La force dans la faiblesse
par
Ida-F. GÖRRES
L’Église est à un tournant – elle traverse une crise de transformation comme les siècles de son histoire n’en ont pas connu ni soupçonnée. C’est ce qui donne – malgré tout ce qu’on peut énumérer de misères, d’ombres, de terreurs au compte de notre époque : et c’est vraiment une lourde énumération ! – son charme prometteur à la vie que nous vivons. Car nous vivons bien dans l’espérance que l’issue de cette transformation ne sera pas une ruine et une extermination de l’intérieur et de l’extérieur, mais entre les deux : un renouveau.
Le souci majeur de la Chrétienté d’aujourd’hui, c’est l’Église aussi bien chez les Catholiques que chez les Protestants. Le souci majeur de l’Église c’est la Sainteté. C’est une question de vie ou de mort pour elle, aujourd’hui comme par le passé, de demeurer l’unique Église sainte, productrice et nourricière de saints. Qui dit sainteté dit mystère – échappant à nos recherches, à nos moyens d’expression : la sainteté ne devient visible, saisissable, que si elle s’incarne dans les saints, si elle prend forme et figure, à nos regards, et par là, à son tour, devient formatrice pour des êtres réceptifs. C’est pourquoi la question du « vrai visage des saints », de leur « face cachée » a pris une si extraordinaire importance.
Cela vaut pour une figure aussi connue que celle de la Pucelle d’Orléans, dont la destinée tragiquement aventureuse n’a cessé, bien au delà des frontières du monde pieux, d’éveiller la compassion en même temps que la curiosité des historiens, des psychologues, des poètes. Tout d’abord, il semble surprenant qu’aujourd’hui encore il faille s’occuper d’éclairer cette personnalité qui a été soumise comme peu d’autres aux lumières convergentes des disciplines profanes les plus diverses. Mais précisément comme au temps de sa vie, une volonté diabolique de falsification s’acharne sur elle. Jeanne d’Arc ne cesse de se voir appliquer, dans les domaines politiques, nationaux, romantiques, sentimentaux, édifiants et psychologiques, des masques trompeurs. C’est déjà un devoir d’importance de contrecarrer ce jeu obstiné et triomphant du diable et de mettre au clair un peu de la vivante vérité.
Quant à craindre que la sévère élimination de maints traits de la Pucelle gravés dans le cœur et l’imagination de tous (sa beauté, sa reconnaissance du Dauphin à Chinon, son génie militaire, son tragique abandon dans un entourage de fourbes et de crétins) enlève à son image éclat et mystère, c’est aller à une agréable surprise. C’est le contraire qui se produit. La suppression des frondaisons parasites ne fait que dégager la ligne d’un grand arbre, ainsi de même dans notre cas le vrai poème de l’Esprit-Saint que chaque vie de saint représente, ressort-il dans une élévation et une nudité étonnantes.
Car nous ne devons pas oublier que chaque saint est un message qui a pris corps. Et il est curieux de remarquer tout de suite que l’appel de ce message tantôt s’adresse aux contemporains, tantôt aux hommes d’une époque de beaucoup postérieure. Un messager porteur de la lettre d’un grand seigneur : ainsi se définissait sainte Brigitte. Il n’est pas rare que le milieu historique, par surprise devant l’étrangeté de l’enveloppe, ait oublié d’ouvrir la lettre ou du moins de la lire – ou bien encore, que la lettre fût rédigée en une langue encore inexistante ; ou enfin que deux écritures s’y soient superposées qui ne se révèlent qu’à distance.
L’époque d’une canonisation peut, à ce point de vue, nous apporter des éclaircissements inattendus. Une existence de saint peut reposer comme un baume précieux dans la mémoire de l’Église, si bien scellée, qu’il semble oublié, jusqu’à ce qu’une heure d’affliction, un grand fléau, s’abattant sur la Chrétienté ait besoin précisément de ce médicament.
Mêmes les canonisations jouent sur plusieurs plans à la fois. Celui qui, pour la première fois, étudie avec quelque esprit critique les textes d’un de ces actes ecclésiastiques, peut bien s’offusquer de toutes les intrusions humaines dont il respire l’équivoque.
Mais pourquoi vraiment nous étonner sans cesse d’un fait qui, à nous Chrétiens, devrait paraître si naturel ? Dieu en ce monde travaille avec des matériaux naturels – et ils sont ce qu’ils sont. Même de bons catholiques font aujourd’hui la moue devant la fabrication en série des saints à Rome. On ne peut nier que certaines canonisations semblent uniquement survenues pour assouvir de mesquines glorioles de Congrégations ou fournir un modèle insignifiant à quelque conventicule.
Mais savons-nous l’heure où, soudain, un droguier, à notre étonnement à tous et pour notre guérison, va s’ouvrir ? Lorsque la Petite Thérèse fut canonisée, il sembla d’abord que ce fût un idéal de dévotion bourgeoise en format de poche, une piété de pensionnaire dans son écœurante douceur et sa niaiserie qui étaient sanctionnés et donnés comme modèle au monde entier – et encore en leur formule la plus réservée aux religieuses et aux couventines. En fait, ce fut un modèle vraiment nouveau destiné à promouvoir une grande et évangélique sainteté, plein d’enseignements justement pour les laïques, faisant entendre son appel bien au delà des frontières de l’Église visible.
De même la question de l’heure dans la canonisation de la Pucelle d’Orléans nous paraît avoir son importance. Que signifie le fait que son élévation sur les Autels s’opère justement en notre XXe siècle ? Est-ce que le mystère de sa sainteté contiendrait une réponse spéciale à notre temps ? Nous pensons qu’aujourd’hui on peut l’affirmer. Et c’est précisément son image « décapée », dépouillée de tout maquillage et, par là, presque étrange, le visage dont nous sommes redevables à la critique historique, qui, à cette heure de l’Église et du monde, a quelque chose à nous dire.
Qui eût cru possible, même théoriquement, qu’un « être pareil » fût proclamé saint – avant l’évènement ! Qu’une sainte pût se présenter sous de pareilles apparences : une jeune fille en habit d’homme, et ceci à une époque où un tel travestissement constituait non seulement une inconvenance mais encore un outrage blasphématoire à Dieu ; une pieuse enfant en soldat et en chef de guerre ; une sainte du Moyen Âge qui n’est ni moniale, ni pieuse mère, ni ascète, ni pénitente, ni contemplative, mais au contraire jetée par l’appel de Dieu dans les réalités les moins éthérées : cours princières, conférences politiques, camps militaires, afin d’y défendre, en « fille de Dieu », les droits de son père ! Une sainte aussi dont l’effort de sainteté nous échappe presque complètement, dont la vie intérieure est « muette » et ne transparaît, assez rarement, que comme un grêle scintillement d’étoile d’une indescriptible et tendre pureté.
Mais plus profondément nous émeut la manière dont, dans cette vie, se fait jour et éclate – sujet de constante surprise par sa largeur, sa variété et surtout son imprévu – la sainteté véritable, c’est-à-dire la sainteté réellement vécue, face à tous les systèmes de perfection chrétienne élaborés, fignolés, échafaudés par les hommes. Nous taxera-t-on de témérité si, en plus du caractère purement laïc de cette sainteté (par opposition à l’idéal monastique), nous croyons y reconnaître deux traits insolites et bien suggestifs, tous deux de grande importance théologique et vitale ?
Lorsqu’en 1869, Mgr Dupanloup, évêque d’Orléans, présenta à Rome la postulation pour la béatification de l’héroïne nationale française, l’idéal de sainteté, tardivement, récemment élaboré par la contre-réforme, le rationalisme du XVIIIe siècle, le surnaturalisme propre au XIXe, était en plein épanouissement : on se représentait le saint comme le sommet sans faille de toute perfection morale, comme l’homme qui, à force de volonté, par une stricte obéissance aux confesseurs et aux théologiens, un exercice méthodique de toutes les vertus, une intransigeante fidélité aux normes et aux modèles approuvés, l’observation scrupuleuse d’innombrables prescriptions morales et ascétiques, avait réalisé une « perfection » caractéristique – avec la grâce de Dieu, naturellement, mais une grâce qui apparaissait comme particulièrement propice et secourable à ce type de perfection et à ce comportement. Les promoteurs de la béatification et les contemporains soupçonnaient-ils en quelle criante opposition leur candidate se trouvait avec ces modèles et ce type de sainteté ? Soupçonnaient-ils en quel conflit jadis son idéal l’engagea avec celui des canonistes et des gens d’Église de son temps, et comment, malgré les plus lourdes pressions, elle s’obstina ? Comment cette inexplicable hétérodoxie contribua, pour une large part, à ce qu’une foule de théologiens et de prêtres parfaitement honnêtes, nullement mauvais, sots ou méchants, prononcèrent en toute tranquillité de conscience ce verdict qui aujourd’hui nous suffoque : « Sorcière, hérétique, apostate » ?
Lorsqu’en 1920 la canonisation de la Pucelle fut célébrée, les étoiles conductrices de la conscience catholique avaient changé. C’était après la première guerre mondiale, la génération montante était sous la fascination d’un idéal nouveau : celui du noble héros, de la saine nature, de la personnalité morale. C’était l’un des soucis pressants de l’éducateur catholique, de montrer les saints comme capables de remporter la palme, même en ce domaine. C’était le temps où l’on donnait comme mot d’ordre la formule aujourd’hui déjà bien fanée de « saint de chair et de sang » et non pas de « stuc et de sucre colorié », de saint : beau spécimen d’humanité, génie religieux, « lutteur et vainqueur ». Il devait incarner à la fois la plus haute réalisation de tous les dons humains et celle de la plus exquise « culture religieuse ».
C’était une mode parmi les catholiques de penser ainsi, et peut-être point la plus mauvaise. Mais l’« Église » apparemment ne s’y pliait guère. Ceux qui étaient proclamés saints, à l’époque, ne répondaient nullement aux nouvelles exigences : la petite Thérèse, le simple frère Conrad – et la Pucelle d’Orléans ! Mais oui, la Pucelle d’Orléans. Beaucoup de catholiques à la page ont pu alors pousser un soupir de soulagement de posséder enfin un modèle de saint vraiment « sortable », intéressant, génial, à part, imbattable sur le plan moral.
Bien sûr, aussi longtemps que son aventure humaine se prolonge, dans la jeune fille casquée, chevauchant aux côtés du roi, rien à reprendre. Mais ensuite... Savions-nous que, sa mission divine, Jeanne l’a non seulement héroïquement défendue d’abord l’épée à la main, puis avec les armes de la Foi, tout au long de l’interminable, de l’inhumaine torture du procès – mais aussi qu’elle l’a trahie ? Connaissions-nous jusqu’ici l’histoire de son abjuration avec cette exactitude ? Ne nous contentions-nous pas trop aisément de l’explication que cette abjuration était extorquée, falsifiée, indignement truquée par des substitutions de documents ? Avions-nous réalisé qu’il s’agissait d’une authentique abjuration ?
Ce ne sont pas là des raffinements de psychologue après coup, c’est son propre aveu repentant après la chute. Jeanne est tombée, et vraiment dans le plus profond abîme où puisse rouler un appelé : celui de renier la voix de Dieu, sa propre mission, par peur, par pitoyable peur pour sa peau. Jeanne est tombée comme Pierre est tombé, et non point par surprise, mais après avoir défendu avec une bravoure, une clarté, une décision vraiment inouïes, dans un siège qui a duré des mois contre des professeurs, des théologiens, des juristes, des politiques, et l’authenticité et la sainteté et l’origine divine de ses « voix ». C’est précisément parce que ce combat long et désespéré montre la forme et inoubliable clarté de son savoir intérieur – c’est pour cela que nous sommes bouleversés à ce point par son soudain reniement.
Qui reconnaîtrait ce visage, quand on songe à la jeune fille brillamment armée, brandissant son blanc fanion à la droite du roi – cette pauvre Jeanne effondrée, éplorée, défigurée, devenue finalement une ruine, et qui, dans des accès de rire nerveux sentant l’hystérie – ainsi nous la montre-t-on – n’arrive pas à signer assez vite les raisons déshonorantes de sa soumission à la force brutale !
Et la manière dont ensuite elle se ressaisit : qui peut affirmer que cette rétractation de rétractation ait été un retour pur et simple au droit chemin, une nouvelle flambée de sentiments héroïques ? N’y a-t-il pas eu une part, pour le moins, de simple désespoir de ce que la trahison de Saint-Ouen n’eût pas payé, de ce qu’elle n’eût pas apporté le prix promis de la corruption : la garde féminine, la prison ecclésiastique, l’accès aux Sacrements ? Au lieu de cela, tout allait comme auparavant, prison anglaise, gardiens militaires brutaux, tentatives de violence, abandon spirituel extrême.
N’a-t-elle pas voulu, dans l’effroyable perspective de ne jamais voir aucun changement à sa situation, provoquer de vive force une condamnation à mort ? « Plutôt mourir que traîner la vie dans cette captivité ! » – c’est le texte des documents. Et il y a plus. Ce n’était sans doute pas assez de honte et de misère : lorsque, relapse, définitivement condamnée, avant le supplice elle est autorisée à se confesser et à communier, et que le moine mandaté pour ce service lui demande « si elle ne voit pas enfin que ses voix l’ont trompée », elle aurait répondu : « Oui, maintenant je vois qu’elles m’ont vraiment trompée. » À la question : d’où elle croyait que venaient les voix, de bons ou de mauvais esprits, elle aurait répondu : « Je ne sais pas, je me soumets à l’Église... » ou bien, – le témoin lui-même a des doutes – « Je me soumets à vous qui êtes hommes d’Église... » L’on ajoute que Jeanne avait l’air parfaitement maîtresse d’elle-même.
Et ce n’est pas encore fini : « Martin Ladvenu raconte que Jeanne lui a avoué que l’ange apparu à Charles VII à Chinon, c’était elle-même ; que le roi n’a jamais reçu une couronne, et que tout ce qu’elle a déclaré à ce sujet n’était qu’invention. »
On devine que la pauvre fille torturée acquiesçait à tout et n’était plus capable d’aucune résistance. Lorsque Ladvenu communiqua ensuite à Jeanne qu’elle allait – tout de même ? – être brûlée, « elle se mit à pleurer ». Et encore au moment de la Communion : « Je ne crois plus en rien autre qu’en Dieu ; je ne veux plus croire aux voix, puisqu’elles m’ont trompée... »
Et comment comprendre que, sur la place du supplice, devant le peuple et le tribunal, elle ait encore déclaré tout haut : « Tout ce que j’ai fait de bien ou de mal, je l’ai fait de mon propre mouvement, ce n’est pas mon roi qui m’y a forcé ! » A-t-elle, une dernière fois, essayé de protéger, en un geste chevaleresque, son roi, ou est-ce la dernière et publique rétractation de l’affirmation si longtemps, si passionnément défendue, que tout ce qu’elle faisait, elle le faisait de par Dieu ?
Lui a-t-il fallu vraiment s’enfoncer dans les ténèbres ultimes et totales de l’incrédulité définitive en sa Mission – ou bien a-t-elle enfin compris, pauvre enfant cent fois martyre, qu’elle ne pouvait pas livrer ce qu’elle avait de plus sacré à cette meute, leur a-t-elle parlé simplement des lèvres afin que ces endurcis irréductibles ne lui refusassent pas encore la seule chose à laquelle elle ne pouvait renoncer plus longtemps : le Corps du Seigneur comme viatique, pour aller au supplice ? Car lorsqu’elle fut enfin debout sur le bûcher flambant, lorsqu’il n’y eut plus rien à sauver ni rien à perdre, alors les témoins entendirent du milieu de la fumée crier : « Que ces voix venaient de Dieu, et que, quoi qu’il fût arrivé, elle ne croyait pas que ses voix l’eussent trompée, et que ses révélations étaient de Dieu ». Ex Deo erant.
C’est le dernier mot de sa vie.
Énigme sur énigme !
Quelle étrange figure l’Église a placée parmi les saints ! Mais doit-il nous paraître si étrange, ce visage, à nous, Chrétiens du XXe siècle ? Ne l’avons-nous pas déjà souvent vu, dans les impitoyables photos de la presse d’information, entre des phrases sèches et conventionnelles des reportages ? Ne reconnaissons-nous pas le visage ravagé du cardinal Mindszenty avec ses yeux hagards et sa lèvre pendante, le visage du « prêtre perdu de boisson » avant son exécution, dont les traits devenus presque légendaires ne sont cependant que la figure stylisée de maints destins anonymes ? C’est ce visage qui, le 20 mai 1920, sous le heaume éclatant de la vierge guerrière, a eu les honneurs de la canonisation.
« Où vais-je me trouver ce soir ? » demandait Jeanne avec la plus profonde inquiétude. Mais lorsque l’interlocuteur – par pitié ou curiosité teintée de joie maligne – lui répliqua : « N’avez-vous plus confiance dans le Seigneur ? », elle donna comme réponse : « Par la grâce de Dieu, je vais me trouver en Paradis. » La Sainte se réfugie dans le souvenir du bon Larron. Comme il est bon, vraiment bon pour nous que tout cela soit arrivé, que le martyr défaillant, le héros humilié, le pauvre pécheur dominé par sa nature sous le poids de l’épreuve – mais le sacrifice n’en est pas moins offert dans l’obéissance et l’abandon : comme il est bon, comme il est merveilleux, que ce destin aussi brille parmi les constellations du ciel de la sainteté, reconnaissable à nos yeux angoissés, à jamais fixé là-haut.
Et il est encore une troisième et inattendue profondeur, qui s’ouvre devant nous, si nous considérons la « véridique » image de la Pucelle d’Orléans.
C’est un tribunal ecclésiastique qui l’a examinée et condamnée. Nous savons aujourd’hui avec tous les détails qu’il s’agit d’un meurtre juridique mal déguisé, après des entorses au droit éhontées, raffinées, méthodiques, au moyen d’interrogatoires retors, de menaces brutales, de tortures extérieures et intérieures, malgré que la torture à proprement parler ait été seulement annoncée et non utilisée. Les documents ont été falsifiés, les réponses abusivement interprétées. Tout cela est établi. Cependant il est établi aussi, qu’à côté des fins politiques et des moyens adaptés à ces fins – à savoir la déconsidération d’un sacre royal obtenu par le pouvoir d’une sorcière – le procès avait un autre objet, posait une question « purement religieuse » : Jeanne était-elle disposée ou non, en ce qui concernait ses voix, à se soumettre au jugement de l’Église ? Il faut que nous ayons le courage d’éplucher loyalement cette partie du procès. Cette question n’était, en soi, ni politique ni juridique. Elle devait être l’objet d’un jugement d’ordre spirituel. Dans ce tribunal, en dehors de l’évêque Cauchon, traître à ses serments, instrument entre les mains des Anglais, acharné à la mort de Jeanne (« Évêque, vous me tuez ») et de beaucoup de sous-ordres, siégeaient aussi des professeurs de théologie en Sorbonne parfaitement honorables, des docteurs et des moines, qui pouvaient se livrer à l’examen de leur spécialité en toute bonne foi.
Les visionnaires et les prophètes ne manquaient pas en cette période troublée. Dans la conscience et plus encore dans les expériences du temps, le charismatique se mêlait au magique, au démoniaque (nous pouvons ajouter : au médiumnique, au parapsychique, pour ne pas parler de l’hystérique et du démentiel) et coulait en flots chatoyants et bizarres. Le discernement des esprits n’était pas un devoir mais une nécessité absolue pour ne pas succomber au débordement de ce menaçant chaos. Et ce ministère de toute première importance, indispensable au bien commun, revenait de droit aux hommes d’Église, à la hiérarchie, aux théologiens. Ils avaient réellement seuls compétence en ce domaine. Ce n’est ni par empiétement, ni par méchanceté, ni par intrigue, qu’ils entreprirent d’examiner « le cas de Jeanne d’Arc ». Jeanne effectivement ne leur a jamais refusé ce droit. Elle s’en est dès le début remise à leur jugement. Au commencement de sa mission elle eut à se soumettre, sur l’ordre de l’Archevêque Regnault de Poitiers, à un premier examen, et il tourna à son avantage. Évidemment c’était un vice grave de forme et de droit, que Cauchon à Rouen eût osé évoquer à sa barre une affaire qui était du ressort manifeste de Poitiers et d’un prince de l’Église son supérieur. Évidemment aussi les conclusions du procès étaient pour lui fixées d’avance. Jeanne, instruite par des amis, n’hésite pas à invoquer ce premier jugement. Et puis, sur de nouveaux conseils d’amis intimes, elle en appelle d’une autorité malveillante au concile et au Pape. Il n’en est pas moins vrai que le feu croisé de tant d’interrogatoires se réduit à ce dialogue :
« Mais si l’Église militante dit que vos révélations sont des illusions ou des inventions du diable ou bien une pure superstition ou bien d’origine mauvaise – allez-vous vous soumettre à l’Église ? »
À quoi Jeanne : « Je vais me soumettre à mon Seigneur dont j’exécutais les ordres... il me serait impossible de renier tout ce que j’ai dit, devant le tribunal, avoir fait sur l’ordre de Dieu... Et même si l’Église me commandait le contraire, je ne reculerais pas devant des hommes – mais seulement devant Notre-Seigneur, à qui j’ai toujours obéi. »
« Vous ne croyez donc pas être soumise, sur terre, à l’Église et donc au Saint-Père, aux Cardinaux, aux Archevêques, aux autres Prélats de l’Église ? »
Jeanne : « Oui, mais en obéissant d’abord à Dieu. » Deo primitus servito.
Sa Foi en l’enseignement comme en l’autorité de l’Église est sans défaut ni défaillance. Même son ennemi mortel est obligé de faire dresser procès-verbal de sa déclaration : « Que vous ne désirez rien maintenir, parmi vos actes et paroles, qui soit contraire à la Foi chrétienne à nous accordée par le bon Dieu », et Jeanne confirme : « À cette réponse que je viens de donner, je tiens aussi ferme qu’à Dieu notre Seigneur lui-même. »
De façon passionnée et poignante, s’exprime cette foi sans réserve dans ses instantes prières, ses supplications concernant les sacrements qu’on lui refuse, et la sépulture chrétienne.
Comme on ne la laisse pas s’approcher de l’Eucharistie, elle s’agenouille du moins devant la porte close de la chapelle en se rendant à l’interrogatoire, pour adorer son Seigneur dans le tabernacle, et le gardien reçoit une réprimande pour avoir cédé à un sentiment d’humanité.
Pour Jeanne il n’y a pas eu de doute en tout ce qu’elle a appris, dès son enfance, être Foi de l’Église, et en quoi elle a vécu. Elle n’a pas non plus succombé, comme tant de secrets hérétiques de cette époque religieusement bouleversée, à la théorie trompeuse d’une Église uniquement spirituelle et céleste à laquelle on se plaît à comparer l’Église terrestre pour relever l’écart qui les sépare et rejeter cette dernière. Au contraire – c’est le tribunal qui doit lui faire remarquer qu’il faut tout de même distinguer entre l’Église triomphante et l’Église militante ! À la première question directe, si elle veut se soumettre à l’Église et reconnaître son autorité, elle donna la réponse émouvante en sa naïveté – quel écho a-t-elle pu trouver dans les oreilles de ces juges ? – qu’elle se soumettait à Dieu qui l’a envoyée, à la Vierge et à tous les saints du paradis : « Et par là, je ne peux entendre autre chose sinon que, tout cela, Dieu et l’Église, c’est la même chose, et que cela ne peut créer aucune difficulté. Pourquoi tant discuter là-dessus puisque c’est la même chose. »
Un bonheur vraiment, pourrait-on remarquer en cet endroit, que Jeanne n’ait pas été un homme, et surtout pas un intellectuel qui se fût avisé, pour sortir de son impasse, d’imaginer un principe, un système, une philosophie, une théologie. Elle ne cherche pas à expliquer, ni à justifier, ni à éclaircir l’incompréhensible dans lequel elle se trouve ; elle n’en tire aucune conclusion, elle en vit : les prêtres qui la pressent, l’affolent, la tourmentent, demeurent cependant à ses yeux des prêtres.
Elle leur résiste en face sur le seul point où elle sait qu’ils ont tort – cela ne l’empêche pas d’implorer de leur part l’absolution, la nourriture spirituelle, la sépulture chrétienne qu’eux seuls administrent. Et lorsque, au soixante et unième article de l’acte d’accusation, après beaucoup d’autres reproches tels que sorcellerie, fréquentation de mauvais esprits, mépris des fêtes de l’Église, on lui lit : « elle refuse de se soumettre à l’Église militante » – elle interrompt, ce qu’elle n’a guère fait pour les autres calomnies : « J’en appelle au Saint-Père le pape et au saint concile ! » Puis : « Conduisez-moi au pape, je lui répondrai ! » Avec humilité et reconnaissance elle s’approche enfin des sacrements, humblement elle prie encore, sur la place d’exécution, chacun des prêtres présents de vouloir bien dire une fois la sainte Messe pour le repos de son âme.
Tout cela fait que Jeanne, en dépit de ses résistances au tribunal ecclésiastique, n’est pas une hérétique ! Car ce qui rend hérétique, ce n’est pas l’erreur en matière de foi ou de pensée religieuse – sinon quel membre de l’Église serait à l’abri de ce reproche ? – mais la désobéissance : l’orgueil de l’esprit, le mépris de l’autorité, l’entêtement qui, par besoin de s’affirmer, place ses propres vues religieuses, ses propres expériences au-dessus du jugement du magistère ecclésiastique.
L’Église se méfie de l’appel à « la lumière intérieure ». Elle s’en méfie tellement que sa conduite à chaque génération provoque la stupeur. Elle sait qu’il y a toujours des âmes saintes, appelées, objets de communications directes de la part de Dieu, mais elle sait aussi par expérience séculaire combien de trouble égoïsme, d’illusion, d’aveuglement se dissimule derrière la sublimité de cette parole. C’est pourquoi elle a coutume de se méfier de ceux qui se donnent pour favorisés de visions et de lumières, jusqu’à ce qu’elle ait éprouvé l’origine divine de leur mission, précisément par l’obéissance à l’égard de son « gouvernement » ; elle ne reconnaît que cette épreuve comme garantie, laquelle peut ensuite permettre de prendre au sérieux le contenu du message. Jeanne contredit et résiste, mais elle ne désobéit pas. Cela peut paraître paradoxal, mais répond exactement à la réalité.
Nous devons essayer de rassembler toute notre attention pour ne pas fausser le caractère de la situation historique. Jeanne n’est pas une révolutionnaire. En elle se rencontre un être humain parfaitement obéissant, qui pour lui-même ne réclame aucun privilège, aucune exception, aucune dispense à quelque titre que ce soit, un être humain entre deux commandements : un commandement humain auquel, dans toute autre circonstance imaginable, il se soumettrait, et « Mon Seigneur, dont les ordres ont toujours obtenu mon obéissance ». Le second commandement – premier par rang d’importance – est, dans le cas qui nous intéresse, tout simplement caché à la vue et au jugement de l’autorité ecclésiastique : non pas quant à son contenu, mais quant à son caractère mystérieux et surnaturel. Il ne peut pas être démontré. Il ne peut être que cru. Et il n’est pas cru.
Quelle part de péché il y a dans cette attitude de ceux qui détiennent l’autorité, Jeanne ne peut ni ne veut se prononcer là-dessus. Elle sait seulement qu’ils ne voient pas ce qu’elle voit et que Dieu l’a attachée à ce qu’il lui a montré.
Le conflit est insoluble, au suprême degré pour la conscience catholique. Cela, pour la raison que son vice dernier, l’erreur de la décision ecclésiastique, l’empiétement de l’autorité ne se laisse pas non plus démontrer. Nous connaissons tous le mot de l’Apôtre, qu’on doit obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes. Qu’il puisse trouver son application à chaque instant dans les conflits avec l’État, avec la législation séculière, avec les parents, en général avec toute autorité terrestre, nous l’admettons couramment. Mais à l’intérieur de l’Église – là, nous battons en retraite. Nous le faisons parce que c’est une vérité trop profondément enfoncée dans notre sang et dans nos os, que Dieu a revêtu le pouvoir dans son Église de sa propre autorité. Au-dessus de toutes les démissions personnelles, au-dessus de l’indignité la plus crasse de celui qui remplit la charge, resplendit la grandeur de la charge.
Aucun âge de l’Église n’a glorifié et prêché « la sainte obéissance » plus inconditionnellement, plus abondamment que l’époque où se produisit la canonisation de notre Sainte. Ce culte de l’obéissance dans l’Église avait ses bonnes raisons. Ce qui est attaqué, on le défend. Et ce qui exerce la plus forte séduction, on le repousse le plus passionnément. L’idole du monde à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, c’était l’autonomie de l’homme. En un temps qui canonisait la rébellion en soi, qui, sans hésiter décernait le titre à ses yeux glorieux entre tous d’« esprit libre » à quiconque rejetait l’obéissance aussi bien de sa vie que de sa pensée, il était naturel qu’on opposât, à l’instar d’« un art pour l’art », un culte de l’obéissance : une obéissance, si l’on peut dire, de performance, mettant sa fierté à ne pouvoir être dépassée.
Le diable singe Dieu. Le diable est bien trop fin pour opposer à la vertu vraiment chrétienne de la sainte obéissance son vis-à-vis si facilement reconnaissable de la désobéissance ouverte. Il a trouvé la contrefaçon, plus dangereuse parce que plus subtile, de l’obéissance non sainte. C’est-à-dire l’attitude qui, en invoquant les choses les plus saintes, précisément ne cherche pas à voir et à faire la volonté de Dieu même quand elle se présente sous les dehors les plus strictement humains, mais au contraire prend pour idole la volonté de l’homme déguisée sous un masque spirituel : bien entendu, la volonté de ce qui est puissant, fort, redoutable, prometteur de victoire. Cette obéissance non sainte parle d’« autorité légale », d’humilité, de respect, de sacrifice, et pense opportunisme, ruse, mauvaise souplesse, et sens de l’adaptation sur le plan le plus bas de l’utilitarisme et de la sécurité. Que des hommes craignent la force, c’est tout à fait normal et compréhensible, surtout s’il s’agit d’une force mauvaise ; mais du moins ne faudrait-il pas couvrir cette peur de noms saints, pour la justifier.
On ne peut évaluer le ravage causé dans l’Église par l’obéissance non sainte. Son contraire, c’est la sainte résistance – cette attitude si indiciblement épineuse et pénible, qui ne peut presque jamais éviter l’apparence de l’irrégularité, et précisément de cette irrégularité dont elle est le plus éloignée, de la désobéissance à la volonté aimée et adorée de Dieu.
C’est de cette sainte résistance que Jeanne nous a laissé l’exemple magnifique : pure et simple, humble et sereine, sans ressentiment et sans revendication, sans se poser en martyre et sans lamentation sur elle-même ; respectueuse même dans le combat, profondément attristée par l’incroyable malentendu, limitant sa résistance, avec une conscience scrupuleuse, sur le seul point où cette résistance lui était ordonnée et donc permise. Le « non » de l’homme obéissant, posé à la limite où la complaisance entraînerait péché, est le complément nécessaire également noble du « oui » de l’homme obéissant qui se tait et se soumet là où il le peut sans pécher, et donc le doit : deux exemplaires de la même monnaie également valables et authentiques.
Cette sainte résistance d’un enfant de l’Église a été canonisée dans la personne de Jeanne.
Nous savons depuis longtemps que, dans la lutte contre l’hérésie, il y a eu de tragiques victimes de l’erreur humaine, sur les deux fronts : celui des juges et celui des jugés. Ce n’est pas une nouveauté, au contraire, c’est une des accusations les plus ressassées, contre l’« Église de péché » : devant elle nous ne pouvons que baisser la tête et nous recommander à la miséricorde divine.
Mais en la figure de la Pucelle d’Orléans, à notre avis, l’Église, mère et protectrice de la faible et faillible humanité, a retiré du nombre de ceux qu’elle a elle-même condamnés, ceux-là qui se trouvaient innocents aux yeux de Dieu, les a pressés contre son cœur et, leur humiliation terrestre, elle l’a splendidement recouverte de la gloire et de la couronne des Saints.
Ida-F. GÖRRES, La force dans la faiblesse.
Traduit de l’allemand par J. P. d’Arguibel.
Recueilli dans Les saints de tous les jours de mai, 1958.