Lamartine
par
Édouard GRENIER
JE n’ai connu Lamartine que tard, en 1848. Il avait été le charme et l’idole de ma jeunesse, comme il le fut de tous mes contemporains, nés en même temps que les Méditations. Je l’admirais en silence et de loin, n’étant pas de ceux qui forcent la porte des grands hommes, sous prétexte d’admiration. Une fois, cependant, j’avais été tenté de lui révéler mon existence et mon culte. C’était à l’occasion de la mort de sa fille. J’avais seize ans, et je venais de lire son Voyage en Orient. Certaines pages m’avaient profondément ému ; je les avais mouillées de mes larmes. J’essayai de traduire en vers les sentiments que m’inspirait cette mort si touchante de Julia. Mais une crainte pieuse m’arrêta : j’eus peur de réveiller une telle douleur au cœur du père, et je n’osai adresser à un si grand poète des vers de commençant, si peu dignes de lui et du sujet. Je me tus donc et je gardai pour moi mon effusion lyrique inachevée.
Plus tard, à la Chambre des députés, j’eus la bonne fortune de voir enfin Lamartine à la tribune et de l’entendre dans les luttes oratoires de la coalition, en 1839. Son éloquence me ravit à l’égal de sa poésie. Mais il fallait une révolution pour qu’il me fût permis de l’approcher. Cette révolution arriva en 1848 ; et voici comment j’eus enfin le bonheur de le voir de plus près et de lui parler.
J’avais été chargé d’une mission en Allemagne par le ministère des Finances, en 1847. À la nouvelle des journées de Février, qui me surprit à Vienne, je m’étais hâté de rentrer à Paris. J’y arrivais à peine, que je reçus une visite bien inattendue. Un inconnu, d’âge mûr, de tenue fort correcte, la figure fraîche et rasée, le regard fin, le chef orné d’une perruque blonde, se présenta lui-même, sous le prétexte de me demander des renseignements sur cette Allemagne d’où j’arrivais et dont on lui avait dit que j’avais une connaissance toute spéciale. Je me prêtai à son désir, tout en me demandant quel était ce personnage.
Il m’interrogea assez longuement ; je lui répondis de mon mieux. Il paraît que l’examen tourna en ma faveur, car, après une causerie de plus d’une heure, il se leva en me disant qu’il était le baron d’Eckstein, l’ami de M. de Lamartine, qui l’avait prié de l’aider à reconstituer ses légations d’outre-Rhin, en lui trouvant des jeunes gens sachant l’allemand et connaissant l’Allemagne : « Je viens de sa part, ajouta-t-il, vous demander si vous voulez bien faire partie de cette nouvelle diplomatie républicaine. On lui a parlé de vous avec éloge, et je vois qu’on ne l’a pas trompé. Allez le voir demain au ministère ; je le préviendrai de votre visite ; il sera heureux de vous voir. »
Je dis au baron d’Eckstein combien cette ouverture me faisait plaisir, puisqu’elle réalisait un de mes vœux les plus chers, et le lendemain je me rendis au boulevard des Capucines : on devine avec quelle émotion et dans quels sentiments.
On se ferait difficilement une idée de l’aspect de Paris à cette époque. Tout était en ébullition. Le Gouvernement provisoire siégeait en permanence à l’Hôtel de Ville, et Lamartine, qui en était l’orateur acclamé et sans cesse réclamé, avait à peine le temps dans la journée de passer une heure ou deux à son ministère, situé alors boulevard des Capucines. Je le trouvai dans un de ces moments de répit. Il me reçut sur-le-champ, me fit asseoir en face de lui, et je pus contempler enfin cette noble figure de tout près. Grand, maigre, élancé, portant la tête haute, le regard droit, la voix sonore, le geste large, il semblait fait pour le gouvernement des hommes et pour le porter légèrement : rien d’agité ni de compassé ; une sorte d’allégresse héroïque l’animait. Il m’accueillit avec une affabilité charmante et par des paroles trop flatteuses. J’ai su depuis que c’était son habitude : il voyait tout en beau et en grand. Je lui exprimai mon émotion, mon bonheur de le voir enfin, à cette heure où il était l’espoir et le salut de la France, après en avoir été l’enchanteur poétique ; j’ajoutai que je n’avais pas besoin de lui dire avec quelle joie je servirais sous ses ordres une politique inaugurée avec tant d’éclat par le manifeste à l’Europe qu’il venait à peine de publier. Il me fit quelques questions sur les pays que je venais de visiter et me congédia en me promettant de me rappeler très prochainement pour m’annoncer la place qu’il me destinait dans sa diplomatie.
Cette nomination ne fut pas aussi prompte qu’il l’avait pensé et que je l’espérais. Elle tarda plus d’un mois.
En attendant, j’avais de quoi m’occuper et me distraire : Paris offrait le plus curieux et le plus étrange des spectacles. Je l’ai dit, rien ne peut en donner une idée. L’Hôtel de Ville était comme le cratère d’un volcan. Tous les éléments révolutionnaires encore en fusion y bouillonnaient au grand jour, prêts à déborder sur la France et l’Europe.
Le Gouvernement provisoire était la seule et frêle digue qui contînt encore les partis. Tantôt il avait la force de s’opposer à leurs efforts, tantôt il avait la faiblesse d’y céder pour donner à l’anarchie une apparence de légalité. Ouverte ou cachée, la lutte était partout, même au sein du pouvoir.
L’Hôtel de Ville avait l’air d’une ruche ; la place regorgeait de monde, et c’était un va-et-vient perpétuel sur les escaliers du vieux palais, témoin de tant de révolutions. Pourtant on n’y entrait qu’en vertu d’une mission expresse ou muni d’un laissez-passer. J’en avais un qui m’avait été donné par un de mes amis, fort avant dans le mouvement : Bixio, homme rare, dont j’aurai à parler plus tard. Je m’en servais presque tous les jours ; je m’asseyais dans un coin de la grande salle, et j’assistais aux manifestations. On appelait ainsi l’irruption d’une bande quelconque de citoyens qui venaient poser une question et souvent même un ultimatum aux détenteurs du pouvoir. Il y en avait de tout genre, de ces manifestations. Le comique s’y mêlait au tragique, et la niaiserie y coudoyait l’héroïsme. Le flot populaire venait battre à chaque instant la salle où se tenant le Gouvernement provisoire. Vacillant, sans défense, il avait l’air d’un navire en perdition destiné à disparaître dans la tempête. Il ne résistait qu’en se laissant aller à la dérive et aux coups de vent des factions déchaînées.
Lamartine seul gardait tout son sang-froid, son bon sens, bien plus admirable qu’on ne croit, et surtout le courage de ses opinions. Il avait à lutter à la fois contre le jacobinisme de Ledru-Rollin et le socialisme de Louis Blanc, sans compter les utopies ardentes de la multitude, et son héroïsme faisait face à tous les dangers, comme son éloquence répondait à tous les sophismes. Je ne l’ai pas vu le jour du « drapeau rouge ». Mais que de fois ne l’ai-je pas vu répondre aux différentes députations qui se succédaient à l’Hôtel de Ville presque sans interruption ! Arago, Marie, le vieux Dupont de l’Eure, Pagnerre même, prenaient bien la parole. Mais la foule demandait, exigeait Lamartine ; on eût dit qu’elle n’était venue vraiment que pour le voir et l’entendre. On allait donc le chercher. Il venait, calme, noble, la tête haute ; il demandait à ses collègues quelle était la question du moment et l’objet des réclamations populaires.
Le silence se faisait tout à coup dans la foule. Alors, tout de suite, presque sans se recueillir, il prenait la parole, et de sa belle voix sonore, avec le geste de l’autorité et de la conviction, il improvisait une réponse toujours admirable d’élévation et de justesse, et la foule l’acclamait et s’en retournait contente et calmée. Il y a ici-bas peu de spectacle aussi grand, aussi rare, que de voir ainsi l’éloquence du génie unie à l’héroïsme du caractère, et je remercie le ciel de m’avoir permis de le contempler.
Je me rappelle surtout la journée du 17 mars, quand le parti populaire donna la réplique à la manifestation de la veille, dite des « bonnets à poil ». Plus de cent mille ouvriers défilèrent devant le Gouvernement provisoire. Les chefs de clubs avaient pris la tête et porté la parole, en essayant d’intimider le Gouvernement ou du moins de le diviser, faussant ainsi les intentions du peuple, qui venait au contraire apporter son adhésion et affirmer sa confiance dans le Gouvernement, en le remerciant de sa résistance de la veille aux demandes de la bourgeoisie.
Quand l’immense procession eut fini de s’écouler, les membres du Gouvernement restés seuls dans la grande salle s’interrogèrent, avec une anxiété bien naturelle, sur le sens véritable et les conséquences possibles de cette journée confuse. De temps en temps des ouvriers rentraient un à un, en demandant avec indignation s’il était vrai que les porte-parole eussent menacé le Gouvernement, et affirmaient avec chaleur que le peuple était venu au contraire pour l’appuyer et l’encourager.
Je vois encore Lamartine, calme, grave, impassible, les bras croisés, disant : « Quel que soit le sens de cette manifestation, nous n’en sommes pas moins à la merci des conspirateurs et des factieux, ils peuvent nous jeter par les fenêtres, si bon leur semble. Quant à moi, je suis bien décidé : je ne sortirai d’ici que les pieds en avant. » Et, dans sa bouche, ce n’étaient pas de vaines paroles.
Ici-bas, rien ne dure : cette dictature de l’éloquence, cette popularité du génie ne pouvaient avoir qu’un temps. Il fut court. Les conservateurs, remis de leur frayeur, ne pardonnèrent pas à Lamartine de n’avoir pas voulu se séparer de Ledru-Rollin ; et le peuple, égaré par les sophismes de Louis Blanc et les excitations des chefs de clubs, se lassa d’attendre et de l’entendre. On a blâmé Lamartine de cette ligne de conduite, et on a eu tort. Certes, s’il eût été un vulgaire ambitieux, la partie était belle : il n’avait qu’un mot à dire et à répudier son collègue, et toute la France l’acclamait. Oui, mais à Paris, c’était le signal de la guerre civile, c’étaient les journées de Juin, trois mois plus tôt. L’idée d’acheter le pouvoir au prix du sang de ses concitoyens l’eût fait frémir d’horreur. Il y sacrifia sa popularité, et il dut le prévoir. Cependant, qui sait ? peut-être eut-il aussi sa part d’illusion. Il put se dire qu’il reconquerrait facilement cette faveur populaire en dominant par l’ascendant de son génie cette assemblée qu’on allait élire. S’il en est ainsi, il se trompait. Dans la vie, et surtout en révolution, la même vague ne vous reprend jamais.
Avant de partir pour Constantinople, où il m’avait nommé secrétaire d’ambassade, j’allai le remercier chez lui ; il demeurait alors rue de l’Université. Il me présenta à Mme de Lamartine. Une jeune femme était là, dans l’ombre, timide et simplement vêtue. J’ai oublié son nom. On m’a dit depuis que c’était l’original de Geneviève, l’un des récits du poète. C’est le seul souvenir que j’aie gardé de cette première visite.
Les années passèrent. La République tomba, l’Empire s’éleva. Je ne voulus pas le servir. J’allai en Orient, et je n’entrai réellement dans un commerce suivi avec ce grand homme qu’en 1857, à mon retour de Moldavie, et au moment où j’allais publier mon premier poème. Que de changements depuis ma dernière entrevue ! La République était morte, la liberté aussi, l’Empire régnait et semblait établi pour de longs jours. Lamartine avait connu toutes les amertumes : l’ingratitude, l’abandon, la ruine, – une double ruine, – celle de sa fortune et celle de ses idées. La vieillesse aussi était venue. Mais il ne pliait pas. Je le trouvai debout, faisant face à tous les coups du sort, et aussi calme dans l’adversité que je l’avais vu au temps de ses triomphes. Pour racheter la fortune des siens compromise par le désordre de ses affaires, il s’était mis à la tâche, et avait attelé son génie à un travail surhumain. Il habitait alors rue Ville-l’Évêque le rez-de-chaussée d’une maison occupée à présent par une des annexes du ministère de l’intérieur. On franchissait la cour et l’on entrait dans un salon oblong assez étroit. Là, tous les soirs, on était sûr de trouver M. de Lamartine jusqu’à dix heures, se reposant de son travail du jour dans la causerie de quelques amis fidèles ou d’étrangers de distinction qui ne voulaient pas traverser Paris sans le voir. Il publiait alors ses Entretiens littéraires, où il a enfoui tant de pages merveilleuses et trop oubliées. Il se faisait réveiller à cinq heures en toute saison, prenait une tasse de thé, et se mettait à l’ouvrage jusqu’à midi sans désemparer. La table de sa petite chambre et même le parquet se jonchaient bientôt de feuilles couvertes de son élégante et rapide écriture : jamais de rature. Ce qu’il produisait ainsi dans ces six ou sept heures matinales tient du prodige. Il improvisait la plume à la main avec la même facilité qu’à la tribune, et Dieu me pardonne si j’ajoute que le poète lui-même jouissait du même don. J’ai vu le carnet où chaque matin, en se promenant dans les bois de Saint-Point, il écrivit au crayon son poème de Jocelyn. Tout est du premier jet, pas de repentir ou de correction ; c’est la netteté même, tout coule de source avec cette grâce heureuse et légère, et cette abondance magnifique qui est le caractère de son génie.
À midi, sa journée de travail était finie ; il déjeunait alors, vaquait à ses affaires, se promenait, lisait. Le soir, il ne sortait jamais, même pour aller au théâtre, qu’il adorait, disait-il. Il était d’une rare sobriété, presque végétarienne, buvait à peine de vin. Comme j’admirais un jour la constance de ses habitudes de travail matinal, et que je lui demandais s’il s’était accoutumé à ce lever de cinq heures en toute saison : « Jamais, me répondit-il ; cela me coûte autant que le premier jour. » Quelle leçon pour les paresseux !
Le soir, l’étroit salon était toujours ouvert. Mme de Lamartine naturellement en faisait les honneurs, mais avec une discrétion qui ressemblait presque à de la timidité. Elle semblait s’effacer devant le maître de la maison, comme si elle ne portait pas aussi ce grand nom, comme si elle n’était pas la moitié de cette illustre destinée, la compagne des jours heureux et le bon génie, le bon conseil, la consolation des jours mauvais. Retirée dans un coin, d’une mise toujours simple, comme en deuil, grave, triste même, elle prenait peu de part à la conversation. Mais ses moindres paroles témoignaient de son culte pour M. de Lamartine. Le malheur et l’ingratitude des hommes n’avaient fait qu’agrandir cette religion ; et pourtant à certains mots on pouvait soupçonner que la prêtresse jugeait le dieu. Elle avait souffert avec lui, et peut-être par lui. Si elle n’approuvait peut-être pas tout, elle ne blâmait jamais. Il y avait quelque chose de maternel dans son indulgence attristée et magnanime. Avait-elle été jolie ? Il eût été difficile de répondre. On ne voyait plus, à cette époque, sous des cheveux noirs, qu’une toute petite figure sillonnée de rides, si pâle, si mince, si atténuée qu’elle me faisait penser malgré moi à ces fleurs desséchées qu’on a oubliées entre les pages d’un livre. À ses côtés, les deux nièces de Lamartine, Mme de Pierreclos et Mlle Valentine de Cessia, la suppléaient comme maîtresse de maison avec toute la grâce de la jeunesse. Mme de Pierreclos, vive, spirituelle, exubérante, avait quelque chose de l’abondance géniale de la race ; Mlle Valentine, plus jeune, grande, élancée, pleine de grâce et d’amabilité, offrait le type achevé de la distinction aristocratique. Quant au maître de la maison, s’il n’était pas accaparé par un de ses admirateurs et surtout une de ses admiratrices, il causait peu ordinairement. Assis sur le canapé entre ses deux levrettes, il semblait à peine suivre la conversation et s’y intéresser. Souvent aussi il se promenait dans la longueur du salon, évitant le petit lustre qu’il touchait presque du front, les mains dans les poches de son large pantalon à blouse, sans rien dire, absorbé dans ses pensées. Puis tout à coup, sans interrompre sa promenade, il lançait en passant un mot, une phrase qui résumait ou éclairait la conversation. Par exemple, je causais un soir de Marseille avec Autran. Lamartine nous entendit et, sans s’arrêter, de sa belle voix sonore il nous dit : « Marseille, c’est le quai de la France. » Je lui répondis en citant ses vers, ceux qui terminent cette admirable pièce qu’il adressait à l’Académie de Marseille, la veille de son départ pour l’Orient :
Et toi, Marseille, assise aux portes de la France, etc.
Parmi les plus fidèles visiteurs de ces dernières années, je me rappelle son grand ami Dargaud, Vallette le philosophe, Préault le sculpteur, les peintres Huet et Rudder, Hubert Saladin, le général Caillé et sa charmante femme, Mme Damrémont, la sœur du maréchal Baraguay-d’Hilliers, avec Mme de Chamailles, sa fille, Ronchaud, Émile Ollivier, Laguéronnière, Mme de Peyronnet et ses ravissantes jeunes filles, le ministre protestant Martin Paschoud, M. Chamboran, M. de Mareste, d’autres encore que j’oublie. Nadaud et Vivier venaient aussi parfois égayer cette grandeur déchue et ses rares courtisans.
Le plus fidèle et le plus fréquent était Dargaud. Je l’y ai toujours rencontré. Je suis sûr qu’il écrivait ou pour le moins notait ses entretiens de chaque jour avec Lamartine. On a dû en retrouver des fragments dans ses papiers, et il serait bien à désirer qu’on les publiât. Il était bien plus jeune que son grand ami. Il avait l’air de se regarder d’avance comme l’exécuteur testamentaire, l’héritier présomptif des intentions littéraires et des causeries de Lamartine. Peut-être avait-il eu la maladresse de lui laisser voir cette ambition. En tout cas, il eut la maladresse de mourir avant lui. J’entends encore Lamartine, quelques années après, s’écrier avec un demi-sourire : « Ce pauvre Dargaud ! il espérait bien m’enterrer. »
Quand il écrivit son Entretien littéraire sur Machiavel, il n’avait pas ses œuvres sous la main. J’en avais un exemplaire d’une édition compacte en un seul volume ; je le lui apportai, et il le lut comme il lisait presque tout, à coups de pouce, en parcourant les pages d’un regard rapide ; il marquait seulement en marge d’un grand trait de crayon les passages qu’il voulait citer. Rien n’était plus caractéristique. Devant un homme, un paysage, une question, il ne s’astreignait pas à l’étude, à un examen approfondi. Il jetait un regard, se fiait à son instinct, reconstruisait tout dans son imagination et concluait. Il n’étudiait pas, il devinait, et cet instinct divinateur était vraiment prodigieux. S’il l’a égaré quelquefois, en d’autres moments il l’a fait toucher à la prophétie. Qu’on se rappelle son discours sur les fortifications de Paris, où il a peint d’avance la Commune, et celui sur la rentrée des cendres de Napoléon, où il prévoit et prédit le retour de l’Empire, et cela en 1840.
À propos de Machiavel, je lui demandai ce qu’il pensait du buste du secrétaire Florentin qui est aux Offices. Il n’en avait pas gardé souvenir. Je me rappelai que Lanfrey en avait une photographie. J’allai la chercher et la lui apportai. Il la regarda un instant : « Ça, s’écria-t-il avec mépris, un portrait de Machiavel ! Jamais ! » Et, dans sa colère, je vis le moment où il allait jeter à terre et briser le cadre et la photographie, comme s’ils lui appartenaient. Je me hâtai de la reprendre de ses mains pour pouvoir la rendre à Lanfrey. Si j’ai cité ce mouvement et si j’en ai été frappé, c’est qu’il me prouva une fois de plus la rapidité et la sûreté de son jugement dans certains cas. Il avait, comme je l’ai dit, des intuitions étonnantes et souvent infaillibles. Je ne sais si le buste de Florence porte encore aux Offices la même attribution ; mais Lamartine avait raison : ce n’est pas le portrait de Machiavel, c’est celui d’un duc de Bourgogne. J’en ai acquis la certitude plus tard, à l’une de nos expositions rétrospectives.
À part ces jugements d’instinct et ces éclairs d’intuition, il ne possédait pas le vrai sens critique, celui qui nous fait voir la réalité sous son vrai jour, qui la reçoit sans prévention, l’étudie, l’analyse et l’accepte telle qu’elle est, la pénètre et s’en pénètre surtout, sans y mettre du sien, en cherchant la vérité qui se cache sous ses mobiles apparences. Son imagination s’interposait entre son regard et les choses, et ne lui en permettait pas toujours la claire vision. Ses paysages d’Orient ne ressemblent en rien à ceux qu’a si bien vus et si bien décrits Chateaubriand. C’est que Chateaubriand les voyait en artiste et Lamartine en poète. Il en était de même pour les événements et les hommes, et leurs œuvres d’histoire s’en ressentent : on comprend très bien l’exclamation de Chateaubriand à la lecture des Girondins. « Le malheureux ! il a doré la guillotine ! » Cette impossibilité de s’en tenir à la nature, cette faculté d’embellissement involontaire se retrouvent dans presque toutes ses descriptions et ses portraits. Nous pouvons en juger par ceux de nos contemporains que nous avons connus et qu’il a dépeints. Il a fait, par exemple, dans son cours de littérature, un portrait de Louis de Ronchaud au physique qui est aussi loin de la réalité que possible ; au moral, il n’a rien dit de trop : l’homme, l’ami, l’écrivain méritaient les éloges charmants qu’il lui prodigue à juste titre, et du poète il eût pu dire encore davantage.
Ce prisme qui lui faisait jeter ainsi sur toutes choses un arc-en-ciel de bienveillance et de beauté ne provenait pas seulement de son imagination : il l’avait aussi dans le cœur. Le fond de sa nature, sa qualité maîtresse, comme on dit à présent, était la magnificence et la générosité. C’est ce qui fit de lui le héros de 1848, l’improvisateur inspiré de tant de beaux discours, de si admirables poésies que tout le monde connaît, et l’auteur ignoré de tant de bienfaits inconnus, et aussi, hélas ! pourquoi ne pas le dire ? le vieillard indigent des dernières années qui tendait la main à la France oublieuse.
Puisque j’ai fait allusion à cette triste et suprême période de sa vie, qu’il me soit permis de donner ici les explications les plus plausibles de cette ruine, telles du moins que je me les suis données dans le temps à moi-même, ou que je les ai recueillies dans son entourage. La première atteinte portée à sa fortune fut peut-être ce fastueux voyage en Orient, quoiqu’il ait prétendu qu’il ne lui avait coûté en tout que deux cent mille francs. La politique, qui le prit à son retour, n’était pas faite pour réparer cette première brèche ; la révolution de 1848, qui ruinait tout le monde, ne pouvait qu’aggraver cet arriéré. On le voyait au pouvoir, on croyait à sa richesse, on savait, en tout cas, son inépuisable charité, et toutes les misères, vrais ou fausses, s’adressaient à lui, comme toutes les espérances. Ce qu’il donna durant le court règne de sa popularité est incroyable : Mme de Lamartine m’avoua un jour que leurs aumônes de quelques mois, en 1848, avaient dépassé cent mille francs. Peut-être, en liquidant sa situation après le coup d’État, n’eût-elle eu rien d’irréparable. Mais la confiance en son génie et son travail, et, il faut le dire aussi, son infatuation étrange à l’endroit de sa science financière, l’emportèrent et le précipitèrent dans l’abîme. Il voyait les Girardin, les Mirès, les Perreire, élever de rapides et colossales fortunes. Il se croyait de force à les imiter et à les dépasser. Ne m’a-t-il pas dit à moi-même et sérieusement : « Je n’ai jamais étudié que deux choses, l’économie politique et les finances » ? Je n’ai pu m’empêcher de sourire en entendant ces paroles et j’ai fait sourire en les citant parfois. Mais, qui sait ? peut-être étaient-elles vraies, autant qu’elles étaient sincères. Je l’ai déjà dit : il se fiait presque toujours à son intuition, et s’il a dû étudier quelque chose par exception, ce devaient être les questions relevant de la science et de l’expérience, où cet instinct divinatoire devait s’appuyer au moins sur des connaissances acquises. Cette illusion à l’endroit de sa capacité financière et de son génie spéculateur n’était pas le seul danger de cette noble nature : sa bonté de cœur, jointe à ses habitudes de patronage et de grand seigneur, lui faisait acheter autour de Saint-Point ou de Mâcon toutes les vignes que leurs propriétaires obérés venaient lui offrir ; et il les payait sans voir et sans compter. Il alla plus loin même : il vint un moment où il achetait en bloc, dans le Mâconnais, des récoltes sur pied, convaincu qu’il faisait une spéculation magnifique et qu’il en revendrait le produit avec un grand bénéfice. Il n’en fallait pas tant pour tarir sa fortune et celle des siens.
Il lutta longtemps avec un courage qu’on n’a pas assez connu et admiré. Comme Walter Scott, il voulut combler ce déficit avec sa plume. C’est alors qu’il écrivit le Conseiller du peuple et ses Entretiens littéraires, sans compter ses différentes histoires, ses souvenirs et ses romans. Quand ses amis virent qu’il allait succomber à la tâche, ils lui suggérèrent l’idée d’une souscription. Il s’y refusa. Plus tard, il consentit enfin. Mais l’heure était passée. La France était lasse d’entendre les plaintes du grand homme déchu. Son nom lui était devenu un remords. Serait-ce calomnier l’Empire, le gouvernement d’alors, que de supposer qu’il voyait cette déchéance sans trop de peine ? Les ouvriers avaient eu la généreuse et grande pensée de donner au Lamartine de 1848 une journée de travail. C’eût été la plus noble des souscriptions. L’empereur ou ses ministres ne permirent pas cette manifestation touchante. Napoléon s’inscrivit pour dix mille francs, assez pour humilier et pas assez pour sauver. Comme on l’espérait peut-être, ce patronage impérial arrêta net le bon vouloir des républicains et la souscription ouverte. Plus tard, mais trop tard, les Chambres votèrent une pension viagère et la Ville offrit le chalet de la Muette. Lamartine put donc se reposer un peu et attendre la mort.
Saint-Point lui restait encore cependant. Il n’avait pu se résoudre à vendre le tombeau de sa fille et de sa mère, il allait s’y retremper les mois d’été et d’automne. Il m’y avait invité souvent. Je tenais à voir le poète dans son cadre naturel. J’y allai en octobre 1867. Parti de Mâcon de bonne heure, j’arrivai à Saint-Point avant le déjeuner. Le site est charmant. C’est bien le nid d’un poète. On aperçoit de loin la tourelle du château. Je ne pus la voir sans émotion, et je me récitai les premiers vers de son épître à Victor Hugo, écrits aux jours heureux de sa jeunesse :
Je sais sur la colline
Une blanche maison.
Un rocher la domine ;
Un buisson d’aubépine
Est tout son horizon.
À gauche du château, sur le même mamelon, s’élève la jolie église du village qui touche le parc ; des vergers descendent en pente verdoyante vers la plaine, dont le fond est tapissé de pâturages et coupé par un ruisseau que bordent des chênes entremêlés de saules libres, d’une élégance de forme admirable. C’est à travers ce rideau de beaux arbres qu’on aperçoit Saint-Point au détour de la route.
Le maître de la maison était souffrant et même encore retenu au lit par ses rhumatismes. Il voulut bien me voir néanmoins et me fit l’accueil le plus cordial. Je lui remis une branche de buis cueillie la veille dans le Jura, à Prat, un vieux château désert qui avait appartenu à son grand-père ; j’osai même y joindre quelques vers que m’avaient inspirés ces ruines où il avait joué dans sa jeunesse. Il me remercia de cette attention et me parla de ses projets littéraires. Il avait en tête, me dit-il, de faire un poème ou plutôt un roman dans le genre d’Hermann et Dorothée. La cloche du déjeuner interrompit notre entretien, et il me remit aux bons soins et à l’aimable hospitalité de ses deux nièces, Mme de Coppens et Mlle Valentine de Cessia, qui l’entouraient de leurs attentions et de leur tendresse. Trois beaux enfants égayaient la table. C’étaient ceux d’une autre nièce, Mme de Sennevier, dont le mari était consul général à Palerme. Après le déjeuner, Mlle Valentine, accompagnée des enfants, me fit voir les appartements, le cabinet de travail de Lamartine, le joli balcon circulaire dont la balustrade était envahie par une troupe de paons d’une blancheur éclatante ; puis le parc, le bois et le chêne isolé sous lequel il composa Jocelyn, et qui est peut-être celui de sa première Méditation :
Souvent sur la montagne, à l’ombre d’un vieux chêne,
Au coucher du soleil, tristement je m’assieds, etc.
Notre excursion se termina par une visite à la jolie église byzantine, qui n’est séparée du parc que par le mur du cimetière. Ce mur est percé d’une arcade à jour sous laquelle on a creusé le caveau de la famille, de manière que les tombeaux reposent à la fois dans le cimetière du village et dans le parc du château. La devise du poète est gravée sur l’arcade : Speravit anima mea. La statue de Mme de Lamartine, par Adam Salomon, orne le caveau qui contenait déjà les restes de sa fille adorée. C’est là que doit reposer aussi son père. Et ce sera bientôt, me dis-je tristement à moi-même, en regardant ce terrain funèbre.
Je n’avais que trop raison. Moins de dix-huit mois après, on l’y ramenait à son tour.
À quatre heures, je prenais congé de Saint-Point et de ses hôtes, et je revins à Mâcon par un ciel pur d’automne et le premier croissant de la lune, emportant un triste et doux souvenir et la plus poétique impression de mon court pèlerinage. En partant, l’on m’avait dit : « Au revoir, à Paris » ; et naturellement l’hiver suivant, après cette visite, je fus plus assidu et encore mieux accueilli au chalet. Je retrouvai Lamartine affaibli et plus silencieux. Ce silence qui m’avait déjà frappé à Saint-Point et cette répugnance à parler, que j’avais mise alors sur le compte de la maladie, s’étaient encore aggravés. Était-ce parti pris, lassitude ou affaiblissement des organes ? Qui le dira ? Voici ce que j’écrivais à mon frère à la date du mois de mars 1868. Qu’on me permette cette citation ; ces quelques lignes rendent bien mon impression d’alors, mon attendrissement et mon culte :
J’ai vu souvent M. de Lamartine, cet hiver. J’y vais par piété, une piété attendrie ; il faut savoir être fidèle. Cela m’est facile, d’ailleurs : j’ai toujours eu le culte des ruines, et, hélas ! ce n’est plus qu’une ruine désormais. Au lieu de parler avec une abondance souvent amère de sa situation et de revenir toujours sur ses affaires, comme il y a deux ans, il a pris maintenant l’attitude du silence, – ou plutôt le silence s’est établi de lui-même dans cette belle intelligence, comme il se fait dans toutes les solitudes et parmi les débris des temples abandonnés. Il vous accueille, vous reconnaît, vous le prouve par un geste, plus rarement par un mot, vous écoute, suit la conversation sans rien dire et ne témoigne l’intérêt qu’il y prend que par un rire franc et intelligent. Il rit toujours juste, comme je le disais hier soir à Ollivier et à Dupont-White en sortant du chalet. Évidemment, ce noble et rare esprit est encore là ; il est seulement à l’état latent, ce n’est qu’une éclipse. Son intelligence, comme ces feux endormis sous la cendre, ne fait que sommeiller sous le poids des années et l’amas de douleurs, de calomnies et de gloire que la vie a amoncelés sur elle. Mais que de tristesse quand on pense quel orateur, quel poète est enseveli dans ce morne silence ! Pauvre cher grand homme ! pourquoi n’est-il pas mort sous les sabots d’un cheval le jour où nous avons manqué être écrasés tous les deux par un équipage au tournant du pont Royal ; ou plutôt pourquoi n’est-il pas tombé sous les balles des factieux en 1848 ? Il serait resté une des plus grandes figures de l’histoire. Quelle que soit sa fin, l’avenir lui gardera toujours sa place au premier rang parmi les plus beaux génies de notre âge.
Cette taciturnité mystérieuse ne fit que s’accroître jusqu’à sa mort. Quels étaient les rêves, les images, les souvenirs qui hantaient durant ces longues heures muettes cette tête naguère si belle et si puissante, et maintenant affaissée ? Nul ne le sait. Ce silence avait, du reste, sa grandeur. Un soir, Mlle Valentine s’était mise à lire à haute voix, devant lui, quelques pages de Jocelyn. Quand elle eut fini et qu’elle leva les yeux sur son oncle, quelle ne fut pas sa surprise et son émotion : la figure du poète était inondée des larmes qu’il avait versées en silence à la lecture de ses vers. D’où pouvaient venir ces larmes ? Était-ce le regret de ses dons évanouis, l’évocation de sa jeunesse et de sa force désormais épuisées ? C’est un secret qui est resté entre lui et Dieu. Mais quel tableau touchant !
Les dernières paroles que j’entendis de cette bouche jadis si éloquente furent des mots chers aux poètes. J’étais venu prendre congé de lui en quittant Paris, au mois de mai 1868. Je le trouvai dans sa chambre à coucher, assis au coin de la cheminée, morne et la tête penchée, près de sa nièce, fidèle et admirable compagne, tristes et silencieux tous les deux. En m’informant de sa santé, je lui dis que les beaux jours allaient revenir et que j’espérais pour lui l’influence bienfaisante du printemps. « Oui, bégaya-t-il, le printemps, les hirondelles... » Et il ne put achever sa pensée ; et cette tête, jadis si belle, retomba sur sa poitrine après cet effort. Les larmes me vinrent aux yeux, et je me hâtai de reprendre la parole pour jeter bien vite un voile sur cette déchéance et cet état plus douloureux pour les autres que pour le malade lui-même. J’abrégeai ma visite, et, comme Mlle Valentine m’accompagnait quelques pas, j’osai lui dire que ce n’était plus lui, qu’elle n’avait devant les yeux qu’une lente agonie et que la mort serait un bienfait. « Oh ! non, me répondit la noble femme avec élan, non ! le garder toujours ! même ainsi ! »
Elle n’eut pas longtemps à le garder : Lamartine s’éteignit, le 28 février de l’année suivante, au milieu de ses soins et de ses larmes. La mort fit pour lui ce qu’elle n’accorde pas à tout le monde : elle lui rendit sa beauté ; et ce noble visage, défiguré par l’âge et la maladie, reprit à l’instant, avec la majesté de la mort, sa physionomie primitive et le sceau que lui avait imprimé le génie. Tout le monde fut admis à le voir. Adam Salomon en fit une photographie et de Rudder un dessin. On oublia de prendre son masque et je le regrette. Je l’eusse mis à côté de celui de Mirabeau et de celui de Goethe, qu’Ary Scheffer m’a donné. Le 3 mars, le cercueil partit pour Saint-Point, sous la conduite pieuse de Louis de Ronchaud et d’un petit-neveu du poète, M. de Montherot. Un groupe d’amis ou d’anciens collègues, parmi lesquels je reconnus Garnier-Pagès, Henri Martin et Arnaud de l’Ariège, Émile Augier en académicien, étaient réunis sur le quai avec quelques chroniqueurs de journaux. On se découvrit quand le convoi s’ébranla. Et ce fut tout. Nul discours, nul adieu. Lamartine avait voulu que le silence qui s’était fait autour de ses dernières années l’accompagnât dans la mort. C’était bien, c’était mieux. Et c’est ainsi qu’il quitta ce Paris, qui avait été pour lui si oublieux, si ingrat, on pourrait même dire si dur et si outrageux par moments. Mais la justice se lève tôt ou tard, et elle a commencé pour Lamartine. La postérité remet tout à sa vraie place, et son centenaire l’a bien prouvé : il a été un triomphe.
Telles ont été la fin et les dernières années de cet homme extraordinaire. Si j’écrivais ici un portrait littéraire ou une biographie, j’aurais à montrer en détail le grand rôle qu’il a joué dans la poésie et la politique de notre siècle. J’aurais à examiner ses œuvres une à une et à développer ses opinions politiques dans leur suite, qui est bien plus logique qu’on ne le pense, comme l’a si bien prouvé L. de Ronchaud dans la préface de ses discours. Mais je dois me borner. Je n’ai voulu retracer en ces quelques pages que mes souvenirs personnels, les impressions laissées par ce grand homme dans ma mémoire et dans mon cœur. D’autres ont déjà dit, d’autres diront encore mieux son génie et son influence et la place qu’il a tenue dans notre histoire. Ma tâche est plus facile et plus humble : elle suffit à mes forces.
Je ne voudrais pas quitter cependant cette noble figure sans rassembler encore au hasard quelques traits que je n’ai pas su faire entrer dans cette esquisse rapide. Je voudrais signaler surtout certaines disparates apparentes du caractère de Lamartine, qui ont pu donner le change quelquefois aux étrangers et même à ceux qui ont eu le bonheur de l’approcher. On l’a taxé par exemple de vanité, d’infatuation littéraire ou personnelle. Je dois avouer qu’il y prêtait parfois, mais avec une candeur qui désarmait. Souvent, en me promenant avec lui dans le petit jardin du chalet, je le voyais s’approcher de la grille sous prétexte de voir le mont Valérien ou les cimes du bois de Boulogne ; il ne lui déplaisait pas – et c’était visible – de s’exposer à la curiosité et à l’admiration des promeneurs qui passaient sur le boulevard. Il humait ainsi encore quelque bouffée de cette popularité qu’il avait respirée jadis à pleins poumons. Autre exemple : en montrant son buste par le comte d’Orsay, qui ornait l’extrémité du petit salon de la rue Ville-l’Évêque, il lui échappait de dire naïvement : « Regardez ! Oui, voilà ce beau front, ces traits purs ; comme ils sont bien rendus ! » Mais il ne faut pas s’y méprendre : ce n’était pas la fatuité d’un snob, il ne pensait pas qu’il était question de lui, il en parlait comme s’il s’était agi d’un autre et comme il eût parlé d’un autre. Il s’oubliait, j’en suis sûr, comme il le faisait avec tant d’ingénuité pour ses vers. Le soir de la première représentation de son drame de Toussaint-Louverture, il rentra de bonne heure chez lui. « Mais ce n’est pas fini, lui dit-on. Comment la pièce a-t-elle marché ? – C’est ennuyeux comme la pluie ! » répond-il tranquillement. Et il s’assied sans plus de détail, et avec la plus parfaite et sincère indifférence. Un autre soir, et ceci est la contrepartie, il était question d’un nouveau recueil de ses poésies. Ponsard était présent. « J’espère bien, lui dit-il, que vous n’avez pas oublié telle pièce de vers ? – Laquelle ? demanda Lamartine, je ne m’en souviens plus. » Alors Ponsard se met à la réciter. Lamartine l’écoute et l’interrompt de temps en temps par des exclamations admiratives, des bravos, comme si la pièce eût été de Ponsard. Voilà les deux côtés de la médaille. Il était aussi sincère dans l’applaudissement que dans le blâme.
Il avait l’âme trop grande pour ne pas être modeste. À moi ne m’a-t-il pas dit un jour tristement : « Je n’ai pas la grande imagination ! » Et comme je répliquais par Jocelyn et la Chute d’un Ange : « Non, insista-t-il, je le sens bien, ce n’est pas la grande imagination ! » Il voulait dire sans doute qu’il n’était qu’un lyrique, qu’il n’avait pas, comme Shakespeare et Molière, la faculté supérieure de l’imagination, ce don suprême du génie créateur, qui lègue à la postérité des types complets et immortels.
Il aimait les jeunes talents et il les accueillait avec une bonté magnifique et sincère. Ses éloges, cependant, dépassaient quelquefois la mesure et pouvaient égarer. J’étais là quand l’auteur de La Mort du Juif errant lui dit que ce qui l’avait le plus touché dans les articles qu’on avait consacrés à son poème, c’était d’avoir été regardé comme un écho lointain de Jocelyn. « Oh ! dit tranquillement Lamartine, c’est bien plus beau que Jocelyn. » Le jeune auteur rougit de honte et d’indignation, comme s’il entendait un blasphème, et répliqua vivement : « Vous me feriez croire que vous ne m’avez pas lu, monsieur de Lamartine, ou que vous me prenez pour un sot. » Le grand poète le calma, et l’on parla d’autre chose.
Un matin, je le trouvai lisant Un été dans le Sahara, de Fromentin. « Eh bien, qu’en dites-vous ? lui dis-je. – C’est un écrivain accompli », me répondit-il avec son grand geste et sa belle voix d’orateur. Je me hâtai d’aller le redire à Fromentin, comme on le pense bien.
De Saint-Victor, il prétendait qu’on ne pouvait le lire qu’avec des lunettes bleues.
Il n’aimait pas La Fontaine, ni André Chénier, ni même Musset, peut-être, je le crains. Il admirait cependant Voltaire, dans ses vers légers surtout. Je ne sais ce qu’il pensait de Molière. Je doute qu’il l’appréciât. Le côté gaulois de l’esprit français lui échappait complètement. Son goût était plein de contrastes et d’inattendu.
Sa conversation était sérieuse, forte, éloquente, ou d’une simplicité charmante. Nulle phraséologie sentimentale ou poétique. Il employait même parfois des expressions et – que mes lectrices me le pardonnent – des jurons populaires. Cela me frappa en 1848. Était-ce une simple habitude de gentilhomme campagnard rapportée de Saint-Point ou une affectation de l’homme politique qui voulait échapper au cliché du Lamartine élégiaque et éthéré des premières années de la Restauration ? Je ne décide pas. On a dit qu’il n’était pas spirituel ; dans le sens étroit et parisien du mot, c’est possible. Mais il avait plus et mieux que de l’esprit, ou du moins il avait celui qu’ont tous les hommes de génie, des vues perçantes, des mots profonds et éclatants, des idées originales venues de haut, des idées rapides qui illuminaient tout à coup l’horizon de la pensée. Quand on a la flamme, on a aussi les étincelles. Qu’on se rappelle cette jolie réponse à ceux qui lui demandaient où il siégerait à la Chambre des députés : « Au plafond ! » Et à ceux qui lui reprochaient d’user de la réclame : « Dieu lui-même a besoin qu’on le sonne ! » Musset, qui avait tant d’esprit, aurait-il mieux trouvé ?
En somme, peu d’hommes reçurent du ciel des dons plus magnifiques ; peu d’hommes ont eu une destinée plus glorieuse. Sans doute la fin en a été assombrie par l’infortune et l’abandon. Mais quelle fin n’est pas triste ? Quel coucher de soleil n’est pas mélancolique ? Et puis n’est-ce pas le sceau de toute vraie gloire ? Lamartine lui-même ne dit-il pas quelque part qu’il y a une harmonie sublime entre ces trois mots : gloire, génie, infortune ? Ne l’avait-il pas prédite dès sa jeunesse, cette loi fatale de tout grand poète ? Qu’on se rappelle l’ode à Manoël des Premières Méditations :
On dirait que le ciel aux cœurs plus magnanimes
Réserve plus de maux.
Il semble, du reste, qu’il a toujours eu l’intuition de son avenir, même politique. À Athènes, en 1832, un soir qu’il rêvait sur l’Acropole, à l’ombre du Parthénon, il eut comme une révélation de ce que lui gardait la vie : Être orateur et poète ! s’écriait-il, le beau serait de réunir les deux destinées. Nul homme ne l’a fait. Il réalisa ce rêve et il y ajouta une autre gloire, plus rare encore, celle de gouverner une nation comme la France et de la sauver d’elle-même dans une heure de péril. Mais, là encore, n’a-t-il pas été prophète et n’a-t-il pas dépeint sa brève dictature de 1848 dans les deux vers de son épître à Walter Scott écrits en 1831 :
Et le pouvoir, rapide et brûlant météore,
En tombant sur nos fronts nous juge et nous dévore.
Et, puisque j’ai cité ces vers, je finirai par ceux qu’il adressait il y a trois quarts de siècle à un poète malheureux :
Ceux qui l’ont méconnu pleureront le grand homme.
Dans la même pièce, il lui disait encore :
Quand nous ne sommes plus, notre ombre a des autels.
Le centenaire qu’on vient de célébrer avec tant d’éclat en est la preuve et le glorieux commentaire.
L’avenir ne le démentira pas. La gloire du poète aura peut-être des éclipses ; le nom n’en aura pas. Il rayonnera toujours dans l’histoire, au milieu de ses émules, et son génie gardera toujours sa place. Musset fut un esprit charmant et un grand poète. Hugo fut un grand poète et un grand artiste. Lamartine fut un grand poète, un grand orateur, un grand citoyen ; je pourrais ajouter : lui seul donne l’idée d’une grande âme. De quel homme peut-on en dire autant ?
Édouard GRENIER, Souvenirs littéraires, 1844.