Théâtre en France occupée
par
Elizabeth GOULD
J’ai connu Dullin en 1936 à ce moment de l’année où Paris devient éblouissant et semble éclater dans tous ses bourgeons d’une vie nouvelle. Dullin, travaillant, absorbé dans son art, assis, tout recroquevillé sur le plateau, une longue écharpe rouge enroulée autour du cou, qui traînait jusqu’à terre... reprenant dix fois de suite une scène de Jules César, ou bien arpentant, désespéré, les bras au ciel, gémissant d’une voix bien à lui : « Mais non, mais non, mon petit, ce n’est pas ça... » un long soupir navré, puis, se consolant soudain : « Allons, recommence-moi ça. » Changeant pour la nième fois sa mise en scène du rêve de Richard III, cherchant, cherchant toujours le meilleur mouvement, la meilleure façon de créer l’illusion, d’animer la vérité d’un texte, d’exprimer l’intention d’un auteur. Je le vois recevant un cadeau de toute sa troupe avec une émotion d’enfant timide... et pendant les représentations de Richard III, se précipitant dans la cour aux entractes, en plein hiver, pour voir son cheval malade, tournant autour de la malheureuse bête, faisant des recommandations, agité, inquiet. Et cette cour de L’Atelier... cette cour encombrée, à demi découverte au ciel, ressemblant plutôt à un vieux débarras de ferme plein d’objets informes et méconnaissables. Mais c’est de cette cour sans prétention que sortaient en grande partie les décors pleins de magie qui meublaient la scène de L’Atelier, où, sous de mystérieux éclairages vivaient mille personnages fantastiques..., et comment ne pas s’émerveiller devant ce petit plateau simple et un peu gris qui devenait sous la volonté de Dullin un champ de bataille à perte de vue, ou alors une place publique dans Rome, peuplée d’une foule agitée de vingt personnes qui semblait s’étendre en vagues houleuses bien au-delà des coulisses.
Ma pensée s’arrête, et brusquement, au milieu d’une gaie succession de souvenirs se fait un vide. C’est le 14 juin, 1940. L’abîme... la débâcle... l’éternité d’une seconde dans laquelle le visage de la France fut transformé, et tout cela, toute cette activité insouciante et spontanée fait partie maintenant d’un autre temps, d’une époque qui cessa d’exister ce jour-là, ce jour où les Nazis sont entrés dans Paris. Le jour qui plongea la France dans la plus grande tragédie de son histoire.
Le théâtre ? Il entra comme le reste dans une période de compromis, d’efforts entourés de complications imposées par les circonstances de l’occupation : Führer de théâtre, censure de pièces, recettes contrôlées. La propagande nazie y mit le nez, et le public n’eut qu’à se plier au nouvel état de choses ou bien rester chez soi.
On y travaille, certes, surmontant patiemment les obstacles complexes et innombrables pour conserver la flamme de l’art théâtral français ; pour aller même encore de l’avant, en dépit de tout..., s’efforçant de vaincre les difficultés insoupçonnées dressées sur le chemin de quiconque veut tenter un effort dans quelque domaine que ce soit.
Vous dirai-je que les spectacles à Paris gardent tout leur intérêt, tout leur attrait ! C’est vrai. En dépit des salles non chauffées, des uniformes verts et des crânes rasés ; en dépit de la censure étroite qui s’exerce sur le choix des pièces et des interprètes ; en dépit de ce führer de théâtre d’outre-rhin, de ces recettes contrôlées ; en dépit des exaspérants et interminables malentendus sur des détails qui mettent les directeurs de théâtre constamment en face de l’autorité ennemie ; en dépit même des compromis pénibles auxquels on est soumis pour arriver à monter une pièce. Le génie français triomphe toujours et domine par la persévérance, par d’inlassables efforts, toutes les contingences matérielles.
Je suis allée pour la première fois au théâtre pendant l’occupation un soir du mois d’août, 1940. Sacha Guitry présentait à la Madeleine son film Ceux de chez nous, ce document unique qui réunit dans une série de courts métrages une douzaine des plus grandes célébrités françaises de l’époque, autour de 1914. Guitry accompagnait cette présentation d’une causerie qui mettait en relief ses personnes par une suite de petites anecdotes vives et spirituelles. C’était si parisien, plus, si essentiellement français... Dans une loge de côté je voyais le profil austère et immobile d’un officier allemand – ma pensée fut : « Comme il doit se sentir loin de tout cela ! Même s’il comprend le français, il ne peut rien apprécier de ce qui en est la substance. Que vient-il faire ici ? »
Grand nombre de Parisiens ont pris le parti de ne pas sortir le soir, d’abord pour éviter le contact de l’ennemi, ensuite parce que c’est devenu une aventure pénible et ingrate. Les rues sont noires... Comme moyen de transport, il n’y a que le métro ; et pour avoir « la dernière correspondance » entre onze heures et minuit, c’est une course précipitée à la sortie des théâtres. Tout le monde s’entasse. On retrouve les acteurs qu’on vient d’applaudir sur la scène encore maquillés. Les spectateurs qu’on a croisés dans le foyer aux entractes vous écrasent les pieds avec mille regrets. On échange des sourires à cache-cache avec des amis à l’autre bout du wagon. On frôle au passage les inévitables uniformes verts dans la suprême bousculade pour descendre à la bonne station. On rentre épuisé à la maison, trébuchant à la faible lueur d’une lampe de poche...
Je vois encore le visage triste et obscurci de Paris, la nuit de mon départ. Je cherchai éperdument à fixer une dernière impression, un dernier adieu, là, dans cette rue de Rivoli aux arcades sombres. Je voyais en face se dessiner indistinctement dans le noir les grilles des Tuileries. Plus loin, vers la statue de Jeanne d’Arc, une lumière bleue perçait la nuit d’un œil morne. Et, tout autour de moi, un silence de mort. Pas un piéton, pas une voiture. Et, tout à coup, dans le lointain, j’entendis le bruit rythmé, inexorable de bottes allemandes frappant résolument le pavé.
Je l’ai emporté dans ma mémoire, ce bruit de bottes. Je le sens, mesuré, qui se confond avec les battements de mon cœur. Et j’ai emporté avec moi le visage douloureux de Paris dont le souvenir hante ma pensée. Des images sont là, toujours prêtes à surgir quand ce que regardent mes yeux se brouille un peu. Les Champs-Élysées, gris, sous un ciel gris, où défile au son d’une marche anonyme, tous les jours à midi, un détachement de ces soldats de nulle part qui n’occupent que le spectre d’une ville. Des motocyclettes grises, des autos grises... Ce gris a pénétré dans Paris, le couvrant comme les volets clos couvrent une fenêtre, gris comme la figure d’un homme dont tout le sang aurait reflué. La croix gammée sur le Ministère de la Marine..., les camions déchargeant des flots de charbon à l’hôtel Crillon, les maisons glaciales des Parisiens, les queues devant les boucheries vides, la porte verrouillée de la petite crémerie du coin, les gens s’en allant à pied à leur travail à huit heures du matin, les enfants malades qu’on ne peut pas soigner parce que « tout manque », les tickets de pain, le pain gris, les tickets de matière grasse, l’absence de beurre, quatre-vingt-dix grammes de viande trois fois par semaine, deux heures d’attente dans le froid, puis : « Je regrette, Madame, plus rien. Quand j’ai vendu ce qu’on me donne, c’est fini. Vous comprenez que ce n’est pas ma faute. » Ainsi pour tout, dans tous les domaines de la vie, dans chaque détail quotidien, à chaque instant de ces jours d’angoisse.
On sait bien que la libération viendra un jour, que les Champs-Élysées seront un jour débarrassés de ces défilés sordides de fanfares nazies. On le sait bien, mais en attendant, on a faim, on a froid, et surtout, on a l’angoisse de devoir se taire et d’accepter la pesante rançon infligée par un conquérant momentané. C’est pour cette raison que chaque Français qui en partant a « emporté au bout des doigts un peu d’étoile » de la France doit faire sentir que l’âme de cette France martyrisée survivra, que l’esprit français reste impérissable.
Quelle émotion pour moi et quelle joie aussi, mes chers amis canadiens, de ressentir votre ardeur pour la pensée et la tradition françaises, de constater l’effort magnifique que vous êtes en train d’accomplir dans le domaine du théâtre. C’est ici, dans votre grand pays, que se tient en éveil la flamme de la culture française comme protégée par un immense arc de triomphe que symbolise votre liberté. C’est vous qui veillez à sa survivance, qui lui donnez une interprétation directe et généreuse. La signification de cet effort, je l’ai sentie pendant les représentations de L’Aiglon à Montréal et à Québec, devant ces salles vibrantes et enthousiastes. Je l’ai sentie au cours d’une répétition d’émission classique consacrée à Musset, et en écoutant la douce voix qui disait : « Rien ne nous rend si grands qu’une grande douleur », il m’a semblé qu’à travers l’espace et la distance, elle berçait la grande douleur de la France. C’était comme une main fraîche sur un front enfiévré. Je l’ai sentie encore pendant une représentation de Jeanne d’Arc, où Ludmilla Pitoëff fait vivre un personnage tout d’émotion et de simplicité. Ce qui pour le moment n’est plus possible en France est possible ici, et votre recherche dans le domaine du théâtre vous poussera vers des résultats toujours plus fructueux. Le grand patrimoine spirituel et universel de la France doit trouver chez vous une terre d’avenir.
Je pense à ce cri passionné dans la pièce de Paul Raynal, La Francerie : « À perte de vue il y a une France. Il y aura des Français jusqu’à la fin des temps et quand il n’y aura plus d’hommes sur la terre, Dieu, pour bercer sa solitude écoutera chanter la France encore. »
L’âme française ne peut pas périr, ne peut pas se disperser en compromis, se perdre en équivoques. Chacun de nous garde cette conviction profonde et inébranlable. Il faut la dire, la redire, pour nous-mêmes, les Français et les amis de la France de par le monde, et surtout, oui, surtout, pour les millions de Français qui vivent, qui souffrent là-bas, et qui, condamnés au silence, doivent assister, impuissants à la torture de leur pays.
Disons avec D’Annunzio : « Comme le Monde serait seul s’il n’y avait pas la France. »
Elizabeth GOULD.
Paru dans Amérique française en mars 1942.