Discours de la poésie chrétienne

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Antoine GODEAU

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Je confesse que je me suis autrefois laissé emporter à l’opinion de ceux qui croient, que les muses cessent d’être civiles aussitôt qu’elles deviennent dévotes, qu’il faut qu’elles soient fardées pour être agréables, et qu’il est impossible d’assortir les lauriers profanes du Parnasse avec les palmes sacrées du Liban. Mais je me suis détrompé, et maintenant qu’un âge plus mûr m’a donné de meilleures pensées, je reconnais par expérience que l’Hélicon n’est point ennemi du Calvaire, que la Palestine cache des trésors dont la Grèce toute superbe et menteuse qu’elle est n’oserait se vanter, et que si les vers de dévotion ne plaisent pas, c’est la faute de l’ouvrier, et non pas de la matière.

Les anciens appelaient la poésie le langage du ciel ; en effet dans les républiques bien réglées elle faisait une partie de la religion et de la police.

Car ou elle chantait les louanges des dieux au pied des autels, ou elle décrivait leurs généalogies, et leurs miracles ; ou elle représentait sur les théâtres les exemples de leurs vengeances, et en donnant du plaisir aux spectateurs, leur faisait des leçons aussi profitables, que les philosophes eussent pu faire dans leurs académies. Mais elle ne conserva pas longtemps sa pureté. Il se trouva bientôt des esprits insolents qui la corrompirent, et qui se moquant de sa première pudeur, lui firent dire des choses que les lois ne purent souffrir. La plus innocente vertu fut attaquée par ses calomnies, que l’on reçut avec d’autant plus de plaisir, qu’elles étaient ingénieuses.

Il n’y eut point de passion si criminelle qu’elle ne louât, ou qu’elle ne défendît ; on lui fit faire des plaintes efféminées, on lui fit décrire des actions infâmes. Enfin Laïs auprès d’elle eut de la retenue et de la pudeur. La Grèce ne vit pas seule cette honteuse prostitution des muses. Elles vécurent dans Rome avec autant d’impudence, et on eût dit qu’à mesure qu’elles s’éloignaient de leur montagne, elles apprenaient de nouvelles effronteries. Les Goths, qui semblaient être nés pour la destruction de toutes les belles choses du monde, les chassèrent de cette grande ville, et elles furent longtemps sans trouver une demeure assurée. Enfin, quand la paix fut rendue à l’Italie, elles retournèrent sur les rivages de l’Arno et du Tibre. Ronsard les amena en France, et il semblait que sous sa discipline elles eussent repris leur première sévérité. Mais soit par leur faiblesse, soit par la corruption générale du siècle, elles ne l’ont pas longtemps conservée.

De princesses elles se sont rendues esclaves de la fortune, d’une même bouche elles ont soutenu et condamné les sacrilèges, et n’ont point eu de honte de faire un infâme commerce de louanges.

L’ignorance s’est glissée en leur compagnie ; au lieu de se défendre elles se sont déchirées par des calomnies ; si l’une a eu quelque avantage, les autres en sont devenues jalouses jusques à la fureur ; elles ont fait résonner l’impiété sur la scène ; elles ont changé l’école des bonnes mœurs en une école d’impudicité ; elles n’ont voulu souffrir ni conseils ni règles ; elles ont reconnu pour juges ceux qui ne méritaient pas d’être leurs disciples. Le fard a gâté leur beauté naturelle, et les ornements nouveaux qu’elles ont affectés n’ont servi qu’à les faire paraître plus difformes. La punition a de bien près suivi leurs débauches, et peut-être a-t-elle été plus rigoureuse qu’elles ne méritaient. Car pour qui la fortune est-elle plus avare ? Pour qui les espérances sont-elles plus trompeuses ? Pour qui le mépris est-il plus cruel, et plus général, que pour ceux qui les aiment et qui les suivent. Ce malheur est grand, mais il n’est pas sans remède. Il se trouve encore beaucoup d’esprits raisonnables, à qui les anciens auteurs apprennent à juger des modernes, et qui sont aussi prompts à estimer les bonnes choses, que libres à condamner les mauvaises. Il faut seulement qu’il se trouve d’excellents ouvriers, et qu’ils fassent choix d’une belle matière. Ce n’est pas mon dessein de parler des premiers en général, ni d’enseigner quelles qualités ils doivent avoir. Car avec quelque suffisance que je pusse m’acquitter de ce discours, il serait peut-être monstrueux à la tête de ce livre. Je me contenterai de parler de la dignité des sujets, que je crois être capable de rendre aux vers la réputation qu’ils ont perdue, pourvu qu’on les traite selon les préceptes de l’art. Or nous n’en pouvons avoir que de deux sortes, à savoir de célestes, et d’humains.

Les célestes comprennent ce qui nous est recelé des grandeurs de Dieu dans les livres canoniques, les actions qui ont été faites par les mouvements de sa grâce, et les instructions, soit publiques, soit particulières, qui regardent notre salut. Les sujets humains embrassent toutes les vertus morales, qui demandent des ornements différents selon leur dignité particulière, et celle des personnes en qui elles se rencontrent.

La louange est sans doute le plus puissant motif qui peut porter les grands courages aux belles actions, et on peut appeler la gloire, l’âme de la vertu. Il y a beaucoup d’hommes qui pour mettre de nouvelles dignités dans leur maison, ou qui pour le plaisir de commander aux autres, et d’être les arbitres de leur fortune, renonceraient aisément au repos de la vie privée, et ne craindraient ni le soin, ni les dangers qui accompagnent la conduite des affaires publiques. Mais il se trouve aussi quelquefois des âmes d’un ordre supérieur, que l’autorité ne tente point, qui se moquent des adorations qu’on rend à ceux qui la possèdent, qui sont satisfaits de la noblesse de leurs pertes, et qui méprisent les richesses. De sorte que s’il n’y avait point de gloire à acquérir, et de louanges illustres à espérer, rien ne serait capable de les faire monter sur une mer où les plus habiles pilotes ont bien de la peine à éviter le naufrage. Cette gloire n’est pas l’approbation présente de leur gouvernement, qui peut être soupçonnée de flatterie, mais celle de la postérité, qui n’étant point éblouie par leur lumière, ni intimidée par la crainte de leur puissance, peut juger librement et sans soupçon de ce que les écrivains lui représentent.

C’est pourquoi il leur importe d’en rencontrer d’habiles, afin que la mémoire de leurs actions n’ait pas la même destinée que leurs tombeaux, qui peuvent choir d’eux-mêmes, ou être abattus par leurs ennemis. Ce n’est pas aussi un petit avantage à un excellent esprit d’avoir une matière capable des ornements qu’il lui peut donner, et j’ose dire qu’il est criminel s’il demeure muet, soit pour le prince dans les états duquel il est né, soit pour les ministres qui ont fait des choses extraordinaires pour la grandeur et la tranquillité du royaume. Car il dérobe la récompense qui est due à la vertu, il prive le siècle qui doit venir après lui d’un exemple capable de l’instruire, ou de le réformer, et il est cause que celui qui non seulement conserverait l’autorité qu’on lui mettrait entre les mains, mais qui la rendrait plus vigoureuse et plus éclatante, s’il voulait se mêler des affaires, aime mieux consumer ses années dans le plaisir et l’oisiveté, que de se porter à des actions dont la mémoire sera bientôt perdue.

Les cieux, dit David, racontent incessamment la gloire de Dieu qui les a faits : les véritables poètes doivent faire la même chose pour les hommes illustres qui les aiment. Je dis pour les hommes illustres, parce que je ne puis souffrir qu’ils soient mercenaires, et que leur cœur démente leur bouche. Je veux encore que ces hommes illustres les aiment, parce qu’ils ne doivent jamais offrir à genoux ce que pour le moins on leur doit demander, ni donner des batailles à la porte des cabinets, ou ils doivent être vus de bon œil.

Mais si le travail de ceux qui louent les grands hommes est digne d’estime, si ceux qui s’en peuvent dignement acquitter y sont obligés par les raisons que j’ai représentées ; ne doit-on pas faire plus de compte des esprits qui voulant rendre à Dieu l’usure des lumières qu’ils ont reçues de lui, consacrent toutes leurs pensées, et tous leurs discours à sa gloire ?

Dans le panégyrique des vertus humaines que l’on entreprend par sa propre élection, et que l’on donne plutôt à la fortune qu’au mérite, il n’est pas permis d’être un médiocre orateur. Si on se mêle de peindre Alexandre il faut être Appelle, et on peut témoigner son zèle par d’autres moyens que par de mauvais vers. Il n’en est pas de même dans les matières de piété. On ne regarde pas seulement ce que l’auteur a dit, on considère ce qu’il a voulu dire ; son intention, quoique mal exécutée, est approuvée de Dieu, et des juges équitables, parce qu’elle a sa source dans la charité, et que cette mère qui a des filles fort dissemblables en beauté, n’en a pourtant que de bonnes.

Outre ces raisons, l’auteur s’instruit soi-même s’il ne ravit pas ses lecteurs, il se détache peu à peu des mauvaises affections, il arrive enfin à la sainteté par le commerce ordinaire avec les livres saints, et emploie utilement le temps dont la perte est la plus importante de toutes. De moi je confesse que je suis de ce dernier ordre, et je le confesse sans rougir de honte. Car je sais que Daniel, exhortant toutes les créatures à louer Dieu, y convie aussi bien les plantes que les cieux, et les petites fontaines que la mer ; qu’il y a de l’ingratitude à cacher les moindres talents que l’on a reçus de lui, qu’il n’a pas refusé les acclamations des enfants au jour de son triomphe, et que l’on chante toujours agréablement pour ses oreilles, quand on chante du cœur. Si j’eusse été plus soigneux de ma réputation que du profit de mon prochain, je n’eusse pas exposé ces ouvrages à la censure publique.

Mais je puis dire que la charité me l’arrache des mains ; aussi ne demandé-je point à mes lecteurs qu’ils me louent. J’ai sans doute plus besoin de leur faveur que de leur justice : toutefois je leur laisse le jugement libre. S’il est à mon avantage, j’espère de n’en concevoir point de vanité ; si j’en suis condamné, mon sommeil n’en sera pas moins tranquille. J’ai assez de philosophie pour ne mettre pas ma félicité en une chose si légère que la réputation de bien écrire, et pour empêcher que le repos de mon esprit ne dépende d’un flatteur, ou d’un ennemi.

Quand on croira me blesser à mort, on ne m’égratignera pas seulement, je ne défendrai point mes fautes, je les reconnaîtrai le premier, et si je puis je les corrigerai. L’envie et la médisance ne m’empêcheront jamais de persévérer dans la résolution que j’ai faite de ne travailler qu’en des matières pieuses, et d’exhorter ceux qui sont plus capables que moi de me suivre dans une si religieuse entreprise.

Il n’y a point de doute que l’empire des vices ne fût bientôt abattu, si les meilleures plumes au lieu de les défendre et de les farder, voulaient leur déclarer la guerre. Un philosophe disait que pour savoir quel était un homme, il fallait savoir avec qui il conversait d’ordinaire, et moi j’ajoute, qu’il faut savoir à quelle lecture il s’adonne, s’il n’est capable que de lire, et sur quels sujets il travaille, s’il est capable de composer.

L’imagination ne fait pas seulement du désordre dans le corps, elle trouble les fonctions de l’âme par ses dérèglements, et il est impossible qu’elle soit remplie d’objets déshonnêtes, ou qu’elle s’occupe avec plaisir à des inventions impies, que l’entendement n’en demeure obscurci, et la volonté corrompue.

Il n’y a dans notre cœur que trop de dispositions pour la volupté, et que trop de dégoûts pour la vertu, sans que l’éloquence se mêle de persuader l’amour de l’une, et la haine de l’autre. La plupart des hommes avalent aisément le poison à cause qu’il est doux, et ne peuvent prendre les remèdes à cause qu’ils sont ordinairement amers. Ils aiment mieux tomber dans le précipice que d’en être retirés rudement, et ils ne se soucient pas de s’égarer, pourvu que ce soit dans des chemins agréables.

Les écrits en prose sont capables de faire du mal : mais les vers ont une force incomparablement plus maligne ; et je crois qu’il y a la même différence entre ces deux genres d’écrire au regard des mœurs, qu’entre la représentation de quelque objet impudique, et la vue de ce même objet au regard de l’imagination.

La poésie a je ne sais quels attraits, je ne sais quelle hardiesse, je ne sais quel rapport secret avec l’âme. Elle trouble ses passions par des moyens invisibles. C’est un furieux torrent qui emporte tout ce qui se trouve à sa rencontre, un éclair qui éblouit tous les yeux qui le regardent, et une foudre qui abat tout ce qui lui résiste. Quand elle tend quelque piège, elle le couvre de fleurs si agréables et si éclatantes, qu’on ne le voit pas, ou qu’on est bien aise d’y être pris. Le venin qu’elle présente est si bien préparé, elle le donne dans un vase si précieux qu’on a de la peine à le refuser.

Platon, qui connaissait les forces de cette belle enchanteresse, la bannit de sa république, où il ne voulait point que la vertu trouvât une si puissante occasion de se corrompre. Je ne voudrais pas que les princes chrétiens l’imitassent en sa rigueur. Mais je souhaiterais qu’ils lui commandassent de se souvenir qu’elle est vierge, et fille du ciel ; qu’ils lui fissent quitter les ornements qui sont contraires à la pureté dont elle doit faire profession, et qu’ils l’obligeassent de ne sortir jamais du temple, ou de n’en sortir que pour entrer dans les lieux où se trouve la vertu. J’honore les auteurs grecs et latins qui n’ont rien écrit qui puisse blesser l’honnêteté, j’y cherche de l’instruction, et j’avoue que j’y trouve toujours mes délices. Mais il est raisonnable qu’Athènes et Rome idolâtres, cèdent à Jérusalem la sainte. On peut passer par celles-là, mais il faut établir sa demeure en celle-ci ; il lui faut consacrer les dépouilles de ses ennemies, et la bâtir de leurs ruines. Nos pères ont renversé les autels des démons, qui n’étaient que de pierre, et nous leur en élèverons d’or et de diamants dans nos ouvrages ? Nous aurons tous les jours dans la bouche des faussetés que notre cœur désavoue ? Nous invoquerons pour dieux ceux à qui nous ne voudrions pas ressembler ? Nous trouverons le nom de Jupiter plus auguste que celui de Jésus, et les adultères de l’un nous fourniront de plus belles pensées, que la sainteté et les miracles de l’autre ?

Ceux qui prononcent si hardiment qu’il n’y a point de sujets agréables dans l’écriture, parlent d’un pays dont ils n’entendent pas la langue, et où ils n’ont jamais abordé. Ils veulent faire des règles de leur ignorance, et parce qu’ils ne peuvent s’élever tant soit peu, ils défendent que l’on quitte la terre. La peine avec laquelle il faut tirer l’or enfermé dans les livres saints, et les épines qui environnent leurs roses les épouvantent de telle sorte, qu’ils sont bien aises d’ôter aux autres le courage qu’ils ont perdu. Et certes il faut demeurer d’accord que ce genre d’écrire est extrêmement difficile. Celui qui s’en mêle doit en premier lieu être tout a fait persuadé de la vérité des choses qu’il entreprend d’expliquer ; il est nécessaire qu’il ait une exacte connaissance de la théologie, afin de ne faire pas des hérésies, pensant faire des traductions, et des paraphrases. Il a besoin d’une grande patience pour trouver la suite qui n’est pas toujours fort claire, et concevoir le sens qui d’ordinaire est obscur. Il y a beaucoup d’auteurs à consulter, et dans la diversité de leurs opinions, si on n’a un excellent jugement, on court fortune de prendre la moins solide et la plus éloignée de la vérité. Il faut avoir la force de rejeter les pensées trop délicates et trop subtiles qui s’offrent dans la chaleur de la composition ; et l’adresse de choisir les ornements propres à son sujet. Il y a un certain esprit, un air que l’on sent mieux qu’on ne peut exprimer, sans lequel les ouvrages de cette nature ne piquent point, et ne laissent ni lumière dans l’entendement, ni chaleur dans la volonté, qui sont néanmoins les deux choses qu’ils doivent faire.

L’étude ordinaire de l’écriture et des pères contribue beaucoup pour l’acquérir, mais elle ne peut pas le donner entièrement, et ce n’est qu’au pied de la croix de celui qui ouvre la bouche des enfants pour chanter ses louanges, qu’on l’apprend en perfection. La sagesse dit d’elle-même qu’elle n’entre point dans une âme impure, et un corps sujet au péché. Si nous en demandons la raison, le grand apôtre nous dira, qu’il n’y a nul rapport entre la lumière et les ténèbres, nulle convenance entre le sanctuaire, et le temple des idoles, nulle alliance entre Christ et Bélial. La manne dégoûta les Israélites aussitôt qu’ils cessèrent d’être fidèles à Dieu. Il en est de même des lectures et des méditations spirituelles, qui ne contentent plus, qui paraissent sans grâce et sans ornements, aussitôt que nous retombons dans les premiers désordres de notre vie. Alors la vérité ne peut plus entrer dans nos oreilles parce que le péché les a bouchées ; les mystères les plus brillants nous paraissent pleins de ténèbres, à cause que nos entendements sont aveugles ; et les traits les plus acérés ne peuvent pénétrer notre cœur, parce que la volupté l’a rendu de pierre. Dieu a une langue particulière, mais elle n’est intelligible qu’à ceux qui ont son amour : et comme ils trouvent que les discours les plus relevés que les hommes peuvent faire ne sont que des fables ridicules en comparaison des vérités divines, ainsi ceux qui n’ont des pensées et des affections que pour la terre, prennent plus de plaisir dans la lecture d’un roman, que dans celle de l’évangile.

Mais ce discours m’emporterait trop avant, et il est temps qu’après avoir parlé des difficultés de la poésie chrétienne, de ses profits, et de ses excellences, je parle des pièces particulières qui composent ce volume, et rende raison de la conduite que j’ai observée.

J’ai mis les églogues sacrées devant les cantiques particuliers, à cause que leur argument est tiré du livre qui par excellence est appelé Cantique des cantiques.

Tout ce que nous avons dans le corps de l’Écriture sainte est digne de respect et d’admiration. Mais il n’y a point de doute que le style n’est pas égal dans tous les livres, et que les uns contiennent des mystères plus hauts que les autres. Dieu a inspiré tous les prophètes, il ne les a pas tous inspirés également.

Il a fait voir à ceux-ci, ce qu’il a caché à ceux-là ; et s’est servi de leur plume, sans changer ni leur façon naturelle de concevoir, ni celle d’exprimer leurs pensées, de là vient la différence d’Isaïe et d’Amos, du livre de Job, et des autres livres historiques ; et entre les psaumes de ceux qui sont de David, et de ceux qui n’en sont pas. Si nous avions ces cinq mille cantiques composés par Salomon, nous aurions une preuve de cette vérité, et nous verrions sans doute que pour la grandeur de la matière, il s’est surpassé lui-même dans ce divin épithalame dont je parle. Il est nommé Cantique des cantiques comme j’ai déjà dit à cause de son excellence, et en passant il faut remarquer que c’est la façon de parler dont l’Écriture se sert pour exprimer quelque chose de grand.

Ainsi le ciel où on croit qu’est le trône de Dieu, est appelé le ciel du ciel, et Dieu est qualifié le roi des rois. Les théologiens même de la primitive Église se sont servis de cette phrase. Car Saint Denys appelle l’eucharistie, mystère des mystères, et Saint Grégoire de Naziance, la fête de Pâques, la fête des fêtes.

Tous les mystères que l’Église nous propose pour objets de notre foi, sont incompréhensibles ; mais il me semble que celui de l’incarnation a quelques ombres particulières que nos entendements ne peuvent pénétrer. Dans celui de la Trinité on voit un père qui n’est pas plus âgé que son fils, qui lui donne son essence, et qui ne la perd pas, qui l’a engendré, et qui l’engendre encore, qui dans son entendement imprime une image, mais une image substantielle, une image qui est la même chose que celui qui l’imprime, et qui ne sort jamais du miroir où elle est imprimée. On y voit encore le Saint Esprit qui procède de l’un et de l’autre, et qui est aussi grand que l’un et que l’autre. Il y a distinction de personnes, et unité de nature, il y a une génération, et nulle corruption ; toutes choses sont communes, et néanmoins il y a quelque chose d’incommunicable.

Car le Père pour avoir la divinité du Fils, n’est pas le Fils, et le Saint Esprit pour être l’amour du Fils et du Père, n’est ni le Fils, ni le Père. Mais dans l’incarnation, que voit-on que faiblesse et qu’humilité ? Jésus-Christ naît dans la plénitude des temps, il naît dans une étable, il a besoin des mamelles de sa mère, il s’enfuit d’un pays en un autre, il gagne son pain à la sueur de son visage, il est appelé imposteur, il passe pour magicien, enfin il meurt, et il meurt sur une croix. Or il est plus aisé de croire des choses grandes de Dieu, que d’en croire de basses, parce que le seul nom de Dieu porte l’imagination à la puissance et à la grandeur.

C’est de ce dernier mystère que parle le Cantique des cantiques sous le nom de l’époux et de l’épouse, et le sens mystique y tient lieu de sens littéral. Car il ne faut pas s’imaginer qu’il ait été composé par Salomon pour représenter ses amours avec la fille du roi pharaon, ou selon l’avis de quelques autres avec cette Sulamite de laquelle il est parlé, c’est-à-dire quelque fille de la ville de Salem, qui depuis fut appelée Jérusalem.

Les autres livres historiques racontent les choses qui sont véritablement arrivées, celui-ci dit Saint Augustin, raconte non ce qui s’est fait, mais ce qui se devait faire en l’union de la personne du verbe avec la nature humaine.

Cela n’est pas malaisé à comprendre à ceux qui savent que l’Écriture se peut entendre en trois façons, ou à la lettre comme le Décalogue, ou à la lettre, et selon l’allégorie, comme la plupart des histoires de l’ancien Testament, que Saint Paul dit avoir été écrites, et être arrivées pour notre instruction ; ou enfin selon le seul sens mystique, et en ce rang il faut mettre le Cantique des cantiques.

En effet si on ne s’arrête qu’à l’écorce des paroles, on y trouve ce semble des sujets de scandale, et c’est pour cette raison que parmi les Hébreux sa lecture, et celle des trois premiers chapitres de la Genèse, du commencement, et de la fin des prophéties d’Ézéchiel était défendue aux jeunes gens.

On me demandera peut-être pourquoi le Saint Esprit s’est servi de la figure du mariage humain, pour signifier l’union céleste de Jésus-Christ avec la nature humaine, l’Église, et l’âme fidèle, qui sont les trois sens plus naturels et plus véritables qu’on y peut trouver.

Je réponds premièrement que Salomon avait accoutumé de cacher sa doctrine, et les vérités qu’il voulait enseigner sous des paraboles, c’est-à-dire, des comparaisons sensibles, et accommodées à la capacité de ses lecteurs, et l’Écriture remarque expressément qu’il avait un don particulier de Dieu pour cette façon de parler et d’écrire.

Or ayant à traiter de l’union du Messie avec la nature humaine, pouvait-il choisir une figure plus propre, que ce chaste et puissant lien du mariage, qui de deux personnes n’en fait qu’une, suivant ce que Dieu dit lui-même en l’instituant, ils seront deux en une chair.

Cette façon de parler n’est pas particulière à Salomon, tous les prophètes s’en sont servis. Isaïe représente le peuple juif tantôt comme une femme abandonnée de son mari, et tantôt comme une jeune mariée revêtue de toutes sortes d’ornements magnifiques.

Dans Jérémie, Dieu dit, qu’il s’est souvenu de la jeunesse de Sion, et de son amour au jour de ses épousailles. Il lui reproche de s’être prostituée, et d’avoir le front d’une femme publique. Dans Baruch, Sion ne veut pas que personne se réjouisse auprès d’elle, parce qu’elle est veuve et désolée, Ézéchiel la représente comme une femme nue, pleine d’ordures, et de confusion ; dont Dieu a couvert l’ignominie, qu’il a lavée d’une eau très pure, et parfumée d’une huile exquise, et qui après ces faveurs, s’est souillée de toutes sortes d’impudicités. Dans Osée, Dieu dit, qu’elle n’est plus sa femme, et qu’il n’est plus son mari. David, voulant exprimer les inspirations que Dieu envoie à l’âme qu’il justifie, dit, écoute et vois, ma chère fille, prête l’oreille, et oublie la maison de ton père, et le roi sera épris de ta beauté. Voilà le langage du vieil testament, celui du nouveau s’y rapporte ; car en Saint Matthieu Jésus-Christ est appelé l’Époux, le Royaume des cieux est signifié par les noces de l’époux et de l’épouse, dont les folles vierges sont chassées, et les disciples de Jésus-Christ sont appelés les amis de l’Époux. Le grand apôtre, parlant aux fidèles, dit qu’il les a fiancés avec Jésus-Christ son maître. En second lieu, le mariage était l’expresse figure de l’union dont Salomon avait envie de parler. C’est la doctrine du même Saint Paul, qui appelle le mariage un grand sacrement, parce qu’il représente l’union personnelle de Jésus-Christ avec la nature humaine, et son union mystique avec l’Église, qu’il a nettoyée de toute souillure, par l’eau de régénération, et la parole de vie, afin qu’elle se présentât à lui sans tache et sans ride.

Je n’ai expliqué aucune de ces unions dans mes églogues, parce qu’il m’a semblé que les vers ne pourraient souffrir beaucoup de choses que j’eusse été obligé de dire, et que d’ailleurs le sens que j’ai suivi est orthodoxe ; et fort peu différent des deux autres. Je ne leur ay donné ni le nom de paraphrase, ni celui de version, à cause que j’ai pris la liberté d’ajouter ce que je croyais être nécessaire pour la suite de mon dessein, et de retrancher ce que je pensais ne s’y pouvoir accommoder, j’ai tâché autant qu’il m’a été possible à ne donner aucun sujet de rire et de blasphémer à ces messieurs, qui veulent que se moquer de Dieu et faire une farce de l’Évangile soit la marque de la force et de la bonté de l’esprit. Quand j’ai suivi la lettre, ç’a été pour ne pas perdre l’occasion de faire des descriptions agréables. Mon style est naïf, et sans afféterie, parce que j’ai cru que le poème pastoral tel qu’est le Cantique des cantiques, n’en demandait pas un autre, et que la scène étant dans les bois et au bord des fontaines, il ne fallait se servir ni du langage du cabinet, ni de celui de la guerre. Ceux qui ont quelque connaissance de la théologie mystique m’entendront partout, et reconnaîtront bien que j’ai affecté de certains termes dont je ne me servirais pas en un autre sujet.

Pour les autres cantiques et les psaumes, dont j’ai fait les paraphrases, l’argument que j’ai mis à chacun explique assez l’occasion pour laquelle ils ont été composés. Le style y est un peu plus fort que dans les églogues, ou pour le moins ç’a été mon dessein qu’il le fût. J’ai contribué toute la diligence dont j’ai été capable, pour ni laisser point de fautes ; toutefois je ne doute nullement qu’il ne s’y en rencontre encore beaucoup. Je ne les défendrai jamais, si on est assez charitable pour m’en avertir : car j’estime qu’il n’y a point de honte à faire quelques faux pas dans une longue carrière, mais qu’il y a de la faiblesse à aimer mieux demeurer étendu sur la terre, que de prendre la main d’un autre pour se relever. Ma maxime est de ne rien mettre au jour sans consulter mes amis, et mon bonheur m’en a donné de si habiles et de si fidèles, que je ne crains nullement d’en être trompé.

Ce n’est pas de leurs seuls advis que je fais état, les censures de mes envieux me profitent quand elles sont raisonnables, et il ne m’importe entre quelles mains je vois un flambeau, pourvu qu’il m’éclaire. Je m’étudie tous les jours moi-même, et je trouve tant de faiblesses dans mon esprit, que je ne m’étonne pas de faire des fautes. Aussi ne trouvai-je point étrange qu’on ne m’estime guères, et si je me crois louable pour quelque chose, c’est pour cette connaissance que j’ai de moi-même.

Je confesse que dans mes prières et mes méditations, les pensées ne sont ni subtiles, ni extraordinaires ; aussi n’ai-je pas l’esprit fort élevé, et des trois degrés de la vie spirituelle, je ne connais encore que celui des regrets et des larmes.

J’ai mieux aimé suivre les mouvements de mon cœur, que les règles de l’éloquence ; et mon opinion a toujours été que Dieu qui révèle ses mystères aux humbles, et qui n’a choisi ni les savants ni les sages du siècle pour les rendre ministres de sa parole, n’écoute aussi que les oraisons pleines de candeur et de simplicité. Les grandes douleurs ne permettent pas de faire des plaintes éloquentes, ni l’ardente affection des discours étudiés. Dans le commerce que l’on a avec Jésus-Christ, l’entendement doit bien moins agir que la volonté ; il n’importe que ses flammes aient beaucoup de lumière, pourvu qu’elles aient de la chaleur : ce n’est ni l’ordre du discours, ni la diction, ni les figures qui le persuadent. Le zèle seul se fait entendre, le zèle seul le presse, le zèle seul obtient de lui les faveurs et les grâces dont on a besoin. Le sacrifice des lèvres lui est agréable, mais il faut qu’il soit accompagné de celui du cœur, autrement c’est le son d’une cloche qui retentit, et qui s’évanouit incontinent.

Toutes nos prières devraient être faites sur le modèle de celle qui est sortie de sa bouche. Il n’y a rien de plus simple, ni de plus facile, cependant il n’y a rien qu’elle ne contienne, et tout ce que nous pouvons imaginer de plus beau, n’en approche point. Je veux bien que dans la philosophie humaine, on prenne la liberté d’inventer des choses nouvelles. Mais je ne puis souffrir la même hardiesse dans la dévotion, que je ne trouve belle que quand elle suit les traces de l’ancienne. Le chemin le plus battu est le plus assuré, pour peu qu’on s’en détourne, on s’égare bien loin, et après avoir longtemps marché, enfin on arrive à une rivière où on se noie. Ceux que la vaste étendue d’une mer qu’ils ne connaissent point, la fureur des vents, et le danger des naufrages n’ont pu détourner de passer les anciennes bornes du monde, pour en découvrir un autre, ont eu une hardiesse louable ; mais quiconque dans la religion ne se contente pas de la subtilité de ses ancêtres, est plutôt impie que subtil, et mérite bien de rencontrer des précipices.

Certes il vaut mieux croire que le respect les a empêchés d’aller plus avant qu’ils n’ont été, que d’en accuser leur faiblesse. Si nous considérons quel visage avait l’Église de leur siècle, nous y trouverons de la beauté sans fard, et de la prudence sans finesse. Alors les fidèles ne savaient pas parler de Dieu avec des termes curieux et magnifiques, mais ils savaient bien mourir pour lui. Ils aimaient mieux prouver la vérité de leur foi par l’innocence de leurs mœurs, que par l’artifice de leurs harangues ; leur constance était la subtilité dont ils se servaient pour convertir leurs bourreaux, et leurs plaies les arguments qui rendaient quelquefois leurs juges compagnons de leur martyre. Ils ignoraient peut-être la différence des vertus, mais ils les pratiquaient toutes ; ils n’eussent su peut-être définir la charité, mais leurs pensées, leurs paroles, et leurs actions en étaient animées.

Aujourd’hui qu’il semble que les cieux sont descendus sur la terre, que le voile est levé, et que la porte du sanctuaire est ouverte, les choses ont changé de face. On parle de Dieu avec des termes pleins de pompe et d’ardeur, et on ne voudrait pas lui donner une larme. On se contente de lui présenter le sacrifice des lèvres, celui du cœur est réservé pour les créatures. On ne se trompe point aux définitions des vertus ; on leur prescrit des bornes, on explique leurs différences, mais on s’arrête à cette spéculation. La vanité est le premier mobile de la plupart des actions que l’on exerce ; s’il y paraît quelque feu, c’est un feu d’artifice, qui consume enfin l’ouvrier et l’ouvrage. Les spectateurs excitent la dévotion, et on n’a point de honte de chercher sur les autels, les hameçons et les pièges pour prendre les honneurs et les richesses. Mais il vaut mieux finir que de dire des vérités dangereuses, et d’offrir des remèdes à des malades furieux, qui pensent jouir d’une parfaite santé, et qui traitent souvent leur médecin comme leur plus mortel ennemi.

 

 

1633.

  

 

 

 

 

 

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