu d’elle un présent, un secours ou même un sourire. Il n’en est plus aucune où son nom ne soit invoqué. Ses mérites sont évidents, ses miracles indéniables. De toutes parts le peuple crie. Le plébiscite est fait. L’Église entend.

Dès le mois d’août 1910, l’évêché de Bayeux ouvre un « procès informatif » ; il dure plus d’un an. Le 10 décembre 1913, la Congrégation des Rites approuve par décret les écrits de Thérèse. Le 10 juin 1914, le saint pape Pie X introduit sa cause. La guerre éclate et Thérèse ne se dément pas. On croit rêver quand on la voit dans la tranchée protéger celui-ci, consoler celui-là, détourner une balle, amortir un éclat d’obus avec une de ses reliques ou seulement de ses médailles, inspirer à l’un de quitter son trou une seconde avant qu’il ne s’effondre et prendre l’autre par la main au moment même de l’assaut. Elle réconforte les soldats, elle conseille les généraux ; elle se penche, visible, sur les mourants... Ceux qui croient lui devoir la vie se comptent par milliers – et combien lui doivent la foi ! Aviateurs, fantassins, canonniers, brancardiers français... On ne peut empêcher qu’elle aime sa patrie terrestre, qu’elle veille sur son peuple, lorsque son peuple est en danger. Mais une âme est une âme et un homme est un homme. Un soldat bavarois amputé des deux jambes va succomber au milieu de ses ennemis ; l’aumônier français qui l’assiste l’invite à prier Sœur Thérèse dont le soldat n’a jamais entendu parler ; celui-ci s’y résout avec une ferveur inattendue : la Sainte en personne se montre, les plaies se ferment, le moribond guérit. Sœur Thérèse a fait un apôtre qui portera le témoignage de ce bienfait de la France dans son pays.

Pendant ce temps, la cause sommeillait. Étayée d’arguments nouveaux, elle n’eut pas de peine à triompher après la guerre. Le 14 août 1921, l’héroïcité des vertus de Sœur Thérèse fut consacrée par la voix infaillible de Benoît XV. Le 11 février 1923, son successeur, Pie XI, rendit le décret d’approbation des miracles, prélude à la béatification. Celle-ci fut proclamée le 29 avril et accueillie par un délire d’enthousiasme. Rome, d’autorité, avait levé tous les obstacles qui s’opposaient, de règle, à une si prompte glorification. Sœur Thérèse aurait désormais sa fête et sa messe annuelle de fête dans toutes les églises dépendant de Bayeux et dans tous les Carmels du monde... Cela ne lui suffisait pas. Elle ne pouvait consentir à borner son ambition à la protection d’un petit diocèse, ni même d’un grand ordre. Sa dévotion serait donc demeurée locale, quand son amour se prodiguait aux nations ? Elle avait dit et répétait encore : Je choisis tout. Comme elle avait multiplié les pénitences, elle multipliait les miracles. Elle avait tout payé d’avance, avec son sang mêlé au sang du Christ. Le peuple fidèle exigeait qu’on fît droit à son exigence. Une nouvelle procédure aboutit en deux ans à la canonisation solennelle : 17 mai 1925. À dater de ce jour, on invoquerait la jeune fille et on célébrerait son culte dans tous les temples de la chrétienté, sous le nom immortel, inscrit dans le ciel même, de « Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus et de la Sainte Face, patronne des Missions ». La première lettre de son nom brillait réellement parmi les astres. Elle avait conquis l’univers.

Nous ne parlerons pas des fêtes de Lisieux, des hommages qu’elle y reçut et des honneurs qu’on lui rendit, de la ruée des pèlerins, de la transformation de la chapelle du couvent, ni de la basilique immense, à peine encore sortie de terre, qui notifiera et consacrera l’importance spirituelle du fait « néo-thérésien » ; le monument dominera la ville et malheureusement la gare ; de sa beauté et de sa convenance, il est encore trop tôt pour juger. Nous ne nous plaindrons pas du tort que fait, à Lisieux, le commerce à la piété ; c’est la rançon de tout pèlerinage. Quant aux laideurs par trop visibles, inutile d’y revenir : la foule attire la laideur.

Une évidence domine tout – et c’est encore à mes yeux un miracle : celui qui sait prier ne prie nulle part mieux qu’ici. Car la plus grande Sainte de l’époque moderne l’assiste : celle à qui était réservé l’honneur, comme à saint François en son siècle, de remettre à neuf l’Évangile, sans en modifier une ligne, sans contredire ni même contrarier, sur le moindre point de détail, l’interprétation qu’en donne l’Église. « Tant que vous ne serez pas pareils à ce petit enfant... – Nous ne sommes plus des enfants, répond l’autre. » Il y a, en effet, toute notre suffisance à briser.

La Sainte nous y aidera. Elle a brisé sa suffisance. Elle a brisé sa complaisance. Elle a brisé son existence. Elle a brisé son âme, son esprit, son cœur et son corps – et la Providence l’y a aidée. Lorsque le 6 septembre 1910 on rouvrit son cercueil, on n’y trouva pas sa dépouille intacte, comme celle de sainte Cécile, comme celle du saint curé d’Ars. Mais cela ne se pouvait pas ; elle avait trop désiré ne plus être. Il ne restait plus que ses os. Et encore étaient-ils rongés, affirme un médecin, comme si le mal dont elle était morte, dans sa rage de destruction, avait rallié contre elle d’autres maux. Or, plusieurs témoins de l’exhumation sentirent des parfums s’exhaler de cette poussière ; la terre en demeura imprégnée durant plusieurs mois. En 1917, on authentifia officiellement ses pauvres restes. Le 26 mars 1923, ils rentrèrent triomphalement dans la ville, suivis de cinquante mille pèlerins. Avant qu’on ne les emportât, une femme venue d’Angers posa sur le cercueil sa petite filleule, atteinte d’une paralysie de la moelle, et l’enfant, soudain déliée, suivit le cortège en chantant. Sur le passage du convoi il y eut trois autres miracles. Et le « néant » de Sœur Thérèse s’en revint habiter le couvent désormais fameux où l’Amour l’avait consumée, pour y attendre en paix la revanche du dernier jour.

 

 

Achevé à Maison Neuve,         

le 18 octobre 1933,            

en la fête de l’Évangéliste saint Luc,

peintre, écrivain, médecin        

des corps et des âmes.          

 

 

 

Henri GHÉON, Sainte Thérèse de Lisieux, 1934.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



1 Sainte Thérèse de Lisieux, d’après les documents officiels du Carmel de Lisieux. (1 vol. Office central de Lisieux). Nous aurons souvent recours à ce livre fondamental et, pour l’étude de la spiritualité néo-thérésienne, au chef-d’œuvre du R. P. Petitot : Vie intégrale de sainte Thérèse de Lisieux (Revue des Jeunes).

2 Mgr Laveille.

3 R. P. Petitot. (Ouvrage cité.)

4 Nous en pouvons juger par ce Rêve de l’Enfant Jésus, conservé à la Visitation du Mans et reproduit dans l’Histoire d’une Âme.

5 Poésies de sœur Thérèse : Glose sur le Divin, d’après saint Jean de la Croix (1896).

 

 

 

 

 

 

 

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