Nérée Beauchemin, poète de chez nous

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

VALDOMBRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Voici un poète oublié. Il a toujours vécu loin des villes, des cénacles. Loin des salons spirituels aussi. Connu des anthologues (oh ! combien, de quelle manière et pourquoi ?), Nérée Beauchemin reste ignoré de la foule, même des petites foules missionnaires. Sa vie s’écoule dans l’ombre comme sa poésie mystérieusement belle. Le poète des Floraisons matutinales n’a jamais désiré la vogue retentissante, et l’impureté des honneurs n’a point troublé son âme. Il resta simple devant la foule comme devant les pages qu’il avait écrites.

Les critiques qui saluent tous les écrivains, n’ont pas manqué d’admirer discrètement le poète de Yamachiche. Vers 1897. C’est dans l’ordre. Plus qu’aujourd’hui, c’était dans l’ordre. Jusqu’en 1900, peut-être. Mais pas après. Ce serait faire injure à la critique modérée que de lui accorder une année de plus, une année de bon sens et de justice.

Au reste, le livre de Beauchemin excita la jalousie de toutes les bedaines littéraires de l’époque. On ne voulut pas de lui. Sa poésie, dans le temps, était trop simple, trop peu arrangée. À l’époque si retentissante où Fréchette cuvait son académique popularité, le public réclamait comme une consolation le gras alexandrin, le boudin fortement épicé. Beauchemin, lui, écrivait des vers de huit syllabes (seulement huit ; c’est extraordinaire), des vers où le rythme des vieilles chansons normandes et bretonnes module tristement l’histoire d’un peuple que la Mort flagelle depuis quelque cent ans. C’était trop beau, trop sombre ; c’était trop poétique. On ignora complètement le lyrique villageois.

Le présent qui copie fidèlement les bassesses du passé, la critique littéraire contemporaine, vieille femme qui bave toutes les sottises, ne veut pas arracher de l’oubli Nérée Beauchemin. Les Floraisons matutinales sont maintenant ensevelies dans l’ingratitude. Le poète, le cueilleur de fruits et de fleurs, passe dans l’Ombre du Silence, expiant ainsi pour son propre peuple les crimes littéraires.

Nérée Beauchemin reste le grand Inconnu d’un siècle qui va s’éteindre. Mais, c’est même là une apothéose immaculée. Sa gloire, elle est belle. Dans un chant, vrai comme la nature, le poète berce une solitude aimante. C’est depuis longtemps qu’il vit à la campagne, reposant son âme dans la douceur des soirs « villageois », soirs pleins de mélancolie et de mystère, soirs uniques que composent, pour le plaisir de l’homme, les parfums de la terre et les chants du ciel. C’est depuis longtemps que Nérée Beauchemin écrit, sous la dictée d’une mission nécessaire, des vérités très simples que la rusticité d’un rêve décore magnifiquement.

Les Floraisons matutinales sont un plaisir champêtre. Un joyeux déjeuner au soleil dix-huitième siècle. Ne cherchez pas les dames galantes, non plus que le braillard Voisenon. La poésie de Nérée Beauchemin est heureuse comme sa vie. Je crois même qu’elle enseigne la sagesse et le bonheur, au contraire de tant de livres qui vomissent le malheur et puent simplement la charogne sociale.

Cette poésie est simple et touchante. Il faut dire cela avec splendeur. Elle rappelle les rythmes d’autrefois. Elle va par les chemins du village, alerte, vive, naturelle, telle une fière et terriblement énergique Maria Chapdelaine. Elle est partout, bénissant la vie rustique, le ciel, les fontaines, la chantante forêt et les plaines houleuses. Le soleil, qui n’est pas romanesque, réchauffe de ses éclairs cette poésie du sol que les pluies n’effaceront plus jamais.

J’aime cette poésie que le sang même des labours éternise. Je veux défendre ce fils de la vieille terre bretonne :

 

            Calme et doux, soupirant vers un lointain automne

            Il boit la vie avec l’air des champs et des bois.

            Et cet étincelant renouveau qui l’étonne

            Lui souffle au cœur l’amour des tendres autrefois.

 

Mais le vieillard qui voit sa vie, chargée de moissons, est surtout l’amant de la terre qui finira par ensevelir l’humanité ingrate :

 

            À peine les faucheurs ont engrangé les gerbes

            Que déjà les chevaux à l’araire attelés,

            Sillonnent à travers les chardons et les herbes

            La friche où juin fera rouler la mer des blés.

            

            Fécondité des champs ! cette glèbe qui fume,

            Ce riche et fauve humus, recèle en ses lambeaux

            La sève qui nourrit et colore et parfume

            Les éternels trésors des futurs renouveaux.

 

Ces vers nous éloignent un peu de Blanche Lamontagne. La poétesse de Gaspé ne possède pas cette langue rude, âpre, pleine de force et de caractère. Lorsqu’elle parle des champs et des travaux de la ferme, c’est toujours avec trop de délicatesse et une certaine grâce qui affadit le tableau. Elle reste femme. Pour écrire le Cœur innombrable, c’est bien ; mais la Terre innombrable demande plus de force et d’abandon.

Nérée Beauchemin réalise cette beauté. Il ne craint guère la boue des labours. Il marche dedans avec plaisir et conviction. Quelque chose d’heureux et de naïf remplit son âme. Mais le prince du sol porte des « souliers de misère » ; et lui-même, le poète, il donne à cette façon de marcher franchement un caractère admirable :

 

            Quelques paysans en prière

            Suivent leur rosaire à la main ;

            Les clous des souliers de misère

            Sonnent aux cailloux du chemin.

 

C’est d’une rusticité grave et exquise. Dans une expression unique, l’homme des champs fait passer devant nos yeux, une vie noble, une vie de labeurs et de sainteté.

J’ai lu dans Louis Hémon cette beauté chantante qui donne avec tant de force l’expression de la vie. On dirait que Nérée Beauchemin est apparu pour annoncer Maria Chapdelaine.

Il a pour cela le talent. Il possède en son cœur, comme un magnifique fardeau, la somptueuse vision poétique. Toutes les images de la langue lui sont familières ; elles jaillissent spontanément de son âme prédestinée, et donnent au style un éclat que ni l’application acharnée ni les lectures ne sauraient produire.

Si vous lisez d’une haleine les poésies de Nérée Beauchemin, vous vous apercevrez avec étonnement que l’auteur a dû les écrire avec la plus grande facilité du monde, tellement les images, entraînées par le rythme et la musique du vers, se tiennent et se lient, pour s’enrouler à la fin autour d’une idée triomphante. C’est un enchantement perpétuel. Un enchantement non pas comparable aux Chansons des rues et des bois, mais un enchantement dont Nérée Beauchemin est le prestidigitateur unique. Mais toute cette féerie n’est pas sans renfermer un secret.

Je ne sais rien de plus suave et de plus puissant à la fois que le ton de la conversation en poésie, c’est-à-dire le naturel et l’élan du cœur. J’aime le poète qui cause, qui raconte simplement des choses senties. Nérée Beauchemin, qui se trouve très éloigné des épiques et des lyriques grondants, incurables braillards, est naturel dans sa pensée et son écriture ; il ne pose ni à l’artiste, ni au philosophe, et ne cherche pas ses mots. Plutôt, il les répète, ce qui donne, comme dans la conversation, un accent de profondeur et de force. Quand je dis qu’il cause. Un seul exemple, pour exaspérer les faux grammairiens. Je le tire de la Mer, poème vigoureux qui semble rejoindre les bornes d’un horizon étrange :

 

            Loin des grands rochers noirs que baise la marée,

            La mer calme, la mer au murmure endormeur,

            Au large, tout là-bas, lente, s’est retirée,

            Et son sanglot d’amour dans l’air du soir se meurt.

            

            La mer fauve, la mer vierge, la mer sauvage,

            Au profond de son lit de nacre inviolé

            Redescend, pour dormir, loin, bien loin du rivage,

            Sous le seul regard pur du doux ciel étoilé.

 

Oui, il faut l’écrire, pour l’honneur d’une race mendiante, Nérée Beauchemin emploie inlassablement les mots les plus simples pour exprimer les idées les plus belles et qui paraissent les moins accessibles. Il a le don. C’est un littérateur. Sa langue, c’est la bonne vieille boue des labours, et quelquefois et souvent, c’est la poussière des chemins ; des chemins mystérieux et aimés que parcourent depuis si longtemps les régionalistes, les véritables, les immolés, les régionalistes absolus, ces pèlerins de l’histoire et de la foi littéraires. Cette langue maternelle, cette pensée maternelle, sort du sillon, labouré, ensemencé par nos pères qui n’étaient pas tout-à-fait des crapuleux, ni des sans cœur, ni des bavards, ni des lettrés non plus ; qui ne ressemblaient en rien aux agents renommés actuels qui tentent de fabriquer une langue neuve, une littérature neuve avec l’aide des pauvres honteux, des cochons de lettres et des idiots de la dernière école.

À propos de Nérée Beauchemin, je songe à Charles Morice qui disait, pour satisfaire Anatole France, sans doute : « Emploie le mot rare rarement ; il n’y a pas de mots banals. »

Nérée Beauchemin a toujours suivi cette ligne naturelle de son cœur.

Oh ! je sais bien que l’auteur des Floraisons matutinales ne rappelle pas le filet d’or qui coule du vase parnassien, ni les images voluptueuses que fait flamber un romantisme appris. De cela même, il est impossible de faire un rapprochement, au point de vue de la forme, avec les poètes français ou belges. Beauchemin est seul ; il ne s’apparente à aucune école, à aucune théorie. C’est le signe éternel d’un talent pur. Je dis que Beauchemin n’est d’aucune école ; et c’est exact. Le régionalisme n’est pas une école ; c’est plutôt l’IDÉE, l’UNIQUE RAISON qui puisse légitimer une littérature naissante. Voyez la littérature belge ; elle sort directement et avec magnificence de la terre et de l’âme du terroir.

C’est cette âme, mais canadienne, que Nérée Beauchemin fit éclater dans ses poèmes. Elle est plus belle encore que la Parole. Elle semble rayonner du premier soleil qui s’est levé sur la terre de chez nous. Une âme d’une sincérité aveuglante. La pénétrer, c’est sentir les âmes rustiques qui frémissent sur les plaines et jusqu’au fond des bois.

Le poète inconnu, le glorieux pèlerin, représente avec orgueil la race des hommes fiers et doux. Il nous enseigne que la première patrie, c’est celle du pain et des chaumes moussus. Au reste, rien de plus naturel et de plus logique. Je comprends, je m’explique qu’un homme, né sur la rue Sainte-Élisabeth de Montréal ou de Paris, qui a grandi au milieu des vidanges, de toutes les laideurs matérielles et spirituelles possibles ; je sais bien qu’un pareil malheureux est destiné, pour l’éternité, à n’avoir jamais de patrie, et qu’il ne saurait imaginer ce qu’est la petite patrie dans la grande. Dès lors, ce pauvre gueux a besoin pour vivoter de toutes les esthétiques nouvelles, et pour paraître original, il chantera lamentablement la beauté d’un abattoir exotique. Tout croule ; l’histoire littéraire n’est plus explicable.

Nérée Beauchemin, comme tant d’autres privilégiés, a connu la patrie indispensable, la patrie UNE. Cette chose dans l’existence d’un littérateur ne mérite pas une adoration délirante, mais au moins un souvenir, que la langue française des plus terribles monarchies doit rappeler jusqu’à la fin des peuples. Dans un petit livre, Beauchemin fait agir sa propre histoire. Il accompagne le Silence effrayant par les landes et les plaines. De ses « souliers de misère », il foule la boue créatrice des labours ; il descend, escorté du souvenir, jusqu’au fond de son âme dans une glorieuse colonne de lumière.

Je vois Beauchemin qui marche aux côtés de Gabriel Vicaire, ce poète de la Bresse que la France a réellement trop méconnu. Le poète harmonise avec son œuvre tout un symbole. Les Floraisons matutinales sont peut-être cette aube prochaine qui va s’élever sur notre littérature, une aube dans toute sa pureté âpre et rustique. Les hommes, alors, abandonneront à Nérée Beauchemin, poète de chez nous, la gloire inviolable qui illumine depuis 1897, l’une des plus admirables captivités de notre histoire.

 

 

 

VALDOMBRE, Les vivants et les autres,

pamphlet no 1, mai 1922.

 

 

 

 

 

 

 

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