LA
MYSTIQUE
DIVINE
NATURELLE ET DIABOLIQUE,
PAR GÖRRES
OUVRAGE TRADUIT DE L’ALLEMAND
PAR M. CHARLES SAINTE-FOI
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TOME I
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PREMIÈRE PARTIE
LA MYSTIQUE DIVINE
DEUXIÈME ÉDITION
PARIS
LIBRAIRIE DE Mme Vve POUSSIELGUE-RUSAND,
RUE SAINT-SULPICE, 23
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1861
PRÉFACE DU TRADUCTEUR
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Lorsque l’illustre auteur de l’ouvrage dont nous donnons la traduction commença ses leçons sur la mystique, beaucoup se demandaient s’il était utile et important de traiter un tel sujet. C’était quelque chose de bien étrange, pour un siècle accoutumé, comme le nôtre, à ne considérer que les phénomènes de l’ordre naturel et sensible, de voir un homme à qui l’on ne pouvait refuser ni la science ni le génie sonder avec une pénétration merveilleuse les mystères les plus profonds de l’ordre surnaturel, après avoir parcouru en quelque sorte tous les domaines de la science. En effet, il n’est pas une seule branche des connaissances humaines que cet homme n’ait étudiée, non d’une manière superficielle et en amateur, mais en savant, avec une patience et une application soutenues. Aussi il n’est presque pas de sujet sur lequel il n’ait laissé quelque ouvrage qui témoigne de l’étendue et de la profondeur de sa science.
Né à Coblentz le 25 janvier 1776, ses études furent interrompues par les guerres de la Révolution française, dont il embrassa d’abord les idées avec ardeur. À peine âgé de vingt ans, il montra dans les clubs et dans les assemblées populaires une éloquence peu commune en Allemagne, et s’acquit bientôt la réputation d’un grand orateur. Il écrivit ensuite un journal intitulé la Feuille rouge. Son impartialité, son énergie et son désintéressement lui gagnèrent tous les cœurs. Cependant la Feuille rouge fut supprimée, à cause d’un article dont le prince de Hesse, alors régnant, s’était trouvé offensé. Plus tard, le désir d’assurer le sort politique des provinces rhénanes engagea les patriotes de la rive gauche du Rhin à demander la réunion du pays à la France. Görres partit donc en 1799 pour Paris, à la tête de la députation chargée de faire cette demande. Mais la révolution du 18 brumaire étant arrivée sur ces entrefaites, la députation ne put pas même obtenir une audience du premier consul. Görres, à son retour, fut tellement dégoûté de la vie politique, qu’il accepta la place de professeur d’histoire naturelle et de physique à l’école secondaire de Coblentz. Il n’avait encore que vingt-trois ans. C’est alors qu’il écrivit ses Aphorismes sur l’art ; ses Aphorismes sur l’organonomie ; son Organologie, et son livre intitulé Foi et science. En 1806, il alla à Heidelberg, où ses leçons lui attirèrent un grand nombre d’auditeurs. Il publia, avec Brentano et d’Arnim, un journal intitulé le Solitaire, et les Livres populaires allemands.
De retour à Coblentz en 1808, il se livra à l’étude de la langue persane, et publia son Histoire des mythes de l’Asie. Il étudia également la poésie du Moyen Âge, et particulièrement les légendes et les poèmes héroïques de l’Allemagne composés à cette époque, et il donna une preuve de sa science profonde en ce genre dans l’introduction qu’il publia à la tête de son édition du Lohengrin en 1813. Mais bientôt Les évènements qui survinrent après la campagne de Russie réveillèrent son ardeur patriotique, assoupie jusque-là par les dégoûts qu’il avait éprouvés. Il devint membre de cette association fameuse connue sous le nom de Tugendbund. C’est alors qu’il publia, en 1814, le Mercure du Rhin. C’était un journal comme il n’en avait point encore paru en Allemagne, et qui eut sur les évènements de cette époque une influence considérable. L’empereur Napoléon lui-même comprit tout ce qu’avait de redoutable pour ses intérêts cette feuille patriotique, écrite avec un entraînement et un enthousiasme extraordinaires, et qui entretenait continuellement parmi les populations allemandes le feu du patriotisme et l’opposition contre la France. Mais une fois que les souverains de l’Allemagne eurent obtenu ce qu’ils désiraient, ils virent avec inquiétude et déplaisir un journal qui réclamait énergiquement l’accomplissement des promesses qui avaient été faites et les garanties dont l’espoir avait été un des principaux motifs de la lutte héroïque à laquelle s’était dévouée l’Allemagne tout entière. Le Mercure du Rhin fut donc supprimé en 1816.
En 1818, Görres s’attira le mécontentement du gouvernement prussien par une adresse qu’il avait rédigée au nom de la ville de Coblentz. Il publia en 1819 son livre de l’Allemagne et la Révolution. Cet ouvrage vaut encore la peine d’être lu aujourd’hui ; et bien des hommes politiques y trouveraient quelque chose à apprendre, ou y verraient exprimées avec un admirable talent les idées qui ont servi depuis ce temps-là de thème aux livres et aux discours les plus remarquables en ce genre. On trouve dans cet ouvrage cette logique puissante, cette raison haute et éclairée, ce sentiment profond de la justice et du droit qui sont le trait distinctif du caractère de Görres, comme homme et comme écrivain. Son livre contraste singulièrement sous ce rapport avec le libéralisme faux, étroit et impie de la plupart des écrits politiques de ce temps. Le gouvernement prussien, irrité de cette publication, donna l’ordre d’arrêter l’auteur, et de l’enfermer dans une forteresse. Cet homme paraissait si redoutable que, pour s’assurer de sa personne, on ne craignit pas de violer le territoire d’un État libre et indépendant. Mais Görres, prévenu à temps, chercha un refuge sur le territoire français, et demeura quelque temps à Strasbourg. Le gouvernement prussien, inquiet du voisinage de cet homme, dont il craignait toujours l’influence, agit auprès du gouvernement français afin d’obtenir son éloignement. C’est alors que Görres, s’adressant au parlement français, écrivit cette requête mémorable où respirent à la fois un noble orgueil et une indignation profonde. Jamais peut-être le sentiment personnel de la dignité humaine ne fut exprimé avec plus de chaleur et de convenance en même temps.
C’est à Strasbourg que Dieu l’attendait pour donner à toutes les belles qualités de son esprit, de son cœur et de son caractère le complément qui leur manquait encore. Une mission, prêchée à cette époque dans la cathédrale de cette ville, fit un enfant soumis à Dieu et à l’Église de cet homme qu’aucune puissance humaine n’avait pu dompter jusque-là. La foi et la piété, entrant dans cette âme profonde et ardente, donnèrent un tout autre cours à ses pensées et à ses études, et lui firent envisager les choses sous un jour tout nouveau. En 1820, il se retira en Suisse, et publia la traduction d’un poème persan de Ferdussi. En 1821, il écrivit son livre de l’Europe et la Révolution ; puis un autre sur les affaires des provinces du Rhin ; et enfin un troisième intitulé la Sainte Alliance et les Peuples au congrès de Vérone. Tous ces ouvrages portent l’empreinte de la nouvelle direction que la foi venait d’imprimer aux pensées de l’auteur. Tout en restant fidèle à son amour ardent de la patrie et de la liberté, il s’attacha à séparer la cause de l’une et de l’autre de celle de la révolution, et à montrer que c’est dans la religion surtout et dans le respect du droit que les gouvernements et les peuples trouvent le progrès et les garanties qu’ils réclament. En 1827, il publia son travail sur Swedenborg et ses visions. C’est alors qu’il fut appelé comme professeur à l’université de Munich par le roi Louis de Bavière ; et c’est là qu’il publia en 1836 son livre sur la mystique, qui termine si glorieusement la série des ouvrages écrits par cette plume infatigable.
Personne n’était plus en état que lui d’aborder une matière aussi délicate, et de la traiter convenablement. La vie mystique, en effet, se rattache, par des liens intimes et nombreux, soit à la nature extérieure, soit à la double nature de l’homme. Les phénomènes plus ou moins extraordinaires sous lesquels elle se produit ne peuvent donc être saisis et appréciés que par un homme profondément versé et dans les sciences naturelles, et dans les sciences morales ; et comme, d’un autre côté, Dieu ou le démon est la cause principale de ces phénomènes merveilleux, leur étude demande un esprit initié non seulement aux mystères quelquefois si obscurs de la théologie, mais encore à toutes les délicatesses de l’ascétique chrétienne. On est effrayé en effet, en lisant cet ouvrage, de l’étendue et de la variété des connaissances de l’auteur. Plusieurs, même parmi ses amis, s’étonnaient quelquefois de le voir consacrer les derniers efforts de sa vie à une œuvre dont ils ne comprenaient pas l’importance. Mais lui, avec ce regard prophétique que donne le génie appuyé sur une longue expérience, apercevait déjà les premiers symptômes de ces désordres monstrueux de l’esprit et du cœur que nous voyons se produire au grand jour sous nos yeux. Il voyait se préparer, pour un avenir prochain, une nouvelle manifestation des puissances infernales, semblable à celles que nous offre le paganisme antique ; et il croyait qu’il était urgent de prémunir les esprits contre ce nouveau danger, en déterminant avec précision les signes auxquels on peut distinguer les opérations du démon de celles de Dieu et de la nature, et en traçant d’une main ferme les limites qui séparent le monde surnaturel et divin du monde sous-naturel et infernal. « Mon livre viendra à temps, » avait-il coutume de dire ; et l’avenir n’a que trop bien justifié les prévisions de ce grand homme.
Depuis longtemps déjà nous avions conçu le projet de faire connaître au public français cet ouvrage, dont nous comprenions toute l’importance, et nous nous étions mis à plusieurs reprises au travail ; mais nous avions été arrêté par la difficulté de l’entreprise. Si l’auteur s’était borné à raconter les faits par lesquels se révèle la vie mystique à ses divers degrés, en les groupant selon l’ordre dans lequel ils se produisent, et en les rattachant à quelques principes généraux qui les expliquent, la tâche du traducteur serait facile, car les faits cités dans cet ouvrage y sont racontés avec une clarté et une simplicité que nous voudrions avoir imitées, ne fût-ce que de loin. Mais il n’en est pas ainsi de la partie spéculative. Ici la matière, déjà si obscure par elle-même, est rendue plus difficile encore par une terminologie que notre langue est impuissante à exprimer. Il nous a semblé que vouloir traduire littéralement cette partie, ce serait diminuer l’intérêt du livre, et en rendre la lecture à peu près impossible au public français. Nous nous sommes donc attaché principalement dans ces paragraphes à bien exprimer le sens des propositions plutôt que le texte littéral, et à rendre claire la pensée de l’auteur soit en retranchant certaines phrases ou certains membres de phrases inutiles ou obscurs, soit en ajoutant d’autres fois, au contraire, sous forme de note les explications qui nous ont paru nécessaires ou utiles. Puisse cet ouvrage produire le fruit que nous nous sommes proposé en le traduisant ! Ceux qui le liront verront, dès les premières pages, que c’est un livre de circonstance, et que, selon la parole de l’auteur, il vient parfaitement à temps. Nous offrons cette traduction aux esprits graves et sérieux, qui y trouveront, nous en avons la confiance, un sujet d’étude et d’édification ; nous l’offrons en même temps comme un hommage à la mémoire de l’auteur, dont la bienveillance et l’intérêt ont encouragé nos premiers pas dans la carrière littéraire ; dont la douce intimité nous a si profondément touché à un âge où rien encore ne pouvait nous recommander à lui, et dont le souvenir nous rappelle une des plus belles années de notre vie.
Plusieurs des faits qui sont racontés dans cet ouvrage ont été traduits du français en allemand par l’auteur. N’ayant pu nous procurer les livres où il les avait puisés, nous avons été obligé de les traduire sur la traduction qu’il en avait déjà faite lui-même. Le lecteur ne devra donc pas être étonné s’il trouve quelques différences, dans l’expression, entre le texte original et le nôtre.
INTRODUCTION
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Dieu, quoiqu’unique dans son essence, est trine dans sa personnalité. Le monde créé, quoiqu’unique dans la pensée divine qui l’a produit, est triple dans ses manifestations. On y distingue, en effet, trois sortes d’êtres : les uns spirituels et invisibles, les autres visibles et matériels, et enfin les êtres organiques, qui forment le lien entre les premiers et les seconds. Parmi ceux-ci, l’homme réunit dans l’unité de sa personne les trois sortes d’êtres qui composent la création tout entière. Il peut ainsi entrer dans un rapport plus ou moins intime avec chacun d’eux, et chacun de ces rapports peut fonder une mystique différente. Il peut se tourner vers la nature et se livrer, pour ainsi dire, à elle. De là résulte une mystique naturelle qui a des formes, des degrés et produit des phénomènes divers. Mais dans tous ces états c’est toujours la vie inférieure et organique qui entre dans un rapport plus intime avec les différents domaines de la nature, et qui entraîne avec elle, par la sympathie qui les unit à elle, les puissances spirituelles de l’homme et les organes supérieurs qui leur servent d’instruments.
En regard de cette mystique familière à l’antiquité païenne, apparaît une autre mystique plus élevée qui a son point de départ et son siège dans les facultés spirituelles de l’homme, et de là, pénétrant les systèmes nerveux supérieurs, tisse en quelque sorte elle-même les liens mystérieux qui la mettent dans un rapport immédiat avec le monde des esprits. Puis, agissant sur la vie inférieure, elle pénètre de degré en degré jusque dans la partie la plus intime de la nature. C’est alors que se développent les formes diverses de la clairvoyance et du magnétisme animal, particulières à notre époque, où le système nerveux et l’élément psychique ont une prédominance si marquée. Toutes ces formes, en effet, malgré la variété de leurs phénomènes extérieurs, ont leur foyer dans la vie psychique, et leur instrument dans les systèmes nerveux, d’où elles étendent leurs ramifications jusque dans les domaines les plus profonds de la nature. Cette mystique psychique ou animale met l’homme en rapport, dans le monde des esprits, principalement avec les âmes des défunts.
Ainsi la mystique psychique des temps modernes, de même que celle des temps anciens, est essentiellement profane. L’une et l’autre, chacune à sa manière, mettent la créature en rapport avec la créature ; et comme elles ne s’élèvent point au-dessus du monde créé, elles sont du ressort de la science, dont elles forment comme la métaphysique pratique. Mais à côté de ce mysticisme naturel, nous en trouvons un autre, lequel s’élève jusqu’à Dieu, et produit une mystique religieuse et surnaturelle qui n’est plus du ressort de la science, mais du ressort de l’Église. Elle a cependant aussi deux côtés sous lesquels on peut l’envisager. Dieu, en effet, peut être considéré dans son essence, ou comme s’unissant à la nature humaine dans l’incarnation. De là une double mystique religieuse dont l’une, prenant pour point de départ le Verbe fait homme, s’élève jusqu’à la Divinité, tandis que l’autre, partant de l’essence divine, descend par degrés vers les créatures. La première se manifeste sous deux formes diverses, correspondant aux deux natures du Verbe incarné, tandis que l’autre, s’attachant à l’essence de Dieu, est simple comme elle. Mais dans chacune de ces mystiques la nature physique et le monde des esprits soulèvent le voile qui en cache les mystères à nos yeux ; et Dieu lui-même, dans la dernière, permet à l’homme de plonger son regard dans les profondeurs de son être.
Si nous considérons la mystique naturelle dans ses rapports avec la mystique religieuse, nous devons reconnaître que celle-ci est de beaucoup plus digne et plus élevée que la première. Celle-ci néanmoins n’a rien de mauvais en soi ; car la créature, étant l’ouvrage de Dieu, est dans un rapport nécessaire avec lui. La mystique naturelle n’est donc point étrangère à l’autre, mais elle en forme, au contraire, la base naturelle. Cependant on ne peut disconvenir qu’il n’y ait là un danger, depuis que le péché a séparé Dieu de la créature. Les suites de cette faute originelle se sont fait sentir jusque dans les derniers domaines de la nature physique, et il en est résulté dans celle-ci une division profonde. Depuis ce temps elle renferme un double élément, l’un salutaire et conservateur, l’autre mauvais et contagieux. La mort et la vie, la loi de la chair et celle de l’esprit, le mensonge et la vérité luttent incessamment l’un contre l’autre. Le monde des esprits lui-même a pris part à cette scission déplorable, et se partage en esprits bons et mauvais. Il résulte de là que tout ce qu’il y a de bien est avec Dieu et agit sous sa dépendance, tandis que tout ce qui est mauvais lutte et combat contre lui. Dans cette lutte, les puissances lumineuses cherchent à maintenir l’ordre, l’harmonie et la beauté de la nature extérieure, tandis que les puissances infernales cherchent à y porter le trouble et la confusion en les soulevant contre Dieu. Tout ce qu’il y a de vrai, de bon dans le monde moral a son point de départ, son centre et son but en Dieu, tandis que tout ce qu’il y a de faux, de désordonné et de mauvais vient d’une manière quelconque du démon et retourne à lui.
Les deux cités se rencontrent donc partout et toujours, et l’opposition qui les sépare est irréconciliable. Mais la supériorité du bien sur le mal se montre en ce que celui-ci, lors même qu’il semble victorieux, rentre encore malgré lui dans l’ordre que Dieu a établi, et en assure tôt ou tard le triomphe. Cette opposition doit se reproduire dans les divers domaines de la mystique. L’homme, placé entre les deux royaumes, celui de la lumière et celui des ténèbres, trouve, et dans le bien qui lui est resté, et dans le mal dont le péché a déposé le foyer dans son être, des liens qui peuvent le rattacher à l’une ou à l’autre de ces deux cités. Dans l’un et l’autre cas, il sort en quelque sorte de soi-même, avec cette différence que dans l’un il est élevé au-dessus de sa nature, tandis que dans l’autre il descend au-dessous d’elle.
C’est ainsi que la mystique naturelle de l’antiquité a cherché, d’un côté, dans les pierres, dans les plantes et les animaux les moyens de se mettre en rapport avec les puissances destructrices de la nature et à reculer les bornes de son pouvoir ; et telle est l’origine de la magie noire ; tandis que, d’un autre côté, les tribus sacerdotales fondaient la magie blanche, en cherchant à découvrir ou à développer dans la nature les éléments salutaires qu’elle renferme. Dans ses rapports avec le monde des esprits, la mystique de l’antiquité a suivi la même direction. Tantôt, s’adressant aux esprits de l’abîme, elle a cherché à se les rendre favorables et à leur arracher leurs secrets par des enchantements, des formules mystérieuses, des conjurations, des amulettes et des talismans ; et de là est venue la goétie. Tantôt, s’adressant aux puissances de la lumière, elle s’est développée sous la forme de la théurgie. La même opposition se retrouve encore de nos jours dans la clairvoyance magnétique, et produit deux directions contraires, dont les effets sont visibles pour tout esprit attentif.
Le monde moral étant partagé aussi entre le bien et le mal, la division que le péché y a introduite doit se reproduire dans la mystique religieuse. Dès que l’âme entre dans ces régions supérieures, elle se trouve sollicitée des deux côtés par des puissances contraires, et obligée de prendre un parti. De là une double mystique, dont l’une met l’homme en rapport avec les démons, et l’autre avec les anges lumineux. La première se rattache par des liens intimes avec la magie noire ou la goétie, tandis que l’autre a une affinité secrète avec la magie blanche ou la théurgie. Mais comme l’homme garde toujours sa liberté, et que le bien et le mal se touchent continuellement en lui, il peut toujours, lors même qu’il a pris un parti, se retourner de l’autre côté. Lorsqu’il s’est décidé pour le bien, et que son esprit, par suite de ce choix, est entré dans les sublimes régions de la lumière, il peut de là parcourir sans dangers les sombres domaines de la nuit, et en contempler les mystères dans des visions terribles. Mais aussi les puissances infernales peuvent, par une permission de Dieu, qui veut ainsi purifier ses élus, susciter contre eux des tentations d’un ordre plus élevé que celles qui éprouvent le commun des hommes. Le même phénomène peut se reproduire dans une direction opposée, lorsque l’homme s’est livré aux puissances mauvaises. Dieu, dans sa miséricorde, le laisse quelquefois entrevoir quelque chose des mystères du monde de la lumière, de sorte que, dans l’un et l’autre cas, il y a entre les deux mondes comme une région intermédiaire qui sert de passage pour aller de l’un dans l’autre. Au-dessus de toutes ces divisions s’élève enfin la mystique unitive, qui a son point de départ et son but dans l’être de Dieu, dans cette essence simple et infinie qui ne connaît point l’opposition de l’esprit et de la nature, ni du bien et du mal, et qui communique quelque chose de son ineffable simplicité à tous ceux qui s’unissent à elle. Cette mystique unitive est le sommet et le centre de toutes les autres. C’est en elle que se réunissent les rayons partagés de toutes les autres directions de l’âme humaine.
On voit par tout ce que nous venons de dire quelle doit être la division de la mystique, et dans quel ordre il convient d’en exposer les phénomènes si variés. Premièrement, l’homme, se trouvant historiquement placé au centre de tous les rapports naturels qui caractérisent les états ordinaires de la vie, est par là même le sujet de la mystique. C’est donc par lui qu’il faut commencer. En second lieu, Dieu étant le principe et le but de la vie mystique, après avoir parlé brièvement de l’homme, nous étudierons le fondement divin de la mystique, qui est renfermé dans la révélation chrétienne. Troisièmement, l’homme, avant de sortir des rapports qui gouvernent sa nature pour entrer dans une région plus élevée, a besoin d’une certaine préparation pour briser en quelque sorte cette nature et la rendre accessible à des influences d’un autre ordre. Nous exposerons donc la discipline ascétique qui accomplit cette préparation nécessaire. Quatrièmement, l’homme, une fois sorti des voies ordinaires, rencontre devant lui deux voies, dont l’une descend vers l’abîme du mal, tandis que l’autre s’élève jusqu’à la source du bien. De là, deux mystiques, dont l’une est diabolique et l’autre chrétienne. Lorsque l’homme a choisi le bon côté, la mystique lumineuse ou chrétienne a ses progrès, son cours et ses degrés. D’abord, l’âme n’est pas encore complètement détachée de la nature et des choses naturelles. Puis, à mesure qu’elle avance dans ces voies, elle se purifie davantage et plonge plus avant dans les mystères du monde invisible. Nous étudierons en deux sections différentes ces deux degrés avec les phénomènes qui leur correspondent. Il en sera de même pour la mystique diabolique, qui, comme l’autre, a aussi ses degrés et ses phénomènes divers, que nous exposerons en deux autres sections, d’après l’ordre qui les distingue. Nous montrerons comment l’opposition de ces deux mystiques disparaît dans le plan admirable de la Providence, qui fait servir, malgré lui, le mal aux progrès du bien. Nous finirons par la mystique unitive, qui forme comme la voûte de tout l’édifice.
Malheureusement, l’auteur est mort avant d’avoir publié cette dernière partie ; et son fils, Guido Görres, qui avait hérité du génie de son père, et qui aurait pu combler en partie le vide laissé par sa mort, l’a suivi de près dans la tombe ; de sorte qu’il n’est pas probable que cette partie soit jamais publiée.
La mystique a pour but d’établir entre l’homme et Dieu des rapports plus intimes. Dieu est donc la cause et le but final de ces rapports. L’homme est en l’autre terme, et c’est lui qui leur donne leur base naturelle ; c’est donc sur la créature que s’appuie en quelque sorte l’échelle mystérieuse par laquelle les esprits montent et descendent, et l’homme s’élève jusqu’à Dieu. L’homme ne saurait donc jamais s’affranchir entièrement des conditions de la créature ; et, quelque haut qu’il monte, il sentira toujours en soi une loi qui le rattire en bas. Les éléments qui entrent, pour ainsi dire, dans la composition de son être l’accompagnent toujours dans toutes ses voies, devenant tantôt plus purs et plus libres quand il s’élève vers Dieu, tantôt plus grossiers quand il penche vers l’abîme. Comme ce sont eux qui donnent à tous nos rapports la règle terrestre et naturelle qui les détermine en partie, il est nécessaire d’en tenir compte dans l’étude de la mystique et de s’appliquer à les bien distinguer. L’homme, étant composé d’un esprit et d’un corps, est gouverné par une double loi, la loi des esprits et celle des corps ; et de l’union de ces deux éléments de son être résulte un rapport réciproque qui ne peut jamais cesser. À l’origine, lorsque l’esprit était l’image non encore altérée de la Divinité, et que le corps en portait, dans un certain sens, la ressemblance et le vestige, la plus parfaite harmonie régnait entre ces deux éléments, car l’esprit formait en quelque sorte le corps à son image et le gouvernait avec facilité. Mais lorsque le péché eut altéré dans l’âme l’image de Dieu, sa ressemblance ou sa divine empreinte s’altéra également dans le corps. L’âme ne peut plus maintenant gouverner celui-ci, comme elle le faisait auparavant, et elle est obligée de conquérir dans une lutte incessante la domination qu’elle avait reçue sur lui.
La science considère le monde extérieur comme formant des cercles dont les rayons convergent vers un centre commun. La mystique ne connaît ni rayons, ni axes, ni angles, mais seulement la figure de la croix. C’est là sa base et son point de départ ; car c’est par ce signe que Celui qui a vaincu le monde et tous ses enchantements, le Christ, est son type et son modèle et dans sa discipline, dont tout le but est de purifier l’âme, et dans ses progrès à travers les luttes qu’elle doit soutenir jusqu’à ce qu’elle ait dompté la mort, et dans ses triomphes lorsqu’elle a conquis le saint repos de l’union avec Dieu. Prêtre et victime à la fois, et s’offrant à son Père sur l’autel de la croix, il porte, sous ce double caractère, gravé dans le fond de son être, l’empreinte de ce signe sacré, et l’a communiqué à la mystique qui purifie les âmes. Ce signe l’a suivi dans la tombe et est ressuscité avec lui ; et c’est de ce signe que sont marqués tous ceux qui s’abaissent comme lui par l’humilité, et qu’il élève à lui par sa grâce. La croix enfin l’a suivi jusqu’au ciel, et il la rapportera lorsqu’il viendra juger le monde. Or par elle doit se reproduire dans chaque homme en particulier, et dans le monde en général, ce qui s’est produit dans le Christ, type et modèle de l’homme et de la création tout entière.
La mystique porte donc l’empreinte de la croix. Si elle considère les plantes, elle voit les branches, les rameaux, les feuilles et les fleurs se développer d’après le type de la croix. C’est encore la croix que l’oiseau lui rappelle lorsque dans son vol il porte la tête en avant, étend des deux côtés ses ailes et allonge ses pieds et sa queue pour se diriger vers le but que fixe son regard. C’est encore elle que lui représente la marche du poisson dans les fleuves, la course du cerf sur les montagnes, et elle découvre ce signe adorable dans le fond le plus intime de chaque substance créée. En effet, ce qui dans chaque substance forme le centre lui rappelle la partie supérieure de la croix, tandis que les éléments multiples et extérieurs qui forment comme son enveloppe lui représentent les pieds. Entre les pieds et la tête, et unissant l’une aux autres, sont placées les deux branches qui, étendant des deux côtés leurs bras, unissant le bas au haut, lui représentent le lien qui rattache les éléments mobiles de l’être à son centre immobile, et posent ainsi la substance visible dans sa vraie nature.
On voit par là comment la mystique, dans son amour pour ce signe sacré, se sert de lui dans tous les domaines, même dans celui de la psychologie et de la physiologie. C’est qu’en effet les types qui ont servi à la construction de la nature tout entière se retrouvent également dans celle de l’homme ; de sorte qu’ici encore la figure de la croix nous offre une formule claire et exacte, à l’aide de laquelle nous pouvons considérer et exprimer les rapports dont l’ensemble forme ce qu’on appelle le corps humain. Dans le signe de la croix, que l’Église nous apprend à faire dès notre enfance, nous touchons d’abord le front en nommant le Père ; puis le cœur, en nommant le Fils ; puis, reportant la main de bas en haut et de gauche à droite, nous touchons les deux épaules, en nommant le Saint-Esprit ; et nous terminons l’acte tout entier en touchant la poitrine. En considérant de plus près cette action, nous verrons que, comme toutes les autres, elle s’accomplit dans la volonté avant de procéder au dehors. Elle n’est donc pas une formule purement extérieure. En la faisant, l’homme ne signe pas seulement son corps, mais encore son âme. Cet acte est donc l’expression du rapport qui existe entre l’intérieur et l’extérieur, entre l’âme et le corps.
La main, en touchant d’abord le front, marque du signe du Père la tête tout entière, l’un des systèmes principaux de l’organisme. La tête, avec tous les organes qu’elle contient, est donc marquée du signe du Père, et représente en même temps le ciel dans ce petit monde du corps humain. De même, lorsqu’elle touche le creux de l’estomac, en nommant le Fils, elle marque du signe de celui-ci tous les organes, toutes les formes qui composent le système placé dans cette partie. Or le cœur est situé près du lieu où est le foyer de la vie organique inférieure. Le cœur et son système représentent donc, d’un côté le Fils, et de l’autre la terre. Enfin, la main, en touchant les épaules, marque du sceau de l’Esprit-Saint non seulement les bras et les mains, qui en sont le prolongement, mais encore tout le système musculaire qui accomplit les mouvements volontaires dans l’homme, lequel système représente ainsi dans le corps l’air placé dans l’univers entre le ciel et la terre. Mais, avons-nous dit, la formule extérieure n’est que l’expression d’un acte intérieur qui, partant de la volonté, se produit au dehors. L’homme, en faisant le signe de la croix, marque donc de ce signe la région spirituelle de son être ; de même que l’âme, en produisant cet acte au dehors, en marque la région organique. D’un autre côté, comme il y a une correspondance parfaite entre l’intérieur et l’extérieur, nous devons retrouver dans la partie spirituelle de l’homme la même distinction que nous avons observée dans sa partie organique. De cette manière, la partie la plus haute de l’âme, celle qui a son organe dans la tête, est marquée du signe du Père. La partie inférieure au contraire, celle qui, plus près de la chair, est soumise à la nécessité comme celle-ci, est marquée du signe du Fils. Et la partie mitoyenne, celle qui perçoit les images que lui fournissent les objets extérieurs, est marquée du signe du Saint-Esprit. Et ces trois régions spirituelles se reflètent dans les trois régions organiques que l’homme touche en faisant le signe de la croix.
REMARQUES DU TRADUCTEUR
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Nous avertissons le lecteur de ne jamais perdre de vue cette division de l’auteur, car elle domine tout l’ouvrage. En effet, toutes les fois qu’il traite de quelque nouveau phénomène de la vie mystique, il le considère successivement dans les diverses régions de la personnalité humaine, en commençant d’ordinaire par les plus basses, pour s’élever ensuite aux plus hautes, les passant ainsi toutes en revue les unes après les autres. Au dernier degré de l’échelle se trouvent les organes de cette vie inférieure qui est commune à l’homme, à l’animal et à la plante, et que l’on peut appeler à cause de cela vie végétale. Elle a son siège principal dans les appareils qui servent aux fonctions de la nutrition, de la respiration et de l’assimilation. Au second degré l’on rencontre les organes de la vie animale, de cette vie qui est commune aux animaux et à l’homme en même temps. Cette vie, plus élevée que la première, réside principalement dans les appareils qui servent aux mouvements, aux fonctions des sens et à la manifestation des instincts et des passions. Enfin, au sommet de la personnalité humaine se trouve l’esprit ou l’intelligence, avec ses diverses facultés, telles que l’imagination, l’intelligence et la volonté. Or chacun de ces appareils ou chacune de ces facultés est modifiée d’une manière différente par la mystique surnaturelle ou diabolique, et en manifeste les influences bonnes ou mauvaises par des phénomènes particuliers, qui forment ainsi des groupes, dont chacun est l’objet d’une étude spéciale. Ainsi la division de l’ouvrage tout entier et de chacune de ses parties est fondée sur cette division principale, et n’en est, pour ainsi dire, que la reproduction ; de sorte que le lecteur possède en elle la clef de l’ouvrage tout entier, et peut très facilement en suivre, de cette manière, l’ordre et le développement.
Cette division, au reste, n’est ni arbitraire ni nouvelle. On la retrouve et chez les philosophes de l’antiquité, et chez les Pères de l’Église, en particulier dans saint Augustin et saint Thomas. Saint Augustin, en effet, distingue dans l’homme le corps, l’âme et l’esprit. L’âme tient le milieu entre l’esprit et le corps ; elle est la psuchê des Grecs, l’anima des Latins, la seele des Allemands, tandis que l’esprit est le nous des Grecs, le mens des Latins, le geist des Allemands. Saint Thomas, qui avait si parfaitement étudié saint Augustin, et qui résumait, pour ainsi dire, en lui tous les Pères de l’Église qui l’avaient précédé, saint Thomas distingue, d’après le même principe, trois âmes, ou trois principes de vie. La première est l’âme végétative, qui règle et détermine la vie des plantes, laquelle se manifeste par ces mouvements internes ou obscurs qui n’éveillent aucun sentiment dans l’être qui les éprouve. La plante, en effet, se nourrit par ses racines des sucs de la terre et se les assimile ; et, d’un autre côté, elle aspire par ses feuilles l’atmosphère. Elle a donc, comme l’animal, les fonctions et les appareils de la nutrition, de l’assimilation et de la respiration. Il lui manque le mouvement extérieur, avec les appareils et les fonctions qui s’y rattachent, et c’est en cela qu’elle se distingue de l’animal.
Celui-ci, outre les fonctions de la vie végétale, en a d’autres qui le rangent dans une classe à part ; car, dans l’échelle des êtres, chaque espèce possède, d’une manière plus parfaite et plus élevée, les qualités de l’espèce qui lui est inférieure. L’animal se meut et tend vers un but extérieur. Il ne pourrait se mouvoir s’il n’était attiré par quelque chose. Cet attrait constitue ce qu’on appelle les instincts ou les passions. Mais, pour arriver au but ou au terme vers lequel l’instinct le pousse, il faut qu’il puisse le distinguer et en avoir la perception. C’est pour cela que Dieu lui a donné les sens, qui le mettent en rapport avec les objets extérieurs. Ainsi, la faculté de se mouvoir, les instincts ou les passions et les sens extérieurs constituent la vie animale, et sont sous la dépendance immédiate de l’âme sensible, ou de l’âme proprement dite, en tant qu’on l’oppose à l’esprit d’un côté, et de l’autre au corps. Enfin, l’homme se distingue de l’animal en ce que, possédant la faculté de se rendre compte de ses perceptions en les analysant et les comparant entre elles, et de plus la faculté de comprendre et de vouloir, il n’est point entraîné par la nécessité, et peut toujours dominer les instincts et les passions de la partie animale de son être.
Rigoureusement parlant, l’homme n’a qu’une âme, et par conséquent qu’une vie, comprenant en soi la vie animale, la vie végétale et la vie intellectuelle. À la rigueur aussi, cette âme est simple dans son essence, puisqu’elle est immatérielle. Cependant, comme elle contient en soi tout ce qui constitue la vie de l’animal et de la plante, on peut, dans un certain sens, distinguer en elle trois éléments ou trois fonctions, répondant à la triple vie dont elle est le principe. Bien plus, tous ceux qui se sont occupés de psychologie, au point de vue philosophique ou religieux, distinguent dans l’âme supérieure ou l’intelligence proprement dite deux parties, ou plutôt deux régions, l’une plus élevée, et l’autre qui l’est moins ; et c’est ainsi qu’ils expliquent ces luttes mystérieuses que le bien et le mal se livrent quelquefois au fond de la conscience humaine. Les livres saints autorisent eux-mêmes cette manière de parler ; car il y est question de l’âme du sang, lorsque Dieu, défendant à son peuple par Moïse de manger le sang des animaux, leur donne pour raison de cette interdiction que l’âme est dans le sang. On peut tout aussi bien, et d’après le même principe, parler de l’âme des nerfs, des muscles, etc., car elle est autant dans le système nerveux et musculaire que dans celui de la circulation.
Quoique l’esprit ou l’âme supérieure n’ait rien de commun avec le corps, il ne peut cependant, à cause du lien qui l’unit à ce dernier, se soustraire entièrement à son influence ; et il a, dans une foule de cas, besoin de lui pour accomplir ses opérations. Il lui faut donc un organe qui lui serve d’instrument, et par le moyen duquel il puisse agir sur les autres parties de l’organisme. Cet organe, c’est le cerveau, avec ses diverses ramifications. Ainsi, on peut dire en un certain sens que l’esprit réside dans le cerveau, l’âme dans l’appareil moteur et dans celui des sens, et la vie végétale ou inférieure dans les parties basses de l’organisme, ou dans les appareils qui servent à la nutrition et à la respiration. Et comme, d’un autre côté, la partie spirituelle de l’homme, surtout lorsqu’elle est élevée dans une sphère supérieure par l’action surnaturelle de Dieu, domine et gouverne le corps, et que même elle le fait, pour ainsi dire, à son image, en y gravant plus ou moins profondément son empreinte, il est facile de concevoir que les modifications qu’elle reçoit dans l’état mystique doivent se faire sentir aussi dans l’organisme qui lui sert d’instrument pour ses opérations. C’est, au reste, ce qu’attestent l’expérience de tous les siècles et la vie de tous les saints mystiques. La division de l’auteur est donc indiquée et par la nature du sujet, et par l’ordre dans lequel se succèdent les phénomènes mystiques.
LA
MYSTIQUE DIVINE.
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LIVRE PREMIER.
De la base religieuse et ecclésiastique
de la mystique.
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CHAPITRE PREMIER.
Comment la mystique a ses racines dans les Évangiles.
La mystique peut être envisagée sous deux rapports ; car, d’un côté, elle a ses racines dans la nature même de l’homme, et de l’autre côté elle s’étend dans une région bien supérieure à la nature. C’est sous ce dernier rapport qu’elle tient à la religion, et qu’elle reçoit de celle-ci son caractère et sa forme. La mystique est donc éminemment chrétienne, et la doctrine du christianisme doit avoir sur son développement une influence profonde. Le but du christianisme n’est-il pas d’ailleurs de reproduire, jusqu’à un certain point, dans chaque homme en particulier, ce qui s’est accompli dans la personne de Jésus-Christ, notre modèle ? Marie l’avait conçu dans un céleste ravissement ; et déjà, bien des siècles avant sa naissance, les prophètes, emportés dans une divine extase, avaient annoncé sa venue et contemplé d’avance les traits principaux de sa vie. Uni personnellement à la divinité, son esprit voyait les choses d’une vue toute mystique ; car il n’avait pas besoin comme nous de remonter des effets aux causes, ou des conséquences à leurs principes ; mais il embrassait par un simple regard le passé, le présent et l’avenir, et l’histoire tout entière était présente à sa pensée. Son action était mystique aussi ; et la nature, reconnaissant en lui son maître, lui était soumise et lui obéissait avec docilité. C’est ainsi que nous le voyons marcher sur les flots, calmer les tempêtes par sa parole, multiplier les pains et les poissons, changer l’eau en vin, se rendre invisible, et échapper de cette manière à ceux qui le cherchaient, guérir les infirmités et les maladies, et aller attaquer la mort jusque dans son empire. Cette vertu divine, dont les saintes émanations guérissaient ceux qui approchaient de lui, il ne l’emporta point en remontant au ciel ; mais il la laissa sur la terre à son Église, et en fit le prix et la récompense d’une vie surnaturelle et céleste. C’est donc lui qui a fondé la mystique chrétienne, et qui nous en a offert dans sa vie le modèle le plus parfait. Il a voulu après sa mort parcourir lui-même toutes les régions du monde invisible, afin d’éclairer de sa lumière ces sombres domaines, et de permettre à l’homme de marcher d’un pas sûr à travers ces sentiers ténébreux. Les limbes, où les patriarches attendaient sa venue ; l’enfer, où avaient été précipités les esprits rebelles et orgueilleux qui n’étaient pas restés dans la vérité ; et le ciel, avec les chœurs qui composent son admirable hiérarchie, ont vu tour à tour apparaître le Christ, vainqueur de la mort, du péché et de l’enfer.
C’est au jour de la Pentecôte, lorsqu’il envoya le Saint-Esprit à ses apôtres, qu’il leur communiqua la vertu divine et mystique qui résidait en lui. Et déjà l’apôtre saint Paul, dans sa première Épître aux Corinthiens, énumérait tous les dons merveilleux qui composent ce précieux trésor que le Sauveur a confié à son Église. Ces dons sont de deux sortes : les uns ont pour but la sanctification de celui qui les reçoit, les autres l’éducation et l’utilité du prochain. Les premiers forment la mystique ésotérique ou intérieure, et les autres produisent la mystique exotérique, qui n’est ordinairement que le résultat et la manifestation de la première. Le prophète Joël avait prédit aux Juifs que leurs fils et leurs filles prophétiseraient ; que les jeunes gens auraient des visions, et les vieillards des songes merveilleux. Cette prophétie s’est accomplie dans l’Église dès le commencement ; et les Actes des Apôtres nous rapportent déjà les visions et les songes surnaturels des premiers disciples du Sauveur. C’est dans une vision que saint Pierre apprend qu’il ne doit plus différer d’admettre les gentils dans l’Église. C’est dans une vision que les mystères de l’avenir sont révélés à saint Jean. Saint Paul est ravi jusqu’au troisième ciel, et il ne peut dire si c’est avec son corps ou sans lui. Saint Irénée, dans son second livre des Hérésies, chap. 57, affirme que, de son temps, il y avait dans l’Église des fidèles qui contemplaient l’avenir et qui avaient des visions. Saint Justin, dans son Apologie, oppose aux païens, comme une preuve de la divinité du christianisme, le don de prophétie que l’Église avait reçu, héritant ainsi de la puissance de leurs oracles et de leurs sibylles. Origène, dans son premier livre contre Celse, assure qu’un grand nombre de païens s’étaient faits chrétiens par suite des visions qu’ils avaient eues, et que l’Esprit-Saint avait tout à coup changé leurs dispositions, de sorte qu’instruits et fortifiés par ces visions, soit dans le sommeil, soit pendant la veille, ils ne craignaient pas de mourir pour une doctrine dont ils avaient eu horreur jusque-là. Il affirme avoir vu lui-même beaucoup de cas de ce genre, et il prend Dieu à témoin que ce qu’il dit est vrai. Saint Justin raconte de lui la même chose dans son Dialogue avec Tryphon ; et saint Grégoire de Nysse en dit autant de saint Grégoire le Thaumaturge.
Mais, pendant que l’Esprit de Dieu versait ainsi abondamment les rayons de sa lumière et de sa chaleur sur sa jeune fiancée, l’Église, l’esprit de la nature, au milieu de ce printemps surnaturel, semblait aussi se réveiller de son sommeil ; et nous voyons déjà se produire en divers lieux, et particulièrement chez les Gnostiques, cette mystique naturelle qui avait été familière aux païens. Déjà Tertullien, devenu montaniste, et parlant au nom de ces hérétiques, dit : « Dieu a daigné nous favoriser lui-même du don des prophètes ; car nous avons parmi nous une sœur qui reçoit des révélations. C’est ordinairement le dimanche, pendant le service divin, qu’elle tombe en extase. Elle entre alors dans un commerce intime et familier avec les anges et les esprits, et quelquefois même avec Dieu. Elle scrute les cœurs ; elle guérit les malades. La matière de ses visions lui est fournie par la lecture des livres saints, par le chant des hymnes, par les prédications et les exhortations, et par les prières que l’on récite pour les fidèles. Un jour, pendant qu’elle a était en extase, on parla de l’âme dans l’assemblée ; je ne me rappelle plus exactement ce que l’on avait dit. Le service divin une fois fini, elle laissa la foule s’écouler, ce qu’elle fait toutes les fois qu’elle veut nous communiquer ce qu’elle a vu dans son extase, parce qu’on peut alors soumettre le tout à un examen sérieux et attentif. Elle nous raconta donc qu’elle avait vu sous une forme corporelle une âme qui lui avait paru être un esprit. Elle n’était pas privée de toute forme ; mais il semblait qu’on pût la saisir ou la toucher. Elle était tendre, radieuse ; elle avait comme la couleur de l’air, et pour tout le reste elle ressemblait à une forme humaine. » La sévérité excessive de la secte de Montan pouvait rendre moins dangereuses pour ses adeptes ces sortes de visions. Mais lorsque nous voyons ces mêmes phénomènes se reproduire et dans Simon le Magicien avec son Hélène, et dans Marcion, qui avait aussi amené à Rome avec lui une clairvoyante, afin de gagner les âmes simples, et dans Apelle avec sa Philomène, et dans beaucoup d’autres sectaires, il est impossible de douter que déjà, à cette époque, l’on n’ait connu tous les degrés et toutes les formes de l’illusion ou de la supercherie. Il est probable que c’est à des visions de ce genre que nous devons une grande partie des écrits apocryphes qui parurent à cette époque, tels que l’Apocalypse de Cérinthe, celle de saint Pierre, celle de saint Paul, de saint Thomas, les révélations de saint Étienne et d’autres semblables, que le pape Gélase énumère dans sa bulle de condamnation. Mais, de même que l’erreur rend malgré elle témoignage à la vérité, ainsi cette fausse mystique confirme la mystique véritable et divine, dont elle est la contrepartie.
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CHAPITRE II
Développement de la vie chrétienne parmi les moines et les solitaires. Saint Paul, premier ermite. Les moines du désert. Les moines d’Oxyrinque. La règle de saint Pacôme. La vie des moines du désert.
Toute mystique, surtout la mystique ésotérique ou intérieure, a besoin, pour se développer, de la retraite et du silence, afin que les puissances de l’âme, recueillies dans son fond et n’étant point distraites par le bruit des choses extérieures, puissent entendre les douces insinuations de l’Esprit Saint. Or c’est dans les déserts de l’Orient qu’ont trouvé ce repos les âmes fatiguées du tumulte du monde et de la vie toute naturelle qu’on y mène. C’est là surtout que s’est développée à cette époque la mystique chrétienne ; et elle a dû nécessairement prendre l’empreinte du pays qui lui a servi, pour ainsi dire, de berceau. La Palestine, la Syrie, la Mésopotamie, les régions arrosées par l’Euphrate et surtout la vallée du Nil attirèrent de préférence les premiers anachorètes. Cette vallée avait été habitée dès l’origine par les Misraïm, d’un tempérament de feu, enfants de la nuit par leur caractère, et disposés déjà à sonder les mystères obscurs et profonds de la nature. Le fleuve mystérieux qui arrosait leur pays, et dont la source leur était inconnue, devait présenter à ces esprits ardents et concentrés l’image de la vie et du mouvement de la nature et de l’histoire. Aussi voyaient-ils partout le symbole de l’univers ; et c’est d’après ce symbole que s’étaient formées toutes leurs institutions civiles, politiques et religieuses. Leurs dieux n’étaient que les puissances de la nature ; la succession de leurs dynasties leur rappelait le cours des grandes périodes de l’histoire ; leurs temples étaient l’image des signes du zodiaque, habités par leurs divinités ; et dans la poitrine du sphinx étaient cachées en quelque sorte les énigmes de l’être, que l’antique nuit donnait à déchiffrer au jour. Mais leur pays ne leur rappelait pas seulement l’image du ciel : il leur représentait aussi les abîmes du monde inférieur et les puissances qui l’habitent. Essayant, pour ainsi dire, d’arracher à la mort sa proie, ils avaient su, par la perfection de leurs embaumements, donner aux cadavres l’apparence de la vie, et les conserver pendant de longs siècles. C’est alors que le christianisme parut en Égypte ; et les habitants de ce pays, le saisissant à leur manière, lui donnèrent bientôt, dans sa partie extérieure et accessoire, l’empreinte et le cachet de leur propre caractère. La lumière de la nature, qui les avait éclairés jusque-là, dut céder devant la lumière supérieure qui venait s’offrir à leurs regards ; et bientôt la première ne leur sembla plus qu’une nuit obscure, de même que la vie terrestre leur parut une sorte de mort, comparée à la vie surnaturelle et céleste que leur prêchaient les apôtres de la foi. Il dut résulter de là un changement profond dans la manière de considérer les choses. Jusque-là l’Égyptien n’avait été, pour ainsi dire, occupé qu’à soigner et cultiver la mort, à la rendre vivante en quelque sorte en lui conservant l’apparence de la vie. Le christianisme, au contraire, prêchant le mépris du monde et des biens matériels, détruisit, pour ainsi dire, la vie terrestre par les rigueurs de la mortification. Ce nouveau genre de vie avait eu déjà ses précédents et ses modèles dans l’Ancien Testament, dans la personne du prophète Élie, qui, pour échapper aux persécutions de Jézabel, s’était retiré avec ses disciples au désert et sur les bords du Jourdain. Jean-Baptiste, le précurseur, était venu plus tard, avec ses disciples aussi, habiter dans la même contrée, et y avait donné l’exemple d’une vie pénitente et mortifiée. Les solitaires de l’Égypte ne faisaient que suivre les sentiers tracés déjà par ces saints personnages, et leur influence, à cette époque, fut bien plus considérable qu’on ne se l’imagine ordinairement ; car ce sont eux qui préparèrent en grande partie les voies au christianisme dans ces contrées. En quittant le monde pour se retirer dans le désert, ils renonçaient, il est vrai, à tous les intérêts humains ; mais, d’un autre côté, par l’empire qu’ils avaient acquis sur leur nature ardente et sauvage, ils devenaient des modèles qui excitaient l’étonnement et l’estime des païens, et que les chrétiens se sentaient disposés à imiter. Le changement profond qui s’était accompli dans leur être, sous l’action victorieuse de la grâce, offrait au monde l’image des effets merveilleux que le christianisme peut produire sur une plus grande échelle dans la société tout entière. Comme religieux et docteurs, ils ont, pour ainsi dire, continué le psautier. Leur vie, sous ce rapport, est comme la lyre de la poésie sacrée, opposée au tumulte épique de l’histoire. Ils avaient saisi le christianisme d’une manière lyrique, et l’exprimaient sous cette forme. Leur être tout entier portait le caractère d’une idylle religieuse.
Ce caractère se produit dès le commencement dans la vie de saint Paul ermite, que les ermites honorent comme leur fondateur. Lorsqu’en 253 la persécution de l’empereur Dèce s’étendit jusque dans la Thébaïde, Paul, au rapport de saint Jérôme, s’enfuit de la Thébaïde inférieure dans le désert, n’ayant encore que vingt-trois ans ; et, s’enfonçant toujours davantage dans ces solitudes immenses, il parvint enfin au pied d’une haute montagne, et y trouva une grotte assez spacieuse, dont le fond était fermé par une pierre. Curieux de savoir ce qu’elle cachait, il essaya de l’ôter. Il trouva derrière elle un espace assez grand, ouvert par en haut et qui n’était ombragé que par le large feuillage d’un vieux palmier. Au pied de cet arbre coulait une source, pure comme le cristal, et dont l’eau se perdait aussitôt dans la terre par une petite ouverture. Autour de la grotte et dans les murs étaient creusées plusieurs cellules, où l’on voyait encore des poinçons, des enclumes, des marteaux et d’autres instruments qui avaient servi à fabriquer de la monnaie. En effet, les annales de l’Égypte rapportent que des faux-monnayeurs s’étaient établis en ce lieu pendant le séjour qu’Antoine avait fait à Alexandrie chez Cléopâtre. C’est là que saint Paul passa tout le reste de ses jours dans la méditation et la prière, vivant des fruits du palmier et n’ayant pour breuvage que l’eau de la source. Il vécut ainsi quatre-vingt-dix ans, sans avoir jamais aperçu aucun visage humain. Lorsqu’il eut atteint l’âge de cent treize ans, saint Antoine, qui avait déjà demeuré quatre-vingt-dix ans dans un autre désert, apprit une nuit dans une vision qu’il y avait au fond de cette solitude un autre homme plus parfait que lui ; et il reçut l’ordre d’aller le visiter. Il part donc dès le matin sans savoir quelle direction il doit prendre. Mais après avoir voyagé une demi-journée, sous un soleil brûlant, il rencontre un animal extraordinaire, moitié homme, moitié cheval, et lui demande le chemin qui conduit à la demeure du saint anachorète. L’animal lui indique de la main droite la direction qu’il doit prendre, et s’enfuit aussitôt. Antoine continue son voyage. Il voit bientôt paraître une louve altérée qui se glisse dans une grotte : il attend qu’elle en sorte, puis il entre dans la grotte, avance avec précaution, et, apercevant au loin une lumière, il se hâte d’aller vers elle et heurte contre une pierre. Paul, entendant du bruit, ferme sa porte. Antoine le supplie de lui ouvrir, jusqu’à ce que le saint vieillard cède à ses instances. Ils s’embrassent, s’appellent par leur nom, quoiqu’ils ne se fussent jamais vus, et louent Dieu qui les a ainsi réunis. Paul demande à son hôte comment va le monde, si on bâtit encore des maisons, quels sont les princes qui gouvernent, et si les dieux sont encore honorés. Un corbeau leur apporte un pain pour leur repas. Après l’avoir pris, ils passent la nuit en prière. Le matin, Paul découvre à son compagnon que l’heure de sa mort approche ; et il prend toutes les dispositions pour mourir, sans se laisser troubler par les larmes d’Antoine. Il meurt en effet : Antoine l’enterre avec le secours de deux lions ; et il emporte avec lui, comme héritage, le vêtement du saint, qui se composait de feuilles de palmier tressées ensemble. Puis, de retour dans sa cellule, il raconte à ses disciples tout ce qui s’est passé.
Dans ce récit de saint Jérôme, qui l’avait appris lui-même probablement de la bouche d’Amathas et de Macaire, disciples de saint Antoine, on aperçoit déjà l’introduction de la légende dans l’histoire dès l’origine de la vie érémitique. L’imagination et l’instinct poétique des premiers solitaires n’avaient point été affaiblis par l’austérité de leur vie. Séparés entièrement du monde et de toute relation sociale, semblables à des plantes qui, mises en des vases étroits et ne pouvant s’étendre au large, sont forcées de se développer par en haut, les premiers solitaires étaient obligés aussi de chercher dans une région supérieure un cercle pour leur activité ; et, s’élevant au-dessus des formes et des instincts de la vie ordinaire, les facultés de leur âme s’épanouissaient dans une sphère poétique et idéale. Cantinpré raconte qu’un jour le frère Henri visita, comme provincial, un couvent de son ordre à Accon, en Palestine, et qu’après le repas il conduisit, selon sa coutume, toute la communauté hors du cloître pour prendre quelque récréation. S’étant assis dans un lieu commode, sur le bord de la mer, à l’ouest de la ville, ils virent bientôt un nuage s’élever au-dessus des eaux ; et celui-ci s’étant dissipé, ils virent apparaître à sa place une montagne considérable, sur le sommet de laquelle était un château, entouré de murs et flanqué de tours. De ce château, un large pont conduisait au rivage ; et sur ce pont l’on voyait aller et venir un grand nombre de cavaliers et de piétons. L’apparition dura jusqu’au coucher du soleil ; et ils virent alors monter de la mer un nouveau nuage, qui se dissipa quelque temps après sans laisser aucune trace. (Lib. Apum., 1. II, c. 57.)
C’était ce phénomène qu’on appelle la fée Morgane. Il en est ainsi de la légende : elle est comme un mirage, auquel l’époque et le lieu donnent leur forme et leur couleur, et qui, se dégageant de la terre, se joue dans une région supérieure. Or le lieu qu’habitaient les anachorètes est un désert immense et aride, où l’on n’entend la nuit que le mugissement des bêtes féroces, qui est embrasé par un vent brûlant, lequel soulève des flots de sable plus terribles encore pour le voyageur que ceux de la mer ; un désert dont la triste monotonie n’est interrompue que par quelques rares oasis et par les débris qu’ont laissés les siècles passés sur la lisière des pays habités anciennement. Toutes ces circonstances ont dû exercer une influence profonde sur l’esprit et l’imagination des premiers solitaires, qui, s’emparant de ces divers éléments et les saisissant par leur côté religieux, les ont exprimés comme ils les sentaient. L’écho qui troublait leurs prières et leurs méditations nocturnes leur semblait la voix des démons tentateurs. Le mirage produit par le désert, et qui encore aujourd’hui trompe le voyageur altéré, par l’aspect d’un lac immense, ils l’attribuaient à l’opération magique du diable. Ces images, nées dans le silence et la solitude du désert, et travaillées par l’imagination, qui leur ajoutait sans cesse de nouvelles couleurs, ont fini par acquérir une forme précise et déterminée ; et c’est ainsi qu’elles sont parvenues à la postérité dans des récits naïfs et pieux, sur l’exactitude desquels l’Église ne s’est point prononcée, les laissant pour ce qu’ils sont, et distinguant toujours avec sagesse le fond de vérité qu’ils contiennent des transformations poétiques qu’ils ont subies dans ce travail.
Le théâtre de la vie solitaire a été principalement la vallée du Nil, qui, creusée au milieu des montagnes et renfermée d’abord dans un espace étroit, commence à s’étendre au-dessus de Memphis. À ce point, en effet, l’une des chaînes qui lui servent de limite se dirige vers le nord-est, du côté du lac de Maréotis, tandis que l’autre, à droite d’Héliopolis, longeant l’ancien canal, s’étend vers l’isthme de Suez. Elle est entourée à l’est et à l’ouest par d’immenses déserts. C’est là que s’établirent les premiers anachorètes. Mais bientôt, sentant le besoin de la vie commune, ils se réunirent, et fondèrent des couvents près des contrées plus fertiles où ils pouvaient trouver une subsistance assurée. Ils furent remplacés dans le désert par d’autres ermites, à qui la vie solitaire agréait davantage. Le désert ne tarda pas à se peupler des deux côtés du fleuve, à l’est jusqu’à la mer Rouge et le Sinaï, à l’ouest jusque près des oasis. C’est à l’est du Nil qu’étaient la grotte de saint Paul et les deux couvents de saint Antoine, que Sulpice trouva encore habités par ses disciples. L’autre partie fut visitée par Rufin, qui nous a laissé sur elle des particularités remarquables.
Il avait trouvé à Tabenna saint Ammon, qui était à la tête de trois mille moines dont la vie était très austère. Remontant le Nil, il avait visité la ville d’Oxyrinque, où, d’après la déclaration de l’évêque du lieu, habitaient deux mille religieuses et dix mille moines. Presque toutes les maisons, tous les anciens temples des dieux étaient des couvents, dont chacun avait sa chapelle ; et il y avait de plus douze églises paroissiales pour le reste de la population. Tous les coins, les tours même et les portes étaient pleines de moines ; et on chantait tant de psaumes que la ville entière ressemblait à une église, et que l’évêque récitait indistinctement ses prières dans une chapelle ou dans la rue. Les citoyens et les magistrats entretenaient aux portes des gardiens, chargés de voir s’il se présentait un pauvre, un pèlerin ou un étranger. C’était à qui aurait l’honneur de le recevoir dans sa maison ; et Rufin ainsi que ses compagnons eurent presque leurs manteaux déchirés par les efforts que chacun faisait pour les entraîner chez soi. Un peu plus haut encore, près d’Hermopolis, il trouva Apollonius, qui était à la tête de cinq cents moines ; et plus bas, de côté, dans la contrée d’Arsinoé, près du lac Mœris, il trouva Sérapion, qui gouvernait un grand nombre de couvents, habités par près de dix mille moines.
Mais le cloître le plus célèbre en Égypte était situé près de Nitrie, à quarante milles d’Alexandrie. Là, sur la montagne, demeuraient cinq mille moines, parmi lesquels étaient six cents anachorètes ; les autres demeuraient deux ou trois ensemble. Au milieu de leurs cellules était une seule église très vaste, avec huit prêtres, dont le plus ancien seulement était en activité. Les solitaires s’y rendaient le samedi et le dimanche. Près de l’église étaient plantés trois palmiers, à chacun desquels pendait une discipline : la première, pour les moines qui manquaient en quelque chose ; la seconde, pour les brigands qu’on prenait, et la troisième pour les étrangers qui avaient commis quelque faute. Sept fours servaient à l’entretien des moines. Il y avait aussi une hôtellerie, où les étrangers pouvaient rester tant qu’ils voulaient, deux à trois ans même, s’ils s’y trouvaient bien. La première semaine seulement, on leur permettait de ne rien faire ; mais ensuite on les faisait travailler au jardin, à la boulangerie ou dans l’église. On donnait des livres à ceux qui étaient instruits. Jusqu’à sexte, ils ne pouvaient parler à personne, et vers none commençaient les chants et les prières ; de sorte qu’on pouvait se croire en paradis.
À dix milles plus loin, dans l’intérieur du désert, était un lieu nommé Cellia, à cause du grand nombre de cellules qu’il contenait et qui étaient habitées par près de deux mille moines. Puis, à un jour démarche de Nitrie, du côté de Memphis, s’étendait un désert immense et sauvage, nommé Scethe : c’était la Scythiaca regio de Ptolémée. Aucun sentier n’indiquait sa route au voyageur, qui n’avait pour se guider que les étoiles du firmament ; et si malheureusement il manquait le chemin, il était perdu. On ne trouvait point d’eau dans cette solitude, ou celle que l’on rencontrait avait une odeur insupportable et un goût de poix : elle n’était pas nuisible cependant à la santé. C’est là que demeurait Macaire. Près d’Élimax, dans le désert de Scethe, où l’on ne trouvait pas une seule source dans un espace de dix-huit milles, un solitaire, nommé Ptolémée, avait trouvé le moyen de vivre pendant quinze ans en recueillant dans des vases de terre la rosée qui tombait au mois de décembre et de janvier, et en ramassant avec une éponge l’humidité des rochers. Au reste, ce n’est pas seulement dans la vallée du Nil que s’étaient établis les solitaires : un grand nombre avaient bâti leurs cellules dans la Cyrène de Libye, dans la Palestine, au mont des Oliviers, à Bethléem, à Jéricho, sur les rives du Jourdain, près du bourg de Thécué et aux environs de la mer Morte ; dans le désert près de Cyrrhus, à deux journées d’Antioche ; du côté de Berrhée, près de Nisibe, sur la limite qui séparait l’empire romain de la Perse, et enfin à Ancyre, où sur dix mille vierges deux cents s’exerçaient à la vie spirituelle.
Si nous voulons connaître les lois et les constitutions de ces monastères, nous n’avons qu’à lire la vie de saint Pacôme, disciple de Palémon, traduite du grec vers 540, par Denis le Petit. Sa règle, écrite en égyptien, a été traduite en latin par saint Jérôme. Il l’avait introduite d’abord à Tabenna, où il avait fondé un couvent par l’inspiration divine. Quiconque désirait y être admis devait se tenir dix jours au moins devant la porte, et souffrir patiemment les affronts des frères qui passaient. On lui ôtait alors ses vêtements, et on lui mettait l’habit de l’ordre en présence des frères assemblés ; mais on gardait les vêtements qu’il avait quittés pendant trois ans, jusqu’à ce qu’on fût bien assuré de sa persévérance, et on les donnait alors aux pauvres. Si pendant ce temps il avait été désobéissant une seule fois, ou s’il avait péché une seule fois en paroles, on lui rendait ses habits séculiers et on le renvoyait du couvent. Même après avoir été admis, il était confié pour un an à un ancien frère, qui demeurait près de la porte du couvent et était chargé de recevoir les hôtes ; et ce n’est qu’après avoir achevé ce second noviciat qu’il était admis formellement dans la communauté. Celle-ci était partagée en vingt-quatre groupes, dont chacun était désigné par une lettre de l’alphabet, laquelle indiquait l’état, les mœurs et les habitudes des moines qui en faisaient partie. Ils menaient une vie sobre, partagée entre un travail pénible et la prière ou la contemplation. Ils ne donnaient au sommeil que le temps indispensable à la nature ; encore ne se couchaient-ils pas ; mais ils dormaient habillés et assis sur des sièges un peu penchés.
Leurs repas se composaient de pain, de choux, de fromage et d’olives. Ils les prenaient ensemble et en silence, le visage couvert par leur capuchon ; de sorte que personne ne pouvait voir ce que faisait son voisin. Quelques-uns ne faisaient que toucher à la nourriture ; d’autres faisaient semblant de la porter à leur bouche. Plusieurs mangeaient selon leur besoin ; d’autres ne mangeaient que tous les cinq jours. Pendant le repas, on chantait des psaumes ou on lisait des passages de la Bible. Ils travaillaient toujours des mains, et cherchaient quelque travail qu’ils pussent faire, même la nuit. Ils se levaient de très bonne heure, et chacun allait à son poste, les uns à la cuisine, les autres dans les champs, ceux-ci dans les jardins, ceux-là à la boulangerie. Les uns étaient maçons, les autres tisserands ou corroyeurs ; ceux-ci faisaient des chaussures, ceux-là tressaient des nattes ou des corbeilles. Plusieurs écrivaient : tous savaient la Bible par cœur ; et ils ne pouvaient rien avoir en propre, pas même une corbeille. On les exerçait surtout à rompre leur volonté ; et l’obéissance était si rigoureuse qu’aucun n’eût entrepris de faire quoi que ce soit à l’insu du supérieur, dont les ordres étaient reçus comme venant du ciel. Ils cherchaient même à faire des choses impossibles, et observaient un tel silence que chacun eût pu se croire seul au milieu du désert. Leurs prières étaient courtes, mais fréquentes ; ils priaient douze fois le jour, douze fois le soir, et autant la nuit. Pacôme n’admettait au sacerdoce aucun de ses moines, de peur de la vaine gloire, et il faisait venir, les jours de fêtes, des prêtres des villages voisins pour célébrer les saints mystères. Il n’était permis ni de tousser, ni de cracher, ni de bailler pendant le service divin, et l’on n’entendait que les paroles du prêtre qui priait.
Ces essaims de moines, loin d’être un fardeau pour le pays, étaient au contraire une bénédiction ; car non seulement ils savaient arracher à ces régions inhospitalières les choses nécessaires à leur subsistance, mais ils donnaient encore l’hospitalité aux étrangers. Ils envoyaient beaucoup de produits dans la Libye, où il y avait presque toujours disette, et ils venaient au secours des pauvres et des prisonniers dans les villes voisines. Leur vie sobre, calme et occupée éloignait d’eux toutes les maladies. Ils prévoyaient ordinairement leur mort ; et, faisant venir alors tous les frères pour prendre congé d’eux, ils s’endormaient avec joie dans le Seigneur. Cependant au-dessus de cette vie, déjà si sainte et si austère, il y en avait une plus rigoureuse encore : c’était celle des anachorètes proprement dits, quoique plusieurs cependant estimassent davantage la vie du cloître, à cause de l’obéissance qui y était plus parfaite. Si donc il se trouvait dans la communauté quelque frère qui se sentît appelé au désert, afin d’y mener une vie plus céleste encore, il ne pouvait suivre son attrait qu’après en avoir obtenu la permission du supérieur, et le couvent lui envoyait alors ce qui lui était nécessaire pour vivre. Le cloître était en ce cas considéré comme le noviciat de la vie érémitique, et l’on ne permettait celle-ci qu’à ceux qui s’étaient formés d’abord à la vie commune et exercés longtemps à rompre entièrement leur volonté. Ils allaient s’établir ordinairement dans le désert situé entre le Nil et la mer Rouge, où le sol, composé de sable et de sel, était rebelle à toute culture, mais où l’eau du Nil, filtrée par les montagnes de sable qu’elle parcourait, était plus savoureuse que le vin le plus précieux.
C’était le monastère de Cellia qui était comme la métropole de tous ces anachorètes. Ils observaient le plus profond silence, demeuraient dans des huttes étroites, où souvent ils avaient de la peine à se tenir debout ou à se coucher tout de leur long. Quelquefois ils muraient leur porte, ou bien ils passaient des années sans sortir de leur cellule. Ils ne se réunissaient que le samedi ou le dimanche dans l’église commune. S’il manquait quelque frère, les autres savaient qu’il était malade, et ils le visitaient l’un après l’autre, lui apportant ce qu’ils croyaient lui être agréable. À part cela, ils se visitaient rarement, si ce n’est pour s’instruire ou s’encourager dans la pratique de la perfection. C’est pourquoi l’on donnait ordinairement aux solitaires qui avaient vieilli dans l’exercice de la vertu un ou plusieurs frères, afin qu’ils les instruisissent par leurs exemples, leurs conseils et leurs enseignements. Ces frères priaient, jeûnaient, psalmodiaient avec le père chargé de les diriger ; ils combattaient avec lui dans ses tentations, et l’assistaient dans tous ses besoins. Lui, de son côté, les aimait comme un père et ne les quittait point. Si l’un d’eux était attaqué par une tentation plus forte que de coutume, ou s’il s’élevait dans son esprit quelques doutes difficiles à résoudre, on l’envoyait trouver un père plus vieux, plus expérimente et d’une haute sainteté. Les conseils donnés en ces circonstances étaient écrits et conservés avec soin, et ils formaient comme le code de la vie solitaire. Si quelqu’un se rendait coupable d’une faute grave, les pères les plus voisins se rassemblaient sous la présidence du prêtre de leur église, et condamnaient le délinquant à une pénitence ou le chassaient de leur sein. Du biscuit trempé dans l’eau, avec un peu de sel ou d’huile, était leur nourriture accoutumée ; mais beaucoup ne mangeaient ni pain ni fruits, et se nourrissaient seulement de laitues sauvages ou de chicorées. Plusieurs passaient des nuits entières sans dormir, occupés à prier assis ou debout jusqu’au matin.
Le but que se proposaient ces moines et ces anachorètes, c’était de s’exercer continuellement en toutes sortes de vertus. La pauvreté était considérée comme la première préparation à cette vie toute céleste. Un frère n’ayant rien autre chose qu’une Bible la vendit pour en donner l’argent aux pauvres, se glorifiant d’avoir vendu la parole qui dit : Vends tout ce que tu as, et donne-le aux pauvres. Chercher la gloire des hommes et se vanter de ses actions était pour eux un crime ; craindre l’injustice de la part des autres leur paraissait une faiblesse. L’horreur de la gloire du monde leur semblait la première condition de la vie d’un moine ; aussi interrompaient-ils leurs jeûnes et leurs pénitences quand ils recevaient la visite de quelque frère étranger, afin de lui cacher leurs bonnes œuvres. Juger les autres leur semblait un grand mal ; et ils avaient coutume de dire : Si tu es pur, prends garde de condamner celui qui ne l’est pas, ou autrement vous transgresserez tous les deux la loi de Dieu. Mais autant ils jugeaient les autres avec indulgence, autant ils étaient sévères quand il s’agissait d’eux-mêmes. L’hospitalité et la miséricorde étaient un devoir pour eux. Si un autre venait les visiter, ils laissaient aussitôt leurs jeûnes, et mangeaient même plusieurs fois en un jour avec lui, persuadés que, si le jeûne mérite sa récompense, celui qui mange par charité pour son prochain remplit deux préceptes, celui de la charité fraternelle et celui qui nous oblige à renoncer à notre volonté propre. C’est ainsi qu’un jour un père du désert ouvrit pendant la nuit sa porte à un prêtre manichéen, quoiqu’il le connût bien. Il se laissa bénir par lui, lui donna à manger et un gîte pour se reposer ; ce qui toucha tellement celui-ci qu’il devint catholique. Ils s’exerçaient continuellement à la sobriété, et c’était un principe chez eux que l’âme se flétrit à mesure que le corps fleurit, et que plus le corps perd au contraire, plus l’âme gagne et se fortifie. On raconte de quelques-uns d’entre eux des choses incroyables. L’abbé Elpide, pendant vingt-cinq ans, ne mangea que le samedi et le dimanche ; et il était devenu si maigre qu’on pouvait à travers la peau compter tous ses os. Saint Jean, vieillard de quatre-vingt-dix ans, était tellement épuisé lorsque Pallade le vit que sa barbe ne poussait plus. Jusque dans l’âge le plus avancé, il ne mangea que des fruits, et ne sortit jamais de sa cellule pendant quarante ans.
Saint Macaire enfonçait du pain dans un vase dont le cou était très étroit, et il ne mangeait à chaque repas que ce qu’il pouvait en tirer avec les doigts. « Je n’ai pu, disait-il, accoutumer ce méchant corps à ne pas manger du tout. » Ainsi préparé, il se présenta à saint Pacôme, qui, ne le connaissant pas, eut beaucoup de peine à l’admettre dans son monastère de Tabenna. Là il passa tout le temps du carême occupé à tresser en silence dans un coin des feuilles de palmier, mangeant seulement le dimanche quelques feuilles de chou crues ; de sorte que les autres moines dirent à leur supérieur : « D’où vient cet homme qui n’a rien d’humain dans sa personne ? Renvoyez-le bien vite, ou nous partons tous. » Après la sobriété, la mortification des passions était le grand art des solitaires. Pour cela, ils s’observaient continuellement eux-mêmes, gardaient un silence perpétuel, et priaient sans cesse. Ils attachaient un si grand prix à l’obéissance que de quatre moines, dont l’un avait beaucoup jeûné, le second avait pratiqué la pauvreté dans sa perfection, le troisième s’était distingué par la charité et le quatrième avait vécu vingt-deux ans sous l’obéissance d’un autre, Pambo déclara que celui-ci était le plus parfait, parce que les autres avaient fait leur volonté en pratiquant la vertu, tandis que celui-ci avait renoncé à la sienne. Mais toutes les vertus ne leur paraissaient rien sans l’humilité ; elle était pour eux l’arbre de vie, qui, enfonçant ses racines dans la terre, élève ses rameaux dans les airs. Ils attachaient aussi un grand prix à la patience. Mais, aux yeux de saint Antoine, la couronne de toutes les vertus, c’était la discrétion, c’est-à-dire la mesure en toutes choses, même dans le bien, parce que sans elle aucune vertu ne peut être parfaite ni constante.
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CHAPITRE III
La mystique dans le désert. Saint Antoine. Du don des miracles. Du pouvoir sur les animaux. Du don de prophétie, de clairvoyance. Du pouvoir de discerner les esprits, de guérir les malades. De l’extase.
La vie que menaient les solitaires était déjà, on le voit, une vie toute mystique. Dieu, qui les avait comblés de ces dons du Saint-Esprit qui sanctifient l’âme et sont à cause de cela les plus précieux, ne pouvait leur refuser les autres. Le don de la foi était comme la base sur laquelle ils reposaient tous. Puis venait le don de sagesse.
C’est par ce don que saint Antoine avait acquis sur les esprits un tel empire qu’il convertit au christianisme un nombre considérable de païens, et décida des milliers de chrétiens à quitter tous les biens terrestres pour venir peupler autour de lui le désert. Il les aimait tous, jeunes et vieux, d’un amour paternel, et, se multipliant en quelque sorte, il distribuait de tous les côtés ses enseignements et ses conseils dans les cloîtres nombreux qu’il avait fondés. On lui demandait un jour comment il pouvait suffire à tant de choses, lui qui ne savait pas même lire. Il répondit : « Mon livre, ce sont les créatures ; je l’ai toujours devant les yeux, et j’y lis, quand je veux, la parole de Dieu. » Il avait si bien étudié ce livre qu’au rapport de saint Athanase, son biographe, il réduisit plus d’une fois au silence les platoniciens, qui étaient venus le trouver d’Alexandrie ou d’ailleurs pour le tenter et l’embarrasser dans les filets de la dialectique.
Les solitaires étaient aussi bien souvent favorisés du don des miracles. Ce don suppose l’empire sur la nature, et cet empire, Dieu peut bien le donner à qui il veut, puisque la nature est son ouvrage. et comme l’homme n’exerce point ce pouvoir en son propre nom, mais au nom de Celui de qui il l’a reçu, les miracles ne sont point une violation des lois de la nature. Car si l’auteur de ces lois peut les changer à son gré, les phénomènes qui se produisent alors rentrent dans l’ordre de la nature, qui est déjà lui-même un miracle pour celui qui le contemple, de sorte que ce qui arrive en dehors de cet ordre n’est pas plus étonnant que cet ordre lui-même. Le miracle, familier et naturel à Dieu, n’est que passager et accidentel dans les thaumaturges. Autour d’eux, et au milieu de l’univers, Dieu s’est réservé un tout petit domaine, où il a établi immédiatement son règne, et que le monde ne comprend point ; et c’est pour cela qu’il l’appelle miraculeux. On ne peut nier cependant que l’illusion ne soit facile en cette matière ; et il est probable que, dans le grand nombre des miracles qui nous sont racontés par les écrivains de cette époque, il s’est glissé plus d’une erreur ; ce qui était d’autant plus facile alors que les sciences naturelles étaient presque complètement ignorées, et qu’il était par conséquent très difficile de discerner le miracle de ce qui n’est qu’extraordinaire. L’illusion d’ailleurs devait être fréquente dans un temps et parmi des circonstances où l’imagination exaltée était déjà disposée à saisir l’aspect merveilleux des choses et à embellir les récits les plus simples des couleurs de la poésie. C’est ainsi que l’on raconte de deux solitaires, Mutius et Besarion, qu’étant sortis pour aller visiter leurs moines il leur fut révélé qu’un frère qui était encore assez loin d’eux allait bientôt mourir, et qu’ils arrêtèrent le soleil qui se couchait jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés au lieu où demeurait ce frère. Cependant le pouvoir qu’avaient les solitaires sur les éléments est confirmé par un trop grand nombre de faits pour que nous puissions les révoquer tous en doute. Bien des fois, par exemple, ces saints anachorètes firent jaillir une source dans le désert, afin de soulager un frère qui allait défaillir, arrêtèrent des rochers qui allaient tomber sur la cellule d’un solitaire, portèrent dans leurs vêtements des charbons embrasés sans en être endommagés. Ainsi l’esprit de Dieu fit passer un jour à saint Antoine le Lycus, qui était un canal du Nil, et très profond, sans que ses pieds fussent mouillés ; et ce fait eut pour témoin son compagnon de voyage, nommé Théodore.
Une forme particulière de ce pouvoir miraculeux, c’était la puissance extraordinaire que beaucoup d’anachorètes exerçaient sur les animaux. Saint Pacôme raconta lui-même à Pallade que, pour échapper aux tentations qui l’assiégeaient, il se glissa tout nu dans une grotte où il savait que deux hyènes avaient établi leur tanière. Comme ces bêtes sortaient le soir pour aller au butin, elles se mirent à flairer le corps du saint, et à le lécher de la tête aux pieds. Il s’attendait à chaque instant à être dévoré ; mais elles se retirèrent sans lui avoir fait aucun mal, et il ne fut plus inquiété tout le reste de la nuit. On raconte d’un autre père du désert, nommé Théon, que, lorsqu’il sortait la nuit, il était accompagné par un grand nombre de bêtes fauves, et que, pour les récompenser, il avait coutume de les laisser se désaltérer à la source de sa cellule ; et l’on trouvait en effet, chaque matin, autour de celle-ci, sur le sol, des empreintes de pied de buffles, de gazelles ou d’ânes sauvages. (Rufinus, ch. 6.) Sulpice et Cassien trouvèrent, à douze milles du Nil, dans un désert sauvage, près d’une montagne, un solitaire à qui un bœuf tirait d’un puits avec une machine l’eau qui lui était nécessaire. Le matin, l’anachorète conduisit ses hôtes à un endroit où étaient quelques palmiers. Ayant trouvé un lion, ils furent saisis d’effroi ; mais le père cueillit des fruits d’un arbre, et le lion vint les manger dans sa main, et continua sa route. (Lib. soc., 5, ch. 6.)
Ils trouvèrent un autre solitaire qu’une louve venait visiter toutes les fois qu’il prenait son repas, afin de manger les restes, après quoi elle lui léchait la main. Mais n’ayant point trouvé un jour le père à l’heure accoutumée, elle vola un pain qu’elle emporta ; et, comme si elle eût eu honte de cette action, elle fut sept jours sans revenir, jusqu’à ce qu’enfin le solitaire l’appela, et, l’ayant caressée, lui donna une double ration ; et depuis ce temps elle reprit ses visites ordinaires. L’abbé Paul Hellade donna, pendant sept mois, à un lion deux pains chaque jour et des fèves, à la condition qu’il ne pillerait point. Mais l’animal étant venu un jour avec la gueule ensanglantée, il le chassa à coups de corde, ne voulant pas qu’il mangeât désormais le pain des pères. On raconte d’un autre, nommé Hélénius, qu’il sortit un jour pour aller visiter les frères dans le désert, et qu’il prit avec lui quelques provisions pour la route. Se trouvant fatigué, il aperçut de loin quelques ânes sauvages. Il en appela un, le chargea de ses provisions, monta dessus, et arriva ainsi aux cellules des frères qu’il allait visiter.
Les anachorètes profitaient quelquefois des instincts de leurs féroces voisins pour s’épargner quelques dommages. C’est ainsi qu’un père, près de Syène, qui avait manqué plusieurs fois de s’empoisonner avec des herbes ou des racines d’une apparence trompeuse, en présenta un jour une poignée à une gazelle, qui sut très bien distinguer les bonnes des mauvaises. La fureur même de ces animaux n’effrayait point ces habitants du désert. Ainsi, un jour, trente hommes amenèrent, avec de grands cris, lié avec des cordes, devant saint Hilarion, un chameau qui était devenu furieux, et qui avait déjà écrasé plusieurs personnes. Ses yeux étaient enflammés, sa gueule écumait, sa langue était enflée, et il poussait des mugissements épouvantables. Le saint ordonna de le lâcher, sur quoi tous les assistants prirent la fuite. Mais Hilarion, allant vers lui, lui tendit la main. L’animal se jeta sur lui comme s’il eût voulu le dévorer, puis il tomba tout à coup à ses pieds, au grand étonnement de tous. Saint Didyme marchait sans aucun danger sur les serpents qu’il rencontrait, quoiqu’ils fussent très venimeux, et saint Pacôme en avait un avec lui qui ne lui fit jamais aucun mal. Rufin, dans un voyage d’Égypte, venait de quitter, avec ses compagnons, saint Apollonius, près d’Hermopolis ; ils aperçurent dans le désert les traces d’un énorme dragon : c’était probablement un serpent de la même espèce que celui que l’armée de Regulus trouva en Afrique. Les frères que le saint leur avait donnés pour guides les engagèrent à marcher sans crainte vers lui. Comme ils y montraient quelque répugnance, un de ceux-là, plus hardi que les autres, s’avança jusqu’à l’endroit où était l’animal, et appela ses compagnons qui étaient restés en arrière.
Le don de prophétie était familier aussi aux pères du désert. Saint Antoine était visité par un grand nombre de personnes qui venaient soit pour l’honorer, soit pour lui demander la guérison de leurs maux spirituels ou corporels. Or, bien souvent, plusieurs jours, ou même plusieurs mois à l’avance, il indiquait exactement l’époque de leur arrivée et les motifs de leur voyage. On lui amena un jour une jeune fille qui était paralytique, et dont, par une maladie extraordinaire, toutes les sécrétions, telles que les larmes, se changeaient en vers dès qu’elles étaient tombées par terre. Les moines, ayant laissé cette jeune fille à la porte, vinrent raconter au saint ce dont il s’agissait ; mais il savait tout d’avance en détail, et il guérit la malade sans l’avoir vue. Un jour qu’il enseignait ses frères, il leva tout à coup les yeux vers le ciel, se mit à soupirer ; puis, comme oppressé de douleur, tremblant de tous ses membres, il se jeta à terre en versant des torrents de larmes et implorant le secours de Dieu. Les frères l’ayant prié de leur découvrir la cause de ses angoisses, il leur dit en sanglotant : « De grands dangers menacent la foi ; car j’ai vu l’autel du Seigneur entouré de mulets qui brisaient tout en frappant du pied ; et j’ai entendu la voix du Seigneur qui criait : Mon autel sera souillé. » Or, deux ans plus tard, commença l’hérésie arienne.
Au don de prophétie se rattache celui de voir à distance. Un jour, deux frères s’étant mis en route pour aller voir saint Antoine, l’eau vint à leur manquer dans le désert, et ils allaient mourir tous les deux. Le saint fit venir promptement deux moines, et leur commanda de remplir une outre d’eau, et d’aller vite sur la route d’Égypte au secours des deux moribonds. Ils firent ce qu’il leur avait dit, et trouvèrent les deux frères à un jour de marche de la montagne d’où ils étaient partis. Lorsque saint Ammon mourut à Nitrie, à treize jours de marche du lieu où vivait saint Antoine, celui-ci vit son âme monter au ciel. Les frères, ayant remarqué le jour et l’heure, apprirent, trente jours plus tard, que l’abbé était vraiment mort à l’heure qu’ils avaient marquée.
Les pères du désert avaient aussi le don de discerner les esprits. Saint Antoine, s’étant embarqué un jour avec plusieurs frères, sentit une odeur insupportable ; ils crurent que cela venait de poissons salés qui étaient sur le vaisseau ; mais il leur dit que ce devait être autre chose. Il leur parlait encore lorsqu’ils virent accourir un jeune homme possédé, qui s’était tenu caché dans le navire. Le saint l’ayant guéri, tous purent voir quelle avait été la cause de cette odeur. Saint Macaire d’Alexandrie pénétra un jour l’intérieur d’un prêtre qui, rongé par un cancer, était venu chercher près de lui la guérison, et il connut clairement le malheureux état de son âme. Le don du discernement des esprits s’étend quelquefois jusqu’au monde supérieur ou aux régions inférieures. Saint Antoine paraît surtout s’être distingué en ce genre ; de telle sorte qu’il put se former une doctrine complète sur la nature et les habitudes des démons, comme nous le rapporte saint Athanase, qui l’avait appris lui-même du saint ou de ses disciples. Le nom d’Antoine est devenu proverbial, comme on le sait, à cause des tentations et des mauvais traitements que ce grand homme eut à souffrir de la part des esprits malins. Les faits qui nous sont racontés en ce genre par ses biographes étaient connus des frères qui vivaient avec lui, et devaient exciter en eux le désir de le faire causer sur ce sujet. Le sainte cédant volontiers à leurs désirs, s’étend très au long sur cet objet, et il en traite les points essentiels avec une telle connaissance de cause que tous ceux qui sont venus après lui ont été forcés de confirmer son témoignage. Il s’appliqua surtout à montrer la différence qui existe entre les bons et les mauvais esprits. « L’aspect des premiers, dit-il, est doux et paisible ; car ils ne se querellent point entre eux, et c’est à peine si l’on entend leur voix. Ils savent inspirer au cœur une joie sainte et une douce familiarité, car ils ont avec eux le Seigneur, source de toute liesse. L’âme, loin d’être troublée par leur présence, est, au contraire, pénétrée de leur lumière, et ressent un calme profond. Quelquefois enflammée d’amour pour les biens éternels, elle voudrait briser le corps qui lui sert d’enveloppe pour aller trouver Celui vers qui s’élancent ces esprits célestes. Leur bonté est telle que, lorsque la faiblesse humaine se sent défaillir devant leur éclat merveilleux, ils savent dissiper toute crainte et rendre la confiance au cœur.
« L’aspect des esprits mauvais est terrible, au contraire ; leurs voix sont effrayantes ; leurs joies et leurs mouvements ressemblent à ceux des hommes les plus pervers ; les mauvaises pensées naissent à leur approche ; l’âme est saisie de crainte, et les sens sont plongés dans l’abattement. L’homme éprouve alors la haine du christianisme, la tristesse et l’ennui, la crainte de la mort, de mauvais désirs. Les souvenirs du monde se présentent à lui ; son cœur est appesanti, et la vertu semble sommeiller en son âme. Si, après ce premier moment d’effroi, il sent renaître en lui la joie, la confiance en Dieu et un amour ineffable, c’est un signe qu’il a reçu le secours d’en haut ; car l’assurance de l’esprit est un signe de la présence de Dieu. Mais si la crainte persiste, le démon est là ; car il ne peut ni calmer ni redresser le cœur ; mais il augmente, au contraire, la terreur dont il est rempli déjà, et ne cesse de pousser l’homme dans l’abîme. » Il s’étend ensuite sur la nature et la conduite des démons, montrant comment ils haïssent tous les chrétiens, mais surtout les moines ; comment ils leur tendent toutes sortes de pièges, revenant toujours plus acharnés après chaque défaite, employant tantôt les menaces, tantôt les promesses ; se transformant quelquefois en anges de lumière, faisant entendre à l’homme qu’ils veulent tromper les chants les plus suaves, lui inspirant des actes de vertu extraordinaires et excessifs, puis le troublant par des insinuations de toutes sortes ; prédisant quelquefois l’avenir, mais ne disant jamais la vérité. Puis il expose à ses disciples sous combien de formes les démons cherchaient à le tromper, ayant recours tantôt à la louange, tantôt aux menaces, l’entourant d’escadrons de fantômes armés ou de scorpions, de dragons et d’autres monstres ; tantôt lui apparaissant éclatants de lumière, psalmodiant devant lui et expliquant la sainte Écriture, lui présentant du pain quand il avait faim, lui apportant des métaux précieux ; tantôt le maltraitant et l’accablant de coups, ou se jetant sur lui sous des formes gigantesques : mais toujours le saint parvenait à les chasser au nom du Seigneur.
Les pères du désert avaient souvent aussi le don de guérir les malades, et surtout les possédés. Nous trouvons déjà dans l’Évangile le principe et la racine de ce don surnaturel ; et il est confirmé par une telle masse de témoignages qu’aucun doute n’est possible sur ce point. Saint Pithyrion, dans la Thébaïde, enseignait que certains démons ont des rapports particuliers avec certains vices. Lorsqu’ils voient de quel côté penche le cœur de l’homme, ils cherchent à fortifier encore ses mauvaises inclinations. Mais lorsqu’un homme est parvenu à se corriger entièrement d’un vice, il peut alors chasser des possédés le démon qui a un rapport particulier avec lui. Les démons d’un ordre inférieur sont chassés par ceux qui sont fermes dans la foi, et les démons supérieurs par les hommes humbles. On amena un jour à saint Antoine un jeune homme possédé par un esprit des plus terribles, qui blasphémait et maudissait Dieu. Dès que le saint l’aperçut, il dit à ceux qui l’amenaient : « Ce n’est pas là mon affaire ; je n’ai aucun pouvoir contre ce genre de démons : cette grâce est réservée à Paul le Simple. » Il les conduisit à celui-ci. Paul, ayant prié, ordonna à l’esprit impur, au nom de saint Antoine, de se retirer ; mais il répondit qu’il n’en ferait rien. Paul répéta son premier commandement ; et le démon lui répondit par des injures contre lui et saint Antoine. Le saint vieillard lui dit alors : « Ou tu sortiras, ou je vais le dire à Notre-Seigneur qui te fera bien partir. » Le démon s’opiniâtrant à rester, Paul sortit de sa cellule, en plein midi, sous un ciel brûlant ; et, se tenant debout comme une colonne, il dit à Dieu qu’il ne bougerait pas et qu’il ne prendrait aucune nourriture ni aucun breuvage jusqu’à ce qu’il eût chassé ce démon. À peine avait-il fini que celui-ci s’écria : « Je pars, je pars, car je souffre violence ; je pars pour ne plus revenir. » (Vie de saint Paul le Simple, 7 mars.)
On amena un jour à saint Macaire d’Égypte un jeune homme possédé, qui, après avoir mangé et bu considérablement, rejetait aussitôt en fumée tout ce qu’il avait pris : car son démon consumait son intérieur de telles ardeurs que tout ce qu’il prenait semblait se dissiper en flammes. Le saint pria sur lui, et demanda à la mère combien elle voulait que son fils mangeât à l’avenir. La mère répondit dans son trouble : Dix livres de pain. Macaire lui en fit un reproche, réduisit la mesure à trois livres, et pria pendant sept jours, après lesquels le malade fut guéri. On amena à l’autre Macaire, celui d’Alexandrie, en présence de Pallade, un autre jeune homme possédé du démon. Le saint lui posa une main sur la tête et l’autre sur le cœur, et se mit à prier jusqu’à ce qu’il le vît s’élever en l’air. L’enfant enfla comme une outre, et il sortit aussitôt une grande quantité d’eau de toutes les parties de son corps, qui reprit ensuite son ancienne dimension. Le saint l’oignit avec de l’huile bénite, et le rendit guéri à son père, avec défense cependant de prendre ni viande ni vin pendant quarante jours (Vie de saint Macaire d’Alexandrie, 11 janvier).
Saint Jérôme raconte, dans la vie de sainte Paule, que, visitant les lieux saints, elle vint à Sébaste, l’ancienne Samarie, où étaient les tombeaux des prophètes Abdias et Élisée et celui de Jean-Baptiste. Là elle fut témoin d’une multitude innombrable de miracles. Elle vit des possédés tourmentés outre mesure par les démons, aboyant comme des chiens, sifflant comme des serpents, hurlant comme des loups ou des lions, tournant la tête sens devant derrière, ou la courbant jusqu’à terre. Le même Père raconte, dans la vie de saint Hilarion, qu’un homme riche d’Haela, sur la mer Rouge, était possédé d’une légion de diables, dont la présence s’annonçait par des voix différentes et tumultueuses que l’on entendait sortir de sa bouche. Il fut guéri par le saint. Les solitaires eux-mêmes n’étaient point exempts de ce mal. L’histoire raconte que l’abbé Moïse fut possédé par le démon, à cause d’une seule parole inconvenante, et qu’il mangeait ses ordures. Et l’abbé Sérapion s’étant déchargé d’un péché qu’il avait commis, le diable sortit de lui sous la forme d’une flamme qui remplit sa cellule d’une odeur de soufre.
Nous ne devons donc pas être étonnés de voir se produire en partie dans le désert les phénomènes merveilleux que la mystique a constatés dans les siècles suivants. Ainsi, les ravissements étaient très fréquents chez les solitaires. On raconte de l’abbé Sisoïs qu’il était ravi en extase dès qu’il levait les mains dans la prière. Aussi, lorsqu’il priait avec quelques frères, il laissait tomber ses mains pour éviter l’extase. On raconte de saint Macaire d’Égypte qu’il était presque toujours en extase, et qu’il conversait ainsi avec Dieu pendant la plus grande partie de la journée. Un disciple de Sylvain anachorète, étant venu un jour le voir, le trouva dans un ravissement. Il revint six heures, neuf heures et dix heures après, et le trouva toujours dans le même état. Enfin, revenu à lui, le saint lui dit qu’il avait vu la gloire de Dieu. On raconte de saint Arsène que tous les samedis le soleil, en se couchant, le laissait en prière, et qu’il tenait ses mains élevées vers le ciel, en continuant de prier, jusqu’à ce que le soleil, en se levant, lui donnât sur le visage ; et il avait coutume alors de s’asseoir pour se reposer un peu. Sa prière était si efficace qu’un frère le vit un jour par la fenêtre de sa cellule, debout, entouré de flammes. L’abbé Lot demandait un jour à l’abbé Joseph comment il devait régler sa vie. Celui-ci se leva, étendit ses mains vers le ciel, et ses doigts parurent aussitôt enflammés, comme dix lampes qui brûlent. Il dit ensuite à Lot : « Vous pouvez par la prière, si vous le voulez, devenir tout embrasé. » Souvent il sortait aussi de la bouche de ceux qui priaient des flammes qui montaient vers le ciel.
L’extase des pères du désert était unie bien souvent aux visions. Saint Antoine, par exemple, lorsqu’il voulait savoir quelque chose qu’il ignorait, n’avait qu’à prier Dieu : elle lui était aussitôt révélée. Un jour donc, les frères l’ayant interrogé sur l’état de l’âme après la mort, il entendit pendant la nuit une voix qui lui cria : « Antoine, lève-toi, sors et regarde. » Il sortit dehors ; et comme il regardait le ciel, il vit une forme gigantesque qui s’élevait jusqu’aux nues, puis des âmes ailées qui voulaient monter vers le ciel ; mais le fantôme, étendant le bras, cherchait à les en empêcher. Celles qu’il prenait, il les rejetait vers la terre ; les autres, lui échappant, volaient vers le ciel. Il comprit qu’il s’agissait de l’ascension et de l’abaissement des âmes.
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CHAPITRE IV
La mystique considérée dans les martyrs. De leur impassibilité. Du don de prophétie. Des visions. Sainte Perpétue.
Pendant que les anachorètes du désert, environnés de toutes les horreurs de la nature, s’exerçaient à lutter contre elle, selon l’esprit du christianisme, les chrétiens qui étaient restés dans le monde n’avaient pas des combats moins rudes à soutenir ; car l’Église, fondée dans la pauvreté, la persécution, la lutte et la mort, devait se propager et s’affermir de la même manière. Le paganisme, partagé en deux sectes principales : les épicuriens, esclaves des sens, et les stoïciens, enflés d’un faux orgueil, afin d’étouffer dans son germe la nouvelle doctrine, avait fait alliance avec la politique des empereurs romains. Rome, après s’être enivrée d’abord du sang des peuples qu’elle avait conquis, puis du sang de ses enfants dans les guerres civiles qui l’avaient divisée, et enfin de celui des gladiateurs et des animaux dans les amphithéâtres, n’était pas encore rassasiée : il lui fallait un sang plus précieux, celui des chrétiens. Il fut donc convenu que l’on exigerait de ceux-ci qu’ils sacrifiassent aux dieux, et qu’ils jurassent par le génie de l’empereur. S’ils refusaient ce qu’on leur demandait, le tigre se jetait sur sa victime ; et les malheureux étaient livrés à tous les supplices que pouvaient inventer la fureur et la cruauté d’un peuple qui avait pris le goût du sang et qu’excitaient encore les calomnies répandues contre les chrétiens. Ni la considération, ni l’âge, ni le sexe ne pouvaient protéger les disciples du Christ ; et leurs bourreaux ne savaient qu’inventer afin d’assouvir leur haine et leur mépris pour eux. On les étendait sur des roues ; on brisait leurs membres ; on leur brûlait les flancs avec des flambeaux allumés ; ou on leur enfonçait dans la chair des ongles de fer ; on leur pressait le corps avec des chaînes qui leur brisaient les os ; on leur perçait les yeux avec des roseaux pointus ; on leur enfonçait des clous dans les pieds et des pinces brûlantes dans les mollets ; de sorte que leur corps, après avoir été soumis pendant tout le jour aux tortures les plus atroces, n’était plus qu’une plaie. C’est à peine s’ils gardaient la forme humaine : et les bourreaux ne pouvaient comprendre qu’ils eussent encore un souffle de vie. C’est après tous ces préparatifs qu’on les conduisait à la mort, qu’on les livrait aux bêtes, qu’on les écorchait vifs, qu’on les faisait brûler à petit feu sur des chaises de fer embrasées ; qu’on les mettait dans le feu, enveloppés d’une toile enduite d’huile ; qu’on les jetait dans des fours allumés, ou qu’on les noyait dans l’eau liés deux à deux, comme on a fait de nos jours dans les noyades. La mort la plus douce était celle du glaive.
Neuf persécutions s’étaient ainsi élevées coup sur coup contre l’Église, toujours plus terribles et plus violentes. Enfin, vers le déclin du IIIe siècle, l’enfer sembla vouloir tenter un dernier effort ; et pendant dix ans une horrible boucherie ensanglanta sans interruption le monde romain. En Phrygie, une ville tout entière, composée de chrétiens, fut détruite par les flammes avec tous ses habitants. Mais les persécuteurs furent enfin obligés de s’avouer vaincus par l’héroïsme de leurs victimes. Ce terrorisme avait excité l’horreur des païens eux-mêmes ; et lorsque après un carnage affreux à Césarée, par un temps clair et serein et sans qu’il fût tombé ni pluie ni rosée, les colonnes qui soutenaient le portique de la ville devinrent humides, et que les rues et les places parurent comme trempées par la pluie, on disait que la terre avait versé des larmes, parce qu’elle ne pouvait supporter plus longtemps de telles horreurs, et qu’elle avait voulu par là amollir le cœur des hommes. Enfin le christianisme vainquit, et un empereur chrétien monta sur le trône des Césars. Le temps de la terreur était passé ; et ces monstres de perversité, que la nature humaine renferme dans ses profondeurs, furent replongés dans l’abîme.
Il était impossible que les martyrs ne participassent pas aux grâces et aux privilèges dont Dieu favorisait les solitaires du désert ; car Celui pour qui ils combattaient et mouraient ne pouvait manquer de les assister de son secours. Si les anachorètes, disputant pas à pas le terrain au paganisme de la chair, obtenaient de Dieu ces faveurs peu à peu et selon la mesure de leurs progrès dans la vie ascétique, les martyrs devaient les recevoir tout à coup et sans y avoir été préparés. Au milieu des tortures et des supplices, la puissance de la chair et du sang était brisée subitement chez eux. L’âme, ou la psuchê, dégagée de son enveloppe, se trouvait élevée subitement jusqu’au faite de la vie ascétique ; et l’éclat dont elle était illuminée rejaillissait sur le corps, et finissait souvent par le rendre insensible à la douleur. Lorsque les premières souffrances étaient passées, il survenait bien souvent dans ces héros chrétiens des états extatiques, où l’aiguillon de la douleur était émoussé et où d’ineffables consolations inondaient leur âme. Il n’était pas rare de les voir calmes et paisibles au milieu des tourments les plus atroces sans qu’une seule plainte s’échappât de leurs lèvres, ou de les entendre parler des choses divines d’une manière merveilleuse. Ce que dit sainte Félicité dans sa prison exprime très bien la cause de cette patience héroïque. Surprise par les douleurs de l’enfantement, elle se mit à crier. « Comment, lui dit le geôlier, supporteras-tu des douleurs bien plus grandes si tu as tant de peine à endurer celles-ci ? – Cette douleur, répondit-elle, est à moi ; l’autre sera celle du Seigneur, et il m’aidera à la porter. » Sa confiance ne fut pas trompée.
Lorsqu’on appliqua une seconde fois la torture, après deux jours de répit, au martyr Sanctius, dont le corps avait été tout défiguré par la première, on ne croyait pas qu’il pût supporter cette seconde épreuve. Mais il se sentit tout à coup rempli d’une force supérieure, et reprit sa première forme et l’usage de ses membres, comme si cette seconde torture l’eût guéri de la première. Nous lisons dans la lettre de l’Église de Smyrne sur le martyre de saint Polycarpe ces paroles : « Pour un grand nombre de martyrs, les fouets, la torture, les flammes semblaient douces et agréables. Ils ne laissaient pas échapper un seul soupir pendant que le sang ruisselait de tous leurs membres, que leur corps déchiré et ouvert laissait apercevoir leurs entrailles, et que le peuple lui-même ne pouvait retenir ses larmes à un tel spectacle. C’est que le Seigneur, qui veille sur les âmes et les protège, parlait avec eux, adoucissait leurs maux, et leur mettait devant les yeux la couronne céleste qui devait récompenser leur patience. » C’est pour cela que le martyr saint Victor encourageait ses compagnons en leur rappelant ce qu’il avait éprouvé lui-même. « Au milieu des tourments les plus cruels, leur disait-il, j’ai invoqué, par mes prières et mes larmes, le Seigneur miséricordieux ; et voilà que tout à coup je l’ai vu portant dans sa main le signe céleste de notre rédemption ; et il m’a dit : Que la paix soit avec toi, Victor. Ne crains rien, je suis Jésus, et c’est moi qui envoie la confusion et les supplices à mes saints. Cette voix a versé dans mon âme une telle force que tous les tourments ne me paraissaient plus rien. » C’est pour cela que le martyr Flavien demandant à saint Cyprien si le coup de la mort était très douloureux, celui-ci lui répondit : « Le corps ne sent rien, quand l’âme s’est donnée toute à Dieu. » Nous ne devrons donc pas nous étonner de trouver dans les actes de la persécution de Dioclétien que, bien souvent, les martyrs, les femmes elles-mêmes, inondés d’une joie ineffable et divine, se précipitaient dans les bûchers enflammés. Bien souvent aussi, les éléments et les animaux sauvages, reconnaissant dans les martyrs leurs maîtres, n’osaient les attaquer. Lorsqu’on alluma sous le corps de saint Polycarpe le feu du bûcher, les flammes se recourbant formèrent un arc au-dessus de lui ; de sorte qu’aucun de ses membres ne fut endommagé. Son corps apparut à tous avec un éclat merveilleux ; il avait la couleur d’un pain rôti ou celle de l’or, et répandait une odeur délicieuse. Il fallut enfin le percer d’une lance, et son sang, en coulant, éteignit les flammes.
Le saint martyr Pion parut, après sa mort, comme s’il eût reçu de nouveaux membres. Ses cheveux étaient plus beaux, sa barbe était florissante ; et il avait l’apparence d’un jeune homme, car le feu avait rajeuni son corps. Une grâce merveilleuse respirait sur tous ses traits ; de sorte qu’il était un sujet de confiance et d’admiration pour les chrétiens et d’effroi pour les païens. L’eau, de même que le feu, se montrait rebelle quelquefois à la cruauté des persécuteurs, et l’on vit, par exemple, la mer rejeter, près de Césarée, au milieu d’agitations violentes, le corps de saint Appien. Les bêtes les plus féroces, saisies de respect devant les martyrs, n’osaient toucher leur corps, et se retournaient quelquefois contre les bourreaux. D’autres fois elles se précipitaient sur ces généreux confesseurs ; mais, arrêtées tout à coup comme par une force divine, elles reculaient ; de sorte qu’il fallait les lâcher deux ou trois fois de suite, et les exciter à mordre, avec le fer et le feu. Encore ne pouvait-on pas toujours y réussir, et il fallait trancher par le glaive une vie que les animaux les plus cruels s’obstinaient à ménager. C’est ce qui arriva, d’après l’épître de l’Église de Vienne, aux martyrs de Lyon. Blandine resta tout le jour attachée à un poteau, au milieu des bêtes, sans qu’aucune n’osât toucher son corps. Des chaises embrasées sur lesquelles on faisait rôtir à petit feu les martyrs s’échappaient une odeur insupportable pour les païens et délicieuse pour les chrétiens.
Souvent aussi les martyrs étaient favorisés du don de prophétie ou de visions merveilleuses. Pendant que saint Laurent était étendu sur un gril, son visage parut aux frères environné de lumière, et il prédit l’avenir du christianisme à Rome et la venue d’un empereur chrétien qui fermerait les temples des dieux. Nous lisons dans la vie de saint Cyprien, écrite par Ponce, son diacre, que quelque temps avant sa mort il eut une vision où Dieu lui révéla son martyre et les circonstances principales de sa condamnation. Saint Pion, étant en prière dans sa prison, vit qu’il serait pris le lendemain avec les siens ; et lorsque le moment fut arrivé il se mit une corde au cou, afin que les bourreaux le trouvassent déjà lié quand ils viendraient le chercher. Saint Marien, qui souffrit le martyre en Numidie avec saint Jacques, vers le milieu du IIIe siècle, vit un trône éclatant de blancheur, sur lequel était assis un juge. Vis-à-vis était un théâtre pour les confesseurs qui devaient être jugés. Une voix forte crie : Amenez Marien. Il monte sur la tribune. Cyprien, assis à la droite du juge, lui dit en souriant : Viens t’asseoir près de moi. Il s’assied ; les autres confesseurs sont interrogés. Le juge se lève, et on l’amène à son tribunal. Le chemin qui y mène traverse des prairies délicieuses plantées de cyprès et de pins ; au milieu est une source dont l’eau se partage en plusieurs ruisseaux. Cyprien prend une coupe, la remplit de l’eau de la source, et, après avoir bu, la remplit une seconde fois et la présente à son compagnon. Celui-ci boit avec plaisir, rend grâces à Dieu et se réveille. Jacques, son compagnon, a une vision semblable le même jour. Il voit un jeune homme d’une taille et d’une force extraordinaire, dont le manteau brille d’une telle lumière que les yeux n’en peuvent supporter l’éclat ; sa tête est au-dessus des nuages, et ses pieds ne touchent pas la terre. Ce géant lui jette deux ceintures de pourpre, une pour lui et l’autre pour son compagnon, en leur disant : Suivez-moi promptement.
D’autres voient les martyrs déjà glorifiés célébrer dans le ciel l’éternel festin. Un enfant, portant à la main une branche de palmier et sur la tête une couronne de roses, salue les confesseurs qui vont bientôt être couronnés à leur tour, et leur dit : Demain, vous célébrerez avec nous le festin céleste. D’autres fois, un jeune homme vient visiter les prisonniers épuisés par la faim. Il porte en chaque main une coupe de lait, et la leur présente à boire sans que la liqueur qu’elle contient diminue. Montan et Julien ont une dispute dans leur prison. La nuit suivante, Montan, dans une vision, arrive avec ses compagnons en un lieu très clair. Ses habits deviennent blancs ; sa chair reçoit un éclat merveilleux, et devient tellement diaphane que l’on peut apercevoir à travers les mouvements les plus intimes du cœur. Il aperçoit sur sa poitrine quelques taches, et comprend qu’elles viennent de la dispute qu’il a eue avec Julien.
Une des histoires les plus remarquables en ce genre est celle de sainte Perpétue ; car c’est elle-même qui l’a écrite dans sa prison, et ses actes, confirmés par le témoignage des contemporains, ont été autorisés solennellement par l’Église, qui les faisait lire dans les assemblées des fidèles. Enfin, pour que rien ne manquât à leur authenticité, Dieu a permis que saint Augustin les confirmât encore par les sermons qu’il a prêchés plusieurs fois pour la fête de cette sainte. Née vers la fin du IIe siècle, dans un des faubourgs de Carthage, d’une famille noble, elle fut mariée en 202, à l’âge de vingt-deux ans ; et elle nourrissait un enfant lorsque la persécution éclata sous Géta. Elle avait encore ses parents et un frère ; un autre était mort. Son père fit tout ce qu’il put pour la détourner de recevoir le baptême, mais rien ne put l’arrêter. À peine devenue chrétienne, elle est prise et jetée en prison. Là elle souffre d’une manière affreuse de la chaleur ; son enfant va mourir sur son sein, lorsque enfin son frère obtient pour elle, à prix d’argent, une plus grande liberté. Il lui dit ensuite : « Tu es déjà assez avancée dans la grâce pour demander à Dieu qu’il te révèle si nous souffrirons le martyre ou si nous serons délivrés. » Elle se met en prière, et voit une échelle d’or qui allait jusqu’au ciel, mais si étroite qu’une seule personne pouvait monter à la fois. Il y avait à côté de cette échelle des épées, des lances, des crochets et des pioches ; de sorte que, si l’on tardait à monter et si l’on ne regardait toujours en haut, on était blessé et déchiré par ces instruments de supplice. Au bas de l’échelle était un énorme dragon qui tendait des pièges à ceux qui montaient, et cherchait à les effrayer. Satur, qui n’était pas encore prisonnier, mais qui plus tard se livra aux persécuteurs, monte le premier. Arrivé en haut, il se tourne vers ceux qui le regardaient en disant : « Perpétue, je t’attends ; mais prends garde que le dragon ne te dévore. » « Il ne me fera pas de mal, au nom du Seigneur », répond-elle. Le monstre se lève lentement, comme s’il craignait la sainte. Mais elle, montant le premier degré de l’échelle, lui met le pied sur la tête, et monte courageusement les autres degrés. Arrivée en haut, elle aperçoit un jardin immense, et au milieu un vieillard vêtu comme un berger. Il était grand ; il était occupé à traire ses brebis, et autour de lui étaient debout plusieurs milliers de personnes vêtues de blanc. Il lève la tête, et, la regardant, il lui dit : Salut, ma fille. Puis il l’appelle à lui, et lui donne un petit morceau du fromage qu’il venait de faire. Elle le prend, le mange, et tous s’écrient : Amen. Elle s’éveille, en entendant cette parole, avec le goût d’un mets délicieux. Elle raconte à son frère sa vision, et tous les deux reconnaissent que leur mort approche.
Ils ne s’étaient pas trompés ; car quelques jours après ils sont interrogés et condamnés à être livrés aux bêtes. Mais bientôt elle a une seconde vision. Pendant qu’elle prie, elle se rappelle tout à coup son frère défunt, Dinocrate, et elle implore pour lui le Seigneur. La nuit suivante, elle le voit venir d’un lieu obscur où beaucoup d’autres étaient avec lui. Il paraissait dévoré de soif ; son visage était défiguré par un cancer dont il était mort à l’âge de sept ans. Entre elle et lui était un grand espace qui les empêchait de se réunir. Dans le lieu où était Dinocrate il y avait un étang plein d’eau, mais dont les bords étaient plus hauts que lui. Il s’étendait comme pour boire. À ce moment Perpétue se réveille : elle comprend que son frère souffre, mais elle espère le secourir par ses prières, et elle prie jour et nuit pour lui avec une grande abondance de larmes. Elle a une nouvelle vision : le lieu qui lui avait paru d’abord obscur est clair maintenant ; le corps de son frère est pur, propre et bien vêtu ; il n’y a plus qu’une légère cicatrice au visage. Le bord de l’étang est plus bas et ne va plus qu’au milieu du corps de Dinocrate. Celui-ci prend une coupe qui était sur le rivage, la remplit d’eau, et se met à boire sans que la coupe diminue. Puis il sort de l’eau pour aller jouer à la manière des enfants. Perpétue se réveille, et reconnaît que son frère ne souffre plus.
La veille du combat, elle a une troisième vision. Elle voit le diacre Pomponius sous un manteau blanc auquel pendaient des sonnettes. Il frappe à la porte de la prison, et il dit à Perpétue : Viens, nous t’attendons. Il la conduit par la main à travers des sentiers pénibles et raboteux. Arrivée à l’amphithéâtre, elle se sent tout épuisée. Le diacre la conduit au milieu de l’arène, et lui dit : Ne crains rien, je suis avec toi et je t’aiderai. Cela dit, il disparaît. Perpétue aperçoit autour d’elle une foule immense, et s’étonne de ne voir arriver encore aucune bête. Elle voit venir vers elle un Égyptien de sauvage apparence, qui se prépare à lutter contre elle avec ses aides. Elle, de son côté, est secourue par deux jeunes gens. On lui ôte ses vêtements ; on oint son corps de l’huile des athlètes ; pendant ce temps-là, l’Égyptien se roule dans le sable. Bientôt se présente un homme d’une telle taille qu’il s’élève au-dessus de l’amphithéâtre. Son manteau est magnifique et garni de clochettes d’or et d’argent. Il porte un bâton comme un héraut d’armes et une branche avec des pommes d’or. Après avoir commandé le silence, il dit : Si l’Égyptien est plus fort que cette femme, il la tuera avec le glaive ; mais s’il est vaincu, elle aura ce rameau pour récompense. Il se retire, et la lutte commence. Perpétue remporte la victoire et écrase la tête de son ennemi. Ses patrons célèbrent son triomphe par leurs acclamations. Elle se dirige vers le héraut, et reçoit la branche qu’il tient à la main. Puis il lui donne un baiser en lui disant : Ma fille, que la paix soit avec toi. Elle se réveille, et reconnaît qu’elle aura bientôt à lutter non contre les bêtes, mais contre le diable, et qu’elle remportera la victoire.
Telles sont les visions simples et d’une forme tout antique dont cette vierge fut favorisée avant sa mort. Une quatrième vision fit connaître à saint Satur, son compagnon de captivité, quel serait le prix de la victoire. Il vit son âme et celle des autres confesseurs qui devaient souffrir avec lui sortant de leurs corps. Ils étaient portés vers l’Orient par quatre anges, non couchés, mais debout, comme s’ils eussent monté une colline peu escarpée. Il vit la lumière infinie, et Satur dit à Perpétue, qui était à côté de lui : C’est là ce que le Seigneur nous a promis. Bientôt s’ouvre devant eux un long espace, semblable à un jardin plein de roses et de toutes sortes de fleurs. Des arbres hauts comme des cyprès ruisselait continuellement sur la terre une pluie de feuilles et de fleurs. Là ils sont reçus par quatre anges plus beaux que les autres, qui se disent : Les voici, et qui leur rendent toutes sortes d’honneurs. Avançant plus loin, ils trouvent les martyrs qui les avaient précédés ; et les anges les conduisent vers Dieu, dans un lieu dont les murs étaient éclatants de lumière et à la porte duquel étaient quatre anges vêtus de robes blanches. Entrés dans ce lieu, ils voient une lumière immense, et entendent des voix qui chantent en chœur : Saint, saint, saint. Au milieu est assis un vieillard d’une apparence jeune encore, et dont les cheveux sont blancs comme la neige. Ses pieds sont couverts ; vingt-quatre vieillards se tiennent à ses côtés, et beaucoup d’autres derrière lui. Remplis d’admiration, les saints martyrs attendent au pied du trône. Les quatre anges les soulèvent ; ils baisent le vieillard, et les autres leur disent : Attendez. Puis ils leur donnent le baiser de paix, et leur disent : Allez jouer maintenant. Satur dit alors à Perpétue : Tu as ce que tu désires. Elle lui répond : Dieu soit béni. Lorsque j’étais enfant, dans la chair, j’étais heureuse ; je le suis bien davantage maintenant. L’évènement justifia ces visions. Satur fut renversé dans l’arène par un léopard, dès la première morsure. Une vache furieuse enleva Perpétue sur ses cornes, et la brisa contre terre. Puis ils furent tous emportés et achevés par l’épée des gladiateurs.
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CHAPITRE V
La mystique spéculative des premiers temps du christianisme. Les néoplatoniciens. Les livres de Denys l’Aréopagite.
Pendant que la nouvelle doctrine triomphait ainsi dans ses martyrs de la rage de ses persécuteurs, les païens éclairés, désapprouvant ces violences inutiles, lui préparaient des luttes d’un autre genre, qui, commencées pendant la persécution, durèrent longtemps après encore. Ils cherchèrent à opposer au christianisme le néo-platonisme. Cette école avait été fondée à Alexandrie par Ammon Sacas, qui avait apostasié la foi. Plotin, Porphyre et Jamblique lui avaient donné son développement. Crysanthe et Plutarque l’avaient introduite à Athènes sous le règne de Julien, et elle y avait fait de grands progrès par les soins de Proclus et de Syrien. Ici comme à Alexandrie, elle s’était proposé pour but de restaurer le paganisme, et d’arrêter les progrès du christianisme. Elle voulait fondre dans une puissante unité les formes si diverses de l’ancienne tradition, afin de pouvoir l’opposer ainsi à l’unité de la doctrine chrétienne. Mais il fallait avant tout trouver dans l’antiquité un principe qui pût servir de base à tout l’édifice ; et comme cette œuvre était entreprise par des philosophes qui étaient presque tous Grecs d’origine, ils durent naturellement avoir recours pour cela aux anciennes doctrines d’Orphée, de Pythagore et de Platon. Ces doctrines avaient eu leurs racines en Orient ; c’était donc là qu’ils devaient aller chercher les antiques traditions dont ils avaient besoin.
Ils firent entrer dans leur syncrétisme dogmatique la doctrine de Zoroastre, celle des Védas, les anciens oracles des Chaldéens, la sagesse des Syriens, d’Hermès Trismégiste et même des peuples barbares, pour lesquels ils avaient d’ailleurs un si profond mépris. Chaque école dut ainsi contribuer pour sa part à la fondation de l’école nouvelle, dont le fond était une espèce de panthéisme religieux mêlé de mysticisme et de théurgie. L’État ne put échapper à ces essais de rénovation ; et Plotin, favorisé en cela par l’empereur Gallien, voulut offrir au monde romain le modèle d’un État aussi parfait qu’il peut l’être sur la terre, tel que les platoniciens, chassés d’Athènes, crurent le trouver plus tard en Perse à la cour de Chosroês. Cet État devait s’adapter à la république universelle, et celle-ci à l’empire ou à la cité de Dieu, qui est à la fois le principe et le but de toutes choses. L’homme devait être initié à ces mystères par une vie pure et lumineuse. L’âme, précipitée dans un corps mortel pour s’être détournée par sa faute de l’être au non-être, ne pouvait, d’après cette doctrine, reconquérir sa liberté qu’en se retournant du non-être vers l’être. Huit degrés d’initiation devaient la conduire successivement à l’union théurgique avec la Divinité. Le fond de cette doctrine, on le voit, est le même que celui du panthéisme de nos jours. Alors, comme aujourd’hui, les esprits négatifs étaient partagés au point de vue moral en deux sectes principales, les épicuriens, qui voulaient l’émancipation de la chair, et les stoïciens, qui préféraient celle de l’esprit.
Mais les néo-platoniciens prenaient la chose plus au sérieux ; ils ne voulaient pas rester en arrière des chrétiens d’alors ; et c’est pour cela que nous voyons les chefs de cette école pratiquer une sorte d’ascétisme philosophique, mener une vie austère, garder la virginité, s’exercer aux jeûnes et à la prière. Ces pratiques, entreprises sérieusement, devaient bientôt les transporter dans les régions de la mystique, et développer dans les natures déjà disposées d’avance à ces sortes d’états tous les phénomènes de la clairvoyance, qui étaient d’ailleurs, on le sait, très connus dans l’antiquité. Ammien Marcellin exprime en peu de mots l’opinion de son époque sur ces phénomènes mystérieux quand il dit : « L’âme humaine, une fois enflammée, prédit des choses divines ; car le soleil, l’intelligence de ce monde, comme l’appellent les physiciens, d’où émanent, comme des étincelles, les intelligences particulières, éveille en celles-ci, quand il les inonde de sa lumière, la vue de l’avenir. Aussi, les Sibylles disent que bien souvent elles se sentent embrasées et consumées par la violence des flammes qui s’emparent d’elles. » Les oracles du paganisme avaient pour base ces rapports, qu’il avait découverts avec le sens profond de la nature dont il était doué. Il n’est donc pas étonnant que nous trouvions dans la vie des néo-platoniciens les traces d’un mysticisme plus ou moins exalté. Ainsi, par exemple, Plotin rapporte qu’Olympe d’Alexandrie avait essayé, par jalousie, de lier et de troubler son esprit par la magie ; mais que toutes les puissances qu’il avait dirigées centre lui étaient venues échouer contre l’énergie supérieure de son âme, et s’étaient retournées contre celui qui les avait employées ; de sorte que son corps seul en subit l’influence.
On disait qu’un prêtre égyptien, ayant conjuré un jour un génie dans le temple d’Isis, à Rome, fut tout étonné de voir un dieu lui apparaître à la place de l’esprit qu’il attendait. Vivant familièrement avec le monde des esprits, Plotin s’était proposé pour but l’union immédiate avec la Divinité ; et cette faveur lui fut accordée quatre fois, au rapport de Porphyre, son biographe, qui raconte qu’il n’en a joui lui-même qu’une fois dans sa vie, à l’âge de soixante-huit ans. Je cherche, disait Plotin en mourant, à ramener le Dieu qui est en moi à la Divinité qui est dans l’univers. On vit en ce moment un serpent sortir de dessous son lit, et s’échapper par une ouverture de la muraille. On crut voir en lui l’enveloppe visible de l’être divin qui s’échappait du mourant. On raconte de Jamblique que, quand il priait, il était toujours enlevé de dix pieds au-dessus de terre, et que sa peau et ses vêtements prenaient la couleur de l’or. On parlait aussi beaucoup de l’auréole visible qui ceignait le front de Proclus et des guérisons qu’il opérait. Il peut bien y avoir dans toutes ces légendes un fond de vérité, auquel les païens essayaient de rattacher ce qu’ils entendaient raconter de la vie merveilleuse des chrétiens, afin de combattre le christianisme avec ses propres armes.
Les apologistes chrétiens cherchèrent à parer de deux manières les coups que l’on portait à leur doctrine. Les uns employèrent pour cela la polémique, essayant de montrer combien étaient peu fondées les hypothèses de l’école platonicienne, combien était arbitraire l’explication qu’elle donnait aux anciens mythes ; ou développant avec une logique rigoureuse et serrée les funestes conséquences de ses principes panthéistes. Les autres, au contraire, laissant de côté les erreurs de ces sophistes, s’attachaient à en faire ressortir l’élément pur et vrai qu’elles contenaient. Ils démontraient aux païens que le christianisme, dans son admirable simplicité, renferme plus clairement, plus purement et plus complètement ce qu’il y avait de vrai dans les systèmes qu’on lui opposait, et que l’on trouve, pour ainsi dire, en lui la quadrature de toutes leurs courbes. Ils concluaient de là que le christianisme seul est le centre de toute la sagesse humaine, et que le syncrétisme que l’on cherchait ne pouvait réussir qu’en prenant pour base la doctrine chrétienne. Clément d’Alexandrie, Origène, Synésius et d’autres firent des essais dans ce genre, non sans danger quelquefois pour le dogme, qui n’était pas encore parfaitement défini.
Mais il manquait un homme qui, prenant la chose par la base et réunissant dans un magnifique ensemble tous les éléments vrais dispersés dans la philosophie païenne, élevât un monument que l’on pût opposer avec succès à ce panthéon de l’école platonicienne. Cet homme parut au commencement du Ve siècle. Son ouvrage devait être mystique ; car il avait pour but de sonder les plus profonds mystères de la doctrine chrétienne. L’auteur trouvait une base dans les écrits de l’Ancien et du Nouveau Testament, interprétés par la tradition chrétienne ; et parmi les auteurs sacrés il devait naturellement s’attacher de préférence à l’apôtre saint Paul, qui le premier a découvert la profondeur spéculative du dogme chrétien, et dont la conversion présentait d’ailleurs des rapports mystiques très frappants. Saint Paul fut donc salué comme le premier initiateur des illuminations divines ; et l’on crut reconnaître en Denys l’Aréopagite, que Paul avait converti et consacré premier évêque d’Athènes, celui qui avait donné à la mystique sa forme et son développement. La langue s’était déjà formée dans cette école, et il n’y avait plus besoin que d’y ajouter quelques mots composés, qui pussent exprimer le centre vaste et profond des mystères que l’on avait à traiter. Telle fut l’origine des livres qui nous sont parvenus sous le nom de l’Aréopagite.
Ces livres devaient, quant à leur substance, prendre leur point de départ dans l’essence divine, qui, dans leur langage, est la cause de tout être et de tout bien-être, qui s’étend à tout, est en tout, embrasse tout, et cependant n’est rien de ce en quoi elle est, et n’y participe en rien, mais est élevée au-dessus de tout, restant éternellement immuable, toujours égale à elle-même, toujours elle-même, ne sortant jamais de soi. De même que l’école platonicienne avait introduit dans le cercle de son syncrétisme les mystères antiques, et particulièrement ceux de Dionysos, que l’antiquité avait considéré comme un sauveur qui avait souffert pour l’humanité, qui était descendu aux enfers, et avait laissé à ses disciples une coupe mystérieuse ; ainsi les livres de l’Aréopagite rattachent leurs idées sur la Divinité au calice du Rédempteur, qui forme le point central de tous les mystères chrétiens. Ce calice est pour eux le symbole de la Providence, qui pénètre et conserve toutes choses. (Épître IX à l’hiérarque Titus, sect. 3.) Il contient un double aliment, l’un fixe et durable, l’autre mobile et fluide ; le premier, signe de la perfection spirituelle et de l’unification en Dieu et avec Dieu ; l’autre, symbole, au contraire, de la multiplicité.
Les écrits de l’Aréopagite peuvent être divisés en trois parties, dont la première traite de Dieu considéré dans son immobilité, tandis que la seconde le considère comme se répandant par la Providence sur ses créatures, et que la troisième envisage celles-ci comme revenant à Dieu, leur principe et leur fin. À la première division appartenaient surtout les Enseignements théologiques, qui malheureusement se sont perdus, et dans lesquels l’auteur traitait du mystère de la sainte Trinité. On peut ranger encore dans cette classe le livre Des Noms de Dieu, Dieu, qui, considéré dans la simplicité de son essence, ne peut être nommé d’aucun nom, va prendre, pour ainsi dire, tous les noms. Tous les noms, en effet, ont leur racine en celui qui est au-dessus de tout nom. Bonté essentielle, il est le principe, le commencement et la fin de tout ce qui est ; et lui-même est sans commencement, sans milieu ni fin. Il est la vie qui vivifie toute chose, et pourtant il est au-dessus de toute vie. Comme sagesse, il est la source de toute science ; la vérité simple et essentielle, que l’on suit en toutes choses, et que nulle créature cependant ne peut connaître. Comme puissance et énergie, il est la cause de toute vertu. Il est un, et il est tout ; il est le principe de toute unité et de toute multiplicité ; et c’est pour cela qu’on peut l’appeler de tous les noms qui ne répugnent pas à son essence, mais à la condition toutefois de le reconnaître comme n’ayant en soi aucun nom. Cette doctrine, fondée sur les livres saints, est opposée à la doctrine panthéiste des émanations divines.
La seconde classe des livres de saint Denys considère Dieu dans ses rapports avec les créatures. C’est à cette classe qu’appartenait probablement le livre des Choses spirituelles et sensibles. Dieu a des rapports avec le monde invisible et le monde visible. Le livre de la Hiérarchie céleste étudie les premiers, et celui de la Hiérarchie ecclésiastique étudie les seconds. C’est dans cette catégorie que l’on peut mettre aussi la Théologie symbolique, que nous n’avons plus, et dont le but était de combattre la symbolique des platoniciens, comme le livre de la Hiérarchie ecclésiastique était destiné à ruiner leur théurgie. La Théologie mystique enfin considérait les choses dans leur retour vers Dieu, et formait ainsi la troisième partie des écrits de l’Aréopagite. L’âme, par un mouvement opposé à celui de Dieu vers la créature, doit, s’élevant toujours davantage à travers tous les degrés de la création, remonter enfin jusqu’à Dieu, entrer dans la nuit mystérieuse de la Divinité, au delà de toute lumière, et là s’unir intimement à elle. Ces écrits démontraient que tout ce que l’école platonicienne avait recueilli de vrai dans toutes les contrées de l’univers et dans toutes les époques de l’histoire se trouve dans le christianisme d’une manière bien plus pure et plus parfaite. Ces livres donnaient aussi à la mystique spéculative une base solide, sur laquelle les siècles suivants devaient continuer l’édifice commencé.
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CHAPITRE VI
Comment, au milieu des ruines du monde antique, l’humanité fut renouvelée par le christianisme. Des incursions des barbares. De la mystique en Irlande. Saint Ansgar. Saint André de Sali. Scot Érigène et ses ouvrages.
Au lieu des mystères de la nature, tels que le paganisme les avait connus, le christianisme en avait apporté d’autres bien plus sublimes, auxquels il fallait initier maintenant tous les peuples de la terre. Or cette initiation a lieu pour les peuples de la même manière que pour l’individu, avec cette seule différence qu’au lieu de compter par jours, par semaines et par années, il faut compter par siècles. Mais là, comme ici, trois degrés doivent conduire au terme ; et ces trois degrés sont la vie purgative, la vie illuminative et la vie unitive. Les peuples ont donc commencé aussi par la vie purgative. L’ancien principe avait fleuri dans son temps ; mais il n’avait pas tardé à dégénérer. Pour que le nouveau principe s’établît, l’humanité devait subir une grande expiation et comme un baptême de sang et de feu. Ce baptême eut lieu dans la migration des peuples. La Providence avait longtemps arrêté leurs flots, prêts à submerger le monde civilisé. Mais, dès que sa main se retira, d’innombrables calamités se répandirent sur la terre. Toutefois ce fruit si amer renfermait un noyau doux et succulent. Avec le sang, en effet, qui fut versé par torrents dans ces temps calamiteux, se renouvela la vie qui gît dans le sang, et avec la vie les sentiments et les idées de l’humanité.
Dans l’antiquité, l’ancien principe s’était formé, pour ainsi dire, son corps et son enveloppe ; il en devait être ainsi du nouveau principe qui allait régénérer le monde. La Providence s’était réservé pour cet effet, dans les forêts du nord de l’Europe, dans les steppes de l’Asie septentrionale et dans les déserts de la péninsule arabe, des matériaux abondants. Lorsque le temps marqué par ses décrets éternels fut arrivé, et qu’elle mit en mouvement les peuples qui devaient servir d’instrument à ses desseins, il sembla que, pour la seconde fois, les cataractes du ciel et les profondeurs de l’abîme se fussent ouvertes. Les flots de l’inondation germanique, longtemps arrêtés devant les digues que leur opposaient l’empire d’Orient et celui d’Occident, s’étaient amoncelés toujours davantage. Mais lorsqu’à leurs flots impétueux vinrent s’ajouter de nouveau ceux de l’inondation asiatique des Huns, toutes les digues furent renversées. L’empire d’Occident fut submergé. Pour l’empire d’Orient, il se soutint d’abord avec peine ; puis, lorsque les flots des peuples du Midi s’avancèrent et vinrent frapper jusqu’aux murs de sa capitale, il apparut comme une île détachée au milieu de ce nouvel Océan, afin de prouver par sa langueur et son abrutissement combien était nécessaire la transformation qui s’était opérée partout ailleurs. De même qu’aux premières époques du monde une lutte terrible entre les forces matérielles s’était produite à chaque retour des flots de l’abîme, ainsi chaque nouvelle inondation de peuples fut accompagnée d’une lutte non moins formidable entre les forces spirituelles du monde.
Le monde antique, cerné par le nouveau, avait çà et là conservé encore un reste de vie, et était parvenu à dompter pour quelques instants la nouvelle puissance qui devait remplacer la sienne. Mais chaque migration de peuples ajoutait à la force de celle-ci, et la rendait plus terrible ; si bien qu’à la fin l’élément nouveau l’emporta complètement sur l’ancien. Il fallut pour cela que les nations barbares, auxquelles Dieu avait confié l’accomplissement de ses décrets, fussent renouvelées par le christianisme et pénétrées de ses divines influences. L’Église, ensevelie d’abord elle-même, comme tout le reste, sous les ruines du monde antique, avait bientôt, dans son impérissable vitalité, poussé à travers ces débris de nouveaux rejetons. Domptant les conquérants eux-mêmes, elle avait entrepris de les civiliser ; et, manifestant sa puissance jusque dans les sectes qui s’étaient séparées d’elle, elle avait déjà commencé cette œuvre difficile chez les Germains de l’Est, dans l’empire d’Orient, quoiqu’ils n’eussent reçu le christianisme qu’altéré et défiguré par l’hérésie d’Arius ; tandis qu’elle l’accomplissait avec bien plus de succès dans l’empire d’Occident, où les Germains de l’Ouest avaient reçu la doctrine du Christ dans toute sa pureté. Puis, après un long combat entre l’Église et l’arianisme, la première avait enfin triomphé en Occident par le moyen des Francs. Mais, de même que dans l’antiquité tous les peuples étaient appelés et qu’un seul fut élu, ainsi des trois races qui composent l’humanité une seule fut gagnée au christianisme, du moins dans la plus grande partie de ses membres, et obtint ainsi le droit d’aînesse sur les deux autres dans le royaume de Dieu. L’une de ces dernières, esclave des passions les plus sauvages, n’avait pas encore détourné d’elle l’ancienne malédiction qui l’avait frappée. L’autre avait, par l’abus des dons qu’elle avait reçus de Dieu, attiré sur sa tête une malédiction plus terrible encore sur le Calvaire, où elle avait crucifié le Sauveur du monde. Ismaël et son peuple, dont la main avait été dès le commencement contre tous, de même que tous avaient été contre lui, Ismaël devint puissant par un secret jugement de Dieu ; et l’islamisme se répandit sur tous les royaumes du Sud et de l’Orient, et même jusqu’en Occident dans la péninsule ibérique.
Dans la lutte qui remplit les siècles pendant lesquels s’accomplit la ruine de l’ancien ordre de choses et l’établissement du nouveau, la mystique des anachorètes du désert et des martyrs avait eu occasion de se produire et de se développer. Le christianisme avait eu le temps de s’enraciner profondément dans toute l’étendue de l’empire romain. Maintenant, lorsque les inondations du Nord commencèrent, il eut à lutter contre une nouvelle forme du paganisme ; et quand les bandes de Mahomet, venant du Midi, menacèrent à leur tour l’Église et la civilisation, il se vit en face d’une nouvelle espèce de judaïsme. Cependant des divisions intestines s’étaient manifestées dans son propre sein par les diverses hérésies qui s’étaient succédé, et surtout par celle des ariens, chez qui l’esprit de secte, uni à la politique, embrasa de ses fureurs les rois vandales en Afrique, et en fit des persécuteurs acharnés de l’Église. Dans ces combats terribles, des milliers de victimes donnèrent leur sang pour la foi ; mais Dieu ne fut pas moins prodigue de ses dons à leur égard qu’il l’avait été à l’égard des premiers martyrs, et le même enthousiasme mystique qui avait élevé ceux-ci au-dessus d’eux-mêmes fortifia les premiers dans les épreuves terribles qu’ils eurent à souffrir. L’Église, semblable à l’arche, flottant sur les eaux de ce nouveau déluge, recueillit dans son sein tous ceux qui furent fidèles, et garda pour les siècles futurs le dépôt des biens célestes confiés à sa vigilance.
À côté de la mystique héroïque des martyrs se développait en elle la mystique douce et contemplative des anachorètes. Celle-ci avait trouvé, depuis la moitié du Ve siècle, un abri dans la verte Erin, qui, par sa position au milieu de l’Océan, avait déjà échappé autrefois à la corruption romaine, et resta cette fois encore à l’abri des incursions des peuples barbares. L’Église avait pénétré dans cette île fortunée par saint Patrice, et elle avait versé toutes ses bénédictions sur ce peuple, en récompense de l’hospitalité qu’il lui avait donnée. Les mœurs s’étaient promptement adoucies ; des cloîtres et des écoles s’y étaient élevés en grand nombre, et y faisaient fleurir la science et la piété. Au milieu des guerres qui agitaient le reste du monde, l’Irlande prospérait dans le repos et la paix. Il semblait que les anges y eussent transporté les cellules et les solitaires, les cloîtres et les moines des pays arrosés par le Nil ; et dans l’espace de trois siècles l’Irlande donna au ciel huit cents saints, convertit au christianisme le nord de l’Angleterre et une grande partie de l’Allemagne encore païenne. La mystique s’était largement développée dans ce pays, dans les nombreuses communautés qui le peuplaient et parmi les saints qui s’y étaient formés.
Cependant Benoît, de son côté, ce saint si célèbre et comme mystique et comme thaumaturge, avait fondé un ordre qui devait rendre à l’Église tant de services et de gloire ; et déjà, de son vivant, il avait vu douze maisons soumises à sa règle. Cet ordre, partant du Midi, s’était répandu à l’Occident et au Nord ; et s’il ne put, au milieu des désordres du temps, échapper entièrement à la contagion universelle, il ne cessa jamais cependant d’offrir dans quelques maisons, restées fidèles à l’esprit de leur fondateur, un abri à la science et à la vie religieuse. Il en fut de même, dans l’empire d’Orient, des communautés religieuses qui s’y étaient formées dès la plus haute antiquité. Quoiqu’elles eussent beaucoup perdu de leur ferveur primitive, elles conservèrent en partie néanmoins, presque jusqu’à l’époque de la domination des Sarrazins, le zèle, l’austérité et par conséquent aussi la fleur de la mystique des premiers ascètes ; et, lorsqu’elles furent obligées de fuir devant les disciples de Mahomet, elles passèrent d’Afrique en Espagne, et s’y établirent. Lorsque enfin les eaux se furent écoulées, et que la colombe parut avec le rameau de la paix, le monde se trouva entièrement changé. C’était une autre foi, d’autres mœurs, d’autres idées, d’autres formes politiques, d’autres habitants, d’autres langues, d’autres divisions du sol. Tout, en un mot, était nouveau, et l’on eût dit une seconde création. Les grands empires qui s’étaient succédé dans l’antiquité sont transformés, et existent pour ainsi dire simultanément, représentés, l’empire assyriomède par le califat de Bagdad, l’empire grec par celui d’Orient, et l’empire romain par celui d’Occident. Mais le premier lutte sans cesse contre les deux autres. Et lorsque le temps de la destruction et des ruines est passé, chacun, au-dedans des trois royaumes, travaille à sa manière à relever ces débris épars, pour construire le nouvel édifice. Les peuples chrétiens s’appliquèrent surtout à rétablir l’autel et tout ce qui s’y rattache dans son ancienne splendeur. Pendant que l’Église manifestait sa puissance sur le monde entier par le souverain pontificat, et que l’État se développait à côté d’elle par la puissance impériale, Dieu suscita des saints, qui appliquèrent leur zèle à la réforme des institutions particulières que le christianisme avait fait naître. Saint Benoît d’Aniane réforma les bénédictins. Saint Chrodegang réforma le clergé séculier, et des chanoines fit des clercs réguliers. Des missionnaires s’enfonçaient jusque dans les contrées les plus lointaines du Nord, et les gagnaient au christianisme. La mystique ne put manquer de refleurir au milieu de ce nouvel épanouissement de la vie chrétienne, comme on peut le voir par l’exemple de saint Ansgar, l’apôtre du nord de l’Allemagne.
Né en 802, il eut, étant très jeune encore, une vision ou il se vit dans un marais, pendant que sur le rivage une troupe de vierges marchait, par des sentiers couverts de fleurs, à la suite de la reine du ciel. Il veut aller les trouver ; mais la sainte Vierge lui dit qu’il faut pour cela qu’il mène une vie pieuse et sainte. Les visions deviennent plus fréquentes à mesure qu’il avance dans les voies de la perfection ; et elles ont, comme toutes les œuvres de cette époque, ce caractère de simplicité et ce type antique que nous avons remarqué dans celles des premiers siècles. Dans l’une d’elles, il se voit près de mourir ; il n’a plus que le temps d’invoquer les deux princes des apôtres. Son âme, dégagée de son enveloppe, se trouve revêtue d’un corps éthéré. Devant lui sont deux hommes, l’un plus ancien, avec une tête grise et vénérable, vêtu de pourpre, le visage enflammé, mais tempéré toutefois par une douce tristesse ; l’autre, plus jeune et revêtu d’un manteau de soie flottant, a une taille élancée, les cheveux bruns et crépus et un regard d’une inexprimable douceur. Ce sont les deux apôtres qu’il a invoqués en mourant. Ils le conduisent, à travers des régions d’une admirable clarté, au lieu de la purification ; il y reste trois jours dans des angoisses et une amertume intolérables. Enfin, ses guides reviennent le visage plus serein qu’auparavant, et s’élèvent avec lui, sans aucun mouvement corporel, dans des régions toujours plus lumineuses. Ils traversent ainsi des foules innombrables de saints, qui tous regardent d’en haut vers l’Orient. Ils arrivent devant les sièges des vingt-quatre vieillards. Le saint se sent défaillir sous le charme des mélodies qui s’échappent de leur bouche. À l’Orient est assis sur un trône Celui qui est, était et sera, et qui répand la béatitude sur tous les saints qui l’entourent. Plongé dans l’adoration, Ansgar s’arrête quelques instants devant le trône du Tout-Puissant, qu’environne une splendeur éblouissante. Du fond du sanctuaire retentit une voix semblable au son de plusieurs harpes, et qui lui dit : Retourne maintenant sur la terre, tu reviendras plus tard avec la couronne du martyre. Le saint, joyeux et triste en même temps, est reconduit par ses guides par le même chemin qu’il avait parcouru. Il eut encore beaucoup d’autres visions de cette sorte ; et ce qui prouve qu’elles n’étaient point chez lui l’effet d’une illusion, c’est qu’il fut aussi favorisé du don des miracles et de prophétie. Sa vie, écrite par son disciple Rembert, se trouve dans le Ménologe des Bénédictins de Mabillon.
Nous choisirons, entre un grand nombre de faits du même genre, dans l’empire d’Orient, ce que Nicéphore nous raconte de saint André de Sali, qui, né vers 880, mourut vers 940. André, Scythe d’origine, servait comme esclave. Comme il ne pouvait, dans cette condition, suivre l’attrait qui le poussait vers la foi contemplative, Nicéphore lui conseilla de faire le fou, pensant qu’il pourrait peut-être de cette manière obtenir de son maître sa liberté. La chose réussit en effet. Mais André, une fois arrivé à son but, voulut continuer la vie qu’il avait commencée. On le voyait marcher comme un fou dans les rues de Byzance. Maltraité, honni, battu, traîné dans la boue, il ne se laissait décourager par aucune insulte, et supportait tout avec une patience admirable. Son âme, élevée et fortifiée par toutes ces épreuves et d’autres pratiques encore, fut bientôt favorisée d’extases. Nicéphore raconte qu’il le trouva un jour en prière, élevé au-dessus de terre, et il cite un grand nombre de visions qu’il eut dans ses ravissements. Plusieurs d’entre elles rappellent celles de sainte Perpétue. Comme elle, il voit dans l’amphithéâtre deux rangées d’hommes, les uns vêtus de noir, les autres de blanc. Un des noirs, d’une taille gigantesque, provoque les blancs, et un ange apparaît aussitôt portant trois couronnes. André en désire une, et demande ce qu’elle coûte. On lui répond que tous les trésors de la terre ne sauraient suffire pour en acheter une seule, et qu’elles sont le prix de la victoire. Il s’avance donc, et provoque l’athlète au combat. Celui-ci va être vainqueur. André, se rappelant alors les paroles de l’ange qui portait les couronnes, fait le signe de la croix, et triomphe de son ennemi.
Nicéphore rapporte encore qu’un jour un orage épouvantable, accompagné de grêle et d’un froid glacial, éclata sur Byzance ; de sorte que tous les toits furent brisés. La tempête une fois passée, il se demandait ce qu’était devenu André, lorsque celui-ci se présente à lui dès le matin tout joyeux. Il lui demande où il était pendant le temps qu’avait duré l’orage. André lui raconte que, se trouvant sans abri, sans vêtements et sans nourriture, il a cru qu’il allait mourir ; que d’abord il a cherché un abri dans la maison de refuge des pauvres gens, mais que ceux-ci l’ont chassé comme un chien ; puis, qu’il est allé sous le portique, pour chercher un gîte dans la loge d’un chien ; que le chien, après l’avoir regardé quelque temps en grognant, est parti comme s’il l’eût trouvé indigne de sa société ; que dans son désespoir il s’est mis à prier Dieu, et qu’un ange éclatant de lumière lui a apparu, et l’a touché avec une tige de lis en lui disant : Puisque tu n’as point abandonné Dieu, il ne t’abandonnera point non plus. Ce lis, en te touchant, doit te rendre la vie. Il se trouva alors transporté dans un beau jardin planté d’arbres et de fleurs sans nombre. Des oiseaux de toutes couleurs le réjouissaient de leurs chants délicieux, et il ne pouvait se lasser de les regarder. Au milieu du jardin coulait un ruisseau, sur les bords duquel s’étendait une vigne, dont les rameaux entouraient tous les arbres comme d’une couronne. Comme il la considérait, un léger vent s’éleva, et secoua les arbres, de sorte que tous les oiseaux se mirent à chanter. Il lui prit envie de visiter aussi la contrée qui était au-delà du ruisseau. Il trouva une grande plaine : puis, comme il marchait, il rencontra une forme céleste qui le conduisit au premier ciel. Là il vit une grande croix entourée d’anges qui priaient. Jetant les yeux en bas, et voyant la mer si loin au-dessous de lui, il eut peur. Mais l’ange le conduisit au second ciel, où il trouva une seconde croix. Ils vont ainsi du ciel de feu au ciel de la lumière, comme dans la Divine Comédie du Dante, jusqu’à ce qu’enfin ils arrivent au ciel le plus haut, qui était enveloppé d’un voile. Le voile s’étant ouvert, il aperçut le Seigneur dans une splendeur ineffable, mais pour un moment seulement. Revenu à soi, André se trouva au même endroit du portique où il était avant sa vision ; mais l’orage était passé, et le soleil brillait au milieu d’un ciel serein. On voit que toutes ces visions ont des traits de ressemblance qui annoncent un principe commun, et qui se retrouvent dans tous les temps et dans tous les lieux, sous le ciel du Nord aussi bien que sous celui de Byzance.
À côté de la mystique pratique, la mystique spéculative fut aussi cultivée avec succès à cette époque ; et c’est encore l’Aréopagite qui attira l’attention de ce côté. Le pape Paul avait en 757 envoyé les écrits de saint Denys à Pépin ; l’empereur Michel les envoya de son côté à Louis le Pieux ; mais ce fut Charles le Chauve qui, ayant le premier désiré de connaître leur contenu, chargea de les traduire en latin Scot Érigène, né en Irlande, et qui vivait à sa cour. La connaissance de ces livres éveilla dans Scot le désir d’en étudier d’une manière plus intime la matière et l’objet ; et il publia cinq livres de la division de la nature, où il joint la dialectique platonicienne à la logique d’Aristote. Mais malheureusement il ne sut pas toujours éviter l’écueil du panthéisme, où il est si facile de se briser dans ces sortes de matières. Déjà, dans son livre sur l’Eucharistie, il pose un principe très contestable ; à savoir, que la religion est identique avec la vraie philosophie. Mais il va bien plus loin dans son ouvrage sur la division de la nature, où il avance que Dieu est tout, et que tout est Dieu ; et que tout ce qui est sorti de lui, divinisé un jour, lui sera réuni de nouveau. Il divise tous les êtres en quatre catégories ; à savoir, la nature qui crée et n’est pas créée, c’est-à-dire Dieu considéré comme père et cause première ; la nature qui, étant créée, crée à son tour : c’est le Verbe ou le milieu et le médiateur des choses ; la nature qui est créée et ne peut créer : c’est la créature ; quatrièmement enfin, la nature qui n’est ni créée ni créatrice, c’est-à-dire Dieu considéré comme fin dernière, en qui rentrent toutes choses. Ainsi, quoiqu’il ne l’exprime pas d’une manière formelle, Scot fait entendre suffisamment qu’il veut parler ici du Saint-Esprit.
On voit qu’il confondait Dieu avec les créatures, et qu’il faisait du Fils une créature du Père, ce qui allait directement contre la doctrine catholique. C’est par suite de cette erreur qu’il n’a pas su s’élever beaucoup au-dessus du point de vue de l’Aréopagite. Celui-ci n’avait considéré Dieu que dans son essence, sans s’occuper des personnes divines. Scot aurait pu combler cette lacune s’il n’avait pas été égaré par son principe ; aussi ne fait-il que continuer en quelque sorte, sans la développer, la doctrine renfermée dans le livre des Noms Divins. En effet, soumettant l’essence divine aux dix catégories d’Aristote, il reconnaît qu’on ne saurait lui en appliquer aucune, quoiqu’elles soient en toutes choses ; et il en vient à poser ce principe, qu’étant infiniment au-dessus de tout elle ne peut être exprimée par quoi que ce soit, et que tout cependant peut la nommer. Considérant ensuite la divinité comme passant de l’absence de tout nom à la puissance de recevoir tous les noms, il ajoute qu’on peut appeler cet acte en Dieu une création de soi-même ; et l’on voit ainsi comment il a pu en venir à regarder le Verbe comme une nature créée et créatrice. Développant ce principe dans le troisième livre de son ouvrage, et prenant pour guide la Genèse, il est le premier qui ait essayé d’interpréter au point de vue de la science cet antique monument de la révélation ; et il fait preuve dans cette partie d’une subtilité d’esprit admirable. Puis il expose la manière dont la créature retourne à Dieu, et rentre en lui par sept degrés, en montant du corps à la vie, de la vie au sentiment, du sentiment à l’entendement, de l’entendement à l’esprit, de l’esprit à la science, de la science à la sapience, et enfin à l’acte final par lequel tous les esprits s’abîment en Dieu, qui reste seul après avoir tout absorbé dans son unité. On peut considérer cette partie comme le premier essai qui ait été tenté d’exposer scientifiquement les degrés de la transformation mystique. Mais on y retrouve encore malheureusement les traces du panthéisme, qu’il était difficile d’éviter à cette époque, et qui se produit dans les livres de Scot avec une sorte de candeur et d’innocence, laquelle nous explique comment ses contemporains, tout en se défiant de ses principes sans s’en rendre bien compte, avaient pour sa personne une admiration mêlée cependant de quelques soupçons.
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CHAPITRE VII
Second degré et développement de la mystique dans l’histoire par la voie illuminative. Saint Bernard ; sa vie et ses ouvrages.
Lorsque les temps de la discipline purgative furent écoulés pour les peuples, une nouvelle ère se produisit, et les fit entrer, pour ainsi dire, dans la vie illuminative. La chrétienté s’était constituée politiquement en deux chefs, l’empereur d’Orient et celui d’Occident réunis tous les deux jusqu’à un certain point dans le pouvoir pontifical ; tandis qu’en Orient le califat réunissait en lui le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel. Mais la loi du flux et du reflux domine non seulement la nature physique et son développement historique, mais encore le monde spirituel et toute son histoire : nous devons donc la retrouver ici comme partout ailleurs. Le principe d’unité s’était établi dans le monde, et c’était là comme le flux de l’histoire. À ce flux dut succéder un reflux, par lequel le principe opposé pût se faire jour et revendiquer ses droits. Aussi l’empire fondé par Charlemagne, qui avait su faire prévaloir dans l’histoire politique de l’Europe ce principe d’unité, se dissout bientôt dans les éléments dont il s’était formé et donne naissance à plusieurs États indépendants. Ainsi, l’élément purement germanique se constitua en Allemagne ; puis l’élément franco-gaulois, gaulois, bourguignon, l’élément lombard-italien et l’élément ibérique s’établirent à côté du premier. Dans l’empire d’Orient, où l’énergie vitale était moins puissante, où par conséquent la réaction contre le despotisme était plus faible, le démembrement des provinces qui le composaient fut la suite des incursions de l’Islamisme. Mais la dissolution se produisit d’une manière plus prompte et plus décidée dans le califat. L’Islamisme, divisé intérieurement par les Sunnites et les Chiites, subit bientôt une division plus profonde encore par les Omeyades et les Abbassides, puis par les Obrisides et les Aghlabides, qui, unis aux Omeyades en Espagne, fondèrent la séparation du califat en deux empires, l’un en Orient et l’autre en Occident. D’un autre côté, on vit apparaître les Germains du nord asiatique, les Turcs du Turan, qui fondèrent des provinces indépendantes ; de sorte que bientôt, sous leurs chefs, appelés Émirs al Omrahs, l’empire se sépara du sacerdoce dans le même califat.
Si les divisions de la chrétienté rendirent plus faibles ses efforts contre l’islamisme, celles qu’éprouva celui-ci diminuèrent aussi l’énergie de l’attaque ; de sorte qu’il résulta de là une espèce d’équilibre qui rendit stationnaires leurs rapports réciproques. Tous les deux durent borner leurs conquêtes aux peuples qui étaient restés païens. Et, pendant que l’islamisme s’étendait en Afrique, dans l’Inde et au nord de l’Asie, l’empire de Byzance gagnait au christianisme, après de longs combats, les Slaves et les Bulgares. Pour l’empire d’Occident, pressé pendant quelque temps par les peuples païens de la Scandinavie, il finit par les dompter ; et la lumière de l’Évangile commença de luire jusqu’au fond du Nord. Mais la doctrine de Mahomet, dont le fatalisme paralyse l’énergie humaine et dont la doctrine sensuelle épuise promptement l’âme et le corps, était devenue stationnaire, soit au-dedans, soit au dehors, pendant que le christianisme, intimement uni avec le principe germanique, faisait des progrès continuels. L’empire, sous la dynastie saxonne, avait rendu au Saint-Siège l’influence qu’il avait perdue par le malheur des temps, et la mystique, suivant les progrès de l’esprit religieux, avait pris un nouvel essor. Les peuples de l’Europe avaient attendu avec une grande angoisse la fin du premier millénaire, où ils croyaient voir arriver la fin du monde 1. Trompés heureusement dans leurs craintes, ils avaient pris une nouvelle confiance dans l’avenir ; et au découragement qui avait paralysé leur zèle succéda bientôt une activité prodigieuse, dont nous possédons encore aujourd’hui les innombrables témoignages dans ces monuments de l’art chrétien qui excitent notre admiration. Ce fut comme l’époque d’un renouvellement universel, et dans l’Église et dans l’État. Mais l’Église et l’État, dans ces progrès rapides, devaient bientôt se rencontrer ; et, comme leurs limites n’avaient pas encore été parfaitement déterminées, il ne pouvait manquer de s’élever entre eux des contestations nombreuses. Cette lutte, la plus mémorable peut-être de toute l’histoire, par la nature des intérêts qui y étaient engagés, prit des proportions grandioses dans saint Grégoire VII et l’empereur Henri IV. Le résultat de la querelle des investitures fut l’affranchissement de la puissance ecclésiastique, par le rétablissement du célibat des prêtres et la réforme des ordres religieux ; de sorte que l’Église sentit à peine alors le coup dont elle fut frappée lorsque l’Église grecque se sépara d’elle. Des faits analogues s’étaient passés dans le califat, mais avec des résultats bien différents. Les Turcs ayant rendu héréditaire chez eux dans les Buyides la dignité d’émir à côté de celle des califes, les Seldjoukides, d’origine touranienne aussi, conquirent la Perse et l’Orient, prirent Bagdad sous Togrul, et attirèrent chez eux la dignité d’émir. Bientôt le prince subjugua le prêtre dans le califat, et l’empire turc s’établit en Asie, tandis que l’Afrique fut soumise par les Fatimides.
Cette époque, vraiment grande par l’importance des évènements qui s’y accomplirent, trouva, sous le point de vue religieux, le seul qui nous occupe ici, son expression dans la personne de saint Bernard. Pendant que sa mère le portait dans son sein, elle rêva qu’elle portait un petit chien blanc qui avait une tache brune sur le dos. Un saint homme lui dit que ce songe signifiait qu’elle donnerait à l’Église un gardien et un protecteur, un apôtre éloquent de la parole divine. Sa mère l’avait consacré à Dieu. Une vision qu’il eut dans sa jeunesse, le jour de Noël, l’avait engagé de bonne heure dans les voies mystiques ; et l’on s’aperçut bientôt que l’interprétation donnée au songe de sa mère était véritable. La puissance extraordinaire que Dieu lui avait donnée sur les hommes parut pour la première fois lorsqu’il confia aux siens la résolution qu’il avait prise d’embrasser la vie religieuse ; car il entraîna dans le même dessein son oncle d’abord, puis ses frères, ses sœurs et enfin son père. Ses conquêtes en ce genre devinrent si nombreuses que les mères, craignant son éloquence, empêchaient leurs enfants d’aller l’entendre. Les femmes faisaient la même chose à l’égard de leurs maris, et les amis à l’égard de leurs amis. Il était entré avec trente compagnons, en 1113, dans l’ordre sévère de Cîteaux, sous l’obéissance de saint Étienne. L’âme du jeune Bernard avait bientôt pris une énergie incroyable, et avait fini par dominer tellement le corps que tous ses sens étaient comme liés, et qu’il semblait avoir perdu la vue, l’ouïe et le goût. Ce qu’il accordait au corps paraissait avoir pour but moins de lui conserver la vie que de l’empêcher de mourir ; et plus tard il s’accusa quelquefois d’avoir poussé trop loin la mortification corporelle.
Son esprit avait acquis de bonne heure une telle maturité que saint Étienne l’envoya, un an seulement après son entrée au couvent, fonder une nouvelle colonie dans la vallée d’Absinthe, qui prit ensuite le nom de Clairvaux. Là il vécut dans une entière pauvreté avec ses frères ; de sorte que bien souvent ils se contentaient de faire la soupe avec des feuilles de hêtre. Il était toujours plus retiré, plus simple, plus doux à l’égard des autres, à mesure qu’il redoublait de sévérité pour lui-même. L’esprit devenait chaque jour plus puissant en lui ; et Dieu lui donna le don de la science, celui des miracles et de prophétie. Toutes ses actions et toutes ses paroles avaient un charme irrésistible, et souvent les petits enfants sur les bras de leurs mères cherchaient sa main pour la baiser. Un jour que quelques jeunes militaires étaient descendus dans son couvent, en allant à un tournoi, et qu’ils avaient résisté longtemps aux instances qu’il leur faisait pour les engager à s’abstenir seulement jusqu’à la fin du carême de ces jeux homicides, ils revinrent tous le trouver, après avoir bu de la bière qu’il avait bénie, et demandèrent à être reçus dans la communauté. Il réunit bientôt autour de lui sept cents compagnons, parmi lesquels étaient beaucoup de fils de princes allemands, le fils du roi de Sardaigne, et Henri, frère du roi de France, qui, étant venu par pure curiosité, avait été retenu, comme par une force irrésistible. D’innombrables essaims se répandirent par tout le monde ; de sorte que soixante-huit monastères furent fondés par lui, et quatre-vingt-douze par ses disciples. Son ordre fructifia tellement qu’il donna naissance, jusqu’à la prétendue réforme, à huit cents monastères.
Bernard, au reste, ne se bornait pas à la vie contemplative, et rien n’égalait son activité. Il fut forcé de sortir de la solitude qui lui était si chère, à l’occasion du schisme de l’antipape Pierre de Léon. Il se prononça dès le commencement en faveur d’Innocent II, dont les droits étaient évidents, et il eut bientôt gagné à sa cause les rois de France et d’Angleterre. Ce fut lui aussi qui s’opposa courageusement à l’empereur Lothaire, qui voulait renouveler la querelle des investitures. Appelé au concile d’Étampes, il en partit à la requête des Milanais, pour aller à Milan ramener cette ville à la communion de l’Église. Le peuple tout entier était allé à sa rencontre à une distance de sept milles, et c’est alors que commença une suite de miracles qui rendirent son nom célèbre dans l’univers entier. Partout, à Pavie, à Crémone, il guérissait les malades, rendait la vue aux aveugles et délivrait les possédés. Lorsqu’à son retour il passa les Alpes, les bergers, quittant leurs huttes, accouraient de partout pour le voir et recevoir sa bénédiction. Il en fut de même dans le voyage qu’il fit en Aquitaine et en Sicile pour l’affaire du schisme. Lorsqu’il vint en Allemagne prêcher la croisade sur l’ordre du pape, ce fut le même concours de peuple et les mêmes miracles. On l’assiégeait chez lui, on lui amenait tous les malades pour qu’il les touchât ou les bénît, et fît sur eux le signe de la croix. La foule était souvent si grande qu’on était obligé de lui apporter les malades par une fenêtre ; et ceux-ci étaient quelquefois guéris après avoir touché seulement le bord de son vêtement.
Les miracles qu’il opérait étaient si nombreux que ses compagnons de voyage ne suffisaient pas à les écrire. Après chaque guérison, le peuple criait, rempli d’allégresse : Kyrie, eleison ! que tous les saints aient pitié de nous. Lorsqu’on lui amenait des boiteux ou des estropiés, il semblait manier l’argile et lui donner la forme qu’il voulait ; les membres contractés par le mal semblaient se fondre sous son souffle. Quelquefois une sueur froide précédait la guérison. Sa présence n’était même pas toujours nécessaire. Il semblait cependant sentir à chaque fois la vertu qui sortait de lui. Personne, au reste, n’était plus étonné que lui de ces évènements merveilleux ; il se perdait en conjectures pour savoir ce que signifiaient toutes ces choses, et comment Dieu opérait de tels miracles par un tel homme. Il en revenait toujours à dire que les miracles ont pour but non le bien de celui qui les fait, mais le bien de ceux qui en sont témoins ; aussi était-il inaccessible à la vanité au milieu des respects et des louanges dont il était l’objet. Il refusa plusieurs fois les dignités de l’Église. Il vit céder devant la simplicité de sa parole les hommes les plus célèbres de l’époque, tels que Abailard, Gilbert de la Porrée et Pierre de Pise. Les passions les plus violentes, les inimitiés les plus implacables ne pouvaient lui résister ; et lorsqu’il était sur son lit de mort, il eut encore le bonheur de réconcilier la ville de Metz avec la noblesse voisine. Cependant il resta jusqu’à la fin humble, doux et patient, et il laissa dans son testament, comme héritage à ses frères, la charité, l’humilité et la patience.
Ses écrits sont au reste le miroir de sa vie, et on l’y retrouve tout entier. On y sent à chaque page ce feu profond et contenu qui brillait dans son regard, cette grâce qui respirait sur ses lèvres. Il y prend partout pour base et pour règle les saintes Écritures, dont son regard pénétrant sondait merveilleusement les profondeurs et dont il savait si bien saisir le sens mystérieux. De même que toute sa vie avait été partagée entre les douceurs de la contemplation et l’activité la plus prodigieuse, ainsi s’applique-t-il dans ses ouvrages à présenter l’accord qui doit réunir ces deux genres de vie. Il avait commencé par réduire le corps sous la servitude de l’esprit : partout aussi dans ses écrits on retrouve l’opposition de l’homme céleste et de l’homme terrestre, de l’homme intérieur et de l’homme extérieur. Partout il insiste sur cette pensée, qu’il faut soumettre le second au premier, et frayer les voies à celui-ci par la mortification de celui-là. Le zèle qu’il déploya pour le salut des autres et contre soi-même se révèle admirablement dans son Apologétique ; et son livre des Degrés de l’humilité nous montre avec quel soin il s’éprouvait lui-même, sondant les replis les plus secrets de son cœur, et quelle estime il avait de l’humilité. D’un autre côté, il nous montre dans son livre du Précepte et de la dispense comme il savait bien tempérer le zèle par la discrétion. Son livre de la Considération, adressé au pape Eugène, témoigne de la clarté et de la pénétration de son regard dans les matières philosophiques, de même que ses sermons et ses homélies annoncent une connaissance profonde de la sainte Écriture.
Sa doctrine a toujours pour but de présenter et de recommander l’accord et la coopération de la grâce et de la liberté, de la contemplation et de la vie active, de la foi et des œuvres, de la connaissance et de l’amour ; et au-dessus de tout cela, comme dernier terme de tous nos efforts, l’union intime avec Dieu par la vision intuitive et par une charité sans bornes. Dans son livre de l’Amour de Dieu, saint Bernard trace avec une grande exactitude les degrés qui conduisent à cette union. D’abord, l’amour charnel est transformé dans l’amour social, qui a pour but le bien général. Puis l’homme, à la vue de sa misère, sent le besoin d’avoir recours à Dieu, afin d’en recevoir les choses qui lui manquent. L’amour, à ce second degré, est servile et accompagné de crainte. Le cœur, attendri par les bienfaits de Dieu, commence à goûter sa douceur et sa bonté, et lui rend amour pour amour ; il l’aime, non plus à cause du bien qu’il en reçoit, mais parce qu’il est bon en lui-même : ce n’est plus un amour servile ou mercenaire, mais un amour filial. L’homme enfin ne s’aime plus que pour Dieu. Ravi en lui et s’oubliant soi-même, il ne fait plus avec lui qu’un seul esprit. Dépouillé de soi-même, il l’aime de tout son cœur, de toute son âme et de toutes ses forces. Cet état, durable chez les bienheureux dans le ciel, n’est accordé sur la terre qu’à quelques âmes privilégiées, et pour quelques instants seulement. Dieu, contemplé tel qu’il est, tient la volonté intimement unie à lui, et opère en elle des œuvres divines. Cette union est surnaturelle, car elle dépasse les limites de la nature humaine. Saint Bernard sait éviter avec soin l’écueil du panthéisme, car il ne considère point comme substantielle cette union de l’homme avec Dieu. Les trois personnes de la sainte Trinité seule sont une même essence en Dieu ; mais l’homme ne peut s’unir à lui qu’en conformant sa volonté à la volonté divine. Ainsi le docteur, en saint Bernard, était parfaitement d’accord avec le religieux, et celui-ci avec l’homme. L’ineffable douceur qu’il trouvait au service de Dieu, et qui remplissait chez lui l’homme intérieur, pénétrait également le prêtre et le docteur, et faisait couler de ses lèvres des paroles d’une merveilleuse suavité. Et lorsque, prenant le style, il gravait sur des tablettes de cire les pensées que Dieu lui inspirait, il semblait à ses contemporains qu’il ne faisait que remettre le miel dans les cellules d’où il avait été extrait.
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CHAPITRE VIII
Du troisième degré et de la perfection de la vie mystique dans son développement historique. L’Église et l’État. Les corporations. La chevalerie. L’islamisme et les croisades. Mystique de l’art chrétien. Le poème de Titurel et le saint Graal. La scolastique. Saint Thomas et le Dante.
Saint Bernard avait fermé, en quelque sorte, l’époque antérieure, et préparé à la vie mystique une nouvelle ère. Il arriva donc après lui ce qui arrive toujours en ces circonstances. Le mouvement qu’il avait imprimé s’arrêta quelque temps, pour recommencer ensuite avec une nouvelle activité. L’époque des Hohenstaufen forme comme l’apogée de ce développement de la vie mystique, qui non seulement gagna en profondeur et en intensité, mais étendit d’une manière prodigieuse le cercle de son action, et imprima son caractère à cette époque tout entière. En effet, il est impossible de ne pas reconnaître que tous les instincts, toutes les directions, tout le mouvement de cette époque portent l’empreinte d’un mysticisme profond, et que la vie tout entière est pénétrée de sa sève et comme teinte de ses nuances. Et d’ailleurs les deux idées qui ont déterminé tout le mouvement mystique de cette époque, à savoir la papauté et l’empire, sont en elles-mêmes, et dans leurs rapports mutuels, d’une nature toute mystique. Qu’est-ce, en effet, que la papauté marchant à la tête de l’Église militante, sinon l’idée mystique et centrale qui règle la vie extérieure de cette Église ; de même que l’Église triomphante, composée de tous les saints, reçoit sa règle d’un centre plus élevé. Et ces deux Églises, qui au fond n’en font qu’une, sont mises dans un rapport intime et continuel par le Saint-Esprit, lequel en pénètre tous les membres de ses divines influences.
L’idée de l’empire s’était rattachée à celle de la papauté et lui était corrélative. L’empire, fondé sur la puissance temporelle, appuyé sur la volonté énergique des empereurs et sur la fidélité des sujets, soutenu par toutes les vertus guerrières, réunissait la société civile autour d’un centre politique commun, comme l’Église la rattachait à un centre hiérarchique. Il avait ses racines jusque dans les profondeurs de l’histoire, et remontait par les Romains, les Grecs et les autres grands empires du monde jusqu’au berceau, pour ainsi dire, de l’humanité. Mais il devait chercher dans l’Église la consécration de son élément terrestre, et il fallait pour cela que ses rapports avec elle fussent parfaitement réglés. Or, toutes les luttes de l’empire et de la papauté ont eu pour but de régler ces rapports ; et l’on ne saurait méconnaître en elles l’idée mystique qui les inspirait. En effet, le but théorique et pratique de la mystique n’est-il pas d’établir les rapports de la chair avec l’esprit, de l’homme terrestre et extérieur avec l’homme intérieur et céleste ? Or, c’est là précisément ce que se proposaient ces deux puissances dans les luttes mémorables qui les ont si longtemps divisées. L’Église et l’État ne peuvent être entièrement séparés par une sorte de manichéisme, qui, attribuant tout le bien à la première, ne verrait dans le second que du mal. Ils ne doivent pas non plus être identifiés par une sorte de panthéisme social, qui confond le prêtre et le roi ; mais l’un et l’autre doivent, en gardant chacun son individualité propre, s’unir par une sainte communauté d’efforts et de direction. Or, de même que tout le but de la vie mystique est d’établir dans chaque homme en particulier l’harmonie entre les deux parties de son être, ainsi le but de toutes les luttes du moyen âge était de placer dans des rapports convenables les deux puissances. Et peut-être ce but aurait-il été atteint si Dieu avait permis qu’Innocent III et Frédéric Ier, tous les deux également grands, chacun dans son domaine, vécussent ensemble.
La mystique n’éclairait pas seulement le sommet de la société de son admirable lumière ; mais elle illuminait de ses reflets toutes les classes et tous les rangs. Le christianisme, en pénétrant la famille de son esprit, avait aboli l’esclavage, émancipé la femme, adouci la puissance paternelle, substitué la charité à l’amour matériel et grossier des sens, et changé complètement le caractère du pouvoir et celui de la soumission. Cet esprit de liberté et de subordination à la fois, qui animait la société tout entière, y avait développé un besoin profond d’association. L’homme, semblant redouter par-dessus tout l’isolement, cherchait partout, dans son union avec d’autres hommes, un appui contre sa faiblesse. C’est ainsi que toutes les professions avaient formé de bonne heure des corporations puissantes, où chaque individu profitait, pour ainsi dire, de la force de tous les autres : et ce furent ces corporations qui fondèrent la puissance de la bourgeoisie, et lui donnèrent plus tard cette indépendance et cette confiance présomptueuse en elle-même qui devaient préparer à la société de si grands dangers.
Le même instinct avait réuni la noblesse autour de l’empereur et des rois, et en avait fait une corporation qui avait pour but de faire équilibre au pouvoir de ces derniers ; et c’est de là que s’épanouit la fleur de la chevalerie, dont le but était de redresser tous les torts, de se consacrer au service et à la protection de la femme, de la veuve, de l’orphelin, de tout ce qui est faible en un mot. Les chevaliers s’engageaient dans cette noble profession par des pratiques et des cérémonies qu’ils avaient empruntées à celles de l’Église, et les degrés divers par lesquels ils devaient passer rappelaient d’une manière frappante les ordres dont se compose la hiérarchie ecclésiastique.
Cet esprit d’association, si puissant dans la société temporelle, ne l’était pas moins dans l’Église. Les ordres religieux et les monastères, si nombreux alors, étaient le résultat et l’expression de ce besoin d’association qui se faisait sentir partout. L’empire et la papauté, centres de ce double organisme dont le mouvement et le jeu constituent l’histoire, étaient à la fois et le point de départ et le terme de toute l’activité humaine. Unis entre eux dans un but commun, ils devaient donner par leur harmonie, à la vie sociale tout entière, ce rythme et cette unité que nous observons dans le domaine de la nature. De même, en effet, que toutes les eaux, descendant des montagnes, se jettent dans l’Océan, et de là, s’élevant en nuages et emportées sous cette forme par les courants atmosphériques, retombent en rosée ou en pluie sur les hauteurs d’où elles ont coulé d’abord, ainsi la vie sociale, partant du faite de la société temporelle et s’insinuant dans tous ses membres, devait être recueillie par l’Église, recevoir en elle l’influence d’un principe supérieur, converger vers le centre de cette société spirituelle, afin de revenir à sa source par un mouvement contraire à celui qu’elle avait suivi d’abord.
L’instinct mystique, qui avait produit cet admirable organisme dans la chrétienté, devait bientôt amener une lutte terrible entre celle-ci et l’islamisme, qui s’était établi par un principe tout opposé ; à savoir, le fatalisme. L’empire d’Ismaël, fondé par le fils naturel d’Abraham et de l’esclave, et destiné, dans les desseins de la Providence, à préparer l’éducation des peuples païens du Midi, avait pénétré jusque dans les contrées soumises au pouvoir du christianisme, et avait opposé à celui-ci le principe fataliste sur lequel il s’appuyait. Il ne pouvait être question de liberté civile ou domestique dans ce royaume de la force aveugle. Tout serviteur d’Allah est son esclave, qu’il tient enchaîné dans les doubles liens de la fatalité et de la volupté, sans qu’il puisse jamais y échapper. La doctrine de Mahomet, panthéiste dans son principe, devait produire une mystique toute panthéiste, et c’est ce qu’elle a fait dans le soufisme. Il ne pouvait pas être davantage question de liberté dans les rapports de la société civile. Aussi, bientôt le prêtre, après avoir absorbé l’empereur, fut absorbé par lui ; de sorte qu’il ne resta plus rien que l’armée dans la vie publique, et le harem dans la vie domestique. Un royaume ainsi constitué devait apparaître aux yeux de l’Église comme un monstre de l’abîme et comme l’œuvre des puissances infernales. Et lorsqu’elle voulut se préparer à repousser ses incursions, elle dut s’adresser d’abord à l’empereur, son avocat et son patron, puis à toutes les autres puissances temporelles subordonnées à la sienne. Celles-ci d’ailleurs avaient plus d’une raison d’obéir à cet appel. En effet, depuis que le califat avait passé entre les mains des héros du Touran, et que l’épée des Turcs avait concentré toute sa force dans un immense empire, l’Europe se trouvait sérieusement menacée ; et elle ne pouvait être arrachée au joug que par un effort universel, sous la bannière d’une grande idée, pénétrant toutes les âmes. Cette idée, c’était la conquête des lieux où celui qui fut les prémices de la résurrection avait laissé à l’avenir le gage de l’immortalité. Le démon s’était emparé de ces lieux bénis par la présence du Sauveur. Là où le ciel s’était ouvert, afin de faire pleuvoir le juste sur la terre, l’enfer ouvrait son gouffre béant. L’Église ne pouvait souffrir une telle abomination ; et cette idée, toute mystique dans son principe, précipita contre l’Orient l’Occident tout entier, le pape et l’empereur à sa tête.
La réaction de ce mouvement historique si puissant sur l’esprit qui l’avait produit était inévitable, et devait bientôt se manifester et dans l’art et dans la science. Les arts, marqués du signe de la croix, avaient pénétré à la suite des croisés jusque dans les contrées les plus lointaines de l’Orient. Revenus en Europe, plus riches de science et d’inspiration que lorsqu’ils en étaient sortis, ils voulurent essayer leur puissance. L’architecture se prépara donc à élever partout au Seigneur des temples dignes de lui, à l’exemple de Salomon. Des loges furent bâties sur le modèle de l’ancienne loge du temple, et une foule nombreuse d’artistes, unis entre eux par les liens de l’association, se répandirent en Europe. Ils empruntèrent à l’architecture antique ses lignes et ses formes admirables de simplicité, le cube ovale et équilatéral, le cercle s’allongeant dans la colonne, s’élevant en l’air dans la rotonde, et prenant dans la coupole la forme d’une voûte. Ces formes, pénétrées par l’esprit du christianisme, devinrent comme vivantes. Le cube ovale et équilatéral prit bientôt dans son développement la figure de la croix, signe fondamental de toute mystique. La colonne, s’unissant à d’autres colonnes, devint plus svelte et plus gracieuse, et put s’élever à une hauteur inconnue jusque-là ; de telle sorte qu’elle sembla s’animer, passer du monde purement matériel au monde végétal, et prendre des proportions non plus seulement physiques, mais organiques. Dans son mouvement d’ascension vers le ciel, on la vit pousser à droite et à gauche comme des rameaux, et, après une longue lutte entre la ligne horizontale et la ligne verticale, atteindre enfin la forme de l’arc. Puis, ces arcs venant à se rencontrer et à s’embrasser, produisirent l’ogive, qui remplaça l’antique coupole. Les ouvertures suivent la même loi. Partagées à l’intérieur et bornées des deux côtés par des piliers, surmontées et remplies d’arcs en pointe, elles brisent partout la masse obscure et compacte du temple ; et, ouvrant un passage à l’air et à la lumière, elles donnent à l’édifice tout entier une telle légèreté qu’il semble dégagé des lois de la pesanteur. La sculpture décore à l’envi l’intérieur et l’extérieur du temple. Ces arts aussi prirent le caractère de l’époque, et remplacèrent la beauté du nu antique, inconciliable avec l’ascétisme chrétien, par la grâce des vêtements, qui, voilant la partie inférieure de l’homme, semblent le rapprocher des anges exempts de corps. Mais en revanche, l’art chrétien s’attacha à faire ressortir la beauté intérieure, qui gît au fond même de l’âme. Il n’est pas une vertu, et, dans chaque vertu, pas un degré qui n’ait trouvé sous la main des artistes qu’il a formés son expression. L’antiquité cherchait surtout à manifester les passions qui agitent le cœur de l’homme ; l’art chrétien cherche avant tout à purifier les sentiments et les idées qu’il exprime. C’est surtout dans la peinture sur verre que cette mystique de l’art se révèle. Puis, les vastes édifices élevés au Seigneur sont remplis par les sons de l’orgue et les chants du peuple ; car la musique a suivi aussi les autres arts dans leur développement, depuis que l’intention du contrepoint lui a fourni la loi d’une harmonie plus riche.
Toutes les tendances artistiques de cette époque sont exprimées dans le poème de Titurel comme en un symbole ; et le temple de Graal représente à la fois et l’Église et la société temporelle. Bâti sur l’Onyx, d’après un plan tracé par une main supérieure, il est enrichi de tous les trésors des arts qui florissaient à cette époque. Les nombres un, deux et trois sont comme les racines d’où s’épanouissent ses lignes et ses formes. L’édifice est rond comme la terre. Sur le pavé, recouvert d’un cristal transparent, sont gravés des poissons et des monstres marins ; de sorte qu’il représente la vaste étendue de la mer. La voûte représente le bleu du ciel, où le soleil et la lune, entourés des étoiles, parcourent leur carrière. Les quatre évangélistes représentent les solstices et les équinoxes, et le son des cymbales d’or annonce les sept divisions du jour. Du pavé à la voûte s’étend l’éther inondé des flots de la lumière, qui est doucement réfractée par les figures composées de pierres précieuses de toutes nuances, et tracées, d’après le dessin des plus grands maîtres, sur les vitraux du temple. Tout autour, le long des murs des chœurs, grimpe une vigne chargée de grappes d’or entremêlées de fleurs. L’Église orientale comptait soixante-dix langues et soixante-dix peuples dans l’antiquité, tandis que l’Église d’Occident en comptait soixante-douze. De même aussi, on pouvait compter dans le temple du Graal soixante-dix ou soixante-douze chœurs, selon que l’on prenait pour un seul chœur ou pour deux le double chœur qui était consacré au Saint-Esprit, et placé du côté de l’Orient ; car c’est en Orient qu’a commenté l’histoire, et plus tard l’Église. À l’Occident, où s’ouvre une des portes qui conduisent au temple, est placé l’orgue avec ses anges qui sonnent de la trompette, comme figure du jugement dernier ; de sorte que l’édifice représente dans sa longueur le commencement et la fin des choses, tandis que dans sa largeur, avec ses deux portes au nord et au midi, il exprime l’affermissement des temps ; et le bâtiment entier est de cette manière construit sur le plan de la croix.
Les soixante-douze chœurs ou chapelles, avec leurs autels placés autour du temple, figurent l’Église triomphante, dont le Saint-Esprit forme le centre ; de sorte que l’année ecclésiastique tout entière s’y trouve représentée. Mais l’édifice est destiné à recevoir en son sein l’Église militante, par les autels où s’accomplit l’auguste sacrifice et par la chaire d’où sont proclamés les divins enseignements ; de même que sa hiérarchie est représentée à l’intérieur par le plan du monument, et à l’extérieur dans les trente-six tours qui s’élèvent neuf par neuf aux quatre points cardinaux. Chacune d’elles est composée de six étages, symbole de la hiérarchie ecclésiastique, laquelle se compose des archevêques, des évêques, des chorévêques, des prêtres, des diacres et des sous-diacres. Les trois portes, avec leurs frontons, représentent les trois patriarches qui gouvernent les trois parties du monde. La tour qui s’élève au-dessus de toutes les autres, portant à son sommet une pierre brillante qui sert de phare aux voyageurs, et les deux cloches, dont l’une appelle au combat, et l’autre à la prière, représentent la suprématie de la papauté. Sous cette tour, au centre même de l’édifice, est placé l’autel où l’on conserve le saint sacrement et la coupe mystérieuse qui, après avoir reçu le sang du Rédempteur, a été apportée en Occident par Joseph d’Arimathie. Sur elle descend chaque année, au jour du vendredi saint, une colombe merveilleuse, qui renouvelle la vertu du sang qu’elle contient ; de sorte que quiconque la regarde est immortel, et qu’elle fournit aux hommes ici-bas une nourriture et un breuvage qui conduisent à la vie éternelle. Les templiers ont été choisis pour défendre le temple contre les incursions et les fureurs des peuples du Nord ; car c’est au Nord qu’est principalement le siège de la puissance du démon. Aussi les actions de ces héros sont-elles gravées sur les murs extérieurs ; et ils ont, tout près de l’église, au midi, leur palais, leur cloître et leur dortoir. Les templiers représentent les ordres de chevalerie qui ont rendu à l’Église militante tant de services signalés.
La science avait pris part, de son côté, à ce développement des arts. Des voyages nombreux et lointains avaient accru considérablement son domaine, et il s’était produit alors un fait analogue à ce qui s’était passé autrefois chez les Grecs lorsque les conquêtes d’Alexandre ouvrirent aux explorations de la science les régions inconnues jusque-là, et fournirent à Aristote de riches matériaux, qu’il sut si bien coordonner. Les écrits, d’ailleurs, de ce grand philosophe furent bientôt connus du monde par une double traduction ; de sorte qu’aux conquêtes de l’espace vinrent se joindre celles du temps. Aristote s’était distingué surtout par la sûreté de son coup d’œil et par la précision avec laquelle il avait saisi les phénomènes du monde visible et invisible. Ces qualités si remarquables durent nécessairement éveiller l’esprit scientifique de l’époque moderne ; et sa méthode avait d’ailleurs l’avantage de répondre au besoin qui se faisait sentir alors, de classer les matériaux abondants dont on pouvait disposer dans un ordre qui permît de les embrasser sans peine et sans effort. Il n’est donc pas étonnant qu’il ait fourni à la science nouvelle sa forme et son caractère. Il n’est pas étonnant que des hommes tels qu’Albert le Grand aient marché sur ses traces, et se soient appliqués à l’imiter dans l’étude de la matière et de l’intelligence. Cependant, si la science trouva une base plus large dans ces études de la nature, elle n’était nullement disposée à y placer, comme celle de notre époque, son terme et son but suprême ; mais elle n’y voyait qu’un moyen d’étendre en quelque sorte ses ailes pour monter plus haut. Avant comme après, la parole divine fut pour elle ce qu’il y a de plus haut et de plus grand ; et l’objet principal de tous ses efforts fut de chercher à bien saisir le sens des révélations divines, à en tirer par une large synthèse toutes les conséquences qu’elles renferment, ou à remonter jusqu’à elles par une analyse exacte et patiente. Or ces deux tendances sont mystiques dans leur principe et leur nature ; et elles ont beaucoup d’analogie avec celles qui dominaient dans le syncrétisme de l’ancienne école chrétienne. La mystique devait donc entrer dans la scolastique comme élément essentiel. Celle-ci devait se produire, comme la continuation de cette école qu’avaient fondée les anciens Pères de l’Église, et qui avait été représentée dans un sens bien différent par Scot Érigène et saint Anselme de Cantorbéry.
Ce que Titurel avait été à la poésie de cette époque, saint Thomas le fut pour la science. Tous ses écrits renferment, sous une logique exacte et rigoureuse, une mystique gracieuse et profonde à la fois ; aussi peut-on les considérer comme l’expression complète de la science de ce temps. L’esprit mystique dont ils sont pénétrés est tellement manifeste que Cordier, dans son introduction aux ouvrages de l’Aréopagite, remplit quatre pages in-folio de citations des livres du Docteur angélique. Saint Thomas avait cherché à unir au point de vue de la science l’élément terrestre avec l’élément divin. Le Dante, représentant d’une autre époque, chercha cette union dans le domaine de la poésie. Lorsqu’il parut, le mouvement d’ascension produit par l’esprit chrétien était arrivé à ce terme où l’on ne peut en quelque sorte monter plus haut, et d’où il faut, par conséquent, commencer à descendre. L’empire était affaibli depuis longtemps, et lui-même paya de l’exil l’attachement qu’il témoigna à cette puissance dans les divisions de sa patrie. Il s’efforça vainement, dans un de ses écrits, de rendre à l’empire la gloire qu’il avait perdue. Le pouvoir politique des papes avait également subi de profondes atteintes, et les temps de l’humiliation et de la captivité approchaient.
Le Dante prit part de très bonne heure au mouvement poétique de son époque. Mais la mort qui lui enleva Béatrix changea la direction de ses pensées, et les tourna vers les régions invisibles. Comme il s’était appliqué d’abord à la science, celle-ci lui apparut sous la forme d’une femme éclatante de beauté ; mais le culte qu’il lui rend lui semble bientôt un amour faux et trompeur, qui l’empêche de s’attacher aux vrais biens. La laissant donc de côté, il lève les yeux vers le ciel, et reçoit une science plus élevée ; à savoir, la sagesse divine. À mesure qu’il en approfondit davantage les mystères, il croit reconnaître en elle les traits de celle qui fut l’objet de son premier amour, et il comprend que la femme qui se présente à lui pour être son guide n’est que la charité elle-même. Comme tout amour mystique conduit à la vision, le Dante conçoit dans une vision poétique le plan de sa Divine Comédie, qui, selon la tradition, lui fut inspiré par la vision du moine Albérich. Ce poème, tout mystique dans sa nature et sa composition, a aussi tout à fait la forme d’une vision. Il aperçoit l’enfer sous ses pieds, avec ses neuf cercles qui vont toujours en se rétrécissant. Au milieu du cône est la demeure de Satan, et un dixième cercle termine l’édifice. À mesure que les cercles se rétrécissent, les peines qu’on y souffre augmentent dans la même proportion. Du côté de la terre, et vis-à-vis de l’enfer, s’élève le purgatoire, dont les dix cercles, par une disposition contraire, vont toujours en s’élargissant, et servent à purifier davantage les âmes qui n’ont pas encore satisfait à la justice divine. De là enfin s’élève le paradis, à travers les diverses planètes, où l’on jouit d’un bonheur plus parfait à mesure que l’on monte davantage, jusqu’à ce qu’on arrive, par le ciel zodiacal et l’empyrée, à la rose mystique où habite la sainte Trinité. De même que Titurel, célébrant la descente du Saint-Esprit sur le monde, appartient à la période ascendante de cette époque, ainsi la Divine Comédie marque le moment où elle commence à décroître.
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CHAPITRE IX
Du développement de la mystique parmi les ordres modernes. Réformes de la discipline religieuse. Ludolf. Saint Romuald. Saint Alfer. Saint Gualbert. Saint Étienne. Saint Bruno. Saint Robert. Des ordres militaires. Robert d’Arbrissel. Guillaume de Poitiers. Saint Norbert. Saint Dominique. Saint François. Saint Bernardin de Sienne. Saint Philippe Bénizi. Saint Célestin V. Saint Sylvestre. Saint Jean de Matha. Saint Pierre Nolasque.
Lorsque l’esprit chrétien s’empara des peuples de l’Occident, les ordres religieux se mirent à la tête de ce mouvement ; et leur développement suivit dans ses phases celles de cet esprit lui-même. Au milieu des inondations des peuples, saint Benoît et sainte Scolastique, sa sœur, avaient peuplé l’Europe de leurs monastères ; et la tempête de ces temps calamiteux avait répandu au loin cette précieuse semence. Les Bénédictins, s’aventurant sans crainte dans les forêts des contrées dépeuplées par les barbares, avaient entrepris généreusement de lutter contre les éléments déchaînés de la nature et du cœur humain ; et ils étaient enfin parvenus, après bien des alternatives de triomphes et de défaites, à se rendre maîtres de ce mouvement tumultueux. Mais presque toujours la nécessité et la lutte sont plus salutaires à la nature humaine que l’abondance et le repos. Aussi l’ordre de Saint-Benoît se laissa bientôt amollir par les richesses et les aises de la vie, et lorsque, sous les derniers Carlovingiens, au commencement du Xe siècle, la tempête se déchaîna de nouveau, lorsque les Lombards se précipitèrent sur l’Italie, les Sarrasins sur l’Espagne, lorsque le Nord et le Nord-Ouest furent désolés par les incursions des Normands, le Nord-Est par les Slaves, et l’Est par les Huns ; lorsqu’on ne vit plus partout que désordre, violence et confusion, les Bénédictins ne se trouvèrent point en mesure de soutenir la lutte contre ces éléments de destruction. La discipline et la règle se relâchèrent, et les moines rentrèrent en foule dans le monde pout y vivre selon leur gré. Il fallut donc que la Providence suscitât d’autres hommes pour rallumer le feu sacré qui allait s’éteindre.
Bernon, Odon, Adémar et Odilon furent chargés successivement de cette mission. Cluny en Bourgogne fut le théâtre de leur activité ; et l’ordre de Saint-Benoît, reflorissant par leurs soins dans la réforme qu’ils avaient établie, se répandit bientôt au loin dans une foule innombrable de moines qui portèrent jusqu’au fond du nord de l’Allemagne, dans le monastère d’Hirschau, la ferveur et la discipline religieuse. Les papes avaient, poussés par le cardinal Pierre Damien, entrepris dans deux conciles la réforme des chanoines réguliers, et les avaient soumis à la règle de Saint-Augustin. L’Église entra ainsi dans le second degré de son développement. Les inondations des peuples étaient apaisées ; celles des idées avaient commencé, et remplirent la plus grande partie de cette époque. La lutte des deux puissances dans la querelle des investitures avait ébranlé l’Élise et l’État jusque dans leurs fondements. Les éléments mauvais de la nature humaine, déjà si difficiles à contenir dans les temps de paix, se déchaînèrent dans ces jours de dissolution générale, et rompirent les digues impuissantes qu’on leur opposait. On vit des prêtres libertins faire alliance avec une soldatesque effrénée ; et l’on put croire que c’en était fait de la société tout entière. L’Église dut sentir alors le besoin d’employer tous les moyens et de réunir tous ses efforts pour opposer au mal des ordres religieux capables d’en arrêter les progrès ; et c’est à cela que nous devons l’origine d’un grand nombre d’associations de ce genre. Mais le respect pour saint Benoît était encore tel à cette époque que tous les fondateurs de ces nouvelles communautés embrassèrent sa règle, avec cette différence que, des deux espèces d’ordres qu’il avait trouvés déjà existants, à savoir les anachorètes et les cénobites, les uns embrassèrent la vie des premiers, les autres celle des seconds, tandis que d’autres encore s’efforcèrent de réunir ensemble la vie commune et la vie solitaire.
Ludolf avait mené longtemps dans les montagnes de l’Ombrie la vie d’anachorète. Des compagnons s’étaient bientôt adjoints à lui ; et il avait ainsi fondé, l’an 1001, à Saint-Avellane, l’ordre de Sainte-Croix, qui fut réformé plus tard par Pierre Damien. Quelques années plus tard, saint Romuald, après avoir fini ses études auprès du solitaire Marin, et s’être démis de la dignité d’abbé, s’était retiré dans les montagnes de Camaldoli, suivi de quelques disciples qui voulaient imiter sa vie pénitente. Là, dans une plaine étroite, arrosée de sept sources et plantée de pins, mais couverte de neige les deux tiers de l’année, ils s’étaient construit des cellules séparées ; et, comme leur nombre s’était accru, le saint leur bâtit en 1009 une église. Telle fut l’origine de l’ordre sévère des Camaldules. Et lorsque son fondateur mourut en 1027, âgé de cent vingt ans, dont il avait passé cent dans la solitude, il le vit répandu au loin dans la chrétienté. Saint Romuald fut bientôt suivi par saint Alfer, qui, né en 993, dans le sud de l’Italie, fonda la congrégation de Cave, qui comptait à sa mort, en 1050, trois mille moines et cent vingt monastères. Saint Gualbert, converti miraculeusement au moment où il se préparait à tirer vengeance d’un ennemi, avait été contraint de se revêtir lui-même de l’habit religieux ; parce que les frères n’avaient pas osé le lui donner, craignant le courroux de son père. Il fonda vers 1038, à Vallombreuse, sur le modèle de Camaldoli, où il avait demeuré quelque temps, un monastère où l’on s’engageait à suivre dans toute sa rigueur la règle de Saint-Benoît. Un grand nombre d’autres maisons de ce genre s’élevèrent bientôt, et sainte Humilité fonda un ordre semblable pour les femmes. La congrégation de Monte-Sasso, fondée en 1060 par Mainrad, se consacrait aux écoles, aux soins des malades et à la méditation, et compta bientôt jusqu’à cent quarante monastères.
La France ne tarda pas à se rattacher à cette réaction salutaire ; et bientôt un triple fleuve se répandit de ce pays dans la chrétienté tout entière. Un de ces fleuves prit sa source dans la contrée de Muret, dans le Limousin, lorsque saint Étienne y vint en 1076. Après s’être fiancé à Dieu, avec le dernier anneau et qu’il avait gardé de toutes ses richesses, il mena une vie si dure qu’il resta seul pendant un an, parce que personne n’osait se joindre à lui. Quelques-uns cependant furent attirés par sa bonté, et leur nombre devint bientôt considérable. Lorsqu’en 1130 son ordre fut transporté à Grandmont, il prit son nom de l’église qu’il y avait en ce lieu, et compta bientôt soixante maisons. Vers 1086, saint Bruno de Cologne, effrayé de l’état du diocèse de Reims, qui était ravagé par son archevêque Manassès, ébranlé par les paroles d’un ami et enflammé du feu de l’amour divin, s’était établi dans le désert de la Chartreuse, près de Grenoble. C’est là, dans la solitude profonde des forêts, au milieu des torrents impétueux de ces contrées sauvages, que prit sa source le second fleuve de la vie monastique, ou l’ordre des Chartreux, qui sut conserver toujours si parfaitement sa première ferveur qu’il est le seul contre lequel le monde n’ait eu rien à dire, le seul qui n’ait eu jamais besoin de réforme. Aussi a-t-il réalisé sa devise : Stat crux, dum volvitur orbit. Le troisième fleuve fut l’ordre de Cîteaux, dont nous avons déjà parlé. Il avait pris naissance dans le monastère de Molesmes, lorsque saint Robert en amena une colonie de vingt et un moines dans le couvent de Cîteaux, pour y pratiquer strictement la règle de saint Benoît. Clairvaux fut la fille de Cîteaux : et cet ordre fit de tels progrès que cinquante-sept ans seulement après sa fondation il comptait déjà cinq cents maisons, et cent ans plus tard plus de dix-huit monastères. Il donna naissance aux Feuillants et à cinq ordre de chevalerie en Espagne et en Portugal.
Ces ordres étaient ceux de Calavatra en Castille, d’Alcantara dans le royaume de Léon, de Montèze en Aragon, d’Ayes et du Christ en Portugal. C’était la lutte contre les Maures qui leur avait donné naissance. Pour arrêter les progrès de l’islamisme, qui, de la côte d’Afrique, menaçait l’Europe et la chrétienté, il fallait opposer à son fanatisme le zèle d’un ordre militaire, entièrement dévoué aux intérêts de l’Église. Ces institutions, où le prêtre et le chevalier se confondaient, étaient nées dans le cours du XIIe siècle, moins, il semble, pour défendre l’Église en Occident que pour aller attaquer en Orient l’ennemi du nom chrétien. Comme les pèlerinages aux saints lieux devenaient toujours plus fréquents au XIe siècle, des marchands d’Amalfi s’étaient consacrés, à Jérusalem, au soin des pèlerins malades, sous le nom d’hospitaliers de Saint-Lazare. Lorsque Jérusalem fut conquise par les croisés, cet hôpital devint bientôt une forteresse. Outre les frères qui servaient les malades et les pèlerins, et les prêtres chargés de distribuer les sacrements, il se forma bientôt une troisième classe de religieux militaires qui firent de la croix une épée et de l’épée une croix, et l’ordre prit le nom de Saint-Jean, d’une église dédiée à ce saint. Les templiers, fondés en 1118 par Hugues de Payens, se joignirent bientôt à eux, tandis qu’un troisième ordre, celui de Sainte-Catherine du mont Sinaï, avait pour but de pourvoir à la sûreté des pèlerins qui visitaient les tombeaux des saints ; et les chevaliers de l’ordre de Monzoge, de leur côté, gardaient les points d’où l’on commençait à apercevoir Jérusalem. Les Hohenstaufen avaient plus tard, devant Ptolémaïs, ajouté à ces ordres militaires celui des chevaliers Teutoniques, qui, s’unissant ensuite aux chevaliers Porte-Glaive, se tournèrent contre le Nord et conquirent la Prusse. La religion et la foi étaient la base de tous ces ordres ; chez les uns, néanmoins, le chevalier, et chez les autres le prêtre, apparaissait davantage Ainsi, la charité des Chevaliers de Saint-Jean était si grande qu’ils admettaient parmi eux même les lépreux, et qu’ils étaient obligés par leur règle de choisir un lépreux pour grand maître, tandis que plus tard, lorsqu’ils prirent le titre de Chevaliers de Rhodes, puis de Malte, ils se servirent de préférence du glaive. L’héroïsme et la charité des ordres militaires et hospitaliers ne se bornèrent point à l’Orient, mais se répandirent bientôt dans l’Occident ; et lorsque le mal connu sous le nom de feu sacré ravagea l’Europe, et que les malades venaient de toutes parts chercher du secours auprès des reliques de saint Antoine dans le Dauphiné, la noblesse de ce pays fonda pour eux un hôpital, et plusieurs nobles se consacrèrent à leur service sous Gaston, leur chef. Telle fut l’origine de l’ordre de Saint-Antoine, qui se propagea rapidement en France, en Espagne, en Allemagne et dans d’autres contrées.
Toutes ces fondations germèrent, il est vrai, dans la seconde période de cette époque de l’histoire ; mais elles n’atteignirent leur plein développement que dans la troisième. Celle-ci apparut comme une sorte de création spirituelle. Il sembla, en effet, que le même esprit qui avait couvé les eaux de l’abîme, et avait fait sortir l’immense variété des formes corporelles de la matière plastique où elles étaient comme enfermées, couvait maintenant avec la même énergie les éléments spirituels, et leur donnait la forme qui leur est propre. Ainsi, Robert d’Arbrissel avait ouvert le douzième siècle en fondant l’ordre de Fontevrault, composé de frères et de sœurs, mais dans lequel les premiers devaient obéir aux secondes, afin d’honorer l’obéissance de Jésus à l’égard de la sainte Vierge. Toutes les maisons, au nombre de vingt, étaient gouvernées par l’abbesse du couvent de Fontevrault, à quelques lieues de Saumur. Cette institution fut imitée plus tard dans le Nord par Brigitte, mère d’une sainte et sainte elle-même, dans l’ordre qu’elle fonda.
Guillaume, comte de Poitiers et duc de Guyenne, ce grand ennemi de l’Église, que saint Bernard avait excommunié, était allé à Jérusalem pour se faire absoudre de l’excommunication. Là il devint un saint, et rétablit l’ordre déchu des Ermites, qui, sous le nom de Guillelmites, s’étendit promptement en France, dans le nord de l’Allemagne et en Bohème, tandis qu’un autre Guillaume fondait un ordre semblable dans le sud de l’Italie, sur une montagne où Virgile avait habité, disait-on. Cependant saint Norbert, né vers 1080, près de Clèves, était venu dans le désert de Coucy, au diocèse de Laon, et avait bâti, en 1119, une église au lieu même où, après avoir prié Dieu, il avait vu des hommes vêtus de blanc marcher en procession avec des croix et des flambeaux, et il avait nommé ce lieu Prémontré, parce que Dieu le lui avait montré d’avance. L’ordre qu’il y fonda était si pauvre qu’au commencement les frères n’avaient rien en propre qu’un seul âne qui leur apportait de la forêt du bois qu’ils faisaient vendre au marché de Laon, afin d’avoir du pain ; et la règle y fut tellement sévère pendant cent vingt ans qu’il était défendu de manger des œufs, du fromage ou du laitage. La propagation de l’ordre des Prémontrés fut si rapide que, du vivant de saint Norbert, il comptait déjà dix mille religieux, et que, trente ans après sa fondation, il se trouva au chapitre général cent abbés de France et d’Allemagne. Il envoya des colonies jusque dans la Syrie et la Palestine, et fut partagé en trente provinces, mille abbayes d’hommes, cinq cents de femmes et trois cents doyennés. Le même zèle s’était éveillé parmi les chanoines réguliers ; et, pendant que quatre prêtres d’Avignon fondaient Saint-Rus, sous la règle de Saint-Augustin, Gilbert, évêque de Lincoln, donnait, en 1148, la même règle aux Gilbertins en Angleterre. D’autres associations du même genre se développaient ailleurs ; et Louis le Gros, en 1113, bâtit l’abbaye de Saint-Victor à Paris, pour les chanoines réguliers de ce nom. Guillaume de Champeaux, qui s’y était retiré, avait continué néanmoins ses leçons publiques à l’université. D’autres en firent autant après lui ; et cette communauté devint un foyer de science, d’érudition et de piété ; de telle sorte qu’à plusieurs reprises cette célèbre abbaye se trouva avoir gardé seule la rigueur primitive de la règle pendant que toutes les autres maisons qui dépendaient d’elle s’étaient relâchées.
Les temps étaient venus où deux grands saints allaient fonder deux ordres qui ont rendu à l’Église d’immenses services. Dominique, né à Calahorra, en 1170, s’était fait Augustin à l’âge de vingt-trois ans. Sa charité était telle que non seulement il vendit ses livres pour secourir les pauvres, mais qu’il offrit de se vendre lui-même pour racheter de la captivité des Maures le fils d’une pauvre veuve. Parcourant le Languedoc avec l’évêque d’Osma, il apprit à connaître l’hérésie manichéenne des Albigeois, et prévit les dangers dont ils allaient menacer l’Église. Il eut pitié du pauvre peuple séduit par ces imposteurs ; et, envoyé par Innocent III en mission dans ces pays, il reconnut bientôt que l’austérité par laquelle les prétendus saints de la secte égaraient la foule ne pouvait être contrebalancée que par l’austérité vraiment évangélique de ceux que l’Église envoyait pour les convertir. Il avait donc entrepris sa mission à la manière des apôtres, marchant nu-pieds, sans argent, et s’abandonnant tout entier à la Providence. Il avait réussi à convertir de cette manière plus de cent mille hérétiques. Lorsqu’on envoya contre eux une armée commandée par le comte de Montfort, il marcha à la tête des troupes le crucifix à la main ; et Simon se plaisait à reconnaître qu’il dut plus d’une fois la victoire à ses prières. Mais le saint avait compris que, lorsqu’il faut lutter contre un grand nombre, le zèle d’un individu est peu de chose, et qu’il faut opposer à l’ennemi des forces compactes et réunies dans un but commun. C’est ainsi qu’il conçut l’idée d’un ordre dont les membres, renonçant à tout, devaient se consacrer principalement à cette œuvre. Innocent III approuva son dessein, et la première maison de l’ordre des Frères Prêcheurs fut établie à Toulouse en 1216. Envoyé partout pour combattre les fausses doctrines de l’époque, cet ordre fit de rapides progrès, parce qu’il répondait à un besoin du temps ; de sorte qu’au second chapitre général, cinq ans après sa fondation, il était partagé en huit provinces, et comptait cinquante-six monastères ; et il devint bientôt un des ordres les plus florissants de toute la chrétienté.
À côté de lui, saint François d’Assise était arrivé par d’autres voies au même but. La voix qui lui avait dit : François, va relever ma maison qui menace ruine, lui avait montré sa route. Les plus grands dangers menaçaient alors en effet l’Église. Saladin venait de prendre Jérusalem ; Frédéric II commençait à persécuter l’Église et le Saint-Siège ; les Vaudois, les Cathares, les Patarins désolaient l’Italie et l’est de la France, tandis que les Albigeois ravageaient les contrées de l’Ouest et de l’Espagne, et les Anabaptistes l’Allemagne. L’Église et l’État étaient à peu près dans la même position qu’au temps de l’empereur Henri IV. Douze compagnons, émus par la grandeur du péril, s’étaient unis à François ; il fonda avec eux l’ordre des Frères Mineurs, tandis que sainte Claire fonda, sous sa direction, celui des Clarisses. Tous se proposaient d’imiter la vie pauvre du Sauveur. Ils avaient touché l’endroit sensible de cette époque ; aussi leur ordre se propagea avec une incroyable rapidité, non par la protection des grands, ni par la sagesse de ce monde, ni par l’abondance des biens de la terre, mais au contraire par le mépris de toutes ces choses, par la soif et la faim, par le froid et la nudité et par toutes les autres privations ; de sorte qu’en 1219, au premier chapitre général à Assise, il se trouva déjà cinq mille frères ; et la parole du saint fut si puissante que, parmi les autres assistants, cinq cents prirent l’habit. En 1262, avant la mort de Gille, le dernier des douze compagnons de François, Alexandre IV pouvait adresser une bulle à ses fils bien-aimés les frères de l’ordre des Mineurs dans le pays des Sarrasins, des Grecs, des Bulgares, des Cumans, des Éthiopiens, des Syriens, des Ibériens, des Alains, des Chasares, des Goths, des Zechs, des Ruthéniens, des Jacobites, des Nubiens, des Géorgiens, des Arméniens, des Indiens, des Tartares, des Hongrois et des autres peuples de l’Orient.
L’arbre planté par saint François eut une telle fertilité qu’au témoignage de Louis de Grenade il surpassait, pour le nombre des provinces, des maisons et des profès, tous les autres ordres pris ensemble. Il n’est pas étonnant que, dans ce mouvement qui entraînait les âmes vers l’ordre des Mineurs, un grand nombre y soient entrés sans avoir éprouvé suffisamment leur vocation. Cette cause, jointe à plusieurs autres, telles qu’un commerce fréquent avec le monde, les subtilités de l’école, auxquelles plusieurs s’attachèrent d’une manière excessive, tout cela dut exercer une influence fâcheuse sur cet ordre, d’ailleurs si recommandable à tant de titres, et nécessita plusieurs réformes. La première réforme fut entreprise par saint Bernardin de Sienne, que son éloquence faisait appeler la trompette du ciel et une source d’eau vive. Rejetant toutes les dispenses accordées par les papes, il garda la règle pure de Saint-François. Ceux qui le suivirent s’appelèrent Observantins, et les autres Conventuels. Quelques réformes furent néanmoins entreprises encore parmi ces derniers, et Léon X les réunit toutes sous le nom de Réformés. Cependant, en Espagne, Jean de la Puebla avait fondé la réforme des Récollets, tandis que Molina fondait celle des Capucins. Toutes ces transformations répondaient aux divers besoins de cet ordre, dans lequel, à cause du nombre considérable de ses membres, devaient se produire nécessairement des tendances bien différentes. Les Conventuels comptaient encore au XVIIe siècle trente et une provinces, quinze cent vingt maisons et trente mille frères, et leurs réformés cinquante couvents ; les Observantins, les Récollets et les Déchaussés comptaient ensemble quatre-vingt-quinze provinces et deux mille trois cents maisons ; les Capucins, quarante-deux provinces, douze cent quarante couvents, et dix-sept mille deux cent soixante-cinq frères ; les Tertiaires, liés par des vœux, dix-sept provinces, trois cent vingt-sept couvents et trois mille neuf cent quatre-vingt-dix profès. Les Clarisses, les Capucines et les Annonciades comptaient trois mille huit cent cinquante couvents et soixante-treize mille neuf cents religieuses, tandis que le nombre des membres des ordres réformés s’élevait à cent vingt mille.
On pourrait croire que l’ordre de Saint François avait absorbé toutes les vocations de la vie religieuse et comblé la mesure du possible en ce genre ; mais il n’en fut pas ainsi, et de nouveaux ordres surgirent encore, tant la sève catholique était puissante à cette époque. Sept marchands de Florence fondèrent en 1232, sous la conduite de saint Philippe Bénizi, l’ordre des Servites de la bienheureuse Vierge Marie, qui s’étendit bientôt en France, en Allemagne et dans les Pays-Bas. Puis un second et un troisième ordre d’Annonciades s’élevèrent, destinés à recevoir les femmes qui désiraient vivre entièrement séparées du monde, et garder néanmoins la vie commune. En 1196, quelques gentilshommes de Milan, ayant échappé à la prison, fondèrent l’ordre des Humiliés, qui ne tarda pas à dégénérer, et finit d’une manière ignominieuse au temps de saint Charles. Pierre Mouron, qui fut plus tard le pape Célestin V, fonda vers 1244 l’ordre des Célestins, sous la règle de Saint-Benoît. Et malgré son austérité, il compta bientôt treize provinces et cent vingt couvents en Italie, en Allemagne, en France et dans les Pays-Bas. Presque en même temps, saint Sylvestre d’Osimo, près de Lorette, fonda l’ordre contemplatif des Sylvestrins. Dans le siècle suivant, Tolomei de Sienne fonda l’ordre du Mont des Oliviers ; puis Jean Columbin fonda celui des Jésuates en 1350. On vit encore surgir celui du Saint Sacrement, les Cellites et les Hiéronymites. Saint François de Paule fonda en 1452 l’ordre des Minimes ; puis un certain Tysserand fonda celui des Madelonnettes, pour les femmes qui veulent se retirer du monde, afin de faire pénitence.
Cependant la tournure fâcheuse que prirent en Orient les affaires produisit un double effet sur les ordres religieux d’Occident. Ceux qui s’étaient établis en Orient furent contraints de refluer vers l’Occident et d’y chercher un refuge. Ainsi, par suite de la paix désavantageuse que l’empereur Frédéric II avait conclue en 1229 avec les Sarrasins, les Carmes prirent la résolution de quitter la Syrie pour venir s’établir en Europe, après qu’une vision d’Alain, leur général, eut dissipé tous leurs doutes à ce sujet. Ils vinrent d’abord dans l’île de Chypre, puis ils passèrent avec les croisés en Sicile. Ils s’étaient partagés en nations : les Anglais s’établirent en Angleterre vers 1240. Les Provençaux prirent pied d’abord à Marseille, puis de là ils se répandirent en Aquitaine, en Espagne, dans le nord de la France et en Allemagne, tandis que ceux de Sicile fondèrent des maisons dans la Pouille et dans le reste de l’Italie, de sorte que bientôt, outre la congrégation de Mantoue, qui avait quarante-cinq maisons, l’ordre compta trente-huit provinces. Il comprenait les deux sexes, fut réformé plusieurs fois, mais conserva toujours cet amour de la retraite et de la contemplation qui l’avait distingué dès son origine ; et c’est pour cela qu’encore aujourd’hui, dans chaque province, il y a un couvent situé dans quelque solitude, près duquel sont bâties des cellules pour ceux qui veulent mener la vie des anachorètes. L’ordre des Carmes avait pris naissance au mont Carmel en 1180, et ce fut saint Albert, patriarche de Jérusalem, qui lui donna sa première règle. Pour eux, par suite de cet esprit mythique propre à l’Orient, ils prétendent descendre du prophète Élie par Élisée, Obadia, les Esséens, Énoch d’Amathie, disciple de l’évangéliste saint Marc, et Jean II, patriarche de Jérusalem.
Les ordres militaires, chassés de la terre sainte par les Sarrasins, suivirent bientôt les Carmes, et vinrent comme eux s’établir en Europe. Mais l’état de l’Orient influa d’une autre manière encore sur l’Europe. Les dangers dont étaient menacés les pèlerins de la terre sainte firent bientôt sentir le besoin de venir à leur secours ; et comme l’Église, dans sa merveilleuse fécondité, trouve toujours de quoi satisfaire aux nouveaux besoins que le temps produit ou révèle, elle ne manqua point à sa mission en cette circonstance. Lorsque Jean de Matha, né en Provence en 1160, fut ordonné prêtre, au moment où l’évêque, lui imposant les mains, prononçait ces paroles : Reçois le Saint-Esprit, on aperçut au-dessus de la tête du saint une colonne de feu. Et lorsque, disant sa première messe dans la chapelle de l’évêque de Paris, il levait la sainte hostie, tous les assistants virent apparaître sur l’autel un ange vêtu de blanc, ayant sur la poitrine une croix rouge et bleue, tenant les mains croisées sur la tête de deux prisonniers, dont l’un était un chrétien et l’autre un Maure. Les assistants étonnés conseillèrent au jeune prêtre d’aller à Rome rendre compte au Pape de ce qui venait de se passer. Mais lui, craignant l’éclat, se retira dans le Valois, auprès d’un ermite nommé Félix, et tous deux passaient leur vie dans le jeûne et la prière. Or un jour qu’ils s’entretenaient près d’une source où ils avaient coutume de puiser de l’eau pour leur usage, ils virent un cerf blanc qui portait entre ses cornes la même croix. D’autres visions leur ayant indiqué qu’ils devaient aller à Rome, ils se décidèrent enfin à faire ce voyage, et furent présentés à Innocent III. Le pape ordonna des prières ; et comme il élevait l’hostie à la messe, en présence de tout le clergé, la même forme qui avait apparu à Paris apparut en cet instant. Le pape leur permit donc de fonder un nouvel ordre, et leur donna pour habit celui de la vision. Et comme les trois couleurs désignaient la Trinité, ils s’appelèrent Trinitaires, et se consacrèrent au rachat des captifs. Hic est ordo approbatus, non a sanctis fabricatus, sed a solo summo Deo, avait dit le grand pape Innocent III. Cet ordre compta parmi ses membres les hommes les plus considérables de l’époque, et la bénédiction de Dieu reposait sur lui d’une manière visible. Tant que durèrent les croisades, les frères suivirent les armées, encourageant, consolant les croisés, soignant les malades et délivrant les prisonniers. Lorsqu’ils n’eurent plus rien à faire en Palestine, ils cherchèrent dans les États Barbaresques, au Maroc, en Égypte, un autre théâtre pour leur zèle. Rien ne pouvait les arrêter, ni les périls de la mer ni les mauvais traitements des infidèles. Ils apparaissaient partout comme des anges consolateurs, et des milliers de captifs leur durent la vie et la liberté. Cependant saint Pierre Nolasque, dans le Languedoc, porta plus loin encore le dévouement en fondant l’ordre de Notre-Dame de la Merci, dont les frères devaient vendre non seulement tous leurs biens, mais encore leur personne, pour la délivrance des captifs. Et, de leur côté, les hospitaliers du Saint-Esprit, avec leurs nombreuses ramifications embrassant les deux sexes, se consacrèrent avec un zèle admirable aux soins des pèlerins et des nécessiteux.
Ainsi Marthe et Marie avaient leur part dans l’Église, et la vigne du Seigneur était chargée de fruits, tous produits par le double germe que saint Augustin et saint Benoît y avaient déposé. Mais, pendant que les ecclésiastiques cherchaient ainsi à multiplier leurs forces par l’association, le même besoin se faisait sentir parmi les laïques, et ce fut saint François d’Assise qui le premier eut la pensée de le prévenir. En 1221, pressé par une grande multitude de chrétiens qui désiraient s’associer de quelque manière à ses deux ordres, il fonda pour eux une troisième congrégation, celle des Tertiaires, composée de personnes vivant dans le monde sans faire de vœux, mais soumises à une règle qui avait pour base les conseils évangéliques, et pour but de conduire à une vie plus parfaite. Les Dominicains, les Carmes, les Prémontrés adoptèrent cette institution, et l’on vit une multitude incroyable de personnes de tout sexe et de toute condition s’enrôler par milliers dans ces saintes congrégations. Déjà Lambert Begha avait réuni en 1170, dans les Pays-Bas, des femmes qui sentaient le besoin de méditer en commun la parole de Dieu et de chanter ses louanges. Elles portaient une robe grise et un voile blanc, et, sous le nom de Béguines, elles s’étaient répandues dans toutes les directions ; de sorte que lorsque l’institut fut dissous par Jean XXII, à cause des abus que les Béguards y avaient introduits, il s’en trouva plus de trois cent mille en Allemagne seulement.
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CHAPITRE X
Développement de la mystique dans la solitude du cloître. Sainte Hildegarde. Les monastères d’Unterlinden, de Thöss, de Schonensteinbach, d’Adelhausen, de Waldsassen. Les béguines. Hugues et Richard de Saint-Victor.
La mystique avait dû nécessairement se développer dans ces maisons si nombreuses, ouvertes à ceux qui sentaient le besoin d’une vie plus parfaite. Sainte Hildegarde peut être considérée comme l’expression de ce développement à cette époque. Née en 1098, elle avait été placée à l’âge de huit ans dans le couvent du mont Dysibode, et confiée aux soins de la bienheureuse Jutte. Déjà à l’âge de trois ans, comme elle l’avoua plus tard au prêtre Vibert, elle avait été inondée d’une lumière intérieure qu’elle ne pouvait exprimer encore, n’ayant point de mots pour cela. Depuis l’âge de huit ans jusqu’à quinze, ses visions se multiplièrent, et elle en parlait avec une admirable simplicité ; de sorte que ceux qui l’entendaient se demandaient d’où lui venaient ces choses, et qui lui mettait ces paroles sur les lèvres. Elle commença elle-même à observer ce qui se passait en elle, et s’étonnait que, pendant qu’elle avait ces visions au-dedans de son âme, elle continuait malgré cela de voir les choses extérieures. Et comme, d’un autre côté, elle n’entendait rien dire de semblable aux autres sœurs, elle se mit à cacher avec soin les visions dont elle était favorisée. Beaucoup de choses extérieures lui restèrent inconnues, à cause des maladies fréquentes auxquelles elle fut sujette depuis sa naissance, et qui détruisirent sa santé. Tourmentée par ses doutes, elle demanda un jour à sainte Jutte si, outre les choses du dehors, elle voyait encore quelque autre chose ; mais celle-ci, n’ayant point devisions, ne sut que lui répondre. Hildegarde devint inquiète, et n’osait plus lui révéler son état intérieur. Elle continua cependant à prédire l’avenir lorsque ses visions étaient telles qu’elle ne pouvait les contenir. Mais ensuite elle avait honte de s’être conduite comme un enfant ; elle fondait en larmes, et regrettait de n’avoir pas gardé le silence. Jutte avait écrit plusieurs des choses qu’elle lui avait confiées, et les avait communiquées à une autre sœur. Elle raconte entre autres choses que, lorsque Hildegarde était âgée de quarante-deux ans et sept mois, une lumière de feu, partant du ciel, pénétra son cerveau, sa poitrine et son cœur, semblable à une flamme qui échauffe sans brûler, à la manière du soleil. À partir de ce moment, elle eut l’intelligence des livres saints, et particulièrement du Psautier et des Évangiles, sans connaître toutefois la signification des mots en particulier, ni la division des syllabes ou les autres règles de la grammaire. Elle apprit aussi, sans aucune leçon, à chanter les louanges de Dieu et des saints ; car Jutte lui avait appris seulement à chanter les psaumes, et elle savait à peine épeler.
On voit clairement par ces communications que sainte Hildegarde avait été dès son enfance naturellement clairvoyante, que cet état de clairvoyance, par suite de ses progrès dans la vie ascétique, avait passé dans le domaine de la grâce, et qu’à l’âge de quarante-deux ans son initiation à cet ordre supérieur fut complète. À partir de ce moment aussi sa vie prend un caractère plus sérieux encore. Les visions continuent : son âme, portée par l’esprit de Dieu comme une plume légère dans l’air, est élevée jusqu’au firmament ; elle parcourt les diverses régions de l’atmosphère, s’étend dans les espaces, visite les peuples et les contrées les plus lointaines, voit tout en détail, mais non avec les yeux du corps, entend tout au fond de son âme, à chaque heure du jour et de la nuit, ses sens étant parfaitement éveillés, sans aucun ravissement, mais avec une conscience pleine et entière de ce qui se passe en elle. Une voix lui commande d’écrire ce qu’elle voit et entend. Elle diffère d’exécuter cet ordre, par crainte du jugement des hommes et aussi par modestie ; mais elle est affligée d’une violente maladie, qui ne cesse qu’après qu’elle a découvert le tout à son confesseur, et que, d’après le conseil de celui-ci, elle a commencé à écrire. Le mont Rupert, près de Bingen, lui est montré dans une vision, et elle reçoit l’ordre d’aller s’y établir avec ses sœurs. Effrayée par les difficultés de l’entreprise et par les contradictions des hommes, elle diffère encore cette fois, et est affligée d’une nouvelle maladie. Elle perd la vue, et ses membres deviennent tellement pesants qu’elle est obligée de rester couchée, et souffre des douleurs intolérables, jusqu’à ce qu’elle ait nommé le nouveau séjour qui lui avait été montré dans sa vision, après quoi elle recouvre la vue, mais non la plénitude de sa santé. L’abbé, le couvent et tout le peuple s’opposent à son départ et la prennent pour une folle, et elle retombe malade. Trente jours de suite, elle est obligée de rester couchée, et son corps est brisé par des crampes violentes. Son sang se dessèche dans ses veines, et la moelle dans ses os ; et ses sœurs attendent le moment de sa mort. Mais voici qu’elle aperçoit, dans une vision, une troupe d’anges, de ceux qui ont combattu avec le dragon. L’un d’eux lui dit : « Courage, Adelar ; pourquoi t’endormir dans la sagesse ? Chasse tes doutes, et tu verras. Ô astre radieux, tous les aigles te verront ; le monde s’attristera, mais l’éternité sera dans la jubilation. Aurore, élève-toi vers le soleil. » Puis la troupe des anges chanta d’une voix délicieuse : « Message d’allégresse ! les messagers se sont tus ; le moment du départ n’est pas encore venu. Lève-toi donc, ô vierge ! » Elle revient aussitôt à elle, reprend ses forces, et obtient une santé passable.
Le départ de la communauté eut lieu. Hildegarde écrivit ses visions ; une main amie rangea les mots d’après les règles de la grammaire, sans rien ajouter ni changer, et le manuscrit fut présenté d’abord à l’archevêque de Mayence, puis, à Trêves, au pape Eugène III. Saint Bernard avait d’abord éprouvé son esprit et sa vie. Ses écrits furent approuvés après un examen sérieux. Encouragée par là, elle écrivit le livre intitulé : Scivias, qui renferme ses visions, puis une exposition des Évangiles ; d’autres explications symboliques des saintes Écritures et plusieurs livres sur la nature des éléments, de l’homme et des diverses créatures. Le bruit de son nom s’était répandu au loin, et l’on s’adressait à elle de toutes parts pour recevoir d’elle des consolations, des conseils ou des leçons. Elle lisait dans l’âme de ceux qui venaient la voir, et elle fut bientôt pour ses contemporains, dans l’ordre de la grâce, ce que les Alrunes du paganisme étaient dans le domaine de la nature. Elle reçut et écrivit un grand nombre de lettres. Parmi les dernières, il nous en est resté cent trente-huit. Les papes Eugène, Anastase, Adrien et Alexandre, des archevêques, des évêques, des abbés, les empereurs Conrad et Barberousse, des princes de tous rangs entretenaient avec elle ce commerce épistolaire. L’empereur Barberousse rappelle dans une de ses lettres qu’il l’a vue dans son palais d’Ingelheim, et qu’il se souvient encore de ce qu’elle lui a prédit. Elle lui répond que, dans une vision, elle l’a vu entraîné dans beaucoup d’égarements, et l’avertit de prendre garde à lui, et de régner comme il convient à un empereur. Elle a pour tous des avertissements, des paroles qui élèvent et qui inspirent. Ses visions ont le style sublime et prophétique de l’Ancien Testament et de l’Apocalypse ; elles renferment des images grandioses et symboliques et des contrastes frappants. Ce sont les sept péchés mortels qui lui apparaissent sous la forme de bêtes, ici comme un paon, lequel tantôt regarde la terre et tantôt blasphème Dieu ; là comme un serpent qui, couvant son venin, déroule ses longs anneaux ; ailleurs comme un porc qui se vautre dans la fange en grognant contre Dieu. L’avarice lui apparaît comme un chameau chargé des trésors de l’Église, et la violence sous la forme d’un sanglier. Puis, s’élevant au-dessus des ténèbres qui renferment ces bêtes, elle contemple le ciel ; elle voit le trône de l’Ancien des jours environné de lumière et ceint de l’arc-en-ciel. À la droite du Père est un homme brillant de jeunesse, sur lequel repose une colombe ; puis, les cieux retentissent des plus doux chants, et les quatre animaux prophétiques se meuvent autour du trône. Mais il se remue quelque chose aussi dans les ténèbres : la nuit essaie de couvrir le ciel, et les bêtes qu’elle renferme se lèvent furieuses. La trompette sonne ; les armées se préparent au dernier combat. L’Agneau vient devant le trône implorer miséricorde ; l’épée est remise dans le fourreau, et un nouveau délai est accordé au monde. Le regard de la voyante pénètre les profondeurs de l’avenir et les destins qu’elles renferment.
Beaucoup d’autres étaient, comme Hildegarde, favorisées de ces dons singuliers ; et ceci ne peut paraître étonnant pour celui qui considère la fécondité des ordres religieux à cette époque. La nature prodigue partout les germes, afin d’assurer par là la récolte des fruits contre les chances défavorables qui sont toujours si nombreuses ; il en est de même dans l’ordre moral et dans l’ordre surnaturel. Parmi les multitudes qui affluaient dans les monastères, et dont le plus grand nombre y était attiré par une véritable vocation, il devait nécessairement s’en trouver beaucoup en qui l’esprit de Dieu, s’emparant de toutes leurs puissances, opérait avec toute la force d’un instinct divin. Ceux-ci, une fois entrés dans ces pieuses retraites, y trouvaient tout ce qui pouvait cultiver et développer ces dispositions ; une vie séparée du monde, exempte de toute distraction, qui, concentrant toutes leurs puissances par l’habitude du recueillement, en augmentait ainsi considérablement l’énergie ; une discipline, résultat d’une longue expérience, et qui, contenant la vie dans de justes limites par une sorte de nécessité extérieure, leur épargnait beaucoup de luttes inutiles ; une suite non interrompue d’exercices, qui, pratiqués avec zèle et ferveur, devaient détacher de plus en plus les ailes de leur âme, et en élargir le vol. La méditation, la prière devaient augmenter toujours davantage en eux, et dans les autres autour d’eux, le feu de la charité ; et les indifférents eux-mêmes ne pouvaient échapper tout à fait à cette sainte contagion. Les plus fervents, se sentant soutenus et portés par le zèle de leurs compagnons, y trouvaient un point d’appui pour s’élancer plus haut encore. Lorsqu’ils étaient entrés de cette manière dans le domaine de la mystique, l’œuvre mystérieuse, commencée au fond de leur âme, n’était troublée par aucune distraction extérieure ; car le monde n’approchait point de ces pieux asiles, du moins pendant les premières années, toujours les plus dangereuses de la vie monastique. La curiosité, si puissamment attirée par ce qui est extraordinaire ou singulier, ne trouvait guère d’aliments dans cette vie recueillie et solitaire ; ils se trouvaient donc exempts par là des tentations auxquelles les somnambules naturels ont coutume de succomber dans le monde. Ceux-ci se trouvent transportés dans une région qui leur est entièrement inconnue, où ils ne voient aucun sentier tracé, aucune règle sûre, où aucun guide ne conduit leurs pas. Ceux-là, au contraire, marchaient sur une route où beaucoup d’autres avaient marché avant eux. Toujours liés par l’obéissance, ils ne perdaient jamais pied, pour ainsi dire, même dans leurs élans les plus sublimes. Dirigés par leurs confesseurs, ils profitaient de toutes les expériences qui avaient été faites en ce genre. Leurs états se développaient sous l’œil de leurs guides, à qui ils étaient tenus de découvrir les plus secrets replis de leur cœur, et qui pouvaient toujours, de cette manière, étudier et juger ce qui se passait en eux. Et s’il échappait à ceux-ci quelque chose, leur inattention ou leur ignorance était toujours réparée par la vigilance exacte et continuelle des autres membres de la communauté, qui ne pouvaient manquer à la longue de découvrir l’illusion, si elle avait lieu. Si donc nous pouvons espérer quelques éclaircissements sur ces états extraordinaires et sur les phénomènes qui en sont l’effet, ils ne peuvent venir assurément que de ce côté.
Nous ne devons donc pas être étonnés que ces états aient été si fréquents dans les monastères, et que les documents authentiques qui les constatent se soient accrus avec le nombre des cas. Les monographies nombreuses des divers monastères nous apprennent sur ce point les choses les plus intéressantes et les plus curieuses. Ainsi, par exemple, nous y voyons que le couvent d’Unterlinden, à Colmar, était, dans le XIIIe et le XIVe siècle, une véritable école de mystique pratique. Quelques pieuses veuves l’avaient fondé en 1232, et avaient embrassé la règle de saint Dominique. Cette maison fit de rapides progrès, grâce à la discipline sévère qu’on y observait. Elle eut de bonne heure pour prieure Catherine de Gebsweiler, femme supérieure sous tous les rapports, capable de comprendre et de juger tout ce qui se passait autour d’elle, et dont le récit mérite, par conséquent, toute croyance. Le Chartreux Tanner de Fribourg a publié le premier son livre, et Pez l’a inséré dans le huitième volume de La Bibliothèque ascétique. Elle était entrée dans le monastère à l’âge de dix ans, et y mourut à l’âge de quatre-vingts ans. Lorsqu’elle écrivit son livre, elle avait déjà vécu près de soixante-dix ans dans la maison ; de sorte qu’elle était parfaitement en état de rendre compte de tout ce qui s’était passé pendant ce temps ; et pour les trente années qui avaient précédé son entrée dans la maison, elle avait pu apprendre, dans sa jeunesse, par des témoins oculaires, les faits extraordinaires qui s’y étaient passés. Elle affirme elle-même d’ailleurs que tout ce qu’elle raconte est parvenu à sa connaissance par cette double source. Son récit, qui renferme à peu près cent ans, et qui a été continué en partie après elle, doit donc être considéré comme un témoignage authentique relativement aux faits qu’elle raconte, d’autant plus qu’elle écrivait sous les yeux du monastère entier, et que les religieuses dont elle racontait la vie avaient vécu et agi également sous les yeux de la communauté. L’établissement de cette maison coïncidait avec l’époque de confusion et d’anarchie qui se produisit dans l’empire après l’extinction de la maison des Hohenstaufen. Mais celles qui l’habitaient en avaient fait comme une oasis de paix au milieu du tumulte et des troubles de cette époque.
L’une d’elles, Hedwige de Gundelsheim, avait éprouvé elle-même la violence de ces temps barbares. Ses parents lui avaient cherché un époux. Elle devait, d’après la coutume du pays, comme signe de ses fiançailles, mettre en même temps que son fiancé le pouce sur une épée nue ; mais elle s’y refusa avec une constance que rien ne put ébranler ; et lorsqu’on voulut employer la force, on ne put parvenir à remuer son bras. Les parents, la croyant ensorcelée, l’accablèrent de coups et de mauvais traitements, la jetèrent sur des épines et la traînèrent par les cheveux. Son oncle enfin se proposa de venir à bout d’elle. L’attachant en travers sur son cheval, il l’emporta chez lui, quoique le sang lui coulât du nez et de la bouche. Arrivé à la maison, il la pendit par les deux pouces, et la jeta ensuite dans un toit à porcs ; mais la voyant malade des mauvais traitements qu’elle avait reçus, il eut quelques sentiments de regret de ce qu’il avait fait. Plusieurs ecclésiastiques, s’intéressant à elle, déclarèrent que, si Dieu lui conservait la vie, on devait lui permettre d’entrer au couvent. C’est ainsi qu’elle vint à Unterlinden. Des natures aussi fermes et aussi éprouvées devaient, on le pense bien, pratiquer la vie religieuse dans toute sa rigueur. La plupart des religieuses étaient entrées dans ce couvent dès leur première jeunesse, et y avaient apporté par conséquent toute la fraîcheur de l’innocence. Ainsi l’on raconte de l’une d’elles que le plus grand péché qu’elle eût commis était d’avoir désiré une fois dans son enfance de se voir parée comme une fiancée, et de s’entendre appeler madame. Pour une autre, sa plus grande faute avait été une pensée de jalousie qu’elle avait eue en trouvant toujours les autres arrivées au chœur avant elle. Le travail, la méditation et la prière remplissaient la journée de ces bonnes sœurs. Les poissons et les œufs ne paraissaient que rarement sur leur table, et encore les plus sévères regardaient cela comme du superflu, qu’elles cherchaient à compenser par d’autres privations. Leur seul mobile en tout était l’esprit de Dieu et le zèle de la perfection chrétienne.
La vie mystique devait nécessairement faire de rapides progrès dans cette communauté ; et nous voyons, en effet, parmi les quarante-neuf sœurs dont Catherine nous a laissé le portrait, se produire les états et les phénomènes mystiques les plus remarquables. L’extase y est fréquente. Adélaïde de Rheinfelden se voit, dans un ravissement, purifiée par un feu d’en haut de toute souillure. Éclairée par une lumière supérieure, elle se voit plusieurs fois sans forme, dans la pureté de son être, élevée au-dessus du corps et brillant d’une clarté ineffable. La même chose arrive à Herburg de Herkenheim : un jour qu’au temps de matines elle était allée dans le jardin pour prier, une douceur céleste, et comme une source vive, inonde son corps et son âme, et elle voit celle-ci s’élever comme un aigle en frappant fortement des ailes. Marguerite de Breisach, distinguée entre ses compagnes par son austérité, vivait dans une union continuelle avec Dieu ; elle était parvenue à l’uniformité divine, et contemplait souvent la sainte Trinité. Il en était de même de Bénédicte de Bogensheim. Mechtilde de Winzenheim était souvent, dans ses extases, enlevée à une coudée au-dessus de terre. Les visions étaient fréquentes aussi dans le couvent. Un jour de Pentecôte, pendant que la communauté chantait le Veni, Creator, Gertrude de Colmar entend tomber du ciel avec bruit une flamme qui remplit le chœur, et qui, pendant tout le temps que dura ce chant, éclaira les sœurs d’une lumière céleste, de sorte qu’elles paraissaient tout en feu. Adélaïde de Rheinfelden, traversant un jour le couvent, vit le ciel ouvert et une clarté telle que nul ne pouvait l’exprimer. Une autre fois elle vit le purgatoire avec tous ses supplices et le nombre infini des âmes qui y souffrent ; une autre fois encore le Seigneur lui apparut attaché à la colonne, inondé de sang, et portant aux pieds et aux mains les traces de ses plaies. Agnès de Blozenheim voit toute la passion du Sauveur, depuis le moment où les juifs le prennent au jardin des Oliviers jusqu’à son crucifiement ; elle entend distinctement, comme Gertrude de Bruck dans une circonstance semblable, les coups de marteau avec lesquels on le crucifie ; elle s’évanouit de douleur, et à partir de ce moment elle est prise d’une fièvre violente dont elle meurt bientôt. Gertrude de Herkenheim voit Notre Seigneur sous la forme d’un lépreux, et lui donne à boire. Hedwige de Laufenberg le voit disant la messe et donnant la communion aux sœurs.
Mais c’est sous la forme d’un enfant qu’il se montre le plus souvent. Adélaïde de Torolzheim le voit dans le ciboire sous la figure d’un enfant de huit ans. Adélaïde de Rheinfelden le rencontre à la porte sous la forme d’un enfant. D’autres le voient sur l’autel, porté par sa mère et jouant avec elle. Élisabeth de Ruffach, étant malade, est visitée par lui ; il daigne jouer avec elle et la consoler ; il la délivre de ses souffrances. Ne le connaissant point, elle lui demande comment il est entré ; il lui répond : Comme j’étais grand, je me suis fait petit à cause de toi ; puis il disparaît. Agnès est formellement fiancée au Seigneur. Berthe de Ruffach entend tous les jours pendant la messe une harmonie ravissante des esprits célestes qui cesse avec la fin du saint sacrifice. Élisabeth de Ruffach, dans sa dernière maladie, se met tout à coup à chanter un nouveau chant sur Dieu et sur le ciel, qu’elle n’avait jamais entendu auparavant. Des chants de cette sorte sur la Trinité, l’Incarnation et le bonheur du ciel sont mis sur les lèvres de Gertrude de Saxe, et ceux qui les entendent en sont profondément émus. Élisabeth de Senheim, qui avait coutume d’entendre aussi des harmonies célestes dans sa prière, reçoit de Dieu le don de comprendre les saintes Écritures. La même chose arrive à Agnès d’Ochsenstein, de sorte qu’elle pénètre par une lumière supérieure tous les écrits des prophètes. Tuda de Colmar, qui avait reçu le même don, le perd au bout de deux ans par une parole présomptueuse. La suavité qui accompagne ces états est souvent persistante. Anne de Wineck en est inondée pendant trois ans, et elle perd cette faveur pour avoir un jour goûté du vin doux dans le pressoir. Adélaïde de Sigolzheim est souvent inondée dans la prière d’une telle douceur qu’il lui semble que Dieu remplit tous ses membres ; et les ardeurs dont son cœur est embrasé se manifestent souvent au dehors par une transpiration plus abondante. Quelquefois elle se jette dans un ruisseau glacé, jusqu’à ce que son corps soit roidi par le froid ; puis elle reste à la porte du chœur jusqu’à l’aurore dans une méditation profonde, les pieds nus, le corps couvert d’un simple manteau ; et malgré cela elle est tellement enflammée au dedans que la sueur ruisselle de tous ses membres.
Les apparitions lumineuses n’étaient pas rares non plus dans cette communauté. Agnès voit à la messe la sainte hostie environnée de lumière. Hedwige de Logelnheim, pleurant sa misère, voit tout à coup sa cellule inondée de lumière, et sent son intérieur pénétré d’une joie ineffable. Agnès de Blozenheim voit dans la prière, et des yeux du corps, un rayon de lumière descendre du ciel sur sa poitrine, et sent son cœur consumé par un feu intérieur. Adélaïde de Rheinfelden devient transparente en quelque sorte intérieurement et extérieurement pour une de ses compagnes. Élisabeth Kemplin étant un jour en prière devant l’autel, une des sœurs vit au-dessus de sa tête une magnifique étoile ; et, comme elle approchait pour examiner la chose de plus près, elle vit le visage d’Élisabeth radieux comme celui d’un ange. Herburg était radieuse au dedans et au dehors dans ses extases. Au milieu de ces phénomènes extraordinaires, la vie de ces saintes filles s’écoulait dans l’innocence et la simplicité. Lorsqu’elles approchaient du terme, elles apprenaient souvent par une révélation, faite à elles-mêmes ou à d’autres, que leur fin arrivait. Quelquefois aussi Dieu différait leur mort, comme il arriva à la sœur Etienne de Pfirt, qui fut guérie d’une fièvre violente par une sueur d’une odeur délicieuse. Mais enfin, lorsque la mort venait, toute la communauté se réunissait autour de la mourante. Souvent alors, pour une dernière fois, une lumière supérieure brillait sur leur visage, comme on voit le soleil à son coucher dorer encore une fois le sommet des montagnes, et des visions remplies de suavité consolaient leurs derniers moments. Gertrude de Hattstadt, près de mourir, invoque Dieu dans ses douleurs : tout à coup elle est enveloppée d’épaisses ténèbres ; elle est saisie d’effroi ; mais une étoile brillante lui apparaît, et, dissipant l’obscurité, remplit sa cellule de ses rayons. Elle aperçoit un ange tout radieux de lumière qui lui chante des paroles consolantes dans une mélodie ineffable ; douze fois, jusqu’au moment de sa mort, les ténèbres, l’étoile et le chant de l’ange se succèdent ainsi alternativement. Comme la sœur Sophie de Rheinfelden était sur son lit de mort, et qu’on récitait déjà les litanies, elle se sentit tout à coup comme enivrée d’un vin nouveau d’une nature supérieure. Ne pouvant contenir l’allégresse dont son âme est remplie, elle chante sans s’interrompre et d’un visage radieux des hymnes et des cantiques ravissants à la louange de Dieu et de la sainte Vierge, et elle meurt en répétant toujours sur de nouvelles mélodies le mot Amen. Souvent, après la mort, celles qui étaient entrées dans la gloire apparaissaient à plusieurs sœurs environnées d’éclat, ou bien celles qui avaient encore quelques fautes à expier demandaient les prières de la communauté.
Le couvent d’Unterlinden n’était pas le seul qui fût alors comme une école de mysticisme, et dont les documents soient arrivés jusqu’à nous. Dans le monastère de Thöss, dans la Thurgovie suisse, vivait Élisabeth Steiglin, la fille spirituelle de Suso, avec lequel elle entretenait un commerce épistolaire, et qui la guidait dans les voies de la perfection. C’est à elle, on le sait, que nous devons la vie de ce saint religieux. Elle l’écrivit en secret, peu à peu, d’après ce qu’elle apprenait de lui dans les visites qu’il lui faisait. Elle a écrit aussi un beau livre sur plusieurs sœurs qui avaient vécu avant elle et avec elle, et ce livre a été conservé au couvent de Sainte-Catherine, à Hohenwyll, dans la Thurgovie, et à Dissenhofen. Steill a extrait de ce manuscrit la vie d’une dizaine de ces sœurs, la plupart extatiques ou dans un état approchant de l’extase. Le couvent de Schönensteinbach, en Alsace, était également distingué sous ce rapport, et on y avait aussi conservé un manuscrit dont Steill s’est servi dans le même but. Le monastère d’Adelhausen, près de Fribourg-en-Brisgau, paraît avoir encore été plus fécond en phénomènes de ce genre. Steill a extrait plus de douze vies du manuscrit qu’on y avait conservé, et qui était écrit tout à fait dans la manière de celui d’Unterlinden ; et ces vies sont toutes aussi remarquables dans leur genre que celles des religieuses alsaciennes. Le peu que le hasard nous a conservé des faits de cette sorte, qui se sont passés seulement dans la Souabe allemande, nous dit assez quelles prodigieuses richesses étaient renfermées sous ce rapport dans les innombrables monastères de cette époque. Malheureusement, presque tous ces précieux manuscrits ont été détruits par les protestants, ou se sont perdus par la négligence des siècles qui sont venus après ; et ce qui en reste pourrit aujourd’hui dans la poussière des bibliothèques.
Ce n’était pas seulement dans les couvents de femmes que se produisaient les phénomènes de la vie mystique. Si la chose ne s’entendait pas déjà d’elle-même, elle nous serait suffisamment constatée par l’écrit de Jean d’Ellenbogen, qui, en 1313, était abbé du couvent de Cisterciens de Waldsassen, au diocèse de Ratisbonne, et qui nous a conservé des documents précieux sur la vie des frères de son monastère. Pez a aussi publié cet écrit dans le huitième volume de sa Bibliothèque ascétique. L’institut des Béguines était encore une pépinière féconde pour la mystique. Lorsque Foulques, évêque de Toulouse, chassé de son évêché par les Albigeois, vint en Belgique en 1212, Jacques de Vitri, au commencement de sa vie de Marie d’Oignies, raconte qu’il fut étonné de la multitude des saintes femmes qui vivaient alors à Louvain et aux environs. Il les vit tellement ravies en esprit qu’elles passaient toute la journée dans le repos et le silence, étrangères à tout ce qui se passait au dehors. Leurs sens étaient si recueillis dans la paix de Dieu que rien ne pouvait les éveiller, et elles étaient insensibles à la douleur corporelle. L’une entre autres ne put jamais, pendant trois ans, malgré tous les efforts que l’on employa, être tirée de sa clôture. Quelques-unes possédaient le don des larmes à un tel degré que les pleurs qu’elles versaient formaient sur leurs joues des rides profondes. D’autres lisaient dans le cœur des autres et connaissaient les péchés qu’ils avaient cachés à confesse. Parmi les nombreuses extatiques qui vivaient en ce lieu, Jacques en vit une qui était ravie jusqu’à trente fois dans un jour, et qui le fut sept fois de suite en sa présence. Elle gardait dans l’extase la position où elle se trouvait au moment où elle était ravie. Ses bras restaient quelquefois immobiles en l’air ; et lorsqu’elle revenait à elle, elle était inondée d’une telle joie qu’elle ne pouvait se contenir le reste du jour. Une autre, lorsqu’elle recevait la communion, sentait une saveur plus douce que celle du miel, qui, partant du cœur, montait jusqu’à la bouche. Quelques-unes avaient une telle faim de cet aliment céleste qu’elles ne pouvaient s’en priver plus longtemps, et que tout délai les plongeait dans un épuisement et une tristesse ineffables. Plusieurs fois le Seigneur se présenta en personne à quelques-unes d’entre elles, pour les fortifier et les guérir.
L’esprit de Dieu s’était répandu jusque sur les laïques qui vivaient dans le monde. Ainsi, d’après les notes que Tanner a ajoutées au manuscrit d’Unterlinden, cinq personnages, connus sous le nom des Cinq Bienheureux, vivaient au XIIIe siècle dans les Vosges. Rulman Merswin était probablement du nombre. Mais le plus remarquable était ce laïque qui convertit d’abord Tauler, et lui apprit l’alphabet spirituel, comme le pieux Dominicain le raconte lui-même avec une simplicité vraiment admirable. On conservait dans le couvent de Grunenwerth, à Strasbourg, un manuscrit où étaient décrites les choses merveilleuses et surnaturelles que le Seigneur avait opérées par lui, pendant les cent ans qu’il avait vécu.
La mystique spéculative devait nécessairement prendre part au développement de la mystique pratique à cette époque. C’est aussi dans les monastères qu’elle fut étudiée et traitée avec le plus de succès. Hugues de Saint-Victor, né en Allemagne vers 1097, et qui vécut pendant vingt-cinq ans dans l’abbaye de Saint-Victor à Paris, se rattache sous ce rapport à saint Bernard, qu’il avait connu intimement, et continue la chaîne de la tradition immédiatement après ce grand docteur, de même que, sous un autre rapport, il est, dans sa direction encyclopédique, comme le précurseur d’Albert le Grand. Il distingue dans l’homme trois états : celui de l’institution, dans lequel il a été créé de Dieu ; celui de la destitution, où il est tombé par le péché ; et celui de la restitution, où la rédemption l’a placé. C’est à ces trois états qu’il rattache toutes les actions et toutes les directions de l’homme sur la terre, soit dans l’ordre spéculatif, soit dans l’ordre moral, et chacune de ces directions se subdivise en trois branches. En effet, il attribue au mouvement spéculatif de l’esprit trois yeux qui lui servent, pour ainsi dire, d’organes, et à l’effort moral de la volonté trois biens qui en sont comme le terme et le but. Le premier de ces trois yeux est celui du corps, qui regarde les choses extérieures, saisit leurs formes, et, les déposant dans la mémoire, donne ainsi une base à la pensée. Le second est celui de la raison, qui regarde les choses invisibles, et qui, travaillant par la méditation les matériaux qu’il perçoit, les conduit au but où ils doivent tendre. Le troisième enfin s’attache aux choses divines qui sont au-dessus de l’esprit, les embrasse et en fait l’objet de ses contemplations.
Parmi les trois biens vers lesquels tend la volonté, les premiers sont les biens sensibles, qui ne sont bons que par le rapport qu’ils ont à quelque autre chose. Les seconds sont les biens spirituels et invisibles, qui sont bons en soi et par leurs rapports avec d’autres. Les troisièmes enfin sont ceux qui ne sont bons qu’en soi ; à savoir, les biens divins et Dieu lui-même comme dernier but de tous les efforts de la volonté. Puis, rattachant cette triple division aux trois états de l’homme, il établit que, dans le premier état, l’œil contemplait le vrai dans sa pureté et sa clarté ; et la volonté, tournée uniquement vers les biens supérieurs, leur subordonnait tous les autres. Mais l’homme, non content d’être semblable à Dieu, étant tombé dans le second état, celui de la destitution, a perdu complètement ce regard supérieur qui contemple Dieu. Celui de la raison s’est obscurci, et il n’est resté ouvert que celui de la chair. D’un autre côté, dans le domaine moral, l’effort de la volonté vers les biens supérieurs s’est affaibli, et l’appétit des biens sensibles a pris le dessus. Mais depuis que Dieu nous a rendu la grâce, la restitution est devenue possible. Cependant elle ne peut être produite que par les sacrements, la foi et les bonnes œuvres, et avec le concours de deux éléments : l’un d’en haut, qui éclaire et sanctifie, et l’autre d’en bas, qui s’approprie le premier par son consentement et sa coopération. L’amour, qui tend à s’unir à Dieu, met en rapport les deux éléments, et c’est par lui que s’accomplit la restauration de l’homme.
Richard de Saint-Victor, successeur de Hugues dans la chaire de docteur, esprit plus profond et plus subtil encore que le premier, continua l’œuvre de celui-ci. L’homme, d’après lui, est créé pour le vrai et pour la raison, mais aussi pour le bien et pour l’amour. Il a donc en lui deux instincts : le but du premier est la sagesse, et celui du second la vertu. Ces deux instincts lui ont été donnés en même temps ; ils sont dépendants l’un de l’autre, et se déterminent réciproquement ; de sorte que la sagesse conduit à la vertu et la vertu à la sagesse. Mais l’un et l’autre but ne sont point renfermés dans la nature humaine ; ils sont tous les deux surnaturels, et sont placés en Dieu. L’homme doit donc sortir en quelque sorte de soi-même par un double effort mystique, afin de l’atteindre. Or, il faut pour cela qu’une puissance supérieure le prévienne ; de sorte que le mouvement spéculatif et moral de l’esprit suppose en quelque sorte deux facteurs, l’un supérieur, à savoir la grâce, et l’autre inférieur, qui consiste dans la coopération de la volonté. Le progrès spéculatif comprend trois degrés ; à savoir, la pensée, la méditation et la contemplation. Et comme, d’un autre côté, chacun des deux derniers est renfermé dans celui qui lui est supérieur, et peut de cette manière être considéré en celui-ci ou en soi-même, chacun par conséquent se subdivise de nouveau en deux autres ; de sorte que le mouvement spéculatif compte six degrés.
En effet, l’esprit peut saisir les choses visibles en elles-mêmes ou dans leurs principes invisibles. De même, il peut saisir l’invisible en lui-même ou dans son principe. Puis il peut contempler les choses invisibles, qui ne sont pas hors de la portée de la raison, comme, par exemple, Dieu considéré dans son unité ; ou bien celles qui sont au-dessus d’elle, et qui lui sont en quelque sorte opposées, comme la Trinité, l’Incarnation, la Transsubstantiation. L’homme ne peut monter à cette hauteur par les voies naturelles : il faut qu’il y soit porté, ou plutôt ravi. Au cinquième degré, il coopère encore à cette élévation spirituelle ; mais dans le sixième, c’est Dieu qui fait tout, et l’âme est purement passive. C’est cet état qu’on appelle extase. L’homme s’y dispose par des désirs ardents, par l’admiration, par de saints ravissements où l’âme s’échappant monte au-dessus d’elle-même. Dans l’extase, la plus haute sagesse et la pureté la plus parfaite s’élèvent à l’amour le plus élevé. Nous voyons déjà ici les divisions tracées d’une manière plus profonde : les limites de chaque état sont déterminées d’une manière plus précise, et l’extase est saisie dans sa véritable nature. Hugues, dans son livre de la Trinité, traite avec une merveilleuse subtilité ce sujet si délicat et si sublime à la fois. Tous ceux qui sont venus après lui, saint Bonaventure, maître Eckhart, Denys le Chartreux, Ruysbroeck, Tauler et les autres, ont marché sur ses traces, et n’ont fait que développer les principes qu’il avait posés.
Ce double progrès de la mystique pratique et spéculative devait nécessairement donner à l’esprit un coup d’œil plus sûr en ces sortes de matières, et le mettre en état de traiter d’une manière plus complète un sujet qui tient à ce qu’il y a de plus profond et de plus mystérieux dans l’homme. Les confesseurs se mirent à écrire avec soin le résultat de leurs expériences dans les biographies des personnes qu’ils avaient conduites ; de sorte qu’il se forma ainsi peu à peu un riche trésor de matériaux authentiques, qui durent servir ensuite de base à une étude plus profonde. À mesure que l’on devint plus familier avec les phénomènes de cette sorte, les supérieurs des couvents intervinrent, soit par eux-mêmes, soit par d’autres, donnant aux extatiques de leur communauté des gardiens vigilants, chargés de les accompagner toujours, et obligés, en vertu de la sainte obéissance, de leur découvrir tout ce dont ils avaient été témoins ; de sorte que ce qui avait pu échapper au confesseur, ou ce que celui-ci ne pouvait dire, était connu d’une autre manière. D’autres fois, le supérieur obligeait ceux que Dieu élevait à ces états extraordinaires, à écrire tout ce qui se passait en eux ; ou bien c’était la voix de Dieu lui-même qui, dans une vision, donnait ce commandement ; et c’est là l’origine des autobiographies de sainte Thérèse, de Marie d’Agreda et de beaucoup d’autres. Quelquefois, dans les cas les plus importants, un confesseur expérimenté, et pénétré de la gravité de la chose, croyait ne pas perdre sa peine en consacrant toute sa vie, ou du moins une partie considérable du temps dont il pouvait disposer, à la direction d’une seule personne. Mais, outre cela, le confessionnal devait encore fournir de nombreuses expériences, dont chacune rectifiait ou développait celles qui l’avaient précédée. Et, comme les rapports des ecclésiastiques entre eux étaient à cette époque fréquents et intimes, chacun pouvait communiquer aux autres ses propres observations ; et c’est ainsi que se sont formés ces recueils qui contiennent les expériences les plus remarquables faites à cette époque. C’est ainsi, par exemple, que parurent au commencement du XIIIe siècle, dans le Bas-Rhin, les douze livres des histoires mémorables de Césaire d’Heisterbach, écrits pleins de faits intéressants en ce genre. Quelque temps plus tard, Cantinpré, qui avait été disciple d’Albert le Grand en même temps que saint Thomas d’Aquin, écrivit son livre des Abeilles, Nider, au commencement du XVe siècle, composa dans le Haut Rhin son Formicarium, ouvrage remarquable encore pour une époque où le sens de ces sortes de choses était déjà affaibli. Bientôt les matériaux en ce genre se multiplièrent de tous les côtés, et furent recueillis dans des ménologes. Chaque pays, chaque ordre eut le sien. Il ne manquait plus qu’une chose ; c’est que l’Église intervînt elle-même d’une manière authentique en cette matière, et que, soumettant à une critique plus exacte encore les faits déjà constatés par des témoignages irrécusables, elle leur donnât une autorité légale et universelle, qui rendît le doute impossible ; et c’est ce qui est arrivé depuis que le pape Urbain VIII a attribué les procès de canonisation à la Congrégation des Rites. Celle-ci, en effet, procédant à la manière des tribunaux, apporte à l’examen de ces sortes d’affaires les soins les plus minutieux, discutant les faits, employant les formes usitées dans la procédure légale, et mettant en œuvre tous les moyens pour connaître la vérité. Depuis cette époque, une ligne de démarcation très précise a séparé l’histoire de la légende, et attribué à chacune le domaine qui lui est propre.
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LIVRE II
La mystique purgative
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CHAPITRE I
Comment l’homme entre dans les voies mystiques. Du choix, de l’initiation et des premiers pas qu’il fait dans ces voies.
Toute mystique a pour but de faire remonter à sa source divine l’âme que le péché en a détournée. Le point de départ de la vie mystique doit donc être cherché à ce point où le mouvement par lequel l’âme s’est éloignée de Dieu s’arrête, et retourne vers lui par un commencement de réaction salutaire. Or tout mouvement qui nous détourne de Dieu est une chute. Tout retour vers lui, au contraire, est une ascension ; et dans ce dernier cas, c’est à lui qu’il appartient de préparer les sentiers, et de donner à l’homme la force et les moyens nécessaires. La chute est le fait de la créature : c’est celle-ci, en effet, qui a placé le péché comme un abîme entre elle et Dieu, et produit ainsi une opposition qui, de la part de Dieu, est seulement permise, mais qui de la part de l’homme est voulue d’une manière positive. Le retour de l’âme vers Dieu ne peut avoir lieu si cette opposition n’est levée d’abord. Et d’un autre côté, par un rapport contraire à celui qui s’est produit dans la chute, c’est de Dieu que doit venir l’initiative : c’est Dieu qui veut, d’une manière positive, ce retour de l’âme vers lui ; et l’homme ne fait que prêter à Dieu le concours de sa volonté.
Toute séparation suppose une puissance, une cause qui, détachant ce qui était uni auparavant, établit entre les deux termes une antipathie intérieure et réciproque. Toute union aussi est l’effet d’une cause, d’une force unissante qui incline l’un vers l’autre, par une sympathie intime, les deux termes qu’elle doit rapprocher. De même donc qu’à l’opposition de l’homme contre Dieu dans le péché répond en Dieu une opposition contre l’homme, ainsi à l’amour par lequel Dieu attire l’homme dans la grâce doit répondre en celui-ci un amour réciproque. Dans le domaine de la nature extérieure, toute union intime est le résultat d’un attrait, et produit un développement de calorique qui, arrivé à un certain degré d’énergie, devient lumière. De même aussi, dans l’ordre moral, toute union développe comme une douce chaleur vitale qui, parvenue à son apogée, se transforme en lumière. Le contraire a lieu dans l’acte de la séparation. Il a toujours pour effet le froid de la mort et l’obscurcissement, et l’un et l’autre sont d’autant plus considérables que l’âme s’éloigne de Dieu davantage.
Le mouvement par lequel l’âme se convertit à Dieu est quelquefois lent et progressif ; mais d’autres fois aussi il est subit et le résultat d’un coup violent de la grâce. Tantôt l’âme, attirée vers Dieu par un attrait toujours plus fort, décrit pour arriver à lui une courbe plus ou moins longue ; tantôt, au contraire, elle est comme frappée et renversée par un éclair. Tout dépend de celui qui donne le premier coup et de son bon plaisir. Mais comme à l’action de la grâce doit répondre la réaction de la volonté, les desseins miséricordieux de Dieu, quoique embrassant tous les hommes, chacun à sa manière, et au degré que Dieu juge convenable, n’ont pas toujours leur effet. Quoiqu’il attire tous les hommes par l’amour ; quoique, semblable au soleil, il fasse briller sur tous sa lumière, tous ne répondent pas à ses avances. Et c’est pour cela que, connaissant dans sa science infinie quels sont ceux qui lui prêteront le concours de leur volonté, et ceux, au contraire, qui le lui refuseront, il se tourne de préférence vers les premiers. C’est là ce qu’on appelle le choix, l’élection, qui est dans cet ordre de choses ce que la conception est relativement à la naissance et à la vie. Ce sera aussi le premier objet de nos études.
Un attrait supérieur, accompagné de je ne sais quel souffle tiède et d’un certain rayon de lumière qui pénètre l’âme que Dieu veut s’unir, annonce que le choix a eu lieu, et que cette âme est entrée dans une vie supérieure. Du côté de Dieu, ce choix est parfaitement libre. Mais, comme la coopération de l’homme est nécessaire, et que celle-ci dépend des dispositions de chacun, elle suppose en lui une sorte d’aptitude et comme le génie de la sainteté. Partout, en effet, où il s’opère en nous quelque chose qui n’est pas l’effet de notre action directe, mais seulement le résultat de notre coopération, nous supposons l’existence d’un certain génie particulier. Ainsi, dans les choses philosophiques, la vérité frappe notre esprit de ses rayons ; il s’abandonne à elle, et alors elle l’enflamme et le féconde ; et c’est là ce que nous appelons l’inspiration du génie. Il en est ainsi du beau, qui touche notre cœur de ses harmonies. Nous nous abandonnons à son attrait ; et s’il trouve en nous quelque chose qui lui réponde, on dit de nous que nous avons le génie de l’art. Dans ces deux cas, il s’est produit en nous quelque chose qui n’est point l’effet de notre action libre et réfléchie, et cependant nous n’avons pas été non plus tout à fait oisifs. C’est bien notre œuvre à nous : nous l’avons saisie, et, après lui avoir donné en quelque sorte un corps, nous l’avons mise au jour ; mais seulement l’étincelle vitale nous est venue d’ailleurs, comme par un éclair. Or il y a dans le domaine de la nature bien des sortes de lumière. Les expériences faites avec le prisme ont prouvé que chaque étoile fixe a sa lumière spécifique. Chaque corps en combustion, qui développe de la lumière, a la sienne propre. La lumière qui se développe dans le règne végétal n’est pas la même que celle du règne animal. Les lumières spirituelles qui rayonnent à travers le monde invisible ne sont pas moins différentes : autre est la lumière des esprits célestes, autre celle des âmes ensevelies dans les ténèbres de l’abîme. Il en est de la gravitation des esprits par l’amour comme de celle des corps par l’attraction : chacun a sa mesure et son degré qui lui est propre. Chaque inspiration, quelle que soit d’ailleurs sa nature, a, d’un côté, en soi-même sa propre base, et peut, de l’autre, être rapportée à un premier principe qui agit en elle et la produit ; car tout don parfait vient d’en haut, et tous les bons esprits ont pour cause un même esprit divin et infini, dont ils sont comme les rayons.
L’opération de Dieu, dans le choix et la conduite des âmes qu’il veut attirer à lui, n’est liée, on le comprend, par aucun élément terrestre et fini ; elle est indépendante des lieux, des temps et des circonstances. Elle se manifeste aussi bien dans la plénitude de la santé et de la vie que dans un corps épuisé par la maladie. Elle ne dédaigne point la simplicité naïve de l’esprit, et ne se laisse point faire violence par les intelligences supérieures. L’état de la conscience elle-même n’est pas toujours décisif en ces sortes de choses ; car le cœur le plus pervers se sent quelquefois comme brisé tout à coup par un coup de la grâce, et se trouve, presque sans s’en apercevoir, transformé subitement. Partout ici l’action intérieure est la même, et la forme seule est différente. Le rapport des sexes ne peut donc exercer d’influence que sur la forme de la vie mystique, et non sur son essence même. Cette influence toutefois n’est pas sans importance, et elle suffit souvent pour déterminer des phénomènes d’une nature particulière. Il n’est donc pas étonnant que le caractère propre à chaque sexe se reproduise dans les divers états mystiques, et que la femme s’y montre plus passive, tandis que l’homme réagit avec plus de force à l’égard de l’action divine. Cette opposition se manifeste dès les commencements de la vie mystique, dans la forme même de l’initiation. Nous partagerons donc en deux classes les faits qui se rapportent à cette forme, mettant à part ceux qui ont pour sujet des hommes, et ceux qui concernent les femmes.
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CHAPITRE II
Vocation des hommes. Saint Joseph de Cupertino. Jean d’Erfurt. Gille Vailladoros. Fr. de Grotti. Am. Sansedonio. Herman Joseph.
Nous nommons d’abord parmi les hommes saint Joseph de Cupertino, parce qu’il a été attiré vers Dieu dans les voies mystiques de très bonne heure. Né à Cupertino, au royaume de Naples, dans une étable, l’an 1603, il fut élevé très sévèrement par sa mère, qui cherchait à dompter son caractère violent et emporté. À l’âge de huit ans, étant un jour à l’école, il entendit le son d’un orgue ; et tout aussitôt il fut ravi hors de lui-même et eut une vision. Cet état se reproduisit bien souvent depuis ; et comme alors, plongé dans la contemplation, il se tenait au milieu de ses condisciples, la bouche à demi ouverte, ceux-ci lui donnèrent le nom de Bouche ouverte. Il fut bientôt affligé d’un ulcère au genou, où les vers se mirent, et qui prit un caractère très mauvais ; puis il eut à la tête des éruptions qui répandaient une telle infection que tout le monde le fuyait, et qu’au milieu de ses souffrances et de son abandon il ne trouvait de consolation que dans les visions dont Dieu le favorisait. Il fut guéri au bout de six ans par un ermite, et se trouva confirmé dans la direction intérieure qu’il avait prise. Il pensa à entrer dans un ordre religieux. Il voulut d’abord s’adresser aux Conventuels ; mais un de ses oncles, qui était Franciscain, l’en détourna, parce que, disait-il, il n’avait pas les connaissances nécessaires. Il entra donc comme frère convers chez les Capucins. Mais là ses méditations continuelles et ses visions l’empêchaient de se livrer aux œuvres extérieures qui lui étaient confiées. Tantôt il confondait le pain blanc et le pain noir, tantôt il laissait tomber les plats de ses mains, tantôt il renversait les pots qu’on le chargeait de mettre au feu. On lui donna d’abord des pénitences ; mais enfin, après huit mois d’épreuve, on le renvoya comme incapable. Lorsqu’on lui ôta l’habit religieux, il raconte lui-même qu’il lui sembla qu’on lui enlevait la peau et la chair. On lui rendit ses anciens vêtements, à l’exception de son chapeau, de ses bas et de ses souliers, qui ne pouvaient plus lui aller, et il quitta ainsi le couvent, plongé dans une désolation profonde.
Le soir, il s’arrêta près d’une cabane de bergers, et leur demanda au nom de Dieu l’hospitalité ; mais ceux-ci, le prenant pour un espion ou un brigand, lâchèrent contre lui trois énormes chiens, et il n’échappa à la mort que parce que l’un des bergers le reconnut. Après avoir mangé un morceau de pain, il continue le lendemain son voyage. Un cavalier armé d’une épée s’élance sur lui, le menaçant de le tuer comme un traître. Tremblant, il répond qu’il n’est point un espion, mais qu’il s’en va trouver son oncle, qui prêche à Veterana. Le cavalier le menace encore, puis disparaît tout à coup. Joseph se dit à lui-même : C’est le démon qui a voulu me pousser au désespoir. Arrivé près de son oncle, il reçoit à genoux les reproches qu’il lui adresse. Son oncle lui ayant demandé ce que voulait dire ce nouvel accoutrement, il répondit humblement : Les Capucins m’ont ôté leur habit parce que je ne suis bon à rien. Son oncle, ayant pitié de lui, le garda quelque temps, et le reconduisit en secret à Cupertino, où il lui fallut recevoir encore les reproches de sa mère, qui, cédant à la fin à ses prières, le conduisit au couvent de Franciscains de Grotella. Là il suivit tranquillement les voies par où Dieu voulait le conduire, et arriva bientôt à une haute perfection ; aussi aurons-nous souvent occasion de revenir sur lui dans le cours de cet ouvrage. Ces détails sont tirés de la Vie de saint Joseph de Cupertino, composée en italien par R. Nuti.
Souvent Dieu appelle l’âme à la vie mystique dans un âge déjà avancé ; et dans ce cas ordinairement il survient quelque évènement important qui décide de l’avenir tout entier. Jean d’Erfurt, né d’une famille noble, au commencement du XVe siècle, est épris d’une jeune fille noble comme lui. Mais il trouve dans un autre chevalier un rival redoutable. De là une jalousie profonde, par suite de laquelle les deux prétendants conviennent de terminer l’affaire par les armes. Le jour fixé étant arrivé, Jean revêt sa cotte d’armes ornée d’or et de perles, monte un coursier magnifiquement harnaché, et se présente sur la place du tournois, où se trouvait avec sa bien-aimée une multitude innombrable de peuple. Son rival fait comme lui ; et lorsqu’ils ont tous les deux fait plusieurs fois le tour de l’arène, ils s’élancent l’un sur l’autre. Jean parvient à désarçonner d’un coup de lance son rival. Mais les siens le remontent à cheval, et ils en viennent aux mains une seconde fois. La lutte était vive, et tous deux se tenaient fermes sur leur selle. Ils se précipitent l’un contre l’autre une troisième fois, et l’issue de cette rencontre fut malheureuse pour le rival de Jean, car il se rompit le cou en tombant de cheval. Une immense acclamation salua le vainqueur ; mais celui-ci avait bien d’autres pensées. Son cœur avait été changé tout à coup, et, au lieu de se diriger vers sa belle, il donne de l’éperon à son cheval, et va droit à un couvent de Dominicains qui se trouvait en ce lieu. Il crie au portier de lui ouvrir promptement la porte, parce qu’il veut se faire Dominicain. « Doucement, doucement, lui répond le portier en lui ouvrant ; vous ne prendrez pas l’habit à cheval, en bottes et en éperons. » Jean entre, et fait piaffer son coursier pendant quelque temps dans la cour du monastère ; mais dès qu’il vit le prieur s’avancer vers lui, il descendit de cheval, se jeta à ses pieds et lui demanda l’habit. Le prieur étonné réunit les frères ; et comme Jean insistait pour être admis, ils furent tous d’avis qu’on devait le recevoir. Le lendemain, il quitta ses habits précieux et prit celui de l’ordre. Son père et sa famille apprirent bientôt ce qui était arrivé. Le premier accourut aussitôt, et demanda à grands cris son fils, son unique héritier, prétendant qu’il était devenu fou ; et comme on le lui amena vêtu en religieux, peu s’en fallut qu’il ne le tuât dans un accès de colère, et les frères furent obligés de l’arracher de ses mains. Jean l’apaisa en lui disant qu’il n’était point venu au couvent pour y rester toujours, mais seulement pour y attendre que l’émotion des parents de son rival se fût calmée, et que l’impression qu’il avait reçue lui-même de sa mort fût effacée. Le père s’en alla satisfait, et Jean fut chargé d’une mission en Italie. Il devint bientôt un saint, fut l’apôtre de plusieurs peuples en Russie, et mourut en 1464. (Ephemerides dominicano-sacræ, Steill, Cologne, 1717.)
Quelquefois c’est au milieu de la route qui conduit à l’abîme que Dieu prend les rênes, et conduit l’âme vers un but tout opposé. Gille, fils de Vailladoros, commandant à Coimbra, avait obtenu de bonne heure la charge de chanoine et de prieur ; mais, malgré la sainteté de son état, il s’abandonnait sans contrainte à tous les vices. Il lui prit bientôt fantaisie d’étudier la médecine ; puis il s’adonna à la magie, abjura sa foi, et se fit instruire pendant sept ans dans une grotte, à Tolède, dans les sciences secrètes. Il alla ensuite à Paris, y exerça son art, y acquit une grande réputation, et y vécut selon ses caprices, dans le libertinage et l’impiété. Un jour qu’il marchait dans sa chambre, réfléchissant sur l’objet de ses études, il voit apparaître un cavalier portant une lance à la main, et qui, d’un air irrité, se jette sur lui comme s’il voulait le renverser, en lui criant d’une voix terrible : Corrige-toi, impie, corrige-toi. Gille fut effrayé par cette vision ; mais ensuite il n’en tint aucun compte et continua de vivre comme auparavant. Cependant, quelques jours après, le cavalier lui apparut encore avec un visage bien plus terrible que la première fois, et lui dit : Cesse ta vie criminelle, ou tu mourras. Gille fut renversé à terre et dit d’une voix tremblante : Oui, oui, Seigneur, je vais me convertir, je vais me convertir. Le cavalier lui toucha le cœur de sa lance et disparut. Gille, croyant être blessé mortellement, appela au secours ; mais après un examen attentif on ne trouva aucune blessure sur son corps. Toutefois son cœur était changé, ou plutôt il semblait en avoir reçu un nouveau. Il fait allumer un grand feu dans sa chambre, y jette tous ses livres de magie, et retourne dans son pays, sans se laisser arrêter par la fièvre quarte qui le prit en chemin. Arrivé à Valence, il entra chez les Dominicains, qui étaient occupés à bâtir un nouveau monastère. Bientôt une lutte terrible s’éleva dans son cœur entre la grâce et ses anciennes habitudes. Il avait toujours été très gai et très causeur. Lorsqu’il voulut imposer silence à sa langue, sa nature énergique, se trouvant ainsi concentrée et sans issue, pour ainsi dire, se souleva d’une manière épouvantable. Il lui semblait que, s’il gardait le silence plus longtemps, une flamme dévorante allait le consumer. Il persista cependant dans sa résolution. Pendant sept ans, les démons le tourmentèrent par les apparitions les plus terribles, cherchant à le pousser au désespoir ; de sorte qu’il déclara plus tard qu’il aimerait mieux se faire couper mille fois la tête que de souffrir de nouveau de telles épreuves. Enfin, après une lutte longue et difficile, il remporta la victoire et devint un saint. En 1233, il fut provincial de son ordre, et fit des miracles avant et après sa mort, qui arriva en 1257. (Steill., I, p. 165.)
Franc ou Franco, né en 1211 à Grotti, près de Sienne, fut conduit par des voies semblables. Sa destinée avait été annoncée à sa mère avant sa naissance ; car il lui sembla qu’elle portait un monstre, qui ne recevait que peu à peu la forme humaine. Ses parents l’envoyèrent étudier à Sienne ; mais comme il n’avait aucun goût pour l’étude, et qu’il était d’ailleurs très fort et d’une santé robuste, il prit l’état de tanneur, qu’il exerça pendant tout le temps que son père vécut. Dès que celui-ci fut mort, son mauvais naturel éclata. Il s’associa à des hommes sans conduite, à des joueurs, des voleurs, passant les jours et les nuits à boire, à jouer aux dés, ou parcourant les rues de la ville avec ses compagnons de débauche, et se livrant à tous les excès. Il ne paraissait jamais à l’église, n’avait à la bouche que des paroles obscènes ou des blasphèmes, maudissait tout ce qu’il y avait de plus sacré, ne craignait rien, ne respectait personne et ne savait qu’inventer pour faire de la peine aux autres ; en un mot, il n’avait d’humain que la figure. Sa mère étant morte de douleur, il ne connut plus aucune contrainte et exprima tout haut sa joie d’être débarrassé de la vieille. Il eut bientôt dissipé tout son héritage. Dans la guerre que les Siennois firent aux habitants d’Orvieto, en 1229, les premiers, ayant pris le château de Santeano, y mirent une forte garnison, et Franco en fit partie. Il n’observa plus dès lors aucune mesure : la fornication, l’adultère, le viol et l’inceste étaient des jeux pour lui. Il se fit brigand, arrêtant les passants sur les routes, et il eut recours à tous les artifices qui pouvaient l’aider à exécuter ses forfaits. Tantôt il se déguisait en moine ou en solitaire, tantôt il se présentait comme aveugle ou n’ayant qu’un œil. Il se mettait une barbe postiche au visage, donnait à ses cheveux et à sa peau tantôt une couleur, tantôt une autre ; il paraissait tantôt estropié, tantôt boiteux, aujourd’hui sourd, demain muet, d’autres fois fou, malade, mourant ou même mort. Il prenait toutes les formes, et semblait prendre avec chacune d’elles une nouvelle espèce de malice.
Une nuit enfin qu’il avait perdu au jeu non seulement tout son argent, mais encore les habits qu’il avait sur lui, il se porta furieux les mains aux yeux, en disant : Ces yeux que Dieu m’a donnés, je les mets ici comme enjeu, et je me moque de lui. À peine avait-il fini de parler qu’il sentit un feu qui lui brûlait les prunelles ; sa vue s’obscurcit, de sorte qu’il ne voyait plus ni où il était ni ceux qui étaient avec lui. On lui donna son congé ; et comme il ne pouvait travailler, qu’il n’osait mendier, et que la honte l’éloignait des hommes, il rentra en lui-même et reconnut la profonde misère de son âme. Il se frappa la poitrine, pleura amèrement, s’arrachant les cheveux et implorant la miséricorde de Dieu. Il fit vœu d’aller en pèlerinage à Saint-Jacques de Compostelle, et il avait décidé un de ses anciens compagnons de débauche, qui s’était converti aussi, à l’y accompagner ; mais le père de ce dernier vint de Sienne le reprendre, après avoir accablé Franco d’injures. Malgré ce contretemps, il poursuivit son dessein ; et, quoiqu’il fût aveugle, il eut le courage d’entreprendre seul ce long voyage, après avoir recueilli les derniers débris de la fortune qu’il avait dissipée. Après bien des dangers, il arriva enfin au but désiré. Pendant qu’il était prosterné en prière devant l’autel, l’inflammation et les douleurs qu’il souffrait aux yeux cessèrent tout à coup, et il recouvra la vue. Il se rendit à Rome, visita tous les pèlerinages de l’Italie, vécut plusieurs années au milieu d’un désert, dans une cabane qu’il s’était faite lui-même avec des pierres, éprouvé par de nombreuses tentations, et livré aux pratiques de la pénitence, qui furent tout aussi extraordinaires que l’avaient été auparavant ses désordres. Il entra plus tard dans l’ordre des Carmes, y vécût dans l’exercice de toutes les vertus, et y mourut après avoir gagné à Dieu plus d’âmes qu’il n’en avait perdu auparavant. (Speculum carmelitanum, 1680, t. II, part. 2, p. 798.)
Souvent, c’est une disposition maladive qui introduit l’homme dans les voies de la vie mystique. Ambroise Sansedonio, contemporain de Franco, vint au monde estropié de tout le corps, avec une figure noire et horrible à voir ; de sorte que sa mère, ne voulant pas le nourrir elle-même, le confia aux soins d’une nourrice. Un jour que celle-ci portait dans la rue ce petit monstre, elle rencontra un vieux pèlerin. Celui-ci, après avoir considéré longtemps l’enfant, dit à la nourrice : Ne cachez pas le visage de ce petit, car il sera un jour la lumière et l’ornement de cette ville. La nourrice le portait souvent dans l’église des dominicains, et avait coutume d’y faire sa prière devant un reliquaire. Or on remarqua que l’enfant était toujours tranquille et gai lorsqu’il se trouvait près de ce sanctuaire, mais qu’il commençait à pleurer amèrement dès qu’on voulait l’emporter. On eut donc la pensée, un jour qu’il tendait les bras vers les reliques, de lui en frotter tout le corps. Aussitôt il se mit à crier par trois fois : Jésus ; puis il étendit librement ses membres, qu’il ne pouvait remuer auparavant ; et sa figure difforme, par une transformation subite, devint gracieuse et charmante. Tout le monde accourut pour voir le miracle. À partir de ce moment, l’enfant trouvait une grande joie à regarder de saintes images ; et lorsqu’on lui en donnait qui représentaient des oiseaux, des animaux, des hommes, des paysages ou des compositions historiques, et qu’on y mêlait quelques images de saints, il choisissait toujours celles-ci et les baisait, tandis qu’il rejetait les autres et souvent même crachait dessus, et les foulait aux pieds. Son père lui donna trois livres, l’un avec des images de cavaliers et de soldats, l’autre avec des figures de grands hommes, et le troisième qui représentait des religieux ; l’enfant jeta par terre les deux premiers et choisit le dernier, et quand il pleurait le meilleur moyen de l’apaiser était de le laisser feuilleter dans ce livre. À sept ans il savait déjà les heures par cœur, et donnait aux pauvres tout ce qu’il trouvait dans les boîtes ou les coffres chez son père. Avec la permission de ses parents, il donnait tous les samedis l’hospitalité à cinq pauvres. Il leur lavait les pieds, les servait à table, faisait leurs lits, et leur donnait encore le lendemain de l’argent pour la route. À dix-sept ans il entra chez les Dominicains, qui l’envoyèrent étudier à Paris avec saint Thomas d’Aquin. Il y devint bientôt, sous la direction d’Albert le Grand, un prodige de science et de génie et un des plus grands prédicateurs de son temps. Il parcourut toutes les villes de l’Italie, déchirées alors par les factions des Guelfes et des Gibelins, et partout son éloquence inspirée de Dieu apaisait les querelles et les haines les plus profondes. Pendant qu’il prêchait, on le vit souvent entouré d’une auréole brillante, ou élevé dans l’air avec les mains tendues vers le ciel. Quand il disait la messe, sa chasuble était comme semée d’étoiles radieuses qui semblaient tomber sur lui d’en haut. Il fit beaucoup de miracles, et mourut en 1286, par suite de la rupture d’une veine, pendant qu’il prêchait. Plusieurs virent au moment de sa mort une étoile resplendissante monter au-dessus de lui vers le ciel. (Steill, I, p. 490.)
Le bienheureux Herman Joseph naquit à Cologne, vers la fin du XIIe siècle, de parents qui, après avoir été riches, étaient devenus pauvres. Son enfance fut donc pénible et misérable ; et il s’était accoutumé à chercher sa consolation dans une église, devant une image de la sainte Vierge avec l’enfant Jésus. Dans sa naïveté, il leur parlait, leur confiait ses peines ; et, lorsqu’il avait quelques fruits ou un morceau de pain, il le leur présentait. Dans cette pieuse familiarité, il devint bientôt clairvoyant. Et comme un jour, au lieu d’aller jouer avec les autres enfants de son âge, il était entré dans l’église, il vit dans la chaire, à l’entrée du chœur, la sainte Vierge, et près d’elle saint Jean, qui jouait avec l’enfant Jésus. Pendant qu’il regardait avec admiration le spectacle qui s’offrait à lui, il aperçut la sainte Vierge qui lui faisait signe de la main, et lui disait : Herman, viens à nous. – Comment puis-je y aller ? répondit l’enfant ; le chœur est fermé, et je n’ai point d’échelle pour monter. – Essaie toujours, lui répondit Notre-Dame, je te tiendrai la main et t’aiderai. » L’enfant essaya, et fut bientôt monté. Il avait coutume de dire à ses intimes qu’en montant il s’était frappé le cœur contre une pointe de fer, qui avait été placée devant le chœur pour le protéger. Quoique le coup n’eût point laissé de trace extérieure, il en ressentit longtemps néanmoins une douleur assez vive au dedans ; et ce n’était que le prélude des nombreuses souffrances qui l’attendaient. Lorsqu’il fut dans la chaire, la sainte Vierge lui dit de jouer avec l’enfant Jésus ; puis elle s’assit pour être témoin de leurs jeux. Une grande partie du jour se passa ainsi ; et le temps de l’office du soir étant arrivé, l’enfant descendit avec le secours de ceux qui l’avaient aidé à monter. La même chose se répéta souvent depuis dans le même lieu. Un jour que, selon sa coutume, il était allé à l’église, et qu’il y priait, les pieds nus, par un froid très vif, celle qui lui tenait lieu de mère l’appela, et lui demanda pourquoi il allait ainsi pieds nus par un temps si froid. Il lui répondit : « Je n’ai point de souliers. – Va, lui dit-elle, à cette pierre ; tu trouveras dessous quatre pièces d’argent... Fais-t’en faire des souliers. » Il court joyeux à l’endroit indiqué, et trouve en effet les quatre pièces ; et, à partir de ce moment, il y trouva toujours l’argent dont il avait besoin. Il entra chez les Prémontrés, et vécut dans l’abbaye de Steinfeld. Son biographe, qui était en même temps son contemporain et vécut avec lui à Steinfeld, rapportant ce dernier fait, ajoute ces mots : « Qui pourrait le croire, ou même le raconter, si lui-même, quelques jours avant sa mort, surpris par nos questions pieusement insidieuses, ne l’avait raconté devant nous ? » Au reste, le fait n’avait pas tardé à être connu des autres enfants, qui voulurent aussi aller à la pierre, mais qui ne trouvèrent jamais rien dessous. (Acta Sanct., 7 april.)
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CHAPITRE III
Vocation des femmes à la vie mystique. Sainte Catherine de Sienne. Sainte Rose de Lima. Osanna Andreasi. Jeanne Rodriguez. Oringa. Dominique de Paradis. Christine de Stumbelen.
Si la vie mystique, considérée dans son essence, est la même dans les deux sexes, il en est autrement des phénomènes par où elle se manifeste. La femme est plus retirée, plus recueillie lorsqu’aucune passion ne l’agite. Ayant moins d’activité propre, elle est plus accessible aux impressions extérieures et plus facile à émouvoir ; mais elle est aussi, par la même raison, plus mobile dans ses impressions. Ces dispositions la rendent, il est vrai, plus sujette aux illusions et à l’erreur, et, de plus, elles l’empêchent souvent de réagir avec force et persévérance contre ses impressions. Mais, d’un autre côté, comme son corps se développe plus tôt que celui de l’homme, elle entre aussi ordinairement de meilleure heure dans les voies mystiques. Et comme d’ailleurs son caractère est plus doux, et sa vie moins agitée que celle de l’homme, les phénomènes de la vie mystique prennent chez elle un caractère particulier de grâce et de fraîcheur, surtout lorsqu’elle est jeune encore. Bien souvent alors on voit se produire entre elle et Dieu un mariage mystique qui, presque toujours, est précédé par des fiançailles du même genre.
Sainte Catherine de Sienne est une des femmes chez qui la vocation mystique s’est manifestée de meilleure heure. Née jumelle en 1337, elle avait dès sa plus tendre enfance un tel charme et dans ses paroles et dans ses gestes que sa mère pouvait à peine la garder chez elle, parce que tout le monde voulait l’avoir. Ayant appris à l’âge de cinq ans la Salutation angélique, elle ne pouvait se lasser de la réciter, et lorsqu’elle montait ou descendait les escaliers elle avait coutume de la répéter à chaque degré. Vers l’âge de six ans, elle alla avec son frère, plus âgé qu’elle, porter un message chez sa sœur, qui était mariée ; et, comme elle revenait, elle vit en l’air, au-dessus de l’église des Dominicains, un trône magnifique, sur lequel était assis le Seigneur avec les habits de grand prêtre, ayant autour de lui trois de ses disciples. Elle le vit qui la regardait avec tendresse, et la bénissait ; et elle fut plongée dans un tel ravissement qu’elle oublia son chemin. Son frère, qui avait pris les devants, revint sur ses pas, l’appela deux ou trois fois, et fut obligé de la secouer pour la faire revenir à elle. Le rayon de la grâce l’avait frappée, et son cœur commença à brûler des flammes du divin amour. Elle cherchait les lieux retirés, priait beaucoup, parlait peu, s’imposait toutes les privations qu’elle pouvait, et réunissait autour d’elle d’autres enfants de son âge pour les amener à une vie semblable. C’est alors que les premiers symptômes d’un état extraordinaire commencèrent à se manifester chez elle. Lorsqu’elle montait ou descendait les escaliers chez son père, elle semblait portée par une main invisible ; car elle ne touchait pas les degrés, ce qui arrivait surtout lorsqu’elle fuyait la compagnie des hommes. La lecture de la vie des Pères du désert lui inspira le désir de vivre comme eux ; mais elle ne savait comment faire pour trouver un désert. Un matin cependant, ne pouvant contenir plus longtemps le désir qui la pressait, elle prit un pain et sortit de la ville. Après avoir fait ainsi quelque chemin, ne voyant plus de maisons autour d’elle, elle se crut près du désert qu’elle avait si ardemment désiré. Puis, allant un peu plus loin encore, elle fut ravie de trouver une grotte, et y entra. S’étant mise à prier, elle fut levée tout doucement de terre, et portée jusqu’au toit de la grotte. Elle resta quelque temps en cet état, puis fut replacée peu à peu à terre, et comprit que Dieu ne voulait pas qu’elle persévérât dans son dessein. Elle se trouva reportée promptement aux portes de la ville, rentra chez elle, et cacha longtemps ce qui venait de lui arriver. Cependant, ayant atteint sa septième année, elle consacra formellement à Dieu, dans un lieu solitaire, sa virginité, et fit, à partir de ce moment, de rapides progrès dans la sainteté. Lorsqu’elle fut en âge d’être mariée, ses parents la pressèrent d’avoir plus de soin de sa personne, afin qu’elle pût trouver un mari. Elle le fit d’abord sur les instances de sa sœur aînée, et elle en eut plus tard un grand regret. Mais ensuite, voulant prévenir une bonne fois toutes les sollicitations de ce genre, elle se rasa la tête, et resta inébranlable dans sa résolution, malgré les reproches et le blâme de ses parents et de ses frères. Elle fit taire enfin par son humilité toutes les contradictions, et entra dans l’ordre de Saint-Dominique.
Deux siècles et demi plus tard, au-delà des mers, dans une autre partie du monde, Dieu suscitait une imitatrice de sainte Catherine : c’était sainte Rose de Lima. Née en 1586 à Lima, au Pérou, et nommée d’abord Isabelle, elle reçut ensuite le nom de Rose, parce que sa mère avait vu une rose au-dessus d’elle pendant qu’elle dormait dans son berceau. Elle manifesta dès sa première enfance les mêmes dispositions que Catherine. Elle était douce, aimable ; on ne l’entendait jamais crier. Elle pleura une seule fois, parce qu’on voulut la porter dans une autre maison. Déjà, à l’âge de trois ans, elle manifesta ce courage contre la douleur dont elle donna des preuves dans tout le reste de sa vie. Un jour, en effet, s’étant pris le pouce entre le couvercle d’une boîte fermée, elle cacha la douleur qu’elle ressentait à sa mère, qui accourait pour voir ce qui était arrivé ; et lorsque plus tard, par suite de cet accident, il fallut lui arracher l’ongle, elle ne proféra pas une seule plainte. À l’âge de quatre ans, elle eut un mal d’oreille que sa mère empira en voulant le guérir. Il s’y forma des ulcères, et elle resta quarante-deux jours entre les mains du chirurgien sans se plaindre, malgré les douleurs violentes dont elle souffrait jour et nuit. Un jour, son frère, en jouant avec elle, lui salit les cheveux avec de la boue, et comme elle en montrait un peu d’humeur, l’enfant lui fit un petit sermon pour lui prouver que les tresses des jeunes filles étaient des pièges de l’enfer, où se prenaient les âmes imprudentes. Ces paroles firent sur elle une profonde impression. Enflammée par une prière continuelle, elle se fiança au Seigneur, à l’exemple de sainte Catherine, mais plus jeune qu’elle encore ; car, en ces pays, on mûrit de meilleure heure ; et elle se rasa les cheveux, comme témoignage authentique de son alliance avec Dieu. Elle devint dès lors plus vigilante encore ; et ses confesseurs ont assuré que jamais elle ne commit aucun péché mortel. Elle était d’une admirable docilité à l’égard de ses parents ; et, quoiqu’elle consacrât chaque jour douze heures à la prière, elle faisait plus de travail en un jour pour les soutenir qu’une autre en quatre. Comme elle était très belle, dès qu’elle fut en âge d’être mariée, beaucoup de jeunes gens la demandèrent à ses parents. Comme elle refusait toujours, ses frères ne se contentèrent pas de la blâmer, ils la maltraitèrent de la manière la plus indigne, lui donnant des soufflets et des coups de pied, comme avait fait la mère de sainte Catherine. Mais voyant qu’ils ne pouvaient ébranler sa résolution, ils lui permirent d’entrer au couvent. Elle s’était proposé de bonne heure d’entrer dans l’ordre où avait vécu sainte Catherine. Cependant, comme plusieurs autres communautés désiraient la posséder, elle essaya d’entrer dans un autre monastère, pour ne pas avoir l’air de tenir trop à ses idées. Mais, lorsqu’elle voulut partir, elle se trouva comme fixée au sol. Elle appela son frère à son secours ; et, malgré leurs efforts communs, elle ne put bouger jusqu’à ce qu’elle eût formé intérieurement le dessein de retourner chez elle. Un autre signe encore la confirma dans sa résolution. Un jour, un essaim de papillons, des nuances les plus belles, voltigeait devant elle. L’un d’eux, noir et blanc seulement, se dirigea vers elle, voltigeant autour de sa tête ; elle regarda cette circonstance comme une indication que l’habit blanc et noir des Dominicains lui était destiné. Une fois qu’elle l’eut pris, elle devint un miracle de sainteté, et s’appliqua à imiter toutes les vertus de sainte Catherine, son modèle ; et son confesseur la vit une fois, à son grand étonnement, prendre tout à coup la forme, les traits et l’expression de cette sainte. Elle devint bientôt extatique ; et, lorsqu’elle avait quelque ravissement, elle devenait d’abord blanche comme la neige, puis son visage se colorait et devenait rouge par suite de l’afflux des esprits vitaux, et enfin il devenait radieux et lançait des étincelles. (Acta S., 26 aug.)
Une autre vierge, à une autre époque et dans un autre lieu, fut conduite dans les mêmes voies : c’était Osanna Andreasi, née à Mantoue en 1449. Étant allée un jour, vers l’âge de six ans, sur les bords du Pô, elle eut une extase. Il lui sembla qu’un ange, la prenant par la main, la conduisait à travers tous les cieux, et que tous les chœurs des anges, tous les éléments de la nature tout entière criaient : Aimez Dieu, vous tous qui habitez la terre.
Cette vision s’était profondément empreinte en son cœur ; et elle pria Dieu instamment de lui montrer le chemin de ce parfait amour. « J’ai persévéré longtemps, nous dit-elle. Le Seigneur m’apparut enfin sous la forme d’un enfant, plus brillant que le soleil et exhalant un doux parfum, plus blanc que la neige, plein de grâces et de charmes. Ses yeux étaient d’une admirable beauté ; il les fixa sur moi avec une expression pleine de tendresse, et attira mon âme, qui le contemplait dans un céleste ravissement. Mais il avait avec cela un air majestueux ; ses cheveux, éclatants comme l’or, flottaient autour de sa tête, sur laquelle était une couronne d’épines. Il portait sur ses épaules une croix beaucoup plus grande que lui. Comme je le contemplais en cet état, il me regarda d’un air aimable, et me dit : Ma fille, ma bien-aimée, je suis le fils de la bienheureuse Vierge Marie, et ton créateur. J’ai toujours aimé les enfants, parce que leur cœur est pur, et qu’on ne sent point encore en eux la mauvaise odeur de la chair. Je prends volontiers les vierges pour fiancées ; je garde leur virginité, et quand elles m’invoquent en me disant : Ô bon Jésus ! je leur réponds aussitôt et descends près d’elles. Celles qui ont peur, je leur dis : Ne sais-tu pas, ma bien-aimée, que je suis le Dieu tout-puissant, et que je suis près de toi pour te préserver de tout mal ? » Osanna entendant ainsi parler l’enfant Jésus, considérait ces paroles en son cœur. « Ô bon Jésus, lui répondit-elle, vous êtes venu bien à propos, car déjà le serpent infernal voulait me persuader de renoncer à votre saint amour. J’ai crié alors vers vous, et vous êtes venu aussitôt à moi ; et dès que le serpent vous a vu, il est parti, et je me suis trouvée près de vous. Daignez donc, je vous en prie, ô mon doux maître, rester près de moi, car je suis dans le trouble et la tristesse. » Le Seigneur lui répondit : « Ne crains rien, tu auras la consolation que tu désires ; c’est pour cela que je t’ai envoyé mon ange. Vois combien j’ai souffert pour toi ; tu auras aussi beaucoup à souffrir pour moi. Mais ne crains rien ; si tu gardes mon amour, je resterai toujours près de toi, et lors même que tu te croiras seule, ma grâce ne te quittera point. » La vierge répondit : « Je veux vous aimer de tout mon cœur ; mais je ne connais pas le chemin qui mène à vous. Apprenez-moi donc ce que je dois faire pour vous plaire. » L’enfant Jésus lui dit : « Je viendrai à toi ; prépare seulement ton cœur à recevoir ma doctrine, en le gardant pur de tout péché. Ne doute pas, ma fille bien-aimée, mets en moi toute ta confiance, et je t’apprendrai à mener une vie sainte. »
À partir de ce moment, la vierge ne songea plus qu’à servir Notre-Seigneur comme il le lui avait appris. Son commerce avec lui devint chaque jour plus intime. Chaque jour il daignait converser avec elle comme dans ce premier entretien, et la seule pensée de son bien-aimé faisait en quelque sorte fondre son cœur. Il ne lui apparaissait pas cependant toujours de la même manière. Quelquefois elle le voyait attaché à la croix, le corps ruisselant de sang, sans forme ni beauté ; et alors, prenant part à ses souffrances, elle sentait son cœur déchiré par les douleurs les plus atroces ; mais elle n’en était que plus appliquée à suivre les enseignements qu’il lui donnait. Elle devint bientôt extatique. Ses parents la trouvaient dans quelque coin de la maison, ravie, hors d’elle-même, et incapable de répondre à leurs questions. Ignorant la cause de ces phénomènes, ils les attribuèrent à quelque maladie cachée. Les extases devinrent plus fréquentes ; elle les avait en tout temps et en tout lieu, dans la prière et dans le travail, dans la solitude et au milieu de ses compagnes. Son humilité s’inquiétait du bruit que faisaient ces choses extraordinaires. Ses parents, toujours plus inquiets, crurent qu’elle était épileptique, et la contraignirent à avoir recours aux médecins, ce qui fut encore pour elle une cause de souffrances.
Dieu appela aux mêmes voies, mais d’une autre manière, Jeanne Rodriguez. Elle naquit en 1564, à Burgos, dans la Vieille-Castille, de parents très pieux. C’était une enfant sérieuse, charmante en même temps, aux yeux bleus, et dont sainte Thérèse lut d’avance l’avenir lorsque, la tenant sur ses bras, à l’âge de deux ans, et la caressant, elle dit à ses heureux parents : Faites attention à cette petite ; vous êtes bien heureux que Dieu vous ait donné cette enfant, car il fera par elle beaucoup de grandes choses. Lorsqu’elle fut âgée de quatre ans, elle commença déjà à montrer ce qu’elle devait être un jour, par le soin qu’elle prenait de fuir les jeux de son âge, afin de chercher la solitude. Ses parents avaient, d’après le goût du temps, une chapelle domestique où était un enfant Jésus très beau, assis sur un trône. La petite Jeanne lui avait donné son cœur, et elle lui parlait à genoux familièrement, avec une naïveté charmante, et entendait les réponses qu’il lui faisait. Un jour qu’on la conduisit dans un couvent de Clarisses, la vie du cloître attira toute son attention, et de retour chez elle, elle se mit à l’essayer dans sa chapelle. Elle plaça un grand banc devant l’enfant Jésus, et le tourna sens dessus dessous. Puis elle se mit dedans en disant : C’est là mon cloître ; il faut que j’y reste, puisque les religieuses ne peuvent sortir. Puis elle prit des oreillers, des sièges et des flambeaux, les plaça autour, appelant ceci l’abbesse, cela la prieure, et leur témoignant le même respect que si c’eût été vraiment l’abbesse avec ses religieuses. Bientôt les apparitions commencèrent. Saint François fut le premier qui lui apparut. Un jour qu’elle était assise dans son banc, elle vit à côté d’elle un Franciscain, de grandeur moyenne, d’un visage agréable et empreint d’une sainte allégresse. Elle lui dit : « Mon père, qui vous a envoyé ici ? Est-ce que mon père vous a dit que j’y étais ? – Oui, mon enfant, ton Père céleste m’a chargé de te visiter. Dis-moi, que fais-tu ? – Je suis dans ce couvent, et je veux réciter les vêpres comme font les religieuses ; mais je ne sais pas lire. » Le saint s’offre à elle pour être son maître. Elle lui demande son nom ; et, à partir de ce moment, il vint tous les jours à la même heure passer avec elle un temps assez long. Elle prie avec tant de ferveur que, par ces leçons, elle apprend en peu de temps ses heures.
Bientôt d’autres saints lui apparaissent encore, puis la sainte Vierge, et enfin Notre-Seigneur. « Ma fille, que fais-tu ? lui dit-il. – Je prie avec saint Dominique. – C’est bien ; mais, dis-moi, m’aimes-tu ? – Seigneur, je ne sais ce que c’est qu’aimer ; mais si je devais aimer quelque chose, ce serait l’enfant Jésus qui est dans la chapelle de mon père. – Eh bien, c’est moi que représente cette image ; et tu dois l’aimer uniquement, parce qu’elle se rapporte à moi. » Il lui donne ensuite la sainte Vierge pour mère et pour gardienne, et lui recommande de lui obéir en tout. Elle le fait ; et bientôt arrivent les fiançailles. Un jour qu’elle priait avec ferveur dans sa chapelle, la sainte Vierge lui apparut avec l’enfant Jésus, entourée d’un grand nombre de saints. Et comme elle était ravie de la beauté du spectacle qu’elle avait sous les yeux, la sainte Vierge demanda si elle promettait de devenir la fiancée de l’enfant Jésus. « Il est charmant, répondit-elle ; mais je n’ai rien, comment pourrait-il m’aimer ? – Il veut se fiancer à toi, si tu le veux toi-même. – Eh bien, s’il en est ainsi, ma mère, s’il m’aime, je veux aussi l’aimer. » Puis elle tendit les bras, et donna à la sainte Vierge sa main comme signe de fiançailles, et la sainte Vierge lui mit au doigt un anneau précieux. L’enfant reçoit la bénédiction, et la cérémonie est terminée.
Elle vécut toujours désormais en présence de son bien-aimé. Un jour qu’elle se promenait avec ses parents dans le jardin du médecin A. de Aguilar, et qu’elle cueillait des fleurs, elle vit tout à coup près d’elle un bel enfant qui lui dit : « Petite, donne-moi de tes fleurs. – Lesquelles veux-tu ? répondit Jeanne. Pourquoi ne les cueilles tu pas toi-même ? » L’enfant la regarda en souriant, et lui redemanda des fleurs. Ne sachant pas qui lui parlait, elle lui dit : « Bel enfant, qu’as-tu besoin de fleurs ? Il me semble que tu es toi-même une fleur belle et gracieuse. Cependant, si tu veux de mes fleurs, prends celles-ci, et attends un instant, j’irai t’en cueillir d’autres. » Elle revint les mains chargées de fleurs qu’elle donna à l’enfant, en les recouvrant avec le bord de la robe qu’elle portait. « Va, lui dit-elle, personne ne verra que tu emportes ces fleurs ; mais si quelqu’un venait à s’en apercevoir, dis que c’est moi qui te les ai données, et ce sera moi que l’on grondera. » L’enfant disparut, mais revint plus tard à l’époque de l’hiver, portant à la main les fleurs qu’elle lui avait données. Elle le reconnut alors, et le remercia de sa bonté. Cependant, les apparitions n’étaient pas toujours aussi gracieuses ; elle voyait souvent l’enfant Jésus portant avec peine sa croix, et lui demandant si elle voulait l’aider à la porter ; et comme elle y consentait le plus souvent, il la lui chargeait sur les épaules, et elle ressentait alors de grandes douleurs, ne pouvant se mouvoir sous le poids qui l’accablait, ce qui signifiait qu’elle suivrait le Seigneur en tombant et en se relevant. Toutes ces choses s’étaient passées lorsqu’elle n’avait encore que six ans.
La bienheureuse Oringa, née en 1240, près de Florence, et dont la vie a été écrite par Nazei, Camaldule, et par Curtius, de l’ordre des Augustins, était dès sa plus tendre enfance dans une disposition d’esprit telle que son visage s’altérait dès qu’elle entendait une parole un peu dure ou seulement inutile. Mais si quelque discours obscène effleurait son oreille, son estomac se soulevait aussitôt. Comme elle fut souvent sujette à cette épreuve, sa santé en fut considérablement altérée, et elle finit par avoir des vomissements presque continuels. Un jour qu’étant encore enfant elle avait la fièvre par suite de ces soulèvements de cœur, on appela un prêtre pour la confesser et l’absoudre des fautes légères qu’elle pouvait avoir commises. Mais il se trouva que ce prêtre lui-même n’était pas pur. Dès qu’il approcha d’elle, son corps se roidit, ses entrailles furent comme bouleversées, et l’on crut qu’elle allait mourir. On lui conseilla enfin, comme préservatif contre cette incommodité, de se boucher les oreilles. Elle le fit, et se retira comme un limaçon dans sa coquille, afin d’échapper par là aux impressions pénibles qu’elle ne pouvait éviter autrement. Son père lui mettait souvent une houlette à la main et l’envoyait paître le bétail. Elle faisait ce qu’on lui avait commandé, et conduisait son troupeau dans quelques bons pâturages. Là, avec une assurance pleine de naïveté, elle lui défendait de s’éloigner, et d’aller dans les champs ensemencés qui étaient là tout près. Puis elle s’agenouillait dans le creux d’un arbre, et son troupeau, obéissant à sa voix, broutait l’herbe tranquillement dans le lieu qu’elle lui avait assigné. Lorsqu’elle fut grande, sa famille voulut la marier ; mais dès la première ouverture qu’on lui fit à ce sujet son premier état reparut. Ses frères la traitèrent de folle, et, voyant que leurs reproches ne menaient à rien, ils employèrent les mauvais traitements et les coups, qui devinrent bientôt quotidiens.
La condition de la pauvre vierge devenait chaque jour plus intolérable, et pour y échapper elle résolut enfin de quitter la maison paternelle. Elle partit pour Lucques ; et, ayant rencontré un ruisseau qui lui barrait le chemin, elle se mit à genoux pour prier Dieu, et s’y jeta avec assurance. Dieu récompensa sa foi, car elle le traversa sans se mouiller. Après avoir marché tout le jour, elle se trouva vers le soir au milieu d’une forêt ; mais une lumière guida ses pas. Elle arriva dans une prairie délicieuse, entourée d’arbres magnifiques et pleine de fleurs odorantes. S’étant assise en cet endroit pour se reposer, elle vit accourir vers elle un lièvre qui mit sa tête dans son sein, la caressa, lui lécha les mains et se mit à jouer avec elle. Étonnée de la familiarité de cet animal, elle lui dit : Pauvre petit lièvre, pourquoi ne fuis-tu pas ? Si pourtant je te prenais ? Je le pourrais bien si je voulais. Te crois-tu en sûreté dans mon sein ? Je suis moi-même une pauvre fugitive. Comme ils jouaient ensemble, elle s’endormit et ne s’éveilla qu’au jour. Elle se préparait à continuer son voyage ; mais comme elle ne savait quelle route prendre, le lièvre lui servit de guide en sautant devant elle. Elle le suivit, et se trouva bientôt sur la grande route de Lucques. Arrivée dans cette ville, elle se mit au service d’un bourgeois, et plus tard elle entra chez une dame, auprès de laquelle elle continua son ancienne manière de vivre. Elle devint bientôt une grande sainte : le village ou elle était née lui fit bâtir un monastère dont elle fut supérieure et où elle mourut en 1310, à l’âge de soixante-dix ans. (Act. Sanct., 10 jan.)
Aucune femme ne fut comparable sous ce rapport à Dominique de Paradis, née en 1473 dans un village nommé Paradis, près de Florence. Ses parents étaient de pauvres gens qui cultivaient un petit coin de terre et en portaient les produits au marché. Pendant que sa mère la nourrissait, elle ne lui donnait le sein qu’une fois par jour, le matin, parce qu’elle était obligée d’aider son mari dans son travail ; mais malgré cette abstinence, que d’autres enfants n’auraient pu supporter, elle devint forte et vigoureuse, et sa mère, quand elle revenait le soir de son travail, la trouvait vive et joyeuse. Elle devint bientôt d’une beauté remarquable malgré le genre de vie pénible et mortifiée auquel elle s’était astreinte. À l’âge de vingt-trois ans, elle fut obligée de l’interrompre, par suite des maladies qu’elle avait demandées elle-même à Dieu. Cependant son visage pâle, amaigri, garda toujours une grâce ineffable, une sérénité pleine de charmes et de modestie et une dignité qui la faisait aimer de tous les bons et craindre de tous les méchants. Elle grandit dans la maison paternelle, aidant ses parents dans leurs travaux ; et lorsque son père mourut elle put déjà conduire la maison, quoiqu’elle n’eût que six ans. Ses parents, ignorants eux-mêmes, étaient incapables de lui apprendre les premiers éléments de la doctrine chrétienne. Elle apprit le Pater et le Credo en l’entendant réciter au prêtre à la messe, et l’Ave, Maria, en partie de son père, et en partie d’un autre enfant du voisinage. Comme elle avait toujours à la bouche les prières qu’elle savait, elle devint tellement intérieure qu’elle fut favorisée de visions et d’inspirations qui lui apprirent ce qui manquait à son instruction.
Déjà à l’âge de quatre ans, pendant qu’elle était abîmée dans la prière au pied de son lit, elle avait vu la sainte Vierge avec l’enfant Jésus, entourée d’anges et environnée de lumière. Ravie de ce spectacle, elle ne pouvait se lasser de le contempler ; et lorsque l’apparition eut cessé, elle se mit à chercher dans sa simplicité comment elle ferait pour revoir de si belles choses. Elle s’adressa donc à Dieu, ne cessant de le prier qu’il voulût bien lui montrer où elles étaient. Une voix lui répondit : « Ce n’est pas sur la terre, mais au ciel. – Attirez-moi donc au ciel », dit-elle. La voix lui répondit qu’il n’était pas encore temps, et lui apprit ce qu’elle devait faire pour y arriver. Les visions devinrent plus fréquentes, et la science de cet enfant dans les choses spirituelles augmentait de jour en jour à cette école. Un jour que sa sœur aînée la lavait et l’habillait, il lui vint à l’esprit que son âme pouvait bien aussi avoir besoin d’être lavée, ne fût-ce qu’avec ses larmes. Lorsqu’elle fut tout habillée ; elle se retira donc dans sa chambre, se jeta à genoux devant une image de l’enfant Jésus et de la sainte Vierge, et pria Dieu de lui montrer son âme pour qu’elle pût la purifier avec ses larmes. La bonté divine répondit à sa foi, et forma dans son cœur un mouvement qui lui fit voir son âme sous l’image d’un petit enfant qui la regardait en souriant ; de sorte que le ravissement qu’elle éprouva à cette vue tira de ses yeux des ruisseaux de larmes. Elle les recueillit dans un mouchoir, et lorsqu’il fut tout trempé, elle s’en lava le cœur, croyant dans sa naïveté enfantine laver ainsi son âme. Or, pendant qu’elle faisait cela, Dieu lui montra son âme planant dans l’air sous la forme d’une petite fille gracieuse et souriante, avec laquelle elle eut l’entretien suivant : « Mon âme, fuis de ce monde, et retourne à ton créateur ; je te suivrai. – Je ne le puis. Quoique tu me voies bien loin de toi dans les airs, j’habite cependant ton corps. Je suis intimement unie à la volonté divine, et il faut que je reste avec toi, et que j’attende le moment où Dieu veut que je te quitte. Dès qu’il le voudra, je partirai pour aller me reposer en lui ; et à la fin du monde ton corps viendra me trouver pour vivre éternellement dans le paradis. » Puis l’image disparut, et Dominique pensa que son âme était rentrée dans son sein. Elle pratiqua plusieurs années cette manière simple et naïve de se laver avec ses larmes, afin de purifier son âme. Beaucoup de mystères divins lui furent aussi révélés, et elle reçut des grâces sans nombre dans les apparitions merveilleuses dont Dieu la favorisa.
Un jour, voyant sa sœur aînée qui lui préparait à souper, elle se mit à penser à ce qu’elle devait faire pour préparer une nourriture solide à son âme. Elle s’adressa donc à Dieu dans la prière, comme elle avait coutume de le faire toutes les fois qu’elle voulait entreprendre quelque chose, et elle entendit son âme qui lui disait : « Cherche-moi pour aliment l’amour divin ; j’aime à me reposer dans ses flammes. – Pourquoi, lui répondit l’enfant, ne cries-tu pas vers le ciel, de sorte que mon cœur se brise, et que le divin amour soit forcé de venir pour le remettre en son état ? – Je suis en toi pour t’animer ; c’est à toi de crier et de briser ton cœur par tes cris. – L’enfant : Dieu aime l’âme ; c’est pour la racheter qu’il est descendu sur la terre et qu’il est mort ; tu sens tout cela bien mieux que moi. – L’âme : Il est vrai que Dieu m’a rachetée sur la croix ; mais il a aussi racheté le corps, et c’est pour cela que celui qui pèche nuit à l’âme et au corps, et que celui qui vit saintement les sauve tous les deux. Ce n’est donc pas à moi seulement de crier vers le ciel, mais c’est à nous deux. Crions donc ensemble, et Dieu, ayant pitié de nous, nous enverra du ciel un aliment délicieux. » Pendant cet entretien, l’enfant entendit Notre-Seigneur qui lui disait : « Ma fille, la nourriture de l’âme, c’est mon amour, qui fait oublier le monde et toutes les choses terrestres, et ne s’occupe que de moi. Cet éveil de toutes les pensées dirigées vers moi, c’est le vrai sommeil et le repos de l’âme. – Oh ! dit l’enfant, si j’avais le bonheur de reposer toujours près de vous ! – Je vois avec plaisir, lui répondit le Seigneur, que tu sais profiter de toutes les choses sensibles pour penser toujours à moi. Tu peux encore, avec le secours de ma grâce, acquérir d’autres mérites et de nouvelles consolations. »
Elle se servait, en effet, de tout ce qu’elle voyait comme d’un moyen de s’élever à Dieu. Si un oiseau volait vers le ciel, elle pensait qu’elle devait aussi prendre son vol de ce côté. Si sa mère préparait de la laine pour tisser, elle voyait là une image de ce qu’elle devait faire elle-même dans son intérieur. Les arbres avec leurs fruits, le ciel avec ses étoiles, les troupeaux qui paissaient, tout lui fournissait une occasion de penser à Dieu et à son intérieur. Et lorsqu’elle eut ainsi travaillé pendant dix ans, son âme lui fut montrée entièrement purifiée, éclatante de beauté, et blanche comme la neige. Elle sut garder toujours, au milieu de ses faveurs, la simplicité d’un enfant. Tous les dimanches, elle parait de nouvelles fleurs les images de sa chambre, et croyait, comme le peuple à cette époque, que ces fleurs seraient conservées, et la suivraient après sa mort dans son tombeau. Dans sa naïveté, elle fit devant ces images sa première confession, parce qu’ayant vu dans l’église des femmes prier devant des images, elle avait cru qu’elles se confessaient à elles. Elle avait à peine dix ans lorsqu’elle fut fiancée à Notre-Seigneur par une faveur spéciale, pour lui être unie plus tard d’une manière plus intime encore par le mariage, comme la chose est arrivée pour plusieurs autres saintes. On peut consulter la Vie de la sœur Dominique de Paradis, de l’ordre de Saint-Dominique, composée en italien par le P. Ig. del Nente, du même ordre.
Parmi les vierges qui ont été ainsi favorisées du Seigneur, plusieurs ont eu à lutter aussi contre les puissances infernales ; et souvent ces terribles épreuves se sont produites dès leur plus tendre enfance, troublant la sérénité de cet âge, ordinairement si pur et si paisible. Il en fut ainsi de Christine de Stumbelen, née en 1233 entre Cologne et Neuss, d’un cultivateur aisé nommé Pierre Bruron, morte en 1312, et dont la vie a été écrite par Pierre de Danemark, son confident. Le curé de son village nous a conservé, d’après ce qu’il avait appris d’elle, les détails suivants sur les premières années de sa jeunesse. À l’âge de onze ans, elle vit pendant la nuit un homme qui brillait d’un tel éclat qu’elle fut ravie hors d’elle-même. « Ma fille, lui dit-il, je suis Jésus-Christ ; promets-moi de me servir toujours ; et si quelqu’un te demande ta foi, dis-lui que tu me l’as engagée. » Elle fit la promesse qu’on lui demandait, et à partir de ce moment elle fut toujours occupée du projet d’aller chez les Béguines. Toutes les fois qu’elle récitait le psautier, il lui semblait entendre la voix de Celui à qui elle s’était donnée, et elle était inondée d’une douceur ineffable, quoiqu’elle fût très ignorante des choses divines et humaines. À l’âge de treize ans elle s’en alla à Cologne, accompagnée d’une autre femme, malgré les larmes de sa mère. Arrivée dans cette ville, elle y souffrit plusieurs jours de la faim. Les Béguines cherchèrent à lui persuader de retourner chez elle ; mais elle leur dit qu’elle aimait mieux vivre avec Dieu dans la pauvreté que chez elle dans l’abondance. Admise parmi elles, elle était toujours seule, adonnée à la prière, se privant des consolations qu’elle aurait pu trouver dans le commerce des autres sœurs, pratiquant des jeûnes rigoureux, dormant sur des pierres ou sur du bois, et se mortifiant en toute manière. Elle méditait continuellement la Passion du Sauveur, et souvent alors elle avait des ravissements qui duraient trois jours. Les autres béguines ne comprenaient rien à son état, et la croyaient tantôt folle, tantôt épileptique.
Elle vécut deux ans de cette manière ; et c’est ainsi que commencèrent pour elle des visions d’un genre bien différent. Une nuit qu’elle était en prière, quelqu’un lui apparut sous la forme de l’apôtre saint Barthélémy et lui dit : « Ma fille, tu pries beaucoup, et tu voudrais bien aller au ciel ; rien n’est plus facile ; tu n’as qu’à te tuer pour cela. » À partir de ce moment, elle fut pendant six mois continuellement tourmentée par la pensée de se donner la mort. Si elle passait près d’un puits, elle voulait s’y jeter. Un jour qu’on l’avait saignée, elle ôta l’appareil ; mais, voyant que son bras devenait noir, elle eut peur, et il lui sembla qu’elle avait mal fait. Souvent la nuit elle entendait une voix qui lui disait : « Lève-toi vite ; Dieu veut que tu te tues : si tu ne le fais pas, tu seras étranglée et damnée. » Elle luttait de toutes manières contre la tentation, toujours persuadée cependant que c’était Dieu qui voulait l’éprouver. Après cela elle eut des doutes à propos du sacrement de l’eucharistie et d’autres articles de la foi. Elle ne pouvait faire aucune bonne œuvre, ni prier, ni aller à l’église ; et elle fut plus de quatre mois sans aller à confesse. Enfin, un jour à la messe, elle demanda à Dieu un signe qui pût l’assurer de la présence réelle de son corps sur l’autel : elle vit alors pendant l’élévation un enfant entre les mains du prêtre, ce qui la consola grandement, et le lendemain la tentation disparut pendant sa communion. Mais il en vint une autre plus terrible encore. Tous les aliments qu’elle voulait prendre lui paraissaient ou des crapauds, ou des serpents, ou des araignées, de sorte qu’elle ne pouvait se résoudre à manger. Lorsque, pressée par la faim et par les instances de son confesseur, elle se décidait à les mettre dans sa bouche, elle était bientôt contrainte de les vomir, par l’impression que lui causait le froid de ces bêtes hideuses. Tout ce qu’elle voulait boire lui paraissait plein de vers, et elle entendait sortir de sa coupe ces paroles : « Si tu me bois, tu vas boire le diable. » Puis elle voyait toutes ces bêtes la regarder. Si elle voulait aller communier, elle était obligée de soutenir des luttes terribles, parce qu’il lui semblait qu’on allait lui donner un crapaud. Ces tentations durèrent six mois chacune.
Ce qui ajoutait encore à ses peines, c’est que les béguines se moquaient d’elle, et que ses parents ne pouvaient lui pardonner de les avoir quittés sans leur consentement ; de sorte qu’elle n’avait aucune consolation extérieure. Tous lui reprochaient de vouloir se faire passer pour une sainte ; et elle fut à la fin obligée de retourner dans sa famille. Là les épreuves continuèrent. Tantôt il lui semblait voir, quand elle priait, un coq auprès d’elle, qui battait des ailes, chantait, et lui déchirait les pieds jusqu’au sang ; puis, c’était un chien qui aboyait et la mordait. Lorsqu’elle était au lit, on lui ôtait son traversin de dessous la tête, pour l’empêcher de dormir. D’autres fois, une main invisible lui donnait des coups de verges. Pendant quatre semaines elle fut troublée continuellement par le mugissement d’un taureau qui la poursuivait partout. Quelquefois, quand elle voulait prier, elle devenait muette tout à coup, ou elle avait des maux de tête intolérables ; ou bien encore, on lui soufflait à l’oreille les péchés les plus abominables, en lui disant : Un tel a volé, un tel a fait telle chose, etc. Une fois, pendant qu’elle priait, son livre lui parut en feu. D’autres fois, lorsqu’elle allait à la communion, le prêtre lui paraissait en flammes, ou il lui semblait qu’elle devait passer à travers un four embrasé.
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CHAPITRE IV
Rapports de l’homme mystique, à l’égard de Dieu, du monde et de soi-même.
L’âme, une fois initiée, doit marcher d’un pas ferme vers le but de la vie mystique, qui est la transformation en Dieu et l’union avec lui. On pourrait croire au premier abord que la nature humaine n’a aucun besoin d’être transformée, puisqu’elle a été créée à l’image de Dieu ; et qu’il est inutile de chercher à s’unir à lui par une vie pénible et laborieuse, puisque toute créature vient de Dieu, subsiste en lui, doit retourner à lui, et ne peut pas plus échapper à son attrait divin qu’un corps ne peut se soustraire aux lois de la pesanteur ; mais, au fond, il n’en est pas ainsi. De même que le ciel ne peut se réfléchir dans une mer bouleversée par la tempête, ainsi l’image de Dieu ne peut briller dans la nature humaine telle qu’elle est aujourd’hui, agitée par mille passions, mille affections déréglées. L’homme n’est nulle part moins que là où est le centre des esprits, car le cœur est là où penche son amour ; et depuis la chute chacun s’aime d’abord soi-même, puis il aime le monde qui l’entoure. Chacun est donc en soi d’abord et dans le monde, dont les charmes trompeurs le séduisent. Il y a entre Dieu et nous un double abîme, le monde et nous-mêmes. L’union légitime qui existait avant le péché entre Dieu et nous a été remplacée par une union fausse, d’où il est résulté une difformité dans notre nature ; et, avant que nous puissions revenir à notre premier état par une transformation divine, il faut que cette difformité soit enlevée par une réformation profonde. Or, ce travail est l’œuvre à la fois et de la grâce et de notre volonté, et le rapport de ces deux éléments essentiels dans cette œuvre capitale en détermine la forme et la loi. Cette œuvre comprend une triple restauration, celle de la volonté, celle de l’esprit et celle du corps. Pour bien comprendre quel doit être le remède, il faut connaître d’abord l’état du malade ; et, d’un autre côté, pour connaître cet état, il faut que nous ayons des idées bien claires sur celui qui l’a précédé.
Dieu a créé trois sortes d’êtres ou trois natures, la nature physique, la nature spirituelle et la nature humaine, dans laquelle les deux premières se rencontrent, s’unissent et s’embrassent. Mais l’homme, étant doué d’une volonté libre, devait accepter librement les liens d’amour et de soumission par lesquels Dieu voulait l’attacher à lui, et rendre ainsi en quelque sorte son œuvre propre les rapports que Dieu avait établis entre nous et lui. L’homme devait donc être soumis à une épreuve ; on sait quelle en a été l’issue. La foi nous apprend aussi en partie ce qui serait arrivé si notre premier père avait été fidèle. Les rapports les plus intimes et la familiarité la plus douce auraient existé entre Dieu et nous ; et, par suite, l’harmonie la plus parfaite aurait régné entre l’âme et le corps, entre l’homme et la nature extérieure. Le corps aurait participé à la nature de l’âme, de même que celle-ci serait entrée en participation de la nature divine. La loi des membres ne se serait point élevée contre la loi de l’esprit, parce que l’une et l’autre se seraient embrassées en quelque sorte dans les liens de l’amour. Au lieu de cela, qu’est-il avenu ? Le mal est entré dans notre nature comme un principe contagieux. Un abîme profond s’est ouvert entre Dieu et nous d’abord, puis entre l’âme et le corps, puis enfin entre l’homme et la nature. L’homme n’est plus, pour ainsi dire, chez soi dans son propre corps : il y trouve des résistances qui l’avertissent qu’il n’y est plus le maître absolu. Il n’occupe plus, comme autrefois, le milieu de la création ; mais il a comme perdu son centre, et il est devenu excentrique. S’il était resté uni à Dieu, il se serait spiritualisé sans pour cela se détacher de la nature, et il aurait en quelque façon spiritualisé avec lui cette dernière. Il serait devenu l’ami, le frère des esprits bienheureux ; il aurait vécu dans leur familiarité ; son action se serait jointe à leur action, et tous auraient marché dans un parfait accord vers un but commun.
Mais le péché a rompu les liens qui devaient unir le monde des esprits supérieurs et le monde des esprits vivant dans la chair. Le premier est devenu invisible pour nous, et tout rapport intime a cessé entre nous et lui. Le péché ne nous a pas seulement séparés du monde des esprits célestes ; il nous a encore rapprochés de ces esprits mauvais et ténébreux qui ne sont pas restés dans la vérité, et ont été précipités dans l’abîme éternel. Il nous a en même temps rapprochés de la nature extérieure ; de sorte qu’au lieu de la dominer, comme nous devions le faire d’après notre destination primitive, nous sommes dominés par elle ; et elle s’est soulevée contre nous, par une réaction terrible, avec la même force que nous nous sommes soulevés nous-mêmes contre Dieu. Mais c’est surtout au-dedans de son être que l’homme sent davantage cette réaction incessante et cette humiliante domination de la nature. En se détournant de Dieu, il a perdu extérieurement de sa spiritualité, et s’est comme naturalisé et matérialisé. L’âme est devenue plus faible, et le corps est devenu plus fort dans la même proportion. Ce lien mystérieux, dont le nœud devait être indissolublement rattaché à une loi supérieure et divine, a, depuis la chute, son nœud dans la loi de la nature, et c’est pour cela qu’il est si fragile. Tous les rapports ont été comme bouleversés : ce qui était et devait rester en bas semble avoir pris le dessus ; l’extérieur gouverne et domine l’intérieur ; et la vie tout entière, troublée dans son ordre et ébranlée jusque dans ses fondements, est préparée à tous les égarements et à tous les excès.
Lorsque Dieu, voulant appeler un homme à la vie mystique, le trouve dans ce malheureux état, il faut d’abord qu’il le change, qu’il le réforme, qu’il le convertisse en un mot. Or nous ne comprenons point assez, ordinairement, la force et l’étendue de ce mot. Se convertir, c’est tourner le dos aux choses que l’on avait regardées, et regarder celles auxquelles on avait tourné le dos. L’homme doit donc commencer par tendre en haut, afin de s’élever peu à peu vers Dieu dans la liberté de l’amour, au lieu de tendre en bas et de descendre vers l’abîme, comme il le faisait auparavant. Les rapports qui existent entre lui et la nature, soit dans son être, soit au dehors, doivent être complètement changés ; c’est en quelque sorte une nouvelle existence qui commence pour lui. Sa position, la direction habituelle de ses pensées et de ses désirs, tout doit être nouveau. Pour acquérir ainsi un nouvel être, il doit, pour ainsi dire, changer le centre de gravité de sa vie tout entière. Son amour, au lieu de se porter vers les choses extérieures et visibles, doit tendre vers Dieu, et il doit se faire comme une nouvelle patrie parmi le monde des esprits célestes : tel est l’objet et le but de la mystique purgative. Or, si la naissance et la production de tout ce qui vit sur la terre est quelque chose de subit et d’inopiné comme l’éclair, son développement est soumis aux conditions du temps. L’œuvre de la mystique en ce genre est donc une œuvre lente, qui a son point de départ, ses degrés et son terme, et qui dépend à la fois et de la grâce et de la volonté humaine. Nous allons étudier dans les chapitres suivants ces degrés par lesquels l’homme, au moyen de la vie ascétique, s’élève ainsi jusqu’à Dieu.
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CHAPITRE V
Comment la mystique règle et purifie l’appétit nutritif. Sainte Rose. Lidwine. Saint Joseph de Cupertino. Nicolas de Flue. Sainte Catherine de Sienne.
L’homme, par la chute, est tombé du royaume des esprits dans celui de la nature ; la partie spirituelle de son être est comprimée et comme surchargée au dedans et au dehors par la masse corporelle de son enveloppe extérieure. Cette masse est devenue en même temps d’une nature plus grossière, plus pesante ; et ce rapport, au lieu de diminuer, est continuellement entretenu, au contraire, par la triste nécessité où nous sommes de puiser chaque jour dans la nature extérieure de nouveaux éléments, que nous nous assimilons, afin de réparer nos pertes incessantes. La mystique, dont le but est de purifier l’âme et de la dégager du corps, doit donc exercer une surveillance sévère sur ce commerce journalier entre l’homme et la nature. Or ce commerce s’accomplit par un double procédé : celui de la nutrition et celui de la respiration. Par le moyen du premier, nous nous assimilons l’eau et la terre, et par le second l’air et le feu, et comme les deux premiers éléments sont les plus grossiers, et qu’ils sont introduits le plus souvent dans l’organisme sous la forme de nourriture et de breuvage, c’est particulièrement sur ces deux choses que la mystique doit toujours avoir l’œil ouvert. Les aliments par lesquels nous réparons nos pertes doivent avoir subi une certaine préparation, et c’est dans le règne organique que Dieu veut que nous allions chercher notre nourriture. L’eau seule fait exception sous ce rapport ; aussi est-elle considérée moins comme un aliment que comme un dissolvant, qui hâte et favorise la digestion des substances que nous ingérons dans notre organisme. Tout ce qui appartient au règne organique peut donc servir à notre alimentation.
Mais l’homme qui se sent appelé à une vie supérieure ne croit pas pouvoir faire usage de cette permission divine dans toute son étendue. Et d’abord il s’interdit toutes les substances animales, quoiqu’au fond, dans l’échelle de la création, les animaux soient placés plus haut que les végétaux. La mystique exclut donc tout ce qui appartient de près ou de loin au règne animal ; et, lorsque l’on considère les choses de plus près, on voit qu’elle est en cela dirigée par un instinct vrai et supérieur. En effet, l’animal vit d’une vie qui lui est propre, il a une individualité très prononcée, et cette vie propre ne peut lui être enlevée que par le coup de la mort, qui est toujours accompagné de souffrances. La conscience des peuples de l’antiquité sentait déjà ce qu’il y a d’inconvenant dans cet acte, par lequel l’homme ôte à l’animal une vie qu’il a reçue de Dieu ; et pour calmer leurs scrupules sous ce rapport ils supposaient une permission des dieux. Les Athéniens racontaient que le taureau avait mangé sacrilègement les pains qui devaient être offerts à Zeus Polios, et qui étaient placés sur son autel, et que c’est pour cela qu’il avait été tué par Taulon, qui, après l’avoir frappé, s’était enfui ; mais le taureau sacrilège avait expié son crime par la mort, et il avait été condamné depuis ce temps à servir de nourriture aux hommes. Tous les ans, la faute commise par Taulon était vengée sur l’instrument dont il s’était servi pour la commettre, et chaque année on jetait dans la mer la hache avec laquelle il avait tué le taureau.
Cette permission divine, toutefois, n’a lieu que pour ceux qui sont appelés à une vie commune et ordinaire ; et il semble convenable que celui qui veut vivre d’une vie supérieure ait horreur du sang, et ne fasse pas de la mort son pourvoyeur. Il est encore un autre rapport sous lequel il ne lui convient pas de se nourrir de chair. La chair, en effet, a pris dans la vie, dont elle a été le siège et le véhicule, une direction et comme un caractère qui lui est propre ; et ce caractère est l’expression naturelle et extérieure de l’ensemble des appétits, des passions et des instincts particuliers qui l’ont distinguée pendant la vie. Ces instincts sont devenus chair en quelque sorte dans l’animal. Introduits dans une autre vie, ils y trouvent un noyau auquel ils peuvent s’attacher, et par le moyen duquel ils peuvent prendre un corps et une forme dans l’organisme. Ce droit de domicile accordé en quelque façon par l’homme aux appétits de la brute n’a pas de graves inconvénients dans la vie ordinaire, parce que l’homme alors possède une force physique qui leur est supérieure, et qui lui permet de les dominer et de les absorber. Mais celui que Dieu appelle à une vie plus dégagée du corps doit avoir déjà par lui-même une nature plus tendre, plus délicate, plus accessible aux impressions extérieures et dont le moindre choc peut troubler l’harmonie ; une nature qui ressent les nuances les plus déliées de cette symbolique naturelle que les autres ne soupçonnent même pas. Il n’est donc pas étonnant qu’une nourriture trop substantielle ou trop abondante produise en elle des effets qui sont inconnus aux premiers.
C’est donc dans le règne végétal que la mystique va chercher l’aliment qui convient à l’homme ; elle ne connaît sous ce rapport que deux exceptions, que nous retrouvons déjà dès la plus haute antiquité, et c’est en faveur du lait et du miel. Le lait a mérité ce privilège, premièrement parce qu’il est un don volontaire de l’animal à l’homme, et que celui-ci peut l’ôter au premier sans troubler pour cela l’économie de sa vie et de son organisme ; et en second lieu, parce que le lait est comme l’eau vivante de l’animal, et qu’il participe à la nature et aux qualités de l’eau, qui n’a aucune direction fixe. Il peut, à cause de cela, nourrir sans surcharger, et prend le caractère de celui qu’il nourrit plutôt qu’il ne lui donne le sien. Quant au miel, que l’abeille laborieuse va puiser dans le calice des fleurs, et qu’elle ne fait, pour ainsi dire, que toucher légèrement sans le souiller, il a toujours été considéré comme un aliment innocent et pur. À ces deux aliments mystiques, puisés à l’extrême limite du règne animal, viennent s’adjoindre le blé et le vin, fournis par le règne végétal, et qui ont toujours été considérés comme parfaitement adaptés au besoin d’une vie supérieure. Le blé semble absorber la moelle de la terre, et convenir mieux, à cause de cela, pour fournir à la vie animale une chair saine et pure. Dans la vigne, d’un autre côté, la nature semble avoir versé son sang le plus pur, qui, par une sorte de procédé mystique, devient dans le vin le principe d’une certaine inspiration naturelle. Le vin, qui est comme le sang et l’esprit nerveux de la terre, est donc congénial, pour ainsi dire, au sang et aux esprits nerveux de l’organisme humain ; et de même que la lumière du soleil et l’humidité de la terre concourent à la production du pain et du vin, et semblent se reproduire en eux, ainsi ces deux substances, reçues dans le corps de l’homme, y introduisent avec elles les deux principes qui leur ont donné naissance. Aussi le pain et le vin, déjà choisis de Dieu dans l’institution de l’eucharistie, comme symboles de l’union la plus intime que nous puissions avoir avec lui, ont été considérés par la mystique chrétienne comme le principal aliment de l’homme appelé à une vie supérieure, tandis que le lait et le miel semblent plus particulièrement réservés pour ceux qui commencent.
Cependant, de même que la terre n’entre pas immédiatement comme nourriture dans l’organisme, mais seulement élevée à une plus haute puissance, et tempérée dans l’eau par le moyen de la végétation, ainsi le feu ne pénètre pas en nous dans sa nature primitive et dévorante, mais affaibli et adouci dans l’air par le procédé de la respiration. Et de même que tout dans la nature extérieure est le produit de la lutte de l’air et du feu contre l’eau et la terre, ainsi arrive-t-il dans un certain sens et à un certain degré dans la vie organique. Et comme le procédé de la respiration et celui de la nutrition sont les actes fondamentaux de la vie corporelle, par lesquels elle se renouvelle sans cesse, ils sont aussi tous les deux l’objet de la diète mystique. Mais la respiration, de même que la combustion, a un côté qui échappe davantage à l’observation de l’esprit et à l’influence de la volonté. Il ne faut pas s’imaginer qu’il soit le même partout et toujours. Chaque corps particulier a sa flamme, qui se distingue de celle des autres par la lumière, la couleur, la diffraction et le rayonnement du calorique, et par tous les autres rapports de ce genre. Il en est de même pour la vie organique : à chaque aliment correspond une respiration particulière. Un aliment plus pur a pour effet une respiration plus douce, plus fine, plus délicate, plus spirituelle, si l’on peut parler ainsi. Cependant, comme la transparence de l’air lui donne un aspect uniforme, qui ne permet guère de distinguer quel est l’air qui convient le mieux au développement régulier de la vie, il n’y a guère lieu au choix pour la mystique sous ce rapport. Nous devons cependant constater ici la préférence des ordres contemplatifs et des solitaires pour les collines et les montagnes d’une hauteur moyenne. Si l’air des vallées, plus terrestre et plus grossier, amollit souvent le corps et la vie, celui que l’on respire sur les hautes montagnes les excite trop quelquefois, tandis que les régions moyennes fournissent à la respiration des matériaux plus tempérés.
La mystique ne s’occupe pas seulement de la qualité des aliments, mais encore de leur mesure et de leur quantité. Le corps de l’homme, par la chute, n’est pas devenu seulement excentrique, plus grossier dans sa composition, moins libre et moins agile sous le rapport dynamique ; mais sa masse et son poids ont encore augmenté. Or c’est une loi générale, qu’à mesure que l’activité de l’esprit diminue, la masse du corps augmente ; et qu’au contraire, lorsqu’une discipline sévère diminue la masse du corps, l’esprit est plus libre et plus dégagé. Lorsque l’homme impose des limites toujours plus étroites à la nature sous ce rapport, ne se permettant que la quantité de nourriture qui est absolument nécessaire pour rétablir l’équilibre dans l’organisme, il en résulte d’abord une modification plus ou moins profonde dans le procédé de la respiration. De plus, toutes les fonctions de la vie inférieure, provoquées plus rarement par les excitations extérieures, se ralentissent de plus en plus, et les organes des fonctions purement végétales ou animales s’affaiblissent, ayant moins de matériaux à s’assimiler. Mais, à mesure que la contexture de la chair devient plus fine et plus délicate, celle-ci se dématérialise en quelque sorte, et, s’élevant au-dessus de ses organes, elle se rapproche pour ainsi dire de l’âme, et se met à sa disposition. D’un autre côté, l’appétit de la nourriture décroît de plus en plus, et la capacité de l’organe lui-même diminue dans une égale proportion. Et souvent les choses arrivent à un tel point sous ce rapport, que l’homme peut rester un temps plus ou moins long sans boire ni manger, comme le prouvent de nombreux exemples, non seulement parmi les Pères du désert, mais encore dans les temps les plus rapprochés de nous.
Sainte Rose de Lima s’était interdit, dès la plus tendre enfance, tous les fruits, dont la saveur est, on le sait, si agréable au Pérou. À l’âge de six ans, trois fois par semaine, elle ne prenait que du pain et de l’eau ; et depuis l’âge de quinze ans elle renonça entièrement à l’usage de la chair. Elle s’était tellement accoutumée à ce genre de vie que, lorsque dans ses maladies on lui donnait quelque nourriture recherchée pour la soutenir, son état empirait, au contraire, d’une manière très grave, tandis qu’un morceau de pain trempé dans l’eau lui rendait quelquefois subitement la santé. Plus tard, à partir de l’Exaltation de la sainte croix jusqu’à Pâques, elle ne prenait qu’une fois le jour un peu de pain et d’eau ; encore, pendant tout le carême, renonçait-elle au pain, pour ne vivre que de pépins d’orange. Le vendredi, elle n’en mangeait que cinq et le reste du temps elle en prenait si peu que ce qu’elle consommait en huit jours paraissait à peine suffisant pour un seul. Une fois, un petit pain et une bouteille d’eau lui suffirent pendant cinquante jours ; une autre fois, elle passa tout ce temps sans boire une goutte d’eau. Dans les derniers temps de sa vie, elle avait coutume de s’enfermer le jeudi dans son oratoire, et d’y rester jusqu’au dimanche sans manger, ni boire, ni dormir, mais continuellement occupée à prier. Non contente de s’être bornée ainsi à ce qui était indispensable pour l’empêcher de mourir, elle voulut étouffer le plaisir qu’elle goûtait dans les aliments qu’elle prenait. Elle employait pour cela des herbes amères de toute sorte. Elle buvait presque toujours de l’eau chaude ; et cependant elle semblait puiser dans le jeûne plus de force que dans les aliments les plus substantiels.
Il en était ainsi de Lydwine de Schiedam. Elle tomba malade en 1395, et resta en cet état pendant trente-trois ans, jusqu’à sa mort. Pendant les dix-neuf premières années, elle ne mangeait dans le jour qu’une petite tranche de pomme, grosse comme une hostie, ou un peu de pain avec une gorgée de bière, ou quelquefois un peu de lait doux. Plus tard, ne pouvant digérer la bière ni le lait, elle prit un peu de vin mêlé avec de l’eau. Plus tard encore, elle fut obligée de se réduire à l’eau, comme breuvage et nourriture. Elle en prenait et en buvait le quart d’une mesure par semaine, et la faisait prendre à la Meuse. Son goût avait acquis une telle délicatesse qu’elle sentait les moindres altérations de ce fleuve, dont l’eau, du reste, lui paraissait plus savoureuse que le meilleur vin. Mais au bout de dix-neuf ans, elle ne prit plus rien, et elle avoua elle-même, en 1422, à quelques frères qui la visitaient, que depuis huit ans elle n’avait pris aucune nourriture, et que depuis vingt ans elle n’avait vu ni le soleil ni la lune, et n’avait pas foulé la terre de son pied. (Acta S., 2 Apr.)
Saint Joseph de Cupertino, étant devenu prêtre, resta cinq ans sans manger de pain, et dix ans sans boire de vin, se contentant d’herbes, de fruits secs ou de fèves qu’il mêlait à des poudres d’une amertume insupportable. L’herbe dont il se nourrissait le vendredi avait un goût si affreux qu’un des frères ayant voulu y toucher seulement du bout de la langue, son estomac se souleva, et que, pendant plusieurs jours, tout ce qu’il prenait le dégoûtait. Ses jeûnes étaient à peu près continuels ; car, à l’exemple de saint François, il faisait sept carêmes de quarante jours dans l’année, et pendant tout ce temps il ne prenait rien, si ce n’est le dimanche et le jeudi. Son estomac affaibli avait fini par ne plus pouvoir supporter la viande ; de sorte qu’obligé une fois d’en manger par obéissance, il ne put la garder. Bien plus, l’œsophage chez lui se rétrécissait tellement quelquefois que la nourriture avait beaucoup de peine à passer. Nous pourrions citer beaucoup d’autres exemples de ce genre, quoiqu’on ne puisse nier que la facilité chez certaines personnes d’en imposer aux autres pendant quelque temps sous ce rapport, afin de se faire passer pour saintes, ait pu donner lieu à plus d’une supercherie.
Souvent l’eucharistie a remplacé chez les saints la nourriture corporelle. La nourriture ordinaire produit une union intime entre la nature extérieure et le corps de l’homme : de même aussi l’eucharistie, nous introduisant dans une région supérieure, unit ceux qui la reçoivent avec Dieu, et les fait participer à sa vie. Dans la nourriture ordinaire, celui qui mange, étant supérieur à ce qui est mangé, s’assimile les aliments qu’il prend, et leur communique sa propre nature. Mais, dans l’eucharistie, l’élément est plus puissant que celui qui le mange : ce n’est plus la nourriture qui est assimilée ; c’est elle, au contraire, qui s’assimile l’homme, et l’introduit dans une sphère supérieure. Il se produit alors comme un changement complet de la vie tout entière. La vie surnaturelle absorbe en quelque sorte la vie naturelle ; et l’homme, au lieu de vivre de la terre, vit désormais de la grâce et du ciel. Les aliments qui lui semblaient autrefois les plus délicieux n’excitent plus en lui que le dégoût, et l’estomac se refuse à les prendre ou à les garder. Nicolas de Flue, depuis qu’il eut embrassé la vie solitaire, ne vécut que de la sainte eucharistie. Bientôt le bruit de ce miracle se répandit dans le canton d’Underwald, et on n’y ajouta d’abord aucune foi. Beaucoup s’imaginent qu’autrefois toutes les nouvelles de ce genre étaient accueillies avec une crédulité qu’ils attribuent à l’ignorance de cette époque ; c’est une erreur. De tout temps, les évènements de ce genre ont excité d’abord le doute et le besoin d’en constater la vérité par tous les moyens que Dieu nous a donnés pour cela ; et de tout temps aussi l’esprit humain n’a cru ces faits merveilleux que convaincu par l’évidence. Ainsi, en 1225, Hugues, évêque de Lincoln, ayant appris qu’il y avait à Leicester une religieuse qui n’avait pris aucune nourriture depuis sept ans, et qui vivait seulement de l’eucharistie qu’elle prenait tous les dimanches, n’ajouta d’abord aucune foi à ce récit. Il envoya d’abord à cette femme quinze clercs qui devaient l’observer attentivement pendant quinze jours, sans la perdre de vue un seul instant ; et comme, pendant tout ce temps, elle conserva ses forces et sa santé, quoiqu’elle n’eût pris aucune nourriture, il se déclara convaincu, comme il convient à un homme intelligent.
Les habitants d’Underwald firent la même chose avec Nicolas de Flue. Pendant un mois ils occupèrent tous les passages qui conduisaient à sa cabane, et furent enfin convaincus que non seulement on ne lui avait porté aucune nourriture pendant ce temps, mais qu’aucun homme n’avait pu arriver jusqu’à lui. Cependant l’évêque de Constance, ne se trouvant pas encore satisfait, envoya près du solitaire son évêque suffragant. Celui-ci, étonné de le trouver si vigoureux après une si longue abstinence, lui ayant demandé quelle vertu il préférait à toutes les autres, Nicolas lui répondit que c’était l’obéissance : sur quoi l’évêque lui ordonna aussitôt de manger un pain qu’il lui présenta. Le solitaire obéit ; mais à peine avait-il mangé la première bouchée qu’il éprouva des vomissements très violents, et il lui fut impossible de continuer à manger. L’évêque de Constance, ne croyant pas encore au récit de son suffragant, voulut s’assurer par lui-même de la vérité des faits. Il se rendit donc auprès de Nicolas, et il lui demanda comment il pouvait vivre ainsi sans manger. Le frère lui répondit que lorsqu’il assistait à la messe, ou qu’il prenait la sainte eucharistie, il sentait une force et une douceur qui le rassasiaient et lui tenaient lieu de nourriture. Il avait plus d’une fois avoué à ses amis les plus intimes que la méditation toute seule produisait en lui ces effets ; de sorte que, lorsqu’il contemplait la passion du Sauveur, et qu’il recevait dans son sein le souffle de Jésus mourant, ce souffle pénétrait son intérieur, et le fortifiait pour longtemps. (A. S. Mart.)
Il en fut de même de sainte Catherine de Sienne. Dès son enfance, jusqu’à l’âge de quinze ans, elle ne prenait que du vin rouge mêlé avec beaucoup d’eau, et un peu de nourriture ; mais depuis cet âge elle se contenta de ne prendre que de l’eau, du pain et des herbes. À vingt ans elle s’abstint de pain, puis de toute nourriture extérieure, sans que sa santé en fût le moins du monde altérée ; elle ne fit qu’en éprouver un besoin plus grand de recevoir souvent la sainte eucharistie. Cet aliment divin, en même temps qu’il augmentait les flammes de son amour, lui rendait toujours plus douloureuse aussi cette vie qui la séparait de son bien-aimé ; de sorte que, toutes les fois qu’elle communiait, elle était accablée d’une grande tristesse. Cependant elle recevait en même temps d’ineffables consolations, qui lui ôtaient non seulement le désir, mais encore la possibilité de prendre aucune nourriture extérieure ; et lorsqu’elle voulait essayer de manger quelque chose elle éprouvait de grandes douleurs, et ne pouvait rien garder. Cette disposition extraordinaire occupa beaucoup, comme il arrive toujours en pareil cas, les parents et les amis de la sainte. Ils s’adressèrent à plusieurs reprises à ses confesseurs ; et ceux-ci, ne sachant eux-mêmes que penser, lui ordonnèrent plus d’une fois de manger quelque chose ; mais à chaque fois elle courut risque de la vie. Elle essaya de temps en temps de se mettre à table avec les autres, s’efforçant de manger comme eux ; mais à peine avait-elle la nourriture dans la bouche qu’elle était obligée de la rejeter avec d’horribles souffrances, qui excitaient la compassion de tous les assistants. Après bien des essais, on la laissa enfin tranquille, et elle ne prit plus que de l’eau pure. Devant les autres, elle attribuait cette disposition extraordinaire à ses péchés ; mais à chaque fois aussi qu’elle recevait l’eucharistie, elle y puisait une force incroyable. Souvent la vue seule de la sainte hostie, ou même d’un prêtre qui avait dit la messe le matin, produisait en elle le même effet. Et plus d’une fois, lorsqu’elle était près de succomber à l’épuisement, on la vit reprendre subitement ainsi des forces, et accomplir sans fatigue les œuvres de charité les plus pénibles.
Sainte Rose de Lima imita aussi sous ce rapport sainte Catherine, qu’elle avait prise pour modèle. Lorsqu’elle allait à la communion, elle avait la figure d’un ange ; de sorte que le prêtre était comme frappé de stupeur. Si on lui demandait quel effet l’eucharistie produisait en elle, elle balbutiait, disant qu’elle ne trouvait point de mots pour exprimer ce qu’elle pensait ; qu’au reste tout ce qu’elle pouvait dire, c’est qu’elle passait alors tout entière en Dieu, et qu’elle était inondée d’une telle joie que rien dans la vie ordinaire ne pouvait lui être comparé. Cette divine nourriture la rassasiait et la fortifiait tellement que, lorsqu’elle revenait de l’église, elle marchait d’un pas ferme et agile, tandis que, lorsqu’elle y allait au contraire, elle était souvent obligée de s’arrêter pour respirer, tant elle était épuisée par le jeûne, les veilles et les mortifications. Ses parents s’apercevaient facilement alors des effets que l’eucharistie produisait en elle ; car, à peine revenue chez elle, elle entrait dans sa chambre, et y restait jusqu’à la nuit. Et lorsque le soir on l’engageait à manger quelque chose, elle répondait qu’elle était tellement rassasiée qu’il lui était impossible de rien prendre. Elle passa ainsi une fois huit jours sans manger ; et toutes les fois que le saint sacrement était exposé aux quarante heures, elle passait tout ce temps à genoux en sa présence.
Quand on demandait à la bienheureuse Lydwine d’où lui venait son sang, puisqu’elle ne mangeait rien : « D’où vient, répondait-elle, au cep sa sève au printemps, puisque l’hiver il sèche et dépérit ? » Et elle ajouta qu’elle puisait plus de force dans une bonne méditation que d’autres dans les mets les plus recherchés. Sainte Angèle de Foligno trouva pendant douze ans dans l’eucharistie des forces suffisantes pour pouvoir se passer de toute autre nourriture. Il en fut ainsi de sainte Colombe de Rieti, de Dominica de Paradis, qui ne prenait rien autre chose pendant tout le carême ; de l’évêque saint Mocdoc, qui, une fois pendant quarante jours, vécut seulement de la sainte eucharistie, et qui, après ce temps, parut à ses disciples plus fort qu’auparavant. À Norfolk, dans le nord de l’Angleterre, vivait une sainte fille que le peuple avait nommée Jeanne Matles, c’est-à-dire sans nourriture, parce que, pendant quinze ans, elle n’avait pris que l’eucharistie. La sœur Louise de la Résurrection, en Espagne, vécut ainsi pendant plusieurs années. Il en fut de même de sainte Colette, d’Hélène Encelmine, qui rendait par le nez toute autre nourriture ; des abbés Ebrulph et Fantin, de Pierre d’Alcantara et de beaucoup d’autres, particulièrement chez les Pères du désert.
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CHAPITRE VI
Comment la mystique règle les rapports entre la veille et le sommeil. Comment elle fait supporter avec patience les maladies, ou inspire la pensée d’en demander à Dieu de nouvelles. Marie Bagnésie. Lydwine. Colette de Gand. Sainte Rose.
La mystique purgative ne règle pas seulement l’instinct qui porte l’homme à chercher la nourriture dont il a besoin pour vivre, mais elle soumet encore à sa discipline une autre nécessité corporelle non moins impérieuse, à savoir le sommeil. La vie de l’homme ici-bas est placée entre le monde spirituel et le monde physique. Bien plus, l’homme réunit en soi ces deux mondes dans l’âme et le corps dont son être se compose. Or, de même que le monde spirituel, relativement au monde extérieur, est comme le jour, et celui-ci comme la nuit, ainsi notre être peut-il être considéré comme étant divisé en deux parties, un côté lumineux et un côté ténébreux : l’âme est le premier, et le second consiste dans le corps. On peut donc dire en un certain sens qu’il fait jour en nous lorsque, s’élevant au-dessus du corps et de la nature, notre âme entre en Dieu et dans le monde des esprits et qu’elle se réchauffe à sa lumière, tandis qu’il fait nuit chez nous, au contraire, lorsque notre âme, se détournant du monde spirituel, descend dans le monde visible. On peut dire encore que, sous ce rapport, l’état de l’homme avant la chute était une veille continuelle, et que l’homme alors marchait toujours à la lumière du monde spirituel, tandis que depuis le péché, son œil se fermant à cette lumière supérieure, il est descendu dans le monde inférieur, qui, comparé au premier, est comme un monde de songes et d’illusions. Or la mystique, s’efforçant de rétablir autant qu’il est possible ici-bas l’état primitif de l’homme, doit s’appliquer à faire prédominer en lui le côté lumineux, et à diminuer autant qu’il est possible le temps que nous sommes obligés de donner au sommeil, et qui est un temps perdu pour l’âme et les fonctions de l’intelligence.
Les suites de cette abstinence d’un autre genre sont analogues à celles qui résultent d’un jeûne prolongé. Les forces vitales, entretenues dans une activité continuelle, surexcitées d’ailleurs par le travail corporel, doivent à la longue, redoublant d’énergie, devenir comme des flammes dévorantes pour l’organisme, dont elles se sont en quelque sorte affranchies. Tendues par un effort persévérant, qu’interrompt rarement l’apaisement du sommeil ; ne se retirant qu’à de longs intervalles dans la masse du corps pour s’y rafraîchir, elles doivent acquérir une disposition habituelle à se dégager de cette masse, qui est devenue impuissante à les contenir et à les satisfaire. Le système nerveux, de son côté, par suite de la même cause, se dégage de plus en plus du système sanguin qui l’enveloppe en quelque sorte et lui fait équilibre. L’âme, affranchie de cette manière du poids accablant du corps, peut se mouvoir facilement dans toutes les directions, et s’élever sans peine dans ces régions supérieures qui sont sa véritable patrie.
La mystique peut bien aider par sa discipline l’homme intérieur à se dégager de son enveloppe ; mais quand elle obtient ce résultat, c’est presque toujours au détriment de l’homme extérieur. En effet, la santé repose sur le triple accord de la vie du sang avec la nature extérieure, de la vie des nerfs avec la nature spirituelle, et enfin de l’esprit avec la nature. Tous ces rapports ont depuis le péché acquis un certain équilibre dans une sorte de température moyenne qu’ils gardent tant bien que mal, jusqu’à ce qu’une force étrangère vienne le rompre. Or la vie mystique introduit l’homme dans des régions supérieures, où les rapports ordinaires perdent leur valeur ; où, par conséquent, l’accord qui existait auparavant ne suffit plus. De là résulte un état de maladie ou de souffrance qui dure jusqu’à ce qu’une harmonie nouvelle et d’un ordre supérieur se soit établie. Et d’abord, la vie du sang est troublée par la pauvreté des matériaux qui doivent l’entretenir. La vie, ou plutôt l’âme qui est dans le sang, est comme la reine dans une ruche d’abeilles : c’est elle qui, dans l’économie animale, est chargée de fournir les aliments nécessaires. Or ces aliments, il faut qu’elle les cherche au dehors, et que, renouvelant le sang par eux, elle le rende propre à être assimilé par l’organisme. Si, par une cause quelconque, elle ne peut se procurer ces matériaux en quantité suffisante, le sang appauvri est contraint de se tourner contre les organes, pour y chercher l’aliment qui lui manque. De cette lutte du sang contre la chair résulte une guerre générale de tous les organes les uns contre les autres, laquelle, commençant par l’estomac, s’étend bientôt à l’organisme entier.
La privation du sommeil, quand elle est portée à un certain degré, produit les mêmes désordres dans le système nerveux. L’âme, toujours active et éveillée, est obligée de tenir continuellement en mouvement le fluide nerveux, par le moyen duquel elle accomplit ses opérations. La flamme consume sans cesse l’huile de la vie ; et jusqu’à ce qu’un nouvel équilibre se soit établi, jusqu’à ce que la flamme de la vie se soit clarifiée et que l’huile qui l’entretient se soit éthérisée, ce manque de proportion doit produire des effets plus ou moins fâcheux, qui se manifestent au dehors par des crampes et des convulsions, indice certain d’une guerre terrible entre les nerfs et les muscles. Le renouvellement et la reproduction des matériaux nécessaires à l’entretien de la vie s’arrêtent ou sont retardés. L’homme, il est vrai, puise alors dans les régions supérieures où Dieu l’a introduit des forces qui l’aident à soutenir la lutte. Mais comme la nature continue toujours de faire valoir ses droits, ce combat se prolonge souvent jusqu’à la mort. Et dans ces circonstances il ne reste à l’homme d’autre part à prendre que d’accepter volontairement ses souffrances, ou même d’en demander à Dieu de nouvelles, afin qu’elles puissent lui servir de moyen pour discipliner la vie intérieure. On voit par là combien cet état est différent de celui des hommes qui vivent de la vie extérieure. Chez eux, l’instinct vital se met aussitôt en garde contre le mal physique qui essaie de pénétrer dans leur organisme, et commence une lutte sérieuse, dont les conditions sont réglées par une sorte de gymnastique instinctive, et dont l’issue est d’une suprême importance, parce qu’elle doit décider de la bonne disposition du corps et de la vie physique.
Celui-là seul vaut quelque chose dans le monde extérieur qui sort victorieux de ce combat. Mais il n’en est pas ainsi chez ceux qui veulent se préparer à une vie intérieure et recueillie en Dieu. Ils savent que tous ces maux sont les avant-coureurs de la mort que nous ne pouvons éviter, ou plutôt qu’ils ne sont, pour ainsi dire, qu’une sorte de mort répandue çà et là dans la vie et luttant contre elle. Lorsqu’ils voient la maladie approcher, ils ne se déconcertent point, car ils savent qu’ils ne peuvent se dégager des conditions ordinaires de l’humanité, pour entrer dans de nouveaux rapports, que par la lutte et les contradictions. Loin de se laisser aller à l’impatience, ils acceptent leurs maux comme une épreuve, qui, courageusement supportée, hâtera leurs progrès dans les voies où ils se sont proposé de marcher. Ils ne se laissent point guider par cet instinct naturel de la conservation, qui gît au fond de tous les hommes ; car ils savent qu’il doit être discipliné et dompté comme tous les autres. La lutte chez eux a pris une autre direction ; ce n’est pas contre le monde extérieur, mais contre eux-mêmes qu’ils combattent. La guerre qu’entreprennent ces héros spirituels est bien autre que celle qui exerce les hommes ordinaires. Et si, chez ces derniers, l’effet dramatique est plus grand, les premiers sont bien dédommagés par les avantages que leur procure la victoire. Car tout leur profite dans cette lutte, les pertes aussi bien que le gain, et chaque défaite qui diminue les forces du corps augmente d’autant celles de l’âme et la puissance de la volonté.
Parmi le grand nombre de héros qui se sont distingués dans cette guerre mystérieuse, et qui ont su trouver la santé spirituelle dans les maladies du corps, nous citerons d’abord Marie Bagnésie, née à Florence en 1544, dont la vie a été écrite par Campi de Pontremoli, moine augustin, qui avait été son confesseur pendant vingt-deux ans. Ses parents l’avaient confiée après sa naissance à une pauvre nourrice, qui n’avait pas osé leur dire qu’elle n’avait point de lait ; de sorte que la pauvre petite serait morte de faim si les voisins de sa nourrice ne lui avaient apporté de temps en temps un œuf pour la soutenir, et si elle n’avait elle-même, une fois devenue plus grande, ramassé par terre les miettes de pain qu’elle trouvait. Elle devint bientôt remarquablement belle. Elle visitait quelquefois sa sœur aînée, qui était au couvent. Les religieuses lui faisaient chanter alors les petites chansons qu’elle avait apprises par cœur : « Chante, Mariette, lui disaient-elles après lui avoir mis un voile sur la tête ; personne ne te voit. » Et elle se mettait aussitôt à chanter d’une voix angélique, qui ravissait tout le monde. Elle se sentit dès l’enfance attirée vers la vie intérieure, quoique la mauvaise santé de sa mère la forçât de conduire la maison. Et lorsque, étant devenue nubile, son frère lui proposa de la marier, elle fut saisie d’une telle horreur que tout son sang en fut bouleversé, et qu’elle contracta à l’instant même le germe d’une maladie qui ne la quitta plus. Son père employa tous les moyens pour la guérir ; mais les remèdes dont il avait fait usage ne firent qu’empirer le mal ; de sorte qu’on dut lui administrer l’extrême-onction. Il consulta une femme de Lombardie, qui prescrivit un emplâtre composé de sel et d’une multitude d’ingrédients très actifs ; puis on étendit l’emplâtre sur un drap, dont on enveloppa le corps nu de Marie. On fut bientôt obligé de l’ôter à demi morte, et la peau resta sur l’emplâtre ; de sorte qu’elle était tout écorchée.
Son père, espérant lui procurer quelque soulagement, lui proposa de prendre l’habit de Saint-Dominique ; et elle fit ses vœux comme tertiaire. Sa joie en fut si grande qu’elle put se lever de son lit, et parcourir la ville pour aller visiter les églises et les couvents au milieu d’un grand concours de peuple que l’étonnement et l’admiration amenaient autour d’elle. Mais ce fut la dernière fois qu’elle sortit pendant sa vie. Quelques jours après elle se remit au lit pour ne plus se relever pendant quarante-cinq ans. Elle souffrit pendant ce temps des maux de toutes sortes, des fièvres violentes, un mal de tête continuel, des élancements dans les côtés, et un asthme si violent qu’elle n’osait rester la nuit sans lumière, et qu’elle était près d’étouffer lorsque celle-ci s’éteignait. Tantôt elle devenait sourde, tantôt muette. Elle souffrait aussi de la pierre ; en un mot il n’y eut pas un seul membre de son corps qui n’eût quelque maladie particulière ; et on fut obligé de lui donner l’extrême-onction. Mais bientôt son état offrit certains rapports avec l’année ecclésiastique. Ordinairement, chaque vendredi, de nouvelles souffrances apparaissaient. Il en était ainsi de la semaine sainte et du temps pascal, de l’Ascension, des fêtes de la sainte Vierge et des autres saints, particulièrement de ceux qu’elle invoquait comme ses patrons. Ceux qui vivaient avec elle le savaient très bien ; et lorsqu’elle se trouvait plus mal ils se disaient : Ce n’est pas étonnant, telle ou telle fête approche. Mais plus son corps était abattu dans ces occasions, plus elle se sentait fortifiée et consolée dans son intérieur. Sa vie avec cela était un jeûne continuel, et ce qu’elle mangeait aurait à peine suffi pour nourrir un oiseau. Deux bouchées de pain, quelques baies et une gorgée d’eau faisaient tout son repas. Quelquefois elle se contentait de mâcher quelques câpres, ou des pépins de pomme, ou un peu d’herbe, ou une olive, et malgré cela elle s’accusait encore de gourmandise. L’eucharistie seule la fortifiait ; et lorsqu’elle était obligée de s’en passer pendant deux ou trois jours, à cause de quelque médecine qu’il lui fallait prendre, elle devenait tellement faible que les médecins craignaient qu’elle ne mourût.
Aux maux corporels dont elle était affligée vinrent se joindre ceux que lui firent souffrir les hommes, et particulièrement une servante qui était depuis vingt-quatre ans dans la maison. Si Marie pouvait se lever un instant, elle se mettait aussitôt à la tourmenter, lui commandant tantôt ceci, tantôt cela. Encore bien souvent, la pauvre malade devait-elle deviner à moitié les ordres qu’on lui donnait. Lorsque cette servante impitoyable rentrait, et que ses ordres n’avaient pas été exécutés, parce que la douleur ou la faiblesse n’avait pas permis à Marie de le faire, elle remplissait la maison de ses cris, mettait tout sens dessus dessous, et devenait d’autant plus furieuse que la malade cherchait davantage à l’adoucir. D’autres quelquefois venaient jusqu’à son lit de douleur, et la rendaient témoin de la haine et de la fureur réciproque dont ils étaient transportés ; jusqu’à ce que, sortant de son lit et se jetant à leurs pieds, elle les suppliât de se réconcilier. Ces scènes augmentaient presque toujours son mal ; de sorte que son lit tremblait sous elle, et que la sonnette qui était au-dessus de sa tête était mise en mouvement. D’autres venaient lui confier leur désespoir, afin de trouver auprès d’elle quelques consolations. Si la douleur ou l’épuisement l’empêchait de parler, elle recevait d’en haut la force nécessaire ; et, assise dans son lit, le visage enflammé par le zèle et la charité, elle parlait comme si rien ne lui eût manqué.
Au milieu de ces souffrances de toute sorte, elle gardait une patience et une résignation admirables. « Si je ne souffre pas assez, disait-elle à Dieu, faites-moi souffrir davantage ; mais augmentez aussi en moi la patience, pour que je ne vous offense pas. » Elle avait fait vœu d’obéissance à son confesseur. Un jour qu’on était allé le chercher, parce que ses douleurs semblaient intolérables, il la consola et lui dit en s’en allant : « Allons, ma sœur, écoutez et reposez-vous. » À partir de ce moment, elle resta depuis le soir jusqu’au matin dans la même position, sans bouger ; de sorte que ses parents furent obligés d’envoyer chercher de bonne heure le confesseur, pour qu’il lui permît de se remuer. Elle avait de fréquentes extases : on la vit souvent élevée au-dessus de son lit. Son âme semblait alors se dissoudre dans les larmes. Elle avait soin de cacher aux hommes ses ravissements, et cherchait à les faire passer pour des défaillances. Mais ceux qui étaient autour d’elle savaient bien à quoi s’en tenir ; car dans ses évanouissements elle pâlissait, tandis que dans l’extase elle semblait fleurir comme une rose. Toujours gaie au milieu de ses douleurs, elle ne pouvait souffrir que quelqu’un de triste l’approchât. « Venez, lui disait-elle alors ; qu’avez-vous ? Ne soyez pas ainsi : donnez-vous à Jésus, qui est la véritable joie des âmes ; il descendra dans votre cœur et vous consolera. » Elle avait été avertie pendant sa vie de chaque mal particulier qui devait l’affliger ; sa mort lui fut aussi montrée dans une vision, et elle l’accepta avec la même résignation qu’elle avait accepté tous ses maux. Dans sa dernière maladie, un ulcère se forma dans sa gorge, et l’empêcha de communier. Mais son visage demeura toujours aussi serein que si elle eût vu le ciel ouvert. Elle persévéra dans ses dispositions jusqu’à la fin ; et lorsque déjà le pouls cessait de battre, et que son confesseur lui mit à la main le cierge des mourants, elle ouvrit encore une fois les yeux ; et l’expression de son visage était si joyeuse qu’elle remplit d’une ineffable allégresse le cœur de tous les assistants. (A. S. 28 mai.)
Nous pouvons ajouter à cet exemple celui de la bienheureuse Lydwine. Elle avait joui d’une santé parfaite jusqu’à l’âge de quinze ans, et s’était senti jusque-là peu d’attraits pour la vie intérieure ; mais arrivée à cet âge, comme elle était allée un jour sur la glace, selon la coutume des jeunes filles en Hollande, une de ses compagnes, passant près d’elle en patinant, chercha à s’appuyer sur elle pour éviter une chute. Lydwine fut jetée par le choc contre un tas de glace, et se brisa une des petites côtes. Il se forma aussitôt un ulcère intérieur qui résista à tous les remèdes ; de sorte qu’on crut qu’elle allait mourir. Mais un jour, s’étant jetée dans les bras de son père par un mouvement très rapide, l’abcès creva, et elle répandit par la bouche une grande quantité de pus. À partir de ce moment, elle resta infirme pendant trente-trois ans, c’est-à-dire jusqu’à sa mort. Elle fut, pendant ce temps, accablée d’une foule de maladies diverses. D’abord, elle fut dans l’impossibilité de se mouvoir ; et, lorsqu’on voulait la remuer, il fallait lui passer un lien sous les épaules, pour qu’elle ne se défit pas quelque membre. De 1414 à 1421, elle resta couchée sur le dos sans pouvoir remuer, si ce n’est la tête, l’épaule et le bras gauche. Elle perdit en même temps beaucoup de sang par la bouche, le nez et les oreilles, et souffrit continuellement d’une fièvre tierce très violente qui, après avoir brûlé ses os par des ardeurs intolérables, lui causait des frissons non moins pénibles ; après quoi elle tombait dans une espèce de syncope où elle ne pouvait ni parler ni entendre. Trois ouvertures s’étaient formées dans son corps, et par elles sortaient des vers d’une couleur verte de la longueur d’un pouce et gros comme un fuseau. Pour les attirer, on plaçait sur ces ouvertures des cataplasmes de farine et de miel.
Bientôt elle fut attaquée d’une hydropisie qui dura dix-neuf ans. Elle rejeta peu à peu le foie et les poumons. Elle ne pouvait ni boire, ni manger, ni dormir ; et cependant on ne sentait auprès d’elle aucune mauvaise odeur. Elle était continuellement tourmentée par des maux de tête et de dents très violents. Les deux moitiés de son corps semblaient vouloir se détacher. Elle avait au front une fente qui allait jusqu’au milieu du nez ; il en était de même pour la lèvre inférieure et le menton, et ces deux fentes étaient toujours arrosées de sang. Elle ne voyait point de l’œil droit, et l’œil gauche était si délicat qu’il ne pouvait supporter la lumière, ni le jour ni la nuit. Il n’était pas un membre dans son corps qui ne fût tourmenté de quelque mal. Et lorsque la peste éclata à Schiedam, elle en fut attaquée elle-même et en souffrit pendant longtemps.
Au milieu de toutes ces infirmités, elle conserva toujours sa mémoire et toute la force de son esprit, de sorte qu’elle pouvait consoler tous ceux qui venaient la voir, leur donner secours et conseils, même dans leurs maladies corporelles. Elle était dans la plus profonde indigence. Elle avait pour demeure une chambre étroite et obscure, et pour lit de la paille, et même pendant trois ans elle coucha sur une planche. C’est en cet état que la trouva l’hiver épouvantable de l’an 1408, où les poissons gelèrent dans l’eau. Bien souvent, pendant ce temps, on la trouva roidie par le froid dans son lit. Ses membres étaient tout noirs, ses larmes étaient gelées dans ses yeux, et il fallait le matin les dégeler avec de l’eau chaude ; de sorte que sa vie était un véritable miracle. Les riches l’avaient complètement oubliée. Beaucoup la regardaient comme folle, et se moquaient de ses ravissements. Pour elle, elle avait vendu tout ce que ses parents lui avaient laissé, pour en distribuer le prix aux pauvres ; de sorte qu’elle était réduite à un dénuement complet. Malgré cela, elle trouvait encore le moyen de donner à de plus pauvres qu’elle les aumônes qu’elle recevait ; et elle remerciait Dieu alors de l’avoir mise en état de secourir les malheureux. Au milieu de toutes ses misères, elle avait le courage de demander à Dieu de nouvelles souffrances, et pour son propre bien et pour celui des autres, et sa prière fut plus d’une fois exaucée. Ainsi, en 1425, elle aperçut dans une vision la couronne qu’elle devait recevoir après sa mort ; mais il y manquait encore quelque chose. Elle pria donc le Seigneur de lui permettre de marcher sur ses traces, et de la laisser ensuite fouler aux pieds, s’il le voulait. Il lui arriva comme elle l’avait désiré.
Philippe, duc de Bourgogne, étant entré en Hollande avec une armée de Picards, vint à Schiedam, où il fut reçu avec honneur par la bourgeoisie de cette ville. Quelques personnes de sa cour, entre autres un médecin et un chirurgien, prirent fantaisie d’aller voir Lydwine, dont ils avaient entendu parler. Ils s’adressèrent donc au curé, et le prièrent de les conduire chez elle. Celui-ci, ne soupçonnant point leurs desseins, y consentit. Mais lorsqu’ils furent arrivés, comme il voulait empêcher d’entrer les domestiques qui insistaient avec grand bruit pour être admis, ils répondirent à ces démonstrations par des coups et des injures. Ces barbares, une fois entrés, allumèrent un cierge, tirèrent les rideaux du lit de Lydwine, et même la couverture ; de sorte que le corps de la malade fut ainsi exposé à leurs regards. Une petite nièce qu’elle avait souvent avec elle, voulant s’opposer à cette inconvenance, fut jetée contre le lit, et resta boiteuse le reste de ses jours. Ils accablèrent alors la malade de toutes sortes d’affronts, palpèrent son corps et le percèrent en trois endroits avec leurs épées, et, comme elle était hydropique, il en sortit beaucoup de sang. Puis ils s’en allèrent après avoir essuyé le sang de leurs mains. Lydwine avait tout souffert avec patience ; mais un plus fort qu’elle s’était chargé de la venger. Les quatre scélérats moururent tous de mort violente dans le même hiver en divers lieux.
Nous pouvons ajouter à ces deux noms celui de sainte Colette de Gand. Elle avait cela de particulier que c’était la nuit que ses souffrances la prenaient : elles duraient jusqu’au matin, ou souvent jusqu’à midi ; elles redoublaient le dimanche, commençaient la veille au soir, et duraient quelquefois jusqu’aux matines du lundi. Il en était de même de toutes les fêtes, de celles de Noël, de Pâques et de Pentecôte, où ses douleurs augmentaient d’intensité et de durée, selon la solennité de la fête. Ce qu’il y avait de surnaturel dans ses états se trahit en ce que, au milieu même de ses plus grandes douleurs, si elle recevait une visite qu’elle ne pouvait refuser, elles disparaissaient à l’instant même pendant tout le temps que durait l’entretien, et elle en gardait à peine un souvenir. Mais elle payait cher ces moments de répit ; car à peine la visite était-elle finie que ses douleurs revenaient plus violentes qu’auparavant ; de sorte que souvent elle vomissait le sang. Elle souffrait aux fêtes des martyrs les mêmes supplices qu’ils avaient endurés ; et il ne se passait point de semaine où elle n’eût à renouveler ainsi dans son propre corps l’histoire d’un ou de deux martyrs. Le jour de la Saint-Laurent, elle était brûlée dans le feu ; elle était écorchée avec saint Barthélémy, et crucifiée avec saint Pierre. Il lui semblait quelquefois que ses yeux étaient dévorés par des charbons ardents, et d’autres fois que tous ses membres étaient brisés par des barres de fer. Souvent aussi il lui semblait qu’elle avait dans les yeux deux lampes brûlantes qui se remuaient à chaque mouvement qu’elle faisait. Une autre fois, sa langue rentrait dans le gosier, de sorte qu’elle pouvait à peine respirer. Il est vrai qu’elle était alors consolée par des esprits invisibles ; mais, malgré cela, elle avait coutume de dire à son confesseur : « Le combat des martyrs qui sont glorifiés maintenant dans le ciel a été facile, car il durait peu. » Mais son martyre à elle dura cinquante années entières. (A. S., 6 mart.)
Quelquefois la souffrance semble faire un dernier effort sur les limites de cette vie, afin d’achever de purifier les âmes que Dieu veut glorifier. Il en fut ainsi pour sainte Rose de Lima. Après avoir beaucoup souffert pendant trente et un ans, se trouvant en parfaite santé, elle dit un jour à son amie, la femme de Gonzalve : « Savez-vous, ma mère, que dans quatre mois je m’en irai de ce monde ? Mais les souffrances de ma dernière maladie seront terribles, et la plus grande de toutes sera une soif inextinguible. Ne m’abandonnez donc pas alors, je vous en supplie, et ne refusez pas à mon palais desséché et à mes entrailles embrasées le rafraîchissement dont j’aurai besoin. » Elle venait, en effet, d’avoir une vision où il lui avait été prédit que les douleurs qui lui étaient réservées surpasseraient de beaucoup tout ce qu’elle avait souffert jusque-là ; que chaque membre de son corps épuisé aurait son supplice particulier, qu’elle endurerait la même soif que le Sauveur avait soufferte sur la croix, et que ses os seraient pénétrés jusqu’à la moelle d’ardeurs intolérables. Trois jours avant l’époque qui lui avait été fixée, elle voulut visiter encore une fois le petit oratoire qui était dans le jardin de ses parents, et qui lui était devenu si cher. Là, croyant être seule, elle chanta son chant du cygne avec une voix d’une inexprimable douceur et, dans des paroles d’un rythme admirable, recommanda sa mère à la protection du Ciel ; de sorte que celle-ci, qui écoutait en secret, ressentit comme un frisson jusqu’au fond de son être. La veille du 1er août, elle s’était couchée très bien portante encore ; mais, à minuit, on l’entendit pousser des plaintes lamentables. Son amie et ses parents, étant accourus, la trouvèrent étendue par terre, les membres roides et immobiles. Sa respiration haletante et un faible reste de voix annonçaient seuls qu’il y avait encore en elle une étincelle de vie. On lui demanda ce qu’elle avait ; elle put à peine répondre avec des paroles entrecoupées qu’elle n’avait aucun mal particulier, mais qu’elle sentait que la mort s’était emparée de ses entrailles. On lui demanda si elle voulait le médecin : Le médecin céleste, répondit-elle. On la mit au lit ; mais elle ne pouvait ni se remuer ni rester tranquille. De son front pâle coulait une sueur froide, son souffle semblait comprimé par un poids accablant. Toutes ses artères luttaient de vitesse dans leurs mouvements. De temps en temps, son corps presque vide de sang s’enflait, et était ébranlé par d’affreuses convulsions, et elle ne paraissait trouver de soulagement qu’en prononçant doucement le nom de Jésus. Le matin, les médecins furent effrayés de l’état de la malade, et déclarèrent que ses souffrances dépassaient l’ordre naturel et le cercle de leur art.
Un de ses confesseurs l’engagea à découvrir au médecin ce qu’elle souffrait ; et, comme elle hésitait, il le lui ordonna en vertu de la sainte obéissance. Elle recueillit ses forces : « Je sais que je mérite ce que je souffre, dit-elle ; mais je ne savais pas que tant de souffrances pussent accabler le corps humain, et se partager ainsi entre tous ses membres. Il me semble qu’une boule de fer rougie au feu me traverse les tempes, qu’une pique embrasée me va de la tête aux pieds, et qu’un poignard brûlant allant de droite à gauche me perce le cœur, tandis que ma tête est comme serrée par un casque tout en feu, et frappée continuellement de coups de marteau. Mes os tombent lentement en poussière ; leur moelle est desséchée et s’en va en cendre, tandis que de temps en temps un froid aigu me pénètre toutes les fibres. Chaque articulation souffre un supplice particulier, pour lequel je ne trouve aucun nom ni aucune comparaison. Une seule chose m’est évidente, c’est qu’avec tout cela j’avance peu à peu vers le terme de ma vie. Mes souffrances doivent durer encore plusieurs jours ; et ce qui m’afflige, c’est d’être à charge plus longtemps que je ne voudrais à ceux qui m’entourent. Au reste, que Dieu accomplisse en moi sa sainte volonté ; je ne refuse ni la mort ni ces douleurs, plus cruelles que la mort même. » Les médecins furent frappés de cette déclaration. Ils ne pouvaient douter de la vérité des paroles de Rose ; et cependant aucun signe ne trahissait un mal mortel, et le pouls n’annonçait point de fièvre. La vierge avait toutefois déjà confié à son confesseur que les médecins s’efforçaient en vain de connaître la nature de sa maladie, qu’il n’y avait de remède que la patience ; et elle le pria qu’on la laissât tranquille pendant quelques jours.
Elle passa le 6 août, jour de la Transfiguration, non sur le Thabor, mais sur le Calvaire. D’autres souffrances naturelles vinrent s’ajouter à celles qui l’accablaient déjà. Et d’abord, tout le côté gauche de son corps fut paralysé, et elle ne pouvait se servir que de sa langue. Elle ne sentait la présence de ses membres que par leur poids. Elle fut ensuite attaquée d’une péripneumonie, puis d’un asthme, d’une sciatique, puis d’une colique affreuse, d’une goutte au pied droit, et enfin d’une fièvre inflammatoire continue. Au milieu de tous ces supplices, elle conserva le calme et la confiance. Elle soupirait quelquefois, mais sans se plaindre ; elle demandait même de souffrir davantage encore, et plaisanta une fois sur son état. Elle n’avait demandé qu’une chose à Dieu, c’est que les douleurs dont elle souffrait à la tête ne lui ôtassent pas l’usage de la raison, ce en quoi elle fut exaucée. La soif vint s’ajouter à tous ces maux, et leur donner un nouvel aiguillon. Elle regarde alors d’un œil voilé par les larmes son amie, lui demandant un peu d’eau, et disant que du fiel et du vinaigre lui paraîtraient doux, si elle en pouvait avoir. Mais son amie refusa de lui en donner, parce que les médecins l’avaient défendu. Rose lui rappela la promesse qu’elle lui avait faite quatre mois auparavant. Mais son amie persista dans son refus ; et il ne lui resta plus qu’à s’écrier comme le Sauveur : J’ai soif.
Cependant les signes de la mort se déclarèrent, et on lui administra les derniers sacrements. Elle eut encore assez de force pour faire une confession générale de toute sa vie. Lorsqu’elle apprit qu’on lui apportait le saint viatique, elle sembla se reprendre à la vie ; et, incapable de contenir sa joie, elle tomba dans une profonde extase, pendant laquelle cependant, au grand étonnement des assistants, elle put répondre au prêtre qui lui présentait l’hostie. Lorsqu’elle l’eut reçue, elle resta pâle et sans mouvement ; et son confesseur fut obligé de la rappeler à elle-même pour s’assurer qu’elle l’avait avalée. Elle reçut l’extrême-onction avec une grande joie, comme si elle allait au triomphe, et non à la mort. On voyait qu’à mesure que son corps affaibli approchait de sa dissolution, son âme devenait plus forte et plus joyeuse. Les ravissements devinrent aussi plus fréquents et plus doux ; et quelques heures avant sa mort, revenant d’une de ses extases, elle dit à son confesseur qu’elle regrettait d’avoir si peu de temps de reste, parce qu’elle aurait pu lui raconter des choses ineffables de l’éternité et de la bonté de Dieu. Elle prit ensuite congé de la manière la plus touchante de tous ceux qu’elle aimait, et mourut le jour de la Saint-Barthélemy, à minuit, avec une pleine connaissance, sans manifester la moindre crainte, les yeux levés vers le ciel, et en prononçant ces paroles : Jésus, Jésus, Jésus, soyez avec moi.
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CHAPITRE VII
Comment la mystique purifie et discipline la vie moyenne. Des pénitences et des mortifications. Suso. Sainte Rose. Saint Dominique l’Encuirassé. François de la Croix. Françoise du Saint-Sacrement.
La mystique, après avoir discipliné la vie inférieure, s’attache à la partie moyenne de l’homme, à cette partie ou convergent en quelque sorte les rayons des deux autres parties ; entre lesquelles elle est située. Les instincts organiques une fois réglés, elle attaque les penchants et les inclinations de l’appétit concupiscible et irascible, et cherche à s’emparer de tous leurs mouvements, y comprimant les instincts qui veulent éclater d’une manière violente, étouffant ceux qui ne veulent connaître aucune mesure, mettant un frein à ceux qui veulent aller trop vite, et éperonnant au contraire ceux qui marchent trop lentement ; recueillant ceux qui sont dispersés, assouplissant ceux qui sont indociles, rabaissant ceux qui veulent s’élever, élevant ceux qui se tiennent trop bas, et exerçant sur tous la surveillance la plus sévère. Elle se sert pour cela des mêmes moyens dont elle s’est servie pour assujettir les instincts de la vie inférieure. Ces moyens sont de deux sortes : les uns volontaires, tels que les mortifications et les pénitences ; tandis que les autres sont l’effet de quelque disposition particulière de la providence. Nous étudierons dans ce chapitre les premiers.
La mystique, à son premier degré, a cherché à dégager, autant que cela peut se faire, la vie organique des liens qui la tenaient comme enfermée dans le cercle de la nature, qu’elle devait au contraire, avant la chute, contenir et dominer. Elle a obtenu ce résultat par l’abstinence, en réduisant au plus strict nécessaire les matériaux indispensables à l’entretien du corps, et de plus en tenant toujours éveillée et tendue, par la privation du sommeil, la force vitale cachée au dedans ; de sorte que celle-ci, devenue plus élastique, plus électrique, et s’arrachant, pour ainsi dire, à ses organes devenus eux-mêmes plus déliés, a repris ainsi en partie l’empire qu’elle devait à l’origine exercer sur eux et sur elle-même. Les puissances de cette région inférieure se sont ainsi rapprochées de celles de la région moyenne de l’homme, de même que ses organes, prenant un caractère plus nerveux, se sont rapprochés aussi des organes qui servent aux opérations de l’âme. Mais ceux-ci sont eux-mêmes captifs et grossiers encore, jusqu’à ce que la vie ascétique les ait disciplinés. Il s’agit de les convertir à leur tour, et de leur imprimer une autre direction que celle qu’ils ont prise jusque-là. Se détournant de leur but primitif, ils se sont laissé égarer par les objets extérieurs qui flattent les sens. Il faut donc les accoutumer maintenant à mépriser ces plaisirs bas et sensibles, et à aimer ce qui déplaît aux sens. Par cet exercice, je dirais presque par cette gymnastique, continuée pendant longtemps, les courants des affections humaines changent peu à peu de direction, de même que les pôles de l’aimant le plus fort par un frottement répété. Et, comme cet exercice brise et fait mourir la puissance des appétits dans les régions inférieures où ils se sont tenus jusque-là, pour les faire revivre dans un domaine plus élevé, on l’appelle du nom de mortification. Les vies des saints sont remplies du récit de ces mortifications ; nous nous contenterons d’en citer ici quelques exemples.
Suso nous raconte, avec le langage naïf de son temps, comment il châtiait sa nature vive et impétueuse, et quelles ruses il inventait pour soumettre le corps à l’esprit. Il portait une chemise de crin et une chaîne de fer, jusqu’à ce qu’enfin le sang qui coulait de son corps le força d’ôter l’une et l’autre. Il se fit faire ensuite un vêtement composé de cent cinquante épingles pointues, dont les pointes étaient tournées en dedans, et qui étaient attachées à des courroies. Il le portait la nuit même, par le plus grand froid ou par la plus grande chaleur. Puis il se fit une croix de bois de la longueur d’une palme, et large dans la même proportion. Il y enfonça trente clous dont les pointes ressortaient ; puis il se la mit sur le dos nu entre les épaules, et la porta ainsi jour et nuit pendant dix-huit ans. À chaque mouvement qu’il faisait, ou quand il se couchait le soir, il devenait tout ensanglanté ; et la douleur était si grande qu’au commencement sa nature délicate en fut épouvantée. Il n’avait besoin que de frapper cette croix avec le poing quand il voulait se donner une discipline plus forte. Pour qu’il ne pût la nuit s’aider sans le vouloir, il s’était fait faire un gant de cuir, auquel étaient attachées partout des pointes de laiton, qui le blessaient toutes les fois qu’il portait la main quelque part pour s’aider. Il endura ce supplice pendant seize ans, jusqu’à ce qu’il fût parvenu à briser sa nature. Un ange lui apparut alors dans une vision, et lui annonça que Dieu ne voulait pas qu’il continuât plus longtemps. Sa couche était une vieille porte de rebut, sur laquelle il étendait une nappe de jonc très mince, qui n’allait que jusqu’aux genoux. Le jour, il s’enveloppait dans un manteau grossier, mais qui était aussi trop court ; de sorte que les pieds lui gelaient quand il voulait les étendre. Ses disciplines étaient fréquentes et terribles. Il n’accordait à son corps aucune satisfaction, ni pour la température, ni pour le boire, ni pour le manger. Souvent il était dévoré d’une telle soif que, lorsqu’après complies le prieur jetait, selon la coutume, de l’eau bénite sur les frères, il ouvrait la bouche vers le goupillon, pour qu’une goutte d’eau vînt rafraîchir sa langue embrasée.
Sainte Rose de Lima l’emporta encore sur lui par les inventions qu’elle sut trouver pour châtier son corps. Lorsqu’elle prit l’habit de Saint-Dominique, elle se fit avec des chaînes une discipline, dont elle se frappait sans miséricorde, de sorte que chaque coup atteignît une autre partie du corps. Cette mortification lui ayant été interdite, elle se ceignit les reins d’une triple chaîne de fer, dont elle fixa les deux bouts avec un cadenas ; puis, après l’avoir fermée, elle jeta la clef. La peau fut bientôt enlevée, et la chaîne s’enfonça si avant dans la chair qu’elle disparut presque entièrement, et pénétra jusqu’aux nerfs de cette région. Aussi ressentit-elle une nuit une douleur très violente aux hanches ; et comme elle ne pouvait ouvrir la chaîne, parce qu’elle n’avait pas la clef, elle crut qu’elle allait mourir. Après de longs et vains efforts, elle eut recours à la prière qui ouvre les cieux. Le cadenas s’ouvrit aussitôt de lui-même, et la chaîne céda ; mais il fallut de grands efforts pour l’arracher des chairs, de sorte que la peau y resta attachée et que le sang coula en abondance. Lorsque la plaie fut guérie, elle reprit sa ceinture ; mais son confesseur la força à la lui remettre. Elle porta aussi pendant plusieurs années un cilice fait avec des crins de cheval et garni de pointes ; mais on le lui ôta aussi. À peine sortie de l’enfance, elle s’était fait une couronne d’étain, garnie intérieurement de pointes, et qu’elle porta longtemps en secret sur sa tête. Puis, les dix dernières années de sa vie, elle en porta une autre composée d’un cercle d’argent, garni intérieurement de quatre-vingt-dix-neuf pointes, formant trois lignes, et placées en cercle. Elle la portait en secret sous son voile ; de sorte qu’au moindre mouvement qu’elle faisait les pointes entraient dans sa tête, et qu’elle finit par ne presque plus pouvoir parler sans douleur, bien moins encore tousser ou éternuer. Lorsqu’elle était tentée, elle frappait dessus un ou deux coups, et repoussait ainsi la tentation. Elle avait pour lit une table composée de sept morceaux de bois noueux, dont les intervalles étaient remplis par trois cents morceaux de pots cassés ; de sorte que les pointes lui causaient une telle douleur que, malgré son héroïque patience, la seule pensée de cette couche, sur laquelle elle avait dormi pendant quinze ans, la faisait frémir. Ce ne fut que dans les dernières années de sa vie, lorsque ses infirmités eurent augmenté, qu’elle passa les nuits assise sur une chaise et tremblante de froid.
Dès le commencement du XIe siècle, on considérait la discipline comme un moyen ascétique excellent. La flagellation avait été d’ailleurs sanctifiée par Notre-Seigneur lui-même dans sa passion, et la mystique ne pouvait manquer de saisir ce rapport. Elle a le double avantage d’affaiblir les forces de la vie inférieure par le sang qu’elle fait perdre, et celles de la vie supérieure par les douleurs qu’elle cause. Elle devait donc paraître à l’austérité excessive de cette époque comme le moyen le plus puissant de dompter la chair, et d’expier non seulement ses propres péchés, mais encore ceux des autres. Ce moyen, embrassé avec ardeur par une génération énergique, ne pouvait manquer d’être bientôt poussé à l’extrême. Déjà, au temps de saint Grégoire VII et de Pierre Damien, Dominique l’Encuirassé avait pratiqué à Font-Avellane cette mortification à un degré qui semble toucher aux limites du possible. Il avait passé sa jeunesse dans la solitude de Luceoli, sous la conduite de Jean de Feretri, et il s’était mis plus tard sous celle de Pierre Damien, qui nous a raconté sa vie. Son surnom d’Encuirassé lui était venu de la cuirasse de fer qu’il porta longtemps sur la chair nue. Il désignait très bien d’ailleurs le caractère de cet homme qui semblait être d’acier, tant il était devenu insensible à la douleur. On s’était formé à cette époque toute une théorie sur la discipline, et l’on avait cherché à calculer d’une manière précise le rapport qui devait exister entre le nombre des coups que l’on se donnait et le nombre des jours de pénitence publique que l’Église a assignés pour les différents crimes. Ainsi, on était persuadé que mille coups de discipline équivalent à une année de pénitence publique. On récitait des psaumes pendant la flagellation, et l’on se donnait cent coups par psaume, de sorte que les cent cinquante psaumes récités de cette manière équivalaient à cinq années de pénitence.
Dominique en était venu à ce point qu’il récitait intérieurement deux psautiers par jour dans les temps ordinaires, en se donnant la discipline ; mais il en récitait trois les jours de jeûne. Il ajoutait souvent aussi mille génuflexions à chaque psautier. Il put même vingt-six fois réciter douze psaumes de suite, les mains étendues en croix. Il parvint à réciter dans une nuit dix psautiers avec la discipline, ce qui suppose à peu près deux coups par seconde. On serait porté à regarder la chose comme impossible si elle n’était attestée par un homme comme saint Pierre Damien, qui écrivait du vivant même de ceux qui avaient été témoins de ces macérations effrayantes. Ce qui étonne, c’est que la nature de ce pénitent extraordinaire ne se soit pas soulevée, pendant qu’elle était encore dans sa force, contre un traitement si cruel et si prolongé, ou que, plus tard, elle ne soit pas tombée d’épuisement. Mais les Pères du désert, et saint Siméon Stylite en particulier, avaient déjà révélé au monde la puissance de la nature humaine sous ce rapport, et montré jusqu’à quel point l’homme peut par l’habitude, et en suivant un certain progrès lent et continu, arriver à faire ou à souffrir des choses qui, au premier abord, paraissent tout à fait impossibles. Pierre Damien rapporte que la peau de Dominique était devenue noire comme celle d’un Maure, ce qui semble indiquer qu’elle avait acquis l’insensibilité du bronze. Il est à regretter qu’il ne nous ait rien dit de la réaction que produisit sur son caractère et sur son âme cette mortification excessive. Au reste, la manière dont il parle de lui prouve que le résultat, loin d’avoir été funeste sous ce rapport, avait été au contraire utile et avantageux.
Mais ce genre de mortification, poussé ainsi à l’extrême, pouvait conduire à des excès déplorables, et c’est ce qui arriva en effet dans les Flagellants. Pierre Cérébrosus en particulier, et le cardinal Étienne, qui avait vécu d’abord au mont Cassin, s’élevèrent les premiers contre cette pratique, cherchant à faire remarquer les dangers qui pouvaient provenir de son excès ; et ils décidèrent enfin Pierre Damien à recommander lui-même la modération en ce genre aux moines qui vivaient à Font-Avellane sous sa direction. Au reste, Dominique fut imité, deux siècles plus tard, par le carme Franc, et même par sainte Colombe de Rieti, qui eurent comme lui le courage de porter sur leur corps une cuirasse de fer.
C’est afin de faire aussi pénitence pour ses péchés et pour François de ceux des autres qu’au XVIIe siècle un carme, frère lai, nommé François de la Croix, fit le voyage de la terre sainte et en revint en portant une croix de bois sur les épaules. Parti le 16 mars 1643, à l’âge de cinquante-sept ans, de Vallisolet, en Espagne, il vint en France, passa par la Savoie, Gênes, Milan, Parme, Florence, Rome et Venise, d’où il s’embarqua pour Alexandrie, et il arriva enfin à Jérusalem en passant par Joppé. Lorsqu’il fut aux portes de la ville, il chanta le Te Deum, visita avec une grande dévotion tous les saints lieux, planta sa croix sur le Calvaire, au lieu même où avait été celle de Notre Seigneur, et passa là trois heures dans la prière et la méditation. Puis il repartit de là pour le Jourdain, toujours sa croix sur les épaules, visita Bethléem, Nazareth, le Thabor et le Carmel, s’embarqua pour Trieste, en compagnie d’un rabbin juif qu’il convertît, retourna à Rome, passa par Lucques, Gênes, Nice, la Provence et le Languedoc, traversa au milieu de l’hiver les Pyrénées, et revint à Vallisolet et à Madrid, où sa croix, qui avait été bénie à Rome sur l’ordre du pape, fut placée, en présence d’une foule immense, sur l’autel de l’église des Carmes. Il avait rencontré les plus grandes difficultés dans son voyage. La police, qui déjà commençait à se montrer, lui avait fait sentir partout, mais surtout en France, ses tracasseries, et lui avait même fait passer plusieurs mois en prison. À Rome, on ne voulait pas le laisser partir à cause de la singularité de cette conduite. Le gouvernement vénitien, toujours ombrageux, l’avait retenu longtemps. Il avait eu beaucoup à souffrir de la part des mahométans et des Juifs, et il avait manqué d’être lapidé lorsqu’il visitait le lieu où saint Étienne était mort. Mais rien ne put lui faire perdre courage ni l’ébranler dans sa résolution. À son retour, le vaisseau sur lequel il était ayant été assailli par une tempête, et le mât ayant été brisé, il mit sa croix à la place, et pria Dieu ; et aussitôt la tempête se calma.
Un grand nombre d’autres ont imité ces exemples, traitant leur corps comme des maîtres impitoyables, jusqu’à ce qu’ils l’eussent dompté. Mais il ne faut pas s’imaginer qu’ils obtinssent facilement ce résultat, même avec ces moyens extrêmes. Tous ont senti plus ou moins les réactions et les soulèvements de la chair ; et ce n’était pas là la moindre partie de leur pénitence. Cette région inférieure de l’âme, qui est chargée de vaquer aux fonctions les plus basses de la vie, peut bien être, jusqu’à un certain point, purifiée, dégagée et élevée par la mortification de la chair ; mais les pénitences les plus rudes ne peuvent jamais étouffer complètement sa voix, et elle sait toujours de temps en temps réclamer plus ou moins impérieusement ses droits. C’est une loi de la nature organique, que la mobilité d’un organe augmente à proportion que son énergie diminue, et que le cercle des excitations dont il est susceptible s’élargit dans la même proportion. Lorsque celles-ci se sont accumulées dans un certain degré, elles produisent un retour ou une réaction qui fait succéder à l’épuisement une énergie fiévreuse, laquelle dure jusqu’à ce qu’elle se soit dévorée, pour ainsi dire, elle-même par son propre excès. De plus, le péché originel ne cesse jamais de nous faire sentir sa puissance, et il arrête ainsi le vol de l’âme prête à s’élancer dans les deux. La paresse naturelle à l’homme agit aussi de son côté ; et plus l’effort pour s’élever est grand, plus la résistance qu’il rencontre est considérable, parce que l’âme, ne posant plus en quelque sorte sur le sol, n’est plus soutenue que par elle-même. À mesure donc que l’esprit se dégage davantage de la chair, celle-ci concentre ses forces, qui ne sont plus divisées comme autrefois par la multiplicité des objets auxquels elle s’applique, et s’oppose ainsi de tout son pouvoir aux progrès de l’âme que Dieu attire à la perfection, ou essaie même de la faire retomber dans ses pièges. De même que l’homme qui a laissé prédominer en lui par l’habitude du vice la nature animale sent encore parfois la voix de sa conscience, ainsi la nature, maltraitée et épuisée par la mortification, fait encore sentir de temps en temps sa puissance par les sollicitations de la chair. Ces tentations sont même quelquefois excitées par ce genre de mortification, comme on le voit par les exemples de plusieurs saints, qui, pour les combattre, ont été obligés de se rouler dans les épines ou de se plonger dans l’eau froide. Car la flagellation et l’excitation des sens sont assez souvent liées entre elles par un certain rapport mystérieux, comme la mort et la génération, la cruauté et le libertinage, l’effusion du sang et l’orgie. Et lorsque l’on considère les dangers qui peuvent résulter en ce genre d’une mortification excessive et continuelle, on ne peut s’empêcher d’admirer le courage héroïque de ces hommes, qui ont su persévérer avec fruit dans une voie où l’action des puissances infernales peut facilement trouver accès. Une constance inébranlable, jointe à l’humilité et à la discrétion, peuvent seules, avec le secours d’en haut, mener à des résultats avantageux.
Mais, dira-t-on, n’est-ce pas faire injure à la bonté de Dieu que de s’imaginer qu’on puisse lui être agréable par de telles pratiques ? N’est-ce pas se le représenter comme ces dieux cruels du paganisme, qui ne pouvaient être apaisés ni réjouis que par le sang et le spectacle des supplices infligés à la nature humaine en leur honneur ? Voici ce que pourraient répondre ceux qui, à une autre époque, ont pratiqué ces mortifications : « Rien ne vous oblige à nous imiter. Appelés à vivre dans le monde, vous avez reçu de Dieu pour cela les vertus qui conviennent à ce genre de vie. Vous avez vos peines, supportez-les avec patience ; vous avez vos joies, jouissez-en avec mesure et discrétion. Votre corps vous a été donné, à vous, non comme un esclave, mais comme un serviteur ; traitez-le donc avec douceur, et non d’une manière tyrannique. Il doit porter les signes de Jésus-Christ ; mais la mesure et la discrétion sont nécessaires en toutes choses. Vous devez vous défier de lui ; mais il ne vous est pas permis de lui refuser le nécessaire. C’est ainsi que nous avons agi pendant que nous étions sur la terre, et c’est là une règle qui convient à tous les temps : la société sans cela serait impossible. Mais il ne faut point juger d’après les règles ordinaires de ces hommes privilégiés que Dieu appelle à des voies inaccoutumées. Nous devons admirer ce qu’ils ont fait, sans prétendre en faire une obligation pour tous. L’exception que nous offre leur vie confirme elle-même la règle à laquelle elle semble déroger. Ce sont des hommes privilégiés, parce que ce n’est point d’eux-mêmes qu’ils se sont engagés dans cette voie, mais par une inspiration d’en haut. Ils avaient la même nature que nous, et la nature n’incline point d’elle-même vers ces austérités. Toujours portée au plaisir, elle a l’horreur de tout ce qui la mortifie, et ne sait que trop bien y échapper par tous les moyens qui sont en son pouvoir. Si donc sa voix est étouffée dans l’homme, ce ne peut être que par un plus fort qu’elle, c’est-à-dire par l’esprit d’en haut. »
« C’est lui qui les a appelés à être à la fois et les témoins vivants du grand sacrifice qui s’est accompli sur le Calvaire, et les organes par lesquels il se continue et par lesquels en même temps le genre humain racheté témoigne à Dieu sa reconnaissance pour le bienfait de la Rédemption. Et lorsque le Christ, dont ils ont pris sur eux la croix, les voit ainsi du haut du ciel marcher sur ses traces, ce qui lui plaît, ce n’est pas la vue du sang qu’ils répandent, ni des supplices qu’ils s’infligent, mais c’est le spectacle de leur dévouement héroïque, de leur courage et de leur persévérance. Et vous-même vous ne pouvez vous empêcher d’admirer ceux qui sacrifient leur repos et leur vie pour une idée noble et généreuse. Mais bien loin de se proposer au monde comme un objet d’admiration, ou comme un modèle à suivre, ils ont toujours, au contraire, recommandé à chacun avec le plus grand soin de ne jamais s’engager dans ces voies sans un guide, et de se renfermer dans le cercle de sa vocation. Suivez donc les voies où Dieu vous appelle ; mais laissez aussi les autres suivre celles qui leur sont tracées. Ils ont cherché avant toutes choses l’harmonie et la paix avec Dieu, et ils retrouveront sûrement un jour l’harmonie avec le monde qu’ils ont sacrifiée pendant leur vie. Votre vocation, à vous, est de chercher par des voies justes l’harmonie avec le monde, au fond de laquelle est cachée l’harmonie avec Dieu ; et il faut espérer que vous trouverez aussi cette dernière. »
On ne peut nier cependant qu’il ne soit quelquefois très difficile de garder une juste mesure une fois que l’on a mis le pied hors de la sphère des états ordinaires de la vie, et de bien distinguer le mouvement de l’esprit supérieur des inspirations d’un zèle exagéré. Le corps nous a été donné non comme un bien allodial, mais comme un fief. Nous ne pouvons disposer du fonds, mais seulement des revenus de ce bien ; et encore devons-nous observer pour ceux-ci certaines règles. Plusieurs, il faut l’avouer, se sont laissé emporter par un zèle qui n’était pas selon la science ; et l’on croit reconnaître quelquefois dans ces excès comme un reflet du manichéisme, qui, voyant exclusivement dans le corps le principe de tout mal, travaillait non seulement à le dompter, mais encore à le détruire. Aussi plusieurs saints se sont reproché à eux-mêmes les excès de leur zèle sous ce rapport. Cependant il est impossible d’établir une règle générale, soit pour la pratique de ces sortes de pénitences, soit pour leur appréciation ; car tout en ce point dépend de la constitution de chacun, et ce qui peut détruire un corps faible ou malade suffit à peine quelquefois pour dompter une chair plus vigoureuse.
La vie de la sœur Françoise du Saint-Sacrement, contemporaine de sainte Thérèse, écrite par M. B. de Lanura, est très instructive sous ce rapport. Douée d’un naturel impétueux, sauvage et bouillant comme un Africain, elle avait formé à l’âge de dix-sept ans une liaison criminelle avec un jeune homme de sa famille, et il fallut pour la retirer de cet abîme une apparition miraculeuse. Un jour, il lui sembla voir la terre s’ouvrir sous ses pieds, et son regard put plonger avec un indicible effroi jusqu’au fond de l’enfer. Elle entra aussitôt chez les carmélites déchaussées de Soria, y fit une confession générale, et commença son noviciat. Elle y eut à soutenir une lutte terrible et contre sa propre nature et contre les démons, qui cherchaient à la pousser au désespoir par le souvenir de ses péchés ; mais consolée de temps en temps par d’autres visions, elle sortit enfin victorieuse du combat, et fit sa profession. De nouvelles luttes plus terribles encore l’attendaient. Elle était naturellement portée à l’impatience et à la colère. Le plus petit tort qu’on lui faisait la rendait haineuse et jalouse, et il suffisait de la regarder de travers pour exciter sa colère. Cette disposition lui attirait de fréquentes pénitences ; mais malgré ses bonnes résolutions elle retombait toujours. Toutes ses autres passions avaient le même caractère d’impétuosité. Ses sens étaient indomptables ; elle ne pouvait ni se recueillir ni goûter les consolations de la piété. Mais elle résolut de lutter jusqu’à ce qu’elle eût remporté la victoire. Un travail et une prière continuels, le jeûne, la mortification, les pénitences, de longues et cruelles disciplines, le cilice, etc., rien ne fut négligé par elle pour arriver à ce but. Le Seigneur lui apparut un jour, et lui dit : « Tu me plais, en t’efforçant de marcher en ma présence ; mais tu n’obtiendras point ce résultat par la force et la violence. Marche donc devant moi dans la douceur et la bonne conscience, et tu seras soulagée. » En effet, les mortifications excessives auxquelles elle s’était condamnée purent à peine briser sa nature, contre laquelle elle eut à lutter jusque dans sa vieillesse.
Simple d’esprit et incapable de comprendre les grandes choses, elle était méprisée des autres sœurs. De plus, comme elle était laide et difforme, qu’elle parlait d’une manière désagréable, que son maintien et sa démarche avaient quelque chose de choquant, tout le monde l’évitait. Elle était punie sévèrement presque à chaque chapitre par ses supérieures, grondée par ses confesseurs et accusée par sa propre conscience. Jamais elle ne s’excusait ; elle ne se plaignait qu’à Dieu dans la prière et dans les larmes. Dieu lui dit un jour : « Je veux que tu luttes contre ton naturel ; ne pleure donc point, mais corrige-toi. » Lorsqu’elle était sur le point de céder à la violence de son caractère, le Seigneur lui apparaissait avec un visage irrité, et lui faisait d’amers reproches ; de sorte que toutes les fois qu’il se présentait à elle, elle était effrayée, et que, pour la rassurer, il lui disait : « Je viens en paix. » Cependant ses rapports pénibles avec ses sœurs duraient toujours, et le Provincial étant venu visiter le couvent, toutes, comme poussées par le démon, se mirent à l’accuser. Elle reçut une forte réprimande, et fut condamnée à sept mois de pénitence, séparée pendant trois mois de la communauté et privée de la communion. On lui ôta même son confesseur, qui avait été jusque-là son unique consolation. Trois fois de suite, à la visite du Provincial, cette épreuve se renouvela. Plongée dans la désolation la plus profonde, elle ne perdit point cependant le calme et la résignation, quoiqu’elle fût troublée outre cela par les démons, qui ne cessaient de lui apparaître et de la tourmenter jusqu’aux quatre dernières années de sa vie. Les flammes de la concupiscence s’allumèrent en elle avec une incroyable violence ; tous les membres de son corps semblaient embrasés du feu de l’enfer. Cet état durait encore dans sa soixante-deuxième année, et les tentations dont elle était assiégée ne cessèrent qu’après une lutte de quarante-six ans, peu de jours avant sa mort, qui arriva en 1629, dans la soixante-huitième année de son âge.
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CHAPITRE VIII
Courage et résignation dans l’adversité des âmes que Dieu appelle à la vie mystique. Agathe de la Croix. Jeanne Rodriguez. Colombe de Rieti. Lydwine. Colette de Gand. Ursule de Parme. Pierre de Milan.
Outre les combats intérieurs que l’homme a quelquefois à soutenir en cette vie, il en est d’autres non moins pénibles, par lesquels Dieu permet que sa patience soit exercée. À côté de la nature extérieure qui nous entoure, il y a encore la société dont nous faisons partie. Les âmes que Dieu appelle à des voies supérieures, étant élevées au-dessus de la nature et de la société, dans une troisième région supérieure et invisible, se trouvent par là même, vis-à-vis des deux premières, dans un tout autre rapport que ceux qui appartiennent soit à la nature par tout leur corps, soit à la société par toute leur âme. La nature, de son côté, suit ses voies, sans aucun égard pour la mystique. La société elle-même n’entend pas grand-chose à ces rapports mystérieux et intimes qui unissent l’âme à Dieu. Tous ceux qui suivent le train ordinaire de la vie prospèrent dans le monde, au physique comme au moral ; mais ceux que Dieu veut conduire par ses voies particulières apparaissent comme des étrangers, comme des météores d’un monde supérieur au milieu de la société, dont l’ordre est un désordre pour eux, comme ils sont pour elle un objet de scandale ; aussi ne trouvent-ils point de place pour eux dans ce monde. La terre n’étant point leur centre de gravité, ils ne peuvent en quelque sorte y poser le pied. Plus accoutumés à voler qu’à marcher, ils se sentent bientôt comme enlevés et jetés çà et là, semblables à des oiseaux assaillis par la tempête, et emportés par les éléments déchaînés. Leur âme, accordée d’après un autre tonique que les âmes vulgaires, ne rencontre partout que dissonances ; et ce qu’il y a en eux d’étrange ne peut s’accorder avec quoi que ce soit. La nature et la société se sentent trop puissantes et trop fortes pour se laisser détourner par eux de leurs voies ordinaires. C’est donc à eux qu’il appartient de subir toutes les conséquences de ce désaccord entre eux et elles, et ces conséquences se produisent, dans le domaine physique, par les maladies, les infirmités et les douleurs de toute sorte, et dans le domaine moral par des épreuves continuelles, qui servent à dompter complètement leur nature et à exercer leur patience. Quelques exemples nous feront mieux comprendre que tout ce que nous pourrions dire des avantages immenses que l’âme retire de ces épreuves.
Agathe de la Croix, née dans l’évêché de Tolède, près de Madrid, fut, à l’âge de six ans, jetée du haut en bas d’un rocher par une de ses camarades, et ne fut sauvée que par un miracle. Plus tard, ses parents, voulant se défaire d’elle, la jetèrent dans un précipice. Puis, irrités contre elle à cause de sa libéralité envers les pauvres, ils la chassèrent de chez eux en l’accablant de coups ; de sorte qu’elle fut contrainte d’entrer au service d’un paysan pour garder ses troupeaux. Là, de nouveaux dangers l’attendaient : de mauvaises gens lui tendirent des pièges ; un brigand voulut la tuer ; le mur d’un grenier tomba sur elle et l’ensevelit sous ses débris ; mais toujours elle fut sauvée par une protection du Ciel. Elle répandit tant de larmes dans ses méditations qu’elle devint aveugle. Elle recouvra cependant la vue, et entra dans un couvent, où, après avoir passé un an d’épreuve dans des mortifications inouïes, elle fut enfin renvoyée. Elle supporta cet affront avec patience, fut reçue dans un autre couvent d’Alcala ; mais là elle devint également pour les sœurs un objet de risée et de mépris. Le Seigneur lui apparut pendant cette persécution, portant sa croix et l’encourageant à le suivre. Chassée de nouveau de cette maison, elle tombe gravement malade de chagrin ; puis elle est consolée par des apparitions célestes, et poussée à embrasser le tiers-ordre de Saint-Dominique. Elle suit l’inspiration divine ; mais une nouvelle tempête s’élève contre elle. On l’accuse devant le Provincial d’entretenir un commerce illicite. On l’interroge ; on lui ôte l’habit de l’ordre ; on la livre à l’inquisition, et elle traverse ainsi ignominieusement les rues de la ville. L’enquête se poursuit : on épluche toute sa vie, toutes ses actions ; le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel s’unissent dans ce but, et enfin, après un examen long et attentif, elle est déclarée innocente et mise en liberté. Elle avait supporté toutes ces épreuves avec une patience et une douceur admirables, observant toujours exactement sa règle : aussi était-elle parvenue à une haute sainteté ; et elle fut consolée par un grand nombre d’apparitions. Elle passa les huit dernières années de sa vie sans dormir. Quatre ans avant sa mort, elle en prédit le temps et l’heure ; et elle mourut en effet, comme elle l’avait annoncé, le 20 avril 1621. (Steill, Ephem., p. 336.)
Pour d’autres, c’est le mariage qui sert d’école à une vie supérieure. Lorsque Jeanne Rodriguez de Burgos, dont nous avons parlé plus haut, fut âgée de treize ans, elle fut recherchée par beaucoup de prétendants à cause de sa noblesse, de sa richesse et de sa beauté. Ses parents accordèrent sa main à Mathias Ortiz. Saisie d’horreur à cette nouvelle, elle implora vainement et ses parents et son confesseur. Celui-ci lui dit que toutes ses apparitions pouvaient n’être que des illusions, tandis qu’elle ne pouvait jamais se tromper en suivant le précepte qui nous oblige d’obéir à nos parents. Elle alla donc se jeter, dans sa chambre, aux pieds de l’enfant Jésus, à qui elle s’était fiancée ; mais il lui répondit : « Fais ce que veulent tes parents ; la protection du Ciel ne te manquera jamais. » Elle se résigna donc, et devint la femme d’Ortiz. Elle vit bientôt que ce mariage devait être son cilice et sa discipline pendant presque toute sa vie. Ortiz, en effet, ne put consommer son mariage avec elle. C’était un Espagnol d’un tempérament de feu, d’un caractère colère et violent. Que l’on juge de ce qu’il dut ressentir dans cette lutte entre sa passion et l’obstacle inattendu qu’elle rencontrait. Et, comme les mœurs du pays lui donnaient un pouvoir absolu sur sa femme, il se porta bientôt à son égard aux plus terribles excès. Les deux époux demeurèrent d’abord chez les parents de Jeanne : la haine d’Ortiz contre sa femme était par là tenue en bride, et ne pouvait se manifester que par des reproches, que la mère de Jeanne croyait toujours légitimes et qui lui attiraient ainsi de la part de cette dernière beaucoup de mauvais traitements. Le père enfin, pour ne pas avoir toujours sous les yeux le spectacle des chagrins de sa fille, donna au jeune couple une maison particulière. C’est alors que commencèrent proprement les malheurs de Jeanne.
Sa mère l’avait déjà initiée à cette vie nouvelle par une scène horrible. Comme sa fille prenait congé d’elle, emportée par la douleur et la colère en même temps, elle se jeta sur elle comme une folle en criant qu’elle allait la tuer ; puis elle la déchira et la frappa si violemment que, pendant trois semaines, elle ne put voir personne. Mais la séparation la plus douloureuse pour elle, ce fut de quitter cet oratoire où elle avait passé les jours heureux de sa jeunesse, et cet enfant Jésus qui s’était fait le compagnon de ses jeux. Il lui parut alors non plus avec des fleurs sur sa robe de couleur violette, mais avec la croix sur ses épaules. Jeanne cependant, quoique accablée de douleur, courut vers lui pour lui ôter le fardeau sous lequel il chancelait. Il lui dit : « Prends-la, puisque tu le veux ; tu la porteras longtemps ; mais le courage ni la force ne te manqueront ; car je serai ton soutien. » Les premières paroles que son mari lui adressa dès qu’ils furent seuls dans la maison furent celles-ci : « Tu es maintenant tout à fait en ma puissance, et tu n’as plus d’autre recours qu’à Dieu ; car qui dans le monde pourrait t’arracher de mes mains ? Eh bien ! aie soin de m’obéir en tout, même dans les plus petites choses, et de ne jamais faire ta volonté. Fais comme si tous tes parents et tous tes amis étaient morts. À partir de ce moment, tu ne mettras plus jamais le pied dans la maison de tes parents, et tu ne leur adresseras jamais la parole. Quand même tu rencontrerais ta mère à l’église ou dans la rue, je te défends de lui parler ; et je te jure par Dieu que, si tu t’écartes le moins du monde de mes prescriptions, je serai pour toi un bourreau impitoyable, et que je me vengerai sur ton corps. » Jeanne entendit avec effroi ces paroles, et se contenta de répondre humblement : « Seigneur, je ferai ce que vous commandez y et je m’appliquerai à vous obéir en tout. »
L’occasion se présenta bientôt pour Ortiz de mettre ses menaces à exécution. Un jour, Jeanne rencontra sa mère à l’église pendant la messe ; elle chercha à l’éviter, se souvenant de la défense de son mari. Mais, comme elle était à genoux, sa mère vint à elle, la salua ; et Jeanne se contenta de la remercier. Quelqu’un, l’ayant vue, le rapporta indiscrètement au mari. Celui-ci mit à tremper dans du sel et du vinaigre de grosses cordes qui servaient à lier des ballots. Quand il fit nuit et que tout fut tranquille dans la maison, il ordonna à sa femme, alors âgée de quinze ans, de le suivre, et il la conduisit dans le portique de la maison où était un bois de lit, aux quatre colonnes duquel il l’attacha nue par les mains et les pieds ; puis il la frappa si violemment avec ces cordes qu’elle fut bientôt inondée de sang. La vue du sang ne fit qu’exciter davantage encore la fureur de ce tigre ; et, prenant un flambeau, il en faisait couler la cire fondue dans les plaies de Jeanne. Elle ne prononça aucune plainte. Cependant le bruit des coups avait réveillé les servantes, qui avaient appelé un autre habitant de la maison. Ortiz, s’étant aperçu de la chose, délia promptement sa femme, la porta demi morte sur son lit, et la menaça, elle et les servantes, de leur percer le cœur d’un poignard si elles disaient un mot de ce qui venait de se passer. Sa guérison fut longue et difficile. À peine était-elle rétablie qu’elle eut à souffrir d’autres mauvais traitements, plus cruels encore.
Un jour, un enfant, cousin de son mari, jouant avec quelques serins que celui-ci avait à sa fenêtre, fit tomber une des cages. Ortiz, étant arrivé sur ces entrefaites et voyant la cage par terre, se mit à rugir comme un lion, reprochant à sa femme de l’avoir jetée exprès pour le narguer, ou de l’avoir fait jeter par les servantes. Tout ce qu’elle put dire pour s’excuser fut inutile ; car il ne cherchait qu’un prétexte. Il la conduisit donc dans le portique, où était un puits, et là lui ordonna de quitter ses vêtements. Comme elle refusait de le faire par pudeur, il lui déchira sa ceinture et ses habits en la frappant. Puis, l’attachant à la corde du puits, il la plongea dans l’eau jusqu’au cou. Il avait d’abord enfermé les servantes, afin que personne ne pût venir à son secours, et il la laissa ainsi en plein hiver vingt-quatre heures dans l’eau, où elle aurait infailliblement péri si elle n’eût été soutenue miraculeusement par la charité dont elle était embrasée. Puis il la retira avec le secours de son cousin, et elle resta deux mois entiers au lit, semblable à un morceau de marbre, sans pouvoir bouger. Au milieu de toutes ses afflictions, elle resta toujours douce et humble ; et, lorsque son mari l’avait ainsi tourmentée, elle se prosternait devant lui, et lui demandait pardon, disant qu’elle méritait bien les châtiments qu’il lui infligeait. Son mari lui répondait par de nouveaux affronts, et lui disait qu’il ne se payait pas de belles paroles.
Ses parents apprirent bientôt les mauvais traitements qu’elle avait à souffrir, et l’engagèrent à demander une séparation. Mais elle s’y refusa constamment ; et elle fut dès lors abandonnée des siens, parce qu’ils ne pouvaient s’imaginer qu’elle fût traitée aussi mal qu’on le disait sans donner un seul signe de mécontentement. Il arriva bientôt que les parents de Jeanne perdirent toute leur fortune. Son mari lui-même, qui d’abord avait été riche, ayant dissipé tous ses biens et se voyant sans ressource, lui dit un jour : « Je veux vendre le peu qui nous reste, jusqu’à tes habits, et te conduire en un lieu où ta famille n’entendra plus jamais parler de toi. » Jeanne ne lui répondit rien. Il se décida enfin à entrer au service d’un noble, et ordonna à sa femme de retourner chez ses parents, parce qu’il ne pouvait plus la nourrir. Comme elle s’y refusait, il lui jeta son manteau sur les épaules et la chassa de la maison. Dans sa tristesse et son abandon, Jeanne s’assit sur une pierre, près d’une rivière. Elle fut violemment tentée de s’y jeter ; mais elle triompha de la tentation, et, fortifiée par une voix intérieure, elle retourna pour se glisser dans la maison, pendant qu’elle croyait son mari occupé dans son cabinet. Mais il avait épié tous ses pas ; il la suivit dans l’escalier, et quand elle fut en haut il la jeta en bas. La chute fut si terrible qu’elle resta pendant trente jours sans connaissance. La femme du gentilhomme au service de qui était Mathias eut pitié d’elle, et lui procura un médecin qui la guérit.
Son mari, fatigué de son service, s’en alla avec elle à Calatayud, dans l’Aragon, et ils y restèrent une année seulement ; puis ils retournèrent à Burgos. Pendant la route, il l’enferma une nuit dans une étable avec les animaux, attachée à une crèche, et ne la détacha que le matin, afin qu’elle fît les préparatifs nécessaires pour continuer la route. De retour à Burgos, il reprit le service qu’il avait quitté, et fut placé comme receveur dans un vieux château de son maître. Là elle le servit avec bonté, comme une domestique, ne recevant pour récompense que des mauvais traitements de toute sorte. Un soir qu’elle l’attendait et qu’elle s’était endormie de fatigue, elle n’entendit pas le premier coup qu’il frappa à la porte. Pour la punir, il lui traversa le bras avec son épée ; puis il pressa dans la plaie un linge trempé dans l’huile bouillante. Plus tard, il se mit à l’agriculture, et Jeanne fut obligée de travailler comme une paysanne, ayant à peine de quoi manger. Elle n’avait que dix-huit ans, et quoiqu’elle eût à peine la force de vivre, elle avait toujours la force de souffrir. Il la renvoya une seconde fois de chez lui, l’attacha nue à un arbre et la mit en sang à force de coups. Elle resta ensuite huit jours dans une église sans rien prendre. Personne n’osait rien lui donner, parce qu’il avait menacé de sa vengeance quiconque aurait pitié d’elle. Or c’était un homme grand et fort comme un géant et cruel comme une bête fauve.
Il reprit une troisième fois son ancien service à Burgos, et sa femme dut entreprendre le voyage au milieu de l’hiver, dans des chemins couverts de neige. Le soir, à un mille de Burgos, transie de froid et épuisée, elle dit à son mari : « Je me meurs, et je ne puis faire un pas de plus. – Eh bien, descends et marche à pied », lui dit-il. Elle obéit ; mais fatiguée, gênée par son manteau, ayant de la neige jusqu’aux genoux, elle ne put avancer. Quand il la vit ainsi, la colère l’emporta. Il l’attacha sur son mulet, et la traîna un mille de chemin, en lui frappant la tête avec la bride. Des visions célestes la fortifièrent et l’empêchèrent de mourir pendant la route. Elle arriva enfin près d’une chapelle, non loin de Burgos, n’en pouvant plus d’épuisement. Le sang lui sortait par le nez et les oreilles, et son cœur était plongé dans une angoisse indicible. Dans cet état, elle dit à son mari : « Si vous me le permettez, je passerai ici la nuit, car il m’est impossible d’aller plus loin. » La femme du sacristain intercéda aussi pour elle ; mais il lui répondit : « Je jure que ce soir même elle arrivera à Burgos morte ou vive. » Fortifiée intérieurement, elle put monter un petit cheval. Le chemin traversait un ruisseau que les neiges avaient enflé. Remplie d’effroi, elle s’écria : « Jésus ! que ce ruisseau est profond. » Son mari, l’ayant entendue, entra dans un accès de colère, et, lui donnant un coup sur la tête, il la jeta dans le ruisseau, où elle eut plus à lutter encore avec l’eau qu’avec la mort. Elle en fut retirée à demi morte, fut obligée de remonter à cheval et de promettre qu’elle ne dirait rien à personne de ce qui s’était passé, si elle ne voulait être coupée par morceaux.
Les choses durèrent ainsi longtemps encore, lui toujours féroce et violent, elle toujours résignée, interprétant tout en bien, intercédant pour lui lorsque les autres le blâmaient ou le menaçaient, ou lorsque son caractère emporté lui avait attiré quelque fâcheuse affaire. Elle dit elle-même dans une esquisse de sa vie, écrite de sa main : « Je puis dire en toute vérité que, malgré tous les mauvais traitements de mon mari, il ne m’a jamais semblé qu’il agissait ainsi sans motif, et que j’ai toujours reconnu, au contraire, que je lui avais donné l’occasion de me traiter bien plus mal encore ; aussi n’ai-je jamais eu aucun ressentiment contre lui, mais seulement contre moi. Plus il me traitait mal, plus je désirais revenir avec lui pour lui demander pardon ; et je le faisais en me jetant à ses pieds et me prosternant à terre, comme j’ai coutume de le faire avec tous ceux qui me font du mal. Loin de leur en vouloir, mon seul désir est de leur parler avec bienveillance, et cela par la grande miséricorde de Dieu. » Elle vécut ainsi jusqu’à l’âge de vingt-trois ans. Son mari obtint alors une place dans la cathédrale de Burgos, et son caractère s’adoucit peu à peu. Il se révélait bien encore de temps en temps dans les commencements, et Jeanne avait ainsi beaucoup à souffrir ; mais ses emportements devinrent moins fréquents, et cessèrent enfin tout à fait. Au reste, cet homme, qui se conduisait à l’égard de sa femme comme une bête féroce, était irréprochable sous tous les autres rapports. On n’entendit jamais dire qu’il entretînt de commerce avec d’autres femmes. Il était compatissant et généreux envers les pauvres ; et il disait souvent à sa femme qu’il aimait mieux qu’elle le laissât manquer en quelque chose que les pauvres qui venaient à elle. Après quarante ans de mariage, il fut attaqué d’une maladie cruelle, et Jeanne ne le quitta plus. Quoique les médecins n’y vissent d’abord aucun danger, elle avait reconnu que le mal était mortel, et le décida à recevoir les sacrements. Lorsqu’il eut perdu la parole, elle ne quitta pas son lit pendant quatre jours et quatre nuits, le consolant, le fortifiant de ses paroles ; et il mourut ainsi assisté par elle en 1622. Elle ne doutait point de son salut ; et sainte Thérèse lui avait annoncé, après une vision, qu’elle avait par sa patience héroïque gagné l’âme de son mari.
Il ne faut pas croire que Jeanne se soit contentée des épreuves terribles dont la main de Dieu l’accablait. Comme si ce n’eût pas été assez pour elle, elle ne mettait aucunes bornes à ses mortifications volontaires. Elle ne prenait, dans l’espace de vingt-quatre jours, qu’une écorce de poire, une feuille de chou, une laitue ou des citrons, selon la saison. Quelquefois son mari la forçait à prendre quelque chose, ne fût-ce qu’autant que peut contenir le bec d’une tourterelle. Elle se faisait alors violence ; mais à peine avait-elle avalé si peu que ce fût que son estomac se soulevait : elle vomissait le sang, et était assaillie d’angoisses mortelles ; de sorte que les médecins déclarèrent qu’on exposait sa vie en la forçant ainsi à manger. Elle avait de plus le corps garni de ceintures, de cilices, de chaînes de fer et d’instruments de pénitence de toute sorte. Elle passait les nuits à prier, transie de froid, souvent dans la neige et la glace, et gagnait à son mari par son travail assidu environ vingt francs par semaine. Le reste du temps était consacré à visiter les hôpitaux, les malades les plus dégoûtants, les pauvres et les nécessiteux. Lorsque son mari devint plus doux à son égard, elle se mit sous l’obéissance d’une servante à moitié folle, qui la traitait comme une esclave, l’accablait à chaque instant de reproches et d’injures, et allait jusqu’à lui donner des soufflets, lui cracher au visage et la traîner par les cheveux. Elle faisait faire à Jeanne tout ce qui lui passait par l’esprit. Ainsi, elle la faisait s’étendre par terre, puis elle lui donnait des coups de pied sur la bouche ; ou bien elle la conduisait dans un lieu écarté, lui ordonnait de quitter ses vêtements, et la flagellait de la manière la plus atroce. Sa patience ne se démentit point non plus dans cette nouvelle épreuve. Aussi ne faut-il pas s’étonner que cette femme héroïque soit parvenue à un empire sur soi-même qui n’eut peut-être jamais d’exemple. Aussi ne faut-il pas s’étonner que cette femme héroïque soit parvenue à un empire sur soi-même qui n’eut peut-être jamais d’exemple.
Outre ces épreuves, que la Providence envoie directement à ses élus, afin d’achever de purifier leur âme, il en est d’autres qui viennent de la société, et qui, quoique moins pénibles en apparence, ont le même résultat. On raconte que plus d’une fois, dans la mer du Sud, lorsque des voyageurs abordaient dans une île que le pied de l’homme n’avait encore jamais foulée, les animaux qu’elle renfermait, frappés de cette apparition inaccoutumée, accouraient poussés par l’étonnement et la curiosité. Les oiseaux, sortant de l’épaisseur des forêts, volaient autour des étrangers, et se posaient sur leurs épaules. Les habitants de l’abîme eux-mêmes, les chiens de mer, par exemple, montaient sur le rivage, et regardaient d’un œil stupéfait la nouvelle merveille. Il en est ainsi pour ceux qui marchent par des sentiers solitaires, et dont la vie se distingue de la vie commune et vulgaire. Pendant quelque temps ils restent ignorés ; mais lorsqu’on les découvre enfin, aux traces lumineuses que laissent après eux leurs pas, tous alors accourent autour d’eux. On les regarde, on les examine ; chacun veut sonder l’esprit qui les pousse : chacun explique à sa manière le mystère qu’il a sous les yeux. C’est de la folie, de la supercherie, de l’illusion, de la magie naturelle, du magnétisme. En un mot, on cherche la cause de ces phénomènes partout, excepté où elle est. Aussi, après tous ces essais et toutes ces investigations, le mystère échappe à cette sagesse mondaine, qui semble craindre d’apercevoir ici-bas l’intervention de Dieu. Pour ceux qui sont soumis à ces sortes d’examens, ce sont des victimes qu’on étend comme des cadavres que l’on veut disséquer, et à qui l’on permet à peine de tressaillir sous le scalpel qu’on enfonce en leur sein. Conduits par des voies inaccoutumées, il faut qu’ils se résignent à être pour le monde un objet de scandale ; et ils ne peuvent même pas essayer de se justifier. C’est déjà un dur supplice pour eux que de voir accourir autour d’eux la foule ; que de se voir arrachés tout à coup à leur douce solitude, et transportés au milieu du tumulte du monde qui leur est insupportable. Mais le plus grand danger pour eux, c’est le concours du peuple, qui, dans sa foi et sa simplicité, approche d’eux avec respect, et s’adresse à eux comme à des saints. Ils se trouvent ainsi sur le bord d’un abîme, où une seule pensée de vanité peut leur faire perdre les fruits de plusieurs années de lutte. Les vies des saints mystiques sont pleines du récit de ces périls. Nous citerons ici comme exemple sainte Colombe de Rieti.
Colombe naquit à Rieti en 1467. L’esprit de Dieu s’était reposé sur elle dès sa plus tendre enfance, et lui avait inspiré des mortifications et des pénitences qui l’avaient fait mûrir avant l’âge. Dans sa douzième année, elle avait été fiancée miraculeusement à Notre-Seigneur, après avoir refusé, au grand déplaisir de sa famille, tous les partis qui s’étaient présentés. C’est alors que les extases commencèrent chez elle, et, à partir de ce moment, elles devinrent toujours plus fréquentes. À l’âge de vingt ans, elle entra dans le Tiers-Ordre de Saint-Dominique, sans faire de vœux, et vécut dans le monde avec d’autres Tertiaires, sous la direction spirituelle d’un Dominicain. Elle eut un jour une vision où elle se vit dans le baptistère de la cathédrale de Rieti. À ses côtés étaient son patron de religion et sainte Catherine, qui lui montraient un chemin large et droit, lequel conduisait à une église des Dominicains ; et elle entendit en même temps ces paroles : « Sors d’ici, pour n’y plus revenir, et viens à mon église que voici. » Elle regarda, remplie d’étonnement, les saints qui étaient près d’elle, s’inclina devant eux, timide et ne sachant que faire. « Ne craignez rien, lui dirent-ils, le Seigneur vous attend là ; ne tardez pas, car c’est pour votre bien ; et nous serons avec vous. » Elle prit courage, et se mit en route ; mais bientôt elle ne vit plus rien que deux dragons qui lui barraient le chemin. Elle invoqua le secours du Seigneur, et les dragons la laissèrent passer. Elle continua sa route, et bientôt elle vit accourir à elle de la forêt une multitude de bêtes sauvages qu’elle n’avait jamais vues ; mais un gros chien les mit en fuite par son seul regard. Comme elle commençait à chanceler à la vue de tant de périls, les deux saints lui apparurent et la fortifièrent. Et, pendant qu’elle allait vers l’église entre eux deux, des oiseaux de proie s’abattirent sur elle comme pour lui arracher les yeux ; mais, pleine de courage, elle ne fit aucun mouvement pour les éloigner, et les invitait plutôt à venir vers elle. Comme ils approchaient de l’église, elle vit aux portes une grande foule d’hommes et de femmes qui se querellaient, et la regardaient avec des yeux terribles, comme s’ils eussent voulu l’empêcher d’entrer. Elle entra malgré eux, et vit l’église toute pleine d’anges et de saints, qui se prosternaient devant l’enfant Jésus.
Cette vision lui présentait l’image de sa vie tout entière. Elle comprit qu’il lui fallait quitter sa famille et sa patrie pour suivre la voix de Dieu ; elle prépara sa mère à son départ. Celle-ci fut effrayée de ce que lui disait sa fille, croyant qu’elle voulait parler de sa mort prochaine. Lorsque l’époque fut arrivée, elle fit préparer, la veille de son départ, un agneau, et invita douze de ses meilleures amies à venir le manger avec elle. Après le repas, qui fut saintement joyeux, elle leur lava les pieds en méditant les mystères du Suveur, puis elle leur fit ses adieux en se recommandant à leurs prières. Le lendemain, sa mère, ne la voyant point paraître à l’heure accoutumée, conçut quelque inquiétude. Elle attendit cependant jusqu’à midi, puis elle alla doucement à sa porte, et l’appela. Ne recevant point de réponse, elle monta au grenier, et leva une planche qui lui permit de voir dans l’intérieur de la chambre de sa fille. Elle la trouva vide et la porte fermée. Celle-ci ayant été forcée, on trouva les vêlements de Colombe rangés sur le plancher, en forme de croix, comme une peau qu’un serpent aurait déposée ; mais on n’aperçut d’elle aucune trace.
La nouvelle de cet évènement se répandit bientôt dans la ville. Le peuple accourut en foule, et tous mêlaient leurs larmes à celles des parents de Colombe. Personne ne pouvait comprendre comment elle était ainsi sortie nue, les portes de la maison et celles de la ville étant fermées ; d’autant plus qu’on ne trouvait d’elle aucune trace. On disait qu’elle avait été transportée en esprit à l’ermitage d’un saint homme près de Spolète, et qu’après s’être entretenue avec lui elle s’était éloignée. On se perdait en conjectures. Elle-même raconta dans la suite à son confesseur que, s’étant mise en prière selon sa coutume, elle s’était trouvée dans la rue sans savoir comment cela lui était arrivé, dépouillée de ses vêtements et revêtue d’autres habits. Puis elle avait rencontré près d’une ville, c’était probablement Spolète, un homme qui l’avait invitée à venir trouver sa femme et ses enfants dans sa maison, près de la grande route. Cet homme la conduisit dans un bâtiment qui était vide, où il l’enferma en lui promettant de revenir bientôt. Or il se trouva que, précisément à cette époque, un ecclésiastique du royaume de Naples avait enlevé la fille unique d’un personnage considérable. Celui-ci avait envoyé aussitôt le signalement de sa fille, avec promesse d’une grande récompense pour celui qui la trouverait ; ce qui avait paru à quelques jeunes débauchés une excellente occasion de satisfaire en même temps leur libertinage et leur cupidité. Ils avaient donc choisi cette maison comme leur refuge, et cet homme comme leur espion.
Colombe, se trouvant seule, se mit en prière, espérant que le secours d’en haut ne lui manquerait pas. L’homme arriva bientôt avec tous les apprêts d’un festin. Il était suivi de ces jeunes gens, qui, à la vue de cette jeune fille d’une beauté remarquable, crurent avoir trouvé celle qu’ils cherchaient. Ils lui adressèrent quelques paroles flatteuses, lui demandèrent le nom de son pays, le but de son voyage, et si elle était Clairette, du royaume de Naples. Elle se tut quelque temps ; mais comme ils insistaient, elle leur dit : « Je suis Claire, il est vrai, du grand royaume, et je vais où mon maître m’appelle. » Ces jeunes gens lui firent alors les propositions les plus criminelles. L’expression de modestie et de dignité qui était empreinte sur son visage leur inspirait cependant un certain effroi, dont ils ne pouvaient se rendre compte ; et ils l’écoutèrent pendant quelque temps en silence parler des peines de l’enfer, de la brièveté des plaisirs de cette vie, et des supplices dont ils sont punis dans l’autre. Mais bientôt, ne pouvant plus se retenir, ils cherchèrent à lui faire violence. Comme elle se défendait contre leurs efforts, elle devint entre leurs mains comme une pierre, et ils ne purent jamais la faire bouger de place. Aveuglés cependant par la passion, ils voulurent lui arracher ses habits. Ayant entendu sonner quelque chose, ils crurent que c’était de l’argent, ce qui excita encore leur empressement ; mais ayant ouvert le mouchoir qui couvrait sa poitrine, ils trouvèrent un crucifix, des reliques et une discipline. Renversés à cette vue, ils lui déchirèrent ses autres vêtements, et trouvèrent qu’elle avait un cilice, deux liens de fer larges de trois doigts autour des reins, et deux chaînes de fer qui se croisaient sur sa poitrine et entraient dans la chair. Frappés d’épouvante, ils prirent la fuite et moururent tous peu de temps après. Quant au malheureux qui l’avait amenée dans ce lieu, il se jeta à ses pieds, lui demanda pardon, et l’accompagna jusqu’au faubourg de Trevi, où il lui donna des femmes qui la conduisirent à Foligno ; et il se convertit dans la suite.
Arrivée dans cette ville, elle entra dans le couvent des Clarisses. Celles-ci lui demandèrent qui elle était et d’où elle venait ; elle répondit simplement qu’elle était religieuse, et cacha tout le reste. Ce silence augmenta leur étonnement ; et ce fut bien autre chose encore lorsqu’elles virent qu’elle ne prenait aucune nourriture. Pensant que peut-être elle avait quelque affection secrète, elles cherchèrent à gagner sa confiance par des paroles bienveillantes. Voyant qu’elles n’obtenaient rien de cette manière, elles essayèrent de la forcer à manger ; et, lui renversant la tête, elles cherchèrent à lui mettre dans la bouche, avec une cuiller, un peu de bonbons d’anis, qu’elle cracha aussitôt. Cependant, un jour, pour leur faire plaisir, elle prit un peu de légumes et d’eau. Du reste, elle s’entretenait avec elles des choses divines, et toutes, en l’entendant, fondaient en larmes. Cependant le podestat de la ville, ayant appris son arrivée, envoya quelqu’un lui demander si elle était cette Clairette qu’on cherchait. Elle répondit en souriant qu’elle était bien Claire, mais non celle qu’on cherchait ; que son vrai nom était Colombe de Rieti, et qu’elle allait où l’appelait son maître. On écrivit à Rieti, et son frère aîné vint à Foligno avec quelques hommes armés, dans l’intention de la tuer. Mais il revint à Rieti après l’avoir beaucoup maltraitée, et Colombe devint bientôt la merveille de Foligno. Les sœurs l’observèrent jour et nuit, et la trouvèrent toujours veillant, priant ou châtiant son corps. L’une d’elles, qui l’avait prise dans sa cellule, assura qu’elle l’avait vue plusieurs fois élevée en l’air de deux pieds. Les Dominicains envoyèrent quelques frères à Foligno ; et le Prieur qui lui avait donné l’habit la conduisit, en compagnie de quelques femmes respectables, par le chemin qu’elle indiqua elle-même ; car on était convenu de suivre la vocation de Dieu. Ils vinrent ainsi à Assise, puis enfin à Pérouse. Là ils trouvèrent tout le peuple dans une émotion indicible ; tous étaient accourus à sa rencontre, comme poussés par l’esprit de Dieu, en criant : La sainte ! voilà la sainte qui arrive ! Hommes, femmes et enfants, tous l’emmenèrent en triomphe. Là elle fut, par sa simplicité, sa piété et ses extases, un sujet continuel d’admiration ; et pour l’y fixer on résolut de lui bâtir un monastère, car d’autres villes encore se disputaient l’honneur de la posséder. Elle se trouva bientôt à la tête de cinquante sœurs, qui s’étaient réunies à elle après qu’elle eut fait ses vœux, en 1490, à l’âge de vingt-trois ans.
Sa vision se trouva donc accomplie de cette manière par l’enthousiasme du peuple de Pérouse ; mais l’approbation des habiles, même dans son ordre, fut plus difficile à obtenir. Une jeune fille de vingt ans qui, dans un temps comme celui où elle vivait, c’est-à-dire dans un temps de dissolution morale, politique et religieuse, parcourait seule les grandes routes, entrait dans des maisons suspectes, et ne donnait pour motifs de ces singularités que l’impulsion de l’esprit de Dieu, pouvait bien inspirer quelques soupçons à ceux qui, considérant de plus près les choses, ne se laissaient point entraîner par l’enthousiasme réfléchi des masses, surtout chez un peuple aussi prudent et aussi circonspect que sont les Italiens. Les ecclésiastiques les plus graves et les plus grands théologiens la virent donc avec défiance. Trompés déjà plus d’une fois, ils ne se hâtèrent point de donner leur assentiment à une manière de vivre qui leur paraissait dangereuse. Ils prirent Colombe pour une vagabonde et une hypocrite, qui courait le monde afin de gagner de l’argent, et n’ajoutèrent aucune foi à ses abstinences ; de sorte que son ordre chercha à se défaire d’elle, persuadé qu’elle le déshonorait. Parmi ceux qui doutaient de sa sincérité se trouvait Sébastien de Pérouse, qui fut plus tard son confesseur et son biographe. Il avait été témoin en même temps que César Borgia, encore jeune alors, d’un miracle qu’avait fait la sainte, lorsqu’elle avait rendu la santé et la vue à un enfant aveugle qui allait mourir. César, frappé d’admiration, ayant voulu faire sonner les cloches, Sébastien l’en avait empêché en lui disant : « Arrêtez ; cette femme est une étrangère, et nous ne savons pas si c’est une sainte, malgré tout ce qu’on dit de son abstinence. La malice de l’homme est grande, et celle de la femme plus grande encore. Il faut donc l’éprouver au moins pendant dix ans, pour porter un jugement certain sur sa vertu et sa sainteté. »
Conformément à cet avis, on exerça sur Colombe la surveillance la plus minutieuse. On lui envoya des hommes de toute sorte pour l’éprouver et sonder son intérieur. Sébastien, entre autres, lui représenta les suites funestes qu’aurait pour l’honneur de son ordre et pour son propre salut sa dissimulation et sa légèreté. Mais elle répondait à tout avec une simplicité parfaite. Il arriva que, le confesseur ordinaire du couvent étant tombé malade, Sébastien dut prendre sa place. Il pensa trouver là une occasion favorable de dissiper tous ses doutes, et il se croyait assez habile pour la surprendre, s’il y avait quelque chose de louche dans sa conduite, quoiqu’il fût bien décidé, d’un autre côté, à reconnaître tout le bien qu’il trouverait en elle. Après avoir entendu sa première confession, il la laissa parler quelque temps, et lui dit : « Ce que vous venez de me dire est bien simple, et ce sont de ces choses comme il en arrive souvent. Soyons donc sur nos gardes pour ne point tomber dans le précipice. Je ne sais comment mes prédécesseurs ont agi ; il est donc utile que j’aie une connaissance parfaite de toute votre vie, depuis votre première enfance, afin que je sois en état de porter un jugement sûr pour l’avenir. » Elle lui répondit qu’elle suivrait son conseil avec joie ; et, après s’être préparée le temps nécessaire, elle lui dévoila sa vie tout entière. Il examina tout dans le plus grand détail et avec le soin le plus minutieux, lui parlant tantôt avec douceur, afin de gagner sa confiance, tantôt avec sévérité, afin de l’ébranler par la crainte des jugements de Dieu. Mais plus il pénétrait dans son intérieur, plus il se sentait forcé d’admirer son innocence et sa pureté. Il n’avait pas trouvé un seul péché dans toute sa vie. Il ne se contenta pas toutefois des ouvertures qu’elle lui avait faites ; et lorsque son confesseur fut guéri, il le consulta, ainsi que les prêtres qui l’avaient confessée auparavant, et ils convinrent ensemble d’envoyer partout des hommes prudents s’enquérir de toute sa vie auprès de ceux qui l’avaient connue. Leurs témoignages se trouvèrent parfaitement d’accord avec ses propres aveux. Il observa de plus toute sa manière de vivre, et l’obligea à lui découvrir les pénitences qu’elle faisait et à lui permettre de les régler d’après ce qu’il croirait convenable. Il avait fait tout ce que peut faire un homme prudent en pareille circonstance, et si malgré cela il fut trompé, il n’y a plus rien de certain sur la terre.
Colombe cependant continuait de vivre à Pérouse, honorée par le peuple comme une sainte, enseignant, édifiant, priant, annonçant d’avance les dangers dont on était menacé, et quelquefois même le triomphe et la victoire. Plusieurs villes d’Italie cherchaient alors à attirer quelques sibylles de ce genre, afin de se ménager un appui dans ces temps de trouble et de confusion. De même que Pérouse, Narni avait aussi la sienne, nommée sainte Lucie ; Mantoue, sainte Ozanna. Or il arriva qu’en 1495 le pape Alexandre VI, fuyant de Rome par crainte du roi Charles, vint à Pérouse. Il entendit parler, comme on le pense bien, de sainte Colombe ; et, un jour qu’il avait célébré le service divin dans l’église des Frères Prêcheurs, il l’envoya chercher. Elle vint à la tête de ses sœurs. Les hallebardiers du pape purent à peine lui frayer un passage jusqu’à son trône, au milieu de la foule qui se pressait autour d’elle. Lorsqu’elle fut enfin devant le souverain pontife, entouré des cardinaux, elle se mit à genoux, puis saisit le bord de sa soutane pour la baiser ; mais elle devint à l’instant même immobile comme une pierre. Toutes ses sœurs furent présentées au pape, et s’en allèrent ensuite dans le même ordre où elles étaient venues. Colombe cependant restait toujours dans la même position. On interrogea à son sujet sa mère, qu’on avait fait venir également. La sainte tenait toujours le bord de la soutane du pape, et on lui aurait plutôt brisé les doigts qu’on ne lui eût fait lâcher prise. Le pape fut donc obligé d’attendre qu’elle revînt de son extase. Elle se leva enfin ; et le pape l’interrogea dans le plus grand détail. Elle répondit à toutes ses questions avec prudence, discrétion et simplicité. Le pape ayant touché des choses plus intimes, elle retomba en extase, et resta debout immobile, semblable à une colonne de marbre. Alexandre étonné se tourna d’un air menaçant vers son confesseur, qui était là tout près à genoux, et lui dit : « Prenez garde à vous, et sachez que je suis le pape : je vous commande de me dire la vérité sur cette fille. » Sébastien dit au pape tout ce qu’il savait sur son sujet ; et César Borgia, qui était présent, confirma son témoignage en racontant à Alexandre le fait dont il avait été témoin, et dont nous avons parlé plus haut. Colombe, revenue à elle-même, répondit de nouveau aux questions qu’on lui fit, et le pape la congédia après l’avoir louée et comblée de faveurs spirituelles.
Colombe devint bientôt l’objet de toutes les conversations de la cour pontificale. Chacun faisait là-dessus ses conjectures. Ils avaient tous été témoins oculaires de ses extases, et ne pouvaient par conséquent les nier. Mais ce qui leur paraissait surtout impossible, c’était son abstinence ; et cela était naturel de la part de gens qui attachaient une importance souveraine aux choses de ce genre. Cette abstinence toutefois n’était pas complète ; car la sainte, afin de dérouter l’opinion, avait bien soin de boire de temps en temps devant les autres, et de manger quelques baies. Les philosophes arrivèrent, selon leur coutume, avec leur bagage de science et de sagesse, et déclarèrent Colombe lunatique ; d’autres prétendirent qu’elle était possédée. Puis, ce fut le tour des médecins, qui s’occupèrent principalement de ses extases, et constatèrent que, pendant qu’elles duraient, le pouls et le souffle s’arrêtaient. Ils se cassèrent la tête pour expliquer ces phénomènes, et firent là-dessus des hypothèses les plus saugrenues, plutôt que d’attribuer directement à Dieu ces choses extraordinaires. Quant à son abstinence, afin de se faire sur ce point une opinion éclairée, ils examinèrent l’état de ses cheveux, de ses ongles, la couleur de son visage, l’odeur de sa transpiration, etc. L’un d’eux enfin, plus habile que les autres, eut l’idée d’examiner l’état de ses dents, et jugea par leur inspection qu’elle devait avoir passé toute sa vie dans une grande abstinence. Les religieuses, de leur côté, se scandalisèrent de sa manière de vivre ; de ce qu’elle permettait au peuple de couper des morceaux de ses vêtements ; de ce que tous les jours, par le plus grand froid et contre la coutume de son ordre, elle marchait nu-pieds jusqu’au souper ; de ce que, malgré la défense pour les femmes d’enseigner dans l’église, elle parlait au peuple assemblé autour d’elle. En un mot, on parla, on se querella beaucoup ; et de tout ce bruit il ne résulta rien. C’était alors comme c’est aujourd’hui, et comme ce sera toujours.
Pour elle, rentrée dans son repos, elle continua sa manière de vivre, opéra beaucoup de guérisons miraculeuses, prédit beaucoup d’évènements futurs, et voyait à distance par la lumière intérieure qui éclairait son esprit. De Rome, où l’on flottait toujours entre la foi et le doute à son sujet, on la consultait de temps en temps sur ce qui devait arriver. Un jour que le trésorier du pape la questionnait dans la chapelle de Saint-Pierre, à l’occasion du souverain pontife, elle lui exposa, assise à terre, en présence de Sébastien, les visions qu’elle avait eues, parlant et menaçant avec une telle force que les assistants furent saisis d’effroi à l’annonce des terribles jugements de Dieu qui allaient éclater. Jamais on n’avait vu en cet état cette vierge si douce et si bonne. C’était précisément à l’époque où l’Espagne et le Portugal envoyèrent à Rome des ambassadeurs pour sommer le pape de réformer sa vie et sa cour, peu de temps avant ces jours de deuil et de confusion où la guerre et l’assassinat se répandirent par toute l’Italie et où le pape lui-même fut sauvé comme par un miracle, lorsque le plancher de son appartement s’affaissa sous lui, au milieu des éclairs et du tonnerre. C’était aussi l’époque où Savonarole s’élevait à Florence contre les désordres du temps avec une énergie qui dépassa quelquefois les bornes de la discrétion. La cour du pape devait être, on le pense, peu favorablement disposée à l’égard de Colombe et des autres sibylles que Dieu s’était choisies. Aussi eut-on des soupçons sur elle, et particulièrement sur son confesseur, qui fut obligé de venir à Rome rendre compte de vive voix et par écrit de tout ce qu’il savait sur elle, et de la conduite qu’il avait tenue à son égard, et des principes qui l’avaient dirigé. Il le fit avec franchise et habileté en même temps ; et le pape, en le congédiant, le combla de présents.
On ne laissa pas la sainte tranquille pour cela. On lui envoya de Rome des femmes chargées de l’espionner ; mais elle les reconnut aussitôt par l’esprit de Dieu. De faux malades se glissèrent près d’elle, sous prétexte de chercher leur guérison. Comme tout cela ne menait point au but qu’on se proposait, ses supérieurs la déposèrent et lui infligèrent des peines spirituelles. On lui ôta son confesseur, et on lui donna à sa place Pierre Michel de Gênes, un des meilleurs prédicateurs et des théologiens les plus distingués de cette époque. ll avait été prévenu contre Colombe, et se proposa de prendre tous les moyens pour s’éclairer en cette affaire. Il se prépara de son mieux à ses nouvelles fonctions par une confession générale, par la prière, le jeûne et la mortification, de sorte que son corps en fut affaibli, et qu’il paraissait tout autre qu’il n’était auparavant. Colombe, toujours gaie et sereine, avait vu en esprit tout ce qu’il faisait, et l’avertit un jour, vers Noël, d’éviter tout excès. Étonné de ce qu’il entendait, il chercha à lui cacher ce qu’il faisait ; mais elle lui raconta comment elle avait connu son dessein, et ajouta : « Mon père, votre prudence me plaît : je sais certainement qu’avant la nouvelle année vous aurez acquis la certitude que vous désirez, et je prierai Dieu pour cela. » Il ne parut pas faire attention à ses paroles, mais il les renferma dans son cœur. La nuit de Noël, lorsqu’il eut fini sa messe, il eut une extase, et une voix lui dit qu’aujourd’hui il aurait la certitude qu’il cherchait. Le matin, il monta à l’autel, et à peine eut-il fini l’introït qu’il se sentit consumé par le feu de la charité et fondit en larmes. Arrivé à la communion, il fut inondé d’une telle suavité qu’il ne pouvait plus se contenir ; de sorte qu’il entra dans sa cellule, et conçut un dégoût insurmontable pour toute autre nourriture. Le lendemain, Colombe lui dit en souriant : « Je suis heureuse, mon père, que vous goûtiez ma nourriture ; persévérez, elle vous sera toujours plus agréable. » Il était désormais guéri de tous ses doutes. Pour elle, elle supporta avec une patience admirable, pendant toute sa vie, les examens et les investigations auxquels elle fut soumise.
Elle avait déjà prédit depuis longtemps qu’elle mourrait peu de temps après sa trente-troisième année. Lorsque cette époque fut arrivée, en 1501, elle fut avertie qu’elle mourrait le jour de l’Ascension. Elle se prépara donc à la mort pendant le carême, toujours favorisée cependant de visions et d’extases. Elle alla pour la dernière fois à la sainte table le jour de Pâques, et se mit au lit peu de jours après, pour n’en plus sortir. Vers le milieu de la semaine de Pâques, elle fut surprise pendant la nuit d’un vomissement violent. Elle vomit d’abord du sang pur en très-grande abondance, puis du sang caillé, puis enfin du sang mêlé de pus. Les médecins ne purent s’entendre ni sur le caractère de sa maladie ni sur les remèdes qu’il fallait employer. Pour elle, parfaitement résignée, elle demanda les sacrements, eut des extases et des visions, dont elle expliqua quelques-unes à ceux qui l’entouraient. Elle dit entre autres choses : « Seigneur, vous daignez représenter dans mon sang les signes futurs qui doivent paraître au ciel, c’est-à-dire dans l’Église ; car la différence de mon sang signifie les diverses verges dont vous allez bientôt la frapper, à savoir : le meurtre parmi les chrétiens, la peste, la mort et la ruine d’un grand nombre de peuples. » Elle n’avait que trop bien vu ; car peu de temps après la mort d’Alexandre, César Borgia mit toute l’Italie supérieure en flamme ; et Jules II ne put éteindre cet incendie que dans des fleuves de sang. Elle resta pendant trente-trois jours couchée sur des planches nues, revêtue de son cilice, et sans rien prendre, pendant tout ce temps, que de l’eau. Une seule fois elle goûta d’un sirop qu’on lui présenta. Quelquefois aussi elle suçait une orange ou une cerise. L’Eucharistie seule la fortifiait, et elle était consolée par de douces visions. Pendant sa maladie, il sortit du plancher de sa chambre, et entre les planches de son lit, des troupes de fourmis qui avaient la tête rouge et se promenaient autour d’elle. Elle dit elle-même que ces fourmis signifiaient l’armée française qui devait opprimer l’Église et être chassée ensuite. Ses visions augmentaient à mesure qu’elle approchait de sa fin. Sa lutte avec le tentateur fut courte, et elle mourut visitée par son bien-aimé, à minuit du jour de l’Ascension. Ses yeux restèrent ouverts et son visage coloré, comme si elle eût dormi. Tous ses membres étaient souples, comme si elle eût été en extase. On l’ouvrit quatre jours après sa mort, et l’on ne trouva dans les intestins que de l’air. Il y avait un peu d’eau dans l’estomac et dans la vessie, et quelques excréments, en très-petite quantité, dans les gros intestins. Le cœur était desséché ; mais autour le sang était encore liquide, pur et clair, comme le sang d’une personne vivante. (A. S., 20 mai.)
Sainte Colombe eut du moins le bonheur de rencontrer des confesseurs éclairés et prudents, et d’échapper ainsi à l’épreuve la plus pénible peut-être pour les âmes de cette trempe lorsqu’elles tombent entre les mains d’hommes ignorants ou présomptueux, qui, au lieu de les guider dans des voies où Dieu les appelle, les en détournent, au contraire, ou se servent d’elles pour faire des expériences maladroites et que rien ne justifie. C’est ce qui arriva à la bienheureuse Lidwine. En 1407, elle eut pour curé un Prémontré, nommé André, qui, ne croyant point à son abstinence, lui donnait à contre-cœur la communion. En 1412, il lui vint en pensée d’éprouver si elle ne vivait réellement que de la grâce de Dieu ; et, le jour de la Nativité de la sainte Vierge, comme elle désirait communier, il lui présenta une hostie non consacrée. Lidwine, ne pouvant l’avaler, en conclut qu’elle n’était pas consacrée, et la cracha. Il lui fit à ce sujet de fortes réprimandes. « Croyez-vous, lui répondit-elle, que je ne sais pas distinguer le corps de Notre-Seigneur du pain ordinaire, puisque je ne puis manger celui-ci, tandis que j’avale sans difficulté la sainte hostie ? » Le curé, troublé par ces paroles, se leva et s’en alla, laissant la vierge dans les larmes et désolée, moins peut-être encore d’être privée de la sainte communion que de la dureté avec laquelle son curé la traitait. Elle fut bientôt consolée dans son trouble par une vision céleste. Au milieu d’une grande clarté, qui remplissait sa cellule, elle vit au pied de son lit une croix, sur laquelle était le Sauveur, sous la forme d’un enfant. Comme elle s’entretenait avec lui, la croix s’éleva jusqu’au plafond de la chambre, et elle descendit sur la couverture de son lit, réduite aux dimensions d’une hostie, environnée d’éclat, et portant les traces de sang des plaies du Sauveur. Lidwine fut inondée d’une telle joie qu’elle crut qu’elle allait mourir ; et l’une des femmes qui étaient présentes fut obligée d’appuyer sa main sur son cœur, pour l’empêcher de se rompre, tant il battait fort. Six autres personnes virent comme elle cette apparition. Lidwine envoya son frère chercher le curé, pour qu’il fût témoin de ce miracle. Il ne voulut pas y croire : il vint cependant, et le vit comme les autres qui étaient dans la chambre. Il renvoya d’abord ceux-ci ; puis, s’étant enfermé avec Lidwine, il la conjura par le jugement de Dieu de ne dire à personne ce qui s’était passé. Lidwine, de son côté, le supplia de lui donner l’hostie ; mais le prêtre lui répondit : « Si vous voulez communier, j’irai vous chercher la sainte Eucharistie à l’église ; car, pour cette hostie, je ne sais ce qu’elle est. » Cependant, comme Lidwine insistait, il la lui donna sans croire qu’elle eût quelque efficacité.
Le lendemain matin, après la messe, il avertit le peuple de prier pour Lidwine, qui ne possédait pas, dit-il, sa raison tout entière, et qui, la nuit dernière, avait été tentée par les démons ; puis il prit la sainte Eucharistie, et la lui porta accompagné d’un grand nombre de personnes. Arrivé chez elle, il fit mettre à genoux tous les assistants, en leur recommandant de prier pour elle. Il leur dit ensuite que cette nuit le diable était venu, et avait laissé à Lidwine une fausse hostie, et qu’il allait lui en donner une véritable pour la fortifier. Elle eut beau réclamer et supplier le curé de changer d’opinion, elle ne put rien obtenir ; et il retourna à l’église après lui avoir donné la communion. Cependant ceux qui avaient été témoins du miracle le racontèrent au peuple, ce qui indisposa tellement contre le curé qu’il n’osait plus sortir de l’église. Ce fut bien autre chose encore lorsqu’à ceux qui lui demandaient ce qu’il avait fait de cette hostie il répondit, tantôt qu’il l’avait brûlée, tantôt qu’il l’avait jetée dans l’eau. Le tumulte augmentant, l’évêque d’Utrecht apprit ce qui s’était passé, et envoya son suffragant avec quelques autres hommes de confiance, pour faire une enquête. Le curé consterné fit supplier Lidwine d’apaiser l’affaire... Des commissaires vinrent chez elle, accompagnés du curé, qui fondait en larmes. Lidwine refusa de parler si l’évêque ne promettait que ses déclarations n’auraient aucun résultat fâcheux pour le curé, et resteraient un mystère pendant tout le temps qu’elle vivrait. On lui promit ce qu’elle demandait, et elle raconta la chose comme elle s’était passée. Ceux qui avaient été témoins du miracle confirmèrent son récit, et l’affaire fut ainsi terminée à l’amiable. (A. S., 14 avril.)
Lorsque Dieu charge quelqu’un de réformer un ordre dégénéré de sa ferveur primitive, cette mission devient ordinairement pour celui à qui elle est confiée une source de contradictions par la résistance de ceux qui sont intéressés dans l’affaire et par l’opposition que le monde a coutume de faire à toutes les œuvres de Dieu. C’est ce que prouvent de nombreux exemples ; entre autres, ceux de sainte Thérèse, de saint Charles Borromée et de sainte Colette, née à Corbie en 1580, et morte à Gand en 1646. Tous les péchés du monde et les châtiments qu’ils méritent lui étaient apparus dans une vision. Dans sa douleur, elle avait conjuré le Seigneur d’avoir pitié de ceux qu’il voulait perdre, et de les convertir. Une voix lui répondit qu’elle contribuerait puissamment à cette conversion si elle pouvait réformer les trois ordres de Saint-François. Elle pria Dieu d’envoyer au monde un homme capable d’opérer cette réforme ; mais, dans une autre extase, Dieu lui dit que c’était elle qui devait accomplir cette œuvre. Ces paroles la plongèrent dans un profond étonnement ; car elle ne croyait pas qu’il y eût personne qui fût moins capable qu’elle de se charger de cette mission. Elle reprocha donc à la sainte Vierge et à saint François d’avoir proposé pour une œuvre de ce genre une pauvre fille, simple, sans instruction, sans éloquence et sans vertu ; leur disant qu’elle ne pouvait pas s’en charger, qu’elle ne s’en chargerait pas, et qu’elle espérait bien que Dieu n’exigerait pas d’elle des choses impossibles. Elle persista quelques jours dans cette résolution ; mais elle sentit qu’elle avait perdu le repos. Elle réunit donc ses amis et quelques personnes prudentes en qui elle avait confiance, et leur demanda leur avis. Tous lui conseillèrent d’obéir, persuadés que ces apparitions venaient de Dieu, et non du démon.
Colette continua cependant de prier Dieu qu’il lui ôtât ce fardeau ; mais elle devint muette tout d’un coup, et ne pouvait plus prononcer un seul mot distinctement. Elle resta trois jours en cet état, et, craignant de s’opposer à la volonté divine, elle promit d’obéir. Aussitôt sa langue fut déliée. Puis, lorsqu’elle voulut examiner comment elle s’y prendrait pour mener la chose à bon terme, le fardeau lui parut si pesant qu’elle recula de nouveau. Mais, à l’instant même, elle devint aveugle, ce qui dura trois jours et trois nuits. Elle demanda pardon à Dieu, lui promettant de se conformer à sa volonté. Dieu accepta son repentir, et lui rendit la vue. Elle vit alors pousser du plancher de sa cellule un petit arbre, qui bientôt devint si grand qu’il la remplissait tout entière. Il était avec cela d’une beauté merveilleuse. Sous son vert feuillage étaient cachées des fleurs odorantes, et à ses pieds croissaient d’autres arbres, moins grands et moins beaux que lui cependant. Comme elle considérait avec admiration cet arbre qui croissait toujours, Dieu lui fit comprendre qu’elle était représentée par le plus grand, et que les petits signifiaient ceux qui devaient être réformés par elle. Mais son humilité était si grande qu’elle ne pouvait ajouter foi à cette voix intérieure, et qu’elle la prenait pour une illusion du démon, qui voulait la pousser à la vaine gloire. Elle arracha donc dans une sainte colère l’arbre le plus grand, et le jeta en morceaux par la fenêtre ; puis elle en fit autant des autres. Quelques jours après, comme elle était en prière, ces arbres se mirent à croître de nouveau sous ses yeux ; et, après être restés quelque temps dans sa chambre, ils se transportèrent d’eux-mêmes d’un lieu à un autre, et finirent par remplir une grande partie de l’univers. Elle dut enfin reconnaître son opiniâtreté, et s’abandonner à la volonté de Dieu, à la condition toutefois qu’elle ne serait pas l’auteur principal, mais seulement la coopératrice de cette réforme.
Elle reçut alors la connaissance claire de tout ce qui était nécessaire pour l’exécution de ce dessein ; et bientôt Dieu lui donna un aide dans la personne du Père Henri de Balma, et dans Isabelle, comtesse de Bourgogne, une protectrice et une compagne de voyage à Rome. Les cardinaux s’opposèrent d’abord à son entreprise ; mais une peste qui se répandit brisa leur résistance. Le pape la reçut dans l’ordre de Sainte-Claire, et la consacra abbesse ; après quoi elle retourna dans son pays. C’est alors que commencèrent pour elle les difficultés. Elle eut contre elle prêtres et laïques, hommes et femmes, tous les états et toutes les conditions. On la regardait comme une hypocrite, comme une magicienne, qui ensorcelait les hommes et les animaux, et avait commerce avec le démon. Elle devint tellement odieuse à tout le monde que personne ne voulait la recevoir, ni même lui prêter une maison. Les choses en vinrent au point qu’elle fut chassée du pays avec son confesseur. Celui-ci la conduisit d’abord chez son frère, au château de Balma, en Savoie. La comtesse Blanche l’invita à venir partager avec elle son château à Genève, et c’est là qu’elle construisit son premier couvent. Mais le pape l’envoya chez les Clarisses de Besançon, et c’est de là que la réforme se répandit dans une multitude d’autres monastères. Cependant les persécutions durèrent pendant toute sa vie. Lorsqu’elle voulait élever une maison, elle trouvait une telle opposition que des villes et des pays entiers se soulevaient contre elle. Si, à force de patience et d’humilité, elle remportait la victoire, ses ennemis, ne pouvant lui pardonner son triomphe, disaient d’elle toute sorte de mal. Ses amis les plus intimes, ses directeurs eux-mêmes changeaient tout à coup de dispositions, et passaient brusquement de la sympathie à la haine, ce qu’ils regrettaient ensuite amèrement. On la représentait comme une femme livrée aux vices les plus abominables. Au milieu de toutes ces contradictions, elle ne fit jamais entendre aucune plainte, et accomplit ainsi l’œuvre que Dieu lui avait imposée. (A. S., 6 mart.)
Ursule de Parme reçoit, dans une vision, l’ordre d’aller à Avignon trouver l’antipape Clément VII, pour lui ordonner, au nom du Seigneur, de rendre la paix à l’Église par l’extinction du schisme. Elle obéit, et traverse les Alpes avec sa vieille mère. Elle est présentée à l’antipape ; elle l’ébranle, après un entretien d’une heure et demie. Clément, effrayé, refuse de la recevoir de nouveau, et elle est obligée de partir sans avoir rien fait. Elle se rend alors à Rome, pour aller trouver le pape Boniface IX, qui, d’abord, n’ajoute aucune foi à ses discours. Mais, instruit des faits par un témoin oculaire, il l’accueille avec bonté, et la renvoie à Avignon, chargée de ses pleins pouvoirs. Elle y va sans se laisser arrêter par la nouvelle que les cardinaux de l’antipape cherchent à la perdre. Introduite devant Clément et ses cardinaux, elle parle de telle sorte que personne n’ose la contredire ; et Clément, ébranlé, incline vers la soumission. Mais les cardinaux s’élèvent avec force contre elle, et cherchent à la surprendre par des questions insidieuses. Elle évite avec une merveilleuse habileté les pièges qu’on lui tend de sorte que, pour se débarrasser d’elle, ils cherchent à l’effrayer par les menaces. Ils l’arrachent à sa mère, à laquelle ils attribuent toute cette affaire, et la confient à la garde d’une femme de la ville. Accusée comme sorcière et magicienne, elle est soumise à une enquête. On lui donne de nouveaux vêtements, et l’on examine scrupuleusement ceux qu’on lui a ôtés, pour voir s’ils ne renferment aucun objet suspect. Comme tous ces moyens ne mènent point encore au but, on cherche à lui arracher des aveux par la torture. Déjà on lui attachait les mains derrière le dos lorsqu’un tremblement de terre disperse ses bourreaux. On la laisse enfin tranquille, et elle s’en va sans avoir pu décider Clément à abdiquer. (A. S., 7 avril.)
Les visions elles-mêmes sont quelquefois, pour ceux qui les reçoivent, un objet de scandale ou une cause de persécution et d’épreuves. Saint Pierre de Milan, qui fut, au temps d’innocent IV, un prédicateur puissant de la parole de Dieu, et qui mourut martyr, menait, dans un monastère de cette ville, une vie sainte, et était favorisé de visions fréquentes. Un jour, sainte Agnès, sainte Catherine et sainte Cécile lui apparurent et s’entretinrent avec lui. Un religieux, passant par hasard devant sa cellule et entendant des voix de femmes, approche, et voit par une fente trois femmes très-belles et magnifiquement parées s’entretenir familièrement avec Pierre. Indigné, il court aussitôt chez le supérieur pour lui raconter ce dont il vient d’être témoin. Celui-ci, courroucé, rassemble la communauté pour délibérer sur ce qu’il y a à faire. On décide, à l’unanimité, que le criminel sera mis en prison pendant quelques jours, puis envoyé en pénitence à Chim. On exécute la sentence sans vouloir même entendre Pierre. Celui-ci se tait, reçoit tout avec humilité et obéissance, ne se plaignant qu’à Dieu devant son crucifix, et lui demandant ce qu’il a fait pour être éprouvé de cette manière. « Qu’ai-je fait moi-même, lui répondit Notre-Seigneur, pour que l’on m’ait ainsi crucifié et fait mourir ? » Pierre, consolé, ne se plaignit plus jusqu’à ce qu’enfin d’autres visions découvrirent son innocence, et le remirent en honneur. On a peint ce fait à Côme, dans la chambre où l’apparition eut lieu, et on y a conservé le crucifix qui avait parlé au saint. (Steil, t. Ier, p. 668.)
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CHAPITRE IX
Des œuvres de charité. Sainte Catherine de Sienne. Sainte Rose. Saint Pierre d’Alcantara.
L’âme, une fois dégagée des liens du monde et de son propre corps, doit, en triomphant de soi-même, s’approprier en quelque sorte l’opération de Dieu, qu’elle a reçue d’abord d’une manière passive, et briser ainsi pour toujours, par la charité, le lien et la contrainte de la loi. Or ceci se fait par la pratique des œuvres de miséricorde, par lesquelles l’homme passe de l’amour du prochain à l’amour de Dieu, d’après ce principe que deux choses qui sont unies dans une troisième le sont aussi entre elles. Ces œuvres ont donc toujours été considérées par les ascétiques comme une préparation nécessaire, comme le prouve le nombre immense de frères et de sœurs consacrés d’une manière particulière à ces sortes d’œuvres. Il nous suffira de citer ici quelques traits plus remarquables sur ce sujet.
Peu de personnes ont porté plus loin la charité envers le prochain que sainte Catherine de Sienne. Non-seulement, plus d’une fois, quoiqu’elle fût elle-même si malade qu’elle ne pouvait se tenir debout, elle se chargea, pour procurer aux pauvres les aliments nécessaires, de fardeaux qui auraient accablé la femme la plus forte ; mais elle avait encore un tel amour pour les malades qu’elle faisait pour eux des choses vraiment incroyables. Une veuve, nommée Tecta, s’était retirée, à cause de son indigence, dans un hôpital qui avait à peine lui-même le nécessaire. Son corps se couvrit tout entier d’une lèpre hideuse, et elle devait quitter non-seulement l’hospice, mais encore la ville, parce qu’elle était pour tout le monde un objet d’horreur. Catherine se chargea d’elle, et la soigna avec une admirable charité. Cette femme, enorgueillie par ces services, les considéra bientôt comme une dette, et se permettait de parler à la sainte d’une manière rude et insultante. Celle-ci n’y fit aucune attention, et continua ses soins, après même que la malade lui eut communiqué aux mains sa lèpre, comme l’avait craint sa mère. Elle resta auprès d’elle jusqu’à sa mort, pour la consoler et la fortifier ; puis elle lava son corps et l’ensevelit de ses propres mains, qui devinrent à l’instant même plus saines et plus pures qu’elles ne l’avaient jamais été. Une autre femme avait au sein un cancer qui répandait une odeur telle que personne ne pouvait rester près d’elle, et qu’elle pouvait trouver à peine quelqu’un pour la soigner. Catherine se chargea d’elle encore, et lui prodigua les soins les plus attentifs, nettoyant sa plaie avec un visage gai, au grand étonnement de cette femme elle-même. Le mal empirait cependant, et l’odeur devint telle qu’un jour le cœur de Catherine se souleva de dégoût. Indignée contre elle-même, elle dit à son corps : « Comment ! tu as horreur de ta sœur, baptisée comme toi du sang de Notre-Seigneur ! tu me le paieras. » En même temps elle applique sa bouche, son nez et son visage tout entier sur cette plaie dégoûtante, jusqu’à ce qu’elle sentît que l’esprit avait vaincu les répugnances de la chair. La malade, réfléchissant sur l’action héroïque de la Vierge, conçut à son sujet des soupçons infâmes, comme il arrive souvent aux natures communes, incapables de comprendre un tel excès de charité. Elle communiqua ses soupçons à d’autres, et bientôt ils coururent la ville entière, parvinrent jusqu’aux oreilles de ses sœurs de religion, et lui attirèrent de leur part les plus amers reproches. Elle reçut tout avec douceur, mais continua ses soins à l’égard de cette femme, et la servit après comme auparavant avec tant de charité qu’elle finit par lui inspirer le repentir de ce qu’elle avait fait. Cependant la vierge eut encore un moment de dégoût, et alors elle fit ce que personne peut-être n’avait fait avant elle : elle but le pus et les saletés qu’elle avait recueillies de la plaie en la lavant. Elle avoua plus tard à son confesseur qu’elle n’avait jamais bu dans sa vie un breuvage plus agréable. Dieu, pour que la foi à ce miracle d’empire sur soi-même ne se perdît pas à l’avenir, a permis qu’il se renouvelât deux siècles et demi après dans la personne de sainte Rose de Lima. Celle-ci, en effet, éprouvant un jour un profond dégoût en voyant le sang qu’on avait tiré d’une pauvre fille malade, et qui était couvert de taches noires et jaunes et mêlées de pus, le but, pour se punir de ce qu’elle regardait comme une délicatesse.
Si jamais un instinct irrésistible poussa quelqu’un à se livrer aux œuvres de miséricorde, c’est assurément saint Jean de Dieu. Une tradition, qui n’est peut-être qu’une légende, raconte ainsi la manière dont il fut appelé à cette mission. Un jour, il rencontra dans les champs un très-bel enfant vêtu comme un petit paysan, qui marchait nu-pieds, ce dont il paraissait souffrir beaucoup, à cause du chemin qui était raboteux. Jean, plein de compassion, ôta ses souliers, et dit à l’enfant : « Pauvre petit, mon cœur saigne de te voir ainsi ; prends mes souliers ; je puis plus facilement aller nu-pieds que toi. » L’enfant essaya de les mettre ; mais comme ils étaient trop grands, il les lui rendit en disant : « Ils ne peuvent m’aller ; donne-les donc à un autre plus grand et plus pauvre que moi. » Jean, désolé, lui dit : « Eh bien ! enfant béni du bon Dieu, puisque mes souliers ne peuvent te servir, je te porterai sur mon dos pendant la route. » Il prit donc l’enfant sur ses épaules. Mais après quelque temps l’enfant devint aussi lourd que si c’eût été un homme fort et grand, de sorte que saint Jean pliait sous le faix et était inondé de sueur. Cependant il continua de marcher du mieux qu’il put, et l’enfant lui essuyait avec la main la sueur du front. Il arriva enfin près d’une source, et, épuisé de fatigue et de soif, il voulut se reposer un peu et se désaltérer. Il déposa donc l’enfant sous un arbre, et alla vers la source. Bientôt il entendit l’enfant qui l’appelait ; et, comme il se détournait, il lui vit dans la main une grenade qui renfermait une petite croix. L’enfant avait le visage radieux comme un ange, et lui dit d’une voix douce : « Jean, c’est à Grenade que sera ta croix. » Aussitôt l’enfant disparut, et Jean resta quelque temps stupéfait ; puis il se mit à pleurer de n’avoir pas reconnu l’enfant, et d’avoir perdu sitôt sa présence. C’était l’image de toute sa vie qui lui avait apparu dans cette vision. Il se rendit à Grenade, où les sermons d’Avila firent sur lui une profonde impression, et il y contrefit pendant quelque temps le fou par pénitence. On le renferma dans une maison d’aliénés, et on l’y accabla de mauvais traitements, jusqu’à ce qu’enfin il crût que c’était assez, et jeta le masque qu’il avait pris. Il servit ensuite les malades de la maison, et c’est là qu’il eut la pensée de fonder lui-même un hôpital, pour vivre conformément à sa vocation.
Il commença par aller ramasser des broutilles sur une montagne qui était proche, et il les vendait dans la ville pour se nourrir lui et les siens. Puis il put louer une maison qui était vide, et il y réunit autant de pauvres qu’elle pouvait en contenir. Il leur procurait les choses nécessaires en mendiant, et sa parole était si efficace qu’il savait émouvoir le cœur des hommes les plus durs. Dieu bénit son entreprise. À mesure que ses moyens augmentaient, il augmenta aussi son établissement, et l’étendit aux nécessités et aux misères de toutes sortes. Il y apportait les malades lui-même sur son dos, et plus d’une fois il plia sous le faix. Il veillait jour et nuit sur ses chers malades. Ni l’ingratitude, ni les mauvais traitements, ni sa propre indigence ne pouvaient ralentir son zèle. Lorsque les aumônes ne suffisaient pas, il empruntait de l’argent, et trouvait toujours quelqu’un qui répondait pour lui. Un jour le feu prit à l’hôpital royal, et l’incendie était tel que personne n’osait approcher des bâtiments, et que l’on parlait déjà d’en faire sauter une partie pour conserver le reste. Jean était accouru des premiers. Quand il entendit les plaintes que poussaient les malades aux fenêtres, emporté par sa charité, il s’élance à travers une des portes, montre le chemin à ceux qui peuvent encore marcher, conduit, porte, traîne les autres, fait descendre par la fenêtre ceux qui étaient en bas, et tout cela avec tant de vigueur et de promptitude que tous étaient stupéfaits, surtout ceux qui connaissaient la faiblesse de son corps, épuisé par les jeûnes et les veilles. Lorsque les malades furent en sûreté, il sauva ce qu’il put du mobilier, marchant toujours à la tête des autres et veillant à tout. Prenant alors une hache, il monte au grenier afin d’arrêter l’incendie. Pendant qu’il y réussit d’un côté, les flammes s’élèvent plus violentes de l’autre. Pendant une demi-heure on le perdit de vue, et l’on croyait déjà qu’il était mort, lorsque tout à coup il sort du milieu des flammes, qui avaient épargné même ses vêtements et n’avaient endommagé que ses sourcils. Soixante-dix témoins ont affirmé ce fait avec serment. C’est à ces œuvres de miséricorde qu’il consacra les douze dernières années de sa vie. Il mourut au pied de son crucifix, en 1550, âgé de cinquante-cinq ans. Il est le fondateur des Hospitaliers qui portent son nom. (A. S., 8 mart.)
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CHAPITRE X
Comment la mystique discipline et purifie l’homme supérieur.
L’ascèse chrétienne trouve l’homme tel que le péché l’a fait. Avant la chute, affermi en Dieu, il devait gouverner et rattacher à un centre commun toutes ses facultés corporelles ou spirituelles, et de ce centre dominer la nature extérieure. Mais le péché, en le séparant de Dieu, a déplacé, pour ainsi dire, tous les centres de la création, et produit comme une excentricité universelle. Le corps humain a perdu la faculté qu’il avait de transsubstantier les éléments terrestres, et n’a gardé que celle de les transformer. Il a continuellement besoin de la nature extérieure, et est obligé de la mettre sans cesse à contribution, souvent avec bien des fatigues et des peines ; et il ne peut en opérer la métamorphose sans en subir une semblable lui-même. Si le corps se sent partout et toujours circonscrit et attaché par les liens des lois de la nature, l’esprit aussi, assailli par les images que lui envoie celle-ci, sent également peser sur lui la loi de la nécessité, qui gêne ses mouvements et comprime son essor. Car lui aussi a perdu le secret de transsubstantier en quelque sorte les notions en idées, ou les idées en notions, et il se trouve partout enchaîné par l’infinie multiplicité des choses qui se pressent sous son regard et sollicitent son attention. L’âme enfin, ne reposant plus en Dieu comme en son centre, a perdu aussi le privilège de mouvoir tout le reste en se tenant immobile. Elle est entrée dans la région des choses mobiles et transitoires, et se trouve entraînée dans leurs tourbillons, toujours partagée entre la génération et la mort d’un côté, et de l’autre entre le devoir et ses penchants, entre le plaisir et la peine. Le but de la mystique est de rétablir les rapports qui existaient primitivement entre Dieu et l’homme ; mais elle ne saurait jamais atteindre ce but sur la terre ; elle ne peut qu’en approcher de plus en plus par un effort lent et persévérant. L’âme a besoin pour cela de l’ascèse chrétienne, laquelle, s’occupant d’abord des moyens qui conduisent au but, prend ensuite le but lui-même comme point de mire de tous ses efforts. Son travail consiste à combler peu à peu tous ces abîmes que le péché a creusés entre la créature et le créateur. Mais dans cette lutte elle garde un certain ordre, et commence ordinairement par les régions inférieures, afin de monter par degrés jusqu’à ce qu’il y a de plus élevé dans l’homme. Nous avons suivi jusqu’ici la mystique chrétienne dans ce travail de réformation ; il nous reste maintenant à la considérer dans ses rapports avec les facultés supérieures de l’esprit, et à étudier les moyens dont elle se sert pour les réformer aussi et les sanctifier. Ici également elle procède avec une certaine méthode, commençant par ce qu’il y a de plus facile pour finir par ce qu’il y a de plus parfait. C’est ainsi qu’elle cherche d’abord à détacher les hautes puissances de l’âme de la multiplicité des images au milieu desquelles elles ne sont que trop portées à se disperser, depuis qu’elles ont perdu leur centre par le péché. Puis, après les avoir recueillies, elle s’efforce de les rattacher à Dieu et de les unir à lui.
Il y a entre l’esprit et la nature comme une limite extrême qui sépare ces deux régions ; or c’est presque toujours, on le sait, sur les frontières des empires que la lutte est plus acharnée et que se livrent les plus sanglants combats. Ou bien, lorsque la paix succède à la guerre, les rapports continuels qui existent entre les deux États limitrophes amènent des relations fréquentes et intimes, dans lesquelles chacun des deux perd un peu de son individualité propre, et reçoit plus ou moins l’empreinte du caractère des populations qui le touchent. Il en est ainsi dans un certain sens sur la limite où se rencontrent l’esprit et la nature. Chacun des deux fait des excursions fréquentes dans le domaine de l’autre ; car l’esprit aussi se sent attiré vers la nature, et c’est à peine si l’exercice d’une vertu soutenue peut réprimer cet attrait, et le renfermer dans de justes bornes. C’est là une des principales occupations de la mystique chrétienne. Et d’abord elle commence par discipliner les sens, qui sont comme les portes par lesquelles les impressions du dehors pénètrent dans le sanctuaire de l’âme, et, sollicitant son attention, l’entraînent dans leurs excursions vagabondes. De là résultent cette dispersion et cette transformation de l’âme, qui, en se teignant, pour ainsi dire, des couleurs de tous les objets qui la frappent, prend en quelque sorte leur forme, et devient en un certain sens tout ce qu’ils sont eux-mêmes. Or ces sollicitations du monde extérieur sont infinies, et se succèdent sans interruption. Tous les sens semblent se liguer contre l’âme dans cette lutte, et lui susciter de nouveaux dangers. Si, cédant à leurs séductions, elle devient, pour ainsi dire, étrangère à elle-même, elle finit par perdre la conscience de son état, et par entrer dans une sorte d’extase naturelle, comme celle qui caractérise notre époque. Aujourd’hui, en effet, les flots des impressions extérieures, qui frappent à chaque instant l’esprit, se sont tellement accumulés que, dans l’impossibilité où il se trouve de se défendre contre leurs débordements, il se laisse aller à une sorte d’enivrement funeste. Vide en son fond, il tourne toute son activité et toute sa force vers sa surface, et il perd, pour ainsi dire, le sentiment de soi-même dans cette incessante mobilité.
Ce n’est point là l’excuse que cherche la mystique. Son centre n’est point au dehors, mais dans le fond le plus intime de l’âme : c’est donc aussi de ce côté qu’elle doit diriger tous ses efforts. Et d’abord, recueillant l’esprit perdu dans la nature, elle cherche à le ramener dans ce qu’elle appelle le désert intérieur, pour qu’il y retrouve le mystère de la vie, pour qu’il y puisse entendre dans le silence les sollicitations intérieures de la grâce, et, seul avec soi-même et avec son Dieu, mener une vie sublime et cachée. La mystique prescrit donc avant tout, à ceux qui veulent marcher dans ses voies, de fermer les portes de leurs sens, afin de préserver ainsi leur âme du tumulte des impressions extérieures. Aussi trouvons-nous cette pratique recommandée et soigneusement observée par tous les mystiques. Déjà l’abstinence, par une action immédiate, diminue l’énergie des puissances vitales ; puis, pour réprimer l’impétuosité ou les dérèglements de l’appétit, les saints ne savent qu’inventer, afin de donner aux aliments qu’ils sont forcés de prendre une odeur insupportable à la nature, et qui puisse lui rendre pénible un acte où elle trouve si facilement son compte. Afin que la nourriture ne chatouille point agréablement le palais, ils l’assaisonnent d’absinthe, de fiel et d’autres choses de ce genre ; de sorte que le sens du goût finit par s’émousser tout à fait, et ne sait plus distinguer ce qui est agréable de ce qui ne l’est pas.
On sait que saint Bernard avait perdu la faculté de distinguer ce qu’il mangeait, et que l’huile et le vinaigre avaient le même goût pour son palais. Il en était ainsi des autres sens. On raconte du même saint qu’il voyagea un jour, depuis le matin jusqu’au soir, le long du lac de Genève, sans avoir aperçu ses eaux. Saint Pierre d’Alcantara permettait à peine à ses yeux d’exercer leurs fonctions. Pendant trois ans, il ne regarda jamais personne en face dans son couvent, et il ne reconnaissait les frères qu’à leur voix. À table, il cherchait les plats en tâtant comme un aveugle, et au chœur il avait toujours les yeux fermés, parce qu’il savait l’office par cœur. Pendant une année entière, il n’avait pas regardé une seule fois le plafond de sa cellule ni la voûte de l’église, et pendant très-longtemps il ne s’était pas aperçu de la présence d’un arbre qui était à l’entrée du couvent. Aussi marchait-il toujours derrière le frère qui l’accompagnait, parce qu’il ne connaissait point les chemins ni la porte du monastère. Il gardait un silence continuel, lors même qu’on l’injuriait ou qu’on le frappait, et il ne le rompait que lorsqu’on le lui ordonnait au nom de l’obéissance. Il parlait alors en peu de mots et avec une grande modestie. Les couvents qui avaient embrassé sa réforme étaient tellement étroits et pauvres qu’ils paraissaient plutôt des tombeaux. L’église était elle-même si petite que le sanctuaire, renfermé par une grille, ne pouvait contenir avec le prêtre que celui qui disait la messe ; le cloître formait un carré si étroit que deux frères, placés aux deux bouts, pouvaient se donner la main. La moitié de l’espace destiné aux cellules des moines était occupée par un lit composé de trois planches ; l’autre était vide, et la porte était si étroite et si basse qu’on ne pouvait entrer que de côté et en se baissant. Sa cellule ne se distinguait en rien de celles des autres ; elle avait quatre pieds et demi de long sur trois de large ; et elle était si basse et si étroite qu’il ne pouvait ni s’y tenir debout ni s’y étendre tout du long. Une pierre lui servait de siège et de lit. Il n’y avait dedans que deux croix, l’une de bois, l’autre de papier ; puis, dans la muraille, un morceau de bois pour appuyer sa tête quand il voulait dormir quelques instants, et avec cela un vieux bréviaire tout déchiré. Ses habits étaient toujours les plus usés et les plus communs. Il marchait nu-pieds, et ne mangeait que du pain très-dur et très-noir, et quelquefois un peu de soupe, à laquelle il mêlait tant d’eau froide qu’elle perdait tout son goût. Et cependant cet homme si austère et si dur à soi-même était rempli de bienveillance pour les autres ; il parlait peu, mais d’une manière agréable.
Ce n’est pas seulement par les sens que l’homme se disperse dans les puissances extérieures : celles-ci, de leur côté, l’intelligence et la volonté elle-même, contribuent aussi à leur manière à cette dispersion. En effet, l’homme a perdu depuis le péché cette science supérieure, intime et centrale qui voit et contemple les objets, de même que, dans le domaine de la volonté, il a perdu la faculté d’agir immédiatement sur la nature, en Dieu et dans son amour. Au lieu de cela, il ne lui est plus resté qu’une science discursive, et une opération lente et pénible, obligée de recourir à des moyens plus ou moins nombreux, pour arriver à un but plus ou moins éloigné. Il ne voit plus les choses d’un seul regard ; il n’embrasse plus leur multiplicité dans leur ensemble et comme dans un centre profond. Son action, paralysée de cette manière, ne peut plus dominer les objets sur lesquels elle se porte par la concentration de ses forces et de son énergie. Sollicité de tous les côtés, errant et vagabond, poursuivant tantôt un objet, tantôt un autre, il finit par perdre toute contenance intérieure, et est comme saisi de vertige. La mystique a donc encore beaucoup à faire ici. Il faut qu’après avoir recueilli l’esprit et la volonté elle les accoutume à ne plus chercher au dehors leur lumière et leur but, mais dans leur propre fonds, purifié et affermi par les vertus chrétiennes, pour s’élever de là jusqu’à la vérité souveraine et infinie. Écoutons à ce sujet Tauler, ce grand maître de la vie spirituelle : « Comme l’âme est tellement liée aux puissances qu’elle se répand partout où elles s’écoulent, il faut qu’elle prenne part à toutes leurs œuvres, car elles ne pourraient agir sans elle. Or, si ses pensées s’écoulent dans les œuvres extérieures, il faut de toute nécessité que ses opérations intérieures en soient affaiblies. Ce que Dieu veut, c’est une âme vide, libre de toute sollicitude, où il n’y ait rien que lui-même, et qui ne soit occupée que de lui. Si ton œil veut tout voir, et ton oreille tout entendre, si ton cœur veut penser à tout, ton âme se dispersera sur tous les objets. C’est pour cela qu’un docteur disait : Quand l’homme veut opérer au dedans, il faut qu’il ramasse toute sa force comme dans un coin de l’âme, qu’il ferme les yeux à toutes les images et à toutes les formes, et qu’il oublie et ignore toutes choses : c’est alors qu’il peut agir. C’est dans le repos et le silence que le Verbe doit être entendu ; et l’on ne saurait mieux le servir que par là. C’est ainsi qu’on le comprend ; et c’est lorsqu’on s’ignore soi-même qu’il se manifeste. Mais cette ignorance est plutôt au fond une science transcendante qui orne et ennoblit notre ignorance. »
Cependant tout n’est pas encore fait ; il y a là un ennemi secret et perfide, le plus dangereux de tous ; c’est l’amour-propre. « Ôtez l’amour-propre, disait saint Bernard, il n’y aura plus d’enfer ; car où ses flammes prendraient-elles un aliment ? » Si l’homme, après s’être détaché de tout, se garde soi-même, il n’a rien fait encore. Il a évité ce qui lui paraissait mal, et reste attaché à ce qui lui paraît un bien. Il n’est plus, il est vrai, dominé par les objets extérieurs ; mais il l’est par soi-même. Aussi la mystique chrétienne lui recommande de se renoncer, et de se détacher de tout sentiment déréglé de propriété. Écoutons à ce sujet Ruysbroek : « Si quelqu’un renonce à un grand royaume, ou même à la domination du monde entier, et qu’il se garde soi-même, il ne sacrifie rien ou presque rien. Mais celui qui se renonce en son fond, lors même qu’il serait contraint de garder beaucoup d’autres choses, comme des richesses ou des honneurs, quitte tout véritablement ; car il sait se servir de tout pour la stricte satisfaction de ses besoins. Autant tu sors de toi-même en renonçant à toi et à tout, autant et pas davantage Dieu entre en toi avec tous ses trésors : il vit en toi selon que tu meurs à toi-même. Sacrifie donc tout ce que tu as et tout ce que tu peux ; sacrifie-le en renonçant à toi : c’est ainsi seulement que tu jouiras de la véritable paix, que personne ne pourra troubler, parce qu’elle est appuyée sur Dieu. Celui qui renonce à sa volonté et à soi-même renonce à tout, comme si tout lui appartenait. On quitte tout ce qu’on ne désire pas pour plaire à Dieu ; et Dieu n’aime rien tant en nous que ce perfectionnement de nous-mêmes par le détachement. Mais le chemin de ce détachement, c’est l’humilité et le mépris de soi-même ; car l’homme est son plus grand ennemi, et celui-ci une fois vaincu tous les autres sont impuissants. Or l’humilité, d’après un maître de la vie spirituelle, Gilbert, ne se repose qu’après être descendue au lieu le plus profond. Or ce lieu, on le trouve dans le renoncement entier à soi-même. Mais comme, pendant que nous sommes sur la terre, nous avons toujours « quelque chose à quitter, l’humilité la plus parfaite ne saurait jamais en cette vie trouver le lieu le plus bas, parce que, à l’exception du Sauveur, l’homme le plus humble peut s’humilier toujours davantage. À cette humilité se joint aussi une sincère obéissance qui ne dit point : Je veux, ou je ne veux point ceci ou cela, mais qui s’applique uniquement à sortir de soi, sans jamais chercher à se satisfaire. La pratique de ce renoncement donne tous les jours à l’homme de nouvelles forces ; de sorte que, libre et puissant, il a son âme en sa main, et la donne à qui il veut. »
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CHAPITRE XI
Recueillement des puissances supérieures en Dieu par la prière et la charité. Sainte Rose de Lima. Sainte Catherine de Gênes.
Les puissances supérieures une fois détachées de la nature et d’elles-mêmes, il faut les rattacher à un centre plus élevé, car elles ne peuvent se passer d’appui. Il ne suffit pas que l’homme ne s’appartienne plus à lui-même, il faut encore qu’il appartienne à Dieu, qu’il pense et qu’il agisse en lui et pour lui. L’orgueil une fois brisé, la partie haute de l’âme suit plus facilement ce mouvement d’ascension vers Dieu que lui imprime la mystique, parce que déjà elle tend d’elle-même à monter. Mais il n’en est pas ainsi de la partie inférieure qui regarde les choses visibles, qui recherche les vérités de l’ordre sensible, et à qui, par conséquent, le mouvement de bas en haut est antipathique. Il faut donc vaincre son opposition. Il faut que tout l’homme intérieur soit en quelque sorte anéanti pour qu’il acquière en Dieu un nouvel être. « Plus l’homme, nous dit Tauler, agit dans le mépris et le renoncement de soi-même, meilleur il est. Plus il est bas, plus il est haut ; plus il est étroit, plus il est large. C’est le principe de bien des imperfections, quand l’homme agit trop par lui-même, comme si Dieu ne pouvait rien faire sans lui. L’homme devrait toujours, recueilli au dedans de soi, laisser à Dieu la puissance d’agir, et faire ce qu’il peut, doucement, bellement et simplement, mais rapporter à Dieu tout ce qu’il fait et tout ce qu’il dit. Rentre en toi-même, plonge en ton fond, là où Dieu est présent ; sois là avec tes puissances, tes sens, ta volonté, tes opérations, et applique-toi à désirer la très-aimable volonté de Dieu. Si tu n’as pas ce désir, désire du moins de l’avoir ; fais-toi le captif de Dieu, non à la manière que le monde l’entend, mais d’une manière essentielle, avec un abandon et une résignation parfaite ; c’est ainsi seulement que l’on prie en esprit. » Lorsque l’homme marche dans ces voies, il connaît Dieu, selon qu’il cesse de se connaître comme premier principe de toute science ; il vit en lui selon qu’il meurt à soi. Dieu règne en lui dans sa gloire, et vit en lui de sa vie divine. Arrivé à ce point, il est saint dans son être, et non plus seulement dans ses œuvres.
Mais pour que ce rapport de l’homme à Dieu s’établisse, il faut que l’homme le désire vivement. Or ce désir se manifeste dans la prière. « Toute prière, dit Ruysbroek, consiste à dire à Dieu : Seigneur, mon Dieu, donnez-moi ce que vous voulez, et agissez avec moi selon votre bon plaisir. » C’est la prière de Noire-Seigneur à Gethsémani, lorsqu’il dit à son Père : « Père, non comme je veux, mais comme vous voulez », et qu’il établit ainsi le fondement de notre salut. Cette prière le détache de la nature et du monde, en soi et autour de soi ; elle le purifie en lui faisant sacrifier tout esprit de propriété. Aussi, tous les mystiques ont considéré la prière comme un des moyens ascétiques les plus puissants. Sainte Rose de Lima avait reçu dès son enfance, comme sainte Catherine de Sienne, le don de la prière ; et à peine âgée de douze ans elle avait poussé ce saint exercice à son plus haut degré. Endormie ou éveillée, les yeux de son âme étaient toujours ouverts sur Dieu. Quand elle tissait, cousait ; quand elle parlait, mangeait ou se promenait ; dans l’église, au jardin, à la maison, dans la rue, partout et toujours, elle se tenait en la présence de Dieu. Et ce qu’il y avait de plus étonnant, c’est que pendant que cette divine présence occupait toutes ses puissances intérieures, ses sens extérieurs restaient libres et dégagés ; et, pendant qu’elle parlait intérieurement avec Dieu, elle s’occupait avec aisance des détails du ménage et des choses du dehors, répondait patiemment à toutes les questions qu’on lui adressait, et vaquait à ses occupations avec autant de promptitude et d’attention que ceux qui n’ont rien autre chose à faire. Ses compagnes s’aperçurent plus d’une fois que, lorsqu’elle cousait et qu’elle tirait le fil en haut, en même temps que son bras s’élevait, son esprit semblait aussi s’élever dans l’extase, pour redescendre ensuite à mesure que le bras s’abaissait, sans que la pointe de son aiguille variât d’une ligne. Pendant qu’elle priait, ses sens extérieurs semblaient fermés à toutes les choses qui ne la regardaient pas. On la vit souvent, dans une église pleine de monde, prosternée dans un coin, près du grand autel, rester immobile des heures entières, les yeux fixés sur l’autel, ne voyant point ceux qui passaient près d’elle et sourde à tous les bruits. Si quelque objet extérieur touchait son œil, elle ne fermait pas même la paupière ; car, semblable à l’aigle, elle regardait intérieurement le soleil divin, et était aveugle pour toutes les choses extérieures. Elle était en même temps immobile comme un rocher ; et, après un jour entier de prière et de méditation, on la retrouvait dans la même position qu’au commencement. Ainsi, aux quarante heures, elle restait dans l’église comme pétrifiée depuis le matin jusqu’au soir, sans bouger ni rien prendre.
Elle avait coutume de s’enfermer dans son oratoire domestique pour prier, le vendredi matin jusqu’au samedi, quelquefois même jusqu’au dimanche ; et elle demandait qu’on la laissât tranquille pendant tout ce temps, quoi qu’il arrivât. Comme on lui en demandait le motif, elle répondit avec simplicité que, pendant tout ce temps, elle était comme immobile, et qu’elle ne pourrait se lever pour aller ouvrir si quelqu’un frappait à la porte. Elle s’était de plus réservé trois heures dans la journée pour prier Dieu, pour lui rendre grâces de ses bienfaits, et honorer l’un après l’autre ses divins attributs, qu’elle s’était fait expliquer par des théologiens habiles, et dont elle distinguait cent cinquante. Elle ne cessait de recommander aux autres la prière, et suppliait son confesseur de la recommander à ses pénitents. Son amour pour la prière était si grand qu’elle invitait à prier et à louer Dieu toutes les créatures, celles même qui semblaient ne pouvoir l’entendre. Dans la dernière année de sa vie, pendant tout le carême, lorsque le soleil se couchait, un petit oiseau d’une voix ravissante volait vers sa chambre ; puis, se plaçant sur un arbre qui était proche, il attendait qu’elle lui donnât le signal de commencer à chanter. Rose, dès qu’elle avait aperçu son petit chantre ailé, se préparait de son côté à entonner les louanges de Dieu, et défiait l’oiseau à cette lutte mélodieuse dans un cantique qu’elle avait composé pour cela. « Commence, cher petit oiseau, lui disait-elle, commence tes mélodies ravissantes. Que ton gosier plein de chants les verse en abondance, afin que nous louions ensemble le Seigneur. Tu loueras ton Créateur, et moi mon bon Sauveur ; et tous deux ensemble nous bénirons notre Dieu. Ouvre ton gosier plein de chants, afin que nos voix se rencontrent doucement dans un cantique de sainte allégresse. »
Aussitôt l’oiseau se mettait à chanter, parcourant tous les tons, montant toujours plus haut ; puis, se taisant, il attendait que la vierge chantât à son tour. Rose chantait alors les louanges de Dieu d’une voix ravissante. Et, lorsqu’elle avait fini, l’oiseau reprenait le chant à son tour ; puis se taisait tout à coup, comme s’il en avait reçu le signal. La vierge recommençait à chanter les ineffables perfections de l’Être divin, tantôt emportée par l’inspiration, tantôt exhalant son amour dans de tendres soupirs, jusqu’à ce que son silence donnât de nouveau à l’oiseau le signal du chant. C’est ainsi que tous deux célébraient alternativement les louanges de Dieu pendant une heure entière, avec un ordre si parfait que, quand l’oiseau chantait, Rose ne bougeait pas ; et quand elle chantait à son tour, l’oiseau se taisait et l’écoutait avec une merveilleuse attention. Enfin, vers la sixième heure du soir il s’envolait, comme s’il eût achevé son travail, pour le reprendre le lendemain.
Le second moyen de purifier cette haute partie de l’âme, c’est la charité, qui inonde tellement le cœur qu’il semble quelquefois qu’il n’a plus la force de se mouvoir, et qu’il en est tout consumé. C’est alors qu’il conçoit un dégoût profond pour tout ce qu’il a désiré ou aimé d’une manière déréglée auparavant. Il s’élève une lutte terrible entre la charité et l’amour humain, laquelle ne finit que lorsque la force de Dieu s’est emparée pleinement de tout ce qu’il y a d’imparfait dans le cœur, lorsque la volonté, privée de toute jouissance spirituelle, même supérieure, se trouve dans un délaissement et un abandon qui la perce de douleur. L’âme, en cet état, chancelle comme dans l’ivresse, cherchant de tous côtés quelques consolations dans ses angoisses. Mais, trouvant qu’elle ne peut poser le pied nulle part, elle prend le parti de se renfermer en soi ; et là, dévorée de plus en plus par les flammes de l’amour divin, elle voit disparaître dans cet immense incendie tous ses troubles, ses agitations, ses imperfections ; et elle sort de là purifiée de toutes ses souillures, comme un métal précieux qui a perdu dans le creuset les scories dont il était mélangé.
Nous pouvons citer comme un modèle parfait en ce genre sainte Catherine de Gênes. Toute sa vie, depuis son enfance jusqu’à son dernier soupir, cette admirable sainte brûla des feux du divin amour ; les ardeurs dont elle était embrasée au dedans s’étaient communiquées à son corps, et sa vie tout entière fut comme cette flamme du sacrifice qui s’alluma d’en haut sur un rocher devant Gédéon. Elle dit un jour à quelques-uns de ses amis qui avaient été pendant quelque temps les témoins des ardeurs qui la consumaient : « Ah ! si vous saviez ce que ressent mon cœur ! » Et comme ceux-ci la pressaient de s’ouvrir à eux davantage : « Je ne trouve, leur répondit-elle, aucune parole pour exprimer un amour aussi brûlant. Tout ce que je puis dire, c’est que, si une étincelle des flammes qui brûlent en mon cœur pouvait tomber en enfer, ce serait aussitôt le paradis ; les démons deviendraient des anges, et les supplices d’ineffables consolations ; car aucune peine n’est compatible avec l’amour de Dieu. » Avec une telle expérience, les écrits de cette sainte doivent être souverainement instructifs sous ce rapport. Elle dit entre autres choses dans sa Théologie de l’amour, l. 3, ch. 4 : « Ô feu de l’amour ! que fais-tu de l’homme ? Tu le purifies de toutes ses souillures, comme le feu fait pour l’or ; et tu le conduis au ciel, afin qu’il atteigne le but pour lequel tu l’as créé. L’amour est un feu divin qui, comme le feu terrestre, échauffe toujours davantage, embrase tout l’être de l’homme, et ne cesse jamais d’agir pour le bien de l’objet aimé. Oh ! si je pouvais une fois du moins, avant de mourir, exprimer ce que cet amour me fait ressentir, comment il opère en moi, et ce qu’il veut de moi ; comme il pénètre chaque coin de mon intérieur, et y verse des joies d’une ineffable suavité ! Il pénètre le cœur dans un rayon de flammes ; il y consume tous les amours, toutes les inclinations, tous les désirs, toutes les jouissances qui l’attachaient autrefois, ou qui pourraient l’attacher encore aux choses de la terre. Le cœur, cédant aux mouvements de la charité, se sépare de tout, prêt à faire tout ce qu’elle exige de lui, et se sent attiré par elle avec une telle force qu’il s’opère en lui une transformation merveilleuse. La créature, saisie de cette manière, se laisserait volontiers consumer par les flammes de l’amour ; car son zèle ne recule devant aucune contradiction, quelque grande qu’elle soit. La vue de l’ardent amour de Dieu pour elle lui cause d’indicibles tourments, et elle ne peut rien souffrir en soi qui déplaise à son Dieu. Elle dépose donc non-seulement tous ses défauts, même les plus médiocres, mais encore toutes ses imperfections et ses habitudes inutiles, sans faire attention ni aux objections de sa nature sensible ni aux oppositions du démon, du monde et de la chair. Elle est protégée et fortifiée contre tout mal de l’âme et du corps ; car l’amour lui donne et des armes et des lumières contre les illusions du démon, contre la perfidie du monde et son moi plein d’amour-propre et de méchanceté. Aidée de ce secours, elle est plus forte que tous ses ennemis, parce qu’elle se tient unie à Dieu, qui est la force de tous ceux qui le craignent, l’aiment et le servent ; et sa propre nature elle-même ne peut lui nuire, parce qu’elle est en la main de Dieu et soutenue par sa bonté. »
Sainte Catherine, portant ses regards au-delà de cette vie, y contemplait encore l’énergie et les effets de cet amour purifiant ; et c’est sous ce rapport qu’elle considère le purgatoire dans l’écrit qu’elle nous a laissé à ce sujet. « Je vois, dit-elle, Dieu tellement disposé à l’égard de l’âme, que, lorsqu’il la trouve pure comme elle était lorsqu’il l’a créée, il l’attire à soi avec un amour si ardent que, tout immortelle qu’elle est, elle pourrait en être anéantie. De plus, il la transforme tellement en soi qu’elle ne voit plus rien, ni elle-même ni autre chose, mais seulement Dieu, qui ne cesse de l’attirer et de l’embraser, jusqu’à ce qu’il l’ait ramenée à sa pureté primitive et à l’être d’où elle est issue. L’âme, sentant donc, dans cette autre vie, que Dieu l’attire ainsi à elle avec de telles ardeurs, est d’abord attendrie par cette charité qui l’inonde, et elle s’y écoule tout entière. Mais comme elle voit qu’elle ne peut suivre cet attrait, à cause du péché qui la souille encore, et qu’elle comprend d’ailleurs combien il est affreux de se trouver exclu de la vision de Dieu, elle conçoit un vif désir d’être débarrassée de cet obstacle ; et c’est cette vue qui, à mon avis, est la source des peines que les âmes endurent au purgatoire. Et ces peines, quoiqu’elles soient très-grandes, sont moindres cependant pour elle que le sentiment pénible qu’elle a des obstacles qui s’opposent en elle à la volonté de Dieu et à son très-pur amour. Mais je vois des rayons et comme des flammes sortir de cet amour de Dieu, et pénétrer les âmes avec une telle énergie et une telle impétuosité qu’elles en seraient anéanties, s’il était possible, car ces rayons ont un double effet : ils purifient l’âme et la simplifient. Considérez comment le feu naturel purifie toujours davantage ce qu’il consume ; de sorte qu’il pourrait arriver que toutes les souillures qui y sont mêlées en fussent enlevées complétement. Or l’âme peut bien être anéantie en soi, mais non en Dieu ; et plus elle se nettoie, plus aussi elle est anéantie en soi, et pure et sans tache en Dieu. Le feu ne peut plus rien sur l’or à vingt-quatre carats, parce qu’il n’y trouve plus rien à retrancher. Ainsi, Dieu tient l’âme dans son feu divin, jusqu’à ce qu’il ait consumé toutes ses fautes et ses imperfections, et qu’arrivée elle-même à vingt-quatre carats, parfaitement pure et n’ayant plus rien de soi, elle se trouve toute transformée en Dieu. Elle n’est plus désormais sujette à la souffrance, parce qu’il n’y a plus rien à consumer en elle. Si en cet état de pureté elle restait encore dans le feu, elle n’en souffrirait aucunement ; les flammes seraient le ciel pour elle et la vie éternelle sans aucun mélange de déplaisir. » (Traité du Purgatoire.)
Le troisième moyen de purification pour l’âme, c’est la lumière supérieure que produit l’amour. Cette lumière, dans sa plénitude et son énergie, inonde l’esprit avec une force irrésistible ; elle lie les puissances qui sont tournées vers le dehors, de telle sorte que les sens sont comme flétris, et que l’esprit lui-même semble marcher dans les ténèbres ; mais, en revanche, il acquiert une connaissance véritable de son propre fond ; et, comparant son néant, son vide, ses ténèbres et son impureté à la majesté, aux richesses inépuisables, à la lumière et à la sainteté souveraine de Dieu, il se sent porté au découragement à la vue de sa misère ; de sorte qu’il peut à peine se retrouver et se connaître. « C’est alors que les épouvantes de la mort viennent fondre sur l’âme éperdue. Un vertige affreux la saisit au milieu de la nuit qui l’enveloppe, toute sécurité lui échappe en ce qu’elle opère ; elle perd la mémoire de tout le bien qu’elle a fait, et ne se souvient plus que des péchés qu’elle a commis. Toute consolation lui est enlevée, et il ne lui reste plus que la crainte, l’amertume et la désolation. » (Saint Jean de la Croix, la Nuit obscure, l. 2, ch. 6.)
Tels sont les effets de cette lumière que Dieu donne à l’âme, pour la purifier par le feu de la tribulation, et pour extirper en elle jusqu’à la dernière racine du péché. C’est par là qu’il opère la séparation de l’esprit et de l’âme, et que l’esprit, devenu plus libre, acquiert la facilité de se déprendre de toutes les formes naturelles, dans lesquelles il ne trouve rien où il puisse poser le pied. « Car, continue saint Jean de la Croix, de même que les éléments, pour qu’ils puissent se communiquer à tous les corps naturels et composés, ne doivent avoir aucune propriété, aucune couleur, aucun goût, aucune odeur, et peuvent ainsi s’accorder avec toutes les couleurs, toutes les odeurs et tous les goûts, de même aussi l’esprit doit être purifié, simplifié, dépouillé de toutes les inclinations de la nature, soit actuelles, soit habituelles, pour qu’il puisse participer à la plénitude de l’esprit de la divine sagesse, qui lui donnera certainement un goût bien plus élevé de toutes choses. Ainsi vidé de tout ce qui pourrait le troubler, il s’accoutume à demeurer dans cette connaissance qui est au-dessus de lui ; il se déploie, et devient capable de recevoir les communications divines. Dieu les lui donne, soit en proportionnant l’effusion de sa lumière aux facultés qui la reçoivent, soit en adaptant celle-ci à la première ; et il transforme ainsi la lumière qui purifie dans la lumière qui illumine. C’est alors que le soleil de la vérité dissipe, en s’élevant, toutes les ténèbres qui enveloppaient l’âme auparavant. Elle reconnaît maintenant que ses épouvantes n’étaient que des ombres et des fantômes de l’obscurité qui devait la purifier, et que, par conséquent, elles étaient vaines. Elle voit enfin d’une vue claire quels grands biens elle a acquis par là et quelle œuvre merveilleuse le divin Maître a faite en elle. »
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CHAPITRE XII
Vue rétrospective sur le développement de la vie mystique.
Marie d’Agréda.
Il n’est point d’art qui n’ait son apprentissage, ses degrés, ses progrès et sa perfection. Il en est de même de cet art surnaturel et divin où l’homme est à la fois et l’artiste et la matière dont il doit faire un chef-d’œuvre. Il est donc utile de bien saisir dans leur ensemble les degrés par où l’homme peut s’élever en cet art jusqu’à la perfection. À chacun de ces degrés doit correspondre quelque forme particulière et extérieure qui en soit l’expression ; et ces formes reçoivent ordinairement leur empreinte de la nature même des relations habituelles au milieu desquelles l’homme est placé. La vie de Marie d’Agréda est on ne peut plus intéressante sous ce rapport ; car elle nous permet de suivre tous les degrés de la vie mystique jusqu’à son entier développement. Sa biographie, qui se trouve à la fin de sa Cité de Dieu, a été écrite par ses confesseurs, en partie sur ses manuscrits.
Marie d’Agréda, abbesse du couvent des Déchaussées d’Agréda, eut cela de particulier que Dieu l’éleva par degrés à la perfection de la vie mystique, en lui ménageant toujours de nouvelles contradictions à mesure qu’elle montait davantage, et en préparant si bien les choses que presque toujours la lutte qu’elle avait à soutenir et la grâce qui la faisait triompher étaient du même genre. Cette particularité s’était déjà produite dès sa jeunesse, et ses premières illuminations avaient été suivies de grandes épreuves. Ce fut bien autre chose encore lorsqu’elle entra au couvent avec sa mère et sa sœur, et qu’elle voulut embrasser une vie plus austère. Elle eut à lutter alors principalement contre les images et les apparitions qui se présentaient à elle avec un caractère très-décidé. Elle avait reçu de la nature une grande timidité, surtout dans les choses du salut ; et le démon sembla vouloir mettre à profit cette disposition, pour la détourner des voies où elle était entrée. Si, la nuit, elle voulait se livrer à quelque œuvre de dévotion, sa lumière s’éteignait tout à coup, et elle se sentait saisie d’un indicible effroi. Elle se voyait entourée de fantômes terribles, qui prenaient la forme d’animaux féroces ; puis c’était un cadavre enveloppé dans son suaire qui frappait ses regards ; puis elle entendait comme des hommes vivants qui vomissaient les paroles les plus abominables. Son corps lui-même n’était pas à l’abri des attaques du démon, et elle le sentait parfois d’une pesanteur insupportable. Effrayée d’abord par ces visions, elle s’y accoutuma bientôt ; de sorte qu’elle marchait sans crainte au milieu de ces fantômes ; et Dieu d’ailleurs la consolait.
Cependant ses tentations et ses peines augmentaient toujours. Son corps, accablé de maladies, tomba dans une faiblesse extrême. Dès qu’elle priait, elle ressentait dans tous ses membres de telles douleurs qu’il lui semblait que ses os se disjoignaient et qu’elle allait mourir. Son imagination était assiégée par d’impurs fantômes, et il lui semblait alors, dans son abattement, que toute consolation lui était interdite. Une voix intérieure lui disait que les voies où elle marchait ne conduisaient point à Dieu, mais à l’abîme ; qu’après avoir offensé Dieu, elle avait négligé tous les moyens de se réconcilier avec lui. Elle souffrait tellement de cet état qu’elle dit elle-même qu’aucune mesure ni aucun nombre ne peut exprimer ce qu’il lui a fallu endurer. Bientôt d’autres peines vinrent s’ajouter à ces misères. Les combats qu’elle avait eu à soutenir l’avaient épuisée : on la voyait dépérir, et son visage était pâle comme celui d’un mort. L’attention des autres religieuses en fut éveillée, et on se mit à l’observer jour et nuit. Comme on attribuait sa faiblesse à ses austérités, on résolut de les modérer, afin qu’elle ne devînt pas tout à fait inutile à la communauté. On l’occupait à chaque heure du jour de quelque travail qu’elle devait faire en présence des autres, La nuit, on la faisait garder jusqu’à ce qu’elle fût profondément endormie, de peur qu’elle ne se levât pour pratiquer quelque mortification. Lorsqu’il lui arrivait de se lever, on la punissait en lui retranchant la communion, parce qu’on savait que c’était la peine la plus sensible pour elle. On ne lui permit de se confesser qu’une ou deux fois par semaine, et un demi-quart d’heure chaque fois. Elle fut en Butte aux soupçons et aux reproches les plus pénibles. On lui disait que, sous l’apparence de la piété, elle marchait à sa ruine. Si la nature, succombant parfois à la violence de la douleur, laissait échapper quelque plainte, les autres s’indignaient contre elle et la traitaient d’hypocrite. Si elle se taisait, on lui en faisait également un crime ; de sorte que, quoi qu’elle fît, elle ne pouvait les satisfaire.
Dans ce dénûment de tout secours humain elle perdit encore les consolations intérieures : la prière et l’usage des sacrements ne lui furent plus permis que dans une certaine mesure. Une voix intérieure lui disait avec une sorte de dérision qu’elle devait bien voir maintenant qu’elle n’était pas dans le bon chemin, puisqu’elle n’était pas aimée de Dieu, qu’elle était punie par ses supérieurs, un objet d’horreur pour les créatures, et en proie à toutes les tentations. Mais elle resta inébranlable au milieu de toutes ces épreuves. Ses faiblesses et ses souffrances corporelles, qui souvent lui permettaient à peine de respirer, ne l’empêchèrent pas de s’en imposer d’autres volontairement, et, opposant ainsi la violence à la violence, elle finit par remporter la victoire. Ses peines étaient suivies, il est vrai, de grandes consolations, auxquelles succédaient à leur tour des épreuves plus terribles que les précédentes, mais qui servaient à purifier toujours davantage son âme de tous les sentiments terrestres qui auraient pu arrêter son vol vers Dieu. Elle écrivit alors un petit livre qui existe encore sous le titre de l’Échelle. Jusque-là, elle avait pu cacher aux hommes les grâces qu’elle avait reçues ; mais la puissance de l’esprit devint si forte en elle qu’elle ne put se contenir davantage. Elle se trahit bientôt devant les autres sœurs, et celles qui avaient blâmé d’abord sa manière de vivre attribuèrent les choses extraordinaires qui se passaient en elle à quelque illusion, ou à l’hypocrisie, ou à la folie. Toutes crurent qu’il fallait la punir en lui retranchant la fréquente communion, et en ne lui permettant plus de se renfermer dans sa cellule. Elle trouva quelque consolation dans cette pensée que le monde, se méprenant sur les choses qu’elle ne pouvait cacher, en prenait occasion de la mépriser. Elle n’omettait rien d’ailleurs pour modérer la violence de l’esprit, ou pour la cacher du moins, en allant se retirer en quelque lieu secret. Elle ne savait qu’inventer pour empêcher que le feu intérieur qui la consumait ne se manifestât au dehors ; mais toutes ses précautions furent inutiles. L’esprit croissait toujours en elle ; et bientôt de fréquentes extases la trahirent, et lui attirèrent une foule de désagréments dont nous aurons plus tard occasion de parler. Elles durèrent jusqu’à ce qu’elle eût enfin obtenu de Dieu qu’il lui ôtât tous ces signes extérieurs ; et ses souffrances prirent une forme et un caractère tout opposés.
Comme elle priait Dieu un jour de lui accorder la familiarité de l’esprit, et de la détacher de la partie extérieure et sensible, d’où elle craignait quelque danger pour son âme, il lui fut dit qu’elle serait conduite, par des sentiers mystérieux, à un état lumineux, si elle le désirait sérieusement et si elle veillait soigneusement sur elle-même, mais à la condition qu’elle ne révélerait qu’à ses supérieurs ce qui se passerait en elle. À partir de ce moment, un changement profond se produisit dans son intérieur. La lumière qui l’éclairait lui vint d’une région plus élevée, et l’esprit l’emporta à une hauteur qu’aucune parole humaine ne saurait exprimer. La partie supérieure de son âme, se détachant de la partie inférieure, et la laissant dans le dénûment, prit son vol vers Dieu. Quoiqu’elle ne perdît plus l’usage des sens extérieurs ni celui des puissances intérieures de l’âme sensible, elle les sentait reposer dans un calme et un recueillement admirables. Son esprit recevait les illuminations d’en haut d’une manière immédiate ; sa volonté brûlait de l’amour le plus pur, et tendait uniquement vers le bien suprême. Mais tout restait renfermé dans l’intérieur de l’âme : la partie sensible n’y avait aucune part, et aucun œil mortel n’y pouvait rien voir. Lors même que son esprit était élevé à la plus grande hauteur, on ne pouvait apercevoir en elle aucun signe extérieur, si ce n’est un maintien pieux et recueilli, qui annonçait une grande application intérieure. Elle fut conduite par cette voie, depuis l’âge de vingt-deux ans jusqu’à sa mort, montant toujours par degrés à une perfection plus élevée, à mesure que, plus sévère contre elle-même, elle conformait davantage sa vie à celle du Sauveur. Ses progrès dans la perfection ne pouvaient donc, malgré le soin qu’elle prenait de les cacher, rester ignorés de ses compagnes. Considérant sa vie irréprochable et son avancement dans la vertu, elles se virent forcées de l’honorer comme une sainte, quoique ses extases eussent disparu, et de lui rendre leur affection. Le bruit de ses vertus commença à se répandre, même hors du couvent ; mais sa vie intérieure resta cachée, et il ne fut permis qu’à ses confesseurs d’y jeter un regard de temps en temps. Ceux-ci trouvèrent que son âme était bien mieux disposée encore qu’auparavant à recevoir de plus grandes et de plus vives lumières, sans que sa facilité à vaquer aux occupations extérieures de son état en fût diminuée, et qu’au milieu de ses travaux elle gardait continuellement le recueillement intérieur. L’élan de son âme vers Dieu devint habituel, et il lui fut donné de grandes lumières. Elle reçut l’intelligence des mystères de la foi et de la loi du Seigneur, puis celle des mystères de la vie du Christ et de sa mère. Elle se sentait, comme elle le dit elle-même, en tout cela, élevée au-dessus de soi, également éloignée de la surabondance et de la disette des sens : vide de tout attrait pour les créatures, elle se trouvait comme en un désert, et accessible seulement dans sa partie supérieure aux influences divines.
Mais ces faveurs plus grandes qu’elle avait reçues du Ciel devaient être suivies d’épreuves plus terribles. Lorsque Dieu l’élevait à ces états sublimes, l’inquiétude naturelle à son caractère n’y pouvait trouver place, parce que la clarté de la lumière dont elle était inondée excluait tout doute ; mais lorsque ces visions descendaient dans la partie inférieure, et que l’intelligence des choses qu’elle avait ressenties auparavant perdait de sa clarté, ses angoisses recommençaient. Sa misère lui était alors représentée ; et quand elle la comparait avec la grandeur des grâces qu’elle avait reçues, elle entrait dans un trouble profond, et doutait si elle ne marchait point dans une voie fausse, et si tout ce qu’elle éprouvait n’était pas le jeu de son imagination. Son caractère inquiet se réveillait : elle craignait que ses visions ne fussent les inventions de sa raison naturelle, que sa vie ne fût une dissimulation continuelle, et qu’après avoir ainsi trompé ses confesseurs et irrité Dieu, elle ne finît par tomber dans l’abîme. La lutte intérieure qu’elle éprouvait devint pour elle un nouveau sujet d’inquiétude, car elle croyait parfois y voir une preuve de sa réprobation. Le trouble, la désolation et l’abattement qui résultaient de ces craintes obscurcissant en elle la lumière naturelle de son esprit, l’empêchaient d’avoir recours à Dieu. Elle s’armait donc alors de patience et d’humilité, évitait de scruter les états sublimes où Dieu l’élevait, s’efforçait de le retrouver dans la lumière de la foi, allait à confesse et se servait des moyens que l’Église mettait à sa disposition. Ce martyre, auquel succédaient de temps en temps de grandes grâces, ne cessa plus tout le reste de sa vie. Elle-même, étonnée de se retrouver toujours dans la douleur, sans être jamais consolée par aucun moment de répit, ne pouvait expliquer cet état que par une permission divine.
Dieu la conduisit désormais par les voies de la charité envers le prochain, afin d’achever ainsi de purifier sa vie. Son couvent avait été placé, en 1623, sous la règle de la stricte observance des Récollets ; et c’est depuis ce temps que Marie avait éprouvé toutes les choses que nous venons de raconter. Quoiqu’elle n’eût pas encore vingt-cinq ans, ses supérieurs la jugèrent digne de conduire les autres. Elle connut bientôt, par une révélation intérieure, leurs desseins. Elle en conçut de grandes angoisses, et une lutte terrible s’engagea entre son obéissance et son humilité. Elle pria Dieu instamment de détourner le danger qui la menaçait ; mais il lui fut indiqué qu’elle devait accepter la charge qui allait lui être imposée, et que le secours d’en haut ne lui manquerait pas au milieu des peines de son nouvel état. Elle dut donc se résigner, et fut choisie, en 1627, comme supérieure du couvent. Toujours élue de nouveau, elle dirigea pendant trente-cinq ans sa communauté avec une grande prudence et une sévérité tempérée par la douceur. À chaque nouvelle élection, ses répugnances et ses luttes reparaissaient ; mais il lui fallut toujours céder. Une fois seulement, par l’entremise du nonce, elle parvint à se soustraire pendant trois ans au fardeau que redoutait son humilité ; encore ne lui accorda-t-on ce qu’elle demandait que pour qu’elle pût donner à ses sœurs l’exemple de l’obéissance, comme elle avait été jusque-là pour elle le parfait modèle d’une supérieure. La maison prospéra sous sa direction et pour l’esprit et sous le rapport matériel. Lorsqu’elle en prit la conduite, elle l’avait trouvée dans un grand dénûment, car elle n’avait pas plus de cinquante francs à sa disposition ; elle entreprit cependant, dès la première année, la construction d’un couvent spacieux et d’une nouvelle église, et acheva cette œuvre heureusement dans l’espace de sept ans. La bénédiction d’en haut reposait sur tout ce qu’elle faisait ; et la Reine du ciel, qu’elle proclamait partout la véritable supérieure de la maison, avait, disait-elle, pourvu à tout.
Marie cependant avait fait de nouveau d’immenses progrès dans la vie intérieure, et la lumière céleste dont elle était favorisée lui faisait pénétrer jusqu’à l’essence et aux propriétés intimes des choses. Mais, comme l’orgueil se mêle facilement à de telles faveurs, et que l’esprit de l’homme ne peut supporter une plus grande mesure de lumière, s’il ne se purifie davantage du péché qui l’obscurcit, elle dut acheter ces dons du Seigneur par de nouvelles peines et de nouveaux travaux. Dieu l’introduisit d’abord dans une nuit épaisse ; les esprits célestes, qui l’avaient protégée jusque-là, se cachèrent à elle ; toute consolation, toute lumière lui fut ôtée ; et le recueillement lui était devenu impossible. Elle resta dans cet abandon pendant quatre-vingts jours, en proie aux tentations les plus violentes ; ses sens étaient troublés par d’horribles fantômes. Les objets les plus abominables lui étaient représentés, des spectres de toute sorte la plongeaient dans l’effroi ; des morts qu’elle avait connus pendant leur vie lui apparaissaient, et elle était forcée d’entendre les blasphèmes les plus affreux contre le Ciel. Le démon n’épargnait pas davantage les puissances inférieures de son âme. Il n’y avait point de malice, point d’erreur, point d’hérésie qui ne lui passât par l’esprit. L’enfer était changé en paradis, le diable en saint, et les démons allaient jusqu’à imiter devant elle les cérémonies de l’Église, et à faire de faux miracles sous ses yeux. Elle était plongée dans une indicible angoisse, surtout lorsque, étant déjà accablée d’épuisement, elle vit tous les tourments de l’enfer représentés à son imagination. Enfin, après de longs combats, armée du casque de la foi, elle remporta la victoire, et se trouva ainsi préparée à recevoir la science sublime où Dieu voulait l’élever.
Elle était devenue la fiancée du Seigneur, qui se l’était unie par une alliance mystique et merveilleuse, après avoir éprouvé longtemps sa fidélité, et l’avoir purifiée de toute affection terrestre. Elle reçut alors de nouveaux enseignements, qui lui apprirent ce qu’elle devait faire pour se rendre digne de cet état, en avançant toujours dans la perfection. Elle reçut l’ordre d’écrire ces prescriptions, afin qu’elles lui servissent de règle à l’avenir. Elle obéit, se renferma quelque temps dans la solitude, et écrivit un livre sous ce titre : Loi de la fiancée ; sommet de la charité fraternelle, et enseignements de la science divine. Dans cet écrit, Dieu demande d’elle qu’elle lui bâtisse en son âme un temple mystique digne de sa majesté. Prenant pour image le temple de Salomon, elle partage son ouvrage en trois livres. Dans le premier, le sol est aplani, les matériaux préparés, triés et polis ; on y expose les lois de la mortification des sens et de leurs puissances, et les moyens de les purifier. Le second livre traite de la construction de l’édifice, de ce qu’il y a de plus parfait dans les vertus, et des moyens de faire toute chose par amour de Dieu. On montre comment la partie supérieure et la partie inférieure de la créature doivent se convertir au Créateur, pour coopérer à la construction du temple. Le troisième traité de la consécration de celui-ci, de la communauté intime qui existe entre Dieu et l’âme. Marie, après avoir écrit ces choses, se mit en mesure de les accomplir ; et c’est ainsi qu’après un travail de plusieurs années elle éleva en elle un temple au Seigneur. Elle s’appliqua désormais sans relâche à chercher en tout son bon plaisir et le salut des âmes, qu’elle s’efforçait de lui gagner par tous les moyens.
Le commandement qu’elle reçut d’écrire la vie de la sainte Vierge fut encore pour elle l’occasion de nouveaux progrès. Elle avait commencé cet ouvrage en 1637, et achevé le premier livre en vingt jours. Les idées affluaient en si grand nombre dans son esprit que sa plume ne pouvait suffire à les exprimer. Mais elle fut de nouveau en butte à de grandes tentations. Le démon lui représentait que c’était présomption de sa part d’entreprendre d’écrire sur des sujets si élevés ; qu’il était impossible que Dieu se servît pour une telle œuvre d’une créature aussi indigne, et que ce n’était pas de lui par conséquent que pouvaient venir les lumières qu’elle recevait. Ces pensées la jetèrent dans le trouble. Son hésitation indigna le Seigneur contre elle, et l’ouvrage resta suspendu quelque temps. Plus tard cependant, elle reprit courage et se remit à l’œuvre. Pendant qu’elle écrivait, son cœur brûlait intérieurement, et les langues de feu qui descendirent sur les apôtres au jour de la Pentecôte semblaient reposer sur elle. Une lumière douce et puissante à la fois, soumettant entièrement son intelligence et ses sens, l’éclaira intérieurement, surtout dans la dernière partie. Toutes ses inclinations terrestres furent mortifiées, et elle se sentit poussée par une force irrésistible à faire toujours ce qu’il y avait de plus parfait. Lorsque l’ouvrage fut achevé, le Seigneur lui apparut dans une vision intérieure, paré de nouveaux attraits et de nouvelles grâces. Il lui sembla qu’il la présentait au Père éternel, et elle entendit une voix qui disait qu’il était convenable qu’elle fût la première à mettre en œuvre ce qu’elle avait écrit, afin qu’on en vît les fruits dès le commencement. Elle y consentit, et une voix dit au-dessus d’elle : « Les jours de ton âme sont achevés ; elle est déjà morte au monde ; aujourd’hui elle est renouvelée et renaît devant Dieu, comme celui qui commence une nouvelle vie. » Elle s’humilia et s’anéantit plus encore qu’elle n’avait fait auparavant, et elle fut à l’égard de la sainte Vierge comme un enfant qui suit en tout les leçons de sa maîtresse. Elle recueillit les enseignements qu’elle avait reçus de cette manière dans un livre auquel elle donna ce titre : Loi de la fiancée ; pensées et soupirs du cœur pour arriver au vrai but qui est le bon plaisir du Seigneur. Elle y ajouta un traité Des vertus et excellences de la sainte Vierge ; un autre De la méditation de la passion de Jésus-Christ, et la suite de ses Exercices pieux de chaque jour. Le tout fut achevé en 1641, et son manuscrit se conserve encore dans le couvent où elle a vécu. Son confesseur régla désormais sa vie extérieure d’une manière plus conforme au degré de perfection qu’elle avait atteint. Il lui ordonna de modérer ses jeûnes et ses mortifications et de s’accommoder davantage à la communauté. Il lui ôta la planche sur laquelle elle dormait, lui défendit de porter le cilice sur la peau. Il chercha en général à la rappeler des pratiques extérieures à celles du dedans, et elle lui obéit en tout avec une docilité exemplaire. Un second confesseur qu’elle avait eu lui avait ordonné de brûler tous ses écrits, et elle l’avait fait aussitôt. Lorsque le premier fut revenu, il lui ordonna de refaire ce qu’elle avait détruit, autant qu’elle pouvait rappeler ses souvenirs, et d’y ajouter l’histoire de sa vie. Elle obéit encore, mais elle crut devoir cette fois se préparer sérieusement à cette œuvre. Elle fit donc en 1651 une confession générale qui dura trois jours, après avoir examiné sa conscience pendant soixante-deux jours. Après cela, elle entra dans une mort spirituelle, pour commencer une nouvelle vie ; de sorte qu’elle regardait comme peu de chose tout ce qu’elle avait fait jusque-là dans le service de Dieu. Elle avait toujours de rudes combats à soutenir ; mais les puissances supérieures de son âme dominaient, et la victoire lui fut facile. Il lui fut dit qu’elle allait être élevée à un état plus parfait encore, et qu’elle devait être comme une fille qui suit sa mère. Elle y consentit, et entra dans le noviciat de ce nouvel état, qu’elle appelait l’état religieux. Prenant d’une manière mystique l’habit pur et blanc du nouvel ordre, elle se mit comme novice sous la direction de la Reine du ciel, qui la prit pour sa fille. Elle avait commencé son noviciat en 1652, le jour de la Chandeleur. Après l’avoir achevé, en s’appliquant à imiter les vertus de la sainte Vierge, elle fut appelée à l’imitation du Christ lui-même et à l’observation exacte de l’Évangile jusque dans les moindres détails. La mort spirituelle qui précéda cette nouvelle vie fut bien plus pénible encore que la première. Ses contemplations devinrent aussi plus élevées, et son habit mystique plus pur et plus blanc. Le Seigneur lui-même fut son maître à ce second degré de son noviciat. Elle entra dans le troisième en 1653, le jour de l’Ascension. Elle n’avait encore rien ressenti de pareil à ce qu’elle éprouva dans ce nouvel état d’union intime avec Dieu, où Dieu vit en nous et opère en nous comme l’âme de notre âme ; et il semble que celle-ci ne peut monter plus haut en cette vie. Un an plus tard, dans un ravissement, elle fit devant le trône du Très-Haut sa profession, s’engageant à imiter Jésus-Christ et sa mère, et à vivre en union avec Dieu. Puis, en 1658, parmi de nombreuses extases, elle donna à son histoire la forme qu’elle a encore aujourd’hui.
Marie fut élevée à un haut degré de perfection. Elle dit elle-même à ce sujet : « Je remarquais en moi les grands et merveilleux effets de la lumière qui m’éclairait, et qui, me séparant de tout le terrestre, me portait toute à Dieu. Et je sentais que j’étais plus là où j’aimais que là où je vivais. Mon corps était affaibli et épuisé ; mes mauvaises inclinations étaient mortifiées, liées et assujetties ; les vertus prenaient leur essor, chacune en son rang. L’amour embrasait et conduisait la partie supérieure de l’âme, et celle-ci, de son côté, rattachait à Dieu l’inférieure. Toutes les convoitises mauvaises, de même que toutes les passions de l’appétit irascible, étaient sans force ; toutes mes bonnes inclinations étaient portées à l’amour de la vertu ; l’appétit irascible tout entier était armé contre le mal et le péché, et tout ce que j’avais aimé jusque-là m’était devenu un objet d’horreur et d’effroi. »
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LIVRE TROISIÈME
L’Âme reçoit par la mystique un attrait et des lumières d’un ordre supérieur.
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CHAPITRE I
Des phénomènes produits par la mystique dans les régions inférieures de l’homme. Saint Philippe de Néri.
La mystique purgative, s’emparant de l’homme tout entier et le préparant à sa manière, doit manifester ses effets dans tous les domaines de son être ; mais ses effets doivent être plus visibles encore dans les régions inférieures, où tout est saisissable aux sens. C’est donc surtout dans ces régions que les phénomènes mystiques doivent être plus faciles à constater, et c’est à l’étude des phénomènes de ce genre que nous allons nous appliquer dans cette partie. Nous avons heureusement, dans la personne de saint Philippe de Néri, un exemple parfait sous ce rapport ; et nous pouvons le citer avec d’autant plus de confiance que les faits merveilleux qui remplissent sa vie sont attestés d’une manière authentique par des témoins oculaires offrant toutes les garanties que l’on peut désirer.
Philippe avait coutume d’invoquer tous les jours l’Esprit-Saint ; et lorsqu’il fut devenu prêtre, il ne manqua jamais, lorsque la rubrique le permettait, de réciter à la messe l’oraison Deus, cui omne cor patet, etc. Or, comme il invoquait avec une grande ferveur le Saint-Esprit le jour de la Pentecôte, il se sentit consumé par le feu de la charité de telle sorte que, ne pouvant se tenir sur ses pieds, il se coucha par terre et chercha, en déchirant ses habits, à rafraîchir un peu son cœur embrasé. Après être resté ainsi couché quelque temps, lorsque les ardeurs dont il était dévoré furent apaisées, il se releva ; et, plein d’une allégresse extraordinaire, il sentit tout son corps trembler sous le poids des joies ineffables qui inondaient son cœur et ses os. Puis, devenu plus calme, il voulut mettre la main sur son cœur, et trouva sa poitrine soulevée de l’épaisseur du poing sans qu’il en ressentît aucune douleur. Il avait alors trente et un ans. Il vécut encore cinquante-deux ans dans cet état sans en souffrir, toujours gai, vif et plein d’ardeur. Mais, à partir de ce moment, il fut pris de battements de cœur qui se reproduisaient toutes les fois qu’il priait, qu’il disait la messe, qu’il prêchait, distribuait les sacrements, ou faisait quelque autre chose de semblable. Ils étaient si violents que tout son corps en était ébranlé, et qu’il semblait que son cœur allait éclater. Tout tremblait sous lui et autour de lui, sa chaise, son lit et sa chambre elle-même ; on eût dit un tremblement de terre. Un jour qu’il priait avec une grande ferveur dans la basilique de Saint-Pierre, une grosse planche sur laquelle il était agenouillé se mit à trembler comme si elle n’eût eu aucun appui. S’il embrassait quelqu’un qui lui était cher, celui-ci sentait le battement de son cœur, et était lui-même pénétré d’une joie dont il ne pouvait se rendre compte. Ce fait est attesté par plusieurs qui l’avaient éprouvé.
L’incroyable activité de l’organe du cœur, chez notre saint, produisait dans tout son corps une chaleur qui le dévorait ; et dans sa vieillesse, quoique épuisé par les privations de toute sorte, il était souvent obligé, au milieu même de l’hiver, de chercher quelque rafraîchissement. Il fallait souvent la nuit, même par le temps le plus rude, ouvrir la porte et les fenêtres de la chambre où il dormait, frapper l’air autour de lui avec un drap ou un éventail. Plus d’une fois il se vit contraint de rafraîchir avec de l’eau froide son palais desséché par le feu qui sortait incessamment de ses poumons. Aussi, dans l’automne, tenait-il toujours ses habits ouverts sur la poitrine ; et lorsque les siens l’avertissaient de ne le pas faire, de peur qu’il n’en éprouvât quelque incommodité, il répondait qu’il était obligé de faire ainsi à cause du feu qui le dévorait intérieurement. Ce qu’il y avait de plus remarquable, c’est que ces battements de cœur, qui le prenaient malgré lui, ne duraient qu’autant qu’il le voulait, comme il l’assura lui-même au cardinal Fr. Borromée, qu’il aimait tendrement. Aussi les médecins qui le soignèrent dans ses maladies déclarèrent que ce phénomène était surnaturel, et leur opinion fut partagée par beaucoup de savants illustres de cette époque, qui écrivirent des dissertations à ce sujet, comme A. Cisalpin, A. Portas et d’autres. Pour lui, il se livra toujours à toutes les œuvres de charité ; et son amour était si violent quelquefois qu’il s’écriait d’une voix étouffée : « Laissez-moi, Seigneur, laissez-moi ; l’homme est trop faible pour supporter un tel excès de joie. »
Ses maladies étaient fréquentes ; et il se passait rarement une année sans qu’il en eût quelqu’une. Souvent elles étaient graves, et il reçut quatre fois l’extrême-onction. Mais, lors même que son corps semblait succomber, son esprit était toujours libre, l’expression de son visage pleine de sérénité, et le son de sa voix clair comme dans la santé la plus parfaite. Jamais aucun signe ne trahissait ses douleurs, même les plus violentes ; et c’était lui qui consolait ceux qui venaient le consoler lui-même. Sa constitution était tellement forte et tellement mobile que la guérison était ordinairement aussi subite que la maladie, et qu’après avoir été le soir à la mort on le voyait le lendemain matin frais et dispos, aller, marcher, faire ce qu’il avait à faire, comme s’il n’eût jamais été malade. La guérison était ordinairement chez lui surnaturelle, et l’effet ou d’une courte prière, ou de la vertu de quelque relique. Les médecins n’avaient alors rien autre chose à faire qu’à lui donner quelques rafraîchissements pour calmer ses ardeurs. Une année avant sa mort, il fut pris d’une fièvre violente ; il ne pouvait plus ni parler ni manger. Les médecins déclarèrent que c’était fait de lui, et se retirèrent dans une chambre voisine ; ils l’entendirent s’écrier : « Ô ma bonne et sainte maîtresse ! toute belle, toute aimable ! » Ils accoururent, et le virent élevé en l’air au-dessus de son lit, tendant ses mains, puis les retirant comme quelqu’un qui presse quelque chose contre soi, et continuant toujours à dire : « Ô ma maîtresse ! je ne suis pas digne, je ne suis pas digne. » La sainte Vierge lui avait apparu, et l’avait guéri. Lorsque, revenu à lui, il vit les nombreux assistants qui entouraient son lit, il se cacha la tête sous son drap et pleura longtemps. Les médecins, lui ayant tâté le pouls, le trouvèrent dans un état parfait, et lui-même quitta le lit le lendemain, comme s’il ne lui fût rien arrivé.
L’année suivante, la fièvre le reprit avec une égale violence, et ne le quitta plus pendant un mois : mais il obtint de Dieu par ses prières la faveur de célébrer en pleine santé à l’autel la fête des apôtres Philippe et Jacques, pour lesquels il avait beaucoup de dévotion. Le mois suivant, une hémorragie le mit à deux doigts de la mort ; mais la sainte eucharistie que lui apporta Baronius lui rendit le calme et la force pour le reste du jour. Le soir l’hémorragie reparut, accompagnée d’une toux violente, qui menaçait de l’étouffer. Tous les remèdes étant impuissants, le saint dit au médecin le lendemain : « Laissez là vos remèdes, j’en ai de plus efficaces. J’ai envoyé des aumônes pour que des prêtres disent la messe à mon intention ce matin ; et depuis ce moment je me sens rétabli. » Les médecins étonnés se convainquirent par l’inspection du pouls qu’il disait vrai ; et il resta bien portant jusqu’au mois suivant. Il connut alors non-seulement le jour, mais encore l’heure et le genre de sa mort. Il fit donc toutes ses dispositions, prit congé de ceux qui lui étaient chers ; et le jour même où il mourut il vaqua à ses occupations ordinaires, dit la messe, entendit les confessions jusqu’au soir, soupa, congédia les siens vers la troisième heure de la nuit, après leur avoir donné sa bénédiction, et resta seul avec Dieu jusqu’à la cinquième heure. Ceux qui logeaient au-dessous de lui, l’entendant marcher dans sa chambre, montèrent et le trouvèrent au lit, rejetant quelques légères mucosités. Il leur annonça sa mort prochaine. Les médecins furent appelés : ses disciples étaient à genoux autour de son lit ; mais lui paraissait gai, et parlait sans difficulté. Cependant il s’affaissa bientôt, et la vie ne se manifestait plus en lui que par un peu de chaleur dans la région du cœur ; il avait conservé d’ailleurs l’usage de ses sens. Baronius le pria de leur adresser quelques paroles, et de les bénir. Il leva les yeux et la main droite vers le ciel ; puis il la baissa, comme s’il eût obtenu ce qu’il demandait, et il mourut sans faire un seul mouvement.
Quatre jours après sa mort, son corps fut ouvert, en présence d’un grand nombre des siens, par les médecins Victorius et Zerla. On trouva au côté gauche deux fausses côtes, la quatrième et la cinquième, rompues. La rupture était visible à la partie antérieure de la poitrine, où les côtes se terminent en cartilages. Les côtes brisées étaient élevées de la hauteur de plus d’un poing. Les médecins déclarèrent unanimement, et par serment, que la rupture n’avait été produite par aucun accident extérieur, qu’elle n’avait été accompagnée ni de douleur ni d’inflammation, et qu’elle devait être par conséquent attribuée à une cause purement surnaturelle. Ils jugèrent que Dieu pouvait l’avoir permise, d’abord pour que le saint, lorsqu’il se livrait à la contemplation, ne succombât pas aux ardeurs qui le consumaient ; en second lieu, afin que le cœur enflammé du feu de la charité eût assez d’espace pour se mouvoir ; enfin pour que les poumons pussent apporter au cœur, du dehors, le rafraîchissement dont il avait besoin. Rien, du reste, dans le thorax, n’annonçait une blessure quelconque. Le cœur paraissait très-gros, et d’une force musculaire extraordinaire. Cisalpin et Portas déclarèrent publiquement que cette force extraordinaire venait de l’énergie surabondante des esprits vitaux. L’artère pulmonaire était une fois plus grosse qu’elle ne l’est ordinairement. On ne trouva point d’eau dans le péricarde ; et les médecins attribuèrent cet effet à la ferveur de la contemplation. On ne trouva point de sang non plus dans les oreillettes du cœur. On ne sentit aucune mauvaise odeur, pas même lorsqu’on ôta les intestins, pour les enterrer à part. Saint Philippe de Néri n’est pas, du reste, le seul chez qui ces phénomènes se soient produits. Ainsi chez Félicité de Sirignano, qui pendant cinquante ans ne se nourrit que de pain et d’eau, le cœur avait pris une telle force qu’il avait élevé considérablement les côtes des deux côtés du corps.
Ces faits sont féconds en instruction pour nous. Il est évident, par le rapport de ces états extraordinaires avec l’ordre surnaturel, qu’ils étaient d’une nature mystique, et qu’ils dépassaient par conséquent le cercle de la pathologie commune. Ce rapport se retrouve en beaucoup d’autres cas, et doit conduire par conséquent aux mêmes conclusions, surtout lorsque les symptômes paraissent se rattacher aux fêtes de l’Église, comme chez saint Herman Joseph de Steinfeld, qui avait coutume de dire : Festa sunt mihi infesta. Les Manichéens enseignaient qu’à l’origine le mauvais principe avait préparé la chair comme un piège aux âmes avant qu’elles fussent renfermées dans un corps. Celles-ci, après avoir voltigé pendant quelque temps avec curiosité autour des filets qui leur étaient tendus, avaient fini par s’y laisser prendre, et s’étaient trouvées ainsi captives dans la chair. Cette doctrine, fausse en tant qu’elle cherche à expliquer l’origine de l’union entre le corps et l’âme, a pourtant quelque chose de vrai en soi lorsqu’on l’applique à l’économie et aux rapports de ces deux substances après leur union. Un attrait puissant incline sans cesse l’âme vers le corps ; si elle y cède, elle se trouve prise comme dans un piège, et, au lieu d’être la maîtresse, comme elle le devrait, elle devient la servante du corps.
La vie mystique, à un certain degré, rompt ce charme et donne, dans toutes les régions de la personnalité humaine, la prépondérance à l’élément supérieur, à l’âme sur le corps, au dedans sur le dehors. Dans ces états mystiques, l’homme, poussé du dehors au dedans, rentre et se recueille en soi. Il trouve ce monde invisible et spirituel qu’il ignorait auparavant. Or ce commerce intérieur est aussi varié dans ses formes que celui qui existe au dehors entre nous et la nature qui nous environne. L’âme, avant la chute, était dans un rapport intime avec les puissances spirituelles ; mais, depuis le péché, elle leur est devenue étrangère, et ne peut plus lire leurs pensées que dans le livre du monde extérieur. Cependant, revenue en quelque sorte à son état primitif, par une grâce spéciale de Dieu, elle reprend cc commerce interrompu par le péché. Elle connaît ce monde intérieur dans sa source vivante, à l’aide de ses sens spirituels, comme elle en voyait auparavant les reflets dans le livre de la nature à l’aide de ses sens corporels. À chaque fonction des sens extérieurs doit donc correspondre maintenant une fonction d’un autre genre et rattachée à un centre intérieur. De même que la profondeur du firmament apparaît à l’œil du corps, ainsi le monde des esprits, avec son ciel et ses étoiles, découvre à l’œil de l’esprit ses profondeurs immenses, tandis que l’oreille intérieure entend des voix mystérieuses qu’elle n’avait point connues jusque-là. Il en est de même du sens du goût et de l’odorat et de toutes les autres fonctions de la vie.
Avec ce changement dans tous les rapports de l’homme se produit une modification profonde dans toutes les directions de son être. Celles qui le mettent en relation avec le monde extérieur sont affaiblies, et celles, au contraire, qui le rattachent au monde spirituel deviennent plus fortes et plus puissantes. Platon a, comme on le sait, comparé la vie et la vision de cette terre à un homme qui est dans une caverne obscure, mais éclairée toutefois par les rayons du soleil. Il tourne le dos à la lumière, et celle-ci projette sur le mur qui est devant lui ses ombres et celles des objets extérieurs. L’homme en cet état n’aperçoit donc que l’image et le reflet des choses. Il en est ainsi du rapport qui, dans la vie ordinaire, existe entre nous et le monde intérieur. Nous lui tournons le dos en quelque sorte ; et toutes nos puissances sont dirigées vers le dehors. Tous les courants de notre être suivent cette direction. Mais à chacun de ceux qui nous emportent au dehors correspond un autre qui nous rattire au dedans. Par la méditation, l’ascétisme chrétien et la grâce d’en haut, tous ces rapports sont changés. L’âme, se retirant du monde extérieur, se recueille au dedans de soi, et le mouvement qui l’entraînait au dehors la reporte au dedans. Elle se soustrait ainsi à la puissance de tous ces courants du monde extérieur qui vont du soleil à la terre, qui traversent toutes les régions et tous les éléments, et emportent dans leur direction tout ce qu’ils rencontrent sur leur passage, comme le magnétisme de la terre emporte les courants de l’aiguille aimantée. C’est ce bouleversement complet de la vie tout entière que la mystique appelle du nom de renaissance ; et il ne peut se produire sans douleur. En effet, nous ne pouvons sans souffrir rompre des habitudes devenues chez nous comme partie intégrante de notre nature. Il nous semble impossible d’abord de remonter le courant, de nous arracher à tout ce qui nous avait charmés jusque-là, de renoncer aux voies accoutumées pour marcher par des sentiers inconnus. Et pourtant il faut qu’il en soit ainsi : c’est la première condition de toute renaissance. De même que l’aimant plus faible, quand il est touché par un plus fort, change ses pôles, ainsi l’homme saisi par la grâce doit se résigner à éprouver en soi une modification profonde de tout son être, et à remonter vers les choses du ciel, au lieu de s’incliner en bas vers les choses de la terre.
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CHAPITRE II
Comment la mystique transforme dans l’homme le système qui sert à l’assimilation. Marie d’Oignies. Bernard de Corléon.
Les basses régions de l’organisme sont comme la demeure étroite et obscure de l’âme. Elle est là comme la maîtresse de la maison, veillant à ce que rien n’y manque. Là elle garde le foyer de la vie, de peur que la flamme ne vienne à s’éteindre. Elle est en même temps l’ouvrière chargée d’entretenir et de faire manœuvrer cette grande machine hydraulique qui part du cœur, et de veiller à ce que ses rouages soient toujours en bon état. Elle a au-dessous d’elle des servantes chargées de lui filer les fibres musculaires, et elle maintient toujours tendu le métier sur lequel se prépare avec une infatigable ardeur le tissu cellulaire. C’est encore sous sa direction que sont dressées et rattachées entre elles les colonnes qui doivent supporter l’édifice. C’est elle qui distribue aux esprits vitaux ce dont ils ont besoin pour agir. Comme chez les millépores, mille vies distinctes et particulières sont réunies en faisceau pour n’en former qu’une seule ; mais, comme chez les Vestales aussi, la moindre négligence est punie de mort. La vie et la santé dépendent de l’attention soutenue de la maîtresse de la maison. Aussi Dieu a abandonné peu de chose à ses caprices, et lui a distribué dans une juste mesure chacune des choses dont elle a besoin. Il lui a compté le nombre de fois qu’elle doit respirer et que son pouls doit battre : il a tracé lui-même autour d’elle tous les cercles où elle doit se mouvoir. Si donc elle est, d’un côté, la maîtresse dans la partie inférieure de l’homme, elle est en même temps assujettie à la nature et à ses lois ; et elle est toujours sous le coup de cette malédiction qui a été prononcée sur elle dès le commencement : « La terre te sera maudite et produira des ronces et des épines. »
Mais la mystique détruit en partie les effets de cette malédiction. El d’abord elle dégage l’âme des liens du corps. Dans l’état ordinaire, l’âme se trouve comme mêlée à la chair, de sorte qu’elle ne peut agir dans toute la plénitude de son énergie ; mais dans l’état mystique chacune de ses puissances est détachée de l’élément corporel qui lui sert d’organe. Il est vrai qu’il résulte de là comme une disposition maladive, parce qu’ici-bas l’homme ne peut monter à un degré supérieur sans acheter cette faveur par la maladie ou même par la mort. Mais la dynamique dans l’organisme humain est devenue par là plus puissante. Chacune des forces de l’âme, dégagée de son organe matériel, le domine et rayonne autour de lui, au lieu de lui être assujettie. Ce qui réduit les forces de l’âme à l’état latent, c’est que, sortant de leur centre, elles se répandent trop à la périphérie : c’est alors que, leur énergie étant affaiblie, les organes corporels qui leur correspondent s’en emparent et les dominent. Elles échappent, au contraire, à cette captivité en se recueillant et se concentrant davantage. Elle acquiert par là une dignité plus haute ; elle devient plus intérieure, et se trouve ainsi plus voisine du monde spirituel, plus maîtresse d’elle-même et plus libre dans ses mouvements.
Cette élévation des puissances de l’âme a une influence considérable sur tous les domaines de la vie. Ceux-ci sont élevés à leur tour à un degré supérieur ; ils se rapprochent davantage de l’âme ; ils acquièrent par ce voisinage une nature plus délicate et plus déliée, et participent jusqu’à un certain point aux qualités de l’âme elle-même. Les esprits nerveux ont plus d’empire sur les forces de la nature, qui ont leur siège dans la chair ; et celles-ci, à leur tour, tiennent plus fortement la chair elle-même sous leur dépendance. La vie inférieure tout entière, avec ses fonctions et ses organes, se trouve transportée dans une région plus haute. Et comme tout ce qui est matériel dans l’organisme se rapproche du monde de la nature, tandis que tout ce qui appartient à l’âme se rapproche du monde des esprits, lorsque la partie spirituelle de l’homme prend le dessus, les organes qui sont en contact avec la nature et les fonctions qui leur correspondent ont un cercle plus restreint, il est vrai, mais aussi une puissance et une énergie plus grandes. L’esprit, de son côté, n’est plus comme auparavant enveloppé dans la nuit de ces régions inférieures de la vie. À mesure que l’âme se détache de la chair et du monde extérieur pour se rapprocher de celui des esprits, elle tourne de ce côté toute son activité. Et comme auparavant elle trouvait tout préparés les organes extérieurs par le moyen desquels elle pouvait se porter et agir au dehors, ainsi doit-elle trouver maintenant, dans son nouvel état, des organes qui lui soient proportionnés et par lesquels elle puisse accomplir ses nouvelles fonctions. Or ces organes, ce sont ceux des sens, délivrés des ténèbres qui les tenaient liés et obscurcis. De même, en effet, que l’âme à l’origine était en rapport avec Dieu de deux manières, à savoir par le moyen du monde spirituel et par celui du monde corporel, ainsi le corps, comme serviteur de l’âme, avait aussi deux côtés ou deux faces dans chacun des organes dont il se compose, l’un tourné vers le dehors et l’autre comme replié en dedans ; et c’est sous ce dernier rapport qu’il sert à l’âme pour l’accomplissement de ses fonctions. Or ce côté intérieur des organes est bien faible dans l’état ordinaire, et ce n’est que dans la vie mystique qu’il reprend la prédominance qu’il avait à l’origine.
Cet effet une fois produit, tous les organes destinés aux fonctions de la vie intérieure se réveillent de leur assoupissement. Tout dans l’homme, l’âme et le corps, devient plus intérieur, plus libre, plus dégagé, plus spirituel pour ainsi dire. Et d’abord, le système qui sert à l’assimilation, avec ses appétits et ses organes, se trouve comme transformé. C’est dans ce système, on le sait, qu’est préparée la nourriture qui doit entretenir la vie matérielle. Dans l’état ordinaire, cette nourriture est grossière, et l’homme se distingue peu de l’animal sous ce rapport. Mais il faut à l’abeille mystique un aliment plus pur et plus délicat ; elle va donc chercher dans le calice des fleurs la goutte de miel que Dieu y a cachée pour elle. Ce miel céleste, fermentant doucement en elle, y produit comme une sainte ivresse. Les portes de la vie intérieure, par lesquelles la graisse de la terre pénètre dans l’organisme humain, se ferment ainsi à toute substance grossière, pour ne laisser pénétrer dans l’organisme, en petite quantité encore, que des substances plus déliées et plus délicates. L’esprit divin, qui veut entrer dans l’âme et y établir sa demeure, ouvre les portes qui conduisent au monde surnaturel. L’âme se sent attirée désormais vers cette nourriture spirituelle dont elle avait perdu le goût ; une faim et une soif mystiques la poussent incessamment vers elle ; elle la savoure avec délices, s’en rassasie doucement et se l’assimile. Or cette nourriture, c’est Dieu, c’est aussi tout don parfait qui vient de lui ; mais sous le voile corporel sous lequel elle se présente à nous ici-bas, c’est la sainte eucharistie, cet aliment divin qui entre en nous par les deux portes de notre être, et réconforte en même temps l’âme et le corps.
Tout ce que nous venons de dire est confirmé par une multitude de faits tirés de la vie des saints. Jacques de Vitry raconte de Marie d’Oignies qu’elle ressentait alternativement pour Dieu une faim et une soif merveilleuses. Plus elle se sentait près de lui, plus aussi cette faim et cette soif augmentaient ; et elle ne pouvait se rassasier que par la sainte eucharistie. Elle reposa une fois pendant trente-cinq jours consécutifs avec le Seigneur, dans un doux silence, sans prendre aucune nourriture. Pendant tout ce temps, elle ne prononça aucune parole, si ce n’est de temps en temps celle-ci : « Donnez-moi le corps de Notre-Seigneur. » Après l’avoir reçu, elle se sentit fortifiée ; mais elle retourna bientôt à son ancien état, et garda de nouveau un silence absolu. Revenue à elle au bout de cinq semaines, elle ouvrit enfin la bouche, parla au grand étonnement des assistants, et prit quelque nourriture ; mais l’odeur de la chair et du vin lui devinrent insupportables. Dans sa dernière maladie, elle ne pouvait manger ni même souffrir l’odeur du pain, tandis qu’elle prenait facilement le corps de Notre-Seigneur. Son confesseur voulut essayer une fois de lui donner une hostie non consacrée. Elle frémit aussitôt d’horreur à l’odeur du pain ; et comme il s’en était attaché un peu à ses dents, elle se mit à crier, à cracher et à sangloter avec de grandes angoisses. Sa poitrine, lorsqu’elle respirait, semblait vouloir se briser ; et elle ne put prendre un peu de repos que bien avant dans la nuit, après s’être lavé la bouche avec de l’eau.
Il en était de même du frère Bernard de Corléon. Dans les premières années qu’il passa au couvent, on ne lui permettait la sainte communion, suivant la coutume de l’ordre, que deux fois ou au plus trois fois par semaine. Mais, la faim de cet aliment céleste ayant augmenté, il obtint la permission de s’en nourrir tous les jours. Plus il le recevait, plus il désirait le recevoir ; et ce désir finit par devenir une faim dévorante et insatiable. Le jour du vendredi saint, où, d’après l’usage de l’Église, l’eucharistie ne peut être administrée, était pour lui un jour de supplice non-seulement pour son âme, mais aussi pour son corps ; il se sentait si faible et si épuisé qu’il pouvait à peine faire un pas. Mais à Pâques, lorsqu’il avait reçu de nouveau le pain de vie, il était fortifié dans son âme et dans son corps, ce qui arrivait toutes les fois qu’il allait à la communion.
Ces faits nous indiquent la nature du rapport qui existe entre l’homme et l’aliment dont il se nourrit. Dans l’état ordinaire, la nourriture que la terre nous fournit est proportionnée à l’organisme qu’elle doit entretenir, et peut ainsi servir de lien entre l’homme et la nature extérieure ; elle met en rapport la vie organique intérieure avec la vie de la terre. Mais, lorsque la vie se trouve élevée à une plus haute puissance par la mystique, il se produit aussitôt un désaccord entre elle et la région où elle allait auparavant chercher sa nourriture, parce qu’elle n’y trouve plus une satisfaction complète à ses nouveaux besoins. Cet aliment grossier et matériel l’affecte péniblement, à peu près comme la simple vue de l’eau produit des convulsions chez l’homme atteint de la rage ; et c’est à peine si elle peut donner accès en elle à ce qu’il y a de plus délicat et de plus fin parmi les aliments corporels. Il n’en est plus de même de la sainte eucharistie ; car il y a alors accord parfait entre la vie élevée en Dieu et l’aliment dont elle se nourrit. Mais aussi, dès que l’âme, en cet état, tombe par quelque négligence de la hauteur où elle était montée, il se produit aussitôt un désaccord pénible pour elle ; et c’est pour cela que sainte Colette, lorsqu’elle refusait d’exécuter les ordres qui lui venaient d’en haut, ne pouvait plus avaler la sainte hostie. L’homme mystique vit toujours, il est vrai, de la nourriture terrestre, puisqu’il a encore une partie de ses racines dans la nature extérieure ; mais il y a aussi tout un côté de son être qui a ses racines en Dieu, et par lesquelles il se trouve incorporé à cet organisme surnaturel dont Dieu est le principe. Or, de ce côté, il vit de cet aliment céleste que Dieu nous a préparé dans sa miséricorde. Sa vie se complète et se reproduit en se nourrissant de la vie divine du Verbe ; car le premier principe de toute mystique, c’est qu’elle vit d’une vie supérieure.
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CHAPITRE III
Comment la mystique transforme la vie des organes de la respiration. Saint Colombin. Saint Jérôme de Nami. Jean le Confesseur. Sainte Catherine de Gênes. Saint Stanislas Kostka. Sainte Madeleine de Pazzi. Saint Gerlach. Félix Barbanaria. Pierre d’Alcantara. Ursule Benincasa. Jacoponi de Todi. Joseph de Copertino.
La flamme de la vie dépend toujours de l’huile qui l’entretient, et la respiration dépend du procédé par lequel elle s’assimile l’atmosphère. Lorsque celui-ci est élevé à une plus haute puissance, la respiration doit en être profondément modifiée. Il y a dans l’air comme deux éléments distincts : l’un plus grossier, plus dévorant, que cherche de préférence la vie enfoncée dans la chair, et devenue par là plus matérielle, et qui, absorbé par les animaux carnassiers, s’allie très-bien avec le feu intérieur qui consume leur sang. Mais il est aussi dans l’air que nous respirons un aliment plus pur et plus délié, dont se nourrissent les organisations plus délicates, et qui prépare un sang moins épais et moins lourd. Ceux que Dieu élève à l’état mystique éprouvent quelque chose d’analogue à ce que sent chacun de nous quand il monte une haute montagne. À mesure qu’il s’élève, il respire un air plus libre et plus dégagé, il se sent plus léger ; il lui semble qu’il a des ailes et qu’il plane au-dessus de la terre. Dans l’état mystique, il arrive pour la respiration la même chose que pour la nourriture. L’âme transformée, s’élevant au-dessus du monde étroit de la nature, qui comprimait ses élans, s’élève dans le monde plus large des esprits, et y respire un air bien plus pur que celui que renferme en soi l’atmosphère. C’est une loi de la nature extérieure tout entière, qu’il y a un dégagement de chaleur physique partout où un élément supérieur s’attache plus fortement à un élément inférieur. Cette loi, nous la retrouvons dans le monde organique, et la chaleur vitale se développe par les mêmes causes. Et, comme le jeu de la vie organique n’est que le voile de la vie psychique, la chaleur qui se dégage dans le corps n’est que le symbole et le signe extérieur de la chaleur spirituelle qu’elle recèle. Il ne faut donc pas s’étonner de voir se produire des ardeurs extraordinaires dans les organes de ceux à qui Dieu s’unit d’une manière plus intime, et qu’il élève à l’état mystique. Un des amis de saint Colombin de Sienne lui demandait un jour comment il pouvait, le corps à demi nu, supporter le froid le plus aigu au milieu de l’hiver ; le saint lui dit d’approcher sa main de sa poitrine, et il sentit alors une chaleur aussi grande que s’il avait touché des charbons allumés ; de sorte qu’il ne put la tenir là qu’un moment. (A. S., 31 jul.)
Le capucin Jérôme de Nami éprouvait un feu plus violent encore ; car, lorsque son cœur était agité, il avait le côté gauche tellement brûlant qu’il consumait le linge que l’on mettait dessus, et même son vêtement, qui était pourtant d’un drap très-grossier. La nuit, au milieu de l’hiver et par le plus grand froid, lorsqu’il élevait son cœur vers Dieu, il était inondé de sueur, tandis que, hors de la prière ou lorsqu’il commençait à prier, il tremblait quelquefois de tous ses membres, tant il avait froid. Le bienheureux Jean le Confesseur était tellement embrasé pendant la messe, qu’il était obligé d’ôter les vêtements que d’autres prennent contre le froid. Quand il était à l’autel, et qu’il parlait pour ainsi dire des flammes, ses yeux semblaient vouloir se dissoudre en larmes et sa tête fumait. On vit aussi monter de la tête de la bienheureuse Julienne une colonne de fumée, pendant la messe, après l’évangile. Lorsque sainte Catherine de Gênes plongeait les mains ou les pieds dans l’eau froide, celle-ci devenait bouillante, comme si on y eût plongé un fer chaud. On était souvent obligé de mettre plusieurs fois de suite des compresses d’eau froide sur la poitrine de saint Stanislas Kostka pour l’empêcher de succomber aux ardeurs qui le dévoraient ; et sainte Madeleine de Pazzi avait coutume, quand elle se sentait ainsi embrasée, de plonger les bras dans l’eau froide et de se mouiller la poitrine. Un jour qu’au milieu de l’hiver le bienheureux Gerlach traversait nu-pieds, avec un autre, une forêt, et que son compagnon ne pouvait plus marcher à cause du froid, il lui conseilla de marcher sur les traces de ses pieds, et celui-ci ne ressentit plus le froid.
Plusieurs, pour éteindre les flammes dont ils brûlaient, se sont jetés dans des étangs ; et l’on raconte du Minorite Nicolas Fattor que l’eau sifflait alors comme si on y eût jeté un fer rouge. La vierge Félix Barbanaria se roulait plusieurs fois de suite dans la neige, en changeant toujours de place, sans être transie par le froid, comme elle aurait voulu ; mais elle sortait toujours de là brûlante. Marie d’Oignies dormait ordinairement dans sa cellule ; souvent néanmoins, à l’approche des grandes fêtes, elle ne pouvait trouver de repos que dans le voisinage de Notre-Seigneur. Elle était donc obligée d’y rester jour et nuit. Il n’était pas en son pouvoir de veiller dans sa cellule ou à l’église : elle devait en cela obéir à son confesseur comme à son supérieur. Quand elle était trop fatiguée par ses veilles, il l’autorisait à se reposer. D’autres fois, quand elle s’était reposée assez longtemps, il la reconduisait de nouveau à l’église. Elle resta une fois comme attachée au pavé de l’église depuis la Saint-Martin jusqu’au Carême. La dernière marche de l’autel lui servait alors d’oreiller pour dormir ; et pourtant l’hiver était tellement froid cette année-là, qu’au rapport de son confesseur le vin gela plus d’une fois sur l’autel. Mais elle ne sentait point le froid, et ne souffrait pas le moins du monde de la tête ; car un ange la lui soutenait dans ses mains. Quelquefois, chez les saints, la chaleur animale descend tellement bas, que saint Jean de Dieu pouvait éteindre des charbons de feu embrasés en marchant dessus les pieds nus. Saint Pierre d’Alcantara était souvent obligé de sortir la nuit de sa cellule pour apaiser ses ardeurs. La neige fondait autour de lui. Ses soupirs montaient alors vers le ciel, et il s’échappait de sa poitrine un cri déchirant que personne ne pouvait entendre sans effroi. Un jour que, se sentant plus embrasé que de coutume, il ne pouvait supporter plus longtemps le feu dont il était consumé, il courut se jeter dans un étang glacé ; il y resta si longtemps qu’un autre à sa place en serait mort ; mais la glace fondait autour de lui, et l’eau bouillait comme dans un vase devant un grand feu. Souvent, au contraire, la rosée et la pluie gelaient sur sa tête nue, sans qu’il s’en aperçût, pendant qu’il priait la nuit. Un feu spirituel consumait aussi son âme, et produisait autour de lui, dans l’ordre moral, des effets analogues à ceux que produit dans l’ordre physique le feu matériel ; et l’on disait de lui que, de même que le soleil fait fondre la glace, ainsi le feu de son amour faisait fondre le cœur de tous ceux qui lui parlaient, et les rendait capables de recevoir l’impression qu’il voulait produire en eux. Quelquefois aussi ce feu de la charité se communique à d’autres par la prière. Sainte Élisabeth de Hongrie priant un jour le Seigneur qu’il voulût bien allumer le feu de son amour dans le cœur d’un jeune mondain, celui-ci se sentit tout à coup consumé de telles ardeurs, qu’il s’éleva une fumée de tout son corps. Tous ses habits ruisselaient de sueur, et il se jetait de côté et d’autre comme un fou.
Le cœur est le centre et le foyer de la vie inférieure, le point de départ de tous les courants qui la traversent, et le terme de tous ceux qui viennent de plus haut ; il est donc pour la mystique d’une souveraine importance. Aussi arrive-t-il quelquefois que, percé tout à coup par la charité, comme par un trait enflammé, il reçoit une blessure que rien ne saurait plus jamais guérir, et sent s’allumer en lui un feu qui consume tout ce qu’il pouvait avoir encore de terrestre et d’impur. Il n’est donc pas étonnant qu’en cet état il soit comme dévoré par d’ineffables ardeurs, et que le redoublement d’activité qu’il éprouve se manifeste par des mouvements violents qu’il ne peut contenir. On raconte de sainte Ursule Bénincasa, fondatrice des Théatines, que, pendant sa vie, son cœur battait avec une telle force qu’on voyait ses vêtements se soulever et s’abaisser dans cette partie avec une incroyable rapidité, et le feu qui la brûlait intérieurement était tel qu’une fumée sortait de sa bouche. On ouvrit son corps après sa mort, et l’on trouva à la place du cœur une peau médiocrement épaisse, qui paraissait comme brûlée, et dans cette peau quelques gouttes de sang encore conservées. Tous ceux qui étaient présents jugèrent que son cœur avait brûlé par un excès d’amour pour Dieu. Elle était morte en effet sans maladie, et uniquement par l’augmentation de la chaleur qui la dévorait. Le cœur de sainte Hélène, avant sa mort, ne laissait apercevoir aucun mouvement ; et quand elle fut morte on le trouva tout consumé. Henriquez raconte, dans la vie de la bienheureuse Béatrix de Nazareth, qu’assistant un jour au sermon il lui sembla tout à coup que son cœur allait se rompre par la force de son amour. Il battait avec une extrême violence, et paraissait être monté au cou. Cet accès fut suivi d’une longue faiblesse.
La chaleur n’est pas seulement l’expression de l’énergie vitale, mais elle produit encore quelquefois, ou du moins elle accompagne cet état que l’on appelle ivresse. La nourriture rassasie, la boisson désaltère ; mais il est certains breuvages spiritueux qui, étant dans un rapport plus intime avec le principe vital, le surexcitent et le plongent dans une ivresse mystérieuse. Le cœur en cet état se meut plus rapidement ; le rythme du pouls est plus vif, le sang plus chaud, le teint plus coloré. L’antiquité connaissait déjà, dans les cérémonies du culte de Bacchus, cette inspiration et cet enthousiasme naturels, produits par des moyens ou des substances qui avaient une action plus ou moins profonde sur l’organisme. Or l’effet qu’elles produisaient, ou celui que produit encore sous nos yeux le vin mûri sous un soleil brûlant, l’esprit de Dieu le produit chaque jour dans les âmes qu’il appelle à la vie mystique, renouvelant en elles le mystère qui s’est accompli au jour de la Pentecôte dans la personne des apôtres, les enivrant de cette ivresse surnaturelle de la charité qui rendait quelquefois les martyrs insensibles aux tourments.
C’est cette ivresse qui inondait le cœur de saint Pierre d’Alcantara, et qui lui faisait prononcer ces paroles enflammées : « Embrasez-moi, Seigneur ; percez-moi ; consumez-moi du feu de la charité, pour que je sois en vous et vous en moi ! Cieux, terre, anges, saints, aidez-moi à louer le Seigneur. Esprits enflammés, séraphins, vous qui connaissez l’amour et sa puissance, venez à mon secours, car je languis d’amour. Ô mon unique espérance ! ma gloire, mon refuge et ma joie, mon bien aimé, douceur de mon cœur, beau jour de l’éternité, lumière resplendissante de mon paradis intérieur, principe uniquement digne d’être aimé ! quand m’appellerez-vous ? quand m’attirerez-vous à vous pour faire un seul esprit avec vous, afin que je ne m’éloigne plus de vous ? Ô bien-aimé, bien-aimé, bien-aimé de mon être ; douceur de ma vie, exaucez-moi ; ne considérez pas mon indignité ; et que votre miséricorde soit en moi. » Jacoponi de Todi était dans ces dispositions lorsque, embrasé du feu de l’amour divin, il courait comme un fou, chantant, pleurant, exprimant de temps en temps ses sentiments par des soupirs enflammés. Quelquefois, quittant ses frères et sentant son cœur s’embraser davantage encore dans la solitude, il embrassait un arbre, s’imaginant que c’était le Seigneur, criant tout haut, l’appelant à haute voix par les plus doux noms, ou donnant issue au feu qui le consumait dans les poésies qu’il nous a laissées. C’est dans un enthousiasme de ce genre que saint François d’Assise a composé ces cantiques si touchants qui nous sont parvenus sous son nom, et que saint Joseph de Copertino chantait les louanges de la Reine du ciel dans les chants délicieux qui nous sont restés de lui. Souvent cette jubilation intérieure résiste aux angoisses de la mort, comme on le voit par l’exemple de Gertrude, religieuse Dominicaine au couvent d’Adelhausen, qui riait tout haut pendant son agonie et qui mourut avec le sourire sur les lèvres.
Cependant, tant que l’homme est sur la terre, il est sujet aux changements ; et quelquefois ces états extraordinaires sont suivis d’une réaction terrible, qui fait payer bien cher à ceux qui les éprouvent le bonheur dont ils ont joui. Mais l’œuvre de Dieu continue au milieu de ces angoisses et de ces ténèbres, et c’est ainsi d’ailleurs que doit se former l’homme nouveau.
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CHAPITRE IV
Comment la mystique modifie et transforme les systèmes nerveux et vasculaire. De l’odeur de sainteté. Lidwine. Venturini de Bergame. François de Bergame. François de Paule. Joseph de Copertino. Barthole, etc. Formation de l’huile mystique. Madeleine de Pazzi. Felix de Cantalice. Fr. Olympe. Sainte Ludgarde. Agnès de Monte-Pulciano.
C’est l’âme ou le principe vital, résidant dans le cerveau et le cœur, qui forme le corps, aidée par la force plastique des vaisseaux capillaires. Lors donc que la mystique a transformé le principe vital dans sa source et dans ses principales ramifications, il est évident que l’organisme tout entier doit en éprouver une modification profonde.
Les organes à l’aide desquels le corps se reproduit et répare ses pertes continuelles participent et coopèrent à la fois à cette transformation. Ces organes, ce sont les nerfs et les vaisseaux qui font circuler la vie dans tout le corps. Les systèmes nerveux et vasculaire ressentent donc d’une manière spéciale les effets de cette action surnaturelle de Dieu. De là vient cette expression familière à la langue des mystiques, que Dieu met dans la poitrine un autre cœur, afin de désigner par là la naissance du nouvel homme. Sainte Catherine de Sienne étant un jour en prière, il lui sembla que Notre-Seigneur lui ouvrait le côté, et lui emportait son cœur ; elle était persuadée en effet qu’elle n’avait plus de cœur, et elle ne pouvait se défendre de ce sentiment, quoique son confesseur se moquât d’elle. Quelques jours après, Notre-Seigneur lui apparut de nouveau au milieu d’une grande lumière, et lui donna un cœur plus beau que le sien, en lui disant : « Tiens, ma fille, voici mon cœur au lieu du tien. » À partir de ce moment, elle garda au cœur une cicatrice que ses amies affirmèrent avoir vue souvent.
Le nouveau corps qui se forme ainsi, sous l’action transcendante de la grâce, est bien supérieur à celui que nous avons dans l’état ordinaire ; il se rapproche davantage de l’état du corps avant la chute. En effet, il éprouve une transformation analogue à celle que l’on remarque en certains insectes. La chenille, qui se traîne péniblement sur la terre, après s’être enfermée quelque temps comme chrysalide dans sa prison, en sort sous la forme d’un papillon brillant, et va chercher sur les fleurs le miel qui est devenu désormais son aliment. Dès que l’âme a déployé ses ailes, et pris son essor vers le ciel, l’économie de la vie tout entière est profondément modifiée. En montant dans une région supérieure, elle emporte le corps avec elle dans une sphère plus élevée. De nouveaux rapports s’établissent et pour l’âme et pour le corps. La vie de l’un et de l’autre est réglée par de nouvelles lois ; les diverses fonctions vitales se succèdent dans un ordre différent, et le mélange des éléments qui entrent dans la composition du corps humain s’accomplissant d’après d’autres bases, il en résulte un changement profond dans le composé tout entier. Les matériaux qu’il s’assimile deviennent plus fins, plus déliés, plus éthérés que dans l’état ordinaire. Le corps devient à la fois et plus agile, et plus ferme, et plus souple, et plus fort, plus accessible aux impressions extérieures et plus calme au dedans. Cette transformation de la vie corporelle s’annonce souvent par la bonne odeur que le corps exhale. La mauvaise odeur est ordinairement le signe de quelque disposition maladive ; il est donc naturel, en quelque sorte, que cette rénovation surnaturelle de la vie tout entière se manifeste par un phénomène opposé.
Lorsqu’on dit de quelqu’un qu’il est en odeur de sainteté, cette expression n’est pas seulement une figure, mais elle est fondée sur l’expérience. La chambre de la bienheureuse Lidwine était, au témoignage de Thomas de Kempis, remplie d’un parfum délicieux qu’exhalait sa personne, et qui faisait croire à tous ceux qui entraient qu’elle avait sur elle quelque aromate. Plusieurs personnes pieuses, attirées par ce parfum et voulant en jouir davantage, approchaient leur visage de la poitrine de la malade, qui semblait être devenue comme une cassette où le Seigneur avait déposé ses plus précieux aromes. Cette bonne odeur devenait plus sensible lorsque Lidwine avait reçu la visite de Notre-Seigneur ou de son ange, ou lorsqu’elle avait eu quelque vision qui l’avait transportée au ciel. Elle était sensible non-seulement à l’odorat, mais encore au goût, et elle laissait sur la langue et au palais la même sensation que l’on éprouve après avoir mâché de la cannelle. Ce parfum se faisait aussi remarquer particulièrement sur celle de ses mains que son ange avait prise pour la conduire aux joies célestes. Chez d’autres saints, cette bonne odeur se manifestait lorsqu’ils célébraient les saints mystères. Ainsi, lorsque le bienheureux Venturini de Bergame disait la messe, le peuple cherchait à approcher le plus près possible de l’autel, pour sentir le parfum qu’il exhalait. Chez saint Dominique, c’était à la main que se manifestait ce phénomène, que remarquaient toujours ceux qui venaient la lui baiser. Il se produisait chez saint François de Paule d’une manière plus sensible encore lorsqu’il avait achevé ses jeûnes de trois, de huit ou de quarante jours, accompagnés de veilles et de fréquentes disciplines. Chez la bienheureuse Hélène et chez Marie Villana, c’était lorsqu’elles allaient à la communion.
Quelquefois c’est pendant la maladie que s’exhale cette bonne odeur. Il en était ainsi de la bienheureuse Ida de Louvain. Bien plus, le pus que rendait le bienheureux Didée exhalait un parfum délicieux. Celui-ci se communique quelquefois aux vêtements des saints et aux objets qu’ils ont touchés. Il en fut ainsi de sainte Colette, de sainte Humiliane, de la bienheureuse Dominique de Paradis, de Marie-Victoire de Gênes. Après la mort de sainte Thérèse, la sœur Marie, sentant une odeur agréable, voulut chercher d’où elle pouvait venir, et elle trouva que c’était d’une feuille de papier écrite de la main de la sainte. Une salière qu’on lui avait apportée sur son lit, et sur laquelle elle avait laissé l’empreinte de ses doigts, porta longtemps aussi cette odeur. Mais c’est surtout dans saint Joseph de Copertino que ce phénomène s’est manifesté d’une manière particulière, comme en font foi les témoignages recueillis dans le procès de sa béatification. Le P. François de Angelis déclara qu’il ne pouvait comparer le parfum qu’exhalaient et son corps et ses vêtements qu’à celui du reliquaire qui contenait les restes de saint Antoine de Padoue. Le P. François de Levanto le comparait à celui du bréviaire de sainte Claire d’Assise, qui est conservé dans l’église Saint-Damien. Tous ceux près de qui passait notre saint sentaient cette odeur, longtemps encore après qu’il s’était éloigné. Sa chambre en était remplie ; elle s’attachait aux meubles, et pénétrait dans les corridors du couvent ; de sorte que ceux qui, voulant le visiter, ne connaissaient pas sa cellule pouvaient la distinguer facilement par cette odeur. Elle était tellement pénétrante qu’elle se communiquait pour longtemps à ceux qui le touchaient, ou même à ceux qui lui faisaient visite ; de sorte que le P. de Levaoto la garda pendant quinze jours après une visite qu’il avait faite dans sa cellule, quoiqu’il ne manquât pas chaque jour de se laver. La cellule du saint conserva cette bonne odeur pendant douze ou treize ans, quoique pendant tout ce temps il ne fût pas entré. Elle s’attachait tellement à ses habits que ni le savon ni la lessive ne pouvaient l’enlever. Elle se communiquait aux habits sacerdotaux qu’il avait portés et aux armoires où ils étaient renfermés. Cette odeur n’avait du reste aucun effet désagréable, même pour ceux qui ne pouvaient supporter aucun parfum ; elle leur paraissait, au contraire, extrêmement suave. Elle persévéra pendant sa dernière maladie, après sa mort et pendant son autopsie, comme le déclara le docteur Pierpaoli.
Cette bonne odeur se manifeste quelquefois même dans les maladies qui ont coutume de produire des phénomènes opposés. Le dominicain J. Salomoni de Venise fut attaqué, quatre ans avant sa mort, d’un cancer au sein. Il supporta son mal avec une patience admirable ; et sa plaie, loin de répandre une odeur désagréable, exhalait au contraire un parfum délicieux. Le tertiaire Barthole, qui vivait vers l’an 1300, fut attaqué à l’âge de cinquante-deux ans de la lèpre. Le mal fit de rapides progrès, et bientôt de la tête aux pieds son corps ne fut qu’une plaie. Les cheveux et les ongles lui tombèrent ; son nez pourrit ; ses yeux sortirent de leur orbite ; ses doigts se courbèrent ; sa chair, rongée par les vers, mettait à nu les tendons. Il resta vingt ans dans cet état sans jamais prononcer pendant tout ce temps une seule parole d’impatience, remerciant Dieu au contraire et demandant à souffrir davantage. Une foule innombrable de peuple accourut pour le voir et admirer sa patience ; mais c’était lui qui les consolait bien plus qu’ils ne le consolaient eux-mêmes. De toute la contrée de Volaterra et de Florence, il accourait des gens de tout état, de tout âge, de tout sexe, de toute condition, qui s’asseyaient près de lui, mangeaient avec lui à la même table, sans ressentir aucune odeur désagréable, mais réjouis au contraire par le parfum délicieux qu’exhalait son corps. II mourut enfin, et un éclat céleste illumina son corps, et de sa chair en dissolution s’échappait l’odeur la plus agréable. (Huber, Menologium, p. 2316.)
C’est précisément après la mort que la bonne odeur de la sainteté se produit le plus souvent, et quelquefois elle persiste pendant des siècles. Les restes du pape Marcel la gardèrent sept cents ans, et ceux de sainte Aldégonde huit siècles. D’après le témoignage de Bède, qui était présent, la chambre où était le corps de sainte Burgondefore était pleine d’un parfum délicieux, et l’église où l’on fit son service trente jours après sa mort se remplit du même parfum. Lorsque saint Ménard fut assassiné dans sa solitude, il sortit de son cadavre une odeur très-agréable, qui se répandit jusque dans la forêt environnante. Le corps de saint Dominique exhalait une odeur semblable, et elle s’attacha pour longtemps aux mains de ceux qui l’avaient enseveli. Après la mort de saint Gandolphe, son corps répandit aussi un doux parfum, qui remplit la maison pendant quinze jours. Ce même phénomène se reproduisit chez le frère Robert de Naples, chez Jeanne de la Croix, chez François de Sainte-Marie et chez François de la Conception, quoique tous fussent morts de maladies qui ont coutume d’être accompagnées de mauvaises odeurs. Il faut que ce parfum de sainteté soit bien pénétrant, puisque les actes de saint Trévère rapportent qu’on le sentait à un mille à la ronde lorsqu’on ouvrit son tombeau.
Tout parfum se rattache à une huile volatile, qui en est comme le véhicule. Il n’est donc pas étonnant que, bien souvent après la mort, il se forme dans le corps des saints une huile de ce genre. Déjà saint Jean Climaque raconte, au quatrième degré de son Échelle du Paradis, que, comme il visitait un couvent dans le désert, un homme admirable, nommé Ménas, mourut peu de temps avant son arrivée, après y avoir passé cinq ans dans la pratique de toutes les vertus. « Comme nous faisions, dit-il, le service divin pour lui, le troisième jour après sa mort, le lieu où était son corps se trouva rempli tout à coup d’une odeur merveilleuse. L’abbé permit alors d’ouvrir son cercueil, et nous vîmes couler des deux plantes de ses pieds, comme de deux sources, un baume odorant. » Lorsqu’on leva le corps de Madeleine de Pazzi, un an après sa mort, on le trouva intact, et il en coula une huile pendant douze ans, après quoi la source s’arrêta ; mais le corps resta incorruptible. Lorsqu’on ouvrit la tombe du bienheureux Félix de Cantalice, quelque temps après sa mort, on trouva dans le cercueil de plomb qui renfermait son corps une grande quantité d’une liqueur odorante, dans laquelle les médecins remarquèrent beaucoup de propriétés extraordinaires. On trouva également les os de l’abbesse Franca nageant dans une huile de couleur obscure. Toutes les parties molles du corps du bienheureux Ange s’étaient dissoutes en une huile de cette sorte, lorsqu’on le leva d’Oxford. Lorsqu’on ouvrit en 1649 la tombe du vénérable François Olympe, à chaque coup de marteau il s’élevait non une poussière sèche, mais une douce vapeur dont le parfum charma les assistants. Lorsqu’on eut ouvert le cercueil, on trouva les os nageant dans un baume, dont l’odeur semblait composée de celle de la rose et du lis. Le corps des saints résiste même quelquefois à la chaux, comme on le vit lorsqu’on ouvrit la tombe de Pascal Baylon, huit mois après sa mort, et qu’on trouva sous la chaux son cadavre intact et nageant dans l’huile.
Dans les rapports qui nous sont parvenus sur ce genre de phénomènes, on donne quelquefois le nom de manne à la substance qui avait été trouvée, probablement à cause de sa solidité. C’est ainsi qu’on raconte de Jeanne d’Orviéto qu’on trouva sa tête arrosée d’une manne céleste, et qu’il en sortait de l’huile ainsi que de ses pieds. Pendant longtemps aussi il coula de l’huile et de la manne dans le tombeau de sainte Rose de Viterbe. Ce phénomène se produit ordinairement quelque temps après la mort. C’est ainsi qu’il se manifesta le vingtième jour chez la sœur Eustochie, religieuse Minorite, sous la forme d’une sueur odorante qui inondait son corps, et qui, pendant longtemps, revenait tous les vendredis et à toutes les grandes fêtes. Quelquefois cependant il se manifeste immédiatement après la mort. Il en fut ainsi de Pascal, de la sœur Élisabeth-Marie de la Passion, qui, pendant trois jours, mouilla continuellement son voile et ses manches ; du bienheureux Alphonse, qui, immédiatement après sa mort, rendit une huile que le peuple recueillait avec empressement ; de la sœur Salomée, dont le corps nagea dans l’huile pendant les sept jours qu’elle fut exposée dans le chœur du monastère. Quelquefois, les plaies de la stigmatisation paraissent sur le corps après la mort. Ainsi, lorsqu’on leva le corps de la bienheureuse Hélène, dix-sept ans après sa mort, il se forma au côté une plaie d’où s’échappait le baume le plus pur.
Dans tous ces cas, la mort avait déjà trouvé dans le corps des défunts une prédisposition à la formation de cette huile mystérieuse, et elle n’avait fait que la développer plus ou moins rapidement. Mais ceci suppose que cette disposition existait déjà et produisait ses effets pendant la vie, et c’est ce que prouvent abondamment les nombreux exemples que nous pouvons citer sous ce rapport. Sainte Ludgarde, étant à Los, chez une de ses amies, dans le couvent du lieu, se trouva remplie, pendant qu’elle priait, d’une telle douceur qu’elle appela son amie, et lui montra ses doigts en lui disant : « Voyez, ma sœur, comme Dieu agit avec moi : il fait couler de mes doigts, comme de l’huile, la plénitude de grâce dont mon âme est inondée. » En disant cela, elle était comme ivre et parcourait le couvent avec une jubilation extrême. (A. S., 3 jun.) C’est ainsi que le sein de Christine l’Admirable, pendant sa captivité, se remplit d’huile avec laquelle elle frotta ses plaies et les guérit. Lorsque Agnès de Monte-Pulciano mourut, en 1317, les sœurs du couvent dont elle était abbesse voulurent garder son corps. Mais comme on craignait la putréfaction, on envoya dans tout le pays, jusqu’à Gênes, pour acheter les baumes les plus précieux. Mais à peine ceux qu’on avait envoyés étaient-ils partis, que l’on vit couler du corps de la sainte, de ses mains et de ses pieds des gouttes de baume que les sœurs du couvent recueillirent dans des vases et qu’elles conservèrent longtemps encore.
Ces faits et particulièrement celui que nous avons cité de sainte Christine nous donnent quelque indication sur la nature de ce phénomène. Le sein de la femme doit, d’après les dispositions de la Providence, sécréter et fournir à l’enfant son nouvel aliment. Cet aliment est d’une nature toute végétale. Le procédé qui le prépare dans l’organe où il est renfermé n’appartient donc point proprement à la nature animale, mais à la nature végétale. Il ressemble à celui qui produit dans le noyau du fruit l’huile qui doit servir plus tard de nourriture au germe de la plante. Aussi le lait est-il, dans sa composition, une substance toute végétale, puisqu’il est formé d’huile, de mucus et de sucre de lait, et qu’il ne contient relativement qu’une très-petite partie d’azote. Or l’azote est, comme on le sait, ce qui caractérise principalement la vie animale. La vie mystique, d’un autre côté, dans la diète qu’elle s’impose, préfère les aliments fournis par le règne végétal : elle a même une certaine répugnance pour la chair des animaux. Cette abstinence, jointe à l’éloignement de tout ce qui peut exciter les passions, doit à la longue simplifier merveilleusement les opérations de la vie, donner aux produits qui sont destinés à l’entretenir une nature plus végétale, et favoriser la formation de cette huile dont nous avons constaté la présence dans le corps de plusieurs saints. Cette huile, plus douce et plus légère, donne aussi une flamme plus pure et plus claire, et brûle comme une lampe dans le sanctuaire de la vie. Lorsque la mort a éteint la flamme, l’huile qui était dans la lampe, n’étant plus consumée, déborde, et toutes les parties molles du corps se résolvent en elle.
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CHAPITRE V
De la souplesse et de l’agilité du corps chez les saints. Marie d’Agréda. Ida de Louvain. Sainte Colette. De l’incorruptibilité. Sainte Catherine de Bologne.
Une autre propriété du corps, dans les états mystiques, c’est une grande agilité, une délicatesse et une finesse merveilleuse et une extrême facilité à recevoir les impressions. La chair de Marie d’Agréda était sensible comme celle d’un petit enfant, et ses cilices lui déchiraient aussitôt la peau. Cette sensibilité croissait avec sa mortification, et elle lui était parfois si pénible, qu’on ne pouvait la toucher sans lui causer une vive douleur. Souvent ses mains enflaient rien qu’à les laver dans l’eau froide, et quelquefois le sang en sortait lorsqu’elle les frottait l’une contre l’autre. Cette sensibilité, jointe à son extrême modestie, l’avait décidée à ne se laisser jamais toucher par personne ; c’est à cette mobilité du corps que nous pouvons rattacher le phénomène extraordinaire qui s’est produit chez la bienheureuse Ida de Louvain, dans le couvent de Rosenthal, près de Malines. Elle avait toujours désiré dans sa jeunesse de présenter d’une manière réelle à l’enfant Jésus ses dons avec les Rois Mages. Or il arriva qu’une béguine de ses amies vint passer la nuit avec elle la veille de la fête des Rois, afin de pouvoir aller ensemble le lendemain de très bonne heure célébrer cette fête dans l’église des Franciscains, qui était proche. Elles se couchèrent toutes les deux dans le même lit, et la béguine se disposait à dormir. Mais Ida s’occupait intérieurement du désir qui la poursuivait. Bientôt elle se sentit inondée d’une telle douceur que celle-ci débordait de son âme. Tous les membres de son corps commencèrent à enfler de telle sorte qu’il prit bientôt des proportions monstrueuses, et que l’une de ses jambes creva, ce qui lui laissa encore longtemps après une cicatrice. La béguine, ne sachant que penser, s’éloignait toujours d’elle, et finit par ne plus occuper qu’un petit coin du lit, tandis que sa compagne le prenait presque tout entier. Mais tout à coup les choses changèrent. Le corps d’Ida diminua peu à peu, laissant vide tout l’espace qu’il avait occupé dans le lit, et se trouva enfin réduit à un volume extrêmement petit. La béguine épouvantée poussait des cris comme une folle, n’ayant jamais rien vu de tel dans sa vie. Mais Ida avait obtenu ce qu’elle désirait ; et, lorsqu’elle fut revenue à elle, elle parut tout le reste de la nuit comme plongée dans une ivresse ineffable. Le même phénomène se reproduisit le soir, pendant qu’elle revenait de l’église avec son amie, parce que son désir l’avait reprise de nouveau.
Quelquefois ce phénomène, au lieu d’être passager, comme dans le cas dont il vient d’être question, persiste plus ou moins longtemps. C’est ce qui arriva à sainte Colette. Ses parents lui avaient laissé dès son enfance la plus grande liberté pour ses exercices de piété. Quelques personnes s’en scandalisaient, parce que, comme elle était très-petite de taille, elle paraissait plus jeune encore qu’elle n’était. La sainte aurait bien voulu être plus grande. Un jour donc que, dans sa douleur, elle était allée à l’église pour prier, et qu’elle disait à Dieu : « Ah Seigneur ! me laisserez-vous toujours si petite ! » elle se sentit croître tout à coup ; et, quand elle fut de retour à la maison, elle était plus grande en effet que lorsqu’elle en était partie. Elle était en même temps d’une merveilleuse beauté, avait la peau blanche comme un lis et colorée d’un doux incarnat. Elle fut longtemps sans s’en apercevoir ; mais l’ayant enfin remarqué, elle en fut inquiète. Craignant que sa beauté ne fût la cause de quelque danger, elle s’adressa à Dieu pour lui demander son secours. À peine avait-elle fini sa prière que la rougeur de son visage et de son corps disparut, et qu’il ne lui resta que la blancheur de sa peau, qu’elle garda toute sa vie.
La même chose est arrivée à plusieurs autres saints ; et ceci nous conduit à étudier d’autres phénomènes qui se sont produits souvent chez les bienheureux après leur mort. Le corps de Lidwine avait été, comme nous l’avons vu, miné pendant trente-huit ans par les maladies les plus terribles. Mais lorsqu’elle eut rendu son âme à Dieu, son visage n’inspirait aucun effroi, et n’avait pas même la pâleur de la mort ; il paraissait plutôt oint d’une huile ou d’une liqueur aromatique, et brillait d’un tel éclat qu’il paraissait comme glorifié. Tous ceux qui la virent ne pouvaient se lasser de la regarder, et disaient qu’ils n’avaient jamais rien vu d’aussi beau. Tout le reste de son corps brillait du même éclat : ses membres étaient ronds et potelés comme s’ils n’eussent jamais souffert. Toutes ses plaies avaient disparu, et il ne lui était resté qu’une légère cicatrice des blessures que lui avaient faites les Picards. Après la mort de sainte Colette, son corps garda pendant douze heures la couleur qu’il avait pendant la vie ; puis il devint blanc comme la neige et parsemé de veines bleues qui en relevaient la beauté. Tous ses membres étaient revêtus d’une telle grâce que l’état de l’innocence primitive semblait être revenu pour elle ; et plus de trente mille personnes accoururent pour la voir. Marie-Jeanne de Tours étant morte à l’âge de quatre-vingt-douze ans, son corps, épuisé et desséché par la vieillesse, les jeûnes et les mortifications, reverdit en un moment, devint blanc comme la neige, poli comme l’ivoire, et semblable à celui d’une jeune fille de dix-huit ans. Quinze jours après la mort d’Antoinette de Florence, religieuse Clarisse, les sœurs, ayant ouvert son cercueil, trouvèrent son corps intact et rouge, comme s’il avait été vivant. Et plus tard, toutes les fois qu’elles allaient le visiter, elles le trouvaient alternativement blanc et rose. Il en fut de même de Madeleine de Pazzi, de Rose de Lima, de Catherine de Sienne, de Lutgarde, de Colombe de Rieti, de Dominique de Paradis, d’Oringa et de beaucoup d’autres femmes.
Parmi les hommes, nous pouvons citer saint François d’Assise, saint Antoine de Padoue, saint Laurent Justinien, dont les joues, deux jours après leur mort, devinrent roses comme celles d’un homme vivant, et dont le corps resta intact pendant les soixante-sept jours qui s’écoulèrent avant sa sépulture. Le corps de Philippe d’Aquério, qui était auparavant d’une couleur brune, devint clair et blanc, et ses ulcères, qui sentaient très-mauvais pendant sa vie, répandirent une odeur agréable. La clarté de la chair va quelquefois jusqu’à la transparence. Sulpice raconte de saint Martin que son corps, après sa mort, était plus pur que le cristal et plus blanc que le lait. On rapporte la même chose de saint Hugues, évêque de Lincoln. Lorsque cette clarté est jointe à la délicatesse des tissus, la couleur rose du corps semble venir de la vivacité du sang, qui se manifeste quelquefois alors par des hémorragies après la mort. Souvent aussi le corps des saints garde après la mort une souplesse et une flexibilité merveilleuse, ou bien il reste incorruptible. À mesure, en effet, que l’esprit s’affranchit des liens de la vie inférieure pour s’élever vers Dieu, celle-ci devient moins grossière, moins matérielle, et par conséquent moins corruptible. Déjà la tempérance et la sobriété, en restreignant dans de justes limites la jouissance des aliments matériels qui doivent entretenir la vie, diminuent par là même la matérialité du corps. Après la mort de Marie d’Oignies, lorsqu’on voulut laver son corps, on le trouva tellement amaigri par les jeûnes et les maladies, que l’on pouvait suivre sous la peau du ventre, comme sous un linge transparent, tout le cours de l’épine dorsale. Les exemples de cette incorruptibilité sont tellement nombreux qu’il est inutile et impossible à la fois de les citer tous. Nous choisirons donc parmi eux celui de sainte Catherine de Bologne, parce qu’il nous est attesté de la manière la plus authentique, et que ce cas nous offre d’ailleurs tous les phénomènes qui se rattachent aux faits de ce genre. Nous suivrons le récit que nous a laissé à ce sujet Illuminata Bembi, qui a été témoin oculaire de tous les faits qu’elle raconte.
Elle commence à parler de la mort de Catherine, qui arriva en 1463, dans la quarantième année de son âge. À peine avait-elle fermé les yeux que son visage devint florissant de beauté et sa chair tendre comme celle d’un enfant. En même temps son corps et les draps dans lesquels elle était morte répandirent une odeur délicieuse ; de sorte que tous en étaient dans l’étonnement. On porta son corps dans l’église ; et, comme on passait devant l’autel du Saint-Sacrement, on vit son visage sourire gracieusement ; sur quoi tous les assistants se pressèrent autour d’elle, et, ravis de son ineffable beauté, se mirent à lui baiser les mains, les pieds et ses vêtements. On prépara sa tombe, et l’on descendit le corps en terre sans cercueil. Il en sortit alors un parfum délicieux. Les deux sœurs qui étaient descendues dans la fosse, craignant que la terre ne couvrît et ne gâtât son visage si beau et si brillant, étendirent dessus un drap, puis placèrent une planche grossière sur le corps. Mais elles s’y étaient prises d’une manière si maladroite que la terre que l’on jeta tomba sur le visage et sur le corps tout entier. La sépulture une fois terminée, les sœurs, par amour et par dévotion pour elle, se partagèrent les objets qui lui avaient servi pendant sa vie, et s’entretenaient continuellement de ses vertus. Leur vénération pour elle augmenta bien davantage encore à la lecture du livre qu’elle avait écrit. Elles allaient donc fréquemment au cimetière visiter sa tombe, pleurer, prier ou lire auprès d’elle, et toujours elles sentaient un parfum délicieux. Comme il n’y avait là ni fleurs ni herbes odorantes, elles finirent par croire que cette odeur venait de la tombe de Catherine. Bientôt des miracles s’y opérèrent ; plusieurs malades recouvrèrent la santé. Les sœurs commencèrent donc à regretter de l’avoir enterrée sans cercueil, et elles firent part de leurs regrets au confesseur du couvent. Celui-ci, qui était un homme intelligent, nous demanda, raconte la biographe, ce que nous voulions faire. Nous lui dîmes que nous voulions lever son corps, le mettre dans un cercueil de bois, puis l’enterrer de nouveau. Il fut étonné de cette demande ; car il y avait dix-huit jours qu’elle était morte, et il pensait que son corps devait être déjà en putréfaction. Nous, nous mettions en avant la bonne odeur qu’il exhalait, et il nous permit enfin de le lever, pourvu qu’aucune mauvaise odeur ne se manifestât.
Nous fîmes préparer un cercueil, et dès le soir nous nous mîmes à l’œuvre. Mais il s’éleva, au moment même, une tempête accompagnée de grêle et d’éclairs. Les sœurs se mirent en prière, et l’orage cessa. Le ciel, néanmoins, resta obscur, et l’on ne voyait pas une étoile. L’une de nous sortit dans le cimetière, et pria Dieu de nous manifester par un signe s’il approuvait ce que nous voulions faire. Le ciel devint serein aussitôt, et les étoiles brillèrent au-dessus de la tombe. Toutes, remplies d’étonnement et de joie, se mirent promptement à l’œuvre. Lorsque nous découvrîmes le visage, nous le trouvâmes meurtri et défiguré par la planche qu’on avait mise dessus, et parce que les sœurs, en creusant la terre, l’avaient frappé avec leur pelle. Nous plaçâmes son corps dans un cercueil, pour le remettre en terre ; mais un instinct secret et merveilleux nous poussa toutes à le placer pour quelque temps sous la porte. Là, le nez et le visage reprirent leur forme naturelle ; la défunte devint blanche et belle comme si elle eût vécu encore, et répandait avec cela une odeur délicieuse. Le matin, les sœurs, allant à matines, furent remplies d’étonnement ; et, ravies par le parfum qu’elle répandait, elles ne pouvaient se lasser de la toucher et de la baiser. La plupart se rendirent à l’église, et quelques-unes seulement restèrent près du corps pour l’enterrer ; mais celles-ci, poussées comme par une force mystérieuse, la portèrent dans l’église devant le Saint-Sacrement, à l’endroit où se trouvaient toutes les sœurs. On vit alors comme un éclair de joie illuminer deux ou trois fois son visage ; et son corps, à chaque fois, exhalait un suave parfum. La sainte semblait imiter ce qu’elle avait fait pendant sa vie ; car lorsqu’elle entrait dans l’église et qu’elle se prosternait devant l’autel, elle ne pouvait se rassasier de témoigner à Dieu son respect. Toutes les sœurs étaient profondément émues. Le parfum se répandit dans l’église et le cloître, s’attacha aux mains de ceux qui le touchaient, et personne ne savait ce que cela voulait dire. L’odeur n’était pas continuelle, mais elle cessait quelquefois, le temps à peu près de réciter le Pater. C’était tantôt l’odeur du musc, tantôt celle de violette ou d’œillet, ou des aromates les plus précieux, sans qu’on pût la déterminer d’une manière précise. Cependant le corps avait du sang à la tête, à la gorge, aux jambes et aux pieds, où la planche avait pesé davantage.
De blanche qu’elle était auparavant, elle commença à devenir rouge, et une sueur odorante coula de tous ses membres. Tantôt elle était rouge comme un charbon allumé ; tantôt elle pâlissait et distillait continuellement une liqueur tantôt pure comme l’eau, tantôt comme mêlée d’eau et de sang. Nous fîmes appeler notre confesseur. Le bruit de cet évènement s’était déjà répandu dans la ville ; et, ayant appris la chose comme les autres, il venait avec un médecin très-distingué, le docteur Marcanova. Ils inspectèrent le corps avec la plus grande attention. Il arriva bientôt d’autres personnes capables de porter un jugement sur cette affaire, des ecclésiastiques, des médecins. L’évêque suffragant assura qu’il avait vu au moins trois cents corps saints, mais qu’aucun ne lui avait paru aussi beau que celui de Catherine. Le légat permit de l’exposer à la vénération des fidèles pendant sept jours à la grille du chœur. Tous purent le voir rose, de belle forme, et changeant de couleur de temps en temps. L’évêque fit construire un monument en forme d’autel, et on l’y mit en présence des principaux de la ville et de nous toutes, au milieu des hymnes et des chants. Le cercueil fut fermé de deux clefs, dont l’une fut donnée au confesseur et l’autre gardée dans le couvent. Le vendredi suivant, on nous permit de visiter le corps. Lorsque nous eûmes ôté l’étoffe de soie qui le couvrait, nous le trouvâmes tout inondé de cette sueur qui, lorsqu’elle était sèche, répandait une odeur délicieuse. Une de nous ayant détaché des pieds un peu de peau à l’endroit où la planche avait pesé, il en coula aussitôt du sang. Cette nuit-là, ses yeux parurent tellement enfoncés qu’on n’en apercevait presque plus aucune trace. Cette circonstance nous affligea. Nous refermâmes le cercueil et primes avec nous la clef. La nuit de Pâques, nous retournâmes à son tombeau ; et l’ayant ouvert, nous trouvâmes un de ses yeux beau et ouvert. Quelque temps après, l’autre s’ouvrit peu à peu ; et le matin de la fête elle était si belle qu’elle paraissait rayonnante d’éclat. Le lendemain, elle fut visitée en cet état par les principaux ecclésiastiques et laïques de la ville, qui n’en revenaient pas d’étonnement. Trois mois après sa mort, et à deux fois différentes, il sortit de son nez un plat de sang. Dans la suite, comme toute l’Italie accourait pour la voir, elle fut placée dans une chapelle particulière, assise sur un fauteuil, richement vêtue et les mains appuyées sur ses genoux ; et c’est en cet état qu’on peut la voir encore aujourd’hui. Elle ressemble parfaitement à une personne vivante, si ce n’est que les parties exposées à l’air ont noirci.
Quelquefois l’incorruptibilité du corps se communique aux objets qui ont été en contact avec lui. En 1439, après que la cathédrale de Florence fut bâtie, lorsqu’on voulut lever le corps de saint Zénobe, on trouva ses os reposant sur des feuilles et des fleurs d’un ormeau qui avaient poussé au mois de janvier, au moment où on l’ensevelissait pour la première fois, et que l’on avait mises à cause de cela dans son cercueil. Elles étaient restées intactes pendant tout ce temps, comme ce blé qu’on trouva dans les catacombes de Rome, et qui, après de longs siècles, avait gardé assez de vertu pour germer encore. (A. S., 25 mai.)
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CHAPITRE VI
Phénomènes mystiques dans la partie moyenne de l’homme. Comment la mystique modifie les organes du mouvement. Saint Philippe de Néri. Joseph de Copertino. Sainte Ida.
Jusqu’ici nous avons considéré les effets de la mystique dans cette région inférieure de l’organisme humain par laquelle il est mis plus particulièrement en rapport avec la nature extérieure. Cette région n’est éclairée que par une lumière douteuse, qui rend les perceptions incertaines, et expose nécessairement à beaucoup d’erreurs et d’illusions. C’est dans cette région aussi qu’habitent tous ces instincts aveugles qui semblent produits par une puissance étrangère ; c’est là qu’ils ont leurs racines dans les passions qui nous agitent. Toutes les convoitises sensibles sont dans un rapport intime avec elle, mais surtout la volupté, cette sirène perfide qui étale aux yeux le jeu trompeur de ses nuances variées, qui nous présente tous les objets sous un jour faux et menteur, et sait mêler partout ses éléments impurs à ce qu’il y a de plus pur et de plus saint. La mystique ne peut donc se trouver à l’aise en ces domaines : elle ne saurait y poser le pied avec sécurité. Aussi nous avertit-elle sans cesse de ne point nous y arrêter avec complaisance, mais d’avoir toujours les yeux ouverts, afin de nous mettre en garde contre les illusions sans nombre qu’on y rencontre ; elle nous recommande de les considérer seulement comme un lieu de passage qui doit nous conduire à un but plus élevé, et de surveiller toujours avec une scrupuleuse attention les puissances qui y séjournent. Elle n’attache donc pas une très-grande importance aux phénomènes qui s’y produisent, quelque merveilleux qu’ils paraissent d’ailleurs, et elle ne les considère que comme des moyens pour arriver à quelque chose de mieux. C’est à peine si elle réussit à préserver, de ce côté, des pièges des puissances ennemies, l’homme même qui a atteint le plus haut degré de la sainteté. Les mensonges et les illusions qui se produisent dans la clairvoyance magnétique, où l’âme n’est point contenue par le frein de la discipline mystique, montrent jusqu’à quel point ces précautions et ces avertissements sont fondés.
Il fait un peu plus clair dans les régions moyennes de l’âme et de l’organisme, pas assez cependant pour que l’homme puisse s’y abandonner à une sécurité parfaite. Ces régions consistent principalement dans les organes des mouvements volontaires, avec tout ce qui s’y rattache, tels que certains instincts et certaines passions d’un côté, et de l’autre les perceptions des sens. La grâce trouve dans ces régions ce qu’elle avait déjà trouvé dans les autres ; elle y trouve toutes les puissances liées par un funeste engourdissement, ou dispersées par une surexcitation non moins dangereuse. L’habitude du péché, l’entraînement des passions exercent sur l’âme tout entière, ou sur les organes qui lui servent d’instrument, une influence désastreuse, créent des mouvements factices qu’il faut réprimer, lient et concentrent ce qu’il aurait fallu désunir, et dissipent ce qu’il aurait fallu recueillir et concentrer. La vie mystique doit donc réparer tous ces fâcheux effets, détourner l’homme de l’amour des choses inférieures, pour le porter vers Dieu, fortifier le dedans aux dépens du dehors. Aussi voyons-nous que, dans ces états, la nature perd plus ou moins de son importance. Le soleil n’a plus la même influence sur l’économie de la vie tout entière, la succession des jours et des saisons passe même quelquefois inaperçue, tandis que la volonté acquiert au contraire plus de force et d’énergie, et donne aux puissances la direction qui lui plaît. Ce changement profond une fois accompli, dans l’angoisse et la douleur, le retour vers les choses qu’on a quittées n’est plus chose facile. La moindre tentative sous ce rapport est sévèrement punie, et la douleur physique qui en est la suite avertit l’homme de ne pas aller plus loin.
Tous les organes du mouvement subissent une modification profonde. Dans l’état ordinaire, le but et le terme de leur activité est placé dans le monde extérieur ; mais, dans l’état mystique, ce but est au dedans ; de sorte que leur action va du dehors au dedans. Il résulte de là toute une suite de nouveaux courants et de nouvelles directions, qui, partant du monde sensible, aboutissent à des régions fermées jusque-là. Toutefois, ces mouvements, qui reportent l’homme vers le monde extérieur, sont d’une tout autre nature que ceux qui se produisent dans le somnambulisme. Si nous les comparons tous les deux aux mouvements ordinaires, tels qu’ils ont lieu dans l’état de veille et dans le cours habituel de la vie, nous verrons que ces derniers tiennent le milieu entre les premiers et les seconds. Dans l’état de veille ordinaire, le mouvement produit par l’organe est imprimé par la volonté ; dans le somnambulisme, il se rattache au sommeil et en dépend. L’âme intelligente se retire alors, et est remplacée par cette partie inférieure et obscure de l’âme qui a ses racines dans la nature, et qui est dans un rapport intime avec ses puissances. Il résulte de là ce somnambulisme dans les mouvements qui, soustrayant ceux-ci à la direction et au contrôle de la volonté, les rapproche de ces moments aveugles et involontaires qui constituent le jeu de la vie inférieure et organique. Celle-ci, en effet, n’est pour ainsi dire qu’une sorte de somnambulisme renfermé dans les limites de l’individualité, tandis que le somnambulisme magnétique, franchissant ces limites, met l’homme dans un rapport immédiat avec la nature extérieure. Mais dans le somnambulisme mystique, s’il est permis d’employer ici cette expression, ce n’est point la partie basse et obscure de l’âme qui produit et dirige les mouvements extraordinaires qu’on y observe ; c’est l’esprit d’en haut qui pénètre et remplit de ses dons l’âme supérieure et intelligente. En cet état, les organes sont mus par une puissance supérieure, et vers un but tout spirituel, et c’est de là que résultent ces mouvements surnaturels et mystiques dont nous trouvons une foule d’exemples dans la vie des saints.
C’est ainsi que l’on raconte de sainte Ida de Louvain qu’étant malade elle reçut la visite de l’abbesse d’un autre couvent. Celle-ci, l’ayant trouvée guérie comme par miracle, la prit dans sa voiture et l’emmena avec elle pour quelques jours. Tout à coup, la sainte se sentit comme entraînée par une puissance étrangère qui ne lui permit pas d’aller plus loin, mais la força de descendre avec une force comparable à celle de deux ou trois hommes. Elle fit donc arrêter la voiture et sauta dehors sans saluer personne, ne sachant pas où elle était portée. Elle fut entraînée dans une église où elle avait coutume de prier devant un crucifix. Mais cette fois elle ne put s’y arrêter, et, toujours poussée par la même puissance, elle ne fit que la traverser, jusqu’à ce qu’enfin elle fut déposée chez une religieuse avec laquelle elle était intimement liée. C’est là qu’elle commença de trouver le repos ; et, tout en causant avec elle, elle eut plusieurs visions. (Henriquez, Quinque prudentes virgines. Antv., 1650, p. 380.)
L’esprit divin, pénétrant la partie supérieure de l’âme, s’empare ainsi de la faculté motrice, et l’élève à une plus haute puissance. L’âme, en cet état, est intimement unie à Dieu par les liens d’un amour réciproque, qui fait qu’elle se donne à lui à mesure que lui-même se donne à elle. Cependant, quelque puissante que soit l’action de Dieu sur elle, elle garde toujours sa liberté, soit qu’on la considère comme faculté affective, soit qu’on l’envisage comme faculté motrice. Considérée sous ce dernier rapport, elle a deux sortes de mouvements, l’un qui la porte au dehors, et l’autre, au contraire, qui la reporte au dedans. Or, dans l’un et l’autre cas, elle reste libre sous l’action de Dieu. Là, maîtresse de l’organe extérieur par lequel son action doit se produire, elle ne fait que manifester au dehors et dans l’espace les modifications intérieures et profondes qu’elle a subies. Ici, transportée dans des régions supérieures et surnaturelles, elle s’y meut à l’aise et converse familièrement avec les esprits qui l’habitent. Dans le premier cas, elle descend, puisqu’elle se penche vers le monde physique. Cependant, comme elle est poussée par l’esprit de Dieu, ses mouvements trahissent au dehors l’enthousiasme surnaturel qui les produit. L’ivresse où elle est plongée est une ivresse sainte, chaste et divine, n’ayant rien de commun avec ces transports qui, dans l’antiquité, emportaient les Ménades à travers les montagnes, les prairies et les forêts. Quant aux mouvements qui élèvent l’âme vers le monde des esprits, ils ne dépendent point, comme les premiers, des organes extérieurs. Ceux-ci restent, au contraire, dans un repos parfait, et ne servent à l’âme que comme une base terrestre, d’où elle prend son essor pour voler plus haut.
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CHAPITRE VII
Comment la mystique change les puissances affectives de l’Âme. De la jubilation mystique. Marie d’Oignies. Du don des larmes. Sainte Rose de Lima. Rinlinde de Billingen. Véronique de Binasco, etc.
L’esprit de Dieu s’empare non-seulement de la faculté motrice de l’homme, mais encore de ses puissances affectives. Comme il est devenu, pour ainsi dire, l’âme de son âme, il doit être aussi comme le centre de gravitation de toutes ses affections. Celles-ci, réunies dans un centre plus élevé, acquièrent par là une nouvelle force et une dignité plus grande : elles agissent par des motifs plus purs et plus saints. Parmi ces affections, la première, celle qui est comme la racine de toutes les autres, c’est l’amour, ce poids des âmes, qui détermine tous leurs mouvements. L’amour donc, élevé à une plus haute puissance par l’action divine, gravite vers Dieu de toutes ses forces, par une inclination qui a encore ses racines dans la partie sensible de l’âme. La même force qui l’attire vers le bien la détourne du mal par un mouvement énergique de haine et de répulsion. L’amour et la haine sont donc les deux affections fondamentales que la mystique soumet à sa discipline. L’amour purifié, fortifié, élargi par l’action divine se porte davantage vers le bien à mesure qu’il en approche de plus près. La haine, de son côté, repousse avec d’autant plus de force le mal du péché que l’âme en ressent davantage les charmes trompeurs. À ces deux affections se rattachent toutes les autres : le plaisir, la joie d’un côté ; le déplaisir, la douleur et la tristesse de l’autre. La mystique discipline toutes ces passions ; de sorte qu’elles ne peuvent plus subjuguer la partie supérieure de l’âme, et que, devenues plus dociles, elles n’échappent plus comme autrefois à ses influences. Détournées des objets extérieurs qui les excitaient autrefois, dépouillées des motifs sensibles qui les mettaient en jeu, elles sont poussées désormais par des motifs supérieurs, et dirigées vers des biens plus élevés. La vie des saints nous montre jusqu’à quel degré l’âme animée de l’esprit de Dieu peut dominer ses passions, les arracher entièrement à tout objet terrestre, et les transfigurer, pour ainsi dire, en les purifiant toujours davantage. Nous nous contenterons de citer ici quelques exemples plus frappants que les autres, pris dans la vie des saints qui se sont fait remarquer par le don de la jubilation ou par le don des larmes, afin que le lecteur puisse avoir une idée de ce que peut devenir la joie ou la douleur, inspirée par l’esprit de Dieu.
Marie d’Oignies s’est distinguée entre beaucoup d’autres par ce don de jubilation, qui sur son lit de mort remplit son cœur de joie et ses lèvres de chant. En effet, elle se mit à chanter d’une voix haute et claire, et ne cessa pas pendant trois jours et trois nuits de louer ainsi le Seigneur, de lui témoigner sa reconnaissance, célébrant sa gloire et celle de la sainte Vierge, des anges et des saints pour lesquels elle avait une dévotion particulière, par les chants les plus délicieux. Pendant tout ce temps elle ne s’arrêta pas un seul instant pour chercher les paroles ou les mélodies qu’elle devait employer ; mais c’était Dieu qui lui mettait tout cela dans la bouche, et elle semblait l’avoir écrit sous les yeux ; on eût dit qu’un séraphin, étendant ses ailes sur sa poitrine, lui inspirait ses chants. Après qu’elle eut ainsi chanté tout le jour, sa voix devint enrouée, de sorte que, vers la nuit, elle pouvait à peine faire entendre un son ; mais le lendemain matin elle se remit à chanter d’une voix plus haute et plus claire ; car l’ange du Seigneur lui avait ôté son enrouement, et elle continua ainsi tout le jour. Le prieur d’Oignies, qui était un prêtre fort distingué, avait fermé les portes de l’église où elle était couchée, et y était resté seul avec elle ; de sorte que ceux qui étaient dehors entendaient seulement des chants sans comprendre les paroles. Elle avait commencé par célébrer la sainte Trinité, et elle avait dit sur ce sujet des choses merveilleuses, prises des évangiles, des psaumes, des livres de l’Ancien et du Nouveau Testament, qu’elle n’avait jamais lus, donnant sur une foule de points obscurs ou délicats des explications nouvelles et ingénieuses. De la sainte Trinité, elle passa à l’Incarnation, puis à la sainte Vierge, racontant une foule de choses des anges, des apôtres et des autres saints. Puis elle passa aux personnes qui lui étaient chères sur la terre, les recommandant au Seigneur, et tout cela en vers latins. Elle dit, entre autres choses, que les anges reçoivent toute leur connaissance de la lumière de la sainte Trinité et que, glorifiés par la lumière de Jésus-Christ, ils opèrent dans les âmes saintes des fruits merveilleux. Elle dit aussi que la sainte Vierge est déjà glorifiée dans son corps ; que les corps des saints qui sont ressuscités à la mort de Notre-Seigneur ne sont point retournés au tombeau ; que le Saint-Esprit visiterait bientôt son Église, et lui enverrait des ouvriers en plus grand nombre que de coutume, pour opérer le salut des âmes et éclairer le monde. Elle appelait saint Étienne le jardin de roses du paradis, et disait que c’était lui qui par sa prière avait obtenu la conversion de saint Paul, et que, lorsque celui-ci avait gagné la couronne du martyre, saint Étienne avait été présent et avait offert son âme à Dieu en lui disant : Ce don précieux que vous m’avez fait, je vous le rends avec tous les fruits qu’il a rapportés. Elle parla en outre de son confesseur, priant Dieu de le garder, afin qu’elle pût un jour lui présenter aussi son âme, et lui rendre ainsi avec intérêt le don qu’il lui avait fait. Elle repassa dans le plus grand détail les tentations qu’il avait éprouvées et les fautes qu’il avait commises, priant Dieu de l’en préserver à l’avenir. Le prieur, qui connaissait très-bien la conscience de son confesseur, puisqu’il le confessait lui-même, s’approchant de lui, lui demanda : « Est-ce que vous lui auriez par hasard découvert vos péchés ? Elle les nomme tous comme si elle les avait écrits dans un livre. » Elle répéta plusieurs fois, toujours en vers latins, le Magnificat, et éprouva, en le chantant, d’ineffables délices. Elle se mit à chanter le cantique de Siméon, et, lorsqu’elle l’eut fini, elle recommanda instamment au Seigneur tous ceux qu’elle aimait, entremêlant ses recommandations du chant du Nunc dimittis. Elle mourut ainsi, après avoir chanté pendant trois jours.
Il en est de même du don des larmes, et nous le retrouvons dans la vie d’un grand nombre de mystiques, soit qu’ils pleurassent leurs propres imperfections, soit qu’ils fussent attendris par la méditation des souffrances du Sauveur. Sainte Rose de Lima avait reçu ce don ; et elle croyait que nos larmes n’appartiennent qu’à Dieu, et qu’il ne convient pas de les verser pour d’autres que pour lui. Trouvant donc un jour sa mère qui pleurait pour quelque œuvre étrangère à Dieu, elle lui dit avec feu : « Ah ma mère ! que faites-vous là ? Vous dépensez un trésor qui n’appartient qu’à Dieu ; car c’est à lui seul que nous devons donner cette liqueur précieuse destinée à laver nos péchés. » Rinlinde de Billingen, au monastère d’Adelhausen, avait aussi reçu ce don, de même que le don de jubilation. Celui-ci durait souvent dix jours sans interruption après ses communions. Mais aussi, quand elle considérait la passion du Sauveur, elle fondait en larmes ; de sorte que la place où elle était agenouillée était toute mouillée de ses pleurs ; elle éprouvait en même temps un désir ardent d’être associée aux souffrances de son bien-aimé. Véronique de Binasco pleurait si facilement que, dès qu’elle priait ou méditait, ou repassait ses péchés dans son esprit, les larmes lui venaient aussitôt ; et les autres sœurs du couvent ne pouvaient assez s’étonner de les voir couler ainsi sans qu’elle sanglotât ou qu’elle fît entendre aucun bruit. Si elle voulait se cacher, ou retenir ses pleurs, elle devenait malade, ou était prise d’un enrouement très-violent. Thadane, sa confidente, déclara que, lorsqu’elle était en contemplation, elle répandait sur le pavé une telle quantité de larmes qu’il semblait qu’on y eût jeté un vase plein d’eau. Aussi avait-elle fini par avoir dans sa cellule un vase de terre qui pût contenir les larmes qu’elle versait pendant ses ravissements ; et le poids s’en éleva quelquefois jusqu’à plusieurs livres de Milan. D’autres sœurs assurent aussi que parfois les pleurs qui tombaient de ses yeux s’arrêtaient sur sa poitrine pendant ses extases, puis se mettaient à couler comme de l’eau ordinaire lorsqu’elle était revenue à elle.
Il en était ainsi de Marie d’Oignies. Un jour qu’elle considérait les bienfaits de la rédemption, elle fut tellement émue qu’un fleuve de larmes baigna la place où elle était à genoux dans l’église. À partir de ce moment, elle ne pouvait plus regarder une croix, parler ou entendre parler de la passion du Sauveur sans avoir aussitôt un ravissement. Pour calmer sa douleur et retenir ses larmes, elle était obligée de détourner sa pensée de l’humanité du Christ pour la reporter sur sa divinité. Un jour, vers le temps de la passion, comme elle s’immolait au Seigneur, au milieu des soupirs, des sanglots et des larmes, un des prêtres qui desservaient l’église l’avertit doucement de prier bas et de retenir ses pleurs. Timide et obéissante comme elle était, mais sachant bien cependant qu’il lui était impossible de faire ce qu’on lui demandait, elle sortit secrètement de l’église, se cacha dans un lieu éloigné, et pria le Seigneur de faire voir à ce prêtre qu’il n’est point au pouvoir de l’homme de retenir ses larmes lorsque le souffle du Saint-Esprit les fait couler. Sa prière fut exaucée ce jour-là même ; car, pendant que ce prêtre disait la messe, son âme fut inondée d’un tel torrent de larmes qu’il craignit d’étouffer. Plus il s’efforçait de les arrêter, plus elles coulaient en abondance, non-seulement sur lui, mais encore sur le livre et sur les linges de l’autel. Il comprit alors, par sa propre expérience, ce qu’il n’avait pas voulu apprendre par l’humilité. Marie étant revenue longtemps après la messe, le prêtre lui raconta ce qui venait de lui arriver. « Eh bien ! lui dit-elle, vous avez éprouvé vous-même qu’il n’est pas donné à l’homme de retenir l’esprit quand il souffle avec impétuosité. » Comme elle pleurait ainsi jour et nuit, elle était obligée de changer souvent les draps dont elle s’enveloppait la tête. Jacques de Vitry, son biographe, lui ayant demandé un jour si, après ses veilles et ses jeûnes prolongés, les larmes qu’elle répandait en si grande abondance ne l’épuisaient pas, et si sa tête n’en était pas affaiblie, elle lui répondit : « Les larmes sont ma force et ma nourriture, et le jour et la nuit. Loin de me faire mal à la tête, elles raniment mon esprit ; loin de me causer quelque souffrance, elles remplissent mon âme de joie, parce qu’elles ne coulent point avec effort, mais que c’est le Seigneur qui les donne. » Dans tous ces phénomènes, c’est la septième paire de nerfs qui sert pour ainsi dire de conducteur, et manifeste au dehors les sentiments intérieurs de l’âme.
Mais à côté de ces courants qui se rattachent aux affections de l’appétit concupiscible, il en est d’autres qui sont en rapport au contraire avec les passions de l’appétit irascible. Celles-ci se produisent tantôt par les élans de l’orgueil ou de la présomption, tantôt au contraire par les défaillances de la crainte et du découragement. Mais une fois purifiées par la discipline chrétienne, ces passions rentrent dans leur état normal ; et l’homme est délivré de cette mobilité qui, dans l’état ordinaire, le fait passer si facilement d’un excès à l’excès opposé. Loin d’être un péril pour lui, elles deviennent, au contraire, sous l’influence de la grâce, des moyens d’avancer dans la vertu, et contribuent à produire ces miracles de pureté, de patience, d’empire sur soi-même que nous admirons dans la vie des saints. N’avons-nous pas vu, par exemple, Ignace de Loyola passer en peu de temps de la vie présomptueuse, grossière et libre des camps, à un état de perfection vraiment merveilleuse, et devenir un modèle de modestie, d’humilité, de douceur et d’égalité d’âme ! Quel empire n’a pas exercé sur soi-même François Borgia son successeur ! Avec quelle énergie Louis de Gonzague n’a-t-il pas su dompter la vivacité de son tempérament ? Quels efforts n’a pas dû faire Philippe de Néri pour acquérir cette parfaite égalité d’âme que rien ne pouvait troubler ; de sorte que ceux qui ne le connaissaient pas le croyaient insensible ? La sérénité de son âme était si grande qu’il était la consolation de tous les affligés, et que beaucoup recouvraient la paix et la joie rien qu’en le regardant. Toujours bon et aimable, il savait par sa douceur assouplir les cœurs les plus opiniâtres, et attirait par un charme irrésistible ceux qui avaient gardé le précieux trésor de l’innocence. Il avait coutume de dire que l’homme humble ne doit mépriser personne, mais seulement soi-même et le monde, et qu’il lui faut savoir mépriser enfin jusqu’au mépris lui-même. Or toute sa vie n’était que l’accomplissement de cette parole. Et Marie-Élisabeth de Ranfain, quel courage ne lui a-t-il pas fallu pour lutter pendant toute sa vie contre l’esprit de l’abîme ; pour supporter les mauvais traitements de sa mère, qui, irritée de ce qu’elle ne voulait pas la suivre dans sa vie mondaine, l’accablait de coups, et la faisait passer pour folle ? Quelle force ne lui a-t-il pas fallu plus tard, lorsqu’on la contraignit d’épouser un homme méchant et cruel, qui ne savait qu’inventer pour la faire souffrir ? Elle supporta tout avec douceur et patience sans jamais proférer une plainte, et réussit ainsi à convertir son mari. Avec quelle constance supporta-t-elle la plus terrible de toutes les épreuves, lorsque, devenue veuve, elle fut possédée du démon, et condamnée à une lutte acharnée contre l’enfer ? Mais après être sortie victorieuse de cette lutte, elle eut encore assez de courage et d’énergie pour se consacrer au service et à la conversion des femmes perdues, et pour fonder l’ordre de Notre-Dame du Refuge.
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CHAPITRE VIII
Comment la mystique transforme et élève les fonctions des sens. Du toucher. Marie d’Agréda. Rose de Lima. Du goût. Lucie d’Adelhausen. Angèle de Foligno. Sainte Ida.
Les sens ont été donnés à la partie moyenne de l’âme, afin de la mettre en rapport avec le monde extérieur. Chacun d’eux remplit ce but par des moyens différents ; mais tous s’accordent en ce point qu’ils portent à l’âme les impressions du dehors. Chaque sens est doué d’une double faculté ; car d’abord il met l’âme en rapport avec les objets extérieurs par le moyen des nerfs, et en second lieu il s’approprie et s’assimile pour ainsi dire l’impression qu’il reçoit de ces objets. Si nous voulons fortifier un sens, celui de la vue, par exemple, que faisons-nous ? Nous l’armons d’un appareil optique, qui reçoit en plus grande quantité la lumière, ou en concentre les rayons. La lumière ainsi concentrée offrant à l’œil une image plus condensée et plus claire à la fois, celui-ci peut mieux se l’assimiler, la transformer et l’introduire dans les régions de l’esprit. Or, à ce moyen extérieur et factice doit correspondre un moyen extérieur, qui permette à l’homme d’obtenir par un procédé naturel et organique les mêmes résultats que l’on obtient dans le premier cas par un procédé factice et physique. Si l’on parvenait à rendre à la fois l’œil et plus transparent et plus impressionnable à la lumière, on atteindrait par là le but auquel on arrive en augmentant la masse de la lumière par l’accroissement de l’ouverture du télescope. Et si l’on pouvait d’un autre côté, en concentrant davantage l’organe, augmenter la puissance qu’il a reçue de recueillir et de s’assimiler les rayons de la lumière, on produirait aussi les mêmes phénomènes qu’on obtient à l’aide de la lentille. On aurait une image plus précise dans ses contours, plus pleine, plus concentrée ; et, si la puissance qui réside dans les nerfs était accrue dans la même proportion, cette image entrerait sans difficulté dans le domaine de l’âme ; de sorte que celle-ci pourrait sans effort la saisir et la contempler. Or ces effets sont produits souvent par des moyens physiologiques, dans la clairvoyance ou le somnambulisme magnétique. Il n’est donc pas étonnant que la mystique puisse les produire par des moyens surnaturels. Nier que la chose soit possible, ce serait abaisser l’ordre surnaturel au-dessous de la nature.
La discipline chrétienne a pour résultat de rendre les organes corporels plus purs et plus subtils, et de former ainsi en quelque sorte de nouveaux organes, d’une nature plus déliée et plus délicate ; cette action doit s’étendre nécessairement aux sens. Ceux-ci deviennent par là plus accessibles aux moindres impressions. Les nerfs portent celles-ci plus rapidement à l’âme. Les puissances de l’âme, de leur côté, ayant acquis une force de concentration plus grande, reçoivent plus vivement les impressions du dehors, et gouvernent avec plus d’empire les organes qui leur sont soumis. De là résultent pour ceux-ci une énergie et une activité plus considérables. Les sens acquièrent ainsi, d’une manière surnaturelle, une puissance bien plus grande encore que celle qu’ils obtiennent par des moyens extérieurs et mécaniques. On comprend toutefois qu’ils doivent en cet état considérer les choses d’une tout autre manière que dans l’état ordinaire. Ici, portés en quelque sorte à la périphérie et à la surface du corps, ils ne perçoivent aussi les objets que par ce qu’ils ont d’extérieur. Le phénomène seul les frappe, et la substance leur échappe. Là, au contraire, ils acquièrent une concentration plus grande, et peuvent par conséquent saisir davantage le centre et le fond des choses. Pénétrant au-delà de la surface extérieure, ils vont chercher la réalité qu’elle cache ; et saisissant ainsi les objets d’une manière plus précise et plus large, non plus du dehors au dedans, mais du dedans au dehors, ils en procurent à l’âme une connaissance plus sûre et plus profonde.
La même disposition se fait remarquer dans les mouvements par lesquels l’âme, se détournant du monde extérieur, se tourne de préférence vers les régions spirituelles. Ces mouvements sont à la fois plus vifs, plus rapides et plus forts. L’âme associe les sens à ses dégoûts du monde sensible, et leur fait partager son amour des biens invisibles ; de sorte que, se fermant comme d’eux-mêmes aux objets extérieurs, ils acquièrent une puissance et une énergie intérieure qui leur étaient inconnues auparavant. Chaque sens, en effet, a deux parties et comme deux éléments bien distincts : l’un extérieur, qui saisit les objets du dehors, et l’autre intérieur, correspondant au premier, mais dans un rapport plus direct avec l’âme, à laquelle il rapporte les impressions reçues du dehors. Or c’est cet élément interne qui, purifié et transformé pour ainsi dire par la mystique, acquiert souvent une telle énergie qu’il semble avoir absorbé l’élément extérieur, et suffire à lui seul pour toutes les opérations des sens.
Parmi ceux-ci, nous trouvons d’abord celui du toucher, répandu par tout le corps, et qui reçoit différents noms selon les diverses fonctions qu’il exerce. Appliqué à un objet résistant, il s’appelle le sens de l’impénétrabilité. Appliqué à un objet qui pèse, c’est le sens de la pesanteur. Et s’il est mis en rapport avec un objet qui se meut, il s’appelle le sens de l’équilibre. On sait quel degré de perfection le sens du toucher acquiert quelquefois chez les aveugles, qui finissent souvent avec son aide à distinguer même les couleurs. On sait également quelle modification profonde le sens de la pesanteur subit en certaines maladies, et jusqu’à quel point augmente le sentiment de l’équilibre chez ceux à qui il est habituel. Il est donc facile de comprendre que la vie mystique doit produire aussi des effets analogues. Dans l’état ordinaire, le sens du toucher est protégé par une sorte de voile qui l’empêche d’être blessé trop profondément par l’action des objets extérieurs ; mais dans la vie mystique ce voile devient plus délié et plus délicat ; de sorte que les choses qui autrefois passaient inaperçues produisent maintenant une impression plus ou moins profonde. La partie interne de ce sens subit la même transformation, et sent plus vivement aussi les impressions des choses spirituelles et surnaturelles. Il se forme donc peu à peu à l’encontre du tact corporel un tact d’un ordre plus élevé, et qui est principalement en rapport avec le règne invisible. Ce tact se divise, comme le toucher matériel auquel il correspond, en plusieurs éléments très-distincts. L’homme, en cet état, touche en quelque sorte les choses spirituelles. L’amour, l’attirant comme par un poids, lui donne le sentiment d’une gravitation d’un ordre plus élevé : il acquiert en même temps l’impression d’une harmonie et d’un équilibre bien supérieur à celui dont le sens extérieur lui donnait la perception. Le centre de gravité monte dans une région plus élevée, et passe dans la poitrine. De là vient cette rapidité plus grande dans les mouvements, qui fait que souvent l’homme, en cet état, semble seulement glisser sur la terre. L’âme, de son côté, se sent comme ailée ; il lui semble qu’elle n’a qu’à étendre ses ailes pour s’élever jusqu’aux régions les plus hautes.
Mais ce sentiment ne persévère pas toujours : il éprouve quelquefois des interruptions bien douloureuses pour l’âme. Marie d’Agréda avait acquis une telle agilité que même pendant le sommeil son cœur était toujours éveillé. Mais, quand venait la tentation, elle se sentait appesantie par un poids si lourd qu’elle était près de tomber à terre, et sur le point de mourir.
Sainte Rose de Lima éprouva la même chose à un plus haut degré, encore dès sa première jeunesse. Ses confesseurs lui avaient conseillé d’entrer dans un couvent, et les Augustines étaient disposées à la recevoir. Un dimanche donc elle se mit en route avec son frère, pour se rendre chez elles en secret. Étant entrée dans l’église des Dominicains, qui était proche, pour prier la sainte Vierge, lorsqu’elle voulut se lever pour partir, elle se sentit comme clouée au sol. Son frère, voyant qu’elle tardait, l’avertit avec impatience qu’il était temps de partir. La sainte rougissant chercha à se détacher du sol sans pouvoir y réussir. Son frère, après l’avoir avertie trois fois, voulut l’aider à se lever ; mais leurs efforts réunis n’eurent aucun effet. Rose comprit que c’était un signe que la Providence avait d’autres desseins sur elle ; et à peine eut-elle promis de retourner chez sa mère et de demeurer chez elle qu’elle se sentit légère comme une plume, put se lever seule et regagner sa maison. On raconte aussi que plus d’une fois la prière d’un saint suffit pour rendre immobiles des assassins ou des voleurs, comme on peut le voir dans la vie de Sophie, femme de Théodoric, comte de Hollande ; dans celle de Philippe Ferrari, de Bandin de Sienne, de Catherine de Cordoue et de plusieurs autres. Quelquefois, surtout dans les premiers siècles de l’Église, des processions païennes tout entières furent arrêtées, et comme fixées au sol de cette manière, comme on peut le voir dans la vie d’Apollonius, abbé en Égypte, et de saint Martin.
Après le sens du toucher vient celui du goût, qui a un rapport spécial avec les organes de la nutrition, et est placé à la porte de cette région, comme un portier chargé de surveiller tout ce qui entre. Sa fonction est d’éprouver le rapport chimique des aliments avec l’organisme qui doit se les assimiler. Les sensations qu’ils lui procurent, et par le moyen desquelles il discerne leurs qualités intrinsèques, peuvent se rapporter à deux principales, à savoir celles de l’amertume et de la douceur. C’est sous ce nom, en effet, que l’on exprime toutes les autres, de sorte que l’amertume désigne tout ce qui déplaît au goût, et la douceur tout ce qui lui plaît. Or la vie mystique purifie et élève le sens du goût, comme tous les autres. L’âme, en cet état, savoure intérieurement toutes les choses divines, qui sont l’unique objet de ses désirs. Elle goûte même extérieurement les choses saintes, cachées sous une enveloppe corporelle. Lucie de Schnadelburg, du couvent d’Adelhausen, en Alsace, sentait dans sa bouche une telle douceur quand elle priait et surtout quand elle récitait le Pater qu’elle avait coutume de dire que ni le sucre, ni le miel, ni ce qu’il y a de plus suave au monde n’était comparable à ce qu’elle sentait. Son corps tout entier en était fortifié ; et elle pouvait, malgré sa faiblesse, continuer de prier pendant de longues heures ; mais, dès qu’elle se levait pour s’occuper des soins du monastère, dont elle était prieure, elle perdait aussitôt ce goût surnaturel. Cette douceur se changeait en amertume chez un saint abbé lorsqu’il priait pour quelqu’un sans être exaucé. Mais c’est surtout dans la sainte communion que se produisent les phénomènes de ce genre. Sainte Angèle de Foligno disait à ce sujet à Angèle de son confesseur : « Lorsque je communie, la sainte hostie s’étend dans ma bouche, et elle n’a le goût ni du pain ni de la viande ordinaire, mais un goût particulier et délicieux, auquel je ne puis rien comparer sur cette terre. La sainte hostie ne me semble point quelque chose de dur comme autrefois : elle ne descend point non plus peu à peu, comme cela arrive ordinairement, mais tout d’un coup, et avec une telle suavité que, s’il n’y avait obligation de l’avaler promptement, je la garderais le plus longtemps possible dans ma bouche. »
Lorsque sainte Ida de Louvain communiait, il lui semblait que l’hostie était changée en un poisson qui avait la tête en bas et qui, s’allongeant depuis le gosier jusqu’aux intestins, attirait à soi et absorbait avec une grande avidité tous ses esprits vitaux ; et cette sensation durait tout le jour. La sainte ne faisait en cette circonstance que transporter à l’aliment céleste dont elle se nourrissait sa propre avidité ; de sorte qu’au lieu de se nourrir de lui elle lui servait de nourriture. Saint Philippe de Néri sentait une douceur ineffable toutes les fois qu’il communiait ; et on le voyait bien à l’expression de son visage. Les saints même pour qui tout aliment est devenu insupportable, et qui ne peuvent rien prendre sans éprouver des crampes douloureuses, reçoivent avec plaisir la sainte eucharistie, comme on le voit dans la vie de Marie d’Oignies, de Lidwine, d’Ursule Bénincasa et de Marie de la Résurrection.
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CHAPITRE IX
Comment la mystique transforme les sens de l’odorat et de l’ouïe. Gille de Reggio. Catherine de Sienne. Philippe de Néri. Herman Joseph. Jérôme Gratien. Suso. Joseph de Copertino, etc.
De même que le sens du goût est dans un rapport spécial avec les organes de la nutrition, l’odorat est plus particulièrement lié à ceux de la respiration. Il est placé, comme un autre portier, à cette seconde porte de la vie, et chargé, en cette qualité, de discerner les qualités de l’atmosphère que nous respirons, par la nature de l’odeur dont elle est imprégnée. L’odorat participe, comme tous les autres sens, aux influences surnaturelles de la vie mystique. Il acquiert par là quelque chose de plus intime, de plus fin et de plus délié, et peut ainsi discerner, sous le voile extérieur qui les cache, des qualités qui lui auraient échappé dans l’état ordinaire. L’ordre et le désordre moral produisent en lui les mêmes effets qu’y produisent ordinairement les objets extérieurs qui sont en rapport avec lui. Si donc la sainteté et la vertu savent établir en toutes choses un ordre parfait ; si les saints, trahissant au dehors l’harmonie intérieure de leur âme, ressemblent en quelque sorte à un parterre délicieux, d’où s’exhalent les senteurs les plus agréables, ils peuvent aussi sentir eux-mêmes le parfum que répandent autour d’eux ceux qui, comme eux, se sont donnés tout à Dieu. Et cette élévation du sens de l’odorat est parallèle à la glorification intérieure que la sainteté produit dans l’âme. Elle ne se manifeste d’abord que par des impressions légères et incertaines ; puis, à mesure que l’homme fait de nouveaux progrès dans la vertu, l’odorat devient plus sûr et plus subtil, et il finit par pénétrer jusque dans la partie la plus intime des choses, de même qu’une oreille bien exercée saisit sans peine les accords ou les dissonances les plus légères. Saint Pacôme distinguait les hérétiques à l’odeur. L’abbé Eugendis reconnaissait les vertus ou les vices de chacun par l’odeur de sa transpiration. Un frère nommé Émilien s’étant présenté à l’abbé Euthymius pour recevoir la communion après avoir consenti à une mauvaise pensée, celui-ci sentit une odeur insupportable, et reconnut aussitôt l’état de son âme ; aussi lui adressa-t-il une réprimande sévère. Saint Hilarion, au rapport de saint Jérôme, distinguait à l’odeur des vêtements ou des objets qu’on avait touchés de quel démon ou de quel vice on était l’esclave. Toute faute considérable donnait à l’odorat de sainte Brigitte une sensation qu’elle ne pouvait supporter.
Plus ce sens devient subtil et pénétrant, plus aussi il acquiert d’étendue. Un jour, Gille de Reggio allant au Gille de monastère où vivait Jean des Vallées, comme il en était à Reggio, vingt-huit milles, celui-ci annonça aux frères son arrivée prochaine. Ceux-ci lui ayant demandé comment il le savait, il lui répondit que cet homme de Dieu exhalait une telle abondance de parfums que l’odeur en était venue jusqu’à lui. Sainte Catherine de Sienne, se rendant dans une ville célèbre, sentit, à quarante milles de distance, une odeur tellement désagréable qu’elle assurait qu’elle n’avait jamais rien senti de semblable. Lorsqu’un homme vicieux approchait de sainte Lutgarde, il lui semblait recevoir le souffle d’un lépreux. Dominique de Paradis, passant près d’un soldat, connut, par l’odeur affreuse qu’il exhalait, qu’il était rempli de vices, et ses exhortations finirent par le convertir. La bienheureuse Gentille de Ravenne ne put un jour manger d’un pain qui lui avait été présenté par un homme vicieux. Saint Charles Borromée, étant venu à Somasque, en 1566, sentit, en entrant dans l’église, une odeur délicieuse, et dit aussitôt à ceux qui l’entouraient : « Je sens par l’odorat qu’il y a dans cette église le corps d’un grand serviteur de Dieu. » C’était celui de saint Jérôme Émilien, dont il trouva facilement le tombeau.
Chez saint Philippe de Néri, ce sens avait acquis une telle délicatesse qu’il distinguait à l’odeur la chasteté, ainsi que toutes les vertus qui s’en rapprochent, ou les vices qui lui sont contraires. Un grand nombre de ses pénitents ont confirmé, par serment, ce fait après sa mort, et assuré qu’ils avaient voulu quelquefois lui cacher les péchés qu’ils avaient commis en ce genre, mais qu’il avait découvert l’état de leur âme, et leur avait dit : « Mon fils, vous sentez mauvais ; vous êtes tombé dans tel ou tel péché : déchargez votre conscience, et rejetez par la confession le poison du péché. » Stupéfaits et comme renversés par ces paroles, ils avaient avoué leurs fautes avec un repentir sincère. Le saint, quand il confessait quelqu’un qui était tombé dans quelque péché impur, sentait une odeur tellement insupportable qu’il était contraint de se cacher le nez avec ses mains ou son mouchoir, ou de se détourner le visage ; ce qu’il faisait toutefois avec une telle dextérité que personne ne s’en apercevait. Il disait que l’odeur de ce vice est telle qu’il n’en est aucune qui puisse lui être comparée. Il lui vint un jour une femme chez qui il reconnut la présence de ce démon. Il étendit aussitôt la main vers elle, et il s’échappa de son corps une odeur de soufre qu’il ne pouvait supporter. Cette odeur s’attacha à son nez et à ses mains ; et il eut beau se laver, il ne put pendant trois jours parvenir à s’en débarrasser. Il assura plus tard que cette odeur avait dû venir du démon lui-même. Il reconnaissait même par l’odorat ceux qui, pendant la nuit, avaient eu quelque songe impur. Bien plus, il discernait l’impureté, si on peut lui donner ce nom, chez les animaux eux-mêmes. Pour lui, il était si pur que jamais la volupté n’approcha de son âme ; aussi exhalait-il une odeur délicieuse, que sentaient souvent ceux qui l’approchaient.
Saint Herman Joseph de Steinfeld, toutes les fois qu’après le repas il récitait le psaume Miserere, en allant du réfectoire à l’église, sentait une odeur d’aromates telle qu’il lui semblait marcher dans le paradis. Ne sachant pas d’abord que c’était un don particulier dont Dieu l’avait favorisé, il demandait quelquefois aux frères qui marchaient avec lui s’ils ne sentaient pas quelque odeur agréable. Mais, ayant remarqué qu’après chaque demande de cette sorte il ne sentait plus rien, il finit par comprendre que c’était une faveur spéciale qu’il devait taire aux autres. Il avait coutume, aux fêtes de la sainte Vierge, toutes les fois qu’on prononçait son nom, de se prosterner à terre et d’y rester aussi longtemps qu’il pouvait le faire sans paraître singulier. Quelques-uns de ses amis les plus intimes lui demandèrent pourquoi il le faisait. « C’est que, leur dit-il, toutes les fois que je me prosterne en entendant le nom de Marie, il m’arrive une senteur qui est comme un mélange des arômes de toutes les fleurs, de sorte qu’il m’en coûte extrêmement de me relever, et que je resterais prosterné toujours, si je le pouvais. Toutes les fois qu’on chantait à matines le Benedictus, il sentait comme une odeur d’encens qu’on aurait allumé, quoique, d’après la coutume de l’ordre, on n’encensât à matines qu’aux quatre plus grandes fêtes de l’année ; et à chaque fois il voyait deux anges qui portaient un encensoir dans le chœur où étaient réunis les frères, encensant les uns avec respect, passant devant les autres avec indifférence, et reculant devant quelques-uns avec horreur. (A. S., 7 april.)
On raconte de sainte Catherine de Gênes que, lorsqu’elle allait à la communion, elle sentait un parfum si délicieux qu’elle croyait être dans le paradis. Cette finesse de l’odorat dure quelquefois jusqu’à la mort. Nous lisons dans le Ménologe de saint François qu’en 1234, un frère vit à son lit de mort trois vierges, tirant d’une boîte une liqueur tellement odorante qu’à partir de ce moment il ne put ni boire ni manger jusqu’à l’heure où il rendit joyeusement son âme à Dieu.
Le sens de l’ouïe met en rapport notre âme avec les autres âmes ou avec la force motrice qui gît dans les choses de la nature. Comme il est, avec le sens de la vue, déjà plus élevé naturellement que les autres, il doit participer davantage aussi aux influences surnaturelles de la vie mystique. Aussi, le voyons-nous souvent acquérir chez les saints une telle délicatesse qu’il perçoit les sons les plus légers, ceux-là même que l’oreille la plus fine ne pourrait entendre dans l’état ordinaire. Le côté spirituel et intérieur de ce sens se développe et se perfectionne dans la même mesure par le moyen de la prière. Dans la prière, en effet, l’âme s’entretient avec Dieu ; car Dieu et l’âme ont un langage par lequel ils se comprennent. C’est la piété qui apprend à l’homme ce langage divin. Or la piété est elle-même un don de Dieu. C’est ce don du langage dont parle l’Apôtre. L’âme à qui manque ce don est muette, et ne peut parler à Dieu, de même qu’elle est sourde lorsqu’elle n’entend pas sa voix. Tout entretien avec un autre est un dialogue. Si l’âme parle à Dieu, Dieu, de son côté, parle à l’âme, et l’âme entend sa voix et comprend ce qu’il lui dit. La parole que l’âme entend est une parole vivante. Ce n’est d’abord qu’un léger murmure, que l’âme, encore assourdie par le bruit du monde, entend comme un bruit lointain. Mais, à mesure qu’elle avance dans la perfection, ces sons mystérieux deviennent plus clairs, et finissent par des paroles distinctes et articulées, soit que l’âme les entende au-dedans de soi, soit qu’elles lui arrivent du dehors, prononcées par une voix extérieure, soit qu’elle voie celui qui lui parle, soit qu’il se cache à ses regards. Tantôt c’est dans le sommeil et tantôt dans l’état de veille qu’elle entend ces voix surnaturelles et célestes.
Quoiqu’elles soient perçues par l’imagination, la mystique reconnaît à certains signes qu’elles viennent d’en haut, de Dieu, auteur de tout don parfait, lorsque, par exemple, il n’est pas au pouvoir de l’âme de ne point les entendre et de détourner d’elles ses pensées, lorsqu’en peu de temps et de mots elle apprend plus de choses qu’elle n’en apprendrait en beaucoup de temps et de paroles dans l’état ordinaire, lorsque ces voix enfin éveillent en elle des sentiments inaccoutumés. Sainte Thérèse, dans sa Vie, dit beaucoup de choses à ce sujet, et d’après sa propre expérience. Elle dit entre autres choses que les paroles qui nous arrivent de cette manière se distinguent de toutes les autres en ce qu’elles renferment beaucoup de choses en peu de mots. L’âme d’abord ne peut se défendre d’un certain effroi ; mais bientôt elle se sent attirée et ravie par les trésors de bénédiction qu’elle y découvre. Nous traiterons ailleurs des voix intérieures, parce qu’elles se rattachent à un autre ordre de phénomènes, et nous ne parlerons ici que de celles qui sont accessibles au sens extérieur de l’ouïe.
On raconte dans la vie de Jérôme Gratien, de l’ordre des Carmes, qu’il vit un jour, pendant l’office du matin, un rayon de lumière très-brillant, sous la forme d’un globe, dont la pointe partait de son œil et s’étendait jusqu’au ciel en s’élargissant toujours davantage. Il vit clairement alors dans cette lumière sainte Thérèse resplendissante d’un merveilleux éclat, et il l’entendit lui adresser ces paroles : « Nous là-haut, et vous en bas, nous devons être une seule chose par la charité et la pureté ; nous en jouissant, vous en souffrant. Et ce que nous faisons avec l’essence divine, vous devez le faire avec le saint Sacrement. Dis cela à toutes mes filles. » Cette vision et ces paroles ne durèrent qu’un instant, et Jérôme, occupé à chanter avec les autres frères, n’omit pas un seul verset du psaume. Il déclara que cette lumière qu’il avait vue était plus claire et plus pure que celle du soleil, et qu’il l’avait vue aussi bien les yeux fermés que les yeux ouverts, et sans que son œil en fût blessé. Il ne put jamais oublier les paroles qu’il avait entendues ni la langue dans laquelle elles lui avaient été dites. Cette vision une fois passée, il n’eut pas la moindre tentation d’orgueil, et se mit aussitôt à examiner si elle venait de Dieu ou du démon. Il entendit alors intérieurement une voix qui lui reprocha de perdre le temps à des pensées aussi inutiles, et l’avertit d’étudier plutôt le sens des paroles qu’il avait entendues ; après quoi il se trouva consolé et tranquille.
Un jour que Suso, selon sa coutume, prenait un peu de repos sur sa chaise, après matines, ses yeux s’ouvrirent, et, se mettant à genoux, il salua dans l’étoile du matin qui se levait la reine du ciel, avec le sentiment d’une ineffable consolation, comme les petits oiseaux saluent les premiers rayons de l’aurore. Il prononça chaque parole en son âme d’un ton doux et paisible. L’écho lui répondit bientôt ; car, s’étant assis de nouveau, il entendit au fond de son cœur une voix si délicieuse qu’il en fut tout ému. Cette voix, pendant que l’étoile du matin se levait, se mit à chanter ces paroles : Stella maris Maria hodie processit ad ortum. Une autre fois, pendant la nuit, il avait prolongé sa prière jusqu’à ce que le gardien eût sonné avec sa trompette le signal du matin. Il se dit alors : Assieds-toi un instant avant de voir l’étoile du matin. Lorsqu’il se fut reposé ainsi un peu de temps, il entendit deux jeunes gens chanter d’une voix céleste le beau répons : Surge et illuminare, Jerusalem ; et son âme en fut tellement ravie que son corps, déjà malade, semblait près de succomber. Une autre fois, étant allé se chauffer un peu après avoir beaucoup souffert du froid et de la faim, il crut entendre un écolier de douze ans passer devant la fenêtre de sa cellule en chantant un chant délicieux. Il se mit à écouter. La voix chanta trois chants l’un après l’autre ; et le bienheureux ayant ouvert sa fenêtre, le chantre monta jusqu’à lui, et lui présenta une corbeille remplie de fraises odorantes. Une autre fois encore, les deux jeunes gens dont il a été parlé plus haut lui apparurent sous une forme visible, conduits par un musicien, et se mirent à danser en sa présence. Leurs danses n’étaient point comme les danses ordinaires ; mais il semblait qu’ils plongeaient dans l’abîme des perfections divines, et qu’ils en sortaient tour à tour.
Saint Joseph de Copertino, disant la messe le jour de la fête de saint François, en présence du cardinal Paletta et du général de son ordre, entendit tout d’un coup les sons d’un violon qui retentissaient si doucement à son oreille qu’il en eut un ravissement. Celui-ci dura si longtemps qu’on ne put l’en faire sortir que par l’obéissance. Ces sons avaient duré jusqu’à la fin de la communion, mais aucun des assistants ne les avait entendus. Il dit ensuite qu’ils n’étaient point venus de l’église ni de la sacristie, mais du dehors, ce qui était impossible naturellement. Il raconta qu’une autre fois, pendant une fête de la sainte Vierge, il était resté pendant trois jours en union avec Dieu, et que pendant tout ce temps il avait entendu la plus délicieuse musique. « La musique matérielle, disait-il, doit servir à élever l’âme et à exciter en elle la charité ; mais Dieu nous touche bien davantage quand il daigne le faire immédiatement. Ces sons que j’ai entendus venaient sans doute du paradis, ajoutait-il, et les bienheureux jouissent là-haut de ces chants d’une manière ineffable. » On raconte la même chose de Salvator de Tissa, Capucin à Syracuse, et de Julien de Saint-Augustin. Souvent, lorsque ce dernier était en extase, on entendait des sons merveilleux autour de lui. C’est surtout au moment de la mort que Dieu accorde cette faveur aux saints, même à ceux souvent qui n’ont jamais été jusque-là dans un état mystique. Ainsi, lorsque Hélène Riedmanin, abbesse du couvent de Sefflingen, en Souabe, mourut en 1588, toutes les sœurs entendirent comme une musique céleste qui les remplit à la fois de joie et d’effroi, car elles lui avaient été souvent opposées pendant sa vie. À la mort de Lucius Dominique, en Apulie, cette musique ne fut entendue que par des enfants encore innocents. Le même phénomène s’est reproduit à la mort de Jeanne de Saint-Étienne, de Marie de Luner, de Bernardin de Reggio et de beaucoup d’autres.
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CHAPITRE X
Des phénomènes produits par la mystique dans le sens de la vue. De la faculté de lire dans l’âme des autres hommes. Saint Joseph de Copertino. De la faculté de voir Notre-Seigneur dans l’Eucharistie. Véronique de Binasco. Pierre Tolosan. Catherine de Sienne. Marie d’Oignies. Métamorphose mystique. Catherine de Sienne. Rose de Lima. Marie Villana. De la faculté de se rendre invisible, soi ou les autres.
Le sens de la vue est destiné, dans l’état ordinaire, à pénétrer la profondeur de l’espace, et à nous donner la perception des objets visibles qu’il renferme, par le moyen de la lumière qui, touchant l’organe, et réunissant en lui ses rayons dispersés, produit ainsi le phénomène de la vision. Mais, de même qu’il y a des états naturels où l’organe corporel acquiert un développement extraordinaire, ainsi arrive-t-il souvent, dans l’état mystique, que le côté spirituel de ce même organe, étant détaché davantage de son élément corporel, se trouve élevé, par une puissance surnaturelle, à un degré de perfection que la nature ne saurait atteindre. Lorsque, après avoir fermé l’œil, nous le tournons vers le soleil, quoique nous n’en voyions point la lumière, nous en sentons cependant la chaleur, et pour en voir les rayons nous n’avons besoin que d’ouvrir les yeux. Ainsi, lorsque notre œil intérieur s’ouvre, l’œil extérieur auquel il correspond, et qui n’aperçoit les choses que d’une manière matérielle et grossière, est à son égard comme s’il était fermé, tandis que lui voit les objets dans une lumière supérieure et toute spirituelle. Dans l’état ordinaire, l’âme sort pour ainsi dire de son sanctuaire pour se répandre au dehors sur les objets qu’éclaire le soleil ; puis elle traduit en images et en pensées les impressions extérieures qu’elle a recueillies. Le contraire arrive dans l’état mystique. L’œil intérieur, élevé à une plus haute puissance, vit en quelque sorte dans une région toute spirituelle, et voit des choses qui sont un mystère pour l’œil extérieur ; puis il traduit en des images sensibles les impressions toutes spirituelles qu’il a reçues ; de sorte que ces deux sens, ou plutôt ces deux éléments d’un sens unique, sont dans un rapport opposé.
Les vies des saints sont pleines de faits qui nous montrent jusqu’à quel degré de perfection la mystique élève quelquefois le sens de la vue. Et d’abord, elle donne souvent à l’homme la faculté de pénétrer chez les autres, sous l’enveloppe du corps, les mystères les plus profonds de l’âme. Saint Joseph de Copertino avait ce don, et de plus celui de reconnaître par l’odorat les péchés de la chair. Ce dernier était développé chez lui à un tel point que les autres frères de la communauté, lorsqu’un pécheur de cette sorte l’avait approché, le trouvaient souvent dans sa cellule occupé à se débarrasser de l’odeur infecte qu’il sentait, soit en prenant du tabac, soit en se lavant et se frottant avec un mouchoir. Quant à l’autre don, il disait à son supérieur que quelques personnes lui paraissaient si hideuses qu’il ne pouvait ni les regarder ni leur parler. Il citait entre autres l’exemple d’une femme qui avait une grande réputation de sainteté, et passait pour avoir des visions. Mais le saint, ayant deviné l’état de son âme, lui toucha le cœur, et elle avoua qu’elle n’avait jamais été jusque-là qu’une hypocrite. Un jour, le cardinal Fachonetti de Sinigaglia lui avait envoyé par un de ses coureurs une lettre. À peine le saint eut-il aperçu ce dernier qu’il lui dit d’un air sévère : « Comment, mon fils, tu sers un si noble maître, et tu n’as pas honte de sortir avec une figure aussi sale ? Va donc te laver, pour que ton maître ne se fâche pas en te voyant ainsi. » Le pauvre homme ne savait que penser, car il s’était lavé le matin, et n’avait rien fait depuis qui pût lui salir le visage. Mais, en y réfléchissant, il pensa que le saint pouvait bien avoir eu l’intention de parler des souillures de sa conscience. Il fit donc une bonne confession générale, et alla ensuite chez le saint prendre la réponse qu’il devait rapporter à son maître. Le saint l’accueillit avec joie, le caressa et lui dit : « Te voilà comme tu dois être. Lorsque tu es venu, tu étais tellement sale que je ne pouvais te regarder. Maintenant que tu es propre, tu peux paraître avec confiance devant ton maître. » Pastrovicchi raconte de lui, d’après les actes de sa canonisation, le fait suivant : Un seigneur lui ayant présenté un jour un jeune gentilhomme, le saint lui demanda : « Quel est ce Maure que vous m’avez amené ? Comme il est noir ! » Puis se tournant vers le jeune homme, il lui dit : « Mon fils, allez vous laver la figure. » Celui-ci comprit bien ce que le saint voulait dire, et suivit son conseil. S’étant présenté le lendemain devant lui, celui-ci lui dit : « Vous voilà beau maintenant, mon fils ; lavez-vous souvent, car hier vous étiez noir comme un Maure. » – « Allez vous laver le visage, dit-il à un autre dans une pareille circonstance ; il est tout taché d’encre. » Une autre fois, il dit encore à quelqu’un : « Oh ! que vous êtes laid ! bandez bien votre arc. » C’est ainsi qu’il avait coutume de nommer la conscience.
Si le sens de la vue peut, dans l’état mystique, découvrir ainsi les péchés cachés dans les replis du cœur humain, il n’est pas étonnant qu’il puisse reconnaître ce qui est saint devant Dieu sous le voile extérieur qui le cache. C’est surtout à la sainte eucharistie que s’applique cette faculté merveilleuse. C’est pour cela que nous lisons si souvent dans la Vie des saints que le Sauveur leur a apparu sous telle ou telle forme, et surtout sous la forme d’un enfant. On sait qu’un fait de ce genre arriva du temps de saint Louis, et que le roi refusa d’aller voir ce miracle, disant que c’était bon pour ceux qui ne croyaient pas. Notre Seigneur apparut sous cette forme à sainte Ida trois fois successivement, à la fête de Noël, et à chaque fois plus grand qu’auparavant ; et la sainte fut, après ce miracle, inondée pendant quarante jours d’une joie ineffable. Véronique Binasco le vit ainsi, des yeux du corps, tout environné d’anges. Elle voyait en même temps, au-dessus du calice, quelque chose qui brillait d’un éclat merveilleux ; mais elle ne put distinguer ce que c’était. Vualem, Cistercien, vit dans l’hostie l’enfant Jésus, portant à la main une couronne d’or garnie de pierres précieuses. Il était plus blanc que la neige ; son visage était serein et ses yeux brillants. Pierre Tolosan, disant la messe, au moment où il tenait l’hostie sur le calice, l’enfant Jésus lui apparut d’une beauté merveilleuse. Effrayé de l’éclat qui frappait ses regards, il ferma les yeux ; mais la vision durait toujours. Il voulut détourner la tête, mais il voyait toujours Notre-Seigneur, tantôt sur sa main, tantôt sur son bras, de quelque côté qu’il regardât. La même chose arriva presque tous les jours pendant trois ou quatre mois. Un curé de Moncada, dans le royaume de Valence, était tourmenté par des doutes sur la validité de son ordination. Or, un jour de Noël, pendant qu’il disait la messe, une petite fille de quatre ans et demi aperçut dans ses mains, pendant l’élévation, au lieu de l’hostie, la figure d’un enfant. Il l’avertit donc de faire attention le lendemain, et la même vision se reproduisit. Non content de cela, il prit avec lui à l’autel trois hosties, en consacra deux, communia avec l’une d’elles et présenta ensuite à l’enfant les deux autres. L’enfant aperçut la même forme dans l’hostie qui était consacrée, et ne vit rien dans l’autre. (Reynaldus, Annal. eccles., an. 1392.)
On raconte des faits semblables de sainte Angèle de Foligno, de saint Hugues de Cluni, de saint Ignace de Loyola, de Lidwine, de Dominique de Paradis, et d’une foule d’autres. Notre-Seigneur apparut ainsi souvent à sainte Catherine de Sienne, mais sous des formes différentes. Elle voyait toujours cependant des anges qui tenaient un voile d’or, symbole du mystère, puis, au milieu, l’hostie sous la forme d’un enfant. Tantôt elle voyait des anges et des saints qui adoraient Noire-Seigneur sur l’autel. Tantôt celui-ci lui apparaissait tout en feu, et elle se voyait alors, elle, le Christ et le prêtre, au milieu des flammes. Quelquefois une lumière partant de l’autel éclairait toute l’église. Une autre fois, pendant que le prêtre partageait l’hostie, il lui fut montré comment le corps entier de Notre-Seigneur est renfermé dans chaque partie. Notre-Seigneur ne lui apparaissait pas toujours avec le même âge. Marie d’Oignies voyait souvent aussi, à l’élévation, Notre-Seigneur sous la forme d’un enfant environné d’anges. Lorsque le prêtre communiait, elle voyait en esprit Notre-Seigneur descendre dans son âme, et la remplir d’un merveilleux éclat. S’il communiait indignement, elle voyait Notre-Seigneur indigné laisser son âme dans le vide et l’obscurité. Lors même qu’elle était dans sa cellule, on voyait, par les changements extraordinaires qui se manifestaient en elle, qu’elle sentait la présence de Notre-Seigneur sur l’autel. Elle le voyait quelquefois sous la forme d’un agneau ou d’une colombe. Il se montrait à chacune de ses fêtes sous une forme analogue au mystère que l’on célébrait ; ainsi, elle le voyait à Noël comme un enfant sur le sein de sa mère ; à la Chandeleur, entre les bras de Siméon. Un jour, à cette fête, son cierge s’étant éteint, il se ralluma de soi-même. Dans le temps de la Passion, elle le voyait sur la croix, rarement néanmoins, parce que cette vue produisait en elle des émotions trop vives. Lorsqu’on administrait l’extrême-onction aux malades, elle le voyait se répandre dans leurs membres comme une lumière. Elle priait souvent pour un prêtre qu’elle connaissait. Or celui-ci, disant la messe en sa présence, offrit par reconnaissance le saint sacrifice pour elle. Lorsqu’il eut fini, elle lui dit : « Cette messe était pour moi. » Le prêtre étonné lui demandait comment elle l’avait su : « J’ai vu, lui répondit-elle, une colombe descendre sur votre tête à l’autel, et étendre vers moi ses ailes dans son vol ; et j’ai compris que c’était le Saint-Esprit qui m’apportait les fruits de la messe. » Ordinairement, lorsque la messe était dite par un bon prêtre, elle voyait les anges tout joyeux. (A. S.)
Quelquefois Notre-Seigneur est visible pour tous les assistants. Cantinpré, dans son livre des Abeilles, raconte qu’à Douai en Flandre, dans l’église de Saint-Amat, un prêtre, ayant laissé tomber une hostie, se mit à genoux tout consterné pour la ramasser ; mais il remarqua que, se levant elle-même de terre, elle vint s’attacher au purificatoire. Il appela aussitôt les autres chanoines, qui, étant accourus, virent sur le linge la forme d’un bel enfant. Le peuple se pressa pour voir le miracle, et tous en furent témoins. Cantinpré, ayant appris cet évènement, vint à Douai ; et, comme il connaissait le doyen de l’église, il le pria de lui faire voir le miracle. Celui-ci ouvrit donc le tabernacle. La foule approcha, et tous se mirent à crier : « Ah ! voilà, voilà Notre-Seigneur, je le vois. » Cantinpré ne voyait que l’hostie, et pourtant il ne se reprochait rien qui pût l’empêcher de voir comme les autres : mais voici que tout à coup ses yeux s’ouvrirent, et il aperçut le visage de Notre-Seigneur dans l’âge mûr et de grandeur naturelle ; il avait une couronne d’épines sur la tête, et deux gouttes de sang coulaient de son front. Il se prosterna aussitôt, fondant en larmes. Lorsqu’il se releva, il ne vit plus ni sang ni couronne, mais seulement la figure d’un homme tourné du côté droit, de sorte que l’œil droit était à peine visible. Il était beau et radieux ; son front était élevé, son nez long et droit, ses yeux baissés ; ses cheveux flottaient sur les épaules ; sa barbe était longue ; ses joues étaient maigres et sa tête penchée. Pendant ce temps-là, d’autres le voyaient sous une autre forme : les uns, attaché sur la croix ; les autres, comme souverain juge des vivants et des morts ; la plupart, sous la forme d’un enfant. Tel est le récit d’un homme parfaitement digne de foi, qui raconte, dans le plus grand détail, ce qu’il a vu de ses propres yeux et parfaitement éveillé. On rapporte encore beaucoup d’autres faits de ce genre, comme, par exemple, l’espèce du vin apparaissant sous la forme de sang, et celle du pain sous la forme de chair.
D’autres fois le sens de la vue est dans un rapport surnaturel avec les images des saints, et sainte Rose de Lima nous donne à ce sujet des éclaircissements précieux. Il y avait à Lima, dans l’église des Franciscains, une image de la Vierge avec l’enfant Jésus, de grandeur naturelle, et faite avec un bois inconnu, que les conquérants du Pérou avaient apportée d’Espagne. C’est aux pieds de cette image que les indigènes avaient reçu les premiers enseignements du christianisme et le sacrement de baptême. C’était de là que la foi s’était répandue dans tout le pays ; de sorte que cette statue devint bientôt une image miraculeuse, surtout après une grande victoire que six cents chrétiens remportèrent, en 1553, sur plus de deux cent mille Indiens païens. C’était là l’aimant qui avait attiré Rose dès son enfance ; c’était aussi au pied de cette statue qu’elle avait pris l’habit de Saint-Dominique ; c’était à elle qu’elle venait confier toutes ses affaires ; et, les yeux fixés sur cette image, elle voyait aussitôt si elle était exaucée ou non. Elle s’exprima de la manière la plus claire à ce sujet avec deux hommes instruits et éclairés, J. de Castillo et J. de Lorenzana, qui avaient été envoyés pour éprouver son esprit et ses voies. Elle répondit à leurs questions que ses entretiens avec cette image avaient lieu sans paroles, sans aucun bruit, sans mouvement ; qu’ils consistaient dans une pure sympathie produite par l’harmonie des sentiments ; et que le visage de la statue s’exprimait d’une manière si claire à son égard que les discours les plus recherchés ne pouvaient rien produire de semblable ; qu’il en était de même du visage de l’enfant Jésus, et qu’elle lisait sur les deux, comme dans un livre ouvert, la réponse qu’elle attendait bien mieux que si elle avait été écrite. Elle ajoutait que les lèvres, les joues et les yeux de ces deux figures respiraient une grâce mystérieuse, et étaient tellement expressifs qu’ils lui donnaient une certitude à laquelle rien ne pouvait être comparé. Les signes n’étaient pas toujours favorables d’abord : la sainte Vierge et l’enfant Jésus prenaient quelquefois un visage sérieux ou même menaçant. Elle s’en allait alors triste chez elle, et ceux qui la voyaient revenir lisaient aussitôt sur son front les sentiments dont elle était animée ; mais elle ne se décourageait pas, et continuait de prier jusqu’à ce qu’elle eût désarmé l’enfant par l’intercession de la mère, et qu’elle eût obtenu de lui un sourire gracieux. Dans le mot sympathie, dont se sert la sainte, gît tout le mystère de ce commerce intime entre elle et cette image. Ce qu’elle voyait intérieurement avec les yeux de l’esprit prenait pour elle une forme corporelle, et, par le moyen de la sympathie qui l’attirait vers cette image, se traduisait dans des signes extérieurement visibles pour elle.
Si les objets extérieurs peuvent produire une telle sympathie, elle doit exister bien plus fréquemment encore entre l’âme et les sens, et donner lieu alors à des phénomènes semblables. Lorsque Dieu, en effet, remplit une âme, il déborde souvent de ses profondeurs, et se répand pour ainsi dire dans le corps, en y formant comme une image de soi-même. Raymond de Capoue, dernier confesseur de sainte Catherine de Sienne, nous raconte, dans la vie de celle-ci, qu’étant un jour au lit malade elle le fit appeler pour lui parler d’une révélation qu’elle avait eue. Quoiqu’elle fût agitée par la fièvre, elle se mit, selon sa coutume, à parler de Dieu, et lui raconta la révélation qu’elle avait eue. Raymond, entendant les choses extraordinaires qu’elle lui disait, se prit à douter si tout cela était bien vrai. Comme il roulait ces pensées dans son esprit, en tenant toujours les regards fixés sur la sainte, il vit tout à coup le visage de celle-ci changé en celui d’un homme barbu, lequel le regardait d’un air sévère qui remplit son âme d’effroi. Le visage était long, avec une barbe d’une longueur moyenne et d’un brun clair ; il respirait une grande majesté, et l’on reconnaissait en lui Notre-Seigneur. Saisi d’épouvante, Raymond s’écria : « Quel est celui qui me regarde ainsi ? – C’est celui qui est là », répondit la vierge, et la vision disparut aussitôt. « Je pus alors, ajoute Raymond, reconnaître la figure de la sainte, que je ne pouvais distinguer auparavant. » Il finit son récit par ces paroles : « Ce que je dis ici, je le dis devant Dieu, le Père de Notre-Seigneur, car il sait que je ne mens pas. » La même chose eut lieu avec Catherine Ricci de Florence, en 1590. Elle était stigmatisée. Or une religieuse qui était venue la voir pendant une de ses extases, ayant conçu quelques doutes, le visage de la sainte prit aussitôt la forme de celui de Notre-Seigneur, et, se tournant vers elle d’un air sévère, lui demanda : « Qui crois-tu que je sois ? – Oh ! Jésus », répondit-elle remplie d’épouvante. « Catherine, qu’est-ce que cela ? » Après cela le visage de l’extatique reprit peu à peu sa première forme. Le visage de sainte Rose de Lima prenait souvent la forme de celui de sainte Catherine de Sienne, son modèle.
Dans tous ces cas nous voyons l’esprit de Dieu, qui habite dans l’âme, prendre une forme visible. Mais quelquefois aussi le mal se présente sous une forme extérieure. Marie Villana, morte à Florence en 1360, avait dès sa première jeunesse mené une vie sainte. Craignant les contradictions de son père, elle quilla en secret un soir la maison paternelle pour aller chercher un refuge dans un monastère ; mais son père, l’ayant fait chercher, la ramena à la maison, et la contraignit d’épouser un jeune gentilhomme. Bientôt elle s’accoutuma à l’état du mariage, qu’elle avait tant redouté : elle devint tiède d’abord, et finit par se livrer aux vanités du monde. Un jour que, magnifiquement parée, elle se regardait dans son miroir, elle aperçut dans la glace le visage hideux non d’un homme, mais d’un démon, dans les traits duquel elle reconnut bientôt l’état intérieur de son âme. Saisie d’effroi, elle fond en larmes, jette loin d’elle tous ses ornements, reprend ses pénitences, et arrive ainsi à un haut degré de perfection. (A. S., 26 aug.)
Quelquefois, au contraire, un voile épais couvre les yeux et leur cache ce qu’ils ne doivent pas voir. Les faits de ce genre sont néanmoins trop peu nombreux encore, et ont été trop peu étudiés jusqu’ici pour que nous puissions porter sur eux un jugement certain. Nous les rapporterons donc tels que nous les trouvons. On raconte dans la vie de la bienheureuse Lidwine que, deux hommes se querellant près de chez elle, l’un des deux se mit à poursuivre avec une épée son adversaire, qui se sauva dans la chambre de la malade. Le premier, furieux, demande à la mère de Lidwine si l’ennemi qu’il poursuit n’est pas là : celle-ci répond que non ; mais l’autre, ne la croyant pas, s’adresse à la sainte et lui fait la même question. Ne voulant pas mentir, elle répond affirmativement, et reçoit comme châtiment un soufflet de sa mère. Lidwine s’excusa en disant qu’elle avait dit vrai, parce qu’elle avait espéré que Dieu cacherait celui qui s’était réfugié chez elle. Celui-ci, en effet, ne fut point aperçu par son adversaire, qui s’en alla sans avoir pu satisfaire sa vengeance. Il est dit de saint Lucien, dans ses actes, que lorsqu’il parcourait les rues de la ville il était visible pour ceux dont il voulait être vu, et invisible pour les autres. Le roi de Naples ayant envoyé soixante soldats pour s’emparer de saint François de Paule, celui-ci se prosterna devant l’autel de son église afin de prier Dieu. Les envoyés du roi vinrent l’y chercher, passèrent près de lui et le touchèrent, mais sans le voir. Violante, femme du roi Jean d’Aragon, voulait, par curiosité, voir l’intérieur de la cellule de saint Vincent Ferrier ; et comme le saint refusait de se prêter à ses désirs, elle fit un jour forcer la porte. Elle vit alors tout ce qui était dans sa chambre, mais non le saint lui-même ; et il en fut de même de ceux qui l’accompagnaient. Elle demanda donc aux frères où était Vincent ; ils lui répondirent qu’il était devant elle, et qu’ils étaient surpris qu’elle ne le vît pas. Puis, se tournant vers lui, ils lui dirent : « Pourquoi donc, mon père, ne paraissez-vous pas devant la reine, qui vient vous voir, et ne lui parlez-vous pas ? – Je n’ai jamais permis à aucune femme d’entrer dans ma cellule, pas même à la reine, et Dieu, pour la punir d’en avoir forcé l’entrée, tient ses yeux liés aussi longtemps qu’elle restera ici, pour l’empêcher de me voir. » La reine sortit aussitôt. Vincent la suivit ; elle lui demanda pardon de ce qui s’était passé, et s’éloigna.
À ce genre de phénomènes s’en rattache naturellement un autre qui a beaucoup de rapport avec lui. Souvent, en effet, l’homme, dans l’état mystique, aperçoit ce qui est invisible : il ne peut être ici question que des visions d’un degré inférieur, où Notre-Seigneur et les saints se montrent sous une forme visible à l’œil extérieur. Ceci peut arriver de deux manières : ou bien, en effet, ces apparitions prennent une forme en se revêtant d’un corps éthéré ; ou elles ne font que toucher intérieurement l’organe, et y produire les mêmes effets qui résultent de la vision corporelle. L’âme étant intimement liée au corps et en pénétrant tous les organes, il ne peut rien se passer, soit en elle, soit dans le corps qu’elle anime, sans que l’autre partie ne le ressente à sa manière. Lors donc que l’âme touche intérieurement la faculté de la vue et la met en jeu, ce mouvement se communique à l’organe extérieur, et il arrive alors le contraire de ce qui a lieu dans la vision corporelle. Ici, en effet, l’impression que reçoit l’organe monte jusqu’à l’âme, tandis que là c’est l’impression de l’âme qui descend vers l’organe. De même donc que, dans la perception extérieure, l’âme transforme l’image que lui apportent les sens, afin d’en avoir la perception, ainsi l’organe, de son côté, travaille à sa manière l’impression qu’il reçoit de l’âme, et lui donne une forme extérieure ; puis il projette cette forme au dehors, et la présente à l’esprit comme un objet réel. C’est ainsi que l’on peut expliquer les apparitions sensibles que nous racontent les livres des mystiques, et se représenter, jusqu’à un certain point, ce nombre merveilleux d’images au milieu duquel ils vivent.
D’ordinaire, les phénomènes de cette sorte ne se produisent que dans les commencements de la vie mystique, parce que l’homme n’est encore, pour ainsi dire, qu’à l’enfance, et qu’il a besoin que Dieu le traite comme un enfant. Les apparitions corporelles peuvent donc être considérées en général comme le dernier degré dans le royaume spirituel, de même que les sens auxquels elles s’adressent sont ce qu’il y a de moins élevé en lui. Elles ne sont donc point un signe infaillible de sainteté, car le tempérament, l’imagination, la maladie ou même le démon peuvent y avoir une grande part. La mystique ne permet pas de désirer ces visions ; car l’expérience ayant appris que, lorsqu’elles viennent de Dieu, elles arrivent sans qu’on les ait désirées, et sont reçues avec une sorte de crainte et de frayeur, les maîtres de la vie spirituelle pensent avec raison que les désirer est le signe d’un orgueil secret que Dieu punit quelquefois en accordant à l’homme la faveur dangereuse qu’il demande. Ceux qui reçoivent avec plaisir cette faveur, qui veulent la posséder comme quelque chose qui leur est propre, qui en prennent occasion de s’entretenir dans la bonne opinion qu’ils ont d’eux-mêmes, ceux-là, dit un ancien mystique, deviennent endurcis dans leur cœur et enfants du démon. Ces apparitions, selon la remarque ingénieuse de Richard de Saint-Victor, ont lieu ordinairement dans la vallée, quelquefois, mais rarement, sur le penchant de la montagne, et plus rarement encore sur le sommet. Il faut donc les accueillir avec précaution ; et, lorsque le Christ lui-même apparaît, il devrait être toujours accompagné d’Élie et de Moïse, comme témoins.
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CHAPITRE XI
Des effets produits par la mystique dans le sens commun. De la faculté de sentir de loin l’Eucharistie. Sain le Ida. Julienne. Cassel. Fr. Borgia. Marie d’Oignies. De la faculté d’attirer l’Eucharistie. Sainte Thérèse. Élisabeth de Jésus. Catherine de Sienne. Saint Hippolyte. Véronique Giuliani. Julienne Falconieri. De la faculté de pénétrer les esprits. Jean de Sagonte. Julienne. Colette. Saint Thomas d’Aquin. Fr. de Paule. Fr. Olympe. Joseph de Copertino. De la faculté de voir à distance et de lire dans l’avenir, Alpède de Cadolo. Élisabeth de Schonau. Pie V. Saint Dominique. Saint Antoine de Padoue. Laurent Justinien. Philippe de Néri. Ignace de Loyola.
Si les sens n’aboutissaient à un sens commun, qui recueille leurs impressions pour les communiquer ensuite à l’âme, leurs fonctions manqueraient de l’unité qui leur est nécessaire. Aucun d’eux, en effet, ne peut percevoir les sensations des autres, et chacun agit en quelque sorte pour soi, sans rien savoir de ce que les autres font. Il leur faut donc un sens qui leur soit commun à tous, qui unisse et coordonne leurs perceptions, et en fasse, pour ainsi dire, une perception commune à tous. Ce sens commun est placé comme au milieu des sens particuliers, et ceux-ci sont rangés en cercle autour de lui, et divisés par groupes plus ou moins éloignés de ce centre. Le premier groupe, et le plus proche du centre, est formé par les sens de la tête ; le second se compose de ceux qui appartiennent à la vie inférieure ; et le troisième enfin, qui tient le milieu entre les deux premiers, occupe la région moyenne. Ces trois groupes sont dominés par le sens commun ou central, auquel aboutissent toutes les perceptions, depuis les plus claires jusqu’à ce sentiment obscur et à peine reconnaissable que l’homme a de soi-même, et qui constitue proprement la vie animale. Or ce sens commun subit, sous l’influence de la vie m)’stique, la même transformation que les sens particuliers dont il est le centre. Il est, pour ainsi dire, déplacé et introduit dans un milieu plus profond, d’où il peut unir avec plus de force encore les opérations distinctes des autres sens. Les groupes que forment ceux-ci sont rapprochés du centre qui les domine, et se laissent gouverner plus facilement par lui. Ils se trouvent par la même raison plus près les uns des autres, et entrent ainsi dans des rapports plus intimes.
Ce sens commun a son siège au-dessus du groupe le plus élevé des sens de la tête, et c’est de là qu’il règne sur tous les autres. Les sens de la vie inférieure ont aussi besoin d’un organe extérieur qui puisse les mettre en rapport les uns avec les autres, et cet organe, c’est le milieu du système ganglionnaire, le cerebrum abdominale. C’est là que se déploie ce sens commun de la vie inférieure : c’est de là qu’il domine toutes les basses régions de l’organisme humain, et c’est dans la fossette du cœur qu’il est plus immédiatement accessible aux influences du dehors. Les sens supérieurs, de leur côté, trouvent le centre et l’organe dont ils ont besoin dans le ganglion central du cerveau inférieur, dans la glande pinéale. Or le sens général, se trouvant placé au milieu de tous les autres, peut se porter de préférence soit vers ceux qui forment le groupe supérieur placé au sommet de la tête, soit vers ceux qui appartiennent à la vie inférieure. Il peut même remplacer un sens par un autre, le sens de la vue, par exemple, par celui de l’ouïe ; et, comme il se trouve élevé à une plus haute puissance, il exerce un empire plus absolu sur tous les autres. Chaque sens, avec la faculté qui lui correspond, est attaché à un courant particulier dans l’organisme vivant. Le sens général ou commun se trouve donc en rapport avec ce courant général de la vie, qui, partant des régions les plus hautes de l’homme, pénètre jusqu’aux régions les plus basses et les plus profondes. Tel est ce sens commun qui, déjà dans le somnambulisme, acquiert un si haut degré de perfection. Nous le retrouvons plus parfait encore chez les mystiques ; mais chez eux il prend une direction différente.
Dans le somnambulisme magnétique, il est tourné surtout du côté de la nature, tandis que dans l’état mystique il est tourné vers Dieu et les choses saintes, et la nature n’entre, pour ainsi dire, que d’une manière accidentelle dans le cercle de ses opérations. Dans l’un et dans l’autre cas, il saisit, par un procédé d’une nature plus élevée, les objets qui lui correspondent ; il les saisit plutôt dans leurs principes que dans leurs phénomènes, plutôt dans leur centre qu’à leur surface, plutôt dans leur vie que dans leurs opérations. Il n’a donc point besoin, pour percevoir les objets corporels, des formes de l’espace, qui leur sont inhérentes. De même aussi, il voit les choses spirituelles par un regard simple et unique, sans qu’il lui soit nécessaire de faire un long circuit, pour aller du connu à l’inconnu ; il n’est pas condamné à les saisir sous le voile de l’élément corporel qui les recouvre, ou dans leurs effets seulement ; mais il peut pénétrer les corps étrangers avec la même facilité que le sien propre, et descendre ainsi jusque dans cette région profonde où l’âme prépare ses opérations. Là il peut lire les résolutions et les pensées avant qu’elles se produisent au dehors. Il en est ainsi des choses saintes, qui, appartenant au monde invisible, échappent aux sens, dans l’état ordinaire. Tous les phénomènes que nous avons constatés jusqu’ici, dans les divers sens de l’homme, doivent donc se reproduire avec bien plus de force encore dans le sens commun ; on peut dire même que c’est lui qui, dans l’état mystique, prenant la place, tantôt d’un sens, tantôt d’un autre, produit tous ces effets merveilleux.
Ainsi, pour commencer par ce qu’il y a de plus saint, beaucoup d’hommes, élevés à l’état mystique, ont eu la faculté de sentir la présence de la sainte eucharistie, même à de très-grandes distances. Ida de Louvain sentait la présence de Notre-Seigneur à la consécration, au moment où il descendait sur l’autel, de même que sainte Colette s’apercevait de loin de l’erreur de celui qui servait la messe, lorsqu’au lieu de vin il présentait par mégarde de l’eau au prêtre, et que la consécration ne pouvait avoir lieu. Julienne, religieuse de l’ordre de Cîteaux, remarquait souvent de très-loin, pendant qu’Ève son amie la visitait, qu’on ôtait le saint Sacrement de l’église de Saint-Martin après le service divin ; et, à chaque fois, elle en éprouvait une grande tristesse. Les Franciscains de Villonda, ayant un jour invité à venir les voir un saint Carme nommé Casset, ôtèrent d’abord, afin de l’éprouver, le saint Sacrement du tabernacle où il était ordinairement enfermé, et le placèrent ailleurs, dans un endroit où il n’y avait point de lumière, tandis que la lampe brûlait comme toujours devant le maître-autel. Casset, s’étant rendu d’abord à l’église, selon sa coutume, et voyant son compagnon s’incliner devant le grand autel, lui dit : « Ce n’est pas ici qu’est le corps du Seigneur, mais à cet endroit où il n’y a point de lampe ; car les frères, qui sont cachés là derrière la grille, en face du maître-autel, ont ôté d’ici le saint Sacrement pour le placer ailleurs, afin de nous éprouver. » Saint François Borgia avait aussi ce don ; et quand il entrait dans une église, il allait tout droit à la place où était le saint Sacrement, lors même qu’aucun signe n’annonçait sa présence. Jeanne Matles de Norfolk pouvait distinguer une hostie consacrée entre mille autres.
Quelquefois le sens commun passe, comme nous l’avons dit plus haut, dans un sens particulier, et en remplit les fonctions. C’est ainsi que Gerson cite un homme qui sentait l’eucharistie par l’odorat, tandis que sainte Catherine de Sienne voyait l’hostie resplendissante de lumière. Catherine Emmerich distinguait à leur éclat les reliques des saints qu’on lui mettait sur la poitrine. Lorsqu’une grande fête approchait, Marie d’Oignies sentait huit jours d’avance une jubilation extraordinaire ; et elle était ainsi dans une émotion continuelle pendant tout le cours de la journée. Lorsque la fête d’un saint arrivait, celui-ci lui apparaissait ordinairement accompagné de plusieurs esprits célestes ; et son âme reposait ainsi près de lui tout le reste du jour dans l’allégresse. Quelquefois, un saint inconnu dans le pays venait lui annoncer sa fête, qui était célébrée dans des contrées éloignées. Elle discernait, comme par une sorte de saveur intime, les fêtes plus grandes de celles qui l’étaient moins, et reconnaissait celles qu’on oubliait de célébrer. C’est ainsi qu’elle fut avertie de la fête de sainte Gertrude, et qu’elle l’annonça le soir, en sonnant la cloche, au grand étonnement du prêtre qui desservait l’église. Elle vit un jour des rayons de lumière partir d’un crucifix, et s’étendre vers elle, comme s’ils eussent pénétré dans son cœur ; elle voyait aussi sortir du ciboire une grande lumière, à l’égard de laquelle celle du soleil était comme un cierge à l’égard de celui-ci. Elle sentait d’avance les reliques qu’on apportait dans l’église, et distinguait si elles étaient véritables ; elle vit un jour un morceau de la vraie croix environné de lumière. Quelqu’un lui ayant apporté des reliques dont il ne savait pas le nom, le saint à qui elles étaient lui apparut pendant sa prière et se nomma avec quatre lettres A.J.O.L. On crut que c’était Aiol ou saint Aiulf.
Souvent il existe entre l’âme et les choses saintes comme une attraction magnétique. Un jour que sainte Thérèse fut enlevée de terre dans une extase, au moment de la communion, le prêtre, ne pouvant lui donner l’hostie, vit celle-ci s’échapper de ses doigts, et aller se poser sur la langue de la sainte. La même chose arriva à la sœur Élisabeth de Jésus, à qui son confesseur avait interdit la communion afin de l’éprouver. Pendant que le prêtre la donnait aux autres sœurs, on vit une hostie s’échapper de sa main, et voler sur la bouche d’Élisabeth. Raymond de Capoue raconte qu’étant revenu d’un voyage, sainte Catherine de Sienne lui témoigna l’immense désir qu’elle avait de communier. Comme il était très-fatigué, il n’avait pas voulu d’abord monter à l’autel ; mais, cédant aux instances de la sainte, il dit la messe. Or, lorsqu’il lui présenta la sainte eucharistie, son visage devint radieux comme celui d’un ange. Il dit intérieurement : « Allez, Seigneur, trouver votre fiancée » ; et tout aussitôt l’hostie s’envola vers elle avant qu’il l’eût touchée. Il ajoute qu’il a entendu dire à beaucoup de personnes des deux sexes, très-dignes de foi, qu’elles avaient vu clairement l’hostie voler de la main du prêtre dans leur bouche lorsqu’elles allaient à la communion. Un prêtre remarqua plus d’une fois, en donnant la communion à saint Hippolyte, que l’hostie lui échappait des mains, attirée par le saint comme le fer par l’aimant ; que son visage était resplendissant, et qu’à peine avait-il reçu l’hostie qu’il devenait blanc comme la neige. Simon d’Alme allant un jour à la communion, et l’hostie qu’il devait recevoir étant tombée par hasard à terre, le prêtre voulut la ramasser ; mais il le pria de la laisser jusqu’à ce qu’il eût demandé à Dieu dans la prière si c’était à cause de ses péchés que le Seigneur n’avait pas voulu venir à lui, L’hostie se leva de terre aussitôt, et vola jusqu’à sa bouche.
Ceci explique le fait, raconté par Rader dans sa Bavaria sacra, de la princesse Marguerite et de son chapelain. Pendant que celui-ci lui donnait la communion, il vit son visage, ordinairement pâle, briller d’un éclat merveilleux. Il fut saisi d’effroi ; et, revenu de son trouble, il ne trouva plus l’hostie qu’il lui destinait. Croyant qu’elle lui était tombée des mains, il la chercha scrupuleusement sans pouvoir la trouver. L’éclat du visage de Marguerite était un signe que l’hostie était venue la trouver d’elle-même. Cet attrait se fait sentir quelquefois à de très-grandes distances, surtout dans l’extase. La bienheureuse Véronique Giuliani désirait recevoir souvent la communion. Or voici comment Dieu remplit son désir. Lorsque le prêtre à l’autel partageait la sainte hostie, il s’en échappait une particule, qui venait se poser sur sa bouche, à la fenêtre où la sainte l’attendait, après quoi elle tombait aussitôt en extase. Les sœurs la voyaient en cet état sans en connaître la cause. Celle manière de communier dura pour elle presque toute sa vie, du moins tant que la messe fut dite par le prêtre Thadeo, sans qu’il s’aperçût jamais qu’il manquât quelque chose à l’hostie. Ce ne fut que plus tard, et par la sœur Thadée, que le fait fut divulgué. Sainte Ida de Louvain avait aussi un ardent désir de communier souvent. Mais, comme elle ne voulait pas le faire sans la permission de son confesseur, voici le moyen qu’elle avait découvert. Lorsque le prêtre communiait à la messe, le désir de la sainte prenant une nouvelle intensité, elle communiait en même temps que lui ; ce dont elle était clairement assurée par le goût et le sentiment qu’elle éprouvait, et qui étaient les mêmes que dans ses communions ordinaires. Une fois, l’hostie lui fut apportée par une colombe.
Il arrive souvent que le Christ lui-même ou les anges et les saints remplacent alors le prêtre. Le fait le plus remarquable en ce genre est celui qui nous est raconté dans un document de 1341, rédigé dix-huit jours après la mort de sainte Julienne Falconieri de Florence, fondatrice des Mantellates, sur les circonstances de sa mort, et que nous citerons ici textuellement : « Comme notre chère sœur, âgée de soixante-dix ans, épuisée par les mortifications, les jeûnes, les veilles, les disciplines et les cilices, et souffrant depuis longtemps d’une grande faiblesse d’estomac, ne pouvait prendre aucune nourriture, et qu’elle se voyait entièrement privée du très-saint corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ, elle en était inconsolable ; elle pleurait et se plaignait tant que l’on croyait qu’elle allait mourir de douleur. Elle pria enfin le P. Jacques de Campo Regio, son confesseur, d’apporter au moins près d’elle le saint Sacrement dans le ciboire, ce qui lui fut accordé. Dès que le prêtre parut avec le corps du Seigneur, elle se prosterna aussitôt les bras en croix et l’adora. Son visage était comme celui d’un ange ; elle demanda qu’on lui permît de s’approcher plus près de lui encore, et de le porter à sa bouche. Cette faveur lui ayant été refusée, elle pria qu’on lui étendit un voile sur la poitrine, et qu’on y déposât l’hostie. On fit ce qu’elle désirait ; et, chose admirable ! à peine l’hostie avait-elle touché son cœur embrasé par la charité qu’elle disparut aussitôt sans qu’on pût la retrouver. Mais à ce même moment Julienne mourut dans les bras de Notre-Seigneur avec un visage doux, une bouche souriante, comme dans un céleste ravissement, au grand étonnement de tous ceux qui étaient présents, entre autres des sœurs Jeanne, Marie, Élisabeth, du P. Jacques et d’autres personnes de la maison. » (Vita di S. Juliana Falconieri, Roma, 1737.)
Le don de pénétrer les esprits est aussi dans un rapport intime avec le sens commun : c’est donc ici le lieu de citer ceux des faits de ce genre que l’on ne peut attribuer à aucun sens particulier. Comme Jean de Sagonte, de l’ordre des Ermites, passait par Salamanque, une femme vint pour lui baiser la main, selon la coutume du pays ; mais lui la retira ; et comme cette femme lui en demandait la cause, il lui dit : « Parce que Satan possède ton âme, et que tu as formé le dessein de tuer ta fille, qui est devenue enceinte par suite d’un crime. » Et il avait dit vrai. Sainte Julienne avait la faculté de pénétrer l’intérieur de tous ceux avec qui elle parlait, et de reconnaître leurs péchés. Si quelqu’un avait un péché mortel sur la conscience, elle pouvait à peine supporter sa vue. Et comme plus on est humble, et plus on a l’orgueil en horreur, lorsqu’elle rencontrait un orgueilleux, elle éprouvait en son âme un tel sentiment de répulsion qu’elle ne pouvait ni se contenir ni rester longtemps avec lui ; mais elle s’éloignait dès qu’elle en trouvait l’occasion. Cependant, lorsqu’elle craignait de scandaliser, elle se faisait violence, et exhortait du mieux qu’elle pouvait le coupable à se convertir. Sainte Colette lisait, au moment de l’élévation, dans la conscience du prêtre qui disait la messe ; et, lorsqu’elle y voyait quelques fautes, elle les lui faisait remarquer, en prenant toutes les précautions que commande la charité. Sainte Thérèse avait aussi ce don. L’auteur de sa vie l’avait remarqué ; et comme il devait avoir un jour un entretien avec elle, il lui dit qu’il voulait d’abord purifier sa conscience, parce qu’il craignait qu’elle n’en découvrît les secrets. La sainte se mit à sourire, confirmant par son silence ce qu’il avait dit.
Saint François et saint Bernard avaient aussi reçu ce don du ciel. Deux étudiants s’étant recommandés aux prières de saint Dominique, il se mit aussitôt à prier. Puis il dit à l’un d’eux que ses péchés lui étaient pardonnés, et qu’il devait se croire pur désormais. Mais il dit à l’autre d’aller à confesse, parce qu’il avait caché tel péché qu’il lui nomma. À Naples, un Dominicain qui était au chœur, près de saint Thomas d’Aquin, se mit à penser avec plaisir à un certain mets dont il devait manger après l’office. Saint Thomas s’en aperçut aussitôt, et lui dit à l’oreille : « Mon frère, ne vous occupez pas de la nourriture. Ce mets, vous ne le mangerez pas seul ; je vous aiderai. » Quelqu’un apporta un jour à saint François de Paule un enfant qui était malade, pour qu’il le guérît par sa prière ; et, pour éveiller davantage sa compassion, il lui offrit des figues nouvelles qu’il avait volées. Le saint l’en réprimanda fortement, et lui ordonna d’aller avant tout rendre ce qu’il avait volé, pour ne pas faire tort à son âme pendant qu’il cherchait à procurer la santé à son fils. Il le fit, et l’enfant fut guéri. Saint Ignace et saint François Xavier connaissaient parfaitement tous les mouvements intérieurs du cœur chez les autres, et savaient très-bien discerner les esprits. Sainte Rose de Lima soignant une pauvre Sarrasine malade, elle connut qu’elle restait toujours attachée à l’islamisme, quoiqu’elle parût chrétienne au dehors ; et celle-ci finit par lui avouer que c’était vrai, et reçut le baptême. C’est en vertu de ce don que saint Cajetan savait proportionner ses sermons aux besoins de ses auditeurs. Saint André Avellin, quand il écrivait une lettre, connaissait l’état intérieur de celui à qui elle était adressée. Souvent même il lui découvrait des péchés qu’il avait oubliés. Il en était de même de saint Jean de Dieu, de Dominique de Paradis et d’Ursule Bénincasa. Un jour que F. Olympe était sorti, il rencontra des soldats qui se pressèrent autour de lui pour lui baiser la main. Il la donna à baiser à tous, à l’exception d’un seul, à qui il dit à l’oreille : « Je sais que vous êtes prêtre ; ce serait donc à moi de vous baiser la main. Tâchez de vous réconcilier avec Dieu par une conversion sincère. » Cet homme était en effet un prêtre apostat, et ces paroles le convertirent. Saint Joseph de Copertino reconnaissait les prêtres qui n’avaient pas dit leur bréviaire dans le jour ; et plus d’une fois il dit à un prêtre en le voyant : Breviarium clamat contra te de terra. Aussi les hypocrites ne pouvaient le tromper. Aucun vice, aucune mauvaise passion ne pouvaient se soustraire à ses regards. Il ressentait en présence des hommes vicieux un trouble intérieur, dont la nature lui indiquait le genre de péché qu’ils avaient commis. Aussi savait-il toujours dire à chacun de ceux qui conversaient avec lui ce qui convenait le mieux à ses besoins, quoiqu’il ne connût rien antérieurement de ses relations. B. Mozzi, désirant faire une confession générale pendant son noviciat, s’adressa à lui. Le saint lui ayant conseillé d’écrire ses péchés, il le fit. Mais, arrivé à la fin, il éprouva de nouveaux scrupules, et eut recours à Joseph. Celui-ci prit la feuille sur laquelle il avait écrit ses péchés, et la lut tout entière, faisant ses remarques et lui disant, par exemple : « Mon fils, ce péché que vous avez écrit ici n’était pas de cette espèce, mais de telle autre. En voici un que vous avez omis. Pourquoi n’avez-vous pas ajouté tel ou tel péché, que vous avez commis en tel ou tel lieu ? » Il fit ainsi l’examen du novice, ajoutant ou retranchant selon qu’il en était besoin. Mozzi alla trouver le maître des novices, et lui dit : « Savez-vous, mon père, que le P. Joseph connaît mieux que moi les péchés que j’ai commis, et qu’il sait même en quel lieu je les ai commis, quoiqu’il n’y ait jamais été ? » Le même saint savait également si ceux qui l’approchaient avaient pour lui de l’amour ou de la haine. Il connaissait aussi les bonnes actions que les autres avaient faites, et il aimait à en parler. Ainsi, par exemple, un jour qu’il sortait de l’église, il remercia une femme parce qu’elle avait prié Dieu pour lui. Tous ceux dont la conscience était en mauvais état tremblaient devant lui.
Marie d’Oignies pénétrait aussi les pensées des hommes. Son confesseur s’était adonné à la prédication. D’abord, manquant d’exercice et de simplicité, il cherchait à faire de beaux discours ; et comme, malgré cela, il ne réussissait pas, il en fut tout troublé. Sa vanité néanmoins fut consolée par quelques louanges qu’on lui donna. Or il avait eu bien soin de cacher son état à Marie. Mais il vit bientôt qu’elle le connaissait, car elle lui raconta qu’elle avait vu l’image d’un homme ayant une épaisse chevelure et enveloppé d’un nuage. Une courtisane brillant d’un certain éclat avait regardé cet homme avec bienveillance, et, projetant sui lui un de ses rayons, elle avait dissipé ainsi une partie du nuage qui l’enveloppait.
À ce don du discernement des esprits se rattache aussi celui de lire dans le temps et l’espace. En toutes choses, le centre domine la circonférence tout entière. Quiconque se tient dans le centre, non pas seulement d’une manière géométrique, mais d’une manière vivante et effective, est par là même présent dans tous les points de la circonférence, et l’éloignement disparaît pour lui. Le même fait se reproduit dans le temps. Le temps est dans un flux continuel. Or tout mouvement suppose un point de départ fixe et immobile. Ce point de départ domine donc le cours du temps tout entier : il est en quelque sorte comme le temps central, qui contient et renferme le temps mobile ; de sorte qu’ici encore celui qui se tient dans ce milieu embrasse du regard la circonférence tout entière, et voit l’avenir et le passé comme présents sous ses yeux. Cette faculté toutefois ne doit pas être confondue avec le don de prophétie proprement dite, car il repose plutôt sur une inspiration instinctive dont l’esprit n’a point la conscience, et qui se rattache au sens général. Il n’a donc de valeur que celle de ce sens lui-même.
On raconte dans la vie de sainte Alpède de Cadoto que, malgré ses maladies continuelles et sa maigreur extraordinaire, car elle ne mangeait presque rien, son visage était beau et florissant, comme si elle eût vécu dans les délices. Couchée presque toujours sur le dos, et ne pouvant remuer que la tête et le bras droit, elle avait en cet état des visions fréquentes. Elle voyait alors en esprit le monde et tout ce qu’il renferme. Et lorsqu’après un ou deux jours elle revenait de ses extases, il lui semblait qu’elle passait des régions de la plus pure lumière à celle des ténèbres, et qu’un voile épais couvrait son regard intérieur. Elle racontait que dans ses visions elle voyait le monde comme une boule, le soleil plus grand que la terre, et celle-ci flottant comme un œuf au milieu de l’espace, et entourée d’eau. Elle disait que les causes et les principes des choses sont à la fois si nombreux et si cachés qu’on les comprend d’autant moins qu’on cherche à les pénétrer davantage. C’était, du reste, une femme ignorante, et qui avait été élevée dans les champs.
Sainte Élisabeth de Schonau raconta à son frère qu’elle avait assisté à la consécration de son église à Bonn, quoiqu’elle en fût éloignée de seize lieues. Elle lui rendit un compte exact de tout ce qui s’y était passé et de ce qu’il y avait fait lui-même, et désigna les chanoines qui y avaient assisté. Le biographe de Marie d’Oignies ayant été ordonné loin d’elle, à Paris, elle connut ses dispositions intérieures, le lieu de l’ordination, etc., et lui écrivit qu’elle avait tout vu, ajoutant ces paroles : « Le jeune arbre vient de fleurir, mais Dieu me réserve ses fruits. » Il ne comprit point alors ce qu’elle voulait dire, et ne le sut que, lorsqu’ayant voulu dire sa première messe en France, il en fut empêché, et la dit à Oignies en présence de la sainte. C’est surtout vers le saint sacrifice de la messe qu’est dirigée cette clairvoyance surnaturelle ; de sorte que les murs bien souvent ne peuvent cacher aux saints le mystère qui s’accomplit sur l’autel. C’est ainsi que François de Duracchio voyait de sa cuisine tout ce qui se passait sur l’autel, quoiqu’il y eût trois murs entre lui et l’église. (Ménologe de saint François, p. 1077.)
D’autres fois, Dieu fait voir à ses saints des choses qui, quoique temporelles, sont dans un rapport intime avec la gloire de son Église. Saint Pie V, en 1571, s’entretenant au Vatican avec le trésorier du palais Bussato et d’autres personnes, interrompt tout à coup la conversation, court à la fenêtre de son appartement, reste quelque temps les yeux élevés vers le ciel, puis revient le visage tout joyeux en disant : « Rendons grâces à Dieu, car en ce moment notre flotte a anéanti celle des ennemis de l’Église. » Puis, se prosternant, il remercia Dien en fondant en larmes. Or la bataille de Lépante, entre la flotte des chrétiens et celle des Turcs, venait d’être gagnée par les premiers. L’abbé Macaire de Wurtzbourg, étant à Rome assis à la table d’Eugène III, vit la tour de son église renversée par un ouragan, et poussa un profond soupir. Saint Loup, étant à table à Sens, vit en esprit entrer dans l’église Saint-Étienne l’homme de Dieu Vinnebonde, et, se levant de table aussitôt, il alla à sa rencontre. Gothard vit à une grande distance mourir son ami Meinverk, évêque de Paderborn, et prépara tout pour le service des morts. Lidwine, quand elle recevait la visite d’un supérieur de quelque couvent, lui rapportait tout ce qui s’y passait, quelque éloigné qu’il fût. Sainte Brigitte de Kildar, se promenant avec deux évêques, leur demanda de quel côté était situé le pays qu’ils habitaient ; et elle leur raconta alors la bataille qui s’y livrait en ce moment. Comme les évêques étaient grandement étonnés, leurs yeux aussi furent ouverts, et l’un d’eux vit même tomber pendant la bataille la tête de deux de ses frères. Saint Joseph de Copertino lisait à distance les lettres qu’on lui écrivait. Un jour que le cardinal Rapaccioli lui écrivait pour lui exposer les inquiétudes de sa conscience, comme il était sur le point de lui envoyer sa lettre, son secrétaire lui en rapporta une qui répondait exactement à la sienne. Il raconta une autre fois à ce même cardinal tout ce qu’il avait fait à une certaine heure, loin de lui, à Terni, dans sa chambre, et le cardinal attesta ce fait avec serment.
Beaucoup de saints aussi ont reçu le don de lire dans l’avenir, quoique cette faculté soit plus rare que celle de voir ce qui est déjà passé. On raconte, dans la vie de saint Dominique, qu’il vit d’avance la guerre sanglante des Albigeois et la mort dont y mourut Pierre d’Aragon. Avant même qu’on eût entendu parler des Albigeois dans le pays de Liège, Marie d’Oignies vit la croisade qu’on allait prêcher contre eux. Elle avait vu, en effet, beaucoup de croix descendre du ciel sur les hommes, et le Seigneur lui avait dit qu’il ruinerait presque entièrement ces contrées. Elle avait vu aussi d’avance en esprit la défaite des croisés près de Mongausy. Saint François d’Assise, ayant pris dans ses bras le fils de M. de Rubies, de la famille des Ursins, qui venait de naître, reconnut en lui le futur pape Nicolas III. La vierge Oringa, entendant pleurer un enfant au berceau, connut qu’il mourrait pendu. Saint Antoine de Padoue connaissait un notaire dont la vie était très-mondaine. Cependant, toutes les fois qu’il le rencontrait, il s’agenouillait devant lui. Celui-ci finit par se fâcher, et demanda au saint ce que cela voulait dire. Le saint lui répondit : « Il m’a été révélé que tu mourras un jour martyr », ce qui arriva en effet bientôt après, quoiqu’en ce moment le notaire ne fit que rire de la prophétie du saint. Saint Laurent Justinien, donnant les cendres à Dandolo, lui prédit que l’année suivante il les donnerait lui-même à d’autres. Saint François de Paule, au milieu de la paix la plus profonde, fit prier ses frères pour que Dieu détournât la guerre des Turcs, qui éclata trois mois plus tard. Saint Philippe de Néri prédit aussi à deux de ses fils spirituels, qui s’étaient faits Dominicains, les voies bien différentes qu’ils parcourraient tous les deux. Saint Ignace reconnut aussi dans le duc F. Borgia le futur général de son ordre. F. Olympe reconnut également, entre sept fils de la margrave d’Antio, celui qui devait un jour appartenir à son ordre. Jean de Sagonte, prêchant à Salamanque, commença son sermon par ces paroles : « Je désire, mes frères, que vous gardiez la paix ; car je sais qu’ici-même va s’élever une émeute sanglante ; mais celui qui commencera la querelle en mourra victime. » Malgré cet avertissement, une émeute eut lieu en effet ; on lira les épées et les couteaux : mais bientôt on entendit crier que celui qui avait commencé la lutte était tué ; et la mêlée finit. Saint Joseph de Copertino vit d’avance non-seulement tout le cours de sa vie, mais encore celui de beaucoup d’autres. Rencontrant un jour une femme de mauvaise réputation, il lui dit : « Dieu veut vous avoir, Madeleine ; laissez donc là toutes ces vaines parures. » Elle se convertit plus tard, en effet, et prit le nom de Madeleine. Un jour qu’une mère lui présentait sa fille, à laquelle il avait annoncé d’avance un fils, et le priait de vouloir bien être le parrain de celui-ci, le saint lui répondit qu’il ne vivrait plus quand il viendrait au monde. Un jour, sainte Rose de Lima, étant assise dans son jardin, s’amusait à jeter en l’air des roses qu’elle offrait à Dieu. Son frère, prenant cela pour un jeu, voulut y prendre part ; mais ses roses tombaient à terre, tandis que celle de sa sœur flottaient en l’air, et prenaient la forme d’une croix entourée d’un cercle. Elle vit là l’image des vierges qui après sa mort se réuniraient à Lima dans un couvent dédié à sainte Catherine de Sienne.
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CHAPITRE XII
Phénomènes mystiques dans les régions supérieures et spirituelles, dans la faculté qui perçoit les objets et dans l’imagination. Des sons qui se font entendre quelquefois dans la région du cœur. Catherine de Sienne. Stéphanie Quinzani. Ursule Bénineasa. Colombe de Rieti. Élisabeth de Thuringe. De la langue mystique. Sainte Hildegarde.
L’esprit, avons-nous dit, occupe le sommet de la nature humaine, et il en pénètre en même temps les profondeurs. Il est donc comme le point central de la personnalité. En cette qualité, il l’embrasse et la contient tout entière ; il domine et règle toutes les fonctions de la vie, même les plus basses. Il se trouve donc plus rapproché du royaume des esprits, et surtout de Dieu. Tout commerce entre l’homme et Dieu doit donc prendre son point de départ dans l’esprit, et se communiquer de là aux autres puissances. Or, quoique les rapports de Dieu à l’égard de la créature soient toujours les mêmes, celle-ci peut entrer avec lui dans un commerce plus ou moins intime. La créature, il est vrai, est dans un rapport nécessaire avec Dieu, tandis que les rapports de Dieu à son égard sont tout à fait libres. Il n’y a pas entre eux réciprocité ; et Dieu ne descend pas vers la créature à mesure que celle-ci monte vers lui ; mais, immobile dans son éternité, il la laisse s’approcher de lui, ou il la tient plus éloignée selon son bon plaisir. Quoiqu’il soit dans la créature, et que celle-ci, considérée dans son essence, soit en lui, cependant la volonté de la créature libre peut, abusant de sa liberté, se placer hors de lui. L’essence de la créature ne vient point de l’essence divine. Celle-ci est immaculée, tandis que la première peut être souillée par le péché ; et le péché, dans ce cas, la sépare de Dieu. L’âme peut encore, sans se séparer de lui complètement, se laisser distraire de son service par la dissipation et les sollicitudes du siècle ; comme elle peut aussi, quand elle s’en est éloignée de cette manière, s’en rapprocher par le recueillement.
Si donc elle se propose d’entrer dans un rapport plus intime avec Dieu, elle doit d’abord se purifier de tout péché, puis, allant plus avant, mettre la cognée à la racine du mal, et réprimer les inclinations d’où cette racine repousse sans cesse. Elle doit en même temps arracher par la mortification le corps à la loi de la nécessité, pour le faire participer à la liberté de l’esprit. Elle doit purifier et élever ses instincts courbés vers la terre, et, les tenant sous une discipline sévère, ne leur permettre aucun mouvement désordonné, mais en faire, au contraire, des instruments dociles de la volonté. Puis elle doit faire la même chose à l’égard des sens, les empêchant de se dissiper sur les objets extérieurs, et, lorsqu’ils sont revenus de leurs excursions au dehors, les surveiller attentivement et les conserver dans le recueillement. Après avoir dépouillé, pour ainsi dire, les sens des formes sensibles dont ils encombrent l’esprit, elle doit dépouiller aussi l’imagination des fantômes qui le distraient, et la mémoire des souvenirs inutiles qui l’embarrassent. Ce n’est pas tout encore : mais, après que l’esprit a été ainsi purifié par la foi, et la volonté par la justice, il faut que l’un et l’autre se dépouillent de toutes les formes intelligibles, et se tiennent devant Dieu dans une entière pauvreté. Après que l’âme a ainsi, par un long exercice, ramené la partie corporelle de l’homme à la partie vitale, celle-ci à la partie animale, et l’homme animal à l’homme spirituel, il faut que, se recueillant en elle-même, et ramassant ses puissances supérieures comme en un foyer, elle contemple Dieu et se contemple elle-même dans ses vrais rapports avec lui et avec la nature. L’âme se trouve ainsi préparée à remonter vers Dieu, et à rentrer en lui comme dans sa source. C’est cette préparation que la mystique appelle l’entrée dans le désert. À cet état succède le silence mystique, où l’homme n’entend plus rien de ce que dit la créature, ou de ce qu’il dit lui-même, uniquement occupé à parler avec Dieu dans de mystérieux entretiens. N’étant plus, en effet, étourdi par les bruits du monde, aucune inspiration de Dieu n’est perdue pour lui.
Lorsque l’homme, avec le secours de la grâce, est arrivé à ce degré d’union avec Dieu, Dieu prend en lui ses complaisances, et se donne à lui selon la mesure dont il s’est donné lui-même à Dieu. Il est en lui, non plus seulement de cette présence générale par laquelle son essence est en tout sans être contenue et renfermée par rien, mais de cette présence particulière par laquelle il éclaire l’esprit de sa lumière, et l’attire par son amour. « Celui qui m’aime et garde mes commandements, dit Notre-Seigneur, le Père aussi l’aimera, et nous viendrons prendre en lui notre demeure. » C’est ce qui arrive, en effet, dans cette union mystérieuse. L’homme, en cet état, n’est plus qu’un seul esprit avec Dieu, non d’une manière substantielle, il est vrai, car il lui serait dès lors hypostatiquement uni, mais par une transformation intime. Ainsi uni à Celui qui est l’unité essentielle, il acquiert au dedans de son être une unité et une simplicité toujours plus grandes. À mesure qu’il se simplifie, il monte plus haut ; et dans cette ascension continuelle, plus il s’anéantit en soi-même, plus il se développe en Dieu, et plus en même temps il se purifie, jusqu’à ce que, devenu pur comme l’or éprouvé par le feu, il n’ait plus rien qui lui soit propre, mais appartienne à Dieu tout entier, et, transformé en lui, repose en son sein, insensible à toutes les choses de la terre.
L’esprit de l’homme, quoique simple dans son essence, a néanmoins, comme nous l’avons vu plus haut, trois facultés, image et reflet des trois personnes divines. La première est la raison, qui forme les idées ; la seconde est le jugement, qui les associe et les compare ; et la troisième enfin est la volonté, qui les réalise et les applique. Et d’abord on peut distinguer dans la première deux éléments et comme deux puissances. L’âme, en effet, perçoit les images qui lui sont apportées par les sens ; et, une fois qu’elle les a perçues, elle se les assimile en quelque sorte par un certain travail intérieur, et leur donne son empreinte. De là deux facultés très-distinctes, à savoir la perception et l’imagination. Mais la première se subdivise elle-même en deux parties, pour ainsi dire : la perception proprement dite et la mémoire, qui conserve soigneusement les trésors que l’âme a acquis par l’étude ou la réflexion. L’âme ne se borne pas à percevoir les objets, et à transformer en idées ses perceptions ; elle sent encore le besoin de les exprimer au dehors par la parole articulée. Or toutes ces facultés sont transformées dans la vie mystique par l’action surnaturelle de Dieu. Et d’abord l’âme, n’étant plus tournée du côté du monde extérieur et sensible, mais tenant toujours ses regards fixes sur les régions éternelles, a des perceptions plus pures et plus saintes. Il arrive en ce domaine ce que nous avons vu déjà dans une région inférieure. De même, en effet, que le corps, purifié par l’abstinence et les autres pratiques de la vie mystique, reçoit des matériaux moins grossiers, et devient par là plus subtil et plus immatériel en quelque sorte, ainsi l’âme, sanctifiée par cette abstinence des objets extérieurs, reçoit d’en haut des impressions célestes, et acquiert des idées plus élevées et plus claires. À mesure qu’elle s’appauvrit du côté de la terre, elle s’enrichit du côté du ciel. L’imagination s’élève à des hauteurs qu’elle ne soupçonnait pas, et exprime le saint enthousiasme qui l’inspire par des paroles et des images bien supérieures à celles de la vie ordinaire.
Quelquefois la parole s’échappe de la région du cœur comme un son sourd et inarticulé, qui n’est que l’écho involontaire des sentiments dont l’âme est remplie. Lorsque sainte Catherine de Sienne approchait de la sainte table, son cœur était inondé d’une joie céleste. Elle sentait dans sa poitrine comme un tressaillement subit qui produisait un son qu’entendaient très-distinctement les personnes qui étaient près d’elle. Celles-ci firent part au frère Thomas, son confesseur, de ce fait extraordinaire. Il prit toutes les précautions pour s’assurer de la vérité de la chose, et il l’a consignée dans ses Mémoires. Ce son ne ressemblait à aucun des bruits qui se font entendre quelquefois dans l’intérieur du corps humain, et sa singularité même prouvait qu’il était l’indice de quelque chose qui était en dehors ou au-dessus de la nature. D’autres fois le son s’articule et s’élève jusqu’à la parole. C’est ainsi que Stéphanie Quinzani, née à Sonzino en 1457, entendait dans son cœur une voix qui lui criait : « Amour ! amour ! amour ! » et qui enflammait son âme du feu de la charité. Chez Ursule Bénincasa, ces sons pouvaient être entendus de ceux qui étaient auprès d’elle, surtout au temps de Noël, où l’on entendait sortir de son cœur la voix d’un enfant qui pleure, comme le racontent les actes de sa vie ; et Silos ajoute qu’un jour, remplie d’une ineffable joie, elle alla prier devant un autel consacré à la sainte Vierge, et qu’on entendit alors en elle des sons semblables à ceux de l’orgue. Sa langue était immobile, et sa poitrine rendait des sons harmonieux et cadencés. Ce fait n’arriva pas une fois seulement, mais il se reproduisit très-souvent.
Il arrive souvent aussi que le son, montant du cœur au gosier, devient, ou une parole distincte, ou un chant harmonieux. Ces vibrations sont produites alors par une puissance supérieure. Celui qui les éprouve n’y est pour rien ; car l’organe par lequel elles se produisent est au pouvoir d’un esprit plus élevé. Cantinpré connaissait dans le Brabant une religieuse qui, lorsqu’elle entendait parler des joies du ciel, était aussitôt ravie en esprit ; puis, au bout de quelques instants, son visage s’enflammait, et il s’échappait d’elle des sons si délicieux qu’aucun chant ne pouvait leur être comparé. Ce n’était point des sons articulés, mais une harmonie merveilleuse que l’on entendait entre la poitrine et le gosier. Le même phénomène s’est reproduit chez beaucoup d’autres, et en particulier chez sainte Colombe de Rieti, lorsqu’elle allait à la communion. Il se manifeste quelquefois au moment de la mort, et ces voix sont alors comme le chant du cygne de l’âme qui va quitter la terre. Les biographes de sainte Élisabeth de Thuringe racontent que, près de mourir, elle se tourna du côté du mur, et que, sans remuer les lèvres, elle se mit à chanter comme si un oiseau eût été renfermé dans son gosier. Elle rendit ainsi en chantant son esprit à son Créateur. L’âme, en cet état, ressemble à cette colonne mystérieuse de Memnon, qui rendait des sons sous les premiers rayons de l’aurore. Elle est comme une harpe éolienne, qui, touchée du souffle de l’esprit, éclate en des sons célestes.
Ces bruits extérieurs n’étant que l’écho d’une parole intime et profonde, il doit arriver quelquefois que celle-ci s’exprime par des mots étrangers et extraordinaires comme elle-même. Cette parole, en effet, n’est point destinée à mettre l’âme en rapport avec les autres hommes ; il n’est donc point étonnant qu’elle ne soit pas toujours prise du langage ordinaire, mais qu’elle semble venir parfois d’un monde supérieur. L’âme, en effet, lorsqu’elle est entrée dans les régions spirituelles, doit y rencontrer nécessairement tout un autre ordre de pensées, et des idiomes inintelligibles dans l’état ordinaire. Si elle veut alors exprimer, soit au dedans, soit au dehors, les nouvelles idées qu’elle contemple, il n’est pas étonnant qu’en certaines circonstances dont nous ne pouvons nous rendre compte elle soit obligée d’avoir recours aussi à un langage nouveau et inintelligible pour les autres. C’est ce qui est arrivé pour sainte Hildegarde, qui, dans ses visions, s’était fait une nouvelle langue, et avait fini par composer une espèce de dictionnaire, qui se trouve dans ses manuscrits conservés à Wiesbaden. Quoique, dans plusieurs mots de ce dictionnaire, il soit facile de reconnaître une certaine ressemblance avec l’allemand, qui était la langue naturelle de cette sainte, la plupart cependant trahissent une origine tout à fait inconnue. Lorsqu’on étudie de plus près la formation et la composition de ces mots étrangers, et que l’on compare le procédé de sainte Hildegarde avec celui de la clairvoyante de Prevorst, quoique ce dernier cas soit d’une tout autre nature que le premier, on peut, jusqu’à un certain point, se rendre compte de la manière dont le langage s’est formé à l’origine, et l’on entrevoit que d’abord il a été le résultat d’une vision spirituelle, et que, plus tard, il a été altéré par une sorte de vision ou d’extase dans la nature ; et dans les deux cas il a été l’image fidèle de l’état intérieur de l’humanité.
L’image reçue dans l’âme par la perception, ou produite en elle par l’activité de l’imagination, et la parole intérieure, de même que le son extérieur qui l’exprime, sont comme des matériaux sur lesquels l’imagination agit, qu’elle façonne à sa manière, et dont elle fait pour ainsi dire une œuvre d’art, d’après les lois qui lui sont propres. Nous sommes donc arrivés ici dans le domaine de l’art. Dans le cours ordinaire des choses, l’art, quoique inspiré en partie par le génie, suppose cependant un certain exercice entrepris librement par la volonté. Il dépend à la fois et de l’imagination quant à la forme, et de la mémoire quant à la matière ; et la loi qui le domine est celle du beau. Mais dans l’état mystique l’art est une inspiration toute céleste. L’imagination, saisie par l’esprit d’en haut et transportée au-delà du cercle ordinaire de son pouvoir, est gouvernée par la loi d’une beauté et d’une harmonie supérieure. Des régions célestes où elle est entrée il lui arrive des impressions qu’elle ignorait auparavant et des inspirations inaccoutumées. Dirigée par elles, elle accomplit alors des œuvres qu’elle n’aurait pu faire d’elle-même, et qui portent le reflet d’une beauté surnaturelle. Déjà l’antiquité, lorsqu’elle rencontrait une œuvre extraordinaire, avait coutume de l’attribuer à l’inspiration divine. Le christianisme attribue les œuvres de ce genre à Celui qui est l’auteur de tout don parfait, sans méconnaître pour cela la part qui revient à l’activité humaine. Il nous reste maintenant à parcourir les divers domaines de l’art, afin de suivre en chacun d’eux les traces de l’inspiration divine, et de rendre sensible par des faits les principes que nous venons d’exposer.
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CHAPITRE XIII
Des influences de la vie mystique dans le domaine des arts. Des arts plastiques. Angélique de Fiesole. Jacques le Teutonique. De la musique. Sainte Catherine de Bologne. Saint Herman Joseph.
Parmi les artistes que Dieu a élevés à l’état mystique, et dans les ouvrages desquels nous pouvons à cause de cela reconnaître l’effet d’une inspiration céleste, Jean de Fiesole se présente le premier. Il était Dominicain et le plus grand peintre de son temps. C’était en même temps un saint, et dont la vie était si pure qu’on lui donna le nom d’Angélique. Appelé à Rome pour y peindre la chapelle du pape, il vécut à la cour pontificale comme il avait fait auparavant dans son couvent à Florence, pratiquant la même abstinence et les mêmes mortifications. Le pape Nicolas V, voyant qu’il n’omettait jamais les jeûnes de son ordre, lui dit un jour : « Je veux que tu manges de la viande aujourd’hui, parce que le travail épuise ton corps. » Jean lui répondit avec courage : « Très-saint Père, mes supérieurs ne m’ont pas dit de le faire. – Eh bien, lui dit le pape, je te le commande, moi, et je te dispense de la règle, car je suis le supérieur de tous les supérieurs. »
Jean ne peignait jamais Notre-Seigneur sur la croix sans verser des torrents de larmes ; et il ne peignait qu’à genoux les images de la sainte Vierge ou le signe de la croix. Il s’appliquait à s’approprier les vertus des saints que son pinceau représentait ; et les images qu’il peignait n’étaient elles-mêmes que l’expression du type qu’il avait contemplé au fond de son âme. Il ne faut donc pas s’étonner que Michel-Ange ait dit de son tableau de l’Annonciation qu’il était impossible qu’un homme eût pu faire humainement une image aussi parfaite de la sainte Vierge, et que le peintre avait dû la copier sur l’original lui-même. Dans la grâce et le charme si pur qui distinguent toutes ses créations on aperçoit le reflet d’une beauté supérieure. Et, lorsque l’on étudie les œuvres de beaucoup d’autres peintres italiens ou allemands de l’ancienne école, qui l’ont imité, on ne peut y méconnaître le caractère de quelque vision céleste.
Jacques, surnommé le Teutonique, né à Ulm, était allé à Rome à l’âge de vingt-cinq ans pour visiter les lieux saints, puis il avait pris du service dans l’armée à Naples ; mais dégoûté de la vie militaire, il l’avait quittée et était allé à Padoue. Là il fut accueilli par un homme noble et savant qui le traita comme son fils. Au bout de cinq ans, il partit pour retourner dans son pays, après avoir prié Dieu au pied de son crucifix d’être son guide. Arrivé à Bologne, la vie des Dominicains lui plut tellement qu’il les conjura de vouloir bien l’admettre parmi eux. Il avait alors trente-quatre ans. Il se livra à toutes les pratiques de la vie religieuse, et devint bientôt extatique avec toutes les formes et tous les phénomènes qui accompagnent ordinairement cet état. Il se distinguait surtout par la perfection de son obéissance. Un jour que le prieur du couvent montrait le monastère à un prélat, il rencontra Jacques par hasard. Voulant donner au prélat une preuve de l’obéissance du saint religieux, il lui dit : « Mon fils, allez vite porter à Paris une lettre très-importante. – J’y vais, répondit Jacques ; mais puis-je d’abord aller prendre mon chapeau et mon bâton dans ma cellule ? » Or ce même Jacques était un des plus grands artistes de son temps dans la peinture sur verre. On sait que, pour donner aux images ces belles couleurs que nous admirons encore aujourd’hui, il fallait les mettre à cuire dans un fourneau. Un jour qu’il venait d’y mettre une vitre magnifique, le prieur, pour éprouver son obéissance, lui dit d’aller tout de suite prendre sa cape noire et d’aller en ville pour quêter. Jacques, quoiqu’il sût bien que son travail allait être perdu s’il s’éloignait, ne dit pas un mot, mais se mit aussitôt en devoir de faire ce qu’on lui avait commandé. Revenu au couvent, il alla bien vile à son atelier voir ce qu’était devenue son image ; et il en trouva les contours si bien dessinés et les couleurs si brillantes qu’il n’y avait plus rien à y ajouter. Sa vie a été écrite par J. A. Flaminius.
Si l’artiste inspiré d’en haut peut représenter sur la toile les visions qu’il a contemplées dans ses extases, il peut aussi exprimer dans des sons terrestres les voix qui sont descendues vers lui d’une région supérieure, soit qu’il ait acquis déjà par l’étude les connaissances nécessaires, soit que Dieu lui communique celles-ci d’une manière extraordinaire. Nous avons à ce sujet une multitude d’exemples dans les histoires des mystiques. Sainte Catherine de Bologne étant dangereusement malade et ayant déjà reçu l’extrême-onction, comme les sœurs de son couvent priaient Dieu qu’il lui rendit la santé, elle fut tout à coup ravie en esprit, et vit dans une prairie délicieuse le Sauveur assis sur un trône resplendissant. Devant lui était quelqu’un qui jouait continuellement sur un violon ces paroles : Et gloria ejus in te videbitur. Ce chant était si suave qu’il semblait à la sainte qu’elle allait mourir dans un accès de jubilation. Mais celui qui était sur le trône la prit par la main en lui disant : « Ma fille, remarque bien ce chant. » Puis il lui découvrit qu’elle ne mourrait pas encore. Elle revint à elle au grand étonnement de toutes les sœurs, et elle répétait toujours avec une indicible joie les paroles qu’elle avait entendues. Elle demanda un violon ; et, comme on n’en pouvait trouver, elle tomba dans une tristesse profonde. Elle répéta sa demande jusqu’à ce qu’on lui en eût trouvé un, que l’on conserve encore dans son couvent à Bologne. Quoiqu’elle n’eût jamais appris à jouer de cet instrument, elle put répéter sur lui, dès qu’elle l’eut, le chant céleste dont son cœur était plein. Elle tomba plusieurs fois en extase pendant qu’elle jouait, et on la voyait alors, couchée sur son lit, dans une insensibilité complète, les yeux fixés vers le ciel, et chantant toujours les paroles mystérieuses ; de sorte que les sœurs crurent qu’elle allait mourir de joie. Elle vécut encore une année, et sa vie, pendant ce temps, fut plus du ciel que de la terre.
Saint Herman Joseph de Steinfeld avait une grande dévotion pour sainte Ursule et ses compagnes, et il s’était même établi entre elles et lui une sorte de commerce intime, comme il arrive presque toujours en ces circonstances. Elles lui apparaissaient souvent, se nommaient à lui, lui découvraient beaucoup de choses cachées, et venaient souvent le consoler dans ses nécessités et ses peines. Il voulut composer en leur honneur une nouvelle hymne, où il pût leur exprimer sa reconnaissance et son amour. C’est celle qui commence par ces mots :
O vernantes Christi rosa.
Supra modum speciosae,
O puellae,
O agnellae,
Christi charae columbellae.
Comme il commençait à écrire ce chant, une des vierges lui apparut, et, se tenant devant lui, lui communiqua de la manière la plus gracieuse ce qu’il devait écrire. Puis il vit une belle colombe se poser sur son épaule, et il reconnut en elle une des saintes vierges. C’est pour cela que dans cette hymne il les appelle des colombes. Il voulut aussi trouver une mélodie pour ce chant ; mais la chose était plus difficile. Cependant il y réussit, et sa composition se trouva ainsi achevée. Voici comment s’y prit son biographe, qui vivait avec le saint dans le même couvent, pour savoir de lui comment la chose avait eu lieu. « Longtemps après que le fait s’était passé, comme j’étais assis seul avec lui, nous raconte-t-il, je lui dis comme en plaisantant que je trouvais que ç’avait été de sa part une sorte de présomption d’avoir osé composer des mélodies, puisque c’est déjà quelque chose de très-difficile pour ceux qui ont étudié l’art de la composition. » Le saint, se croyant obligé de se justifier de la faute qu’on lui reprochait et de lever le scandale de son frère, lui découvrit le secret qu’il avait caché jusque-là. « Ce n’est pas moi seul, lui dit-il, qui ai composé ce chant ; mais les saintes colombes m’ont beaucoup aidé. » – Je lui demandai alors comment il avait reçu cette révélation. Il me répondit : « Lorsque j’ai écrit cette hymne, comme j’étais embarrassé de la mélodie que je devais lui donner, je m’étendis sur ma couchette ; j’entendis alors un chœur de vierges qui, voltigeant dans l’air au-dessus de moi, me chantèrent l’air que je cherchais, et je me mis à le noter sur les paroles tel que je l’avais entendu. » – « Ceci me paraît une fable, lui dis-je. Comment un homme, quelque habile qu’il soit d’ailleurs, peut-il se rappeler et noter un chant qu’il n’a entendu qu’une fois ? » Le saint, ému par ces paroles et voulant dissiper mes doutes, excita bien davantage encore mon admiration lorsqu’il ajouta : « Toutes les fois qu’il m’arrivait d’oublier leur chant, et d’écrire d’autres notes, elles répétaient devant moi les sons que j’avais oubliés, et cela bien des fois, jusqu’à ce que la mélodie se fût parfaitement empreinte dans ma mémoire. » – Il se mit alors à chanter les strophes que les vierges lui avaient apprises, et son visage respirait une merveilleuse allégresse. » Parmi les vieux chants de l’Église qui, traversant les siècles pendant que tout changeait autour d’eux, sont arrivés jusqu’à nous, et dont la grandeur, la majesté, la grâce et la sainte beauté pénètrent et ébranlent encore aujourd’hui nos âmes, on peut croire que beaucoup ont été inspirés de cette manière par un esprit supérieur. Palestrina lui-même raconte qu’il a écrit une de ses meilleures compositions telles qu’il l’avait entendu chanter par les anges.
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CHAPITRE XIV
De la poésie chez les mystiques. Cedmon. Joseph l’hymnographe. Jacoponi.
La poésie, comme on le pense bien, n’a pu rester étrangère aux influences surnaturelles de la vie mystique. Déjà, dès les temps les plus anciens, on raconte que Cedmon, Anglo-Saxon, homme simple et sans instruction, reçut d’en haut le don de la poésie. Il assistait un jour à un repas où l’on était convenu que chacun chanterait à son tour en s’accompagnant de la cithare. Lorsqu’il vit que son tour approchait, il se leva honteux au milieu du festin, s’en alla chez lui, et s’assit dans l’étable, au milieu du bétail dont le soin lui avait été confié. S’étant endormi, il vit debout près de lui quelqu’un qui lui dit : « Cedmon, chante-moi quelque chose. » Il répondit : « Je ne puis chanter, et c’est pour cela que je suis parti au milieu du repas. – Tu as pourtant, lui dit la voix, quelque chose que tu pourrais me chanter. – Quoi donc ? – Chante l’origine des créatures. » Il se mit aussitôt à chanter à la louange du Créateur un cantique qu’il n’avait jamais entendu auparavant. À son réveil, il se rappela tout ce qu’il avait chanté pendant son sommeil, et il y ajouta d’autres paroles. Le lendemain matin, il vint trouver le seigneur au service de qui il était, et lui raconta ce qui lui était arrivé. Celui-ci le fit conduire chez l’abbesse Hulda, et là il raconta son histoire, et récita son poëme en présence de beaucoup de personnes savantes. Tous jugèrent que ce don lui était venu de Dieu. On lui raconta une histoire pieuse, et le lendemain il la rapporta transformée dans une poésie charmante. L’abbesse lui conseilla de quitter le monde, et le reçut parmi les frères de son couvent. Il chanta toute l’histoire sainte dans des vers ingénieux et mélodieux, qui produisaient une grande impression sur tous ceux qui les entendaient. Ce fait est raconté par Bède dans le quatrième livre de son histoire anglicane. Les Grecs racontent la même chose de Joseph l’hymnographe, mort en 883, qui obtint ce même don dans une vision par l’apôtre saint Barthélemy, et qui s’acquit une grande réputation parmi ses contemporains par les chants qu’il composa. (A. S., april.)
Parmi les modernes, Jacopo ni mérite une mention particulière. Il était né en Ombrie, non loin de Rome, de la noble famille des Benedettoni, et il avait reçu au baptême le nom de Jacques, qu’il changea plus tard en celui de Jacoponi, par humilité ; car ce nom en italien indique quelque chose de méprisable. Il exerça longtemps la profession de procureur. Actif et ambitieux, très-habile d’ailleurs dans sa profession, aimant le luxe et la dépense, il s’était livré au monde avec toute son âme. Or un jour qu’il assistait à une représentation publique, les sièges étant venus à s’écrouler, beaucoup de femmes, et entre autres la sienne, moururent de cet accident. La piété de sa femme, qu’il n’avait pas même soupçonnée d’abord, et qui se révéla pour lui en cette circonstance, fit sur lui une impression extraordinaire, et changea complétement sa vie. Il servit Dieu désormais avec la même ferveur qu’il avait servi le monde, se retira des affaires, distribua ses biens aux pauvres, et entra dans le tiers-ordre de Saint-François, s’appliquant à se vaincre soi-même, à dominer ses penchants et à expier ses péchés. Voulant se punir d’avoir cherché autrefois la gloire, il ne sut qu’inventer pour se rendre un objet de mépris et de risée aux yeux du monde. Les représentations de sa famille ne firent que le confirmer dans son dessein. Au reste, il y réussit parfaitement, car les enfants couraient après lui dans les rues en se moquant de lui. Les bourgeois eux-mêmes se faisaient un plaisir de lui dire des injures, les uns afin de le pousser à l’impatience, les autres pour se venger des paroles sévères qu’il leur adressait.
Il vécut ainsi dix ans, pratiquant pendant tout ce temps des œuvres admirables de mortification et d’empire sur soi-même. Puis, craignant que la continuation de ce genre de vie n’eût quelque inconvénient, et trouvant plus sûr d’obéir, il résolut d’entrer dans l’ordre de Saint-François. Il eut beaucoup de peine à s’y faire admettre, parce que les frères craignaient de recevoir un homme qui passait pour fou. Mais un chant qu’il composa sur le mépris du monde changea leurs résolutions, et il fut admis. Toute son application fut désormais de s’humilier. Il se livra en même temps à toutes les pratiques de la pénitence, se plaisant aux fonctions les plus basses dans le couvent, et consacrant à la prière tout le temps qu’il avait de reste. Malgré ces progrès cependant, il n’était pas exempt de tentations. Il sentit un jour un désir violent de manger de la chair, et, pour s’en punir, il suspendit dans sa cellule le morceau de chair qui avait excité en lui ce désir. Bientôt la mauvaise odeur se répandit de sa cellule dans les chambres voisines. Le gardien l’enferma dans le lieu le plus puant du monastère. Mais lui accepta ce châtiment avec la joie d’un avare qui trouve un trésor, et se mit à chanter à haute voix les louanges de Dieu. C’est là qu’il composa le chant qui commence par ces paroles :
O guibilo del cuore
Che fair cantar di amore.
et qui est le soixante-dixième dans la série de ses poésies.
Comme il chantait ainsi, joyeux d’être en un lieu si peu agréable pour la nature, celui qu’il aimait lui apparut, et lui dit : « Jacoponi, je suis venu pour te récompenser d’avoir accepté cette punition par amour pour moi : demande-moi la grâce que tu voudras, et je te l’accorderai. » Le serviteur de Dieu, reconnaissant en Celui qui lui parlait l’unique objet de son amour, répondit : « La grâce que je désire, c’est que vous me placiez en un lieu encore plus horrible, afin que je puisse y expier mes péchés ; car celui où je me trouve ne l’est pas assez. » Dieu, en récompense de son humilité, inonda son âme de consolations telles qu’il n’en avait jamais éprouvé de semblables ; et, à partir de ce moment, il reçut d’en haut de telles lumières, qu’enivré continuellement d’une suavité toute céleste il parut se surpasser soi-même ; et, tout plongé dans la contemplation des choses divines, il ne s’occupa plus d’autre chose. Il acquit par la patience et l’humilité un tel degré de sainteté qu’il semblait inaccessible aux maux de la vie présente. Sa veine poétique ne tarit point non plus pendant tout ce temps, et laissa couler ces chants brûlants d’amour qui sont parvenus jusqu’à nous. Ce qui touchait le plus ce saint homme, c’était de voir l’ingratitude du monde envers Dieu : le spectacle des innombrables péchés qui offensent continuellement la majesté divine lui arrachait des torrents de larmes. Un des frères lui demandant un jour pourquoi il pleurait ainsi, il répondit : « C’est parce que l’amour n’est point parlé de retour. »
Dans son zèle pour la gloire de Dieu, il ne craignait ni la peine ni le danger, lorsqu’il s’agissait de la défendre devant les hommes. Il attaqua donc avec vigueur les vices non-seulement de ses égaux, mais encore de ceux qui lui étaient supérieurs, et il ne ménagea pas même le souverain pontife, qui était alors le pape Boniface VIII. Celui-ci, au commencement de son pontificat, lui avait témoigné des dispositions favorables. Peu de temps après qu’il fut monté sur le Saint-Siège, il vit en songe une cloche immense, qui embrassait toute la terre, mais qui n’avait point de marteau. Il s’adressa donc à Jacoponi pour avoir l’interprétation de ce songe. Le moine lui répondit : « Que Votre Sainteté sache que c’est vous-même qui êtes la doche, dont la grandeur signifie l’autorité du siège apostolique, laquelle s’étend jusqu’aux confins de la terre. Si cette cloche n’a point de marteau ou de langue, prenez garde que ce ne soit parce que vous ne donnez point au monde les bons exemples qu’il droit d’attendre de vous. Cette explication ne plut point au pape ; cependant, à cause de la sainteté du moine, il attendit pour le punir une occasion favorable. Elle ne tarda pas à se présenter, lorsque le pape, indigné de la conduite des Colonnes, les assiégea dans Préneste, et, après les avoir forcés à se rendre, détruisit la ville. Jacoponi, qui y demeurait depuis six mois, blâma dans ses poésies la conduite du pape pendant ce siège et la manière dont il gouvernail l’Église. On peut citer particulièrement en ce genre la pièce cinquante-troisième, qui commence par ces mots :
Piange la Ecclesia,
Piange e dolura.
et la pièce cinquante-huitième, qui commence ainsi :
O papa Bonifacio,
Molt’ hai giocato al mondo.
Le pape le fit jeter et enchaîner dans un cachot à Préneste, pour tout le reste de sa vie, le condamnant au pain et à l’eau, comme Jacoponi le raconte lui-même dans son cinquante-cinquième chant, où il rapporte aussi comment il était traité dans sa prison. Deux autres de ses poésies appartiennent encore à cette époque, à savoir les cinquante-sixième et cinquante-septième, dont la première commence ainsi :
O papa Bonifacio
Io porlo il tuo prefazio,
et où il prie le pape de lui donner l’absolution, en lui laissant les autres châtiments. L’autoe commence par ces paroles :
Lo pastor per mio peccato
Posto m’a fuor dal ovile,
Non me giova alto belato.
Jacoponi était religieux depuis vingt ans lorsqu’il fut mis en prison ; il y resta pendant toute la vie de Boniface, joyeux et content au milieu des peines qu’il eut à y souffrir. On raconte que le pape, passant un jour devant sa prison, lui demanda quand il en sortirait, et que le moine lui répondit : « Quand vous y entrerez vous-même. » En effet, lorsque le pape fut pris à Anagni, Jacoponi fut délivré. À partir de ce moment, toutes ses pensées et tout son amour furent uniquement pour Dieu ; et c’est alors qu’il composa son soixantième chant, qui respire la charité la plus ardente. Puis vinrent beaucoup d’autres poésies, dans lesquelles, semblable au cygne, il exhala avant de mourir les sentiments qui remplissaient son âme. Ils ont été recueillis sous le titre de : Cantici del beato Jacopone da Todi, et publiés à Rome en diverses éditions plus ou moins complètes. La plus complète a paru à Venise dans un fort volume in-4o.
Comme par humilité, pour donner à ses vers une mauvaise apparence, il mêlait des mots de tous les dialectes italiens, ils sont quelquefois très-difficiles à comprendre ; mais ils respirent tous un amour semblable à celui dont portent l’empreinte les poésies attribuées à saint François, et dont la plupart sont probablement de Jacoponi, comme le pensent quelques critiques de son ordre. Languissant d’amour et accablé de vieillesse, plein de mérites, mais affaibli par les dures épreuves qu’il avait supportées et les mortifications qu’il avait entreprises, il mourut comme un saint. La maladie qui mit fin à ses jours faisant de rapides progrès, les frères virent qu’il n’avait plus que quelques jours à vivre, et lui conseillèrent de recevoir les sacrements de l’Église. Il leur répondit que le temps n’était pas encore venu. Ils insistèrent ; mais lui, de son côté, persista dans son dessein. Un des frères lui dit alors : « Vous oubliez, mon père, que si vous ne recevez les sacrements vous mourrez comme un impie et un infidèle. » Jacoponi, levant les yeux, fit alors sa profession de foi dans une poésie qui nous a été conservée. Cependant les frères crurent que cela n’était pas suffisant. Le bienheureux leur répondit qu’il attendait le frère Jean d’Averne, son meilleur ami, pour recevoir de ses mains les sacrements. Là-dessus, les frères furent bien plus inquiets encore, croyant qu’il n’était pas possible qu’à une telle distance le frère Jean pût venir à temps pour l’administrer ; encore moins croyaient-ils avoir le temps de l’envoyer chercher. Ils le pressèrent donc de céder à leurs désirs. Mais lui, qui avait consolé autrefois son ami dans ses peines, comme il le raconte dans le chant soixante-troisième, savait qu’il viendrait aussi pour lui rendre ce même service, et, au lieu de répondre à leurs instances, il se mit à chanter à haute voix le cantique :
Anima benedetta dall’ alto creatore,
Risguarda al tuo signore.
À peine avait-il fini qu’on vit arriver deux religieux, dont l’un était le frère Jean, ce qui plongea tous les assistants dans le plus profond étonnement. Jean courut se jeter dans les bras de son ami, dont la mort prochaine lui avait été révélée dans la prière, comme Jacoponi de son côté avait appris de la même manière son arrivée. Après qu’ils se furent exprimé mutuellement la joie qu’ils avaient de se revoir, Jacoponi reçut de la main du frère les saints mystères, en présence desquels il composa, tout brûlant d’amour, son beau cantique :
Gesù, nostra fidanza,
Del cuor somma speranza.
Lorsqu’il eut fini, il avertit les frères qui l’environnaient de persévérer dans le chemin de la vertu ; puis, levant les yeux et les mains vers le ciel, il mourut en prononçant avec une grande dévotion ces paroles : « Seigneur, je remets mon esprit entre vos mains. » C’était pendant la nuit de Noël, au moment où le prêtre entonnait le Gloria. Tous ceux qui assistaient à sa mort restèrent convaincus qu’elle avait été l’effet moins de la maladie que du feu de l’amour dont il était dévoré. Son corps fut porté solennellement de Collazzone à Todi, et enseveli dans le couvent de Sainte-Claire, hors de la ville. Il fut levé en 1590 par l’archevêque du lieu, et mis dans un tombeau avec cette inscription :
Ossa beati Jacoponi de Benedictis, Tudertini, fratris ordinis Minorum, qui stultus propter Christum nova mundum arte delusit, et coelum rapuit.
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CHAPITRE XV
De l’éloquence chez les mystiques. Saint Vincent Ferrier.
L’éloquence se trouve en quelque sorte sur l’extrême limite qui sépare le domaine de l’art des hautes régions de l’âme. Il ne s’agit ici naturellement que de l’éloquence sacrée. Si les bornes de cet ouvrage le permettaient, nous aurions à considérer ici cette multitude innombrable de sermons inspirés par la mystique chrétienne, depuis le temps des apôtres jusqu’à Tauler, et depuis ce grand mystique jusqu’à nos jours. Contraint de nous restreindre, nous nous contenterons de citer le fait le plus saillant en ce genre, à savoir celui de saint Vincent Ferrier. De 1398 à 1419, cet homme infatigable parcourut non-seulement presque toutes les provinces de l’Espagne, sa patrie, mais encore une grande partie des contrées de l’Europe. Il commença d’abord par le midi de la France ; puis, traversant la Savoie, la Bourgogne, la Flandre, la Picardie, la Normandie et la Bretagne, il pénétra en Lombardie et en Toscane, jusqu’à ce que, rappelé par son roi, il fut obligé de retourner en Espagne. Henri IV, de la maison de Lancastre, l’ayant invité à passer en Angleterre ; il visita cette île, et de là alla en Écosse, puis en Irlande. Partout où il allait, les princes, les évêques, les prélats et tout le clergé venaient à sa rencontre en chantant des cantiques ; et il marchait humblement au milieu de ce cortège. Lorsqu’il était dans une ville, pas un ouvrier ne restait à son travail aux heures où il prêchait. Toutes les leçons publiques étaient interrompues, et l’on pouvait à peine retenir les malades, tant était grand le désir de l’entendre.
Son activité était extraordinaire ; il ne dormait que cinq heures, puis disait la messe, et se mettait aussitôt au travail. Il était toujours suivi d’une foule innombrable, qui venait pour l’entendre ou pour faire une retraite sous sa direction. Cette foule montait quelquefois jusqu’à quatre-vingt mille hommes. Afin de pourvoir à leurs besoins, il avait choisi des prêtres de tous les ordres, qui écoutaient les confessions, célébraient le service divin, distribuaient les aumônes aux pauvres, tandis que des notaires étaient chargés de rédiger les documents nécessaires dans les réconciliations que produisait la parole puissante de cet homme apostolique. Elle avait une telle efficacité que l’on porte à cent mille le nombre de ceux qu’il convertit ; et beaucoup parmi eux, touchés d’un repentir extraordinaire, firent devant tout le peuple une confession publique de leurs péchés. Rien qu’en Espagne, il convertit huit mille Sarrasins et plus de vingt-cinq mille Juifs, et changea en églises beaucoup de synagogues. Un grand nombre de couvents, d’églises, d’hôpitaux et de ponts s’élevèrent par ses exhortations. Toutes les villes par où il passait témoignaient de la puissance de sa parole. On ne saurait compter les cas où il apaisa des inimitiés invétérées, et mit fin à des vengeances sanglantes. On porte à quarante mille le nombre des mauvaises femmes, des brigands, des pirates, des usuriers et des blasphémateurs qu’il ramena à Dieu.
Il n’est pas étonnant qu’il ait produit tant de merveilles, car à la sainteté de sa vie il joignait cette éloquence puissante qui se distingue à la fois et par l’importance des sujets qu’elle traite et par une exposition brillante ; de sorte que tous, entraînés par sa parole enflammée, croyaient entendre non un homme, mais un ange ; et plusieurs, en effet, virent des anges autour de lui pendant qu’il prêchait. Ses sermons étaient appuyés sur l’Écriture et le témoignage des saints ; et comme il avait toujours ces témoignages présents à la mémoire, il entraînait ses auditeurs par la richesse de son exposition, et les ébranlait par la puissance qui résidait en lui. Son organe était d’une souplesse admirable et prenait tous les tons qu’il voulait lui donner ; de sorte qu’à peine ouvrait-il la bouche que tous ses auditeurs fondaient en larmes. Mais quand il parlait du jugement dernier, de la passion de Notre-Seigneur ou des peines de l’enfer, tout le peuple éclatait en sanglots ; de sorte qu’il était souvent obligé de s’arrêter quelque temps. Ce qu’il y avait encore d’étonnant en lui, c’est que, quoique la plupart du temps la foule de ses auditeurs fût si grande que beaucoup étaient obligés de se tenir très-loin de lui, ils l’entendaient tout aussi distinctement que ceux qui étaient les plus proches. Une autre merveille encore, c’est que, comme les apôtres, il avait le don des langues. En effet, quoiqu’il parlât toujours le dialecte de Valence, sa patrie, tous le comprenaient comme s’il eût parlé à chacun dans son propre idiome. À Gênes, il eut pour auditeurs des Grecs, des Allemands, des Sardes, des Hongrois et d’autres qui ne connaissaient que leur langue maternelle, et qui cependant, à la fin du sermon, affirmèrent qu’ils n’en avaient pas perdu une seule parole. En Bretagne même, il se fit comprendre des Bretons, qui ne connaissaient pas d’autre langue que la leur, et il produisit dans ces contrées des fruits merveilleux, d’autant plus que là, comme partout, sa parole était confirmée par d’innombrables miracles.
Beaucoup d’hommes des plus remarquables parmi ses contemporains, considérant les dons qu’il avait reçus, la sainteté de sa vie, les masses de peuple qu’il entraînait après lui et qui se trouvaient heureuses de pouvoir seulement le regarder, les œuvres qu’il opérait, le pouvoir admirable qu’il avait sur les âmes et les miracles qu’il faisait, étaient d’avis que depuis le temps des apôtres aucun ne l’avait égalé. L’empire qu’il exerçait sur les âmes était si grand qu’il ne craignit pas de s’aventurer dans une vallée du Dauphiné qui n’était habitée que par des voleurs et des brigands, lesquels avaient déjà tué plusieurs missionnaires qu’on leur avait envoyés ; et au bout de quelques jours ils étaient tous tellement changés que cette vallée, qui s’appelait auparavant vallon impur, prit le nom de Purval. Le Seigneur lui-même, au milieu du grand schisme qui désolait alors l’Église, l’avait choisi pour son apôtre dans une vision qu’il eut à la fin d’une maladie mortelle ; et, lui promettant sa protection, il lui donna les dons nécessaires pour accomplir la mission dont il était chargé. Le pape Benoît XIII, après une longue résistance, la confirma enfin par son autorité.
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CHAPITRE XVI
Comment la mystique élève et transforme les plus hautes facultés de l’esprit.
La vérité pour la créature repose sur la vérité divine. Or la vérité en Dieu consiste dans la conformité parfaite qui existe entre lui et son Verbe ou son image. On ne saurait, en effet, se représenter une conformité plus grande, puisqu’en Dieu elle va jusqu’à l’identité. Il y a donc, dans la connaissance que Dieu a de soi-même, identité parfaite entre le sujet qui connaît et l’objet qui est connu. Mais il n’en saurait être de même pour la créature intelligente, dès qu’elle veut connaître quelque objet qui lui est extérieur. La vérité pour elle consiste dans la conformité de l’esprit qui connaît avec l’objet qui est connu. Et comme les choses ne sont au reste que ce que Dieu veut qu’elles soient, puisque c’est lui qui les a créées, c’est donc en Dieu qu’il faut chercher la base de toute vérité. À mesure donc que l’homme s’approche de Dieu davantage, il est moins sujet à l’erreur. Et lorsque, par l’influence d’une grâce toute spéciale et par une longue habitude des vertus chrétiennes, il est arrivé à une union intime avec Dieu, il s’assimile en quelque sorte la science que Dieu a de soi-même et des créatures ; de même que, dans un autre ordre, la croissance et la floraison des plantes sous les rayons du soleil est comme une assimilation de la vie végétale avec la vie générale dont le soleil est le principe ; ou de même encore que toute vision est une assimilation de l’objet vu à celui qui le voit.
C’est surtout dans la sainte eucharistie que s’effectue cette assimilation de Dieu par l’homme. Là, en effet, il se fait comme une ascension de toutes les puissances et de toutes les facultés de l’homme. Dieu, en descendant dans notre chair, la purifie et l’élève, pour ainsi dire, jusque dans les régions de l’âme. Puis, prenant l’âme à son tour, il la transforme et l’élève jusque dans le domaine de l’esprit ou de l’intelligence, et enfin il attire celle-ci jusqu’à lui ; de sorte que l’homme tout entier se trouve élevé et transformé dans chacune des parties qui composent son être. L’esprit, quand il est uni intimement à Dieu, se trouve avec lui dans le même rapport où il était auparavant à l’égard de la nature. Dans l’état ordinaire, en effet, la faculté perceptive de l’homme est tournée vers le monde extérieur, et c’est de là que lui arrivent à peu près toutes ses perceptions. Mais si cette faculté, se détournant de ce monde, se retourne vers Dieu et les régions spirituelles, il résulte de là entre Dieu et l’intelligence un commerce intime, qui est pour elle une source abondante de perceptions et de sentiments bien plus élevés que ceux qui occupent la plupart des hommes. L’intelligence, par une sorte d’avant-goût de la vision du ciel, contemple Dieu, puis elle le goûte ; elle le sent, elle entend les paroles mystérieuses qu’il lui adresse. Elle le voit non plus dans des images extérieures, mais dans des formes purement intelligibles, dans des idées pures et claires, qui coulent, pour ainsi dire, du sein du Père et la remplissent d’une lumière douce, sereine, surnaturelle, élevée bien au-dessus des sens extérieurs et de l’imagination. Elle éprouve l’effet de cette parole : « Goûtez, et voyez combien le Seigneur est doux. » Les paroles qu’elle entend ne sont point des mots extérieurs, se suivant les uns les autres et faisant passer, pour ainsi dire, la vérité par parties sous les regards de l’esprit ; mais ce sont des germes de pensées féconds, contenant des trésors de vertu, des pensées vivantes, et qui produisent aussi la vie. Tels sont les effets que la mystique produit dans l’intelligence.
Mais ceux qu’elle opère dans la volonté ne sont pas moins profonds. La volonté est comme la région pratique de l’esprit. On y distingue plusieurs degrés, correspondant aux trois éléments de la personnalité humaine. Au degré le plus haut, correspondant à l’esprit, se trouve la volonté proprement dite, libre dans ses déterminations et ses mouvements ; puis, dans le domaine de l’âme, l’appétit concupiscible avec ses diverses facultés, et enfin dans l’organisme la partie instinctive, qui a ses racines dans le corps lui-même. Or la mystique pénètre tous ces domaines de ses influences surnaturelles. L’homme a un instinct qui le porte à diriger toutes ses actions vers un but honnête ; et cet instinct persiste dans le cœur même de ceux qui par l’habitude du vice semblent avoir pris à tâche de l’étouffer. La lumière de la raison indique à la volonté le but vers lequel elle doit tendre, lui montrant à la fois et le bien qu’il faut faire et le mal qu’il faut éviter. Or l’habitude de suivre cette lumière, qui éclaire tout homme venant en ce monde, produit dans les trois régions de l’homme, c’est-à-dire dans l’esprit, dans l’âme et dans le corps, une certaine aptitude pour le bien que l’on désigne sous le nom de vertu. La vertu, en général, se divise en plusieurs vertus particulières, qui sont dans un rapport plus direct avec l’une ou l’autre de ces trois régions. Et d’abord, nous trouvons les quatre vertus cardinales, dont la première, à savoir la prudence, qui sert de règle à toutes les autres, a pour but de rectifier l’esprit, d’éclaircir son regard, de sorte qu’il indique toujours à la volonté le but qu’elle doit atteindre, et que celle-ci puisse y tendre comme il faut. La justice règle la volonté, de sorte que, se renfermant toujours dans son droit et respectant celui des autres, elle évite le mal, fasse le bien, et accomplisse exactement tous ses devoirs. La force s’adresse particulièrement à l’âme, et lui donne cette fermeté qui, tenant un juste milieu entre la roideur et la mollesse, ne se laisse arrêter par aucune difficulté. Les appétits et les instincts de la vie inférieure sont réglés et gouvernés par la tempérance qui les retient en de justes bornes, de sorte que, toujours au service des puissances supérieures, ils leur servent d’instruments dociles, et ne dépassent jamais la ligne d’un juste équilibre.
Au-dessus de ces quatre vertus morales sont les trois vertus théologiques : la foi, l’espérance et la charité, qui ont Dieu pour objet immédiat, et qui rapportent à lui toutes les autres vertus. Elles correspondent aux trois facultés que nous avons distinguées plus haut dans la partie spirituelle de l’homme. La foi éclaire et affermit l’esprit, de sorte que, toujours ouvert à la lumière divine et pénétré par elle, il puisse changer, pour ainsi dire, la direction qui lui est naturelle, et entrer avec Dieu dans les mêmes rapports où il était auparavant à l’égard de la nature. La foi donne encore à l’esprit une assurance et une fermeté d’autant plus grandes que les choses surnaturelles offrent bien plus de garanties que les choses sensibles et passagères. L’espérance, s’appuyant sur l’existence d’une autre vie, dirige de ce côté nos pensées et nos affections, et nous donne un avant-goût des biens éternels qui nous sont réservés. Nous ne pouvons trouver en nous-mêmes l’assurance de notre immortalité, puisque nous avons commencé d’être. Cette garantie ne peut nous être donnée que par Dieu, qui est éternel et la raison de son être. Et comme, d’un autre côté, l’homme ne s’est pas fait lui-même, il ne peut trouver en soi son but suprême ; mais il doit le chercher en Dieu, qui est la fin de tous les êtres, parce qu’il en est le principe. Or l’espérance l’aide dans ce mouvement surnaturel, et tient ses désirs élevés vers les régions éternelles. La charité enfin achève ce que la foi et l’espérance ont commencé, et, unissant l’esprit à Dieu, en fait un seul esprit avec lui. Les trois vertus théologiques réagissant à leur tour sur les quatre vertus cardinales, les ennoblissent, les transforment, leur communiquent en quelque sorte leur propre nature, et les élèvent à un degré héroïque, comme parle l’Église.
Outre le besoin qu’éprouve la volonté de s’affermir en soi-même et de se poser dans un juste équilibre, afin de faire un bon usage de sa liberté, elle sent encore celui de produire au dehors la puissance qui lui est inhérente, et d’agir sur les choses extérieures, afin de les régler, et d’y établir l’ordre qui règne en son propre sein. Elle arrive à ce but dans l’ordre naturel par l’énergie, la persévérance et l’habileté. Mais si elle veut exercer son pouvoir d’une manière héroïque, il lui faut des grâces éminentes d’en haut, qui, lui donnant une force surnaturelle, la mettent en état de braver toutes les résistances et de surmonter sa propre paresse. Il lui faut de plus des grâces qui, s’adressant à l’intelligence proprement dite, l’éclaire d’une manière surnaturelle. Ces grâces forment une classe à part : car elles sont accordées moins pour l’avantage de celui qui les reçoit que pour l’utilité des autres ; et c’est pour cela que les théologiens les appellent dons gratuits. Elles ne supposent donc pas toujours la sainteté en celui chez qui nous les voyons briller.
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CHAPITRE XVII
Des dons gratuits. Du don de discernement des esprits. Du don des langues. Saint Pacôme. Saint Dominique. Saint Vincent Ferrier. Saint Antoine de Padoue. Saint François-Xavier. Sainte Colette. Sainte Claire de Monte-Falcone. Jeanne de la Croix.
L’apôtre saint Paul, dans sa première Épître aux Corinthiens, chapitre XII, énumère tous les dons de cette sorte, et nomme la sagesse, la connaissance, la foi, le pouvoir de guérir les malades, de faire des miracles, de prédire l’avenir, de discerner les esprits, le don des langues et celui de les interpréter. Tous ces dons, ayant pour but de donner à celui qui les reçoit le pouvoir de convertir à Dieu les autres, on peut les classer, d’après saint Thomas, en trois catégories. L’homme, en effet, ne peut remuer intérieurement à son gré les autres hommes ; il ne peut agir sur eux que d’une manière extérieure, en les enseignant. Or il a besoin pour cela de trois choses. Il faut d’abord qu’il connaisse bien les choses divines, pour les communiquer aux autres ; ensuite qu’il possède les moyens nécessaires pour opérer cette communication, et enfin qu’il puisse garantir la vérité des enseignements qu’il donne et porter ainsi la conviction dans les esprits. De plus, pour bien connaître les choses divines, il a besoin de trois dons distincts. Il faut d’abord qu’il possède bien les principes des vérités surnaturelles, et c’est là le but du don de la foi ; puis la sagesse lui fait saisir l’ensemble et l’enchaînement des vérités déduites de ces principes, et la science lui donne les connaissances naturelles nécessaires pour appuyer ses enseignements par des comparaisons ou des preuves tirées de l’ordre de la nature.
Pour ce qui concerne les moyens de communiquer aux autres la lumière qu’on a reçue de Dieu, trois dons sont encore ici nécessaires. Le discernement des esprits donne à l’homme la faculté de connaître le sol auquel il doit confier la semence divine. Et comme l’esprit de l’homme ne peut entrer en rapport avec l’esprit des autres hommes que par le langage, le don des langues lui rend ce rapport plus facile en lui donnant le pouvoir de se faire comprendre de tous dans sa propre langue, ou d’entendre celle de chacun, ou bien encore d’interpréter les langues. Pour ce qui regarde enfin les garanties dont les mandataires de Dieu ont besoin pour accréditer leur mission aux yeux des peuples, trois autres dons produisent cet effet : à savoir, le don de prophétie, celui de guérir les malades et celui de faire des miracles. Il est juste, en effet, de croire que celui qui fait des choses que Dieu seul peut faire et qui commande à la nature a reçu le pouvoir de celui qui en a établi les lois.
Nous avons déjà rapporté plus haut un grand nombre de faits qui se rapportent au don de discerner les esprits ; nous n’avons donc point à nous en occuper ici, et nous renvoyons le lecteur à ce que nous en avons dit déjà. Quant au double don du langage, à savoir celui de parler et d’interpréter les langues étrangères, on peut le considérer sous deux rapports. Quelquefois, en effet, l’homme est entendu par les autres en parlant dans sa propre langue ; et dans ce cas ce n’est pas sur lui que repose ce don, mais sur ceux qui l’écoutent. Mais d’autres fois, au contraire, il parle à ses auditeurs dans la langue qui est propre à chacun d’eux, et alors c’est bien lui qui reçoit le don des langues.
Ce don, que reçurent les apôtres au jour de la Pentecôte, nous le retrouvons plus tard parmi les solitaires du désert. Ainsi on raconte de saint Pacôme que, voulant parler avec un frère qui ne savait que la langue romaine, qu’il ignorait lui-même, il en reçut le pouvoir après avoir prié pendant trois heures. Ce don s’est reproduit souvent dans les temps modernes, quoique bien des fois on ait confondu avec un don surnaturel ce qui n’était que l’effet d’une aptitude naturelle. Le cardinal Mezzofanti, mort il y a peu de temps, a été un des hommes les plus remarquables en ce genre. On peut citer encore Dominique de Neisse en Silésie, qui mourut en 1650, bibliothécaire de l’Escurial. Outre la plupart des langues de l’Europe, il connaissait encore le tartare, l’indien, le chaldéen, l’hébreu, le syriaque, le japonais, le chinois et le persan. Mais il est impossible d’attribuer à une aptitude naturelle ce que l’on raconte d’Ange Clarénus, qui reçut en 1300, pendant la nuit de Noël, la connaissance de la langue grecque. On raconte au chapitre II du second livre de la Vie de saint Dominique, que ce saint, allant de Toulouse à Paris, et étant arrivé à Pierre-d’Amour, passa la nuit en prière dans l’église Notre-Dame de ce lieu avec le frère Bertrand, son compagnon de voyage. Le lendemain matin, comme ils continuaient ensemble leur route, ils rencontrèrent des Allemands qui voyageaient comme eux. Ceux-ci, les voyant réciter des psaumes et prier souvent, se joignirent à eux pour prier avec eux ; et pendant quatre jours ils les invitèrent à partager leurs repas, et eurent pour eux toutes sortes d’égards. Le quatrième jour, le saint dit en soupirant à son compagnon : « Frère, je me reproche vraiment de recevoir des biens temporels de ces étrangers, et de ne point nous occuper de leurs intérêts éternels. Si vous le voulez, nous allons nous mettre à genoux, et prier Dieu qu’il nous apprenne leur langue, pour que nous puissions leur annoncer le Seigneur Jésus. » Ils se mirent donc en prières, et commencèrent aussitôt à parler allemand au grand étonnement de ces étrangers ; et pendant quatre jours encore ils s’entretinrent avec eux du Sauveur Jésus. Lorsqu’ils furent arrivés à Orléans, les Allemands les quittèrent, se recommandant à leurs prières. Le même fait arriva une autre fois encore au saint dans une circonstance semblable.
Nous avons constaté plus haut ce même don en saint Vincent Ferrier. Saint Antoine de Padoue prêchant à Rome au peuple qui y était accouru de toutes parts pour gagner les indulgences, tous ses auditeurs l’entendirent dans leur propre langue, comme un grand nombre l’attestèrent plus tard. Saint François-Xavier parlait les langues des peuples auxquels il annonçait l’Évangile aussi facilement que s’il fût né parmi eux. Souvent, lorsqu’il prêchait en même temps à des hommes de nations différentes, chacun le comprenait dans sa langue, ce qui augmentait la vénération pour lui, et donnait une autorité singulière à sa parole. On raconte la même chose de saint Louis-Bertrand et de Martin Valentin. Jean de Saint-François obtint aussi de Dieu dans la prière la connaissance de la langue mexicaine, et se mit aussitôt à prêcher en cette langue au grand étonnement de tous les assistants. Ce don fut aussi accordé à saint Étienne dans ses missions en Géorgie ; de sorte qu’il parlait si couramment le grec, le turc et l’arménien que les indigènes en étaient dans l’admiration. On raconte aussi de sainte Colette qu’elle eut le don des langues ; et parmi celles qu’elle apprit de cette manière on cite le latin et l’allemand. L’abbé Trithème rapporte la même chose de l’abbesse Élisabeth. Une Française nommée Marguerite étant venue voir un jour sainte Claire de Monte-Falcone, celle-ci parla français longtemps avec elle, quoiqu’elle n’eût jamais appris cette langue. La bienheureuse Jeanne de la Croix avait ce don lorsqu’elle était en extase ; et elle pouvait alors communiquer en diverses langues, selon les besoins de ses auditeurs, les lumières qu’elle recevait d’en haut. On lui amena un jour deux mahométanes que l’on ne pouvait décider à embrasser le christianisme. Elle eut une extase, et parla arabe avec elles ; de sorte qu’elles finirent par demander le baptême. Jeanne les instruisit plus tard dans ses extases des vérités de la foi.
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CHAPITRE XVIII
Des dons de roi, de sagesse et de science. Rupert de Dentz. Dilson. Candide. Albert le Grand. La Dominicaine Marguerite. Catherine de Cardone. Ida de Louvain. Osanna de Mantoue. Catherine de Sienne. Rose de Lima. Grégoire I.opez. Thomas d’Aquin.
Parmi les dons qui se rapportent aux plus hautes régions de l’esprit, le premier est celui de la foi, par laquelle l’homme, éclairé de Dieu d’une manière toute spéciale, pénètre les plus profonds mystères de la doctrine révélée. Cette foi vivante ne saisit pas seulement avec facilité les dogmes que l’Église nous enseigne, mais elle sait encore les communiquer aux autres sans emphase, sans dissertations scientifiques, dans des paroles simples et claires ; de sorte qu’elle agit à la manière des parfums, comme le prouvent une multitude de faits incontestables. Le don de foi est donc la base de tous les autres, quoique Dieu puisse, quand il le veut, se servir de l’homme comme d’un simple instrument, comme il se servirait, par exemple, d’un agent naturel, et suppléer en ce cas la foi qui lui manque par une intervention directe de sa part. Au don de foi se rattache immédiatement celui de la sagesse, qui prend pour hase de ses spéculations les dogmes reçus par la foi. Dieu donne donc avec la sagesse toutes ces idées supérieures qui servent de premiers principes dans la connaissance scientifique et dans l’exposition des mystères de la doctrine chrétienne. Il donne en même temps la facilité d’en sonder les profondeurs, d’en comprendre les rapports et d’en saisir l’enchaînement. Enfin le don de science donne à l’homme la facilité de déduire les conséquences de ces principes, de développer d’une manière logique les idées fournies par le don de sagesse, de les exposer aux autres, et de porter ainsi la conviction dans les esprits. Des faits nombreux attestent l’existence et l’action de ces trois dons, soit qu’ils se trouvent réunis dans la même personne, soit qu’ils soient séparés.
Nous les retrouvons déjà chez beaucoup d’anciens solitaires, dans l’abbé Hor, dans saint Antoine, saint Théodore et d’autres. Rupert, abbé de Deutz vis-à-vis de Cologne, reçut dans une nuit, en 1124, après avoir prié Dieu, la connaissance des saintes Écritures portée à un tel point qu’il surpassait en ce genre tous ses contemporains. On cite encore parmi ceux qui ont reçu leur science devant les autels saint Laurent Justinien, saint Ignace de Loyola, qui l’obtint de Dieu dans la solitude de Manrèse ; saint Jean Capistran, saint François de Paule, Pascal Baylon et d’autres. Henri Dilson entra chez les Jésuites. Il parut d’abord d’un esprit si lourd et d’une si pauvre mémoire qu’on ne pouvait rien lui apprendre des choses qui s’adressent à l’esprit. Un jour qu’il exhalait sa douleur à ce sujet devant une image de la Vierge, et qu’il consacrait à cette bonne mère son corps, son âme et toutes ses puissances, il reçut à l’instant même une mémoire si puissante qu’il pouvait retenir des sermons entiers et les prêcher plusieurs années après. Il reçut en même temps une connaissance si profonde des choses divines que les plus grands théologiens de son ordre étaient convaincus qu’il puisait comme à leur source les explications merveilleuses qu’il donnait. La même chose arriva pour Charles de Saëta, qui a écrit beaucoup d’ouvrages mystiques. Un frère cistercien nommé Candide, outre qu’il connaissait les maladies et les remèdes, avait aussi la science infuse des propriétés et des vertus des plantes et des minéraux. Le P. Thomas Madan, dans les lettres qu’il écrivait à ses supérieurs en Espagne, dit de lui qu’il employait contre les maladies des remèdes tout à fait inconnus des médecins, et qu’il n’avait fait pour cela d’autres études que dans la prière. Il ne portait jamais sur soi que son bréviaire. C’était là qu’il puisait la science dont il avait besoin pour édifier les catholiques, et réfuter les hérétiques, ou pour guérir les malades.
Quelquefois ce don paraît attaché à certaines conditions qui donnent au récit l’apparence d’une légende. C’est ainsi que l’on rapporte, dans les annales de l’ordre des frères Prêcheurs, qu’Albert le Grand avait peu d’ouverture d’esprit dans sa jeunesse, ce dont il était grandement affligé. Or la sainte Vierge lui apparut une nuit, et lui dit de choisir ce qu’il aimait le mieux, des sciences naturelles ou des sciences divines. Le jeune homme, qui n’avait pas encore le sens de ces dernières, choisit la philosophie. « Tu auras ce que tu demandes, lui répondit la sainte Vierge ; mais, parce que tu as préféré cette science à celle de mon Fils, tu la perdras vers la fin de ta vie. » Il en fut ainsi en effet. Albert devint un prodige de science ; mais trois ans avant sa mort, pendant qu’il était dans sa chaire à faire une leçon, il perdit tout à coup la mémoire, et ne se rappela plus rien de ce qu’il avait su. On proposa aussi à Herman Contract le choix entre la santé du corps et l’ignorance d’un côté, ou la sagesse et les infirmités de l’autre. Il choisit celles-ci, et devint incomparable en toute espèce de science.
Dieu communique aussi ce don aux femmes. Marguerite, de l’ordre de Saint-Dominique, avait été renvoyée d’abord du couvent, parce qu’elle était aveugle. Elle apprit si parfaitement non-seulement la lettre, mais encore le sens et l’explication de l’office et du psautier qu’elle était en état d’examiner sur ce point les étudiants en grammaire. Catherine de Cardone n’avait point appris à lire dans son enfance ; cependant elle prenait avec elle à l’église un office de la Vierge, comme pour lire dedans. Or, comme elle ne connaissait pas même ses lettres, il lui arriva un jour de prendre le livre la tête en bas, ce qui lui attira des paroles blessantes de la part d’une personne de sa famille. Le reproche lui alla au cœur. Rougissant de honte, mais ayant confiance en Dieu, elle pria le Saint-Esprit, dont on célébrait la fête, de la faire participer au don des langues, qu’il avait accordé à ses apôtres en ce jour, et de lui apprendre à lire. Elle fut exaucée, et à l’instant même elle put lire parfaitement. Ida de Louvain obtint de la même manière l’intelligence des Écritures, et le don d’expliquer ce que l’on chantait en latin, surtout les Évangiles au temps de Carême. Un jour que l’on chantait au chœur l’antienne : Potestatem habeo ponendi animam meam, elle l’entendit chanter au-dessus de sa tête, dans un chant bien plus magnifique encore, et en expliqua ensuite à son confesseur tout le contenu.
Un des faits les plus remarquables en ce genre est ce qui arriva à la bienheureuse Osanna de Mantoue. Le fait a été raconté en détail par Silvestre de Ferrare, de l’ordre des frères Prêcheurs, son confesseur et son confident, qui l’avait appris d’elle-même, et qui a écrit sa vie l’année même où elle est morte. Elle avait depuis longtemps le désir d’apprendre à lire et à écrire, afin de pouvoir s’édifier par la lecture des écrits des saints. Mais comme elle avait entendu dire souvent à son père que c’était une chose inconvenante et dangereuse pour les femmes de s’occuper à lire, elle n’avait jamais osé le prier de la faire instruire. Cependant, remplie de foi et d’espérance, elle s’était adressée à la sainte Vierge, et l’avait priée devant une de ses images de lui apprendre à lire. Elle persévéra plusieurs jours dans sa pensée sans obtenir ce qu’elle demandait. Un jour cependant elle résolut de ne pas cesser de prier jusqu’à ce qu’elle fût exaucée. Après avoir ainsi prié pendant quelque temps avec une ferveur extraordinaire, elle fut ravie en extase ; et lorsqu’elle fut revenue à elle, elle aperçut écrits dans sa main, d’une belle écriture, les mots Jésus, Marie, qu’elle lut très-facilement. Mais dès qu’elle les eut lus, ces mots disparurent. Joyeuse d’avoir enfin obtenu ce qu’elle désirait depuis longtemps, elle remercia la sainte Vierge du fond de son âme. Une fois qu’elle eut ainsi trouvé une maîtresse pour lui apprendre à lire, elle prenait chaque jour un livre sous son bras, comme un enfant qui va à l’école, et allait se prosterner devant l’image de la Vierge ; puis, sa prière achevée, elle ouvrait le livre et lisait sa leçon. Elle sut bientôt lire parfaitement ; et même, lorsqu’il lui tombait un livre latin dans les mains, elle en expliquait avec une grande facilité le sens, quelque obscur qu’il fût, sans l’avoir appris de personne. Elle apprit aussi à écrire passablement, et il est resté d’elle quarante lettres qu’elle écrivit dans la suite à son confesseur. Cette histoire peut nous indiquer jusqu’à un certain point la manière dont ce don est communiqué par Dieu. Ordinairement, celui qui apprend à lire va du multiple à l’un, en épelant et composant les mots, et de la forme au contenu. Il y a, en effet, entre la pensée et l’écriture un rapport semblable à celui qui existe entre l’âme et le corps ; et c’est en déchiffrant l’écriture que nous parvenons à découvrir la pensée qui y est contenue. Mais dans le cas dont il vient d’être question le procédé n’est plus le même ; car l’esprit va du dedans au dehors, de la pensée au signe extérieur qui la représente. Lorsque Osanna se prosternait devant l’image de la Vierge, elle lisait d’abord dans l’âme de celle-ci ce qui y était écrit, puis elle revêtait des signes de l’écriture ce qu’elle y avait lu.
Il en dut être ainsi de sainte Catherine de Sienne lorsqu’elle apprit à écrire, si nous en jugeons d’après ce que Raymond nous raconte à ce sujet. Elle s’était proposé d’apprendre à lire afin de pouvoir réciter les heures canoniales, et l’une de ses compagnes lui avait transcrit l’alphabet et s’efforçait de le lui apprendre ; mais, malgré toutes les peines qu’elle se donnait, elle n’y pouvait réussir. Pour ne pas perdre le temps plus longtemps, elle résolut d’avoir recours à la prière ; et, se prosternant un jour devant Dieu, elle lui dit : « Seigneur, si c’est votre volonté que j’apprenne à lire, pour que je puisse chanter vos louanges en récitant les heures, daignez m’enseigner vous-même ce que je ne puis apprendre seule ; sinon, que votre volonté soit faite ; je resterai alors dans ma simplicité, et emploierai mon temps à d’autres méditations. » Or, avant même qu’elle se levât, elle était tellement instruite qu’elle pouvait lire toute espèce d’écriture aussi bien que le plus habile. Raymond s’en convainquit par ses propres yeux ; et ce qui l’étonnait davantage, c’est que, quoiqu’elle lût très-couramment, dès qu’elle voulait épeler, elle connaissait à peine ses lettres. Elle apprit à écrire de la même manière, comme elle l’indique elle-même à la fin d’une lettre qu’elle écrivit à Raymond, lorsqu’elle lui dit : « J’ai écrit moi-même cette lettre, de même que l’autre que je vous ai envoyée de l’île des Rochers ; car le Seigneur m’a appris à écrire, afin que, revenue de mes extases, je puisse décharger mon cœur. De même qu’un maître donne à son élève un modèle pour qu’il le copie, ainsi le Seigneur a fait avec moi, me représentant devant les yeux de l’esprit les formes des choses que j’ai écrites dans ces lettres. »
Il en fut de même de sainte Rose de Lima. Sa mère lui avait appris à connaître ses lettres, et voulut la faire épeler. Elle avait en même temps écrit sur une feuille quelques caractères grossiers, afin qu’elle pût les imiter avec la plume. Mais Rose aimait mieux consacrer le temps à la prière, et sa mère croyait que, comme tous les enfants, elle craignait la peine et le travail que coûte l’étude. Elle avait donc prié le confesseur de Rose de lui faire des reproches en sa présence à ce sujet, et il s’y était prêté volontiers. Mais Rose se mit en prière le lendemain ; puis, allant trouver sa mère, elle lut couramment dans le livre qu’elle lui présenta, et lui montra de plus une feuille très-bien écrite de sa main.
La vie du solitaire Grégoire Lopez renferme sur le sujet qui nous occupe des faits très-remarquables, d’autant plus que nous voyons réunies l’illumination intérieure et les dispositions naturelles. Grégoire naquit à Madrid en 1542. Dès sa première jeunesse, il passa six ans avec un solitaire en Navarre ; puis, retrouvé par ses parents, il fut envoyé à Valladolid, où il servit comme page plusieurs années à la cour. Poussé par l’esprit, il partit pour le Mexique à l’âge de vingt ans, puis se rendit à la ville de Zacatécas, et enfin dans la vallée d’Amajac, où il se bâtit une hutte au milieu de la tribu sauvage et féroce des Chichimecques. Il y demeura trois à quatre ans dans la pauvreté avec une admirable patience ; puis il alla dans le pays de Guasteca, où il vécut plusieurs années d’herbes et de racines crues. Il passa ensuite plusieurs années encore à l’hôpital de Guastepec. Mais une maladie mortelle le força de retourner au Mexique ; et là il se fit une nouvelle solitude près de Sainte-Foi, et il y mourut en 1596. Dans cette vie de retraite et de privations, il avait acquis un merveilleux empire sur soi-même, un recueillement intérieur, une simplicité, un calme et une sérénité admirables, qui se révélaient non-seulement dans son maintien et dans tout son être, mais encore dans ses discours concis, un peu épigrammatiques, et qui toujours atteignaient leur but. Il n’avait appris dans sa jeunesse ni le latin ni aucun des arts libéraux ; mais cette science lui fut donnée par d’autres voies dans sa solitude. Il avait dès sa jeunesse ardemment désiré de comprendre la sainte Écriture ; et, pour s’y préparer de son côté, il avait pris la résolution à Guasteca de l’apprendre tout entière par cœur. Pendant quatre ans il employa quatre heures par jour. Toujours uni à Dieu, il obtint de lui la connaissance de la langue latine, et acquit ainsi à un degré extraordinaire l’intelligence des livres saints. Lorsqu’il en expliquait en espagnol quelques passages, il semblait à ses auditeurs que le texte était écrit dans cette langue. Il savait par cœur et mot à mot toute l’Écriture ; de sorte que, lorsqu’il s’agissait de quelque passage, il pouvait le citer aussitôt de mémoire, et il savait relever sur-le-champ la moindre erreur chez les autres. Il en comprenait si bien avec cela le sens qu’il en interprétait les endroits les plus difficiles avec une clarté merveilleuse. Aussi beaucoup de théologiens, de savants jésuites et d’autres venaient le consulter. Tous le quittaient remplis d’étonnement, et plusieurs renoncèrent à leur propre opinion pour embrasser la sienne. Dominique Salazar, qui fut plus tard archevêque aux Philippines, disait un jour à trois de ses compagnons, après l’avoir consulté : « C’est pourtant bien étrange qu’après avoir passé toute notre vie à étudier nous en sachions moins que ce jeune laïque. » Il avait un jour dit à un théologien profond des choses si admirables sur l’Apocalypse que celui-ci le pria de les lui écrire. Il le fit en moins de huit jours, sans être obligé de changer une seule lettre ; et tous ceux qui lurent cet écrit en furent dans l’admiration, et ne purent s’empêcher d’y voir l’effet d’une science infuse.
Outre la Bible, il avait lu encore beaucoup d’autres livres sur l’histoire ecclésiastique et profane. Il aimait beaucoup ce genre d’ouvrages, et cherchait à s’en procurer partout. On les lui prêtait volontiers, et il lisait des volumes entiers en trois à quatre jours. Sa manière de lire était très-extraordinaire, et pouvait passer pour surnaturelle ; car il lisait souvent en dix heures un livre qui aurait demandé à un autre plus d’un mois. C’est ainsi qu’il lut les écrits de sainte Thérèse en vingt heures à peu près ; et il en savait le contenu mieux que qui que ce fût. Son biographe fit à ce sujet plusieurs expériences très-curieuses. Un jour qu’il lui citait quelques passages de ces écrits, Grégoire continua la suite, comme s’il eût eu le livre sous les yeux. Il ne pouvait se lasser d’admirer et de vanter l’esprit de cette sainte. Dieu lui avait donné outre cela des connaissances extrêmement étendues. Il savait parfaitement toute l’histoire ancienne, les époques, les peuples avec leurs sectes, leurs coutumes et leurs arts, leurs rapports avec le peuple de Dieu, et parlait de toutes ces choses comme s’il les eût eues présentes. Il connaissait les prophéties des sibylles relativement au Sauveur, la vie des apôtres, celle des papes, de tous les fondateurs d’ordres, de tous les hérésiarques, l’histoire des empereurs, celle de l’islamisme, la mythologie, l’astronomie, la cosmographie et la géographie. Il avait construit lui-même une sphère, et dessiné une grande carte du monde, dont l’exactitude excitait l’admiration des savants. Après une discussion avec le pilote d’un vaisseau, qui prétendait que l’étoile polaire est immobile, il fit un instrument qui convainquit celui-ci de son erreur. Il était très-savant dans l’anatomie, et dit plus d’une fois à son biographe sur ce sujet des choses qui le plongèrent dans l’étonnement. La médecine lui était aussi familière ; et pendant qu’il était à l’hôpital de Guastepec il écrivit un livre où il avait recueilli une multitude de recettes très-simples pour les pauvres. Ce livre existe encore aujourd’hui, et les remèdes qu’il contient ont fait dans la suite bien des cures vraiment merveilleuses. Il avait étudié dans ce but les propriétés et les vertus des plantes : il savait même leur en communiquer de nouvelles. Mais rien de tout cela ne le détournait de son affaire principale ; et comme on lui demandait un jour si toutes ces choses ne lui donnaient pas quelque distraction, il répondit : « Je trouve Dieu en tout, dans ce qu’il y a de plus petit, comme dans ce qu’il y a de plus grand. »
Ce don, sous ces trois formes, apparaît d’une manière bien plus frappante encore en saint Thomas d’Aquin, ce profond penseur, qui, semblable à Salomon, a tout connu, depuis le cèdre du Liban jusqu’à l’hysope. Lorsqu’il dut passer sa thèse de docteur en théologie, il eut une vision qui lui fournit le texte de sa thèse et comme le symbole de toute sa vie, à savoir le treizième verset du psaume X : Rigans montes de superioribus tuis, de fructu operum tuorum satiabitur terra. À partir de ce moment jusqu’à sa mort, dans le cours de vingt ans à peu près, il écrivit cette masse innombrable d’ouvrages, remplis des choses les plus profondes, et dont l’étude demanderait aujourd’hui, à l’esprit le plus exercé, plus de temps qu’il n’en a mis lui-même à les écrire. Pendant qu’il les composait, il était presque toujours en extase ; et ceux qui vivaient avec lui savaient, pour ainsi dire, à chaque livre quelles visions il avait eues. Souvent il dictait à trois personnes à la fois sur des sujets différents ; de sorte que l’on voyait bien que sa science lui venait de la source même de toute vérité. Un artiste du moyen âge l’a représenté dans un tableau d’autel à Sienne recevant sur sa tête des rayons de lumière qui partent de Notre-Seigneur Jésus-Christ. D’autres rayons lui arrivent des deux côtés, des prophètes et des apôtres ; et d’autres enfin montent d’en bas vers lui, partant de Platon et d’Aristote. Un de ses secrétaires, le Breton Événus Garuith, assura même qu’un jour qu’il lui dictait quelque chose, à lui et à deux autres personnes, il s’endormit de fatigue, et qu’il continua de parler, en dormant, sur le sujet qu’il avait commencé, de sorte qu’on pouvait bien lui appliquer cette parole : « Je dors, mais mon cœur veille. »
Il possédait à un degré éminent le don de la prière, et c’est surtout devant le Saint-Sacrement qu’il avait coutume de prier. Souvent aussi il avait des ravissements pendant sa messe. Il donnait très-peu de temps au sommeil et aux autres nécessités de la vie ; et tout le reste était pour la prière, la prédication, la réflexion, la lecture et le travail. Il passait très-souvent la nuit dans l’église, prosterné devant les autels. Le frère Renaud, qui fut longtemps son compagnon inséparable, disait souvent aux autres religieux, après la mort du saint, en fondant en larmes : « Mon maître m’a défendu pendant sa vie de révéler les miracles dont j’ai été témoin dans sa personne ; et l’un de ces miracles, c’est que ce n’est point par l’étude, mais par la prière, qu’il a acquis sa science merveilleuse. Toutes les fois qu’il se proposait d’étudier, de lire, de dicter ou d’écrire sur quelque sujet, il commençait par prier, et il recevait la lumière dont il avait besoin ; de sorte qu’après s’être mis à genoux, incertain et hésitant, il se relevait parfaitement instruit de ce qu’il voulait savoir ; car le cœur et l’esprit s’appuyaient mutuellement en lui dans toutes ses actions. Un jour, continuait le frère Renaud, qu’il écrivait sur Isaïe, il arriva à un passage qu’il ne comprenait pas parfaitement. Il eut recours pendant plusieurs jours au jeûne et à la prière. Une nuit enfin après qu’il se fut mis au lit, je l’entendis parler sans distinguer avec qui : j’entendais seulement la voix, mais non les paroles. Lorsque l’entretien fut terminé, Thomas cria : Frère Renaud, levez-vous, allumez une lampe, prenez les feuilles où vous avez déjà écrit sur Isaïe, et préparez-vous de nouveau à écrire. » Le frère fit ce que le saint lui demandait ; et après qu’il eut écrit longtemps sous la dictée de Thomas, qui semblait lire dans un livre, tant les choses lui venaient facilement, celui-ci lui dit au bout d’une heure environ : « Allez-vous coucher maintenant, mon fils, car il vous reste encore beaucoup de temps. » Renaud, désirant connaître le secret du saint, qu’il ne faisait qu’entrevoir, se jeta à ses pieds tout en pleurs, et lui dit : « Je ne me relèverai pas que vous ne m’ayez dit avec qui vous avez parlé cette nuit. » Et il le conjurait au nom de Dieu de le lui dire. Thomas refusa longtemps de le faire en lui disant : « Mon fils, cette connaissance vous est inutile. » Mais enfin, craignant de mépriser le nom de Dieu, par lequel Renaud le conjurait, il lui avoua la vérité. Fondant en larmes, il lui dit : « Mon fils, pendant tous ces jours, vous m’avez vu triste à cause de l’incertitude où j’étais sur le sens de ce passage d’Isaïe, dont j’ai demandé à Dieu l’explication. Il a bien voulu me la donner aujourd’hui, et m’a envoyé les apôtres Pierre et Paul, par l’intercession desquels je l’avais prié, et qui m’ont appris ce que je cherchais. Mais je vous défends, au nom de Dieu, de parler à qui que ce soit pendant ma vie de ce que je viens de vous dire.
Une discussion théologique s’était élevée parmi les professeurs de l’université de Paris relativement à l’eucharistie, et tous étaient convenus de s’en rapporter à la décision de saint Thomas. Celui-ci accepta l’arbitrage qu’on lui proposait, et fit un travail sur la question controversée. Mais avant de le présenter à l’université il voulut avoir l’approbation de Celui dont il avait parlé dans ce traité. Il alla donc à l’église, devant l’autel du Saint Sacrement, posa dessus son écrit comme devant son maître ; puis, levant les mains vers le crucifix, il dit : « Seigneur, qui êtes vraiment présent dans ce sacrement, et qui opérez d’une manière si merveilleuse les œuvres pour lesquelles je vous consulte en ce moment, je vous en supplie, si ce que j’ai écrit de vous, et par vous, est vrai, daignez me le faire connaître. Que si, au contraire, il m’est échappé quelque chose de contraire à la foi et à la vérité de ce mystère, ne permettez pas que je le publie. » Quelques frères, qui l’avaient suivi en secret dans l’église, afin d’observer ce qu’il allait faire, virent tout à coup Notre-Seigneur se tenant au-dessus de l’écrit du saint ; et ils l’entendirent qui lui disait : « Ce que tu as écrit sur mon sacrement est vrai, et tu as résolu le problème qui t’a été proposé aussi bien qu’il est possible de le faire en cette vie. » Puis ils virent Thomas, ravi par cette vision, s’enlever de terre à une coudée de haut. Ils coururent aussitôt appeler le prieur du couvent et quelques autres frères, pour qu’ils pussent être témoins du miracle. Tous virent, et racontèrent à beaucoup d’autres dans la suite ce qu’ils avaient vu. Parmi eux était le frère Martin Scola, Espagnol, qui attesta le fait de son côté. Saint Thomas disant la messe à Naples, dans une chapelle du couvent, peu de temps avant sa mort, y fut touché d’une manière singulière ; et, à partir de ce moment, il interrompit sa Somme théologique à la question de la contrition. Renaud et les autres en furent extrêmement inquiets, et le premier lui en demanda instamment la cause. Il refusa longtemps de la lui dire ; mais enfin, après lui avoir fait promettre le silence, il lui dit : « Tout ce que j’ai écrit me paraît comme de la paille, comparé avec ce qui m’a été révélé. » Saint Anselme de Cantorbéry, cette autre lumière de l’Église, dont la pensée pénétrait jusqu’au fond le plus intime des choses, était extatique aussi, et recevait dans ses extases des lumières extraordinaires. C’est à elles qu’il devait cette subtilité et cette pénétration qui distinguent ses écrits.
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CHAPITRE XIX
Du don de prophétie et du pouvoir de guérir les malades. Sainte Hildegarde. Saint Sauveur d’Horta.
Le don de prophétie se distingue de la faculté qu’ont certains hommes de génie de pressentir les évènements futurs dans les causes qui les renferment, en ce que ceux-ci voient les choses dans leur propre lumière, tandis que les prophètes les voient en Dieu. Aussi leurs visions sont-elles beaucoup plus claires et plus sûres que celles des autres ; et c’est même à ces deux signes, comparés aux circonstances dans lesquelles la prophétie a été faite, et au degré de sainteté de celui qui l’a faite, que l’on peut distinguer celle-ci des prévisions du génie. Entre ces deux sortes de dons prophétiques, il existe un grand nombre de degrés intermédiaires. Nous pouvons au reste nous dispenser, après tout ce que nous avons dit plus haut sur ce point, de rapporter de nouveaux faits. Cependant nous citerons ici la prophétie remarquable que sainte Hildegarde nous a laissée dans son Heptachronon, où elle annonce, et dans l’Église et dans l’empire, des changements dont l’accomplissement était réservé à nos jours. « Il arrivera, dit-elle, à la fin de la cinquième époque, que le clergé et l’Église seront enveloppés dans les filets d’un schisme affreux et de la plus grande confusion ; de sorte qu’ils seront chassés des lieux qu’ils habitent. De même que la foi catholique, depuis les jours de son fondateur, s’est répandue peu à peu et par degrés, jusqu’à ce qu’enfin elle ait resplendi dans la justice et la vérité, ainsi, en ces jours de légèreté et de faiblesse, elle descendra par degrés de l’ordre et du droit. Les empereurs romains perdront aussi la puissance de la dignité royale par laquelle ils auront auparavant gouverné l’empire, et verront se ternir leur gloire ; de sorte que, par la permission de Dieu, leur pouvoir diminuera et dégénérera peu à peu dans leurs mains, à cause de leur vie tiède, servile, vaine, inutile et impure. Ils voudront encore être respectés et honorés par le peuple ; mais comme ils ne chercheront point son bonheur, ils ne seront point estimés par lui. C’est pour cela que les rois et les princes d’un grand nombre de peuples se sépareront de l’empire romain à son grand détriment. Car chaque pays et chaque peuple se choisira un roi particulier, et dira que l’immense étendue de l’empire romain est plutôt une charge qu’un honneur. Et l’ambition et l’avidité aveugleront tellement le cœur de ces nouveaux princes qu’ils refuseront d’agir conformément à la vérité qu’ils ont connue, et ne voudront pas apprendre des autres les choses qu’ils ignorent. Lorsque le sceptre impérial aura été partagé de cette manière, sans pouvoir être réuni, la tiare de la dignité apostolique sera déchirée aussi. Les princes, de même que les autres hommes, ecclésiastiques ou laïques, ne trouvant plus aucune religion autour d’eux, mépriseront son autorité, et se choisiront d’autres maîtres ou archevêques sous divers titres, dans les diverses provinces, et le pape tombera tellement de la haute dignité qu’il avait autrefois qu’il pourra garder à peine sous sa tiare Rome et quelque coin de terre aux environs. Or toutes ces choses arriveront en partie par les guerres, en partie par le consentement des États ecclésiastiques ou laïques ; car tous travailleront à l’envi pour que chaque prince temporel établisse et gouverne son royaume par sa propre puissance. Beaucoup d’hommes retourneront alors à la discipline et aux coutumes des anciens. Mais il ne s’écoulera pas beaucoup de temps jusqu’à ce que paraisse ce fils de la perdition et de l’infamie, qui s’élève au-dessus de tout ce qui est appelé Dieu, et jusqu’à ce qu’enfin Dieu le tue du souffle de sa bouche. »
Le don de guérir les malades, lequel se produit si souvent chez les mystiques, n’aurait besoin ici d’aucune mention particulière, si nous n’avions à citer un exemple on ne peut plus remarquable sous ce rapport. C’est celui de saint Sauveur d’Horta. Né en Catalogne, il reçut la première moitié de son nom par une sorte de pressentiment de ce qu’il devait être un jour, et la seconde de son entrée comme frère lai dans le couvent des Récollets, à Horta. Il avait fait son noviciat avec une grande ferveur, et s’y était exercé d’une manière admirable à la pratique de toutes les œuvres de charité et de miséricorde, soit envers les frères du couvent, soit à l’égard des personnes du dehors.
Le peuple sembla avoir deviné de bonne heure, par une sorte d’instinct, le don qui résidait en lui ; car peu de temps après qu’il eut fini son noviciat, les malades accouraient déjà en foule à Horta ; de sorte qu’un jour il s’en trouva deux mille ensemble dans le même lieu ; et il les guérit tous en les bénissant au nom de la sainte Trinité, après qu’ils se furent confessés et approchés de la sainte table. Il continua de guérir ainsi les malades pendant plusieurs années, et le nombre en monta une fois, à la fête de l’Annonciation, jusqu’à six mille. Bien plus, une autre fois, à Valence, sur la place devant le couvent de Sainte-Marie de Jésus, il se trouva plus de dix mille hommes, depuis le vice-roi jusqu’aux artisans, qui venaient recevoir sa bénédiction ou chercher la guérison de quelque maladie.
Il ne faut pas croire que les frères de son ordre vissent avec plaisir ce grand concours de peuple. Ils en étaient très-ennuyés, au contraire ; et pendant qu’il était encore à Horta, le provincial étant venu visiter le couvent, ils lui adressèrent leurs plaintes à ce sujet. Celui-ci, n’ayant pas de son côté confiance dans la chose, fit venir le saint au chapitre afin de l’éprouver, et lui dit d’un ton fâché : « J’espérais trouver la paix dans cette maison, et je la vois au contraire dans le trouble par votre faute. Dites-moi donc, frère Sauveur, qui vous a autorisé à vivre de cette manière ? N’avez-vous pas honte d’entendre dire partout : Allons trouver le saint à Horta ? Ils devraient bien plutôt dire : Allons à l’esprit malin qui trouble les frères d’Horta. Mais vous, mes frères, ne remarquez-vous pas comme il vous fait tort et vous humilie en s’attribuant exclusivement le privilège de faire des miracles, comme si vous n’étiez pas aussi saints que lui ? Mais je ferai en sorte, mon frère, que votre nom ne soit plus cité désormais, et je saurai bien mettre fin à vos miracles et à tout ce concours de peuple. Et d’abord, pour pénitence, vous recevrez la discipline ; puis vous changerez votre nom en celui d’Alphonse, et à minuit vous partirez sans rien dire, avec cette lettre, pour le couvent de Reus. » Sauveur courut à l’église sans répondre un seul mot, et se prosterna devant l’autel de la sainte Vierge pour prier ; puis, à l’heure qui lui avait été indiquée, il partit nu-pieds pour Reus, avec un frère lai, traversant en silence la foule qui était accourue de nouveau autour du couvent d’Horta. Il fit tout le voyage plongé dans une prière fervente.
Arrivé à Reus, il fut reçu par le gardien, devant le chapitre assemblé, avec ces paroles : « Pour empêcher ce brouillon de troubler le repos des frères par ses miracles, je le mettrai en un lieu où il ne pourra déranger personne. » Il le conduisit alors à la cuisine, et l’enferma en lui disant : « Faites la cuisine ici pour les frères, et opérez vos miracles, si vous voulez, parmi les assiettes et les plats. » Mais le matin, dès qu’il fit jour, le peuple de l’endroit accourut en foule au couvent, au nombre de plus de deux mille personnes, sans qu’on sût ni pourquoi ni comment. Tous, les malades surtout, demandaient le frère Sauveur. Les frères, ne comprenant rien à la chose, allèrent trouver le gardien. Celui-ci courut à la cuisine ; et pendant qu’il faisait une verte réprimande au pauvre frère à genoux devant lui, la foule brisa les portes, et le gardien fut obligé de lui amener Sauveur, à la condition que tous s’en iraient tranquillement à l’église. Le saint leur adressa quelques paroles bien simples, les bénit au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, et retourna à sa cuisine. Le grand nombre de béquilles, de ceintures, de bâtons qui furent laissés dans l’église témoigna de l’efficacité de sa bénédiction. Mais le gardien, à cette vue, s’écria : « Voyez-vous de quelles saletés ce frère remplit l’église, la changeant ainsi en une étable ? » Le couvent fut en repos pendant quelque temps ; mais dès que le peuple connut le chemin qui menait au saint, les processions recommencèrent. Pour y mettre fin, le provincial l’envoya à Barcelone, à Saragosse et ailleurs ; mais partout, au bout de quelque temps, c’était la même chose. Les malades campaient quelquefois sous des tentes quand ils étaient nombreux, et Daza, qui a écrit l’histoire de l’ordre, n’ose pas en fixer le chiffre, dans la crainte de ne pas être cru.
Pour l’arracher enfin à l’empressement des populations en Espagne, on l’envoya en 1565 à Cagliari, en Sardaigne, avec le P. Ferri, visiteur général de l’ordre. Là il fut ce qu’il avait été en Espagne, simple, ouvert dans ses rapports avec les hommes, austère envers soi-même, n’ayant point besoin de cellule, parce qu’il passait les nuits en prière dans l’église, et que le jour, quand il voulait prendre quelques moments de sommeil, il allait se cacher dans un coin du couvent. Tout le reste du temps, il le passait à travailler à la cuisine, ou au jardin, ou à la porte, distribuant des aumônes et bénissant le peuple. Il garda la chasteté pendant les quarante-sept ans qu’il vécut. Il fut souvent tenté. Sa patience et sa résignation ne se démentirent jamais parmi les persécutions nombreuses auxquelles il fut en butte. Il était compatissant pour les pauvres et pour les malades, et plein de zèle pour la conversion des pécheurs. Il eut des extases et des visions fréquentes, particulièrement devant l’image de la sainte Vierge ; et souvent, dans cet état, il fut élevé en l’air en présence de plusieurs milliers de témoins. Il eut le don de prophétie, celui de connaître les choses secrètes et de commander aux éléments ; et dans sa simplicité il était la merveille de son temps. Le nombre des malades de toute sorte qu’il guérit est incroyable. Il ressuscita même trois morts. Il mourut enfin lui-même en 1567, après avoir prédit l’heure de sa mort, et il opéra encore de nouveaux miracles du fond de son tombeau. (A. S., 18 mart.)
Beaucoup d’autres ont eu ce don, quoiqu’aucun peut-être ne l’ait possédé à ce degré, ou, ce qui est plus probable, n’ait osé l’exercer à ce point ; car ici, comme en autre chose, le ciel souffre violence, et n’accorde que ce qu’on lui arrache en quelque sorte par la foi. Ce don, au reste, a une partie de ses racines dans la nature ; et sous ce rapport il forme comme une sorte de talent naturel dans ces hommes, appelés de différents noms, selon la diversité des pays où ils vivent, qu’on nomme en Espagne Saludadores, et auxquels le peuple aime à s’adresser. Ces hommes se substituent alors aux malades, chez qui la force vitale est trop faible pour chasser de l’organisme la maladie qui le trouble. Pour qu’ils puissent produire cet effet, il faut qu’ils possèdent eux-mêmes une surabondance de vie, qui leur permette de communiquer aux autres de leur plénitude ; et c’est en cela précisément que consiste le don naturel qu’ils ont reçu. Mais il en est bien autrement du don surnaturel que nous trouvons chez les saints. Chez les premiers, Dieu n’agit que d’une manière générale, en tant qu’il est le principe de tout ce qu’il y a de bon dans l’univers ; mais la guérison est l’effet immédiat ou de la personne qui s’est substituée au malade, ou de la nature, lorsqu’ils se servent pour cela de quelque objet naturel, dans lequel la maladie passe comme par une sorte de transfusion. Mais chez les saints mystiques, l’opération divine est immédiate : c’est Dieu qui élève chez eux la vie à une plus haute puissance, et la rend ainsi plus mobile et plus énergique ; ou bien il se sert d’eux comme d’un instrument, par le moyen duquel il verse son action et son influence en ceux qu’il veut guérir. Si donc, dans le premier cas, l’exercice de ce don ne dépend point de l’état intérieur de celui qui le possède, et si on le trouve indistinctement chez les bons et les mauvais, il n’en est pas de même du don surnaturel chez les mystiques. On comprend, en effet, que, pour qu’ils puissent servir d’instrument aux opérations divines, il faut que rien ne puisse s’interposer entre eux et Dieu. Aussi l’Église, toutes les fois qu’elle a trouvé l’occasion de constater ce don chez les saints, a usé des plus grandes précautions, afin de s’assurer de son origine, et de donner à son propre témoignage toutes les garanties que l’on peut exiger en pareille circonstance. Elle commence donc toujours, en ces cas, par examiner scrupuleusement toute la vie de ceux qui ont possédé cette faculté supérieure. Il faut qu’ils aient pratiqué toutes les vertus morales et théologales dans un degré héroïque. Il faut qu’il soit parfaitement prouvé que cette faculté n’était point naturelle ; que la maladie a été ou sans remède ou très-difficile à guérir ; et les médecins sont appelés à donner leurs avis contradictoires sur ce point. Il faut que la maladie n’ait point été rendue à ce point que la science appelle acme ou crise, parce que, souvent alors, il se produit dans l’organisme un retour subit qui peut opérer la guérison. Il faut de plus qu’aucun remède n’ait été employé, ou que du moins ceux auxquels on a eu recours aient été impuissants. Il faut que la guérison ait été instantanée, complète, sans rechute. On étudie avec soin toutes les circonstances de la maladie, son origine, son cours, sa durée, le traitement auquel elle a été soumise, la constitution du malade, son imagination. Tout cela se fait en présence des commissions chargées d’instruire ces sortes de procès et des médecins qui leur sont adjoints ; et chaque témoin, avant de donner son témoignage, doit jurer qu’il ne dira que la vérité. On peut consulter à ce sujet l’ouvrage de Benoît XIV sur la canonisation des saints, liv. IV, p. 1.
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CHAPITRE XX
Du pouvoir de faire des miracles. Sainte Rose de Lima. Sainte Ida. Joseph de Copertino. Saint Hugues.
Le pouvoir de faire des miracles suppose l’empire sur la nature, par la puissance de celui qui l’a créée. Dieu a mis dans l’homme à l’origine les premiers germes de ce pouvoir en le créant dans le centre même de son royaume terrestre, et en lui soumettant ainsi tout ce qui était à la circonférence ; puis il lui conféra ce pouvoir d’une manière spéciale en le plaçant dans le paradis terrestre. Mais l’institution formelle de l’homme sous ce rapport ne devait avoir lieu que plus tard. Il fallait d’abord qu’il prêtât hommage à son créateur, et se rendît digne de l’honneur que Dieu lui accordait. Dieu lui avait donné l’empire non-seulement sur la nature inorganique, mais encore sur les animaux, qui déjà avaient avec lui certains rapports plus étroits par la vie organique qui leur est commune. Aussi les animaux semblent-ils avoir comme un secret instinct du pouvoir que Dieu a donné sur eux à l’homme, et comprendre jusqu’à un certain point ses commandements. Ils paraissent reconnaître en lui le centre auquel Dieu les a rattachés.
Mais les rapports qui unissent à l’homme la nature inorganique sont moins intimes ; car elle se rattache à un autre centre, et est gouvernée par d’autres lois. Si donc l’homme pouvait, en gardant la position centrale que Dieu lui avait donnée, exercer effectivement le pouvoir qu’il avait reçu sur les animaux, il ne pouvait trouver la même docilité dans la nature brute ; mais il lui fallait, pour se faire obéir, ou qu’il armât les puissances de la nature contre elle-même, ou qu’il appelât à son secours des puissances supérieures. Au reste l’institution de l’homme, comme roi et centre de la nature animée, n’a pu avoir lieu à cause du péché. Au lieu de prêter hommage à Dieu, il s’est révolté contre lui. Il a perdu par là sa position centrale, et par suite le pouvoir qu’il avait sur la circonférence. La nature inférieure, n’étant plus contenue par la main ferme de son maître, a débordé pour ainsi dire dans les sphères de la vie ; et c’est à peine si l’homme peut tenir sous sa dépendance ses sujets révoltés. S’il s’applique à dominer la nature dans sa propre personne ; s’il rend ainsi à Dieu l’hommage que lui a refusé le père de la race humaine, il est réintégré par là dans son ancienne dignité, selon la mesure de ses mérites ; et, plus il s’approche de Dieu, plus aussi la nature extérieure lui est soumise ; les animaux et les plantes semblent quelquefois alors reconnaître en lui l’empire qu’il a conquis sur eux.
Parmi les différents domaines de la nature qui formaient autrefois l’héritage de l’homme, le règne végétal forme comme la limite extrême, de sorte qu’on pourrait écrire en quelque façon d’un côté : Ici commence la nature inorganique ; et de l’autre : Ici commence la nature organique. Quoique la puissance primitive de l’homme se fasse moins sentir en ces domaines que parmi les animaux, nous pouvons néanmoins citer des faits qui prouvent que là encore il peut, par une union intime avec Dieu, reconquérir une partie du pouvoir qu’il avait autrefois. Ainsi on raconte dans la vie de sainte Rose de Lima qu’étant allée un jour au lever de l’aurore, selon sa coutume, dans la petite solitude qu’elle s’était faite en son jardin, elle invita les arbres, les arbrisseaux et les plantes à s’unir pour louer ensemble le Seigneur, en leur disant : « Que tout ce qui germe sur la terre loue Dieu. » Aussitôt toutes les branches s’agitèrent dans une sorte d’harmonie ; les fouilles, frappant les unes contre les autres, firent entendre dans le bosquet un sifflement universel, et les petites plantes elles-mêmes et les fleurs, penchant leurs têtes, célébrèrent aussi à leur manière les louanges de leur créateur. Si le fait est arrivé tel qu’il est rapporté, on peut l’expliquer par cet instinct qui attire les plantes vers la lumière, et qui les fait monter ainsi quelquefois à une hauteur considérable. Rencontrant dans la sainte une lumière supérieure, elles se sont senties attirées vers elle par un attrait plus fort que celui de la lumière matérielle ; et c’est ainsi que s’est produit en elles ce mouvement et ce développement inaccoutumé, comme sous le souffle d’un printemps d’une nature supérieure ; et ce développement continué plus longtemps aurait pu aller jusqu’à produire une véritable floraison. C’est de cette manière aussi que l’on pourrait expliquer cet autre fait raconté dans la vie de la même sainte. Elle avait planté dans son jardin trois romarins en forme de croix, et ils y étaient très-bien venus. Le vice-roi ayant désiré en faire planter un dans le jardin de la cour, il se flétrit aussitôt et périt ; mais replanté dans le jardin de Rose, il redevint plus beau qu’auparavant. Il en est de même de ces trois œillets qui poussèrent au milieu d’un buisson dans le mois de mai, qui est le temps de l’hiver au Pérou, peu de temps avant la fête de sainte Catherine, afin d’orner son image. On raconte dans la Vie des saints un grand nombre de faits de ce genre. Tantôt ce sont des tiges desséchées qui reverdissent et deviennent des arbres ; tantôt des troncs vivants, qui, maudits par un saint, se dessèchent à l’instant ou perdent leur fécondité, comme le figuier de l’Évangile ; ou bien encore des arbres, qui, bénis de nouveau après avoir été maudits, donnent de nouveau des fruits. Tantôt ce sont des plantes qui donnent des fleurs ou des fruits hors de saison, ou qui acquièrent des vertus médicinales qu’elles n’avaient point auparavant, ou qui semblent s’attrister ou pleurer à la mort des saints, ou qui, au contraire, reverdissent touchées par leur cadavre, ou bien encore qui croissent sur leur tombe. Quoique la légende et la poésie aient bien pu altérer une partie des récits que nous trouvons en ce genre dans les Vies des saints, ils sont toutefois si nombreux qu’ils supposent évidemment un fond de vérité, auquel le fil de la tradition populaire s’est attaché à l’origine, et auquel de nouveaux fils sont venus plus tard se rattacher de temps en temps.
Après les plantes, vient immédiatement, dans le règne organique, la classe des animaux inférieurs, tels que les insectes, les vers, les araignées et les autres bêtes de ce genre. Or la puissance de l’homme rétabli dans ses anciens droits par une grâce spéciale de Dieu se manifeste aussi dans ce domaine, comme le prouvent un grand nombre de faits. Ainsi l’on raconte de saint Ambroise, de saint Isidore, de saint Dominique, de saint Pierre de Nolasque, de Rita, que des abeilles, poussées comme par un instinct prophétique, ont déposé leur miel sur leurs lèvres, pendant qu’ils étaient encore enfants. Tous ces petits animaux suivent volontiers les saints dans leur solitude, et obéissent docilement à leur voix, sans jamais leur causer aucun dommage. Sainte Rose de Lima s’était fait dans le jardin de sa mère une petite cellule, où l’ombre des arbres et l’humidité du sol attiraient une foule de moustiques, qui venaient y chercher un abri contre la chaleur du jour et la fraîcheur de la nuit. Tous les murs en étaient couverts ; ils allaient et venaient continuellement par les fenêtres, et la cellule retentissait de leur murmure. Aucun d’eux ne touchait la vierge quand elle s’y trouvait. Mais si sa mère ou quelque autre personne venait la visiter dans sa solitude, ils accouraient à elle, la mordaient, afin d’en sucer le sang, et la laissaient couverte de plaies. Tous étaient étonnés qu’ils ne fissent aucun mal à la sainte ; mais elle leur disait en souriant : « Lorsque je me suis établie ici, j’ai fait un pacte avec ces petits animaux. Nous sommes convenus ensemble qu’ils ne me feraient aucun mal, et que je ne leur en ferais point de mon côté : c’est pour cela que non-seulement ils habitent en paix avec moi, mais qu’ils m’aident encore de tout leur pouvoir à louer Dieu. » En effet, toutes les fois que la vierge, entrant dans sa cellule, au lever de l’aurore, leur disait : « Allons, mes amis, louons Dieu », ils venaient aussitôt se placer en cercle autour d’elle et commençaient leur petit murmure avec un ordre et un accord tels qu’on aurait dit un chœur dirigé par un maître. Puis ils s’en allaient chercher leur pâture, et répétaient leurs chants le soir, sur l’invitation de la sainte, jusqu’à ce qu’elle leur imposât silence. Ce fait est cité par le pape Clément X dans sa bulle pour la canonisation de sainte Rose. Il en était de même à peu près de cette cigale qui avait établi sa demeure près de la Portioncule, devant la cellule de saint François d’Assise. Dès que le saint l’appelait, elle venait se poser sur sa main ; et, dès que le saint lui avait dit : « Chante, ma sœur, chante les louanges du bon Dieu », elle se mettait aussitôt à chanter jusqu’à ce qu’il l’eût congédiée.
Les animaux incommodes ou nuisibles éprouvent aussi quelquefois, mais d’une manière opposée, la puissance des saints. Saint Annon, disant la messe, venait de partager l’hostie et de la poser sur la patène, lorsqu’une grosse mouche de viande en mordit et en emporta une parcelle. L’archevêque consterné leva ses yeux et son cœur vers Dieu, afin d’implorer son secours. La mouche aussitôt vint rapporter sur la patène la parcelle qu’elle avait enlevée ; et lorsqu’elle voulut s’envoler, elle tomba morte sur l’autel. Les guêpes, les hannetons, les chenilles et surtout les sauterelles, quand elles viennent par bandes ravager les campagnes, éprouvent aussi quelquefois la puissance de la volonté humaine fortifiée par l’action surnaturelle de Dieu. Les araignées entrent elles-mêmes dans un commerce familier avec l’homme. C’est ainsi qu’elles arrachèrent le martyr saint Félix à ses persécuteurs en fermant avec leur toile la grotte où il s’était caché. Elles rendirent depuis le même service à Teuteria, qui était venu se réfugier dans la cellule de la bienheureuse Tusca, et à l’évêque Cainus, qui s’était caché dans un buisson. Tantôt ce sont des abeilles qui servent de messagers aux saints ; tantôt des papillons qui accourent en foule autour du lit d’un mourant, comme cela arriva pour saint Vincent Ferrier.
Après les insectes, viennent les amphibies et les poissons, puis les oiseaux ; et ici encore nous retrouvons les mèmes phénomènes. Jacques de Cerqueto, moine augustin, impose silence aux grenouilles qui le troublent pendant qu’il dit la messe. Elles se taisent également sur l’ordre du bienheureux Renaud, évêque de Ravenne, qu’elles incommodaient pendant qu’il prêchait. Les serpents quittent les lieux où les saints viennent s’établir. C’est ainsi qu’ils abandonnent l’île où saint Jules était venu planter la croix, et s’enfuient sur la montagne du Camuncino. Ils suivent tous docilement le bâton de l’abbé Heldrad de Novalèse, qui les conduit ainsi hors de la vallée de Brigantino. Le solitaire Godrich habite au milieu d’eux, vit dans leur familiarité, et les prend dans ses mains. Quand il est assis près du feu, ils viennent s’enrouler autour de ses pieds, et montent jusque dans ses plats. Ce commerce familier dura de longues années. Mais enfin le solitaire, craignant qu’ils ne le dérangeassent trop dans sa prière, leur défendit un jour d’entrer dans sa cellule, et depuis ce temps il n’en vit plus un seul.
Sainte Ida étant allée un jour laver du linge dans un étang, des poissons de toute sorte sortirent du fond de l’eau, comme attirés par une pâture. Ils entouraient la vierge, sautaient, dansaient autour d’elle. On eût dit qu’ils étaient heureux de la voir, et qu’ils voulaient l’honorer à leur manière. Ils accouraient à l’envi de tous les côtés, se succédant sans interruption. Dès que la sainte mettait les mains dans l’eau, ils s’attachaient à ses doigts. Elle les prenait l’un après l’autre, les posait devant elle sur la planche où elle était agenouillée ; et, loin de fuir devant elle, ils s’attachaient à sa main, comme des enfants au sein de leur mère, et ne partaient que lorsqu’elle leur avait donné congé. Gondisalvo Amaranthi, embarrassé un jour comment il nourrirait ses domestiques, s’en alla tout troublé vers la rivière de Tamaco. À peine avait-il fait le signe de la croix sur celle-ci qu’elle se couvrit de poissons. Le saint en prit ce qui lui était nécessaire, et renvoya les autres au fond de l’eau. (A.S., 19 jan.)
Déjà l’antiquité reconnaissait comme un instinct prophétique dans les oiseaux qui, habitant les airs, semblent tendre toujours en haut. Aussi, c’est surtout parmi les oiseaux que nous trouvons le plus souvent cette familiarité mystérieuse avec les hommes qui, se détachant de la terre, dirigent toutes leurs pensées vers le ciel. Saint Joseph de Copertino nous offre sur ce point un des exemples les plus remarquables. Comme il montait quelquefois dans les arbres, soit pour y méditer plus à son aise, soit pour quelque autre cause, il y trouvait souvent des nids, surtout de chardonnerets. Les oiseaux, loin de s’effrayer, se laissaient prendre par lui, et il pouvait leur faire ce qu’il voulait. Lorsqu’il allait prier ou méditer dans le jardin, près de la petite chapelle où il avait coutume de dire la messe, ils volaient familièrement autour de lui en chantant. Quelquefois il leur disait : « Allons, petits oiseaux, chantez, chantez gaiement ; ne craignez pas de me déranger. » Aussitôt ils se mettaient à chanter plus haut, et redoublaient d’ardeur. – Un jour que, balayant l’église de Grotella, il emportait par humilité les balayures dans sa main, un bel oiseau d’un plumage bleu clair, comme on n’en avait jamais vu auparavant, vola sur sa main, comme s’il eût voulu chercher quelque chose à manger. Le saint, après l’avoir caressé quelque temps, le laissa s’envoler. Les oiseaux exécutaient docilement tous ses ordres. – Fabiani Cerusico à Grotella, que le saint connaissait très-intimement, avait un linot dans une cage à sa fenêtre. Un merle vint sur la cage. Joseph lui dit : « Je t’ordonne d’entrer ici dans cette chambre. » Le merle vola contre la fenêtre, et, la trouvant fermée, se mit à frapper les vitres de son ber et de ses ailes. Un jeune gentilhomme, nommé Leonelli, parlait un jour au saint de sa chasse. Joseph le pria de lui apporter un oiseau qu’il pût garder dans une cage. Le jeune homme lui apporta donc un linot. Mais pendant la route il heurta par hasard contre quelque chose ; de sorte que la porte de la cage où était l’oiseau s’ouvrit, et celui-ci s’envola. Désolé, il le suivit des yeux ; et l’ayant vu se poser sui un mûrier qui était tout près de là, il mit la cage par terre, et dit à l’oiseau en pleurant : « Reviens, reviens petit oiseau, le P. Joseph veut t’avoir. » L’oiseau aussitôt se mit à faire des cercles en voltigeant, et rentra dans la cage. Le jeune homme le porta alors plein de joie au saint.
Joseph avait donné un jour la liberté à un pinson, en lui disant : « Va jouir du bien que Dieu t’a donné : je ne demande de toi qu’une chose, c’est que tu reviennes quand je t’appellerai, afin de louer le Seigneur avec moi. » À partir de ce moment, l’oiseau se tint dans le jardin qui était tout près de là, et revenait exactement toutes les fois que le saint l’appelait. – Il avait depuis longtemps en cage un autre oiseau, qui lui chantait dès le matin : « Frère Joseph, dis ta prière ; frère Joseph, dis ta prière. » Cet oiseau, que le saint aimait beaucoup, était dans une cage suspendue à la fenêtre de sa chambre qui donnait sur un bois. Un oiseau de proie accourut un jour sur la cage. L’oiseau appela son maître par ses cris et le battement de ses ailes. Celui-ci accourut ; mais il était trop tard, l’oiseau était déjà mort. Le saint, voyant l’autre qui voltigeait encore autour de la cage, lui cria : « Ô voleur, c’est toi qui m’as tué mon oiseau ; viens que je te tue à ton tour. » L’oiseau vint aussitôt, comme contraint par une puissance supérieure, et se posa sur la cage comme s’il eût été mort. Joseph lui donna deux ou trois petits coups avec la main, et lui dit ensuite : « Va-t’en ; je te pardonne pour cette fois, mais ne recommence pas. » Il promit un jour aux religieuses de Sainte-Claire à Copertino de leur envoyer un oiseau qui les avertirait de louer Dieu. Toutes les fois, en effet, qu’elles chantaient les heures, un oiseau de la forêt arrivait et se mettait à chanter. Bien plus, un jour, deux novices disputant ensemble, l’oiseau se mit à voler entre elles, faisant tout son possible avec ses ailes et ses griffes pour les apaiser. Une des deux l’ayant chassé en le frappant, il s’envola et ne revint plus, après être venu pendant cinq ans familièrement dans le monastère. Les sœurs consternées confièrent leur peine au saint. « Vous n’avez que ce que vous méritez, leur dit-il. Pourquoi avez-vous chassé l’oiseau ? » Il leur promit cependant de le leur renvoyer. En effet, au premier signal des heures dans le chœur, l’oiseau revint chanter à la fenêtre, et fut plus familier encore qu’auparavant. Les religieuses, pour s’amuser, lui avaient attaché une petite sonnette au pied. L’oiseau ne paraissant point le jeudi et le vendredi saint, elles s’adressèrent encore au saint, qui leur dit : « Je vous l’ai envoyé, non pour qu’il sonne, mais pour qu’il chante : il n’est pas venu ces jours, parce qu’il garde le tombeau de Notre-Seigneur ; mais je ferai en sorte qu’il revienne. » Il revint, en effet, et demeura longtemps encore dans le monastère.
Le naturel des oiseaux se peint ordinairement dans le genre de services qu’ils rendent aux saints. On aperçoit même un certain rapport mystérieux et symbolique entre leur naturel et le caractère du saint avec lequel ils sont familiers.
Les aigles et les autres grands oiseaux de proie remplissent ordinairement les fonctions de pourvoyeurs. Ils apportent à l’évêque Cuthbert, à saint Corbinien, à saint Étienne de l’ordre de Cîteaux des poissons dans leurs voyages. D’autres fois, quand un saint est fatigué par la marche ou la prédication, ils le rafraîchissent en battant des ailes au-dessus de sa tête. Oubliant leur naturel sauvage, ils l’accompagnent dans ses excursions. Un laboureur, voyant un aigle dans un champ, le conjura au nom du vénérable Jean Dominicain. L’oiseau s’étant laissé prendre, le paysan en fit présent à ce saint homme, et il le suivait dans ses missions, volant devant lui, assistant tranquillement à tous ses sermons, et battant joyeusement des ailes quand ils étaient finis. (Cantinpré.)
Un jour que Jacques de Stephano était allé dans les champs, il se vit tout à coup environné d’une bande de tourterelles sauvages. Des chasseurs voulurent tirer de loin ; mais il les en empêcha, disant que ces oiseaux étaient sous sa protection. Les tourterelles, comme si elles l’eussent compris, se mirent à voler autour de lui et à le caresser, au grand étonnement de tous les témoins ; et cela se répéta plusieurs fois. Sur son ordre elles accouraient aussitôt, venaient se poser sur ses épaules, et semblaient comprendre non-seulement sa voix, mais encore ses moindres signes ; de sorte que le bruit courut qu’elles lui servaient de messagers et lui portaient ses lettres. (Sylos.) Plus d’une fois on vit des colombes blanches voler autour de la tête des saints, pendant qu’ils prêchaient ou disaient la messe, et des corbeaux ou des pies rapporter ce qu’ils avaient volé. Les hirondelles vivent dans la plus intime familiarité avec le solitaire Gutlach. Lorsqu’elles reviennent au printemps, elles se posent sur ses épaules et sur ses bras en chantant, jusqu’à ce qu’il leur construise une espèce de nid ; et c’est alors seulement qu’elles osent bâtir près de lui leur demeure. Quelquefois cependant elles troublent par leur babil le service divin ; et nous voyons alors saint François d’Assise et Gandolphe de Benasco leur imposer silence. Sainte Brigitte de Kildar appelle des oies sauvages qui nageaient dans un lac voisin ; elles accourent aussitôt, se laissent caresser par elle et s’en retournent. Sainte Wériburge fait chasser par sa servante des oiseaux qui ravageaient ses moissons. Christine l’Admirable appelait souvent autour d’elle dans les champs les plus beaux oiseaux de toute espèce, et s’asseyait au milieu d’eux, comme une poule au milieu de ses poussins, les caressant avec la main et les baisant. Pendant que sainte Jutte était sur son lit de mort, une bande d’oiseaux de toutes sortes accourut à sa fenêtre, et ravit de ses chants tous les assistants, jusqu’à ce que la cloche eût annoncé sa mort. Toutes les fois que saint Ubald de Florence travaillait dans son jardin, il était entouré d’oiseaux qui venaient se poser sur sa tête et ses mains. On raconte la même chose des prêtres Juste et Aventin, du saint abbé Vital, des saints Herculan, Maxence, Remy, Albert, Malaric, Marian, de Béatrix de Nazareth et d’autres, à qui les oiseaux venaient chanter leurs plus beaux chants en mangeant dans leurs mains.
On raconte de saint Hugues, évêque de Lincoln, que le jour où il arriva dans cette ville, après sa consécration, il y vint en même temps un cygne qu’on n’avait jamais vu auparavant, et qui tua tous les cygnes qu’il trouva, à l’exception d’une femelle. Il ne se montrait doux et familier que pour l’évêque ; il venait manger dans sa main, cachait sa tête et son cou dans ses larges manches, et restait près de lui jour et nuit comme un fidèle gardien. Lorsque l’évêque partait pour quelque voyage, le cygne retournait à son étang ; mais il annonçait trois ou quatre jours d’avance, par ses cris, ses allées et venues, et d’autres mouvements inaccoutumés, le retour du saint ; de sorte que les serviteurs avaient coutume de se dire : « Mettons tout en ordre, l’évêque va bientôt venir. » Lorsque celui-ci revint pour la dernière fois, peu de temps avant sa mort, le cygne n’alla point à sa rencontre ; les serviteurs eurent beaucoup de peine à le lui amener, et lorsqu’il le vit il ne témoigna aucune joie, et s’en alla aussitôt, triste et la tête baissée, comme s’il eût été malade. 1l resta plusieurs années encore dans le château après la mort du saint.
Parmi les quadrupèdes, les lions surtout ont vécu familièrement avec les solitaires du désert ; et ce n’était assurément pas la crainte qui les avait ainsi apprivoisés. Plusieurs des récits qui nous sont parvenus à ce sujet portent, il est vrai, l’empreinte de la légende ; mais il en est d’autres qui reposent évidemment sur des faits réels, et ils nous sont confirmés d’ailleurs par ce que les actes des martyrs nous racontent en ce genre. Dans le Nord, nous voyons, dès les temps les plus anciens, des ours se soumettre avec docilité aux messagers de la foi, quand ils les rencontrent dans leurs voyages, ou aux ermites qui vont s’établir dans les forêts. Ici c’est un ours qui dévore le mulet de saint Corbinien allant à Rome, et qui se charge de porter lui-même ses bagages. Là c’en est un autre qui, ayant pris un bœuf attelé au chariot de saint Ferrin, se laisse atteler à sa place. Ailleurs c’en est un troisième que saint Colomban chasse de sa grotte. On cite beaucoup d’autres faits de même genre des saints Romède, Mena, Donat, Basole, Gal, etc. Ici ce sont des loups qui, poursuivant une biche jusque dans le voisinage de l’église du saint abbé Launomar, lâchent leur proie sur son ordre, et retournent dans le désert. D’autres sont forcés de rapporter les brebis ou les enfants qu’ils ont volés. Le loup de saint Norbert garde lui-même les troupeaux, les suit jusqu’à l’étable, et gratte à la porte jusqu’à ce que le saint lui ait fait donner un morceau de viande pour récompense. Un cerf vient se coucher aux pieds de saint Bassien. Un autre, sur l’ordre du bienheureux Thomas de Florence, se laisse mettre la bride et sert les frères du couvent. Des taureaux furieux sont apaisés par un seul mot. Saint François de Paule choisit dans un troupeau de bœufs sauvages qui paissait dans les prairies du baron de Cesaro, après en avoir obtenu la permission de celui-ci, deux de ces animaux, et les conduit comme des agneaux devant lui. Mais de tous les animaux, celui qui reçoit le plus facilement l’influence surnaturelle des saints, c’est le cheval, qui déjà naturellement est à l’égard de l’homme dans une sorte de rapport magnétique. Ainsi le cheval de saint Walen, terrible et indomptable pour tous les autres, était à son égard d’une docilité merveilleuse ; de sorte que souvent, lorsque le saint avait de la peine à monter, il se mettait à genoux devant lui, et marchait ensuite comme un agneau, ralentissant sa marche quand il dormait, et la hâtant quand il était éveillé, afin de regagner ceux qu’il avait laissé prendre les devants. Après la mort de son maître, il maigrit, devint triste et ne fut plus bon à rien. Il en était ainsi, au rapport de saint Bernard, du cheval de l’évêque Malachie, qui avait d’abord un pas dur et fatigant, et qui, une fois monté par le saint, prit une allure douce et légère. Bien plus, de noir qu’il était, il devint blanc, et garda cette couleur jusqu’à sa mort. Le cheval du prieur Wéric, quand il portait son maître, s’arrêtait devant tous les pauvres gens, tandis qu’il passait au galop devant les gens fiers ou bien mis. La reine ayant envoyé à l’évêque Samson un cheval furieux, avec une mauvaise intention ; le prélat se contenta de faire le signe de la croix sur le front de l’animal, qui devint aussitôt doux et tremblant, osant à peine faire un pas, au grand étonnement de tous les témoins. La même chose arriva, dans des circonstances semblables, à saint Fortunat et au prêtre Jean. Il en est de même des chiens, qu’une parole d’un saint a bien souvent arrêtés tout à coup, pendant qu’ils poursuivaient quelque gibier, malgré tous les efforts des chasseurs pour les exciter.
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TABLE DES MATIÈRES
CONTENUES DANS LE PREMIER VOLUME
PRÉFACE DU TRADUCTEUR
INTRODUCTION
REMARQUES DU TRADUCTEUR
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LIVRE PREMIER.
DE LA BASE RELIGIEUSE ET ECCLÉSIASTIQUE DE LA MYSTIQUE.
CHAPITRE PREMIER.
Comment la mystique a ses racines dans les Évangiles
CHAPITRE II.
Développement de la vie chrétienne parmi les moines et les solitaires. Saint Paul, premier ermite. Les moines du désert. Les moines d’Oxyrinque. La règle de saint Pacôme. La vie des moines du désert.
CHAPITRE III.
La mystique dans le désert. Saint Antoine. Du don des miracles. Do pouvoir sur les animaux. Du don de prophétie, de clairvoyance. Du pouvoir de discerner les esprits, de guérir les malades. De l’extase.
CHAPITRE IV.
La mystique considérée dans les martyrs. De leur impassibilité. Du don de prophétie. Des visions. Sainte Perpétue.
CHAPITRE V.
La mystique spéculative des premiers temps du christianisme. Les néo-platoniciens. Las livres de Denys l’Aréopagite.
CHAPITRE VI.
Comment, au milieu des ruines du monde antique, l’humanité fut renouvelée par le christianisme. Des incursions des barbares. De la mystique en Irlande. Saint Ansgar. Saint André de Sali. Scot Érigène et ses ouvrages.
CHAPITRE VII.
Second degré et développement de la mystique dans l’histoire par la voie illuminative. Saint Bernard ; sa vie et ses ouvrages.
CHAPITRE VIII.
Du troisième degré et de la perfection de la vie mystique dans son développement historique. L’Église et l’État. Les corporations. La chevalerie. L’islamisme et les croisades. Mystique de l’art chrétien. Le poème de Titurel et le saint Gral. La scolastique. Saint Thomas et le Dante.
CHAPITRE IX.
Do développement de la mystique parmi les ordres modernes. Réformes de la discipline religieuse. Ludolf. Saint Romuald. Saint Alfer. Saint Gualbert. Saint Étienne. Saint Bruno. Saint Robert. Des ordres militaires. Robert d’Arbrissel. Guillaume de Poitiers. Saint Norbert. Saint Dominique. Saint François. Saint Bernardin de Sienne. Saint Philippe Benizi. Saint Célestin V. Saint Sylvestre. Saint Jean de Matha. Saint Pierre Nolasque.
CHAPITRE X.
Développement de la mystique dans la solitude du cloître. Sainte Hildegarde. Les monastères d’Unterlinden, de Thoss, de Schonensteinbach, d’Adelhausen, de Waldsassen. Les Béguines. Hugues et Richard de Saint-Victor.
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LIVRE II.
LA MYSTIQUE PURGATIVE.
CHAPITRE PREMIER.
Comment l’homme entre dans les voies mystiques. Du choix, de l’initiation et des premiers pas qu’il fait dans ces voies.
CHAPITRE II.
Vocation des hommes. Saint Joseph de Copertino. Jean d’Erfurt. Gille Vailladoros. Fr. de Grotti. Am. Sansedonio. Herman Joseph.
CHAPITRE III.
Vocation des femmes à la vie mystique. Sainte Catherine de Sienne. Sainte Rose de Lima. Osanna Andreasi. Jeanne Rodriguez. Oringa. Dominique de Paradis. Christine de Stumbelen.
CHAPITRE IV.
Rapports de l’homme mystique à l’égard de Dieu, du monde et de soi-même.
CHAPITRE V.
Comment la mystique règle et purifie l’appétit nutritif. Sainte Rose. Lidwine. Saint Joseph de Copertino. Nicolas de Flue. Sainte Catherine de Sienne.
CHAPITRE VI.
Comment la mystique règle les rapports entre la veille et le sommeil. Comment elle fait supporter avec patience les maladies, ou inspire la pensée d’en demander à Dieu de nouvelles. Marie Bagnésie. Lidwine. Colette de Gand. Sainte Rose.
CHAPITRE VII.
Comment la mystique purifie et discipline la vie moyenne. Des pénitences et des mortifications. Suso. Sainte Rose. Saint Dominique l’Encuirassé. François de la Croix. Françoise du Saint-Sacrement.
CHAPITRE VIII.
Courage et résignation dans l’adversité des âmes que Dieu appelle à ls vie mystique. Agathe de la Croix. Jeanne Rodriguez. Colombe de Rieti. Lidwine. Colette de Gand. Ursule de Parme. Pierre de Milan.
CHAPITRE IX.
Des œuvres de charité. Sainte Catherine de Sienne. Sainte Rose. Saint Pierre d’Alcantara.
CHAPITRE X.
Comment la mystique discipline et purifie l’homme supérieur.
CHAPITRE XI.
Recueillement des puissances supérieures en Dieu par la prière et la charité. Sainte Rose de Lima. Sainte Catherine de Gênes.
CHAPITRE XII.
Une rétrospective sur le développement de la vie mystique. Marie d’Agréda.
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LIVRE III.
L’ÂME REÇOIT PAR LA MYSTIQUE UN ATTRAIT
ET DES LUMIÈRES D’UN ORDRE SUPÉRIEUR.
CHAPITRE PREMIER.
Des phénomènes produits par la mystique dans les régions inférieures de l’homme. Saint Philippe de Néri.
CHAPITRE II.
Comment la mystique transforme dans l’homme le système qui sert à l’assimilation. Marie d’Oignies. Bernard de Corléon.
CHAPITRE III.
Comment la mystique transforme la vie des organes de la respiration. Saint Colombin. Saint Jérôme de Nami. Jeen le Confesseur. Sainte Catherine de Gênes. Saint Stanislas Kostka. Sainte Madeleine de Pazzi. Saint Gerlach. Félix BarbaNaria. Pierre d’Alcantara. Ursule Benincasa. Jacoponi de Todi. JoSeph de Copertino.
CHAPITRE IV.
Comment la mystique modifie et transforme les systèmes nerveux et vasculaire. De l’odeur de sainteté. Lidwine. Venturini de Bergame. François de Bergame. François de Paule. Joseph de Copertino, Barthole, etc. Formation de l’huile mystique. Madeleine de Pazzi. Félix de Cantalice. Fr. Olympe. Sainte Ludgarde. Agnès de Monte-Pulciano.
CHAPITRE V.
De la souplesse et de l’agilité du corps chez les saints. Marie d’Agréda. Ida de Louvain. Sainte Colette. De l’incorruptibilité. Sainte Catherine de Bologne.
CHAPITRE VI.
Phénomènes mystiques dans la partie moyenne de l’homme. Comment la mystique modifie les organes du mouvement. Saint Philippe de Néri. Joseph de Copertino. Sainte Ida.
CHAPITRE VII.
Comment la mystique change les puissances affectives de l’âme. De la jubilation mystique. Marie d’Oignies. Du don des larmes. Sainte Rose de Lima. Rinlinde de Billingen. Véronique de Binasco, etc.
CHAPITRE VIII.
Comment la mystique transforme et élève les fonctions des sens. Du toucher. Marie d’Agréda. Rose de Lima. Du goût. Lucie d’Adelhausen. Angèle de Foligno. Sainte Ida.
CHAPITRE IX.
Comment la mystique transforme les sens de l’odorat et de l’ouïe. Gille de Reggio. Catherine de Sienne. Philippe de Néri. Herman Joseph. Jérôme Gratien. Suso. Joseph de Copertino, etc.
CHAPITRE X.
Des phénomènes produits par la mystique dans le sens de la vue. De la faculté de lire dans l’âme des autres hommes. Saint Joseph de Copertino. De la faculté de voir Notre-Seigneur dans l’Eucharistie. Véronique de Binasco. Pierre Tolosan. Catherine de Sienne. Marie d’Oignies. Métamorphose mystique. Catherine de Sienne. Rose de Lima. Marie Villana. De la faculté de se rendre invisible, soi ou les autres.
CHAPITRE XI.
Des effets produits par la mystique dans le sens commun. De la faculté de sentir de loin l’Eucharistie. Sainte Ida. Julienne. Casset. Fr. Borgia. Marie d’Oignies. De la faculté d’attirer l’Eucharistie. Sainte Thérèse. Élisabeth de Jésus. Catherine de Sienne. Saint Hippolyte. Véronique Giulani. Julienne Falconieri. De la faculté de pénétrer les esprits. Jean de Sagonte. Julienne. Colette. Saint Thomas d’Aquin. Fr. de Paule. Fr. Olympe. Joseph de Copertino. De la faculté de voir à distance et de lire dans l’avenir. Alpède de Cadoto. Élisabeth de Schonau. Pie V. Saint Dominique. Saint Antoine de Padoue. Laurent Justinien. Philippe de Néri. Ignace de Loyola.
CHAPITRE XII.
Phénomènes mystiques dans les régions supérieures et spirituelles, dans la faculté qui perçoit les objets et dans l’imagination. Des sons qui se font entendre quelquefois dans la région du cœur. Catherine de Sienne. Stéphanie Qninzani. Ursule Bénincasa. Colombe de Rieti. Élisabeth de Thuringe. De la langue mystique. Sainte Hildegarde.
CHAPITRE XIII.
Des influences de la vie mystique dans le domaine des arts. Des arts plastiques. Angélique de Fiesole. Jacques le Teutonique.De la musique. Sainte Catherine de Bologne. Saint Herman Joseph.
CHAPITRE XIV.
De la poésie chez les mystiques. Cedmon. Joseph l’hymnographe. Jacoponi.
CHAPITRE XV.
De l’éloquence chez les mystiques. Saint Vincent Ferrier.
CHAPITRE XVI.
Comment la mystique élève et transforme les plus hautes facultés de l’esprit.
CHAPITRE XVII.
Des dons gratuits. Da don de discernement des esprits. Du don des langues. Saint Pacôme. Saint Dominique. Saint Vincent Ferrier. Saint Antoine de Padoue. Saint François-Xavier. Sainte Colette. Sainte Claire de Monte-Falcone. Jeanne de la Croix.
CHAPITRE XVIII.
Des dons de foi, de sagesse et de science. Rupert de Deutz. Dilson. Candide. Albert le Grand. La Dominicaine Marguerite. Catherine de Cardone. Ida de Louvain. Osanna de Mantoue. Catherine de Sienne. Rose de Lima. Grégoire Lopez. Thomas d’Aquin.
CHAPITRE XIX.
Du don de prophétie et du pouvoir de guérir les malades. Sainte Hildegarde. Saint Sauveur d’Horta.
CHAPITRE XX.
Du pouvoir de faire des miracles. Sainte Rose de Lima. Sainte Ida. Joseph de Copertino. Saint Hugues.
FIN DE LA TABLE DU PREMIER VOLUME.
1 On sait aujourd’hui que la légendaire peur de l’an mille n’a jamais existé. Elle est dorénavant consignée au dossier des fariboles de l’histoire. (Note de Biblisem.)