Saint François d’Assise troubadour
par
Johann Joseph von GÖRRES
NÉ dans l’année 1182, mort en 1226, toute la vie de l’homme de Dieu s’écoula au milieu de cette époque pleine de mouvement, de bruits de guerre, et de chants poétiques, telle que le monde n’en avait point encore vu. Il n’est pas étonnant que lui aussi se soit trouvé saisi par l’ébranlement général, et qu’alors qu’un printemps d’amour et de poésie s’épandait sur la terre, le rossignol ait senti la mélodie et l’amour déborder de son sein. C’était le temps de Richard Cœur-de-Lion et de Saladin, le temps où une moitié du monde se heurtait contre l’autre sur mille champs de bataille ; où l’islamisme et le christianisme se livraient, pour l’empire du monde, la sanglante lutte des croisades ; la parole du prophète régnait depuis les frontières les plus reculées de l’Inde jusqu’aux montagnes de la Galicie, et les peuples turcs, ces Germains de l’Asie, ne la défendaient pas moins vaillamment que les Arabes avec leurs bonnes épées. Contre eux, rassemblées dans une vaste migration, les nations de l’Europe rajeunie combattaient pour l’Évangile : l’Empire et l’Église, divisés d’ailleurs par tant de querelles, réunis cette fois, marchaient de concert au combat. Ainsi le monde d’alors, aussi loin que l’embrasse l’histoire, était partagé en deux par l’opposition la plus profonde, et les temps compris entre ces grandes masses historiques devaient exercer sur tout ce qui se trouvait dans leur sphère la force de décomposition la plus puissante : la nature spirituelle étant par là remuée jusque dans ses plus intimes profondeurs, il se faisait dans le monde comme une nouvelle création. Sous le souffle de l’esprit divin fleurissait alors, dans les cœurs ardents, ce jardin de la poésie, le bocage sacré qui entourait l’Église, le paradis de l’époque nouvelle, non plus comme le premier la demeure de l’innocence bienheureuse, mais le refuge de toutes les âmes blessées par la douleur. Le jardin poétique de l’Allemagne chrétienne brillait dans tout son éclat. À la cour des empereurs souabes et de leurs puissants vassaux, les grands poètes populaires avaient formé et élargi le cycle de son antique épopée : et, pendant que le fleuve brillant s’épanchait à travers la nation, l’essaim des Minnesinger étincelait sur ses bords comme les vers luisants d’une nuit d’été. Par intervalle, les Scaldes du nord tiraient de leurs vieilles harpes de géant des sons qui s’entendaient au loin. Les Normands, qui, de leurs vallées sauvages, s’étaient répandus d’abord dans les Gaules, ensuite sur la terre des Angles, couronnèrent leur roi au cœur de lion des couronnes qu’eux-mêmes avaient tressées et de celles qu’ils avaient conquises sur les Bretons, les Saxons, les Danois, pendant que les aventuriers de même race, qui s’étaient fondé un empire dans l’Italie du Sud, jetaient là aussi la semence du nord : ces esprits puissants avaient encore excité de mille manières ceux qui habitaient une patrie française et appelé les trouvères, qui, à leur tour, réveillèrent plus avant dans le sud les troubadours, dont la voix riche d’harmonie créa la poésie provençale. Nostradamus, parlant de l’année 1152 où Barberousse siégeait avec gloire et splendeur sur le trône impérial, s’exprime ainsi, p. 132 : « Ce fut de ce temps que la poésie provençale commença de se montrer en honneur, et de résonner héroïquement sous les belles et doctes rithmes d’infinis gentils hommes et personnages de haute qualité, qui se mirent à vulgairement romanser et poétiser, puis à chanter leurs belles et agréables inventions sur leurs lyres et instruments ; dont ils furent appelés Troubadours ou inventeurs, Violars, Juglars, Musars et Comics. »
L’empereur lui-même, que son royaume de Bourgogne mettait en relation fréquente avec le sud de la France, avait fait connaissance avec cette poésie à la cour de Béranger, et y avait pris tant de goût qu’il s’y exerça et composa ce dixain connu :
Plas mi cavalier Francez
E’la donna Cathalana, etc., etc.
Depuis lors fleurirent dans ce pays des poètes sans nombre, réunissant souvent dans une seule et même personne le chanteur, l’instrumentiste et le compositeur, quelquefois se partageant les rôles, et comme les abeilles de fleur en fleur portent la poussière fécondante, ils portaient leurs chansons de château en château, réjouissant les esprits et les portant à les imiter. L’Italie parcourue en tous sens par des armées de croisés, en relation continuelle avec les Germains dans leurs expéditions militaires et leurs voyages à Rome, possédant elle-même un si riche fonds poétique, ne pouvait pas rester sans voix quand une voix pleine de vie résonnait si près d’elle. Surtout alors la Lombardie était, ainsi qu’aujourd’hui, comme un pont qui conduisait en France ou en Allemagne. Les jongleurs sillonnaient le pays et y répandaient leurs chants comme une semence de poésie. Dans un tenson entre le troubadour Raimbaud de Vaqueiras, et Albert, marquis de Malespin, ce dernier argumente contre le premier :
Mas vos ai vist cen vetz per Lombardia
Anar a pe a ley de croy joglar.
« Ne t’ai-je pas vu cent fois courir la Lombardie à pied, comme un misérable jongleur » (Raynouard, choix des poés. orig. des troub. VII, p. 193). Et les semences que répandaient ces jongleurs prenaient d’autant plus facilement racine, qu’alors l’italien, le provençal, l’espagnol et les autres dialectes latins se rapprochaient beaucoup plus qu’aujourd’hui, à tel point qu’en 1217 ce même Raimbaud pouvait composer une chansonella dont les différentes strophes étaient en provençal, en toscan, en français, en gascon et en espagnol, et qui vraisemblablement était comprise de la plupart des auditeurs. L’Italie, sur laquelle venaient se confondre les flots d’harmonie qui montaient du Nord lombard, devait se joindre à ce chœur que tant de voix faisaient résonner dans toute l’Europe.
Ce mouvement des esprits s’était aussi fait sentir à Assise, situé sur la route qui conduit du nord à Rome ; et Bernadone n’y était point resté étranger. Fils d’un riche négociant, il dirigeait avec succès le commerce de son père ; mais doué d’un esprit vif, d’un caractère aimable, généreux jusqu’à la prodigalité, d’une tournure gracieuse, d’une figure noble, il possédait en même temps la courtoisie des classes élevées dont sa classe était loin d’être exclue. Ayant pour société plusieurs amis de même caractère, il mena avec eux, jusqu’à sa vingt-cinquième année, au milieu des festins, des ris et des chansons, une vie joyeuse mais non dissolue ; car lors même qu’il vivait au milieu des plaisirs il ressentait déjà de temps à autre le souffle de cet esprit qu’il était prédestiné à répandre. Les chants qui résonnaient à la table de la joviale troupe étaient sans doute des chansons d’amour et des sirventes provençaux. François, comme nous l’apprennent ses biographes, comprenait le français (Histor. trium soc. c. 10) et il aimait à le parler, quoiqu’il ne le parlât pas très couramment ; lorsqu’il se mit à Rome parmi les mendiants, il demandait l’aumône en cette langue comme il le fit plus tard pour ses trois églises. Après sa conversion, il traversait un jour une épaisse forêt où il chantait à voix haute les louanges de Dieu en français ; des voleurs lui ayant demandé qui il était, il se nomma le héraut de Dieu. Il chantait souvent des chansons provençales, mais sur des sujets religieux. Plusieurs troubadours ont composé des poésies de ce genre ; ainsi, parmi les contemporains du saint, Foulquet de Marseille, dont Raynouard nous donne les deux morceaux : Senher Dieus que fezist Adam, et Vers Dieus, el Votre nom e de Sancta Maria ; Perdigon, de qui est le beau chant à Marie : Verges en bon hora ; Raimbaud, de Vaqueiras : Ta hom pres ni dezeret, etc., et une infinité d’autres. Plus tard François visita le pays de ces poètes, envoyé par Innocent III pour convertir les Albigeois, comme nous l’apprend Nostradamus, p. 167 ; seulement celui-ci se trompe lorsqu’il rapporte ce voyage à l’année 1205, tandis qu’il eut lieu réellement entre 1213 et 1217.
Étant ainsi habitué à cette poésie, ses formes durent d’abord s’offrir à lui lorsqu’il se sentit pressé de rendre par des paroles les sentiments qui l’agitaient intérieurement : néanmoins, avec son éducation et son genre de vie, il n’avait point trouvé le temps de s’instruire à l’école des maîtres et de s’approprier la connaissance parfaite de leurs formes. Mais un hasard heureux lui offrit pour aide un maître exercé. Bonar (CIV 50), dans sa biographie, raconte ainsi cet évènement : « Les vertus et la renommée du saint faisaient chaque jour plus de bruit et attiraient de toutes les parties du monde des hommes qui désiraient le voir. Parmi eux était un troubadour célèbre par des chansons mondaines, qui avait été couronné par l’empereur et appelé depuis le roi du chant. Cet homme s’était résolu à visiter l’homme de Dieu, le contempteur de toutes les grandeurs du monde. Arrivé dans le cours de son voyage à S. Severino, il le rencontra prêchant dans l’église du lieu : là l’esprit de Dieu descendit sur lui, et il vit sur le prédicateur de la croix deux glaives flamboyants en forme de croix qui se croisaient sur sa poitrine, l’un allant de la tête aux pieds, l’autre sur ses deux bras étendus. L’étranger, qui ne connaissait pas encore le visage du serviteur de Dieu, comprit par ce prodige que c’était lui qu’il avait devant les yeux. Frappé de ce qu’il voyait, la pensée d’un état meilleur que le sien le saisit aussitôt ; et comme s’il eût été percé par le glaive de l’esprit qui sortait de la bouche de François, il renonça à toutes les pompes du monde, et se lia au saint par un vœu solennel. Lorsque celui-ci le vit délivré des inquiétudes temporelles et converti à la paix du Christ, il le nomma frère pacifique, et l’envoya ensuite en France comme premier ministre de l’ordre. » Wadding (annal. minor, p. 133) rapporte cet évènement à l’année 1212, et à la deuxième du règne de Frédéric II, cet empereur célèbre par son esprit, qui vraisemblablement aussi, à l’époque de son couronnement, avait présenté au troubadour la couronne de laurier. Giraud de Borneil, qui fit la première canson, avait le surnom de maëstre dels trobadors (Raynouard, V, p. 166) ; mais il a vécu une génération trop tard pour être le même personnage que ce roi du chant, comme d’autres circonstances le démontrent encore. Quel qu’il fût au reste, il n’était pas le premier qui abandonnât la gaie science pour une vie plus sérieuse. Foulquet, de Marseille, le chantre inspiré de Richard Cœur-de-Lion, devint moine de Cîteaux, bientôt abbé de Torondel, puis archevêque de Toulouse et persécuteur ardent des Albigeois ; il mourut en 1213. Ainsi firent encore Raymond Jourdan, mort en 1206 à Montmayor, Allamanon, Bernard de Ventadour, Raoul de Gassin et d’autres, tous contemporains du saint. « Celui-ci, raconte plus loin Wadding (Ibid. ann. 1224, 32, etc.), après avoir veillé quarante jours, eut une extase où lui fut donnée l’assurance de son salut, et, revenant à lui, il entonna les premières Strophes du chant du soleil. »
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Le grand cantique de la nouvelle époque est composé ; mais, comme ici la poésie est devenue la vie, et comme la vie est passée dans la poésie, la vie doit finir avec le chant. Une tradition postérieure, mais gracieuse, raconte que le saint passa une fois tout un jour à chanter les louanges de Dieu alternativement avec un rossignol. Ce rossignol, nous l’avons assez dit, était dans sa poitrine, et c’était le même qui, peu après, fit sortir du gosier de sainte Élisabeth de Thuringe mourante, des accents d’une douceur ineffable qui, selon le témoignage de ses biographes, ravirent tous les assistants d’admiration. Une poésie populaire parle d’une chanteuse qui, dans sa dernière et sa plus belle roulade, rendit l’âme avec le chant. Il en devait être de même ici ; car le plus beau et le meilleur tendent à s’affranchir de la terre pour chercher la patrie céleste. Depuis l’apparition de l’Alverna, la vie du saint alla toujours en déclinant, au point que, dans les deux années qui s’écoulèrent encore jusqu’à sa mort, il resta à peine un jour sans souffrance ; le mal, qui s’étendait successivement à tous ses membres, devint si violent, que François dit à ceux qui l’interrogeaient que le martyre le plus cruel était préférable à trois jours de plus d’une pareille vie. Aucune plainte ne sortit de sa bouche pendant tout ce temps, et, lorsqu’un des frères lui parlait de ses souffrances, il se jetait sur la terre nue, tout malade qu’il était, pour demander pardon à Dieu de ce péché. Quand il fut près de mourir (Wadding anu. min. V. II, p. 137), il composa sur son lit de douleur la dernière Strophe du chant du soleil.
« Loué sois-tu, pour notre sœur la mort corporelle, à laquelle nul homme vivant ne peut échapper. Malheur à qui meurt dans le péché mortel ! Bienheureux ceux qui se reposent dans vos très-saintes volontés ; la seconde mort ne pourra leur nuire. Louez et bénissez mon Seigneur : rendez-lui grâces et servez-le avec une grande humilité. »
Comme il savait bien trouver et bien chanter, ainsi que l’ont dit de lui les vieux troubadours (sabia ben trobar et cantava ben), il éleva la voix pour chanter le cantique de réjouissance qu’il venait de composer ; et le frère Élie, son successeur, dans lequel dormait l’esprit mondain qui se développa plus tard, lui ayant représenté que la foule, assemblée au-dehors, pouvait être scandalisée d’une joie exprimée si haut, le saint lui répondit : « Pourquoi ne me réjouirais-je pas dans le Seigneur qui me fait miséricorde ; pourquoi ne serais-je point dans l’allégresse quand je me sens délivré en lui ? » Quelques moments après il mourut sur la terre nue ; le blanc cygne s’envola vers le ciel après avoir chanté : un frère crut voir son âme monter sur une nuée lumineuse sous la forme d’une étoile brillante ; les alouettes, ses amies, se rassemblèrent en grande quantité sur la maison, au coucher du soleil, et exprimèrent leur amour pour lui dans leurs chants joyeux.
Thomas de Celano, frère de son ordre, qui avait vécu avec lui dans un commerce journalier, nous le dépeint avec une éloquence qui vient du cœur. « Avec quelle beauté, quel éclat et quelle majesté, dit-il, il nous apparut dans l’innocence de sa vie, dans sa simplicité, dans son obéissance calme, dans son aimable complaisance, dans son aspect tout angélique ! aimable dans sa manière, doux de caractère, amical dans ses propos, modéré dans ses remontrances, dépositaire fidèle, conseiller prévoyant, actif dans les affaires, plein de charme en tout, son cœur était chaud, son âme douce, son esprit juste ; il était persévérant dans ses vues, patient dans la vie spirituelle, toujours le même en tout ; prompt à l’indulgence, lent à la colère, usant bien de toutes ses facultés intellectuelles, doué d’une heureuse mémoire, d’un jugement sagace et d’une grande prudence, avec cela simple en tout ; dur vis-à-vis de lui-même, aimant vis-à-vis des autres, modeste en toutes choses, le plus éloquent des hommes, son visage était serein, sa physionomie douce ; la mollesse et l’arrogance lui étaient également inconnues. Quant au physique, il était de moyenne taille, plutôt petit que grand, sa tête était ronde, son visage allongé et expressif, son front était petit et uni, ses yeux noirs et doux, sa chevelure brune, ses sourcils droits, son nez droit et d’une belle forme, ses oreilles détachées et petites, ses tempes aplaties. Sa parole était douce quoique enflammée et pénétrante, sa voix forte, mais agréable, claire et harmonieuse, ses dents serrées, blanches et égales, ses lèvres moyennes, mais délicates, sa barbe noire et peu fournie, son cou beau, ses épaules plates, ses bras courts, ses mains petites, ses doigts effilés, ses ongles longs, sa jambe belle, ses pieds petits, sa peau délicate, son corps maigre. Ses habits étaient grossiers, son sommeil court, sa main libérale ; comme il était le plus humble des hommes, il était envers tous la douceur même, s’accommodant à la manière d’être de chacun, le plus pieux parmi les pieux, parmi les pécheurs comme l’un d’entre eux. »
Ainsi vécut cet homme, ainsi chanta et combattit cette belle âme, ainsi cette noble intelligence erra sur la terre avant de remonter au ciel. Si, depuis le temps des apôtres, le Sauveur a trouvé un homme qui ait suivi toutes les traces de ses pas, qui ait rempli tous ses préceptes, et se soit attaché à lui de toutes les forces de son âme, c’est sans doute celui-ci. Il s’est élevé plus haut qu’aucun mortel sur cette mer qui s’étend sous la voûte des cieux ; semblable à la Jungfrau, il a élevé sa tête blanche au-dessus de tous les nuages ; mais ce n’était point une froide neige qui voilait son front, c’étaient les plus belles fleurs de la poésie sacrée qui le couronnaient, et dont le pur miroir brisait et renvoyait avec toutes les couleurs de l’arc-en-ciel les rayons du soleil divin. Qu’il soit donc surnommé à l’avenir François de l’amour céleste.
Johann Joseph von GÖRRES,
Saint François d’Assise troubadour.
Traduit de l’allemand par Edmond de Cazalès.
Recueilli dans Romantiques allemands,
Gallimard, 1963.