La grande dame de notre histoire

 

ESQUISSE POUR UN PORTRAIT

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Lionel GROULX

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

FIDÈS

 

1966

 

 

 

I

 

VOCATION

D’UNE MYSTIQUE

 

 

« Possédée de Dieu » ! Le mot est d’elle-même et la définit. Nous sommes sur un port de la Loire, à Tours, vers 1622. Il s’en va minuit. Une jeune femme d’environ vingt-trois ans, bien mise, est encore là. Dans le grincement des poulies et des grues et en la compagnie de crocheteurs et de charretiers allant et venant, elle s’occupe à des chargements et déchargements de navires. À d’autres moments, on la verra dans une écurie, y passant de longues heures à prendre soin de cinquante à soixante chevaux. C’est qu’elle est à l’emploi de son beau-frère, commissionnaire pour le transport des marchandises dans toutes les parties du royaume. Qui eût deviné, dans cette femme affairée, née à Tours le 28 octobre 1599, une mystique déjà en éveil, celle-là même qui allait atteindre, selon Henri Bremond, « les plus hauts sommets de la mystique », la « future Thérèse du Canada », dira Bossuet ?

Préparation plus que médiocre à cette sorte d’état d’âme si déjà elle n’y était engagée. Ses parents l’ont mariée, à dix-huit ans, à peine, à Claude-Joseph Martin, fabricant de soieries. La jeune épouse manifeste beaucoup de talent pour le négoce. Il y a en elle l’étoffe d’une femme d’affaires. Entre Marie Guyart et le jeune industriel, le mariage ne put manquer d’être heureux. Marie était d’humeur gaie, primesautière, nature enthousiaste, âme ardente, expansive. Elle aimait beaucoup son mari. Et lui était bon pour sa jeune femme ; il la comprenait, ne la gênait nullement en ses dévotions. Marie eut bientôt un fils auquel elle s’attacha avec toute l’affection d’une mère. Mais la voici veuve à dix-neuf ans, avec cet enfant dont il semble qu’elle ne puisse plus se séparer. Jusque-là, du reste, rien n’indique en elle le moindre appel à la vie religieuse. Elle a entendu dire qu’il fallait méditer, se livrer à l’oraison mentale ; elle se livre à cette sorte d’oraison, sans savoir ce qui en est, persuadée que ce sont tout au plus « de bons mouvements que la parole de Dieu produisait » en son âme. Vers l’âge de quatorze ou quinze ans, l’idée de la vie religieuse lui traverse un moment l’esprit. Elle s’en ouvre à sa mère qui la croit peu propre à cette sorte de vie, l’estimant d’humeur trop gaie, trop agréable. La jeune Marie ignore tout, au surplus, de la direction spirituelle. Qu’il y ait des directeurs de conscience et qu’il soit dans l’usage de recevoir leurs offices, elle n’en sait rien.

En revanche l’enfant est née de bons parents, excellents chrétiens, fort pieux. Dès le bas âge, un double amour la possède : l’amour des pauvres et des malades. À l’égard des pauvres, elle ne sait pas éviter les excès ; elle pourrait vider la maison de ses parents. C’est en la compagnie des gueux, aussi bien que des malades qu’elle se sent le plus heureuse. Dans son entourage, on la prendrait pour une petite Sœur de charité. Traits marquants qui annoncent déjà un être d’élite. Il en faut ajouter d’autres de même qualité : son penchant à s’écarter pour prier. Dans la maison de ses parents, l’enfant s’isole pour lire des livres de piété ; chaque jour elle se rend à l’église, y demeure « partie du jour », bien à l’écart. Elle se prête aux touches divines. Mais « j’étais si enfant, confie-t-elle, que je ne savais point que c’était là faire oraison ». Une affection admirative s’est éveillée en elle pour les prédicateurs. Dieu parle par leur bouche, lui a-t-on dit. Elle court les entendre, même trop jeune, elle l’avoue, pour y rien comprendre. Mais ils l’éblouissent. L’un ou l’autre passe-t-il par les rues, l’envie la prend de courir après eux, de baiser les traces de leurs pieds ; elle les suit de l’œil tant qu’elle ne les a pas perdus de vue. Heureux prêcheurs qui susciteraient aussi vive admiration chez les enfants d’aujourd’hui !

Pour la petite Marie Guyart, ces hommes sont les hommes de la Parole. Ils font l’œuvre par excellence, l’œuvre d’apôtres. Et l’on perçoit déjà, en cette âme d’enfant, l’éveil d’une vie d’apostolat. Et c’est bien la passion de se donner aux âmes, de prêcher à sa façon qui s’est emparée d’elle. Plus elle s’approche des sacrements, plus elle s’aperçoit qu’ils sont en elle source de vie. Elle brûle de voir adopter la même pratique par toutes les personnes de sa connaissance. En sa famille, parfois elle répète des extraits des sermons qu’elle a entendus ; elle les commente et ses « pensées là-dessus, avoue-t-elle ingénument, me rendaient éloquente ». Dieu, de toute évidence, s’est emparé de cette âme de choix. Cela a commencé, pourrait-on dire, dans un rêve d’enfant, à l’âge de six ans. En sommeil elle a vu le ciel s’ouvrir, puis, en descendre le Fils de Dieu, « le plus beau des enfants des hommes » ; elle lui tend les bras pour l’embrasser. C’est lui qui l’embrasse amoureusement en lui disant : (« Voulez-vous être à moi ? » L’enfant répondit : « Oui. » Et jamais plus elle n’oublia son rêve ni la vision qui l’avait charmée, ni la promesse qu’elle avait faite. La voilà marquée d’en haut pour une vocation extraordinaire. De son côté la petite Marie se rend compte des phénomènes ou plutôt des merveilles que Dieu opère en son âme. On la sait et on la dit pieuse. Mais personne, elle en est persuadée, ne devine ce qui se passe en elle : « L’on ne voyait pas ce que j’expérimentais dans l’intérieur et comme la Bonté de Dieu y opérait ; et moi non plus je ne concevais comme cela se faisait... » « J’avais souvent dans ma pensée ce qui m’était arrivé dans mon enfance, touchant les caresses de Notre Seigneur. » Plus tard, elle fixera, à l’âge de dix-neuf ans, l’année même qui la fit veuve, le jour où Dieu l’appela « extraordinairement à le suivre en vraie pureté ». Déjà pourtant, comme il l’a faite sienne ! Lors d’une procession du Saint-Sacrement, la voici tout à coup si ravie qu’elle en a la vue couverte ; elle marche au hasard « comme une personne qui a trop bu ». On l’eût prise pour une somnambule. La prise de possession définitive, Marie de l’Incarnation la datera plus tard du 24 mars 1620. Ce jour-là, dans la rue, s’en allant vaquer à ses affaires, deux images l’assaillent, l’absorbent : une extase subite s’empare d’elle. Vision crucifiante de tous ses péchés commis depuis son enfance, plongée de la pécheresse comme dans un bain de sang du Christ. Extase de quelques instants. Revenue à soi, où se trouve-t-elle ? Devant la petite chapelle des Pères Feuillants, récemment établis à Tours. Elle entre dans la chapelle pour y rencontrer qui ? Celui qui allait être son premier directeur, François de Saint-Bernard. De ce jour, jour d’une extase imprévue, Marie Guyart se sentit changée « en une nouvelle créature ». De ce jour aussi, et l’on peut même dire bien avant ce jour, la voilà qui se dit « possédée de Dieu ». Phénomène qui nous dépasse. Ne parlons point de mystique-née, si tant est que pareil miracle se puisse produire. Mais il appert, à coup sûr, que Dieu s’est emparé de cette âme avec une sorte de violence. On pense à l’antique prise de possession des prophètes. Âme élue et d’une élection éminente, parmi les mystiques, Marie Guyart se livre à la contemplation aussi facilement qu’elle respire. Même au service de son frère, dans le brouhaha des affaires, elle reste contemplative. Elle-même nous en a laissé le témoignage : « Ni le bruit des rues ni ce que j’avais à traiter avec les marchands ni tous les soins dont j’étais chargée ne me pouvaient tirer de la liaison intérieure que j’avais avec la Divinité. » De toute évidence, Dieu tient cette femme, l’envahit jusqu’en ses replis les plus profonds. Possession totale et pour jamais.

La merveille est que cette jeune femme a lu peu de livres sur l’oraison, sauf l’Introduction à la vie dévote de François de Sales. Elle confesse son ignorance de l’oraison mentale, va au hasard, guidée par l’Esprit de Dieu. Ce qui lui fera écrire : « Ah ! il faut avouer que l’Esprit de Dieu est un grand maître ! » Jusqu’à l’âge de vingt et un ans, elle ne connut nulle direction spirituelle ni n’en soupçonna l’utilité. Et quand Dieu met sur son chemin le Feuillant Dom Raymond de Saint-Bernard, ce religieux lui interdit très intelligemment de méditer à la façon ordinaire ; plutôt doit-elle s’en remettre à l’école de l’Esprit. Le religieux, peut-on penser, a découvert, en sa nouvelle dirigée, un don de foi extraordinaire. Quand elle nous dit : « Je n’ai pas la foi, ô mon grand Dieu... », il faut entendre la suite : « Puisque vous me montrez vos biens & la vérité de ce que vous êtes & de ce que vous m’êtes à découvert, en une matière qui me dit tout d’une façon ineffable & qui me fait tout voir. » Marie Guyart a raison : elle ne croit point ; elle voit.

Que présagent de pareils dons ? Dieu n’a pas l’habitude de tant choyer ces sortes d’âmes sans dessein secret. La jeune mystique peut s’attendre à d’autres appels, appels à d’autres montées qui seront peut-être de durs calvaires.

 

 

 

II

 

VOCATION

AUX URSULINES

 

 

La jeune veuve ne retournera plus au mariage. Son confesseur, Dom Raymond de Saint-Bernard, lui a fait émettre, à 21 ans, le vœu de chasteté perpétuelle. Les prétendants, les invitations à convoler sont là pourtant qui ne manquent point. Elle est jeune, jolie, distinguée. Mais son vœu de chasteté l’a liée à un autre amant et qui la protège « contre les poursuites qu’on me faisait de me remettre dans l’engagement duquel sa divine Bonté m’avait délivrée ». Où Dieu la veut-elle ? Détachée des liens du mariage, veuve à vingt ans à peine, Marie se voit bientôt détachée des biens de ce monde. Les affaires de son mari liquidées la laissent acculée à la ruine. Lui faut-il encore d’autres purifications ? Pour atteindre aux sommets qui l’appellent, Marie Guyart se sent prête à tout. Toujours son maître, Dieu, lui a fait entendre « qu’il rejette hors de soi toutes les âmes mortes, lâches & impures » ; « le moindre atome d’imperfection » peut « mettre un entre-deux entre ce Dieu de pureté & mon âme ». Un autre jour, dans son oraison, Dieu lui fait voir une âme d’une pureté céleste ; « telle était, lui enseigne sa vision, la pureté de la très sainte Mère de Dieu ». Moment décisif dans la vie de cette femme d’environ vingt ans. Pour se rapprocher de la pureté entrevue, poussée par l’Esprit et avec l’agrément de son directeur, elle se livre à d’incroyables macérations : coucher sur les ais ou sur un long cilice, « disciplines d’orties », de chaînes, manducation de viande mêlée d’absinthe. Dangereuses pénitences. « La longueur du temps à coucher sur le bois avec le cilice me macéra si fort la chair, nous confesse-t-elle, du côté où je me couchais, que j’en devins insensible... » Elle prend « plaisir de dénier au corps tout ce qu’il aimait ». Et ce pauvre corps, sa pauvre guenille, que d’autres mauvais traitements elle ne cesse de lui infliger ou lui fait infliger. À peine ne peut-elle « dormir qu’à demi », tellement lui font mal ses ceintures de crin. Et ce n’est pas encore assez. Elle ira s’enfermer la nuit, dans une caverne remplie de bêtes venimeuses. Hélas, loin de la mettre en garde contre les excès, son directeur ne sait qu’y ajouter. Par quelle merveille la pénitente parvient-elle à cacher ces sortes d’outrances ? « C’eût été assez, nous dit-elle ingénument, pour... faire croire que j’étais une folle. » On lui interdit néanmoins la manducation de viande imbibée d’absinthe, parce qu’il lui en venait des maux d’estomac. Mais, sauf ce cas, la merveille, ce fut bien que la santé de l’héroïque pénitente n’en parût nullement affectée. On peut l’en croire. Elle continue comme ci-devant sa vie de femme d’affaires : « Cela ne me donnait aucune incommodité & je n’en fus jamais malade, mais je sentais une nouvelle vigueur s’augmenter en moi pour faire toujours davantage, & l’Esprit me poussait sans cesse à embrasser de nouvelles mortifications. J’eusse estimé le jour perdu pour moi, lequel se fût passé sans souffrir. »

Nous en faut-il davantage ? Écoutons cet autre bout de confidence : « Je sentais une légèreté non pareille, faisant tout pour le Bien-Aimé. Toutes mes austérités ne m’appesantissaient point le corps. J’étais fort joyeuse avec ceux avec qui il me fallait être... » Retournons, si vous le voulez, sur le quai de la Loire. Elle est là, surchargée d’affaires, comme elle dit, qu’elle ne savait par où commencer. Minuit vient de sonner. Elle est encore là. Et cependant, dans tout ce brouhaha, elle peut écrire : « Tous ces nouveaux tracas ne me détournèrent point de la grande application que j’avais à Dieu... Mon esprit était abîmé dans cette divine Majesté. »

Marie Guyart vient d’expérimenter ce qu’en langage mystique, l’on appelle la nuit des sens. Aux élus de son choix Dieu réserve pourtant d’autres épreuves plus crucifiantes : les épreuves surnaturelles. Le Seigneur aime se retirer de ces grandes âmes pour qu’elles le recherchent plus avidement. Il veut surtout qu’on l’aime pour lui-même et non pour ses faveurs. Il semble à quelques-uns de ses aveux que Marie Guyart connut tôt, à vingt-cinq ans, l’épreuve de la nuit de l’Esprit. Elle écrit, par exemple : « Néanmoins, comme l’état où Notre-Seigneur me tenait était de grandes miséricordes, il était aussi de grandes croix, & j’avais besoin d’une grande foi ; d’autant que, quand il me retirait ses grâces & ce soutien si fort, j’étais comme un oiseau en l’air qui n’a rien à quoi se prendre, & je demeurais dans la pure souffrance, en attendant qu’il plût à cette divine Bonté de m’en retirer, ne tenant, ce me semblait, qu’à un petit fil de sa miséricorde. » Elle écrira encore : « Quoiqu’il fût en moi, il semblait qu’il s’enfuyait de moi & qu’il habitait dans la lumière inaccessible où les Séraphins mêmes ne peuvent atteindre. Je me voyais quelquefois comme abandonnée. »... « Elle n’était pas, ajoutera-t-elle, en la possession des biens qu’elle attendait dans la jouissance de l’Époux céleste, qui semblait se plaire à la faire ainsi mourir & remourir. »

 

*

*     *

 

Où la mène cette extraordinaire préparation ? Prélude d’un drame, on peut le présumer, où le divin tient tous les ressorts. Un appel lui vient : l’appel à la vie religieuse. Il faut dire que cet appel date de loin. Dès l’âge de quatorze ou quinze ans, elle éprouve quelque penchant pour les Bénédictines de Tours où elle avait une cousine. Aussitôt son veuvage, l’appel se fait de nouveau entendre. Dieu lui dévoile les « grands et infinis trésors... cachés dans les Conseils du Saint Évangile, à la garde desquels il appelle les âmes choisies... » Marie comprend tout de suite : son corps est dans le monde, mais son cœur est depuis longtemps dans le cloître. Elle avait déjà émis le vœu de chasteté perpétuelle. Avec la permission de son directeur, elle fait vœu de pauvreté et d’obéissance : obéissance à son directeur, à son frère, à sa sœur, auprès desquels elle occupe un emploi. Mais, pour elle, voici que s’ouvre une autre période de purifications. Tentations du diable, cette fois, tentations assiégeantes où le Malin lui souffle : à quoi bon se tant mortifier, se tant meurtrir ? Que de gens se sauvent sans ces excès ! Et non seulement le Malin, mais que de personnes lui tiennent le même langage ! À quoi bon se ravaler, par obéissance, au rang de servante ? Se plier à toutes les volontés de son directeur quand il sied de garder sa volonté propre ? Et ces tentations surviennent à la pauvre Marie quand elle traverse encore une fois une nuit des sens et une nuit de l’esprit : absence de goût pour ses exercices de piété, obsession imaginative sur la qualité de sa vie. Ne se serait-elle pas trompée ? N’a-t-elle pas trompé son directeur ? N’est-elle pas une hypocrite, la proie de malsaines illusions ? Et son fils, son enfant, peut-elle l’abandonner ? A-t-elle le droit de le faire ? Trouble qui la bouleverse à tel point qu’elle en vient à s’écrier : « Ô Dieu ! Que je fus traversée ! » Elle laisse même tomber ce mot de défaite : « À quoi bon tout cela ! Je ne puis plus me captiver de la sorte ! » Ces tentations ont d’autant plus de prises sur l’esprit de la jeune femme qu’une appréhension ne l’a jamais laissée : le doute sur ses extases, sur tout ce qui se passe d’extraordinaire en elle ! Elle se prend à désirer les voies toutes simples des âmes dévotes, persuadée que « c’était le plus sûr chemin ». Maintes fois, elle interroge ses directeurs : y aurait-il piège du diable ou de l’imagination ? Être si choyée de Dieu, en si grande intimité avec lui, et en même temps, se savoir en un tel état de bassesse ?

Dieu ne lui ménage pas ses consolations. C’est à cette époque, semble-t-il, qu’il lui multiplie les plus réconfortantes révélations sur le Verbe incarné, sur la Trinité. On sait quelle vogue le cardinal de Bérulle, fondateur de l’Oratoire, avait donnée à la dévotion au Verbe. Dévotion ancienne des apôtres, mais après eux plus ou moins mise en veilleuse. Le Cardinal lui avait imprimé, par ses œuvres et par son exemple, un essor puissant. François de Sales, M. Olier, Bossuet, et que d’autres seront, sur cette doctrine, à des degrés divers, les disciples du Cardinal. Le pape Urbain VIII saluera en Bérulle « l’apôtre par excellence du Verbe incarné ». Et l’on sait aussi comme Bérulle mariait le dogme du Verbe incarné au dogme de la Trinité. En ses dévotions, il aperçoit la Trinité, surtout comme ayant part et rapport au suprême mystère d’amour où chacune des Personnes divines a contribué en l’Incarnation. Il adore la Trinité, mais comme nous l’adorons sur nos autels, mise là par le Sacrifice, mais avec l’Humanité et par l’Humanité du Christ et venue là pour accompagner le Verbe incarné qu’elle ne quitte point. La mystique de Tours avait-elle lu Bérulle ? Il ne semble pas. De la Trinité, elle ne savait, a-t-elle confié, que ce que lui avait appris son catéchisme. Le merveilleux, et bien que la dévotion soit dans l’air, c’est qu’elle ait appris, par révélation, sur ces abruptes mystères et sur leurs liaisons, ce que les plus grands théologiens n’ont pu capter. Et ces révélations s’accompagnent, en l’âme de la mystique, d’un incroyable enivrement. Pour elle, le Verbe incarné, c’est « l’Époux de l’âme ». Mariage spirituel, amour, abîme si profond que tout ce « qu’on en peut dire n’approche point de ce qui en est ». Elle ne met d’ailleurs ces choses sur papier que parce qu’on le lui a commandé. Mais combien de fois avouera-t-elle qu’elle n’écrit qu’en bégayant », qu’elle ne trouve point... « quelques comparaisons dans la terre... pour dire ce que c’est que les embrassements du Verbe & de l’âme ». Elle avouera encore : « Je suis contrainte de me taire, car je ne crois pas que toutes les langues des Anges & des hommes unies ensemble puissent jamais expliquer ce qui se passe en cette sublime communication. » Pourtant, en ces quelques propos qu’elle se permet, quelle larve brûlante coule de sa plume. Nous n’avons que le choix dans les citations :

« Je me sentais remplie d’un amour véhément, sans pouvoir faire aucun acte intérieur pour me soulager, & cela durait deux ou trois jours, pendant lesquels il semblait que mon cœur dût éclater. J’en ressentais dans le corps une douleur insupportable. » Elle dira encore : « Je sentais des coups dans le cœur, comme si on me l’eût percé. » Elle ira jusqu’à pousser cette plainte déchirante : « Ô Amour, je n’en puis plus ! Laissez-moi un peu, mon Bien-Aimé, ma faiblesse ne peut porter vos excès... » D’autre part, par un retour d’âme facile à comprendre, elle en vient à souhaiter ne plus dormir pour ne rien perdre des caresses de son Amant spirituel. À son réveil, après quelques minutes de sommeil, elle s’écrie : « Hélas ! mon cher Amour, quand ne dormirai-je plus ? » Et alors, des chants, un cantique s’élève qui n’est pas si loin, oserai-je le dire, d’un cantique sacré : « Ne savez-vous pas, ô mon Bien-Aimé, que si je possédais tout le monde, le ciel & la terre, je vous le donnerais, s’il n’était déjà à vous, afin de vous posséder. » « Ce ne sont point les Saints que je désire, ce ne sont point les Anges que je demande, ce n’est point le paradis ni ses délices que je veux. Je ne veux que vous, ô mon Bien-Aimé ! Donnez-vous donc à moi, & fermez cette plaie que vous avez faite, ou souffrez qu’elle me donne la mort. » Et voici, avec le même accent saintement passionné :

« Ô Amour, tu t’es plu à me martyriser ; il faut que j’aie ma revanche en te faisant les mêmes blessures que celles que tu m’as fait souffrir. Mais encore, si par tes plaies tu eusses enlevé mon âme, la délivrant de sa prison, tu m’eusses fait plaisir, mais tu ne m’as laissée vivre que pour souffrir ces traits aigus & brûlants. Ne veux-tu donc pas que je meure, ô Amour ? Ne sais-tu pas qu’il n’y a rien sur la terre qui me plaise & qui ne me soit une croix ? M’ayant donc unie si intimement à toi, ne sais-tu pas que je ne puis vivre avec ceux qui ne t’aiment point ? Hélas ! Amour, ne serais-tu pas bien aise que je mourusse à cette heure, & qu’un éclat de tonnerre ou plutôt d’amour descendît du ciel pour me consommer à cet instant ? Je ne sais ce que je dis ni ce que je fais, tant je suis hors de moi, mais tu en es la cause. Ah ! je ne te demande ni trésors ni richesses, mais que je meure & que je meure d’amour. »

 

*

*     *

 

Ivresses mystiques, mais au milieu d’une angoisse qui ne cesse de la mordre au cœur : son enfant ! Dieu la veut toute à Lui ; mais elle est mère. Son rôle de religieuse et son rôle de mère, comment les concilier ? Et voilà bien le double problème moral qu’elle se pose : une mère peut-elle abandonner son enfant pour le motif d’entrer en religion ? Et quelle certitude se peut-elle donner qu’elle accomplit une volonté plus haute que la sienne ? Une question préliminaire ici nous arrête : madame Martin aimait-elle son enfant ? Et le petit Claude aimait-il sa mère ? On a parfois douté de cet amour maternel ou filial. Depuis dix ans au moins, la mère ne prodiguait aucune caresse à son enfant ni ne souffrait qu’il lui en fît. Et pourquoi cette retenue ? Un secret pressentiment, puis plus que cela, l’appel de la maman à la vie religieuse l’avaient persuadée qu’un jour ou l’autre il lui faudrait abandonner son petit Claude. Et elle s’appliquait à diminuer la peine de l’enfant. Et l’enfant, privé de caresses, ne verra que trop, en sa mère, une femme distante. Cependant, aucun doute n’est possible, madame Martin aimait son enfant. Et à l’heure de son appel aux Ursulines, cette femme a véritablement vécu un drame affreux. Qu’elle aimât son enfant, sur ce point, les textes abondent. « J’aimais mon fils d’un amour bien grand », a-t-elle écrit. Et le diable, a-t-elle présumé, s’est servi puissamment de cette arme pour la détourner de sa vocation. Abandonner un enfant qui n’avait pas encore ses douze ans, lui soufflait-il à l’oreille, n’était-ce point l’envoyer à la perdition et engager gravement la conscience de sa mère ? Elle dira encore, lors de la fugue du petit Claude dont nous parlerons tout à l’heure : « Ô Dieu je n’eusse jamais cru que la douleur de la perte d’un enfant pût être si sensible à une mère. » Bien des années plus tard, dans ses lettres à son fils devenu religieux, on sent que dans le cœur de la mère, une plaie reste toujours vive. Elle lui écrit : « Lorsque je vous quittai, je ne le fis qu’avec des convulsions étranges, qui n’étaient connues que de Dieu seul... » Elle lui écrit encore : « Sachez donc encore une fois qu’en me séparant actuellement de vous, je me suis fait mourir toute vive... Il a fallu céder à la force de l’amour divin... ; mais cela n’a pas empêché que je ne me sois estimée une infinité de fois la plus cruelle de toutes les mères. » Enfin, il y a ce geste que peut seul inspirer l’amour puissant et fin d’une mère : son fils se plaignait qu’il n’eût encore rencontré personne revenu du Canada qui lui eût parlé de sa mère. À Dieu ne plaise ! La mère fait venir à sa grille « un honnête jeune homme qui s’en va en France... » ; devant lui, elle écarte son voile pour qu’il rapporte à son fils les traits du visage qu’il a vu et quelque chose de la voix qu’il a entendue.

Elle entrera chez les Ursulines en 1631, jour de la conversion de saint Paul, non sans s’interroger sur sa vocation. Comme toujours, elle se méfie d’elle-même. Elle supplie Dieu de faire « qu’il ne permît pas que je commisse une faute en quittant cet enfant, s’il ne voulait pas que je le quittasse... » À Dieu, elle répète sans cesse : « Hé ! le voulez-vous, mon chaste Amour ? Hé ! le voulez-vous ? Non, je ne veux pas faire ce coup, si vous ne le voulez pas. » Quels motifs si puissants l’ont emporté, lui ont donné cette certitude morale que Dieu la voulait au cloître ? Ces paroles de l’Évangile qui sans cesse bourdonnent à ses oreilles : « Celui qui aime son père & sa mère plus que moi n’est pas digne de moi, & celui qui aime son fils & sa fille plus que moi n’est pas digne de moi. » Aura compté aussi, pour cette âme docile, la décision nette, tranchée de son directeur de conscience. Et plus que tout peut-être, cette voix intérieure qui la suit partout, voix impérieuse de l’Époux qui ne la veut qu’à lui : « Hâte-toi, il ne fait plus bon pour toi dans le monde. » Plus tard encore, elle avouera à son fils : « ... l’Esprit de Dieu, qui était inexorable aux tendresses que j’avais pour vous, ne me donnait aucun repos que je n’eusse exécuté le coup... » Enfin, si elle ne laisse nul bien à son fils, elle se convainc que par le dur sacrifice que lui coûte son abandon, elle lui laisse plus que toutes « les possessions imaginables ». Autre montée dans la vie de cette femme, mais qu’elle va payer cher. Son frère et sa sœur lui avaient promis de se charger de son fils. Son frère mourut peu de temps après. Son père, qui, le jour de l’adieu, avait poussé des « cris lamentables », lui reprochait avec d’autres un abandon injustifiable. L’enfant Claude se mit surtout de la partie. Déjà, soupçonnant, à ce qu’on peut voir, l’entrée possible de sa mère au cloître, il s’était permis une fugue. Il se serait enfui vers Paris pour se faire religieux. Après des angoisses terribles pour sa mère, on avait retrouvé l’enfant trois jours plus tard sur le port de Blois. Il accompagnait sa mère, le matin du départ, vers les Ursulines. Marchant à côté d’elle, et apparemment résigné, il ne laisse de pleurer amèrement. Ce fut bien pis la séparation consommée. Dans l’enfant Claude l’instinct de fils fit plus que se réveiller ; il s’exaspéra. Encouragé, poussé par ses parents, son entourage, le public, il n’est rien qu’il n’entreprît pour recouvrer sa mère : siège de la grille, du parloir du monastère, avec le cri déchirant : « Rendez-moi ma mère ! » ; quelquefois, par la porte ouverte, irruption soudaine dans la cour, instances auprès de la tourière, pour qu’on l’admît dans la maison ; et plus que tout, rassemblement, autour de lui, de ses petits compagnons, assauts répétés à la même grille et à la même porte, avec tapage, et toujours cette même voix qui criait : « Rendez-moi ma mère ; je veux avoir ma mère ! » Émoi suprême de la pauvre novice ! Parmi les siens et parmi les témoins de ces scènes, on la traite de marâtre, de femme sans cœur ; le bruit court qu’elle sera mise à la porte du couvent. Elle-même se prend à croire à cette rumeur. Heureusement, en cette affliction, Dieu ne l’abandonne pas. Il lui revient, l’assure, par voix intérieure, « avec un grand amour » qu’il prendra soin de son fils. Et l’on sait que l’enfant Martin deviendra un grave bénédictin, prieur de l’Abbaye de Saint-Denis.

 

 

 

III

 

VOCATION

AU CANADA

 

 

Un autre appel, plus crucifiant peut-être, attend la nouvelle religieuse. Après sa profession, Dieu ne lui a pas demandé pour rien de voler, en sa présence et à son service, « avec six ailes », ainsi que les Séraphins. D’où lui est venue sa vocation au Canada ? Cela commence encore par un songe. Un vaste pays lui apparaît « plein de montagnes, de vallées, & de brouillards ». En ce pays sévère, une petite église de « marbre blanc ouvragé, d’une belle architecture à l’antique... tout enfoncée dans ces ténèbres inaccessibles & affreuses » ; puis, sur le faîte de cette petite église, la Vierge et son enfant s’entretenant de l’Ursuline et de quelque dessein à son sujet. Le songe bouleverse la religieuse, lui laisse la plus profonde impression. Déjà, du reste, une pensée singulière la hante : celle qu’à Tours, le monastère n’est pour elle qu’un lieu de passage, une étape dans sa vie. Elle n’a jamais entendu parler du Canada ; elle ignore même qu’un lieu du monde existe, de ce nom de Canada. Mais qui ne le sait ? Nous sommes à l’époque où un courant mystique, fait d’aspirations missionnaires, traverse couvents et cloîtres de France, y enflamme cœurs et imaginations. La Sœur Guyart qui, pour le moment, en est entre les trente-quatre et trente-cinq ans de sa vie, confesse : « J’avais toujours eu, dès mon enfance, une inclination pour le salut des âmes. » Et la voici qui n’est plus que de présence corporelle dans son monastère ; elle voyage, par l’esprit, dans les « grandes vastitudes » des Indes, du Japon, de l’Amérique, dans l’Orient et l’Occident. Elle ne peut plus endurer que tant d’âmes se perdent, que son Époux divin ne soit pas le maître de toutes ces nations. Elle ose dire au Père dans les cieux : « Que tardez-vous ? Il y a si longtemps que mon Bien-Aimé a répandu son sang ! Je postule pour les intérêts de mon Époux... » Et dans l’élan d’amour qui la soulève, elle ose encore s’écrier : « Cela est juste que mon divin Époux soit le Maître. Je suis assez savante pour l’enseigner à toutes les nations ; donnez-moi une voix assez puissante pour être entendue des extrémités de la terre, pour dire que mon divin Époux est digne de régner & d’être aimé de tous les cœurs. » Élans qu’on peut croire naïfs, mais d’une incroyable passion surnaturelle. Et l’on songe à des élans pareils d’une petite Carmélite de Lisieux qui ont fait d’elle la patronne des missionnaires d’aujourd’hui. Un jour, enfin, Dieu dévoile nettement à l’Ursuline son dessein : « C’est le Canada que je t’ai fait voir ; il faut que tu y ailles faire une maison à Jésus & à Marie. » Vers le même temps, le Père Poncet, nullement au courant des désirs et pensées de la religieuse de Tours, lui envoie une relation « de ce qui se passait en Canada ». Encore vers le même temps, une dame d’Alençon, Madame de La Peltrie, s’éveillait elle aussi à la vocation canadienne, remuée par une parole du Père Le Jeune, se demandant, en une Relation, « s’il ne se trouverait point quelque sainte âme qui voulût aller ramasser le Sang du Fils de Dieu pour le salut de ces pauvres barbares de ces contrées de Canada ». Quant à l’Ursuline, aussitôt entendu l’appel de Dieu, elle obéit instamment : « Il n’y eut point là de raisonnement ni de réflexion : la réponse suivit le commandement... » Pourtant, selon son habitude de femme prudente, elle se prend à douter de cet appel au Canada, d’autant que son conseiller spirituel ne laisse pas de la vertement rabrouer. Mais quoi ? Une religieuse, une cloîtrée qui veut forcer sa grille et s’en aller par-delà les mers ! Heureusement, des Jésuites décident de s’en mêler. Et tout finit par s’arranger. Le 4 mai 1639, Marie de l’Incarnation, avec une compagne de son monastère de Tours, une troisième Ursuline du monastère de Dieppe, s’embarquait là même pour le Canada. Trois Sœurs de l’hôpital de la même ville s’embarquaient avec les trois Ursulines.

 

 

 

IV

 

LEGS DE MARIE

 

 

Comment résumer les trente-trois ans de services donnés par cette femme à notre pays ? Quelqu’un a-t-il jamais soupçonné la puissance mystérieuse qui allait se mêler aux desseins de Dieu, au fil de l’histoire de la Nouvelle-France ? Arrivée en pays neuf où tout est à faire, à commencer par l’établissement de la petite communauté, quel déploiement, quel essor cette femme pût alors donner à ses exceptionnelles facultés d’action, débrouillarde à l’envie. Ainsi que lors de la reconstruction du monastère, en 1651, on dut la voir mêlée aux ouvriers « en haut, en bas, sur les échafaudages » comme elle dit, faisant voir, c’est encore elle qui l’affirme, « un courage plus que d’homme pour porter les croix qui naissaient à monceaux ». Toute sa vie, elle ne sera pas seulement une incomparable mystique ; elle restera une grande femme d’action. Son surnaturel, il ne faut cesser de le dire, n’avait rien d’un surnaturel invertébré, séparé, coupé du monde où elle vivait, sans rapport avec la charité qu’exigeait un monde en gestation.

Il faudrait dire ici ce que fut l’éducatrice. Quelle merveilleuse pédagogie dut être celle de cette femme d’un sens surnaturel si élevé, et, en même temps, d’un esprit si pratique. Elle a écrit quelque part, à propos des jeunes filles, alors d’âge scolaire en la colonie : « Il n’y en a pas une qui ne passe par nos mains. » Légère exagération peut-être. Mais nous savons que la plupart des grandes familles de la région de Montréal, des Trois-Rivières et d’ailleurs dirigèrent leurs enfants vers le couvent des Ursulines. Combien de ces petites filles, venues en intimité avec la Mère, en sont restées « marquées » pour la vie ! Elle leur apprenait, selon l’époque, « à lire, à écrire, à filer, les mœurs chrétiennes et tout ce que doit savoir une fille ». Et cela voulait encore dire en Nouvelle-France, faire des ouvrages d’art et d’agrément, comme la broderie sur soie, sur or ou sur écorce, et peut-être aussi le dessin et la peinture. Car la Mère, et c’est un côté de son esprit que l’on n’a pas suffisamment mis en lumière, était une artiste, et même une grande artiste. Dans la lettre de la Supérieure de Québec aux Supérieures des monastères d’Ursulines de France, après la mort de la Sœur Guyart, je relève ce passage : « Elle était fort industrieuse en toutes sortes d’ouvrages & n’ignorait rien de tout ce que l’on peut souhaiter dans une personne de son sexe, soit pour la broderie qu’elle savait en perfection, soit pour la dorure & pour la peinture. Elle n’était pas même ignorante de l’architecture ni de la sculpture, ayant elle-même enseigné & stilé les ouvriers qui ont fait le rétable de notre église, les redressant quand ils s’éloignaient des règles de leur art. » Il faudrait aussi louer son zèle pour les petites Indiennes. Elle n’avait pas oublié le suprême motif de sa vocation au Canada. Femme missionnaire, elle voulut qu’on ne refusât jamais au monastère une petite fille sauvage, quoique l’on n’eût « aucune pension ou aumône pour leur entretien ». Elles sont d’elle ces lignes de brûlante charité : « Que l’on m’envoie dans le fond de la plus cruelle barbarie, ce sont là mes délices et je chérirai plus mes petites sauvages, que si c’étaient des princesses. »

Resterait à décrire son apostolat à sa grille de moniale. Qui nous écrira jamais ce chapitre ? Il y avait tant de misères à soulager, tant d’âmes à remonter. À cette grille, ce sera, nous dit-on, un défilé presque continuel. Tous y passent, les plus humbles et les autres, parmi les Indiens les chefs et les plus miséreux, et parmi les gens du pays, les plus hauts personnages et aussi les petites gens. Voici en quelle langue pittoresque elle décrit ses amis indiens : « Nous avons ici des dévots et des dévotes sauvages, comme vous en avez de polis en France. Il y a cette différence qu’ils ne sont pas si subtils, ni si raffinés que quelques-uns des vôtres ; mais ils sont dans une candeur d’enfant, qui fait voir que ce sont des âmes nouvellement régénérées... Quand j’entends parler... Pigarouich, Noël Negabamat et Trigalin, je ne quitterais pas la place pour entendre le premier prédicateur de l’Europe. » Tous viennent chercher conseil, réconfort auprès de cette femme, si proche de la Divinité qu’elle en est tout éclairée. De l’un des grands, le jeune M. d’Argenson, familier de la grille, Marie de l’Incarnation a écrit : « Homme d’une haute vertu et sans reproche... Il y a toujours à profiter avec lui, car il ne parle que de Dieu et de la vertu, hors la nécessité de nos affaires... » Parmi les visiteurs de la grille, j’aperçois aussi M. de Tracy, M. de Repentigny, lieutenant de M. le gouverneur, « un homme d’une grande oraison ». « Il passe en France pour les affaires du pays 1... Comme c’est de lui que nous prenons conseil en la plupart de nos affaires, il a eu en une certaine rencontre la permission d’entrer en notre maison. Il vous dira ce qu’il en a vu. »

Hélas, mystère de l’impondérable que la présence de cette femme, à la période naissante de la Nouvelle-France ! On sait mieux aujourd’hui comment se propagent, dans le secret des âmes, idées et sentiments. Il nous reste à apprendre comment ils se propagent, et non moins sûrement, dans la communion des saints. Le philosophe Bergson, vers la fin de sa carrière, scrutait anxieusement le message des mystiques chrétiens. Il lui paraissait que ces insignes contemplatifs ont quelque chose à nous dire sur l’au-delà, sur l’Invisible. Ils ont vécu, conversé avec Lui, dans une sorte d’intimité. L’Ursuline québécoise fut de ces âmes qui ont réalisé en elles tout le contenu en germe de leur baptême, le parfait achèvement de l’adoption filiale. Quand elle arrive au Canada, son itinéraire spirituel est presque achevé. Jusqu’où néanmoins ne l’a-t-elle point avancé, prolongé ? Dieu ne lui a pas ménagé les épreuves extérieures et intérieures. Ce furent ses croix du Canada. « Ma vie, [sa vie en Canada] confessera-t-elle, est toute tissue de croix. » Qu’elle a souffert du froid ! Pour écrire ses lettres, elle s’enferme dans sa chambre, selon son expression, « comme dans un coffre ». Bien plus douloureuses encore pour elle, les peines de l’âme ! Quelques mots nous le laissent deviner : « Pour bien goûter la vocation de Canada, il faut de nécessité mourir à tout, & si l’âme ne s’efforce de le faire, Dieu le fait lui-même & se rend inexorable à la nature, pour la réduire à cette mort qui, par une espèce de nécessité, l’élève à une sainteté éminente. Je ne puis dire ce qu’il en coûte pour en venir là. Il ne faut pas penser de pouvoir vivre dans cette nouvelle terre de bénédiction qu’avec un esprit nouveau. » Sainteté éminente, amour du Christ, de la Trinité qui ont fait d’elle une de ces âmes dont l’on se demande s’il en est beaucoup que Notre-Seigneur Jésus-Christ, après sa mère, a autant aimées.

Nous n’en finirions plus de rappeler ce que nous devons à cette femme, le legs incomparable qu’elle nous a laissé : en tout premier lieu sa doctrine spirituelle que déjà, de son temps, l’on portait si haut. « Thérèse du Canada », avons-nous dit. Et le mot est de Bossuet dans ses États d’oraison. Bremond, dans son Histoire littéraire du sentiment religieux en France (tome VI : 9) renchérit ou presque : « Marie est vraiment notre Thérèse... une Thérèse de chez nous, sans rien d’espagnol, de flamand, ni de germanique ; tourangelle, française de tête et de cœur jusqu’au bout des ongles... » De quel prix est restée sa doctrine mystique dont le moindre mérite n’est point d’avoir été écrite par une femme qui a toujours gardé sa « tête de Française », écrit encore Bremond, dans la claire et souveraine langue de son temps, son style n’ayant pas pris le voile. Les moindres d’entre nous peuvent facilement gravir avec elle – encore un mot de Bremond – « les plus hauts sommets de la mystique ». Aujourd’hui que les mystiques ou les contemplatives sont, pour tant d’esprits courts, des personnes suspectes, sujets prédestinés à la psychiatrie, quel démenti que celui de cette Ursuline restée, sur les plus hauts sommets de la vie spirituelle, en possession d’un merveilleux équilibre de ses facultés. En son style, pas l’ombre du charabia moderne, où se complaisent tant d’auteurs d’ouvrages spirituels.

Et nous devons encore à cette femme qui fut, chez nous, de la génération que j’ai appelée la « génération de l’enracinement », époque si dure, si tourmentée, d’avoir écrit l’un des plus courageux actes de foi en l’avenir de notre pays. Monsieur De Monts, commissaire royal, envoyé ici en 1662, vient d’achever son enquête. Marie de l’Incarnation en fait part à son fils : « Après que ce gentilhomme eût examiné toutes choses, il est tombé d’accord sur tout ce... que M. Boucher lui avait confirmé de bouche, que l’on peut faire en ce pays un royaume plus grand et plus beau que celui de France... Priez la Majesté souveraine que tout réussisse pour sa gloire ! »

Le dirons-nous tout net ? Que cette bienfaitrice de notre pays, que cette contemplative de si haute qualité et de réputation internationale ne soit encore ni canonisée, ni même béatifiée, c’est la honte de notre foi : foi ignorante qui nous cache le prix de ces prodiges exceptionnels et nous empêche de les prier. Elle allait mourir le 30 avril 1672. Avec elle mourait aussi une époque de l’Histoire de la Nouvelle-France. Période que l’on peut dénommer période mystique, pour le grand nombre d’âmes surnaturelles qui ont alors illustré la vie de la colonie, et où Marie de l’Incarnation prend figure de proue.

Elle fut vraiment la grande dame de notre Histoire.

 

 

Chanoine Lionel GROULX,

La grande dame de notre histoire, 1966.

 

 

 

 

 

 



1 Cette lettre est de 1644, au temps de M. de Montmagny.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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