La jeunesse de Pierre Loti
par
Victor GIRAUD
Comme tous les écrivains célèbres, Loti avait une légende. Et cette légende, à laquelle certaines de ses attitudes avaient pu donner naissance, n’était pas toujours bienveillante. Mme Adam, qui connaissait bien celui dont elle avait si généreusement jadis accueilli et favorisé les débuts, a voulu protester contre ces imputations si souvent mensongères, et elle a publié les lettres que l’auteur d’Aziyadé lui a adressées pendant quarante-deux ans. Elles sont charmantes, ces lettres, et elles font le plus grand honneur aux deux correspondants. Loti s’y révèle à nous aimable, simple et bon, aussi peu homme de lettres que possible. C’est ici le cas, ou jamais, de redire le mot de Pascal : « On est tout étonné et ravi, car on s’attendait de voir un auteur et on trouve un homme. » Un homme qui, assurément, ne ressemble à aucun autre, qui a ses complications, ses défauts, ses bizarreries et ses enfantillages, mais qui garde, au milieu de tout cela, une fraîcheur de sensibilité et un charme d’accent qui nous le rendent, malgré tout, profondément sympathique. Décidément, ce merveilleux artiste n’était pas seulement un homme de génie, une imagination puissante et somptueuse et une plume incomparable ; il avait du cœur, et les grands sentiments simples qui sont le fondement et la mesure de notre « humanité » véritable trouvaient un écho secret dans son âme. Son œuvre ne nous a pas menti. Je ne sais rien de plus touchant et de plus rare que l’affection profondément respectueuse qu’il avait pour Mme Adam. Sentiment peut-être unique où il entrait, de sa part à elle, de l’admiration littéraire – n’avait-elle pas découvert et « lancé » Loti ? –, une amitié quelque peu virile et protectrice, enfin cet impérieux besoin de maternité que toute femme vraiment femme sent au fond d’elle-même ; de sa part à lui, une vive reconnaissance pour tant de marques prodiguées d’un inlassable dévouement, une vénération confiante pour cette âme féminine toute de générosité et de noblesse, enfin cet obscur instinct filial qui courbe tant de fronts virils devant certaines femmes qui sont restées mères invinciblement, et dont la haute intelligence se double d’indulgence et de bonté. Qu’une telle amitié ait pu durer près d’un demi-siècle sans sérieuse atteinte, voilà qui en dit long sur le fond d’une âme. Quoi que Loti ait pu dire, écrire ou faire qui soit peut-être, parfois, de nature à nous déplaire, nous n’oublierons pas ses lettres à « madame chérie », et, comme elle, nous lui pardonnerons toujours.
Parmi les études dont il a été l’objet, il nous faut surtout signaler celle que lui a consacrée M. Serban, dont l’origine est, pour nous, Français, singulièrement émouvante. M. N. Serban est ancien étudiant de notre Sorbonne, et, actuellement, professeur de littérature française à l’Université de Jassy. Il s’était épris de Loti, et, dans les derniers temps de la neutralité roumaine, tout en enseignant aux recrues le maniement du 75, il avait entrepris sur lui un travail d’ensemble. La guerre déclarée, il emporta dans sa cantine d’officier quelques volumes dépareillés de son auteur favori : Loti lui fut un fidèle et charmant compagnon dans sa dure vie de campagne, un souvenir « de cette France vers laquelle allait le meilleur de ses pensées ». L’armistice signé, il réunit ses notes et il en fit un petit livre qu’il dédia, en 1920, « à la mémoire de ses camarades en Sorbonne, tombés au champ d’honneur ». L’ouvrage ayant été bien accueilli, il voulut le refondre et le compléter. Il revint en France, consulta nombre de gens qui avaient connu Loti, se fit ouvrir bien des archives privées ou publiques, celles de M. Samuel Viaud, qui lui communiqua les manuscrits et le journal inédit de son père, celles de M. Louis Barthou, « à qui Loti a légué cent trente-neuf paquets de manuscrits et lettres », celles du service historique de la Marine ; et, de tout cela, il composa un livre qui, certes, n’est point parfait, ni définitif, mais qui rendra d’utiles services et qui, en tout cas, reste un vibrant témoignage d’admiration et de sympathie pour le génie français, et pour l’un de ceux qui, dans ce dernier demi-siècle, l’ont représenté avec le plus d’éclat.
Enfin, nous devons à Loti lui-même et à son fils, qu’il avait, dans ses dernières années, associé à son œuvre, plusieurs volumes qui complètent et prolongent les délicieux souvenirs d’enfance et de jeunesse rassemblés dans le Roman d’un enfant. De très bonne heure, sur le conseil de sa sœur Marie, le grand écrivain avait « entrepris d’écrire quelque chose comme des mémoires ». Sérieusement commencé, après un premier essai antérieur, en novembre 1866, à la veille de ses dix-sept ans, « ce journal de sa vie forme aujourd’hui plus de deux cents volumes ». C’est de là que Loti a tiré la matière de tous ses livres : Aziyadé, le Mariage de Loti, le Roman d’un spahi ont été, sous leur forme primitive, des pages extraites de ce journal, et il serait bien curieux de pouvoir suivre le travail d’art que le poète a fait subir à ses souvenirs pour les convertir en œuvres romanesques. Il restait à reprendre et à coordonner, pour en faire un récit continu, toutes les pages encore inutilisées de ces « pauvres petits cahiers » qui ont voyagé sur tant de mers différentes. Pierre Loti s’y était tout d’abord employé lui-même et, de ce travail, est sorti l’exquis volume intitulé Prime jeunesse, suite toute naturelle du Roman d’un enfant. Mais la besogne promettant d’être longue, et l’âge et la fatigue étant venus, il abandonna à son fils le soin d’extraire du Journal, sous sa direction, les pages conservées, – beaucoup avaient été détruites ou égarées, – qu’on jugeait bon de mettre sous les yeux du public. La mort de Loti n’a heureusement pas mis fin à ce travail, qui sera sans doute continué. Et ainsi sont nés les deux volumes, plus fragmentaires, moins « artialisés », bien intéressants tout de même, qui conduisent le « jeune officier » depuis sa sortie de 1’École navale jusqu’au lendemain de la publication du Roman d’un spahi. Nous avons ainsi, sous forme de souvenirs rédigés, de fragments de journal intime, de lettres éparses, une biographie sinon absolument complète, du moins très suffisamment explicite de Pierre Loti avant la gloire. Trente et un ans de sa vie, – toute sa jeunesse, les années les plus décisives de formation et d’apprentissage, – sont là devant nous. Tâchons d’en dégager les faits essentiels qui intéressent l’étude de sa personnalité morale et l’histoire intérieure de son génie et de son art.
*
* *
Les hommes ne sont pas le « produit » de leur milieu ; mais sur chacun d’eux le milieu où ils se sont formés a mis son originale empreinte. Nous connaissions déjà, par le Roman d’un enfant, le milieu familial où est né Loti et où il a vécu son enfance et sa prime jeunesse. Son père, dont il parle peu, Jean-Théodore Viaud, était catholique de naissance ; pour entrer dans une famille protestante, il avait dû se faire protestant ; mais l’amour lui avait rendu la conversion facile : elle fut sérieuse et durable. « Très lettré et poète à ses heures », aquarelliste distingué, auteur en collaboration d’une bonne Histoire de la ville et du port de Rochefort, très attaché, à ce qu’il semble, aux vieilles traditions littéraires, « il s’affligeait de voir son fils toujours irrémédiablement dernier en composition française » ; il était secrétaire en chef de la mairie de sa petite ville. La mère, Nadine Viaud, âme très tendre, femme de devoir, de profonde et ardente piété, ne vivait que pour ses enfants, auxquels elle dut transmettre tout l’inquiet idéalisme d’une longue hérédité religieuse. Sa fille aînée Marie, de dix-neuf ans plus âgée que le petit Julien, fut pour celui-ci, comme Lucile de Chateaubriand, comme Henriette Renan, une de ces sœurs admirables auxquelles nous devons quelques-uns de nos plus grands hommes. Elle était musicienne, elle dessinait, elle peignait avec un réel talent, – elle avait été à Paris l’élève de Léon Cognet, – et Loti lui dut de très profitables leçons. « Elle avait voyagé de très bonne heure, nous dit-il ; elle avait beaucoup étudié et elle écrivait d’une façon délicieuse, avec un esprit étincelant. » C’était une toute petite femme, menue et délicate, mais une âme vibrante d’artiste et de poète ; très pieuse avec cela, elle « adorait » son petit frère, qui « l’admirait sans réserve » : « Elle a été, écrit-il, une des influences qui ont le plus contribué à m’éloigner, jusque dans les moindres détails de la vie, je ne dirai pas de tout ce qui était vulgaire, mais même de ce qui était inélégant. » Je crois qu’on ne saurait s’exagérer cette influence.
Une autre influence, presque aussi décisive, fut celle d’un frère, Gustave, de douze ans plus âgé, dont les longues et tendres lettres, – il était médecin de marine, – apportaient à l’enfant, avec d’excellents conseils de piété et de moralité, d’autant plus significatifs que le petit Julien « n’était pas sans avoir soupçonné sa vie romanesque, passionnée, manquant un peu de sagesse », comme un parfum et un appel d’exotisme. Il ne s’inquiétait pas trop, ce « conseiller intime et secret », des mauvaises places « réitérées de 21e sur 22 en narration française » : « Néglige sans crainte, disait-il, les plus belles fleurs de la rhétorique... ; écris comme tu penses, aie confiance en tes petits moyens, sois naturel, c’est la meilleure manière de te rapprocher des premières places... » Ces judicieux avis n’ont pas été perdus. La mort en mer de ce grand frère, la scène de résignation chrétienne et d’inconsolable douleur qui suivit la nouvelle de cette fin prématurée, et que Loti a évoquée en termes si pathétiques ont été, avec la mort d’une amie d’enfance, survenue peu après, l’une des impressions les plus fortes de sa jeunesse : « Pour la première fois, il se sentit vraiment écrasé par la grande horreur de la mort. »
Dans ce milieu simple, un peu austère, mais cultivé, l’enfant « trop choyé, trop absolument heureux », grandissait sans contrainte. Père, mère, sœur, frère, tantes et grand’tantes s’entendaient à le gâter. « Sorte de petit Benjamin tardif sur lequel devaient converger fatalement trop de tendresses », élève irrégulier, rêveur et capricieux, contre le vœu de ses parents, il s’est promis d’être marin comme son frère. De grands revers de fortune ayant fondu sur la famille, celle-ci, réduite à la pauvreté, et, plus tard même, à « la misère », consent enfin à lui laisser suivre sa vocation. Il quitte la classe de philosophie, en février 1866, pour entrer au cours de marine. Admissible au mois de juillet suivant à l’École navale, on l’envoie compléter sa préparation à Paris, et, au mois d’octobre, il monte en chemin de fer « pour la première fois de sa vie ». Paris ne plut guère au petit provincial concentré et un peu sauvage qui, du jour au lendemain, se voyait transplanté du paisible logis familial dans une « chambre hostile » d’étudiant pauvre, au dernier étage d’une pension demi-libre du quartier latin : il suivait comme externe les cours du lycée Henri IV. Quelques séances musicales, des visites au Louvre, de vagues échappées sur la vie parisienne et la vie de bohème, une aventure assez médiocre, mais où il sut mettre quelque poésie, beaucoup de rêveries et des confidences confiées au mystérieux Journal : telles furent les seules distractions de cette morne année d’études. Admis enfin au Borda, il revoit avec « une émotion à la fois poignante et douce » la chère maison de famille, et, après de bonnes et joyeuses vacances, il part pour Brest.
C’est alors l’initiation à la rude vie de marin, aux strictes obligations de la discipline militaire. Comment le futur écrivain s’accommoda-t-il de cette vie nouvelle ? Assez médiocrement, semble-t-il, si l’on en juge par une note d’un de ses premiers chefs :
« Enfant gâté, disait de lui le commandant du Jean-Bart, d’une complexion chétive, sans application aucune aux choses du métier, nature d’artiste. » La guerre de 1870 se traduisit pour lui par une campagne très dure, d’utilité à peu près nulle, mais féconde en brumeuses impressions maritimes, dans les mers du Nord. Puis ce sont les longues croisières à travers toutes les mers et la découverte des terres et des peuplades les plus différentes : la Terre de Feu, l’île de Pâques, Tahiti enfin, le Sénégal, et, après un séjour à l’école de Joinville, l’Orient, Salonique et le délicieux Stamboul. Deux années se passent ensuite sur les côtes de France, qui sont coupées par un évènement sensationnel : en mars 1878, « appelé par dépêche chez Michel Lévy, l’éditeur », Loti cède le manuscrit d’Aziyadé : sa carrière d’écrivain va commencer. Et tandis que, d’escales en escales, sa vie de marin se poursuit, – ses chefs lui témoignent une satisfaction croissante, – sa vie littéraire s’annonce pleine de promesses et va lui faire connaître les premiers sourires de la gloire : le Mariage de Loti, le Spahi paraissent coup sur coup, lui attirant amitiés et admirations. À trente et un ans, il est déjà de ceux qui comptent.
Essayons d’entrer plus avant dans l’intimité de cette originale nature. Un trait charmant que nous soupçonnions déjà, mais que les publications récentes mettent en pleine lumière, c’est le profond attachement de Loti à tout ce qui lui rappelle le foyer familial. Il bénit la misère qui fut pour lui « une grande éducatrice », qui a « pendant ses années d’aspirant de marine et même d’enseigne de vaisseau, resserré de la façon la plus adorable ses liens avec ces deux saintes en robe de deuil que furent sa mère et sa tante Claire », et qui, plus tard, lui a donné « la joie de les gâter à son tour, de les entourer de confort et même de luxe ». Que je sais gré, pour ma part, à M. Samuel Viaud d’avoir publié certaine lettre de sa grand’mère en réponse à la « lettre de Noël » de Loti : « Tu t’es cru obligé aussi, mon pauvre enfant, de glisser dans cette lettre un billet de vingt francs, pour que »nous mangions un peu de bonbons". Voulant agir dans tes vues, j’ai acheté pour nous un quart de chocolat à la crème ; mais nous emploierons le reste à des choses utiles. N’approuves-tu pas ? » Et combien j’aime aussi ces quelques lignes du Journal intime :
À huit heures du matin, départ pour Paris, en partie fine avec maman. Ma pauvre chère vieille mère, qui avait rêvé toute sa vie de voir Paris, – un peu émue et inquiète malgré tout, – est dans une joie d’enfant de faire ce voyage pour la première fois, et de le faire avec moi... Des voitures tout le jour ; on s’arrête de temps en temps dans les magasins pour faire des emplettes, ou chez les pâtissiers pour manger des babas au rhum. Maman ne se fatigue de rien et veut tout voir... Cela me coûte un argent fou, mais je le sème avec bonheur pour lui procurer ce plaisir. Il me semble que je rachète ainsi l’argent que j’ai plus mal dépensé ailleurs.
Si Loti avait été un moins bon fils, il n’aurait pas écrit quelques-unes des pages les plus émouvantes de son œuvre.
Il est difficile de se représenter avec la dernière précision, à travers ses demi-confidences, ce que fut, dans la réalité, la vie romanesque et amoureuse de l’écrivain auquel nous devons tant d’« idylles » exotiques. Dans cette longue suite d’aventures successives, qui fera exactement la part de l’entraînement sensuel, du besoin sentimental, de la fatuité masculine, de la curiosité, de l’esprit d’imitation, du désir de tromper l’éternelle inquiétude de son cœur et de sa pensée, de satisfaire ses instincts d’artiste et de poète, de la littérature enfin ? Mais que, plus d’une fois, dans ces diverses expériences, Loti ait engagé tout son être intime, c’est ce qui semble bien ressortir de divers passages de son Journal. On nous parle à mots couverts d’une grande passion malheureuse qui, née en terre africaine, n’a pu se prolonger en France et dont il a failli mourir : pendant un mois il a été malade de chagrin, et « tout le monde pensait qu’il s’en allait ». Le roman d’Aziyadé paraît lui aussi avoir été sérieusement vécu : Loti plus tard a multiplié les démarches pour faire venir en France la petite Circassienne aux yeux verts : « Sur mon honneur, écrit-il, je vous jure qu’une fois en France, Aziyadé sera ma femme. » Une autre fois, il s’agit d’une autre femme pour laquelle il s’enflamme avec une sombre ardeur : « Je lui ai demandé, dit-il, de partir avec moi, de nous sauver ensemble n’importe où... Tout me serait indifférent pour la garder. » Ceux-là mêmes qui seraient le plus tentés d’être sévères à la multiplicité déconcertante de toutes ces aventures sentimentales ne pourront s’empêcher de savoir gré à Loti d’avoir vu dans l’amour tout autre chose que l’échange de deux fantaisies, et ils s’expliqueront mieux dans son œuvre la profondeur tragique de certains accents.
À lire son Journal, ils comprendront mieux aussi cette nostalgie du divin qui perce dans tous ses livres, et qui d’ailleurs s’accompagne toujours d’une complète incroyance. Dernier héritier d’une longue lignée de fervents huguenots, il a connu, il a d’abord partagé « cette foi calme et sûre qu’avait sa mère bien-aimée et dont elle a laissé sur son âme l’empreinte à peu près indélébile ». Quand la foi s’est retirée de lui, à la suite, semble-t-il, d’un lent travail de désagrégation intérieure, elle lui a laissé, ce qui n’est pas rare chez les protestants, une certaine disposition tendre, faite de regrets, de remords, d’envie, d’indestructible idéalisme, à l’égard de toutes les formes de la vie religieuse. D’assez bonne heure on surprend en lui l’éveil de cet état d’âme. Quand, à seize ans, il arrive à Paris, sa foi est « déjà chancelante » : la sécheresse du dogmatisme protestant, les premiers appels de la vie et du monde sensible, la philosophie d’Auguste Comte ont déjà « porté les premiers coups profonds à son mysticisme chrétien ». Sa première communion, à dix-sept ans, au temple de l’Oratoire, faite dans un moment de « détresse », « ne fut en somme qu’une simple formalité accomplie avec respect, et rien de plus » : elle lui laissa dans le cœur une « impression de vide affreux ». Quelques mois plus tard, dans l’île, au petit temple de Saint-Pierre, il est repris par « tout son petit passé d’enfant mystique » ; il prie « comme un illuminé » ; il « se sent exaucé, pardonné, affranchi du péché, des séparations et de la mort ». Suprême éclat d’une flamme qui ne devait plus jamais renaître : « Ce fut ce dimanche-là, dans ce temple de village, qu’une véritable prière chrétienne jaillit de mon âme pour la dernière des dernières fois. »
Mais on n’est pas en vain le fils d’une antique tribu croyante. Si par l’esprit Loti est devenu foncièrement et désespérément incrédule, sa sensibilité est restée non seulement religieuse, mais chrétienne. Ses négations ne sont ni orgueilleuses, ni indiscrètes, ni brutalement dogmatiques. Il a encore, « aux heures où il a fallu regarder de tout près la Reine des épouvantements », « des élans vers le Christ ». « J’aurais voulu pouvoir, écrit-il, moi aussi, me jeter aux pieds du Christ ; maintenant encore, je donnerais tout au monde pour posséder, seulement une heure, cette erreur admirable des croyants, et mourir aussitôt, dans leur paix délicieuse. » Il ne conçoit pas qu’on puisse « trouver une sorte de paix en dehors de ces idées de rédemption et de vie éternelle auxquelles il est resté attaché par le cœur, malgré son incrédulité profonde ». Enfin, à deux reprises, « désirant quelques jours de paix », il va faire une retraite à la Trappe, retraite que, « sans le dire, il avait l’intention de faire longue, peut-être définitive ». Et sans doute il se dit « déçu » par « ces gens » qu’il a vus de près, par « l’inanité de leurs moyens, même pour endormir un instant la douleur » ; sans doute, aux lettres affolées de sa sœur et de sa mère qui voient dans cette « escapade » « un piège des ténèbres », il répond qu’il « reste attaché, au moins par le cœur, à la religion huguenote » ; sans doute, il sort du couvent « avec un singulier besoin de bruit, de mouvement et de liberté » ; sans doute, enfin, il rêvera de « se faire Turc », et « sentant amèrement surtout le malheur d’être sans aucune foi », il déclarera qu’« il paierait cher, maintenant, pour avoir celle de l’Islam » : ces incertitudes, ces contradictions, ces brusques remous de sentiments divers, dénotent l’état d’une âme désemparée, inquiète, obsédée, et qui n’est pas très assurée dans son incroyance. Et il laisse échapper un mot qui, à cet égard, exprime bien le fond permanent de sa pensée : « En dehors de cette personnalité encore rayonnante du Christ, tout est terreur et obscurité. »
*
* *
Les souvenirs et le Journal de Loti ne nous renseignent pas seulement sur sa biographie morale ; ils nous renseignent aussi sur sa biographie littéraire ; ils nous font mieux comprendre, sinon comment est né son génie, du moins comment s’est formé son art d’écrivain.
S’il fallait prendre ses déclarations au pied de la lettre, nous pourrions être tentés de croire que l’auteur d’Aziyadé s’est formé tout seul et qu’il n’a jamais rien lu. « Si je lisais encore ! écrivait-il en décembre 1879. Mais il y a des années que je n’ai pas ouvert un livre. » J’avais jadis essayé de reconstituer ses lectures de jeunesse. Il m’écrivait à ce sujet : « Vous pourriez supprimer Leconte de Lisle, Baudelaire, Fromentin, Sully Prudhomme 1 et Bernardin de Saint-Pierre que j’affirme n’avoir jamais lus. Chateaubriand, oui ; les Natchez ont laissé sur moi une forte impression vers ma dix-huitième année. De Renan, je n’ai lu, et encore très tard, que l’exquise préface des Souvenirs d’enfance et deux ou trois chapitres descriptifs de la Vie de Jésus, après avoir fait mon voyage et écrit mon livre de la Galilée. Presque rien de Goncourt, que Idées et Sensations. Je n’ai jamais annoté aucun exemplaire de Salammbô, malgré ma profonde admiration... » Observerons-nous là-dessus que la mémoire de Loti a pu avoir des défaillances ? Relisant après un demi-siècle écoulé le Journal de sa dix-septième année, il écrit : « Sur ce même cahier clandestin aux feuilles si minces, j’inscrivais aussi des fragments des lectures qui m’avaient le plus frappé, et je suis confondu de les retrouver aujourd’hui : j’avais oublié que le choix en était si étrange ! Des passages de livres de cabale, traduits de l’hébreu, ou de livres de Rose-Croix du XVIIe siècle allemand, des citations de Trismégiste IV, ou de Jamblique, etc. » Choix étrange en effet, et il ne tiendrait qu’à nous de croire que Loti, avant d’écrire, s’est nourri des livres les plus divers. Cette impression risquerait d’être inexacte. Sans doute, à vingt-cinq ans, on le voit citer du Toepffer ; sans doute, un peu plus tard, il nous parle de « cet Orient musulman que Lamartine, lu en cachette, lui avait déjà révélé », et il nous confesse que le grand poète du Lac, dont les strophes « magnifiquement sinistres » le hantaient, lui « était déjà antipathique, dès le collège, par sa poserie et son grand profil pompeux », – ce qui est, de sa part, une grande injustice ; sans doute enfin, il y a telle page du Journal, qui paraît bien voisine de la Tristesse d’Olympio. Rappelons-nous, d’autre part, les aveux du Roman d’un enfant touchant la découverte de Musset. Je crois pourtant qu’à tout prendre Loti, enfant et adolescent, a assez peu lu et que son énergie juvénile s’est plus consumée en rêveries qu’en lectures. Mais il n’est pas nécessaire de beaucoup lire pour beaucoup retenir : quelques livres, profondément sentis et aimés, peuvent agir plus intimement sur une imagination et une sensibilité d’enfant que d’abondantes lectures superficielles dispersées en tous sens. Dans le milieu provincial où s’est formé Pierre Loti, la littérature romantique était encore à la mode ; les thèmes qu’elle développait avec complaisance correspondaient trop bien à ses dispositions personnelles pour n’avoir pas été accueillis par lui avec ferveur ; il les a revécus, repensés, il se les est convertis « en sang et en nourriture ». Au fond, ce grand poète en prose a eu l’âme envoûtée par les poètes de 1830.
On voudrait pouvoir suivre, année par année, les premiers tâtonnements de sa plume. On voudrait d’abord connaître, au moins en partie, son premier Journal, rédigé vers quatorze ou quinze ans, « en une prose affranchie de toutes règles, farouchement indépendante » : peut-être le Mariage de Loti, le premier en date, sous sa forme originale, des romans publiés, pourrait-il nous donner une idée approximative de cette première manière. À tout le moins, on nous cite « textuellement » des fragments d’un autre Journal commencé à Paris, en novembre 1866, et qui donc traduit des impressions de la dix-septième année. Ce sont des souvenirs de sa chère Limoise :
Cela se passait à la Limoise quand j’avais huit ou neuf ans. Il devait être midi, en juillet, par une chaleur torride. La vieille maison grise, fermée contre le soleil, semblait assoupie sous ses arbres... J’entrouvris donc la porte du jardin qui laissa entrer dans notre pénombre un violent rayon de lumière, et puis je la refermai sur moi et me trouvai dehors au milieu de toute la silencieuse splendeur de ce midi d’été... Les chênes-verts des bois dormaient ; le ciel était d’un bleu violent et profond, et sur les lointains on voyait remuer des réseaux de vapeurs tremblotantes comme il s’en forme au-dessus des brasiers... Je dérangeais en passant tout un petit monde grisé de chaleur, qui faisait la sieste, des sauterelles roses ou bleues, de grosses mantes vertes qui s’abattaient affolées sur moi : je faisais fuir des serpents et de gros lézards ; un hibou, épouvanté d’une visite si inaccoutumée, s’éleva lourdement de son vol soyeux pour retomber bientôt étourdi par trop de lumière (avril 1867).
N’est-ce pas déjà la manière du Loti que nous connaissons : une impression vive rendue par quelques détails bien choisis et sobrement évocateurs, par des épithètes dont la force suggestive est surtout faite de leur fine justesse, par d’heureuses et subtiles alliances de mots, par un singulier mélange de simplicité et de raffinement, de discret réalisme et de poésie ? Et n’est-ce pas aussi son tour de phrase et son accent ? Cet écrivain de dix-sept ans a déjà en mains le merveilleux instrument dont il nous enchantera dans la suite. « On m’avait confié, nous dit-il, à un excellent professeur de piano qui, s’intéressant à ce qu’il appelait ma qualité de son, m’apprenait surtout à faire chanter mes doigts. » Son style aussi a une qualité de son tout à fait rare, et quels qu’aient été ses maîtres, il a bien appris d’eux à faire chanter ses doigts sur ce riche et difficile clavier qu’est notre langue française.
Cet admirable talent d’écrivain est allé, selon toute vraisemblance, en s’enrichissant et en se perfectionnant d’année en année ; et c’est ce que l’on verrait mieux sans doute, si l’on pouvait comparer dans le détail les principales œuvres de Loti, telles que nous les lisons dans ses livres, à la version primitive, telle qu’il l’avait consignée dans son Journal intime : cette comparaison, espérons-le, nous sera facilitée quelque jour. Mais ce qu’il faut maintenir en tout cas, c’est que, dans le développement d’une personnalité littéraire comme celle-là, l’art et l’expérience n’ont joué qu’un rôle très secondaire, et presque insignifiant. Nascuntur poetae. Quand Loti aurait eu une tout autre vie que celle qu’il a eue, quand il aurait lu de tout autres livres que ceux qu’il a lus, le fond et le tour de son génie n’eussent pas été très différents de ce qu’ils ont été. Il était né poète, c’est-à-dire avec une certaine capacité de sentir et d’imaginer qui le différenciait profondément des autres hommes, et qui lui maintenait l’âme dans un état de perpétuelle vibration. Et il était né écrivain, c’est-à-dire avec le don, beaucoup plus rare, de traduire, avec des mots, qui sont les mots de tout le monde, mais qui, par leur original assemblage, semblent des mots à lui, les sensations, les émotions, les idées qui venaient l’assaillir, de faire passer dans ses phrases le contagieux frémissement de son âme et, par l’intermédiaire du verbe, de le communiquer à ses lecteurs. Et c’est pourquoi, à dix-sept ans, sans grande expérience de la vie et des livres, sans culture exceptionnelle, ayant beaucoup plus rêvé que pensé, beaucoup plus senti que lu, il nous apparaît déjà tout formé, en pleine possession de son tour de pensée, d’imagination et de sensibilité et de ses moyens d’expression. Et comme l’on conçoit que ceux de ses amis auxquels, un peu plus tard, il communiquera ses manuscrits l’engagent à suivre son intime vocation d’artiste ! « Vous faites, sans le vouloir et sans le savoir, lui écrivait son ami Plumkett, de la bien belle prose rythmée, due peut-être à l’influence biblique ; mais il y a encore dans Aziyadé bien d’autres choses, ce qui est de vous seul, de vous unique. » Un autre jour : « Nul ne peut échapper à sa destinée... Laissez le passé et en avant... en avant... vers une grande gloire. » Voilà une parole que Loti a dû se répéter plus d’une fois.
Et fort de ces encouragements, sentant bien qu’il avait en lui-même tout un univers à explorer et à peindre, il poursuivait son Journal. Souvenirs et visions, évènements de sa vie, observations, confidences, impressions de nature, joies et tristesses, rêveries et paysages, tout ce qu’il avait dans l’âme, il le jetait là, pêle-mêle, entassant des matériaux, creusant de plus en plus profondément la mine d’où, plus tard, il extraira de si beaux marbres. Au courant de la plume, il y consignait des notations de ce genre :
Dernière visite, de grand matin, au campement qui s’éveille. Les chevaux hennissent au soleil levant. Les cigognes décrivent tout en haut, dans l’air pur, des courbes fantasques. La fraîche lumière matinale se répand gaiement dans la plaine, dorant les manteaux blancs des goumiers, les manteaux rouges des caïds, se glissant par les entrebâillements des tentes bossues pour éblouir, sur les riches couvertures kabyles, les paresseux qui dorment encore, pour faire étinceler dans les fonds obscurs l’acier, le cuivre et l’argent des vieilles armes...
Ah ! mon Loti, comme l’appelait Alphonse Daudet, quelle jolie, quelle délicieuse façon vous aviez de dire les choses !...
1er juin 1926.
Victor GIRAUD, Portraits d’âmes, 1929.
1. Les Désenchantées devaient être primitivement intitulées Du bleu dont on meurt.
BIBLIOGRAPHIE
Lettres de Pierre Loti à Mme Juliette Adam (1880-1922), Plon, 1923.
Pierre LOTI, Prime jeunesse, Calmann-Lévy, 1919.
Pierre LOTI, Un jeune officier pauvre, fragments de journal intime, rassemblés par son fils Samuel Viaud, 1923.
Pierre LOTI, Journal intime (1878-1881), publié par son fils, 1925.
N. SERBAN, Pierre Loti : sa vie et son œuvre, préface de M. Louis Barthou, les Presses françaises, 1924.