Le procès de Galilée
D’APRÈS LES PLUS RÉCENTS DOCUMENTS
par
Ph. GILBERT
Peu d’évènements ont eu autant de retentissement, dans l’histoire de la science, que les condamnations portées par les Congrégations romaines, au commencement du XVIIe siècle, contre le système de Copernic et contre son célèbre défenseur, Galilée. On en a tiré, on en tire encore tous les jours des arguments contre l’infaillibilité pontificale et contre l’autorité du Saint-Office ; on s’indigne des cruautés qu’auraient exercées l’Inquisition sur un illustre vieillard ; on y voit la preuve d’une incompatibilité radicale entre les doctrines de l’Église romaine et la liberté de la science, d’une aversion secrète du clergé pour les révélations du génie de l’homme, etc. Nous nous proposons d’examiner ici ces accusations graves, en nous appuyant sur les documents certains de l’époque de Galilée, et sur les résultats des plus récentes recherches. Car la question a fait des pas considérables depuis quelques années : beaucoup de pièces nouvelles ont été produites, d’anciens griefs ont été rajeunis, de nouveaux ont été formulés, la polémique a pris une intensité inouïe et chaque jour voit apparaître quelque publication nouvelle sur ce sujet intarissable. Citons le Galileo Galilei de Philarète Chasles (1861), Galileo and the inquisition de M. Maden (1863), Galilée et sa mission scientifique de M. Trouessart (1865), la Condamnation de Galilée de M. l’abbé Bouix (1866), Galilée, sa vie, etc., de M. Parchappe (1866), Galilée et les droits de la science de M. Henri Martin (1868), Urbano VIII e Galileo Galilei de M. Sante Pieralisi (1875 et 76), Galileo Galilei und die Romische Curie de M. Von Gebler (1876), Copernico e le vicende del sistema copernicano de M. Berti (1876), Ist Galilei gefortert worden ? de M. Wohlwill (1877), La Question de Galilée de M. H. de l’Épinois (1878), Der Process Galilei’s und die Jesuiten de M. Reusch (1879), les excellentes études du R. P. Grisar d’Innsbruck (1878-79) et une foule d’articles publiés sur des points spéciaux du procès dans les revues françaises, allemandes et italiennes, par MM. Wohlwill, Scartazzini, Gebler, Cantor, Berti, etc. Mais l’élément le plus important qui ait été introduit dans la discussion est le fameux manuscrit des Actes du Procès, qui dormait dans les archives du Vatican et que M. Henri de l’Épinois a publié dans ses parties essentielles en 1867 (Revue des Questions Histor.). En 1876, M. Berti en donna une édition plus complète à quelques égards, et l’année suivante M. de l’Épinois et M. Gebler, presque simultanément, reproduisirent avec la plus minutieuse exactitude cet important dossier 1. En y joignant quelques documents mis au jour en 1870 par M. Gherardi 2 et divers fragments retrouvés par MM. Berti et S. Pieralisi, on aura les pièces essentielles sur lesquelles nous aurons à nous baser.
Mais, pour ne pas embarrasser la marche de la discussion, il convient que nous donnions d’abord un résumé des faits et des décisions officielles dont ils furent l’occasion.
I
Les brillantes découvertes de Galilée en mécanique et en astronomie, ses luttes contre les partisans de la physique d’Aristote, sont des faits connus de tout le monde. En même temps qu’il renversait leurs théories par des faits indiscutables, le jeune savant criblait des traits d’une ironie impitoyable les défenseurs des systèmes péripatéticiens, leur soumission servile à la parole du Maître. Il montrait en même temps ce que ses découvertes dans le ciel donnaient de vraisemblance aux idées de Copernic, qu’il avait adoptées dès 1597, comme le montre une de ses lettres à Kepler. L’opposition qu’il soulevait chez les sectateurs d’Aristote ne l’empêchait pas, pourtant, d’être en honneur à Rome, où il trouva en 1611 l’accueil le plus flatteur chez le Pape et les Cardinaux ; ce fut de Florence que partirent les premiers coups dirigés contre lui au nom de la religion.
Le 4e dimanche de l’Avent de 1614, un dominicain, le P. Caccini, prêchant à Florence dans l’église de Santa Maria di Novella, prit pour texte : Viri Galilei, quid statis adspicientes in coelum ? et commentant le livre de Josué, il s’éleva contre la doctrine de Copernic comme contraire au sens littéral et positif de la Sainte Écriture.
Déjà, averti par son ami le P. Castelli que les paroles de la Bible avaient été alléguées contre le système de Copernic dans un dîner chez la grande duchesse de Toscane, Galilée avait suivi ses adversaires sur ce terrain dangereux. Dans une première lettre à Castelli (21 déc. 1613), il avait exposé ses idées sur l’interprétation et l’autorité des textes bibliques dans les questions de philosophie naturelle. Cette lettre n’avait pas été imprimée, mais il s’en était répandu quelques copies. L’une d’elles tomba aux mains du P. Lorini qui la dénonça au Saint-Office le 5 février 1615, comme renfermant beaucoup de propositions suspectes et téméraires 3. L’Inquisition donna ordre de rechercher l’original de cette lettre, bien que les consulteurs du S.-Office la déclarassent à peu près inoffensive 4 ; le Pape prescrivit d’interroger le P. Caccini, ce qui eut lieu le 20 mars. Caccini répéta ses accusations contre Galilée et ses disciples, suspects de professer des doctrines étranges et de correspondre avec les hérétiques ; deux témoins désignés par lui, le P. Ximenès et le Chev. Attavanti, interrogés à Florence le 13 et le 14 novembre, confirmèrent, mais seulement en ce qui concerne le mouvement de la terre, les charges qui pesaient sur l’enseignement de Galilée. Le 25 novembre, son ouvrage « delle Macchie Solari » fut renvoyé à l’examen de l’Inquisition. Enfin, le 19 février, les théologiens du S.-Office, appelés à qualifier les deux propositions suivantes : « Le soleil est le centre du monde et par conséquent immobile de mouvement local ; – la terre n’est pas immobile au centre du monde, mais se meut sur elle-même d’un mouvement diurne », déclarèrent la première absurde en philosophie et formellement hérétique, comme contredisant expressément les paroles de la Ste Écriture suivant le sens naturel des mots et la commune interprétation des Pères ; la seconde, méritant la même censure en philosophie, était jugée au moins erronée dans la foi 5.
Sur ces entrefaites, Galilée s’était rendu à Rome, espérant arrêter les mesures qu’il redoutait contre le nouveau système du monde. Par l’ordre du Saint Père, le 26 février, le Card. Bellarmin le fit venir, lui prescrivit d’abandonner ses idées et lui fit défendre par le commissaire général du S.-Office, devant témoins, de plus enseigner, soutenir ou même exposer la doctrine réprouvée 6.
Le 3 mars, la Congrégation des cardinaux du S.-Office se réunit en présence du S. Père. Bellarmin rendit compte de sa démarche et de la soumission de Galilée, puis le Pape ordonna la publication, par le Maître du Sacré Palais, du décret de l’Index condamnant divers écrits favorables au mouvement de la terre 7. Ce décret parut le 5 mars ; la Congrégation de l’Index y qualifiait la doctrine de Copernic de fausse et absolument contraire à la divine Écriture, et pour empêcher que cette opinion se répandît au détriment de la foi catholique, elle suspendait jusqu’à correction les livres de Copernic et Diégo de Zuniga, prohibait absolument l’ouvrage du carme Foscarini et tous les livres enseignant la même doctrine. Le décret était signé et scellé par le Card. de Ste-Cécile 8. Le bruit s’étant répandu à Florence que Galilée avait été soumis à une pénitence par le S. Office, il sollicita et obtint du Card. Bellarmin un certificat constatant « qu’on lui avait seulement notifié la déclaration faite par le Saint Père et publiée par la Congrégation de l’Index, savoir, que la doctrine du mouvement de la terre était contraire à l’Écriture et ne pouvait être admise ni soutenue 9.
Galilée quitta Rome peu de jours âpres pour reprendre, à la villa qu’il possédait près de Florence, le cours de ses travaux. Pendant la période qui suivit jusqu’en 1630, il ne fut nullement inquiété, bien qu’il laissât voir assez clairement que ses opinions ne s’étaient pas modifiées. Divers incidents semblèrent même favoriser ses espérances de faire rapporter le décret. En 1623, le Card. Maffeo Barberini, ami et protecteur de Galilée, monta sur le trône pontifical sous le nom d’Urbain VIII ; on lui prêtait des paroles qui semblaient autoriser une certaine liberté, bien qu’il restât convaincu de l’erreur du système de Copernic et qu’il essayât même, dans ses conversations avec le Florentin, de le convertir. Galilée vit bien qu’il ne réussirait pas dans ses négociations ; il retourna à Florence terminer le grand ouvrage qu’il croyait destiné à briser définitivement toutes les résistances.
Cc livre fameux, cause de tous les malheurs de l’illustre physicien, fut achevé vers 1630. Galilée se rendit à Rome pour obtenir l’autorisation d’imprimer ; il y réussit à la condition que le P. Riccardi, maître du Sacré Palais, reverrait les épreuves. Galilée, qui n’y tenait nullement, retourna à Florence, et finit par obtenir, après des négociations compliquées, que le P. Riccardi corrigeât seulement la Préface et la Conclusion du livre, et que pour le reste, la révision se fît à Florence. Au commencement de 1632, l’ouvrage paraissait sous ce titre : Dialogo interno ai due massimi sistemi del mondo Tolemaico e Copernicano ; à peine publiée, il soulevait l’enthousiasme des partisans de Galilée et, dans le camp opposé, une extrême irritation. Dès le mois d’août, on suspendait la vente ; une commission romaine chargée d’examiner l’ouvrage, y signalait huit chefs d’accusation, indépendamment de la désobéissance au précepte imposé en 1616 10 ; le livre était déféré à l’Inquisition, et Galilée sommé de se rendre à Rome. Il parlementa depuis le mois d’octobre jusqu’en janvier 1633, alléguant son âge (près de 70 ans), ses infirmités, la peste qui sévissait, envoyant des certificats médicaux ; mais les ordres étaient formels ; le pape ordonnait, dans le cas de supercherie, de l’envoyer chargé de fers 11. Galilée se décida donc à partir, et le 13 février 1633, il descendait à Rome au palais de l’ambassade de Toscane.
Il y resta jusqu’au 12 avril, comblé de prévenances par l’ambassadeur Niccolini, recevant des visites qui lui donnaient bon espoir ; puis, ce jour-là, il se rendit au palais du Saint-Office, où il subit un premier interrogatoire. Le 30 avril, il obtint la permission de retourner à l’ambassade, présenta le 10 mai le mémoire justificatif prescrit par les règles de l’Inquisition, et attendit.
Enfin, le 16 juin, la congrégation du Saint-Office se réunit pour délibérer, et Urbain VIII prescrivit « d’interroger Galilée sur l’intention, même avec menace de la torture, et s’il continuait à nier, de lui faire abjurer de vehementi en pleine assemblée du Saint-Office, puis de le condamner à la prison, suivant le bon plaisir de la Congrégation, etc. 12 ». Ce dernier interrogatoire eut lien à la Minerve, le 21 juin ; le lendemain, après avoir passé la nuit au palais de l’Inquisition, il fut conduit devant les Cardinaux assemblés, on lui lut sa sentence, et on lui fit prononcer l’abjuration.
La sentence, qui nous a été conservée en latin par Riccioli, et en italien par Polacco, porte en tête les noms des dix cardinaux du Saint-Office, quoique sept seulement l’aient signée. Elle expose brièvement les faits du procès, tels que nous venons de les raconter, et déclare que Galilée « s’est rendu gravement suspect d’hérésie, en ce qu’il aurait cru et accepté une doctrine fausse et contraire à l’Écriture, savoir : que le soleil est le centre du monde, etc., et que l’on peut soutenir et défendre comme probable une doctrine après qu’elle a été déclarée et définie contraire à la Sainte Écriture. » La sentence énonce ensuite les pénalités encourues par l’accusé et formulées par le Saint-Office 13.
L’abjuration, après une protestation solennelle de foi catholique, renferme un désaveu de toutes les erreurs et hérésies reprochées à Galilée, le serment de ne plus écrire ou dire quoi que ce soit qui puisse donner lieu à de tels soupçons, et de dénoncer au besoin à l’Inquisition les fauteurs d’hérésie 14.
C’est après cet épisode que, suivant une anecdote fort répandue, le condamné aurait frappé la terre du pied en disant : « E pur si muove ! » Mot parfaitement apocryphe, en contradiction avec toute la conduite de Galilée dans son procès, comme nous le verrons, et dont on ne trouve aucune trace avant 1761 15.
La peine de la prison fut immédiatement commuée par le Pape en une réclusion à la Médicis, puis, le 30 juin, à Sienne, chez l’ami dévoué de Galilée, l’archevêque Piccolomini. Au mois de novembre, Galilée obtint de se retirer à sa villa d’Arcetri près de Florence, où il vécut dans la retraite et le travail jusqu’à sa mort, qui survint le 8 janvier 1642.
Tels sont les faits. Nous n’en avons dissimulé aucun, comme nous n’avons écarté aucun document susceptible d’être invoqué contre les thèses que nous allons essayer d’établir.
II
La première question qui se présente est celle-ci : Les décisions portées à Rome contre le système de Copernic, en 1616 et 1633, condamnent une doctrine acceptée aujourd’hui par tous les savants. Si ces décisions doivent être attribuées au Pape, parlant ex cathedra, que devient le privilège de l’infaillibilité ?
Cette question n’aurait jamais été posée, si les écrivains s’étaient rendu un compte exact de ce que c’est qu’une définition ex cathedra. Écoutons là-dessus le Concile du Vatican : « Le pontife romain, lorsqu’il parle ex cathedra, c’est-à-dire lorsque, remplissant la charge de Pasteur et Docteur de tous les chrétiens, il définit en vertu de sa suprême autorité apostolique qu’une doctrine sur la foi ou les mœurs doit être tenue par l’Église universelle, jouit pleinement, par l’assistance divine qui lui a été promise dans la personne du bienheureux Pierre, de l’infaillibilité, etc. 16 » Ainsi, dans une définition ex cathedra, c’est le pape lui-même qui définit en vertu de sa suprême autorité apostolique, et il n’emploie pas pour cela l’intermédiaire d’une congrégation, si haut placée que soit celle-ci dans la hiérarchie de l’Église. De plus, il manifeste expressément sa volonté d’obliger, en vertu de sa suprême autorité, tous les chrétiens à tenir pour vraie la doctrine qu’il définit.
Existe-t-il quelque chose de semblable dans la question du mouvement de la terre ? Nullement. Il n’y a pas d’autres pièces que celles dont nous avons donné l’analyse ; pas une bulle, pas un bref pontifical. Le décret de l’Index, du 5 mars 1616, paraît au nom de la Congrégation seule ; il porte la signature d’un cardinal, et le nom du Pape n’y est même pas prononcé. Sans doute il fut approuvé par le Saint Père, contrairement à l’assertion de certains historiens catholiques, mais dans le secret de la congrégation au Saint-Office seulement 17. Il en est ainsi de la plupart des décrets émanant des congrégations, mais le souverain Pontife, en les revêtant de son approbation, ne leur donne pas – si l’on excepte certains décrets disciplinaires – une autorité autre que celle qu’ils tiennent de la Congrégation elle-même. Les théologiens les plus sérieux sont d’accord sur ce point 18.
Quant à la sentence de condamnation contre Galilée en 1633, elle porte moins encore la trace d’une intervention papale. D’un bout à l’autre de ce document, c’est le Saint-Office qui parle, qui note d’hérésie les doctrines soutenues par Galilée, qui condamne celui-ci à l’abjuration et lui défend de s’occuper encore de cette question. Dans les nombreuses pièces officielles par lesquelles la sentence fut notifiée aux nonces, aux inquisiteurs des divers pays, aux universités, la même distinction est toujours observée. Nous avons les lettres du Card. de S. Onofrio à l’inquisiteur de Venise, celle de F. de Lagonissa, nonce à Bruxelles, au recteur de Louvain : dans toutes deux, le décret est attribué au Saint-Office. Pas un mot du souverain Pontife.
Ainsi, les pièces publiques et officielles sont parfaitement claires. Aucune n’émane directement du Pape, aucune ne mentionne même qu’il l’ait approuvée ; aucune ne peut, par conséquent, engager, de près ou de loin, l’infaillibilité du souverain Pontife.
Il est inutile de prétendre, comme certains écrivains de nos jours, qu’autrefois on ne faisait pas toutes ces distinctions, imaginées aujourd’hui pour échapper à l’objection ; nous allons montrer, et c’est à nos yeux la confirmation la plus péremptoire des arguments qui précèdent, qu’à aucune époque les écrivains instruits, si acharnés qu’ils fussent d’ailleurs contre les idées de Galilée, ne s’y sont pas trompés, et n’ont vu dans sa condamnation une définition infaillible, et conséquemment irréformable. Ici les témoignages surabondent ; bornons-nous aux plus évidents.
Riccioli, jésuite et astronome presque contemporain de Galilée, était un adversaire décidé de son système ; il le combat durant 210 pages de son Almagestum Novum par tous les arguments scientifiques et théologiques ; il connaissait bien les faits, l’Inquisition de Bologne lui ayant communiqué toutes les pièces officielles qu’il a fidèlement reproduites. Or, aux chapitres 31-41 de son ouvrage, il cite constamment les décrets pour les approuver et les justifier, et toujours il les attribue aux Congrégations, jamais au Pape. Il cite un passage de Gassendi déclarant qu’il n’y a pas là d’article de foi, et en loue la prudence. Enfin, parlant en son propre nom, il écrit : « La S. Congrégation des Cardinaux, considérée à part du souverain Pontife, ne fait pas des propositions de foi, même lorsqu’elle définit qu’elles sont de foi et que leurs contraires sont hérétiques. C’est pourquoi, comme jusqu’ici il n’a pas paru sur ce sujet une définition du Souverain Pontife ou d’un concile dirigé ou approuvé par lui, jusqu’ici non plus, il n’est pas de foi que le soleil se meut et que la terre est en repos par l’autorité précisément de cette Congrégation, mais tout au plus et seulement par l’autorité de la Sainte Écriture, pour ceux à qui il est moralement évident que Dieu a révélé cette doctrine 19. »
Dans un autre endroit, Riccioli dit encore : « Il a été défini, non jusqu’ici à la vérité par le suprême Pontife, mais du moins par les cardinaux qu’il a désignés, que les thèses du mouvement de la terre et de l’immobilité du soleil répugnent à l’Écriture. »
Libert Fromond, professeur à Louvain, écrivit en 1631 et 1634 deux ouvrages pour pour combattre Copernic et justifier les décisions romaines. Au chapitre V de son Anti-Aristarchus, il se demande si la doctrine copernicienne est actuellement hérétique ; et, après avoir fortement discuté le pour et le contre, il conclut : « C’est pourquoi je n’oserais encore condamner Copernic comme ouvertement hérétique, à moins que je ne voie quelque chose de plus explicite du chef même de l’Église catholique 20. »
En 1661, le P. Fabri, grand pénitencier de Rome, défiait les partisans du système censuré de donner une démonstration solide du mouvement de la terre, et ajoutait : « Que si par hasard un jour vous en imaginez une (ce que j’ai peine à croire), l’Église n’hésitera pas un instant à déclarer que ces passages (des Livres saints) doivent être compris dans le sens figuré et impropre, comme ces vers du poète : Terræque urbesque recedunt 21. »
En 1676, Caramuel Lobkowitz, théologien très ultramontain, très opposé au système de Copernic, discutait sur la portée des décisions émanant des Congrégations romaines, et prenant comme exemple celles qui concernent le mouvement de la terre, il ajoutait : « Qu’arriverait-il si l’on trouvait quelque démonstration astronomique prouvant que le soleil est immobile ?... que la terre se meut ? » Puis, après avoir soutenu qu’on ne saurait établir ces thèses par des preuves physiques, il concluait que, même dans le cas où l’on trouverait cette démonstration impossible, « on ne pourrait pas dire que l’Église a erré ; car cette proposition, prise spéculativement, n’a pas été proposée comme article de foi à l’Église universelle par un Concile général ou par le Pontife parlant ex cathedra 22. »
Enfin, à Rome même, en 1632, au moment de l’effervescence causée par le Dialogo, un ami de Galilée, Magalotti, lui écrivait : « Quand même la majorité de cette Congrégation serait d’avis que cette opinion est fausse, je ne crois pas qu’on procède jamais à la faire déclarer telle par l’autorité suprême, et je le dis, parce que telle est la pensée de ceux qui interviennent ordinairement dans la Congrégation du St-Office, où se traitent principalement les matières relatives au dogme 23. » Ainsi Magalotti, ou plutôt les cardinaux dont il exprimait la pensée, ne regardaient pas l’autorité suprême comme ayant prononcé en 1616.
À ces témoignages, nous pourrions en ajouter bien d’autres de Gassendi, de Descartes, du P. Mersenne, etc., mais ceux-là nous paraissent très suffisants, et tout homme de bonne foi s’associera aux sages réflexions du jésuite Tiraboschi, écrivant en 1793 : « L’Église n’a jamais déclaré hérétiques ceux qui soutenaient le système de Copernic, et cette censure trop rigoureuse n’a eu pour auteur que le tribunal de l’Inquisition romaine, auquel personne, parmi les plus zélés catholiques, n’a jamais attribué le privilège de l’infaillibilité. En cela même, nous devons admirer la providence de Dieu en faveur de son Église, puisqu’en un temps où la majorité des théologiens croyaient fermement le système de Copernic contraire à l’autorité des Livres saints, Dieu ne permit pas que l’Église prononçât contre lui un jugement solennel 24. »
III
Nous avons examiné la question dogmatique ; nous en abordons une qui touche à l’honneur d’Urbain VIII et des juges de Galilée : il s’agit de la torture qui lui aurait été infligée, suivant une légende fort répandue, lors de son dernier interrogatoire de 1633.
Peu d’accusations ont eu une fortune comparable à celle de cette calomnie qui, inconnue au temps de Galilée – car il faut descendre jusqu’à la fin du XVIIIe siècle pour la voir apparaître dans les écrits du sénateur Nelli –, rejetée dès lors par les historiens sérieux, reprise avec passion par Libri 25, réfutée depuis, vingt fois, entre autres, par l’illustre Biot, mise à néant par la publication des pièces du procès, n’en est pas moins restée l’une des armes de choix des ennemis de l’Église, et a trouvé récemment encore dans M. Wohlwill un défenseur plus habile qu’heureux 26.
Et cependant, même avant la publication du dossier secret, nul homme raisonnable ne pouvait conserver de doute sur l’absence de rigueur matérielle exercée contre Galilée pendant son procès. Dans ses lettres de 1635-1638 à Micanzio, à Revèse, à Diodati, ou il s’épanche avec tant d’amertume sur les menées de ses ennemis, on ne trouve pas un mot qui puisse favoriser ce soupçon. La prétendue lettre à Remèri, citée par Libri, outre qu’elle ne parle de rien de semblable, est d’ailleurs une pièce fausse ; tout le monde le sait aujourd’hui 27. Mais il est un témoignage sans réplique : ce sont les dépêches confidentielles que l’ambassadeur Niccolini adressait pendant le procès au ministre Cioli, pour tenir jour par jour son gouvernement au courant de l’affaire, et que Fabroni a publiées dès 1773 28. On ne saurait désirer un témoin plus sincère, mieux placé pour tout voir, plus affectionné à Galilée ; nul document ne peut mieux faire apprécier le vrai caractère de la conduite tenue envers Galilée pendant le procès.
Déjà, par une dépêche du 16 novembre 1632, Niccolini informe qu’ayant objecté au Saint-Père le grand âge de Galilée, afin de le dissuader d’exiger sa présence à Rome, le Pape lui répondit : « Qu’il vienne piano piano, en litière, avec toutes les commodités possibles, parce qu’en fait il doit être examiné en personne 29. » Toutes les lettres suivantes nous montrent les Cardinaux du St-Office, l’assesseur, le Commissaire général de l’Inquisition, s’employant en faveur de Galilée, lui prodiguant conseils et encouragements ; le Pape, d’abord très irrité (nous verrons pourquoi), s’apaisant graduellement ; Galilée lui-même étonné de la douceur et de la bénignité dont on use envers lui, après ces menaces de chaînes et de prison 30.
Nous avons raconté déjà par quelle faveur exceptionnelle le savant Florentin avait été laissé chez son ambassadeur, alors que toutes les règles exigeaient qu’il fût enfermé dans les prisons du St-Office. Le 12 avril 1633, il est enfin obligé de se rendre au St-Office pour être interrogé, et Niccolini écrit : « Le seigneur Galilée... s’est présenté mardi matin devant le P. Commissaire, qui l’a reçu avec les démonstrations les plus affectueuses, et lui a fait assigner, non les chambres ou cachots où l’on met d’ordinaire les accusés, mais les propres appartements du Fiscal de ce tribunal ; en sorte que, non seulement il habite au milieu des ministres, mais il reste libre et peut même se promener dans les jardins de ce palais... On pense qu’il sera promptement renvoyé ici, car dans toute cette affaire l’on procède d’une manière inaccoutumée et pleine de douceur.... On lui a encore accordé que son serviteur le soigne et dorme là, et de plus, qu’il aille et vienne comme il lui plaît ; que mes serviteurs lui portent d’ici sa nourriture dans son appartement, et s’en reviennent chez moi matin et soir. » Il ajoute, le 3 avril : « Galilée est toujours au même endroit, avec les mêmes aisances ; il m’écrit journellement, je lui réponds et lui dis librement ce qui me passe par la tête, sans que personne s’en mêle. » À la même époque, Galilée écrivait à Florence et confirmait les égards et les bontés dont on usait envers lui. Le 1er mai, une dépêche de Niccolini annonce que Galilée est rentré à l’ambassade, à cause de douleurs rhumatismales dont il se plaignait au St-Office, « et cela, dit-il, par les bons offices du P. Commissaire, d’accord avec le Card. Barberino, qui de lui-même et sans l’avis de la Congrégation l’a fait remettre en liberté. » Un peu plus tard, il écrit que Galilée souffrant du manque d’exercice (il était consigné au palais de l’Ambassadeur), le P. Commissaire a sollicité et obtenu pour l’accusé la permission de sortir : « Il se rend maintenant tous les jours aux jardins (de la villa Médicis), mais en voiture à demi fermée. »
Bientôt le dénouement approche ; l’ambassadeur rapporte que le Saint-Père lui a dit « qu’on ne peut faire moins que prohiber cette opinion (de Copernic) ; que, quant à la personne de Galilée, il serait bien obligé, pour l’ordre et suivant l’usage, de passer quelque temps en prison, pour avoir contrevenu aux ordres donnés en 1616, mais que, la sentence publiée, S.S. examinerait ce qui se peut faire pour lui causer le moins de tourment et de peine qu’il sera possible. » Et, en effet, la dépêche du 26 juin porte : « Le Seigneur Galilée a été appelé lundi soir (20 juin) au St-Office : il s’y est rendu le mardi matin (21 juin) suivant l’ordre, pour savoir ce qu’on désirait de lui ; il a été retenu, et conduit le mercredi (22 juin) à la Minerve devant les Cardinaux et prélats de la Congrégation, et là on lui a lu sa sentence et fait abjurer son opinion. La sentence renferme..... sa condamnation aux prisons du St-Office à la discrétion de Sa Sainteté, laquelle condamnation a été immédiatement commuée par le Pape en une détention aux jardins de la Trinité du Mont, où je l’ai conduit vendredi soir (24).... Il m’a paru fort affligé de la peine qui a été infligée, car il ne s’y attendait nullement 31. »
N’est-ce pas le lieu de conclure avec Biot : « Si Galilée, âgé de 70 ans, avait été mis à la torture dans la séance du 21 juin, quelle bonne grâce aurait eu le Pape à lui accorder aussitôt la faveur d’être transféré dans les délicieux jardins de la Villa Médicis ? Comment, trois jours après, ce malheureux vieillard n’aurait-il pas porté sur sa personne les traces de cette rigueur ? Comment les aurait-il cachées ou dissimulées à Niccolini, qui lui donnait tant de marques de sa vive affection ? Il y a là une réunion d’invraisemblances qui ne permet pas de concevoir raisonnablement un soupçon pareil. »
Ajoutons que, dès le 3 juillet, Galilée était autorisé à se retirer à Sienne chez son excellent ami, M. Piccolomini ; qu’il partait de Rome en très bonne santé et faisait, par pur plaisir, quatre milles à pied 32 ; toutes choses assez incompatibles avec le traitement féroce auquel on veut qu’il ait été soumis.
Si par elle seule, par le récit des égards dont Galilée fut entouré d’un bout à l’autre de son procès, la correspondance de Niccolini suffit à détruire la fable de la torture, cette conséquence devient nécessaire lorsqu’on la rapproche des pièces du procès aujourd’hui publiées.
Nous voyons en effet, par l’ordre pontifical du 16 juin, que, dans son interrogatoire sur « l’intention », Galilée devait être menacé de la torture, mais qu’on ne pouvait aller au delà (etiam comminata ei tortura). Un résumé en italien, qui se trouve à la fin du dossier et paraît avoir été écrit en 1734, confirme cette interprétation 33. Cet interrogatoire eut lieu le 21 juin, et le procès-verbal en est inscrit dans les actes du procès (fol. 452-453). Après avoir, à diverses reprises, demandé à Galilée s’il adhère au fond du cœur au système de Copernic, l’avoir sollicité de confesser spontanément la vérité, le juge le menace, s’il refuse, de procéder contre lui, aux moyens de droit et de fait que la circonstance réclame ; puis, plus clairement, d’en venir à la torture 34 ; à quoi Galilée répond qu’il n’a plus adhéré à l’opinion condamnée depuis 1616, et qu’il persiste dans ses dénégations. Et le procès-verbal se termine par ces mots : « Comme on n’en pouvait rien tirer de plus pour l’exécution du décret, on lui fit apposer sa signature et on le renvoya à sa place 35. »
Or, ces formules sont exactement celles que l’on trouve dans les traités de pratique inquisitoriale, notamment dans le Sacro Arsenale de Masini et Pasqualoni, pour l’interrogatoire qui précède immédiatement la délibération par laquelle le tribunal doit prononcer la mise à la torture ; le procès-verbal est donc en accord parfait avec le décret du 16 juin. D’ailleurs, ce dernier interrogatoire du 21 est le seul sur lequel on ait jamais fait planer quelque doute relativement à la torture : – on voit ce qu’il faut en penser.
Mais il y a d’autres preuves encore. La torture ne pouvait pas être appliquée à Galilée, et cela pour deux raisons : 1o La torture n’était nullement considérée comme une peine afflictive, mais comme un moyen d’obtenir l’aveu du coupable. Or, ici, les juges connaissaient assez le fond de la pensée de Galilée ; d’ailleurs, qu’il avouât ou non, il restait dans la catégorie des accusés véhémentement suspects d’hérésie. Voilà pourquoi le Pape détermine à l’avance la teneur de la sentence. 2o D’après les règles du St-Office, même dans les procès d’hérésie, ni les enfants au dessous de 14 ans, ni les vieillards maladifs ne devaient être mis à la torture : ils pouvaient seulement en être menacés, la terreur remplaçant, sur ces personnes plus impressionnables, l’épreuve de la corde. Tous les auteurs qui ont écrit sur la question, Diana, Quevedo, Villagut, Bordone, Eymeric, Pegna, Carena, etc., sont d’accord sur ce point avec de légères variantes sur l’âge auquel commence l’exemption. Il suffit de citer Bordone : « Qui sont ceux qui sont exempts de la torture ? Les enfants au-dessous de 14 ans, les femmes enceintes, les vieillards... Les sexagénaires, jugés débiles par l’Inquisition, ne doivent pas être mis à la torture mais seulement effrayés 36. » Or, Galilée touchait à 70 ans ; sa santé était misérable et avait nécessité des égards exceptionnels, comme nous l’avons vu. Il y a plus : le vieillard était affligé d’une hernie grave, et cette infirmité, à elle seule, l’exemptait du supplice de la corde. Que fût-il donc arrivé si l’inquisition eût décrété contre lui l’application de la question ? Le Sacro Arsenale nous donne toute la procédure relative à ce cas : en présence de la déclaration de l’accusé, le tribunal eût donné l’ordre de faire venir un médecin qui l’eût examiné, et la déclaration du médecin étant conforme à celle de l’accusé, un nouveau décret eût été nécessaire pour soumettre Galilée à un genre de torture moins périlleux pour sa vie 37. Mais Galilée, entré le 21 au St-Office, prononçait son abjuration le 22 à la Minerve : où trouver le temps pour toutes ces formalités ?
On le voit donc, tout est ici parfaitement d’accord pour exclure l’hypothèse de la torture : le silence de Galilée et de ses contemporains, la correspondance de Niccolini, les ménagements dont le savant fut l’objet à Rome, le texte de l’ordre pontifical du 16 juin, celui du procès-verbal de l’interrogatoire du 21, les règles du St-Office concernant les vieillards et les infirmes.
Quels sont donc les arguments de nos contradicteurs ? Il y a d’abord cette hernie intestinale « dont Galilée commença à souffrir dès cette époque, dit hardiment Libri, et qui ne diminue pas la probabilité de la torture 38. » Par malheur, le certificat des médecins de Florence, du 17 décembre 1632, six mois avant la torture supposée, figure aux actes du procès et constate dès lors l’existence de cette triste infirmité 39. Cela n’empêche pas les écrivains de nos jours, comme MM. L. Combes et Terrier, de produire encore cette preuve.
Un argument plus sérieux est tiré de la sentence contre Galilée. Il y est dit : « Comme il nous paraissait que tu ne disais pas la vérité tout entière sur ton intention, nous avons jugé nécessaire de procéder contre toi à l’examen rigoureux, dans lequel..... tu as répondu catholiquement 40. » Or, l’examen rigoureux, dans les traités concernant les procès inquisitoriaux, particulièrement dans le Sacro Arsenale, est généralement employé comme synonyme de la torture. Ainsi, au début de la 6e partie de l’ouvrage cité, laquelle a pour titre : « Del modo d’interrogare i Rei nella tortura » on lit que « l’accusé ayant nié les délits qui lui sont imputés......, il est nécessaire, pour en tirer la vérité, d’en venir contre lui au rigoureux examen, puisque l’on a précisément inventé la torture pour suppléer à l’insuffisance des témoins, etc. » Beaucoup d’autres textes sont dans ce sens. Voilà le thème favori de Libri, et toute l’argumentation de M. Wohlwill repose aussi sur cette base.
Au fond, cette preuve est sans valeur. D’abord, si les expressions « tortura » et « rigorosum examen » avaient cette absolue équivalence, comment se fait-il que les contemporains, les amis de Galilée, dont bon nombre étaient des protestants comme Beruegger, qui se sont élevés si énergiquement contre sa condamnation, qui pouvaient lire comme nous dans la sentence la phrase accusatrice, n’aient jamais fait allusion à la torture dans leurs invectives contre les Juges ?
Mais cette étroite synonymie n’existe pas. Nous avons trouvé, dans une lettre par laquelle les Cardinaux du St-Office, en 1628 (c’est bien près du procès de Galilée), instituent le P. des Loix inquisiteur à Besançon, et lui détaillent avec une extrême précision ses devoirs et ses pouvoirs, que la faculté lui est concédée « d’instruire et de procéder contre les fauteurs d’hérésie, leurs sectateurs, etc., et, en présence d’indices légitimes, de les saisir et de les faire mettre en prison, et, dans les cas où la justice le requiert, de les soumettre à l’examen rigoureux, et de les faire torturer, etc. 41 » Nous avons montré, d’autre part, qu’un texte du Sacro Arsenale dont M. Wohlwill avait conclu que jamais la simple menace n’était considérée comme une partie de l’examen rigoureux, avait un sens tout autre et plutôt favorable à notre thèse 42. De plus, on voit dans le Sacro Arsenale, et M. Wohlwill est obligé d’en convenir, qu’un aveu arraché par la terreur, dans la salle de la torture, lorsque l’accusé était déjà lié au chevalet, était censé obtenu dans le « rigoureux examen 43 ». Voilà donc certainement un cas où cette expression ne signifiait pas proprement la torture.
Si l’on ajoute à ces raisons que, dans la partie du Sacro Ars, où sont les formulaires pour l’interrogatoire ordinaire des accusés, jamais il n’est question ni de menace de la torture ni de rigoureux examen ; au lieu que dans la 6e partie, roulant expressément sur le « rigoroso esame », l’interrogatoire débute précisément par la menace, dans les mêmes termes qui se lisent au procès de Galilée, que d’ailleurs le passage cité de la sentence est textuellement conforme au modèle donné dans le Sacro Ars., par les sentences contre les accusés de vehementi, sans que rien dénote si ce modèle s’applique à tous les cas ou seulement aux cas où il y a torture, on admettra facilement que l’on se soit ici servi de la formule consacrée, en étendant jusqu’à sa limite l’expression d’examen rigoureux, d’autant plus que le Pape et les cardinaux devaient chercher, en déployant une sévérité apparente, à intimider les partisans de Copernic.
Mais, dira-t-on, cette discussion est inutile, en présence du décret du 16 juin et du procès-verbal du 21, l’un et l’autre parfaitement clairs. C’est bien l’avis de nos adversaires ; voilà pourquoi ils contestent l’authenticité de ces pièces et l’intégrité du manuscrit du Vatican. Nous sommes donc amenés à examiner leurs prétentions à cet égard : car ce fameux manuscrit a eu cette fortune particulière, que ceux qui en demandaient à grands cris la publication, alors qu’ils espéraient y voir la confirmation de leur thèse, s’offrent de lui dénier toute valeur, aujourd’hui que sa publication a montré le néant de leurs attaques.
IV
L’INTÉGRITÉ DES ACTES DU PROCÈS DE GALILÉE
Toutes les personnes qui s’intéressent à la question de Galilée connaissent quelque peu l’histoire du célèbre manuscrit du Vatican, qui renferme les pièces du procès. Transporté à Paris sous Napoléon Ier, il fut examiné par divers savants, Delambre entre autres, et l’on en commença une traduction en français. Réclamé plus tard à diverses reprises par la cour de Rome, il ne lui fut restitué que vers la fin du règne de Louis-Philippe, sous la condition qu’il serait publié ; mais ce n’est en réalité qu’en 1867 que cette condition fut réalisée par la publication de M. de l’Épinois. D’autres éditions, plus complètes, en ont été données depuis par M. Berti, M. de Gebler et M. de l’Épinois lui-même.
Ce document est devenu ainsi la force la plus précieuse et la plus importante, sans contredit, pour l’étude du fond et des détails du célèbre procès. Seulement, comme il ne répond pas assez aux imaginations et aux fantaisies dont on avait orné cette histoire, qu’on y cherche vainement les preuves de cette barbarie dont les détracteurs de l’Église voudraient faire croire que l’on a usé envers Galilée, que même ce dossier seul suffit pour réduire les calomnies à néant, il est arrivé ce qu’on pouvait prévoir : on a accusé les pièces du procès de n’être pas complètes.
Longtemps avant la publication de M. de l’Épinois, Libri s’était fait l’écho de cette accusation, la faisant même remonter à Delambre, qui n’en dit mot ; mais c’est surtout depuis une dizaine d’années que ce thème des falsifications du manuscrit du Vatican a été l’objet, en Allemagne surtout, d’innombrables variations. Il est donc indispensable, quand il s’agit d’une pièce aussi capitale, de savoir à quoi s’en tenir, car ces allégations hardies pourraient jeter le doute dans certains esprits, insuffisamment préparés à en apprécier le peu de fondement. Mais il est utile, pour cet examen, de faire connaissance avec ce vénérable et curieux document.
Le manuscrit est renfermé dans un carton vert de format in 4o, d’une antiquité incontestable, serré par un ruban rouge fané ; un certain nombre de documents, s’étant trouvés d’un format supérieur à celui de l’enveloppe, ont débordé au dehors et de là des déchirures qui n’ont pas peu alourdi la tâche des éditeurs. La composition du dossier a une importance spéciale. Ce n’est pas un registre unique, mais une collection de pièces, les unes en original, les autres en copie ; des lettres autographes relatives aux procès de 1616 et de 1633, émanant pour la plupart d’évêques ou d’inquisiteurs, et sur le revers desquelles on a écrit tantôt des résumés de ces lettres, tantôt les copies de décrets émanant de la Congrégation du Saint Office, ou les procès-verbaux d’opérations faites en exécution de ces décrets. Enfin, là sont encore les procès-verbaux des interrogatoires de 1616 et de 1633, formant de véritables cahiers et constituant proprement les actes du procès.
Une triple pagination, qui a beaucoup intrigué les copistes, se remarque dans le manuscrit. La première, dont l’encre est plus ancienne, va depuis la feuille enveloppe, cotée 949, jusqu’à la dernière page du procès de 1616, cotée 992 ; elle est barrée. C’est évidemment la pagination du volume des archives auquel appartenaient les pièces du premier procès, et que l’on a effacée lorsqu’on a réuni en un même volume tout ce qui concernait les deux affaires ; elle laisse de côté un résumé de quelques pages, qui suit immédiatement le premier feuillet. La deuxième pagination, sous la première, embrasse seule la totalité du recueil ; elle va du feuillet 336, premier du volume, au feuillet 561 qui est le dernier. Il est probable qu’elle appartient au volume des archives où se trouvait le dossier du procès de 1633, et que, lors de la réunion des pièces, on l’a fait remonter, de la page 387 où commence ce second procès, au début du recueil, pour avoir une pagination unique. Enfin, un troisième numérotage, au bas des pages, court du feuillet 342 (dénonciation du P. Lorini) au feuillet 449, où il cesse après l’avis des consulteurs et avant le décret du 16 juin 1633. Comme ce numérotage ne comprend pas non plus le résumé du procès, dont nous avons parlé, lequel relate uniquement les faits antérieurs à ce décret et renvoie constamment à cette troisième pagination, il est évident que le résumé a été fait en 1633 par un consulteur, pour servir de rapport dans la réunion du Saint-Office qui eut lieu le 11 juin, et mettre le pape et les cardinaux au courant de toute l’affaire sur laquelle ils allaient décider, et qu’en même temps on réunissait tous les documents des deux procès pour servir de pièces à l’appui, en leur donnant une pagination spéciale. On voit que tout cela est parfaitement naturel, et n’a donné lieu, du reste, à aucune contestation sérieuse.
On trouve, dans le manuscrit, 194 pages blanches ; la plupart sont les seconds feuillets de lettres insérées ; plusieurs feuillets ont été arrachés ; mais M. de Gebler a remarqué que tout soupçon de documents supprimés par ce moyen est inadmissible, car les larges débris qui en restent permettent de constater qu’il ne s’agit que de pages blanches, appartenant à des pièces restées complètes. Un fraudeur, d’ailleurs, s’y serait pris plus habilement.
À M. E. Wohlvill revient l’honneur d’avoir, dans un écrit de 1870 44, rouvert la campagne contre l’authenticité du dossier du Vatican, campagne dans laquelle l’ont suivi Gherardi, de Gebler, MM. Cantor, Scartazzini, et d’autres moins fameux. L’effort des assaillants s’est d’abord porté sur un seul document, et voici quel était leur point de départ :
Il s’agit du procès-verbal du 26 février 1616, dans lequel M. Wohlwill voit une contradiction avec l’ordre donné la veille par le Souverain Pontife. D’après le manuscrit du Vatican, en effet, le 25 février, « le cardinal Mellini notifie à l’assesseur et au commissaire général du Saint-Office que... Sa Sainteté a ordonné à l’Ill. card. Bellarmin de faire comparaître Galilée et de l’avertir qu’il doit abandonner l’opinion susdite (du mouvement de la terre) ; s’il refuse d’obéir, le P. Commissaire, en présence du notaire et des témoins, lui intimera l’ordre de s’abstenir absolument d’enseigner ou de défendre une telle doctrine, ou même d’en traiter ; si enfin il ne cède pas, qu’il soit mis en prison. » Et d’après le protocole du 27 février, après que le cardinal Bellarmin eut averti Galilée de l’erreur de son système, « successivement et sans interruption 45, le P. commissaire prescrivit au même Galilée, au nom de N. S. P. le Pape et de toute la Congrégation du Saint-Office, d’abandonner entièrement cette opinion..... et de ne plus la soutenir, enseigner ni défendre de quelque manière que ce soit, sous peine d’être poursuivi devant le Saint-Office ».
Ainsi, l’ordre de Paul V prescrit une admonition paternelle par le cardinal et n’admet l’intervention de l’inquisiteur que dans le cas où Galilée refuserait d’y avoir égard (si recusaverit parere) ; tandis que Bellarmin, sans laisser à Galilée le temps de se prononcer « successive ac incontinenti », lui fait imposer la défense rigoureuse d’enseigner d’une manière quelconque la doctrine de Copernic. Cette contradiction autorise à penser, selon M. Wohlwill, que la seconde pièce est fausse. Galilée se serait soumis tout d’abord, et l’affaire en serait restée là, la prétendue défense intimée par le commissaire général n’aurait jamais existé, et c’est plus tard, lors du procès de 1633, que l’on aurait intercalé dans le dossier de la première affaire toute la partie du procès-verbal du 26 où se retrouve relatée l’interdiction d’enseigner « quovis modo » le mouvement de la terre 46.
Les principales causes alléguées par M. Wohlwill en faveur de son hypothèse sont : 1o Une lettre du cardinal Bellarmin adressée à Galilée le 26 mai 1616, pour démentir les bruits malveillants répandus contre celui-ci et où le cardinal déclare « qu’on a simplement notifié à Galilée la déclaration faite par le pape et publiée par la Congrégation de l’Index où il est dit que la doctrine de Copernic ne peut être ni soutenue ni admise comme vraie ». On voit par là qu’aucune interdiction spéciale n’a été imposée à Galilée, et qu’il n’est pas question d’une défense d’enseigner quovis modo le mouvement de la terre ; 2o Les interrogatoires de Galilée dans lesquels il affirme que Bellarmin ne lui a fait aucune autre injonction en 1616, et qu’il pouvait se servir du système de Copernic comme d’une hypothèse ; que quelques dominicains étaient présents à l’entretien, mais qu’il ne se rappelle pas s’ils étaient là tout d’abord ou s’ils sont entrés plus tard. Sur la demande « s’il se souvient qu’il lui a été interdit, en présence de témoins, de soutenir ou enseigner en quelque façon le mouvement de la terre », Galilée répond qu’il ne se souvient pas qu’une autre personne que le cardinal Bellarmin lui aurait imposé cet ordre, et si cet ordre comportait les expressions « docere » et « quovis modo ». Dans les interrogatoires suivants, dans son mémoire justificatif, Galilée se tient toujours sur ce terrain : par lui, il n’y a rien eu que l’admonition bienveillante du cardinal, aucun commandement particulier ne lui a été fait en dehors de la décision générale concernant tous les chrétiens.
La scène racontée dans la seconde partie du procès-verbal du 26 n’a donc laissé aucune trace ; elle peut être supposée.
À ces indices graves, Gebler, qui accepta la thèse de M. Wohlwill et la défendit avec talent dans son ouvrage 47, en ajouta plusieurs autres, dont le principal est tiré d’un document soustrait par S. Gherardi, en 1848, aux archives du Saint Office, et résumant la séance du 3 mars 1616 de la suprême Congrégation. D’après la citation de Gebler, « le cardinal Bellarmin relate d’abord que le mathématicien G. Galilée, averti d’avoir à abandonner l’opinion par lui soutenue, que le soleil, etc., s’est soumis à cette injonction », sans qu’il soit question, ni d’une résistance quelconque du savant, ni de l’intervention du commissaire général, ni de rien de ce que renferme le procès-verbal contesté. On peut conclure de là, ajoute Gebler, que la scène racontée dans cette pièce n’a jamais existé (niemals stattgefunden hat).
Mais – telle est la question qui se pose d’elle-même – pour quelle raison, à quelle époque aurait-on glissé dans le dossier de 1616 une pièce fausse, renfermant une défense imaginaire faite à Galilée par le Saint Office ? – C’est, répondent nos critiques, pour fournir à l’accusation, en 1632, une base solide. Galilée, dans son Dialogo, n’était pas sorti des termes de l’hypothèse, n’avait pas adhéré formellement au système de Copernic : il n’était donc pas en rébellion contre les édits de 1616. L’imprimatur de Rome et de Florence le couvrait, d’ailleurs. Pour annuler ce moyen de défense et pouvoir, juridiquement, atteindre l’accusé, il fallait créer un délit positif et l’on atteignait ce but en forgeant une interdiction faite au seul Galilée, de soutenir et même d’enseigner le système condamné, interdiction qu’il avait cachée en demandant l’imprimatur. Aussi cette pièce fausse (et ici Gebler et M. Wohlwill entassent les preuves) a-t-elle été le fondement essentiel, le pivot de tout le procès de 1633, et c’est en 1632 qu’elle a été fabriquée et introduite subrepticement dans le dossier.
Voilà la thèse qui a obtenu en Allemagne une faveur singulière ; M. Cantor l’a fortifiée de ses arguments propres ; le Dr Scartazzini, le plus hardi de ces critiques, est allé jusqu’à détailler le mode, l’heure même de la falsification : « Elle était méditée et préparée au commencement de septembre 1632, mais elle n’existait pas sous sa forme actuelle à l’époque où le P. Riccardi en entretenait l’ambassadeur. Peut-être le brouillon en était-il déjà couché sur le papier, etc. »
Une réfutation directe, on le comprendra facilement, présente quelque difficulté. Un document secret de sa nature, car le silence le plus rigoureux était imposé aux inquisiteurs comme à Galilée, ne peut avoir laissé d’autre trace de son existence que son inscription sur les registres du Saint-Office, où on le découvrit en 1632. Dès ce moment, il est invoqué avec assurance par les juges, par les consulteurs, publié in extenso dans la sentence, sans qu’aucun doute soit émis sur sa réalité, soit publiquement, soit dans le secret de la correspondance, par personne, pas même par le condamné 48. Son caractère apocryphe se révèle-t-il au moins par quelques signes suspects aperçus dans le manuscrit du Vatican ? Nullement. Ceux qui soutiennent l’accusation n’ont pas vu le document, et MM. de l’Épinois, Berti, Piéralisi, qui l’ont compulsé à l’aise, déclarent n’y avoir rien découvert. Une reproduction photographique due à M. de l’Épinois, mise sous les yeux des paléographes, leur présente tous les caractères de l’authenticité quant à l’écriture. Il est vrai que M. Wohlwill, après l’avoir étudiée dix fois à la loupe, a fini, la onzième fois, par y reconnaître quelques indices suspects !
Néanmoins il est facile d’abord d’établir que le point de départ de toute cette campagne est une fausse traduction. Ces deux mots « successive ac incontinenti » où M. Wohlwill veut trouver une désobéissance à l’ordre de Paul V, une contradiction entre les procès-verbaux du 25 et du 26, parce qu’il les traduit comme exprimant une intervention immédiate des agents de l’Inquisition, n’ont pas du tout ce sens. On les rencontre souvent dons le Sacro Arsenale (Recueil de pratiques inquisitoriales), et leur signification y est très claire. C’est une formule que le notaire du Saint-Office plaçait en tête du procès-verbal d’un interrogatoire ou de toute autre opération, quand la séance faisait suite à une autre immédiatement sans que le tribunal se fût séparé 49. Au folio 378 du Ms. du Vatican, elle signifie simplement que la séance dans laquelle le commissaire général la imposé la défense à Galilée, à succédé sans intervalle à celle dans laquelle Bellarmin l’avait averti paternellement. Elle n’implique aucune conclusion de la durée de cette dernière, ni sur ce qui s’y est passé ; elle ne nous apprend pas si Galilée s’est soumis sans observation ou si, ce qui est probable, il a essayé de combattre les raisons du cardinal ; le procès-verbal est muet sur ce point, par la bonne raison que le notaire, comme il résulte de l’ordre pontifical et du procès-verbal même, n’était pas encore présent à ce premier conciliabule.
Les prétendues preuves à l’appui n’ont pas plus de valeur. L’attestation de Bellarmin, délivrée pour fermer la bouche aux ennemis de Galilée, ne pouvait faire allusion à une prescription qui eût compromis gravement celui-ci et sur laquelle d’ailleurs le secret lui était imposé. Encore, en lisant cette pièce avec attention, y trouve-t-on les mots « e pero non si possa defendere ne tenere » qui, dans le procès-verbal du 25, se rencontrent seulement dans la partie contestée.
Quant au document exhumé par Gherardi, il n’y faut voir qu’un résumé très bref de la réunion du 3 mars, constatant le fait principal, la soumission de Galilée à l’ordre qui lui a été notifié. Mais loin d’appuyer la thèse de Gebler, ce document renferme un passage, supprimé par Gebler et M. Cantor dans leurs traductions, qui l’ébranle singulièrement. Il y est dit que Galilée a été « averti au nom et par l’ordre de la Congrégation du Saint-Office, monitus de ordine Sacræ Congregationis ». Si l’on observe la forme comminatoire de cette expression difficile à concilier avec l’admonition bénévole du cardinal, si on la rapproche du texte du procès-verbal du 26 où il est dit que le commissaire a averti Galilée au nom de Notre-Saint-Père et de la Sacrée Congrégation, n’est-il pas clair que c’est au contraire à la seconde partie de ce procès-verbal, à celle que conteste M. Wohlwill, que Bellarmin fait allusion dans son rapport ?
Restent les dénégations de Galilée en 1633. Elles n’ont aucune influence. Tout le système de justification adopté par Galilée exigeait absolument qu’il eût perdu la mémoire de ce commandement particulier. Dès le mois de février 1633, on lit dans une lettre de l’ambassadeur de Toscane : « La principale difficulté paraît être celle-ci : ils prétendent (le Saint-Office) que, dès 1616, on lui avait enjoint de ne plus disputer ni discourir au sujet de cette opinion. Mais il assure que la défense ne lui a pas été faite en ces termes, mais sous cette forme : qu’il ne devait ni tenir pour vraie cette opinion, ni la défendre ; et il suppose qu’il aura ainsi les moyens de se justifier, parce qu’il n’a admis ni soutenu le système, ni même formulé une conclusion, se bornant à présenter les raisons pour et contre 50. » Tout le système de défense est là ; se fiant sur la préface et la fin de son livre, Galilée croyait pouvoir affirmer devant le Saint-Office que son intention n’avait nullement été de soutenir le système de Copernic comme vrai, mais seulement d’exposer et de résoudre les arguments que l’on faisait valoir en sa faveur. Il échappait ainsi évidemment aux deux prohibitions énoncées dans la lettre du cardinal, tenere et defendere, mais le procès-verbal retrouvé dans les archives du Saint-Office, lorsque la polémique soulevée par le Dialogo eut ramené sur cet objet l’attention de l’Inquisition, en mentionnait une troisième, docere quovis modo, qui frappait en plein son malheureux ouvrage. Voilà pourquoi, dans les interrogatoires de 1633, il feint d’avoir si complètement oublié et les termes dont le P. commissaire s’est servi en lui notifiant l’ordre, et toutes les circonstances de cette fatale séance du 26 février.
Mais si ce procès-verbal avait une grande importance pour Galilée, dont il ruinait le système de défense, il était bien moins nécessaire à ses juges qui trouvaient ailleurs le principe de l’accusation, et c’est en cela que la thèse de MM. Wohlwill et Gebler trahit surtout sa puérilité. À les entendre, il semblerait que cette interdiction ait été l’unique charge du procès ; il n’en est rien. Qu’on lise le rapport de la commission chargée d’examiner le livre de Galilée ; le rapport des consulteurs Oreggi, Inchofer et Pasqualigo, les interrogatoires, la sentence même ; on y verra que Galilée fut surtout inculpé d’avoir, par une fraude indigne, extorqué une autorisation dont il s’était servi pour combattre, par les arguments les plus persuasifs, les décisions ecclésiastiques de 1616 ; d’avoir, sous couleur de réfuter scientifiquement la doctrine du mouvement de la terre, écrit de façon à soutenir efficacement cette doctrine et à faire supposer qu’il y adhérait intérieurement. Bornons-nous à quelques extraits de la sentence : « On a trouvé une transgression ouverte de la défense qui avait été intimée à l’accusé, attendu que dans ce livre il défend la susdite opinion déjà condamnée et déclarée telle devant lui, quoique, dans cet ouvrage, il s’efforce, par mille détours, de faire croire qu’il la regarde comme indécise et simplement probable ; ce qui est encore une très grave erreur, attendu qu’une opinion ne peut en aucune manière être probable lorsqu’elle a été déclarée et définie contraire à la Sainte Écriture. » Et, plus loin, à propos de l’attestation du cardinal Bellarmin : « Cette même attestation, exhibée pour ta défense, aggrave encore ta situation, puisqu’il est déclaré que la susdite opinion est contraire à la Sainte Écriture, et cependant tu as osé la discuter, la soutenir et la présenter comme probable. » Enfin, comme conclusion : « Nous prononçons que tu t’es rendu à ce Saint-Office fortement suspect d’hérésie ; en ce que tu aurais cru, adopté comme vraie une opinion fausse et contraire aux Écritures divines, savoir, etc.; en ce que tu aurais cru que l’on peut admettre et soutenir comme probable une opinion quelconque, après qu’elle a été déclarée et définie contraire à la Sainte Écriture 51. »
On voit que, dans tout cela, il n’est pas question de la désobéissance de Galilée à un commandement particulier, mais bien d’une tentative pour réhabiliter un système que les congrégations avaient jugé dangereux pour la foi. Ce n’est donc pas sur le document suspecté par MM. Wohlwill et Gebler que reposa la condamnation, et dès lors la fabrication de cette pièce eût été une chose aussi inutile que révoltante.
Il manquait à la thèse de M. Wohlwill une dernière infortune. Gebler désirant faire une étude approfondie du manuscrit du Vatican, se rendit à Rome en 1877, toujours fermement convaincu de la falsification du procès-verbal de 1616. À son grand étonnement, au lieu de preuves matérielles qu’il croyait trouver, il rencontra, et il eut la bonne foi de le dire, la démonstration irrécusable de la fausseté de son opinion. Il constata en effet que : 1o le procès-verbal du 26 février est écrit en partie sur la même page, de la même écriture et avec la même encre, que l’ordre papal du 25, et les fol. 378 et 379 que portent ces deux documents sont les secondes moitiés des fol. 377 et 357, dont l’un renferme la censure des qualificateurs, l’autre une partie de l’interrogatoire du P. Cacani ; 2o toutes les pièces écrites au Saint-Office de Rome en 1615 et 1616 sont sur un papier de même pâte et de même marque, que l’on retrouve dans les fol. 378 et 379, et qui n’apparaissent plus dans les documents postérieurs ; 3o des signes non douteux attestent que ces deux actes du 25 et 26 février sont de la même main que les autres actes du procès de 1616, tandis qu’on ne retrouve pas cette écriture dans les pièces du second procès.
Il ne restait donc, aux partisans de la thèse Wohlwill, que la ressource de supposer une falsification remontant à 1616, en vue de se ménager plus tard une arme contre Galilée ! C’est le parti qu’adopta Gebler. Nous ne nous arrêterons pas à discuter cette étrange conception, qui a paru ridicule même au Dr Scartazzini.
Une fois le branle donné, les critiques d’Allemagne ont successivement contesté l’authenticité de toutes les pièces importantes du dossier. Une surtout a été l’objet des attaques : c’est ce procès-verbal de l’interrogatoire subi par Galilée le 21 juin 1633, procès-verbal duquel il résulte que la fameuse torture à laquelle Galilée aurait été soumis, s’est réduite à une simple menace verbale, dans le lieu des interrogatoires ordinaires. Comme, d’après MM. Wohlwill, Scartazzini, etc., le « rigorosum examen » dont il est question dans la sentence ne peut-être que la torture, ou tout ou moins la territio realis en présence des instruments du supplice, on conçoit qu’il fallait absolument détruire la valeur d’un témoignage qui met à néant cette hypothèse. On a donc supposé des remaniements effectués dans le cours du siècle actuel, pour cacher à la postérité l’odieuse conduite dont le savant florentin aurait été la victime au XVIIe siècle. D’après M. Wohlwill, la fin du procès-verbal du 21 juin, où se trouvait la relation de la torture, aurait été supprimée du procès-verbal actuel, qui occupe le lot 454 1o et 8o et la moitié du fol. 453 2o cette dernière demi-page aurait été introduite par l’intercalation d’une nouvelle feuille, remplaçant l’ancienne ; cette intercalation est la condition sine qua non de l’hypothèse 52. On voit les traces de ce remaniement : 1o dans une lacune que présente le manuscrit immédiatement après le procès-verbal, car on n’y trouve ni la sentence ni l’abjuration de Galilée ; 2o dans le désordre des annotations qui suivent ce même procès-verbal, savoir : le décret du 30 juin prescrivant l’expédition de la sentence à l’Inquisiteur de Florence et la réclusion de Galilée (fol. 353 ro) ; la notification de cet ordre à Galilée (fol. 353 vo) ; puis, la pétition de Galilée demandant à retourner à Florence, et enfin une nouvelle annotation résumant l’ordre du 30 juin, (fol. 453 bis et 454). Ce désordre n’indique-t-il pas qu’on a surchargé après coup la feuille introduite dans le dossier, pour faire croire à la continuité du manuscrit ?
À cela, un tableau dressé par Gebler des feuillets qui font partie d’une même feuille de papier dans le dossier répond immédiatement : les feuillets 452 et 453 où figure la pièce capitale, l’interrogatoire du 21 juin, font respectivement les secondes moitiés des fol. 414 et 413, qui contiennent l’interrogatoire du 12 avril 1633, peu de temps après l’arrivée de Galilée à Rome. Ces pages n’ont donc pu être introduites après coup, et comme il n’y a aucune interruption dans la pagination ancienne, on n’a pu supprimer en cet endroit aucun document.
La lacune supposée n’existe pas non plus. Tout le monde sait que les sentences et abjurations formaient dans les Archives du Saint-Office une série spéciale, distincte de celle des Processus. Quant au prétendu désordre des pièces, si l’on écarte ce qui repose sur des erreurs matérielles de M. Wohlwill, il n’y reste rien que de régulier. Sur le reste de la page 453 on a annoté, comme cela se voit partout dans le dossier, les décisions prises en séance de la Congrégation le 30 juin, concernant la publication de la sentence et la relégation de Galilée à Sienne. Sur le verso de cette page, on a inscrit l’acte de notification à Galilée, et le cahier s’est trouvé rempli. Mais un document officiel restait, la pétition de Galilée, par suite de laquelle le Pape avait commué la peine de la prison en un exil à Sienne ; il a donc fallu la placer à la suite, bien que, dans l’ordre logique et chronologique, elle précédât la décision du 30 juin ; et sur le revers de la seconde page de cette lettre, suivant l’usage constant observé dans les pièces du même genre, le notaire inquisitorial a inscrit la réponse, c’est-à-dire, la décision du 30 juin. Se peut-il imaginer quelque chose de plus naturel ?
Autre indice suspect : l’absence de la clause imposant le silence à l’accusé, sous serment, clause qui se retrouve dans tous les interrogatoires précédents. Ici le Sacro Arsenale fournit la réponse : il suffit d’ouvrir cet ouvrage pour constater que la clause en question ne figure pas une seule fois dans les modèles de procès-verbaux pour l’examen rigoureux, tandis qu’elle ne manque jamais dans les interrogatoires ordinaires.
Autre indice : la signature de Galilée, au bas de ce procès du 21 juin, est écrite d’une main tremblante, mal assurée. Pour nos critiques, c’est là une fausse signature, naturellement. Mais Gebler et M. Berti, qui ont entre les mains de nombreuses pièces autographes du grand physicien, n’hésitent pas à reconnaître cette signature comme authentique, et à attribuer sa différence d’avec les autres signatures à l’émotion produite par la menace de la torture. Ils font observer, avec beaucoup de raison, qu’un faussaire aurait imité l’écriture du vieillard de façon à éviter tout soupçon.
Ce n’est pas tout encore. La relation de l’interrogatoire du 21 juin est en accord parfait avec un document pontifical du 16, prescrivant « d’interroger Galilée sur l’intention, même avec menace de la torture, et s’il persiste dans ses dénégations, de lui faire abjurer, etc. » Ce document, reproduit dans le dossier du procès et retrouvé, sous une forme à peu près identique, dans les Archives de la Minerve par S. Gherardi, est une des pièces dont l’authenticité est la moins contestable. Le papier, l’encre, l’écriture, dont M. de l’Épinois a donné une reproduction photographique, sont bien ceux de l’époque. La main qui l’a tracée se retrouve à presque toutes les pages des pièces du procès de 1633. Rien, aux yeux des plus habiles paléographes, tels que M. Léopold Delisle, n’a paru justifier le soupçon d’une altération quelconque. M. Wohlwill lui-même n’en a point contesté la valeur, aussi longtemps qu’il a cru pouvoir l’interpréter en faveur de son opinion.
Mais voici que Gherardi, en 1878, s’est avisé de se souvenir que ces perquisitions de 1848 dans les archives du Saint-Office lui avaient fourni, en ce qui concerne cette pièce importante, des variantes, des brouillons, des ratures dont il n’avait jamais parlé, et dont on pourrait déduire une confirmation des soupçons de M. Wohlwill !
Notons que, dans sa première publication qui respire une haine exaltée contre l’inquisition, Gherardi avait soigneusement relevé quelques mots raturés dans cette même pièce du 16 juin, et tiré des moindres indices les inductions les plus odieuses contre l’humanité et l’honnêteté des juges de Galilée. Et neuf ans après, il vient nous conter que, dans le passage le plus scabreux et le plus discuté de ce document, deux lignes barrées, tout ce qu’on peut imaginer de plus propre à soulever le soupçon d’une falsification, aurait passé sans qu’il s’en aperçût ou sans qu’il daignât les signaler ! Il veut nous persuader que ces extraits, qu’il déclarait alors « au-dessus de tout doute fondé concernant leur authenticité », et mis à l’abri par leur nature « des altérations, soustractions et contrefaçons que l’on peut supposer avoir été effectuées par la cour romaine sur les actes mêmes du procès 53 », que ces documents ont aussi été remaniés par les mains des faussaires, assez stupides d’ailleurs pour laisser traîner, dans les registres où s’exerçait leur coupable industrie, des preuves accablantes de leurs falsifications !
Enfin, on trouve au bout du manuscrit du Vatican (fol. 559) un résume du procès en langue italienne, qui reproduit exactement le même sens que les autres pièces sur l’ordre pontifical du 16 juin. Cette pièce est authentique ; sa date est connue : intercalée entre une lettre de l’inquisiteur de Florence, en 1734, demandant des instructions au sujet du tombeau qu’il est question d’élever à Galilée, et la réponse de la Congrégation, ce résumé est visiblement une note rédigée en 1734 d’après les archives, pour éclairer le jugement des membres du Saint-Office sur cette question. Telle est, du moins l’opinion de MM. Wohlwill, Gebler, de l’Épinois, etc. – Eh bien, pour M. Wohlwill, c’est encore là une pièce fausse, introduite dans le dossier pour appuyer toutes les autres falsifications. Elle a le tort, en effet, de confirmer complètement la signification que nous avons donnée à toutes les pièces du procès, et d’en rendre l’authenticité plus certaine encore. Nous ne voyons guère d’autre raison pour laquelle elle aurait inspiré des soupçons à nos ombrageux critiques.
LES VÉRITABLES CAUSES DU PROCÈS DE GALILÉE
I
Après avoir examiné la portée des décisions de 1616 et de 1633 contre le système de Copernic, réfuté les idées fausses sur la conduite de l’Inquisition vis-à-vis de Galilée, il est intéressant de se rendre raison des véritables motifs qui amenèrent ces condamnations, des causes obscures et complexes qui firent verser dans l’erreur un tribunal renommé par sa prudence, sa haute sagesse et sa science théologique.
Pour certaines gens, la chose est bientôt faite : par ces décrets, la cour romaine a voulu enrayer le progrès des sciences, maintenir l’esprit humain dans des ténèbres favorables à son omnipotence. Sans aller jusque là, d’autres diront que la théologie, voyant la science s’émanciper et vivre de sa vie propre, voulut couper court h des tentatives menaçant le domaine qu’elle s’était attribué sur la philosophie de la nature.
C’est là dénaturer complètement le caractère de l’intervention ecclésiastique dans la question du système de Copernic. Le fait d’une opposition systématique et haineuse, dans les rangs du clergé aux progrès de la science, est démenti autant par la part active et glorieuse que prirent les ordres religieux dans le mouvement scientifique du XVIIe siècle, que par les témoignages éclatants de sympathie et de protection que ces études recueillaient alors, à Rome, des plus hauts dignitaires de l’Église : c’est le fait qui frappe immédiatement tout esprit non prévenu, lorsqu’il aborde, dans les documents positifs, l’étude du procès de Galilée.
Le système d’Aristarque de Samos, qui faisait mouvoir la terre autour du soleil immobile, était librement enseigné depuis longtemps avec l’approbation des supérieurs ecclésiastiques. C’était un cardinal, Cusa, qui avait ressuscité ce système en 1435 ; un chanoine de Thorn, Copernic, qui l’avait complété dans son immortel ouvrage De Revolutionibus, avec l’appui du cardinal Schomberg et du Pape Paul III. La doctrine nouvelle avait été enseignée dans les écoles italiennes et devant le pape Clément VII, sans soulever dans l’Église aucune réclamation autorisée.
Je ne veux pas rappeler la réforme du calendrier julien par le pape Grégoire XIII, ni les services immenses rendus à l’astronomie par les missionnaires jésuites et les témoignages élogieux de Lahire en leur faveur ; ni Képler trouvant chez ces Pères un appui que son pays lui refusait ; ce sont là des faits trop connus. Ne parlons pas non plus de la France, où le cardinal de Bérulle décidait par ses instances Descartes à publier le Discours sur la méthode, où le jésuite Pardies devançait Huygens dans la conception des ondes lumineuses, où le P. Mersenne, très savant en optique et en mécanique, traduisait les recherches de Galilée sur le mouvement, publiait les expériences de Torricelli, servait de lien entre tous les grands géomètres et physiciens de son époque, et mourait en ordonnant l’autopsie de son corps afin d’aider à l’avancement de la médecine. Ne parlons pas de la Belgique, où Adrien Romain, le jésuite Grégoire de Saint-Vincent, le chanoine de Sluse, le jésuite d’Aguillon, le curé Wendelin tenaient la tête du mouvement scientifique. Considérons seulement le milieu dans lequel vécut Galilée, ses admirateurs ou ses contradicteurs, ceux dont l’histoire touche à la sienne par quelque point. Parmi les jésuites, nous trouvons d’abord le P. Clavius, l’un des astronomes les plus célèbres de son temps et l’un de ceux qui travaillèrent le plus utilement à la réforme du calendrier ; le P. Griemberger, son collaborateur, qui fut aussi un bon géomètre et un habile observateur ; le P. Scheiner, inventeur de l’hélioscope et auteur d’excellentes observations des taches du soleil, consignées dans sa Rosa Ursina ; le P. Guldin, célèbre par des recherches aujourd’hui classiques sur les centres de gravité ; le P. Grimaldi, à qui l’on doit d’ingénieuses recherches en optique, et en particulier la découverte des phénomènes de diffraction ; le P. Riccioli, dont l’Almagestum est un trésor de science, l’auteur d’une des premières mesures de méridienne que l’on connaisse ; etc. Galilée ne s’y trompait pas : quand il défendait contre les péripatéticiens la réalité de ses découvertes télescopiques, il cherchait surtout à connaître l’opinion des jésuites romains, à cause de leur science véritable. De son côté, le cardinal Bellarmin, ému du bruit que faisaient dans les écoles les nouveautés publiées par Galilée, s’adressait au collège romain pour savoir ce qu’il fallait en penser. Et les jésuites, dans une lettre signée des PP. Clavius, Griemberger, Odo Malcotti et Lembo, rendaient témoignage, avec une parfaite loyauté, de la réalité de ces découvertes, les confirmaient par leurs propres observations, rectifiaient même une erreur de Galilée au sujet de l’anneau de Saturne, et ne faisaient des réserves que sur les inégalités de la surface lunaire, au sujet desquelles ils suspendaient leur jugement 54.
Si nous tournons les yeux vers les hauts dignitaires de l’Église, nous les voyons presque tous occupés de favoriser les sciences, s’intéressant aux travaux de Galilée, lui demandant de bons verres pour les télescopes. En 1611, c’est devant un auditoire de cardinaux et de prélats que Galilée expose les merveilles que le télescope lui a révélées. Bellarmin, tout en répugnant à admettre la rotation de la terre par des raisons théologiques, favorise Galilée, s’occupe d’astronomie et de sciences naturelles. Mgr Dini, adoptant franchement les idées scientifiques du Florentin, le soutien de ses conseils et de ses bons offices pendant le procès de 1616 ; les cardinaux Del Monte, Conti, Orsini, se montrent également les admirateurs de son génie 55. Mgr Ciampoli, ami dévoué, disciple intelligent de Galilée, perdit, grâce à ses actives démarches, la faveur d’Urbain VIII ; Mgr Virginio Cesarini fut aussi un disciple convaincu de Galilée et l’encouragea dans ses efforts pour faire lever la prohibition du système de Copernic ; le cardinal Capponi, le cardinal Barberini, qui fut plus tard Urbain VIII, se montraient les appréciateurs éclairés des écrits de Galilée, et le dernier célébrait en vers latins élégants ses découvertes astronomiques. Le cardinal François Barberini, neveu du Pape, fut également un admirateur de Galilée et s’interposa souvent en sa faveur ; c’est, pour le dire en passant, sur les ordres de ce même cardinal que les généraux des dominicains, des jésuites et des capucins prescrivirent aux religieux envoyés dans les missions d’Asie et d’Amérique d’y faire les observations d’éclipses, de latitudes, etc., propres à contribuer aux progrès de l’astronomie et de la géographie 56.
Veut-on parcourir la correspondance de Galilée, y chercher les noms de ceux qui furent ses amis et ses défenseurs, ses consolateurs dans la mauvaise fortune ? On y trouvera ceux de Th. Campanella, un dominicain ; de Paul Gualdo, vicaire-général de Padoue, du P. Maraffi, de J. B. Rinuccini, archevêque de Fermo, de Mgr Piccolomini, archevêque de Sienne ; de Pierre Gassendi, le célèbre chanoine de Digne, d’Ismaël Bouillaud, savant astronome de l’Oratoire ; de Cavalieri, l’illustre jésuite précurseur de Leibnitz dans le calcul intégral ; du Fr. Michelini des Écoles pies, du P. Renieri, religieux olivétain à qui Galilée confia ses travaux manuscrits sur les satellites de Jupiter avec mission de les continuer ; on y trouvera surtout le nom de ce savant et pieux bénédictin, le P. Castelli, l’auteur du traité Delle misura delle acque correnti, « un des plus nobles génies dont s’honorent les sciences mathématiques », dit M. Alberi ; qui portait jusqu’au fanatisme l’attachement à son illustre professeur ; qui fut pendant plus de trente ans le promoteur de ses découvertes, le défenseur de ses doctrines, le confident de ses pensées et de ses douleurs ; qui, en 1632, au moment de la plus grande exaltation contre Galilée à Rome, ne craignait pas d’afficher ses sympathies pour lui et de dire aux consulteurs du Saint-Office que « s’il leur appartenait de prohiber les feuillets écrits de la main des hommes, leur pouvoir ne pouvait s’étendre jusqu’à faire que la terre s’arrêtât dans son mouvement ».
Il paraît donc amplement démontré que ce n’est pas dans un esprit d’opposition aux découvertes de la science, de la part de l’Église, qu’il faut chercher le principe, l’origine des difficultés contre lesquelles Galilée eut à lutter. Serait-ce, comme on l’a souvent prétendu et comme beaucoup de catholiques le pensent encore, dans des idées fausses que Galilée aurait émises sur la grave question de l’interprétation des Saintes Écritures dans ses rapports avec le mouvement incessant des sciences naturelles ? Y avait-il sur ce point désaccord de principes entre Galilée et les théologiens autorisés ? On va voir que non.
Il importe d’abord d’observer que ce n’est pas Galilée qui transporta la controverse astronomique sur ce terrain délicat ; ce furent ses adversaires qui, ne sachant trop que répondre à ses arguments scientifiques, l’accusèrent de porter dans l’interprétation des livres sacrés la témérité des protestants. Galilée eut le malheur de les suivre sur ce domaine dangereux, mais du moins il ne s’y égara pas.
Le 21 décembre 1613, alors que l’opposition contre ses doctrines commençait à prendre les allures d’une controverse théologique, Galilée adressa au P. Castelli une lettre intime, mais bientôt répandue, où il développait ses idées sur ce sujet. Dans le courant de 1615, lorsque déjà ses doctrines étaient dénoncées à l’Inquisition, il reproduisit avec plus de développement ces mêmes idées dans sa célèbre lettre à la duchesse Christine de Lorraine, qui ne fut imprimée que beaucoup plus tard, en 1636. « La Sainte Écriture, disait-il, ne peut en aucun cas renfermer d’erreur, mais ceux qui l’interprètent sont sujets à se tromper, et ils le feraient s’ils voulaient prendre toujours à la lettre le langage de l’Esprit-Saint dans les textes bibliques, car ils attribueraient à Dieu un corps, des pieds, et des sentiments opposés à sa nature divine, comme la colère, la vengeance, l’oubli des choses passées et l’ignorance des futures. Puisque l’Écriture, pour s’accommoder à l’intelligence de l’homme du peuple, a employé souvent ce langage figuré, il faut bien admettre que dans ces passages et dans d’autres elle est susceptible d’interprétation. Donc, dans les questions purement scientifiques, c’est la nature que nous devons interroger d’abord, puisque la Dieu a parlé un langage absolument précis, et nous devons nous garder de rejeter les vérités fondées sur des expériences certaines et des démonstrations solides, à cause de certains passages de l’Écriture plus ou moins vagues et encore obscurcis par nos interprétations. Car l’Écriture ne touche qu’accidentellement aux questions naturelles, fort éloignées de son objet ; elle nous a été donnée pour nous instruire de certaines vérités que nous ne pouvions autrement acquérir, et non de celles que nos yeux et notre intelligence suffisent à nous montrer. Comme l’a dit Baronius, l’intention de l’Esprit-Saint a été de nous enseigner comment on va au ciel, et non comment va le ciel. Il y a donc un désordre véritable à procéder comme le font certaines gens qui, dans les discussions purement scientifiques, commencent par s’armer de textes de l’Écriture que le plus souvent ils n’entendent pas du tout. » Et il ajoutait avec esprit : « Si ces interprètes sont bien sûrs d’avoir le vrai sens du texte, et par suite d’avoir la vérité de leur côté, quel avantage n’ont-ils pas sur leurs adversaires, et comme ils devraient s’appliquer à démontrer par des arguments scientifiques ce qu’ils ont su lire dans les Livres saints, puisqu’ils ont la certitude que jamais l’expérience ne pourra contredire une théorie exacte. »
À ceux qui prétendaient que dans l’interprétation de ces passages de l’Écriture il faut suivre l’opinion commune des Pères, il répondait : 1o que ceux-ci n’ayant eu ni l’occasion ni l’intention d’examiner ces questions scientifiques, leur langage ne doit pas être tenu comme l’expression d’une opinion formelle de leur part, et n’a pas une portée plus décisive que celui du texte même ; 2o que le décret du Concile de Trente défend seulement d’interpréter contre le sentiment général des Pères ce qui, dans l’Écriture, touche à la foi et aux mœurs. Galilée fortifiait son argumentation de nombreuses et belles citations de saint Thomas d’Aquin, de saint Augustin et de saint Jérôme.
Or, si l’on examine ces écrits de l’illustre Florentin sans trop insister sur certaines expressions contestables, on n’y trouve rien au fond qui ne s’harmonise avec l’enseignement des grands théologiens, depuis l’origine du christianisme jusqu’à nos jours, avec les enseignements du Concile du Vatican. Rappelons seulement, entre tant de passages de saint Augustin, celui-ci justement célèbre : « Il n’est pas rare de rencontrer des hommes étrangers à notre sainte religion, possédant des connaissances très certaines sur la terre, le ciel et les divers éléments de cet univers. Des raisonnements et des observations dont on ne peut contester la justesse les ont mis à même de déterminer les mouvements et les révolutions des corps célestes, et même leur grandeur et leurs distances. Ils sont parvenus aussi de cette manière à se rendre compte de certaines phases du soleil et de la lune... et d’une foule d’autres choses semblables. Que doivent-ils dire dès lors, quand ils entendent un chrétien, parlant de ces matières d’après les notions qu’il prétend avoir puisées dans les saintes lettres, se tromper du tout au tout et donner dans des extravagances si grossières qu’ils ont peine à garder leur sérieux ? C’est là un scandale des plus honteux, et il faut l’éviter à tout prix. Qu’un chrétien se fasse railler en défendant des choses fausses, cela n’a pas grande conséquence ; mais le mal est que nos livres sacrés deviennent responsables de ces sottises aux yeux des incroyants, qui les accusent d’ignorance et les méprisent au grand détriment des âmes. »
Saint Jérôme et saint Thomas avaient dit explicitement que, dans certains passages, l’Écriture s’exprime conformément à la manière de voir du vulgaire, plutôt qu’avec la précision de la science. Tous les théologiens modernes qui ont traité ces questions ont tenu un langage fort rapproché de celui de Galilée. Il y a plus, on retrouve les mêmes principes de la lettre à Christine de Lorraine, les mêmes passages si lumineux de saint Augustin quant à l’accord de l’Écriture Sainte et de la science, dans la Rosa Ursina du P. Scheiner, dans l’Almagestum du P. Riccioli, ces deux adversaires déclarés du système de Copernic. Plus encore : le cardinal Bellarmin, l’homme de la tradition et l’adversaire des nouveautés, celui dont l’influence entraîna peut-être les congrégations dans la décision de 1616, se montre en parfait accord sur les principes avec Galilée dans une lettre récemment mise au jour, et adressée au carme Foscarini : « S’il se trouvait, disait-il, une vraie démonstration que le soleil est placé au centre du monde et la terre dans le troisième ciel, et que le soleil ne tourne pas autour de la terre, mais celle-ci autour du soleil, il serait nécessaire de procéder avec une grande prudence dans l’explication des Écritures qui semblent dire le contraire, et plutôt avouer que nous ne l’avions pas comprise que de déclarer fausse une chose démontrée. En cas de doute, on ne doit pas s’écarter de l’Écriture exposée suivant le sentiment des Pères. »
Aussi, chose que l’on n’a pas assez remarquée, ces écrits où Galilée exposait sa manière de voir sur la conciliation de l’Écriture et des sciences n’ont jamais été censurés. La lettre au P. Castelli, transmise à l’Inquisition par le P. Lorini en même temps qu’il dénonçait Galilée, fut examinée, et l’avis du consulteur figure dans le dossier du Vatican. Eh bien, il se borne à relever certaines expressions malsonnantes, quoique susceptibles d’une interprétation orthodoxe 57, mais la conclusion est, qu’en somme, à part l’impropriété des termes, il n’y a rien qui s’écarte des voies catholiques 58. La lettre à Christine de Lorraine, publiée en 1636, peu de temps après l’émotion causée par le Dialogo, ne fut jamais mise à l’index. Le dissentiment entre les Congrégations romaines et Galilée ne portait donc pas sur le fond, sur les principes, c’est-à-dire sur le droit d’interpréter l’Écriture, avec une certaine liberté, dans les questions qui concernent les sciences naturelles et nullement le dogme, lorsqu’on est en présence de faits positifs et de démonstrations certaines. Là-dessus Rome pensait comme Galilée, et saint Augustin comme le cardinal Gousset. Dans ce sens-là, il est faux de dire que Galilée ait été condamné comme « mauvais théologien », et c’est un point important, car l’accusation lancée contre l’Église, d’avoir voulu faire de la science une vassale de la théologie, d’avoir érigé en principe la subordination des recherches scientifiques à l’interprétation la plus étroite des textes sacrés, se trouve ainsi tout à fait écartée.
Comment s’est-il donc fait que les Congrégations romaines aient posé, en 1616, en proscrivant le système de Copernic, un acte si en opposition avec les principes généraux admis dans l’Église et professés par leurs membres les plus éminents ? Il faut, pour se rendre compte de ce fait sans vouloir le justifier, se placer exactement dans les conditions difficiles, propres à induire en erreur, où le débat se trouvait engagé.
Il faut remarquer d’abord que ces principes généraux ne sont pas sans offrir des difficultés dans les applications particulières. Quoique l’objet de l’Écriture soit bien distinct de celui de la science humaine, que les travaux des astronomes et des naturalistes n’aient généralement aucun rapport avec les dogmes révélés, personne n’oserait dire que toute doctrine ou assertion scientifique soit indifférente, inoffensive au point de vue de la foi et de l’explication des textes sacrés. Cette ligne de démarcation entre les deux domaines, difficile toujours à tracer, devait l’être bien plus à l’époque où la science de la nature sortait à peine de ses langes. Supposons même, et c’était bien le cas ici, que le système proposé n’ait aucun rapport, même éloigné, avec les questions qui confinent au domaine révélé. Aussi longtemps que la discussion restera purement scientifique, l’Église pourra s’abstenir ; mais du moment où l’on fera intervenir l’autorité de la Bible, où il s’agira de tenter une conciliation entre celle-ci et la nouvelle théorie, de savoir si tels passages des Livres Saints, dont le sens obvie semble contredire le système proposé, peuvent être, dans une saine exégèse, interprétés dans un autre sens, le péril d’une détermination imprudente se produira. Or, non seulement les disciples d’Aristote avaient jugé habile de porter le débat sur le terrain religieux, en opposant la Bible au système de Copernic, mais Galilée les avait suivis, en essayant de prouver que le texte de Josué, par exemple, ne s’accordait pas dans son sens littéral avec le système de Ptolémée, et en développant une autre interprétation, passablement absurde, fondée sur le système de Copernic 59. La question se posait donc nettement sur le terrain de l’interprétation de l’Écriture, et cela au sortir des temps où le protestantisme, en se fondant sur l’explication privée des textes sacrés, avait rejeté les dogmes les plus certains, divisé la chrétienté et ensanglanté l’Europe. Le moment était mal choisi pour une thèse qui remplaçait le sens obvie par le sens figuré et s’éloignait si complètement des commentaires connus. Caramuel et Fromond faisaient remarquer les avantages qu’une trop grande tolérance sur ce point aurait donnés aux calvinistes 60. L’intervention de l’autorité ecclésiastique était donc inévitable.
En offrant aux théologiens un commentaire de sa façon sur les textes bibliques, en faisant sortir sa théorie astronomique du cercle de la science pour l’appliquer à l’interprétation des livres saints, Galilée se heurtait à cette règle toujours admise : que dans cette interprétation on ne doit s’écarter du sens de la lettre, pour y substituer le sens métaphorique, que si le premier est contraire à une vérité physique certainement démontrée. C’est ce que le cardinal Conti lui rappelait en 1612. Or, peut-on dire qu’à l’époque où les congrégations durent intervenir le système de Copernic présentait ce caractère ? Évidemment non. Pas plus en 1633 qu’en 1616, ses véritables preuves, celles qui l’ont mis au rang qu’il occupe dans la science, n’étaient connues, et contrairement à une opinion très répandue, Galilée n’a apporté aucun argument concluant en faveur de cette hypothèse.
En effet, les légères perturbations que la rotation de la terre introduit dans le mouvement des corps à sa surface sont fort difficiles à apercevoir. Les plus saisissantes, la déviation du plan d’oscillation du pendule libre, le déplacement de l’axe de rotation d’un anneau de bronze tournant rapidement autour de son centre de gravité, les phénomènes d’orientation si curieux qu’il présente, n’ont été mises au jour que très récemment par Léon Foucault. Une autre manifestation de cette rotation, la déviation vers l’est des corps tombant en chute libre d’une grande hauteur, par suite de l’excès de vitesse dont ils sont animés au départ, par rapport aux points plus voisins de l’axe terrestre, était plus facile à soupçonner, et il semble que Galilée eût dû y songer ; mais il n’en a rien fait. L’expérience n’a été faite scientifiquement que vers 1830, par M. Reich, à Freyberg, et elle est fort délicate. Le phénomène des vents alizés, le renflement de la terre vers l’équateur, n’avaient pas été discutés. Enfin, quant à la rotation de la terre autour du soleil, non seulement l’aberration de la lumière qui en est la preuve la plus directe n’était pas connue, mais l’absence de parallaxe annuelle dans les étoiles fixes constituait une objection en quelque sorte insoluble contre les idées de Copernic.
D’ailleurs, la plus décisive démonstration de ce système est fort postérieure à Galilée, et ne lui doit presque rien. Préparée par Képler dans la découverte des lois qui portent son nom, elle fut consommée par Newton lorsqu’il rattacha ces lois au principe de la gravitation universelle, car c’est l’admirable harmonie entre les conséquences mathématiques de ce principe et les observations les plus précises, ce sont les perturbations compliquées dont il a donné la clé, qui ont élevé l’hypothèse du mouvement de la terre au plus haut degré de certitude qu’une théorie scientifique ait jamais atteint. On était loin de là en 1615, et Galilée en particulier croyait que la rotation de la terre n’exerçait aucune influence sur le mouvement des corps à sa surface. Ses arguments astronomiques se bornaient à des raisons de convenance et de simplicité, déjà données par Copernic ; enfin, il y ajoutait un argument tiré du phénomène des marées, argument dont la fausseté est aujourd’hui reconnue par tout le monde et était dès lors signalée par Baliani et Campanella. Aussi Biot fait-il à ce sujet une réflexion très juste : « Si l’état imparfait de la mécanique l’exposait ainsi (Galilée) à donner parfois de mauvaises raisons comme bonnes, il faut pardonner à ses adversaires de n’avoir pas pu toujours distinguer les bonnes des mauvaises. »
En l’absence de preuves positives, les théologiens auraient pu s’en rapporter à l’accord entre les savants, mais cet accord n’existait pas. Les uns, comme Clavius, s’en tenaient à Ptolémée ; d’autres, comme Tycho Brahé, Képler, Origanus, modifiaient plus ou moins profondément le système de Copernic et c’étaient là les grands noms de la science ! La réserve des théologiens était donc parfaitement compréhensible.
Mais d’autres raisons encore vinrent agir sur leur intelligence et provoquer une détermination trop sévère : ce sera l’objet d’un dernier chapitre.
II
Nous disions, dans notre précédent chapitre, que d’autres causes encore avaient contribué, avec celles que nous rappelions, à soulever contre les doctrines de Galilée l’opposition du clergé et les susceptibilités des théologiens. Il en est deux principales, qui se révèlent à un examen un peu attentif de l’état des esprits et des méthodes scientifiques au temps de Galilée.
Aristote régnait en maître dans les écoles, et sa parole, devenue un oracle, traçait autour des sciences physiques un cercle difficile à franchir. Les plus habiles n’aspiraient qu’à pénétrer sa doctrine, qu’à en faire sortir toutes les vérités naturelles que l’on y croyait renfermées, au lieu d’interroger la nature elle-même. Près d’un siècle après, Rohault pouvait encore écrire : « Je ne parleray point en particulier de la vénération que l’on a eue pour Aristote, quoy qu’elle aille quelquefois à tel excez, qu’il suffit d’alléguer qu’il a dit une chose, pour faire non seulement douter de ce que la raison persuade au contraire, mais même pour le faire condamner. Je feray seulement remarquer que l’imagination que plusieurs ont eue qu’il savait tout ce qu’on peut savoir, et que toute la science estoit contenue dans ses livres, a fait que la plus part des plus grands hommes qui ont philosophé depuis luy se sont inutilement appliquez à lire ses ouvrages, pour y trouver ce qui n’y estoit pas, et ce qu’ils auraient peut-être rencontré, s’ils n’avaient suivi que leurs propres lumières 61. » Un ami de Galilée lui écrivait, à propos du philosophe Rocco : « Il tient les paroles d’Aristote pour plus vraies que l’Évangile, et vous considère comme un oracle vivant, sauf lorsqu’il s’agit d’Aristote, duquel iota unum non præterebit. »
Sous l’empire de ces idées, la méthode a priori régnait dans l’étude de la nature. Au lieu de partir de l’expérience pour remonter aux causes des phénomènes, on partait des causes finales ou des essences des choses telles que le Maître les avait conçues pour en déduire par voie de syllogisme les faits observables. Et comme de tels systèmes devaient se heurter en astronomie, en physique, en mécanique, à mille contradictions avec des réalités tangibles, on s’épuisait en subtilités pour concilier Aristote et la nature, pour « sauver les apparences », comme on disait.
De là, deux dangers menaçaient le rénovateur de la physique. D’abord, une foule de notions erronées encombraient l’intelligence, si perspicace qu’elle fût, des philosophes et des théologiens qu’il aurait fallu convaincre, et les rendaient presque inaccessibles aux preuves dont on eût pu appuyer les nouvelles doctrines. Aucune idée de l’inertie, ni de l’indépendance des mouvements, ce principe si naturel, en vertu duquel le mouvement commun à plusieurs corps ne trouble pas les mouvements relatifs qui naissent de leurs actions réciproques ; et de là, cent objections sans valeur contre le mouvement de la terre. Il faut voir dans une lettre de Guiducci à Galilée 62 et dans les écrits de Gassendi combien il était difficile de déraciner les idées fausses qui s’étaient établies au sujet du mouvement.
Mais ce n’est pas tout. L’usage considérable que l’on faisait de la philosophie d’Aristote dans la théologie scolastique avait élevé presque à la hauteur d’une révélation l’enseignement du Stagyrite, et créé entre sa doctrine et les vérités de la foi une alliance tellement intime, qu’il était presque impossible d’attaquer la première sans se rendre suspect d’hérésie. En sapant l’autorité du Maître dans les sciences de la nature, il semblait que du même coup l’on ébranlât les fondements de la théologie. Or, toute la vie de Galilée ne fut qu’une lutte contre l’école péripatéticienne, alors fort dégénérée, contre ses méthodes scientifiques, contre la domination qu’elle exerçait sur l’étude de la nature, lutte dans laquelle il apporta, avec la supériorité de son esprit, une passion et une verve sarcastique qui n’étaient pas propres à lui concilier ses adversaires. Ses écrits de polémique, son Saggiatore, ses Dialogues, sa vaste correspondance regorgent de traits vifs et mortels contre cette école ; sa longue et tenace défense du système de Copernic ne fut qu’un épisode de cette lutte contre l’aristotélisme, et c’est pour cela qu’elle lui fut si funeste. Comme d’ailleurs les chaires où l’on enseignait la philosophie et les sciences, qui n’étaient alors que des chapitres de la première, se trouvaient en majorité occupées par des ecclésiastiques, des religieux ; comme les écoles monastiques suivaient dans leur enseignement les idées régnantes, on comprend sans peine pourquoi le clergé se trouva au premier rang dans la lutte, comment l’on fut amené à chercher dans les livres sacrés des armes contre ce redoutable agresseur, absolument comme les calvinistes de Hollande essayèrent de ruiner Descartes en l’accusant d’athéisme.
Nous avons peine à comprendre comment M. Berti et le R. P. Grisar se refusent à admettre l’influence exagérée que les doctrines péripatéticiennes exerçaient alors sur l’enseignement scientifique en Italie, et le rôle prépondérant qu’elles jouèrent dans ce procès de 1616. C’est aller contre un fait qui se dégage de tous les témoignages contemporains, y compris celui de Galilée : « Les mathématiciens de tous les pays, écrivait-il à Paolo Sarpi, et de Rome en particulier, après s’être longtemps moqués dans leurs écrits et leurs discours, en tout lieu et en toute occasion, de ce que j’avais écris, par exemple, sur la lune et les astres de Médicis, à la fin, forcés par l’évidence, m’ont spontanément écrit, confessant et accordant tout ce que j’avais dit. Tellement qu’aujourd’hui je n’ai plus de contradicteurs que les péripatéticiens, plus partisans d’Aristote que lui-même ne le serait aujourd’hui ; et par-dessus tous les autres, ceux de Padoue, contre qui vraiment je n’espère plus aucune victoire 63. »
Faut-il rappeler Bellarmin, prévenant le P. Foscarini contre « le danger d’irriter tous les philosophes et tous les théologiens scolastiques (en soutenant le mouvement de la terre) » ? Lorsque Galilée, maltraité en chaire par le P. Caccini, consulte le prince Cesi sur le moyen d’obtenir réparation à Rome, celui-ci ne lui fait-il pas observer qu’il y aurait danger à porter la chose devant les congrégations, « parce que celles-ci seraient amenées à examiner s’il ne conviendrait pas de prohiber l’auteur (Copernic) et toute l’affaire serait perdue, à cause des circonstances et à cause de la multitude des péripatéticiens qui, à Rome, comme Galilée le sait parfaitement, sont maîtres du terrain 64 » ?
Et plus tard, ne lui réitère-t-il pas le conseil de parler le moins possible de Copernic « pour ne pas exciter la passion des péripatéticiens, qui sont tout-puissants » ? Toutes les lettres de Castelli, de Mgr Dini, du cardinal Conti, de Ciampoli, répètent à Galilée que ce sont les disciples d’Aristote qui cherchent à lui nuire et à rendre suspectes ses doctrines. Ainsi, Mgr Dini s’excuse de n’avoir pas remis au cardinal Bellarmin la lettre à Castelli dont nous avons parlé, « parce que le cardinal, ainsi que beaucoup d’autres de grande autorité, sont de purs péripatéticiens, en sorte qu’il ne faut pas les irriter, etc. 65 ».
Veut-on d’autres témoignages ? Vingt ans après, Elias Diodati, un intime de Galilée, écrivait, dans la préface de la lettre à Christine de Lorraine : « Leur haine n’a d’autre cause que la célébrité qu’il s’est acquise par des propositions étonnantes, opposées à la philosophie péripatéticienne vulgairement repue dans les écoles, et qu’ils ne peuvent admettre malgré les raisons solides qu’il en donne, etc. » Et cette lettre d’Auzout à l’abbé Charles, dans les mémoires de l’Académie des sciences (t. VII, p. 55) : « On le soupçonnait de vouloir introduire des nouveautés dans la religion aussi bien que dans la philosophie, à cause qu’il trouvait beaucoup à redire à celle d’Aristote, que presque tout le monde suivait dans ce temps-là, comme la seule philosophie véritable, sur laquelle on avait comme enté tout ce qu’il y a de plus mystérieux dans la théologie. » Enfin, dans la lettre par laquelle le P. Lorini dénonçait Galilée au Saint-Office, lettre où se reflètent d’une manière si sincère les idées fausses sous l’empire desquelles Galilée fut poursuivi, nous lisons parmi les chefs d’accusation que « l’on foule aux pieds toute la philosophie d’Aristote, dont la théologie scholastique fait un si grand usage ». Dans le rapport des théologiens nommés par le Pape en 1633, dans les mémoires des consulteurs, les mêmes préoccupations, les mêmes préjugés d’école percent à chaque ligne.
On n’en peut donc douter : l’abus de la philosophie péripatéticienne dans l’étude des phénomènes naturels fut pour beaucoup dans la condamnation de Galilée, en soulevant contre lui les convictions froissées, en excitant la défiance contre des doctrines qui semblaient menacer la religion parce qu’elles ébranlaient des idées enracinées, en obstruant les intelligences les plus hautes de théories erronées qui les mettaient hors d’état de saisir la justesse des raisons du Florentin.
La seconde de ces causes dont nous voulons parler fut la coutume, devenue un abus invétéré, de faire intervenir à tout propos l’autorité de l’Écriture dans les discussions purement naturelles ; de confirmer, par des textes de la Bible et des Pères, les opinions physiques, astronomiques, etc., d’Aristote. La dénonciation de Lorini renferme, sous ce rapport, une phrase bien caractéristique ; c’est celle où le dominicain relève comme une proposition téméraire (dans la lettre de Galilée à Castelli) « que dans les disputes sur les effets naturels la Sainte Écriture occupe le dernier rang, et que dans les choses de la nature l’argument philosophique et astronomique a plus de force que l’argument sacré et divin ». Presque tous les écrits scientifiques du temps fourmillent d’exemples de cet abus des textes bibliques ; telle est la Rosa Ursina du P. Scheiner, curieux amalgame de physique et d’Écriture Sainte. Sur un frontispice compliqué, les sources de la science sont indiquées : Auctoritas sacra, auctoritas profana, ratio ; l’expérience, sensus, ne vient qu’en dernière ligne. Une partie de l’ouvrage roule sur la nature ignée des astres, sur la fluidité du ciel, et dans cette discussion, l’autorité des Pères et de la Bible joue le grand rôle : on y voit dénier Tertullien, Saint Ambroise, Saint Bonaventure, Théodoret, côte à côte avec Mersenne, Képler et Galilée. Dans une correspondance avec Cesi, Bellarmin appuyait la sphéricité du ciel sur le texte de l’Ecclésiaste : Gyrum cœli circuivi sola. L’ouvrage, d’ailleurs précieux, de Riccioli, l’Almagestum novum, renferme à propos du mouvement de la terre une foule de citations extraites de la Bible et des Saints Pères : « Sacræ Scripturæ Authoritates pro solis motu et immobilitate Terræ afferentur. » Morin, médecin et astrologue à Paris, adversaire acharné du système de Copernic, prouvait ainsi que la terre est le centre du monde : « Le Christ a dit qu’il est descendu du ciel, le symbole des Apôtres dit qu’il est monté au ciel : or, un corps monte ou descend selon qu’il s’éloigne ou se rapproche du centre du monde, donc 66... » « Saint Paul nous rapporte qu’il a été ravi au troisième ciel, disait Caramuel 67 ; or dans le système de Copernic, le soleil est au centre ; le ciel de Mercure est le premier, celui de Vénus le second, celui de la terre le troisième ; donc, Saint Paul aurait été ravi sur la terre, ce qui est absurde. »
Les aberrations de cette espèce étaient au moins aussi fréquentes, d’ailleurs, chez les coperniciens et chez les protestants. Képler remplit ses livres de textes de la Bible, comme preuves d’assertions parfois extravagantes. Philippe Lansberg, pasteur à Goes, s’appuie sans cesse sur l’Écriture qu’il interprète en faveur du système de Copernic et des rêveries qu’il y ajoute 68. À l’objection tirée du vide immense que ce système suppose entre les planètes et les étoiles fixes, il répond que cet espace n’est point vide, étant rempli par les bons anges, habitants du troisième ciel, et par les mauvais anges prisonniers sur la terre, qui se rencontrent dans le deuxième ciel pour s’y combattre chaque jour ; tout cela, assaisonné d’une foule de textes bibliques : il y a en quinze pages. Tycho Brahé, auteur d’un système mixte bien connu, opposait au contraire aux partisans de Copernic l’autorité des Saints Livres. Nicolas Muler, médecin à Leuwarden, tenait le même langage. Bartolinus, savant danois, écrivait au milieu d’invectives contre les moines : « Scriptura sacra terram quiescere et non moveri asserit dictis clarioribus, quam ut ad cujus vis cerebrum flecti invertique possint aut debeant. » On sait que les théologiens protestants du Wurtemberg attaquèrent le Prodromus de Képler ; « Inventum tuum theologos non nihil offendit », lui écrivait Moestlin. L’impression de ses écrits astronomiques fut défendue par la faculté de Tubingue. Le réformateur Mélanchton affirme que « dans les questions de physique, les textes sacrés doivent avoir l’autorité principale ».
On le voit, l’abus était général, enraciné ; la science de la nature ne faisait que de naître, et les limites qui séparent son domaine de celui de la révélation n’étaient pas bien tracées. Cette légitime largeur d’interprétation de l’Écriture sur les matières purement scientifiques, que les maîtres de la théologie reconnaissaient en principe 69, se trouvait restreinte dans l’application par l’usage continuel et désordonné des textes bibliques sur ces mêmes matières. Il était donc inévitable, une fois la question du mouvement de la terre agitée avec éclat, que ses promoteurs et ses adversaires allassent chercher des armes dans l’Écriture, et que la discussion scientifique devînt une querelle religieuse. On comprend, d’autre part, que les théologiens de Rome, que le cardinal Bellarmin, habitués à soutenir et à contrôler toutes leurs théories scientifiques par des textes de l’Écriture Sainte, se montrassent extrêmement rebelles à accepter un système astronomique qui jurait avec l’interprétation communément reçue et littérale des Livres Sacrés. On pouvait s’attendre de leur part aux résistances les plus fortes, parce que tout, leur éducation scientifique, l’autorité des livres qu’ils respectaient et des philosophes dont ils étaient nourris, concourait à entretenir leurs illusions. Si, dans les principes généraux, leurs idées sur la concordance de la Bible avec les découvertes scientifiques étaient assez larges, dans l’application à tel cas particulier donné, l’autorité d’Aristote et l’habitude de juger des choses naturelles par les textes de la Bible devaient presque infailliblement les entraîner dans des résolutions fâcheuses.
En résumé, donc, il est faux de dire que les décisions des congrégations romaines en 1616 aient été inspirées par une antipathie naturelle de l’Église pour le développement scientifique de l’humanité, ou par une doctrine erronée de Galilée sur les rapports de l’Écriture Sainte avec les découvertes de la science. Nous avons vu quelles ont été les circonstances qui leur ont fait presque un devoir de s’occuper de cette question du mouvement de la terre, et combien peu la science contemporaine leur offrait un point d’appui solide pour y prendre une détermination irréprochable. Celle à laquelle elles s’arrêtèrent, et qui fut regrettable, nous paraît devoir s’expliquer par ces trois motifs :
1o Une crainte extrême, en présence des excès tout récents que la libre interprétation de l’Écriture avait provoqués chez les protestants, de favoriser cette fatale tendance en admettant sans motifs très graves un langage figuré chez les écrivains sacrés ;
2o La prédominance exclusive des méthodes péripatéticiennes dans l’enseignement des sciences et de la philosophie, qui, aux yeux des théologiens, ôtait toute vraisemblance naturelle au système de Copernic, et faisait des doctrines d’Aristote, devenues presque inséparables du dogme, quelque chose de sacré et d’inattaquable, même sur le terrain des sciences physiques ;
3o Enfin, la coutume générale dans ces temps où l’étude de la nature était encore peu avancée, de chercher dans les Livres Saints des lumières qu’ils n’ont pas pour but de nous offrir sur les problèmes de la physique et de l’astronomie ; de faire de la Bible une sorte de criterium de la vérité dans les sciences ; de mêler à tout propos les textes sacrés aux controverses sur tes phénomènes de la nature.
III
Ce que nous venons de dire se rapporte surtout au procès de 1616, où la question se présentait plus dégagée des considérations de personnes. Cela reste vrai encore pour le procès de 1633, qui se termina par la condamnation de Galilée ; car les mêmes idées régnaient toujours à Rome et l’autorité des péripatéticiens dans les sciences physiques n’avait guère fléchi. Mais des raisons particulières vinrent, en outre, envenimer l’affaire et lui donner ce cachet de sévérité contre Galilée qui scandalise tant les savants d’aujourd’hui.
Il y avait d’abord la désobéissance formelle de Galilée à cet ordre secret que nous avons rappelé plusieurs fois, ordre par lequel, en 1616, la congrégation du Saint-Office lui avait interdit d’enseigner le système de Copernic.
Il y avait, en second lieu, cette préface insidieuse par laquelle Galilée, en soumettant son Dialogo à la censure, était parvenu à endormir la perspicacité du P. Riccardi et des examinateurs du Saint-Office ; préface que la censure romaine avait retouchée pour mieux en accentuer le caractère, sans s’apercevoir qu’elle était en désaccord complet avec le livre lui-même qui lui donnait le plus audacieux démenti : « On a promulgué à Rome, il y a quelques années, disait Galilée dans cette préface, un édit salutaire qui, pour obvier aux scandales et aux périls du temps présent, a imposé un silence opportun à l’opinion pythagoricienne du mouvement de la terre. On n’a pas manqué d’affirmer témérairement que ce décret était le fruit, non d’un examen judicieux, mais d’une passion mal éclairée ; et l’on a prétendu que des consulteurs, totalement incapables d’observations astronomiques, devaient prendre garde, par leurs prohibitions précipitées, de couper les ailes aux génies spéculatifs. Mon zèle n’a pu se taire, entendant ces plaintes téméraires... Mon dessein, dans le présent ouvrage, est donc de montrer aux nations étrangères que, sur ces matières, on en sait autant en Italie, et particulièrement à Rome, que toute l’habileté des savants d’Outre-Monts a pu jamais en découvrir, et en recueillant toutes les théories qui se rapportent au système de Copernic, de leur faire savoir que la connaissance de ces théories a précédé la censure romaine ; tellement qu’ils sachent que du ciel de l’Italie émanent, non seulement les dogmes utiles au salut des âmes, mais encore les découvertes ingénieuses qui récréent les esprits. »
Il suffit de parcourir l’ouvrage pour s’expliquer l’explosion de colère qu’il provoqua à Rome et la rigueur avec laquelle les poursuites commencèrent contre Galilée. Dans ce livre où, moitié par confiance, moitié par incompétence, les censeurs ecclésiastiques n’avaient vu qu’une apologie des décrets de 1616, la joie des partisans du mouvement de la terre, les rires des adversaires de l’Inquisition, la colère des disciples d’Aristote percés de mille traits justes et mordants, la clairvoyance intéressée des ennemis personnels de Galilée, dénonçaient à chaque page une violation manifeste de ces mêmes décrets, et l’intention bien apparente de soutenir un système condamné. L’autorité religieuse était avertie avec éclat de la ruse après en avoir été victime ; la préface dont elle avait approuvé l’esprit, croyant que c’était celui de l’ouvrage, devenait la plus cruelle des ironies. En outre, cette même préface, imprimée après coup et en caractères différents, semblait dire au lecteur qu’elle avait été imposée à Galilée ; et l’imprimatur du Maître du Sacré-Palais, que Galilée avait tenu à maintenir en tête de son livre, contrairement aux règles et en dépit des protestations de Riccardi, afin de se mieux mettre à couvert, achevait de poser sur le tout un cachet de maladresse à charge des censeurs romains, qui justifie l’importance que l’on attacha à cet incident.
L’irritation fut surtout extrême chez le Pape Urbain VIII. Non seulement son autorité venait d’être méconnue, mais ayant été mêlé personnellement aux pourparlers pour l’impression (nous le savons par la correspondance de Niccolini et par les pièces du procès), il pouvait se croire personnellement joué, joué par un homme qu’il avait honoré de son amitié et de ses bienfaits, et cela publiquement, dans un ouvrage appelé à un immense retentissement, et dans lequel, pour comble, ses opinions comme savant se trouvaient ridiculisées et confondues.
En effet, on sait que le Pape avait eu avec Galilée de longues conversations au sujet du mouvement de la terre ; il lui avait opposé diverses objections, dont la plupart, sans doute, étaient empruntées à la philosophie péripatéticienne que professait Urbain VIII 70. Or, ces objections, le Saint-Père les retrouvait dans le Dialogo, défendues autant qu’elles pouvaient l’être par le pauvre Simplicio, et non seulement réfutées, mais ridiculisées par ses brillants contradicteurs.
Mais ce n’est pas là le plus grave. Une lettre de Magalotti à Guiducci nous apprend, sur le témoignage du P. Riccardi, que « le Saint-Père avait imaginé lui-même un argument puissant contre le mouvement de la terre, et que cet argument se trouvait bien, à la vérité, vers la fin du livre, mais placé dans la bouche de Simplicio, personnage qui joue dans toute la discussion un rôle peu estimé, et même dérisoire et ridicule 71 ». Quelle était cette objection ? Il s’agit évidemment de cette « doctrine profonde, que j’ai apprise d’une personne très docte et très éminente, dit Simplicio à la fin du volume, savoir, que Dieu peut produire le flux et le reflux de la mer de mille manières autres qu’en imprimant à la terre les mouvements que Copernic lui attribue ; et que, par conséquent, ce serait une excessive hardiesse de notre part de vouloir limiter et contraindre la puissance et la sagesse divine à nos fantaisies particulières 72 ». Et pour connaître cette personne éminentissime, il suffit d’ouvrir les dépêches dans lesquelles Niccolini raconte que le Pape lui a proposé « un argument auquel les Coperniciens n’ont jamais pu répondre, c’est-à-dire... que l’on ne doit pas imposer de nécessité à Dieu 73 ». Tout doute sur ce point a d’ailleurs disparu depuis la publication, dans le dossier du procès, d’une annotation du P. Riccardi sur la minute de la fameuse préface : « À la fin, la péroraison de l’ouvrage devra se faire en accord avec cette préface, le seigneur Galilée ajoutant les raisons tirées de la Toute-Puissance divine qui lui ont été dites par Sa Sainteté, raisons qui doivent satisfaire l’intelligence, alors même qu’on ne saurait se dégager de l’argumentation des pythagoriciens. » C’est bien là l’argument décisif de Simplicio. Urbain VIII ne dut pas être flatté de le retrouver sur les lèvres de ce sot personnage, pour conclusion d’un livre qui lui donne à chaque page un démenti, en sorte que, malgré le respect apparent des autres interlocuteurs pour cette doctrine « admirable et vraiment angélique », elle fait sur le lecteur l’impression d’une véritable niaiserie.
Voilà donc une seconde cause, très puissante, croyons-nous avec l’illustre Biot, qui explique la vive irritation personnelle du pape Urbain VIII, et son intervention active, incessante, dans tous les détails du procès.
Toute la correspondance de l’ambassadeur de Toscane avec sa cour nous montre, en effet, la profonde blessure reçue par le pape. À plusieurs reprises, Urbain VIII revient sur sa plainte d’avoir été mystifié par Galilée et par Ciampoli : « J’ai donc trouve, dit Niccolini, des dispositions mauvaises, et quant au Pape, il ne saurait être plus mal tourné envers ce pauvre Galilée. Je crois donc nécessaire de mener cette affaire sans violence, et d’en traiter plutôt avec les ministres et le cardinal Barberino qu’avec le Pape lui-même 74 ». Magalotti écrit, de son côté, « que l’ambassadeur fera bien de parler au P. Riccardi, ou tout au plus au cardinal Barberino, mais jamais au Saint-Père, pour des raisons qu’il n’est pas nécessaire de dire. »
Dans la suite du procès, quoique le Pape se montre peu à peu plus incliné à l’indulgence, les lettres de l’ambassadeur témoignent toujours d’une certaine crainte à ce sujet ; il recommande à Galilée une soumission prompte et absolue, « comme étant le seul moyen de calmer l’ardeur de celui qui s’est si rudement enflammé, et qui traite toute l’affaire comme si c’était sa propre cause ».
Rappelons encore, pour mettre en lumière la part due aux froissements personnels du Souverain Pontife dans ce procès de 1633, que Mgr Ciampoli et le maître du Sacré-Palais furent disgraciés ; que les dernières phases du procès, l’examen rigoureux sur l’intention, la condamnation et l’abjuration de Galilée, furent en quelque sorte dictés par le Pape, et que malgré la clémence dont il usa vis-à-vis de Galilée après la condamnation, Urbain VIII ne se montra pas toujours facile à lui accorder les allégements qu’il sollicitait dans sa réclusion d’Arcetri, et ne pardonna jamais complètement.
Enfin, s’il fallait à notre manière de voir, conforme à celle de Tiraboschi, de Venturi, de Biot, une confirmation de plus, nous la trouverions dans cette lettre où Galilée écrivait à Micanzio : « J’apprends de Rome (en 1636) que l’Ém. Cardinal Antonio et l’ambassadeur de France ont cherché à convaincre Sa Sainteté que je n’ai jamais eu la pensée de commettre l’odieuse action de tourner en dérision sa personne, comme le lui avait persuadé la scélératesse de mes ennemis, ce qui a été le principe de tous mes malheurs 75. »
IV
Nous toucherons encore deux points, pour finir. L’abjuration imposée à Galilée comme conclusion du procès de 1633, a particulièrement choqué les écrivains de nos jours. D’après l’abbé Bouix et M. Martin, l’Inquisition a outrepassé son droit en obligeant Galilée à abjurer et à détester, comme une hérésie, cette opinion sur le mouvement de la terre qu’en définitive l’autorité suprême en matière dogmatique n’avait pas tranchée, et à faire conséquemment un acte de foi sur l’opinion contraire. La question est délicate. Néanmoins, de bons juges ne partagent pas cette manière de voir, et n’attachent pas à l’abjuration un sens aussi absolu. Par sa persistance à soutenir, sous une forme déguisée, un système censuré ; par sa désobéissance à la prohibition qu’il avait acceptée en 1616, Galilée s’était rendu, aux yeux du St-Office, véhémentement suspect d’hérésie : voilà ce que la sentence et l’abjuration affirment nettement. Or, les règles de l’Inquisition prescrivaient alors, dans le cas même le plus favorable à l’accusé, de lui imposer une abjuration générale de toutes les erreurs et hérésies dans lesquelles il aurait pu tomber, une profession de foi catholique complète, afin de se laver aux yeux de ses juges des soupçons qu’il avait encourus. C’est bien là la peine à laquelle Galilée fut soumis. En spécifiant dans la formule d’abjuration l’adhésion au système de Copernic, le St-Office semble plutôt avoir voulu marquer l’indice principal sur lequel se fondait l’accusation, le soupçon d’hérésie, que signaler l’erreur même sur laquelle devait porter la rétractation : telle est du moins l’idée qu’éveillerait la forme de ce document. Le P. Grisar admet, en outre, qu’à côté de l’adhésion de foi, il existe un assentiment intérieur fondé sur l’autorité, la sagesse, les lumières des congrégations romaines, et qu’en imposant à Galilée « avec une âme convaincue et une foi non simulée » l’abandon du système de Copernic, les cardinaux faisaient simplement appel à cette adhésion, mais ne demandaient pas un acte de foi proprement dite. Ce serment n’élevait pas à la hauteur d’un acte de foi divine la soumission prescrite aux décrets de l’Index, mais fortifiait dans ses limites naturelles la démonstration de cette soumission.
On a beaucoup insisté aussi sur la cruauté avec laquelle le Pape et le St-Office avaient cherché à paralyser les études de Galilée dans sa retraite d’Arcetri, à faire la nuit sur ses travaux, à l’abrutir, en un mot. Il n’en est rien. L’ouvrage le plus remarquable de Galilée, les Discours et démonstrations sur deux nouvelles sciences, fut achevé dans cette retraite, publié à Leyde en 1638 et vendu publiquement à Rome aussitôt après. Un très bon mathématicien, le P. Clément des Écoles pies, lui fut accordé pour l’aider à poursuivre ses calculs, devenus fort pénibles à cause de sa cécité et de son âge avancé : le général de l’ordre fit même fléchir la règle et autorisa le Père à loger à Arcetri quand les besoins de la science l’exigeraient. Un autre prêtre, Marco Ambrogetti, demeura longtemps à Arcetri pour traduire en latin le Saggiatore 76. Le P. Cavalieri, de Bologne, y séjourna également. Au mois de septembre 1638, Galilée demanda à Rome que le P. Castelli, son fidèle disciple, pût venir l’aider dans ses travaux : la permission fut accordée par le Pape, d’abord avec certaines restrictions, puis, sur une lettre de Castelli, de la manière la plus large. Enfin, dans les derniers temps de la vie de Galilée, deux jeunes gens qui furent plus tard des savants illustres, Viviani et Torricelli, vinrent habiter avec lui, travailler sous sa direction et recueillir les dernières inspirations de cette haute intelligence. Quant à la fable des papiers de Galilée pillés et brûlés par l’Inquisition, à celle de la cour romaine menaçant de faire jeter son corps à la voirie, il y a longtemps que l’on a fait justice de ces sottises.
Ph. GILBERT.
Paru dans La Controverse de 1880 à 1882.
1 Les pièces du procès de Galilée, par H. de l’Épinois ; – die Acten des Galil. Processes, par M. von Gebler.
2 Il processo Galileo riveduto sopra documenti di nuova fonte, Florence, 1870.
3 Ms. du Procès, fol. 342.
4 Ms. du Procès, fol. 341.
5 « ... dictam propositionem esse stultam et absurdam in philosophia, et formaliter hereticam, quatenus contradicit expresse sententiis S. Scripturæ in multis locis, etc. » « hanc propositionem recipere eamdem censuram in philosophia, et spectando veritatem theologicam, ad minus esse in fide erroneam. » Ms du Procès, fol. 377.
6 Ms. du Procès, fol. 378-379. Ces détails, sur lesquels nous aurons à revenir dans la discussion, sont de grande importance au point de vue du procès de 1633.
7 « ... relato decreto congregationis Indicis, qualiter fuerunt prohibita et suspensa respective scripta Nicolni Copernici, etc. Samus ordinavit publicari edictum a P. Magistro S. Palatii hujusmodi suspensionis et prohibitionis respective. » Gherardi, il Processo, p. 29.
8 « ... falsam ilium doctrinam Pythagoricam, divinæque scripturæ omnino adversantem, de mobilitate terræ, etc., ne ulterius hujusmodi opinio in perniciem catholicæ veritatis serpat.... aliosque omnes libros pariter idem docentes prohibendos... » Librorum post indicem Clementis VIII prohibitorum decreta, etc. Romæ, 1624, in-12.
9 « ... la dichiarazione fatta da Nro Sigre et pubblicata dalla Sacra Congregatione dell’indice, nelle quale, etc. » Ms. Procès, fol. 423.
10 Ms. du Procès, fol. 387.
11 « Carceratum et ligatum cum ferris. » Ms. du Procès, fol. 489.
12 « Galilei de Galileis de quo supra proposita causa, etc. Ssmus decrevitipsum interrogandum esse super intentione, etiam comminata ei tortura, et si sustinuerit, previa abjuratione de vehementi in plena Cong. S.-Officii condemnandum ad carcerem arbitrio Sac. Congis, etc. » Ms. du Procès, fol. 451.
13 « … te ipsum reddidisse huic S. Officio vehemente suspectrum de hæresi, hoc est, quod credideris et tenueris doctrinam falsam et contrariam Sacris ac Divinis Scripturis, Solem, etc., et posse tueri ac defendi tanquam probabilem opinionem aliquam post quam declarata ac definita fuerit contraria S. Scripturæ. »
14 « Corde sincero et fide non ficta abjuro, maledico et detestor supradictos errores et hæreses... » Riccioli, Alm. novum, II, p. 497.
15 Dans les Querelles littéraires de l’abbé Irailh.
16 Const. de Ecclesia Christi, CI. V.
17 C’est ce qui résulte du document publié par M. Gherardi, et lorsque le cardinal Bellarmin, dans son certificat, parle d’une « déclaration faite par le Pape et publiée par l’Index », c’est évidemment dans ce sens qu’il l’entend. On a cru longtemps, et Bouix a particulièrement développé ce système, que le décret, par une exception providentielle, n’avait pas été soumis à l’approbation pontificale, dont il ne porte en effet aucune trace. Mais, comme le P. Grisar l’a fort bien observé, ce n’est qu’au XVIIIe siècle que l’on a commencé à mentionner sur les décrets de l’Index l’approbation papale : l’absence de cette formule ne pouvait donc rien.
18 « De tels décrets, rendus dans la condamnation d’une doctrine, ne deviennent pas des définitions ex-Cathedra, par cela seul qu’ils ont été confirmés par la suprême autorité du Pape (suprema Pontificis auctoritate). Card. Franzelin, De Tradit., 2e édit., p. 133.
19 « Sacra Congreg. Cardinalium seorsum sumpta a Summo Pontifice non facit propositiones de fide, etiamse ens definiat esse de Fide aut oppositas esse hæreticas. Quare quum nondum de hae re prodicrit definitio Summi Pontificis aut Concilii ab eo directi vel approbati, nondum est de Fide solem moveri et terram stare vi præcise illius Congregationis, sed ad summum et solum vi S. Scripturæ apud eos, quibus est evidens moraliter Deum ita revelasse. » Alm. Nov., t. I, p. 52.
20 Ant.-Arist., p. 97.
21 Cité par Auzout, Mém. de l’Acad. royale des sciences, t. VII, 2e partie. Paris, 1729.
22 Theologia fundamentalis, p. 110.
23 Opere di G. Galilei, suppl. p. 329.
24 Memoria sulia condamna del Galileo, p. 298.
25 Journal des Savants, 1840 et 1841 ; Revue des deux Mondes, juin 1841 ; Hist. des sciences math. en Italie. b. IV, pp. 259-266.
26 Ist Galilei gefoltert worden, Leipzig, 1877, in 8o.
27 V. Albero, Opere di Galileo Galilei, t. VII, p. 40.
28 V. Opere, t. IX.
29 Opere, t. IX, p. 429.
30 « Questo pare un principio di trattamento molto mansueto e benigno, e del tutto dissimile alle comminate corde, catone e carceri. » Opere, t. VII, p. 21.
31 Opere, t. IX, p. 445.
32 Opere, t. IX, p. 447.
33 « La Santità Sua decretô che il detto Galilei si interrogasse sopra l’intenzione, anche con comminargli la tortura. » Ms du Procès, fol. 559.
34 « Devenietur contra ipsum ad remedia juris et facti opportuna.... alias devenietur ad torturam. » Ms du Procès, fol. 453.
35 Ms du Procès, ibid.
36 « Senes sexagenarii, debiles arbitrio Inquisitoris non sunt torquendi, possunt vero terreri », Bordone, Sacrum tribunal, etc. Rome, 1648, p. 576. V. aussi Diana, Resolutiones morales, Lyon, 1680, t. V, p. 493. – Eymeric, Directorium iuquisitorium, Rome, 1587, p. 483 et p. 594 ; etc.
37 V. Sacro Arsenale, f. 275. – V. aussi dans le Volynski (Nuovi doc. ind. del processo di Gal. Galilei) des extraits constatant que divers accusés ont été exemptés de la torture pour cause de hernie.
38 Hist. des Sciences math. en Italie, t. IV, p. 264.
39 « Haviamo riconosciuto un hernia carnosa grave, con allenlatura del peritoneo. » Ms du Procès, fol. 47.
40 Sacro Arsenale, p. 263.
41 « Rigoroso examini subjici, et torquere faciendi », Speculum inquisitionis Bizantinæ, p. 30.
42 Rev. des quest. scientifiques.
43 Sacro Ars., p. 442. Aussi M. Wohlwill restreint-il son ambition à établir que Galilée a été soumis à cette sorte de territio realis : mais comme celle-ci ne pouvait s’exercer qu’après une sentence spéciale, à laquelle Galilée eût opposé immédiatement l’infirmité qu’il portait, toutes nos objections s’appliquent même à cette hypothèse.
44 Der Inquisitions Process des Galileo Galilei.
45 Successive ac incontinenti.
46 Il faut toujours se rappeler que, d’après les décrets de 1616 et 1629, l’enseignement du système de Copernic, à titre de fiction commode pour les calculs, restait autorisé.
47 Galileo Galilei und die römische Curie.
48 Nous avons bon nombre de lettres, absolument confidentielles, et contenant des plaintes amères sur les manœuvres de ses ennemis, écrites par Galilée à ses amis après sa condamnation. Aucune ne fait allusion à une machination de ce genre.
49 Sacro Ars, pp. 59, 68, 99, 101, etc.
50 Opere, t. IX, p. 434.
51 Riccioli, Almag. nov., pp. 498-499.
52 « Es muss demnach..... ein neues Blatt statt des alten eingeschaltet und auf dieses..... der letzte Theil des Verhörs übertragen sein. »
53 « La speciale derivazione o fonte de’ nostri documenti... ne salva da ogni ragionevole fondato dubbio l’autenticità... Non avranno pensato mai di fare, sulle medesime carte, quelle alterazioni, sottrazioni, contrafazzioni che si puô sospettare, sulle carte dol corpo del processo. »
54 Mgr Dini écrivait en parlant de cette lettre: « I detti padri hanno risposto una delle favorite lettere che si possa,... e in questa religione son o grandiasimi uomini e i maggiori sono qua ». Opere, t. VII, p. 102.
55 V. leurs lettres, Opere, t. VIII.
56 Gassendi, Vita Fabr. de Peiresc, p. 308.
57 « Licet ad bonum intellectum reduci possint. »
58 « Et si quondam impropriis abutatur verbis, a semitis tamen catholicæ locutionis non deviat. »
59 Opere, t. II, p. 53.
60 Theolog-fund., lib. I, p. 105.
61 Traité de Physique, 1683.
62 Opere, t. IX, p. 68.
63 Opere, t. VI, p. 141.
64 « ... Stante la moltitudine de peripatetici, che qua, com’ella benissimo sa, tengono il campo. » Opere, t, VIII, p. 342.
65 Opere, t. VIII, p. 374.
66 Astrologia Gallica, p. 80.
67 Mathesis audar, p. 166.
68 Comment. in motum terræ, 1930, in-4o.
69 Voir « Les véritables causes du procès de Galilée », chapitre I.
70 Opere, t. IX, p. 421.
71 Opere, suppl., p. 325.
72 Opere, t. I, p. 502. – Il est assez curieux d’observer qu’en effet, l’argument que Galilée tirait du flux et reflux en faveur du mouvement de la terre ne valait rien, et que, sur ce point du moins, le Pape avait raison.
73 Opere, t. IX, p. 437.
74 Opere, t. IX, p. 422.
75 Opere, t. VII, p. 71.