Pierre de la Gorce

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Lionel GROULX

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

En compterai-je un ou plusieurs ? Si je remonte assez haut dans mon passé, à mon temps de collégien, je me rappelle deux noms : Louis Veuillot, Joseph de Maistre. Mon professeur de versification me fit lire Lettres à ma sœur du premier. Du coup, ma fringale des romans d’aventure à quoi je m’abandonnais jusqu’à m’essouffler cessa. Je pris goût à l’œuvre du grand épistolier. Il me charmait par sa finesse, la grâce exquise de ses sentiments fraternels, et par je ne sais quoi d’inexprimable pour un adolescent, qui est peut-être l’accès, pour la première fois, à la compagnie d’un esprit supérieur. Les Lettres ouvrirent le chemin à toute l’œuvre du célèbre journaliste. N’en déplaise aux conformistes d’aujourd’hui qui, pour rien au monde et malgré Jules Lemaître, ne voudraient avouer Veuillot pour un maître-écrivain, je lus Veuillot au collège ; je le lus assidûment. Et je crois y avoir trouvé charme et profit. Et le dirai-je, je ne professe nulle admiration pour les pacifistes et doucereux catholiques de France qui, avec quelle unanimité, font la moue la plus dédaigneuse sur l’œuvre du rude batailleur. Ils lui gardent rancune de leur avoir restitué la fierté de leur foi quand ils l’avaient presque entièrement perdue. Pas davantage lui pardonnent-ils d’avoir défendu, contre les mauvais maîtres du temps, l’âme des jeunes générations. Claudel admirait « l’indignation généreuse », la « fureur sacrée » du polémiste. Et je ne trouve nullement déplaisants les anathèmes qu’en une préface d’une biographie de Louis Veuillot par François Veuillot, il adressait au catholicisme émollient des Français d’aujourd’hui !

Une autre école à laquelle, du reste, me devait conduire Veuillot, influence profondément le jeune homme que je devenais. Je veux parler de l’école catholique de 1830, l’école de La Chesnaye où figurent le jeune Charles de Montalembert, le jeune Henri Lacordaire, La Mennais lui-même, Maurice de Guérin qui m’apprit à connaître Eugénie, et tant d’autres, amis du groupe, Frédéric Ozanam, par exemple, le Père Gratry. Je lus moins leurs œuvres que leur biographie, leurs lettres. Âmes de choix, d’une si haute élévation morale qui n’ont guère aidé chez moi l’aspirant-écrivain, mais qui m’ont peut-être donné un style d’âme, attitude d’esprit qui vaut un maître intellectuel.

À la fin de ma première année de philosophie, je trouvai, parmi mes livres de prix, le Du Pape de Joseph de Maistre. Par l’Histoire de la littérature, je connaissais quelque peu l’écrivain. Pendant mes vacances j’entrepris la lecture de l’ouvrage. La pensée hautaine de l’auteur, pensée si ferme et coulée, semble-t-il, dans le bronze, me captiva. Non seulement je lus Du Pape, mais je m’essayai à l’analyse de l’ouvrage. Chapitre par chapitre et même paragraphe par paragraphe, je m’appliquai à découvrir la structure, l’enchaînement des idées, ce que l’on appelle l’art de la composition, relevant ici et là les pensées de haute frappe, enchanté par ce style musclé. Je possède encore cet exemplaire de l’œuvre du Comte de Maistre, tout maculé de mes annotations marginales au crayon. Analyse laborieuse de collégien inexpérimenté, souvent perdu, désorienté, ne parvenant point toujours à satisfaire ma soif de logique, de composition rigoureuse, mais qui me fut, il me semble, d’un indiscutable profit. Difficultés, du reste, qui me parurent moindres le jour où Brunetière m’apprit que Du Pape, maître ouvrage, sorte de chef-d’œuvre de l’esprit, restait quand même un livre mal fait.

Entre-temps, je dois aussi le confesser, j’avais beaucoup lu les classiques du dix-septième siècle : Corneille, Racine, La Fontaine, Molière, Madame de Sévigné, La Bruyère. À défaut de maîtres pour me les commenter, en ai-je toujours aperçu la souveraine beauté ? Ai-je saisi les secrets de cet art et de cette langue incomparables ? J’ai appris par cœur Athalie. Je transcrivis le chef-d’œuvre je ne sais combien de fois, combien de pages aussi du Télémaque de Fénelon qu’on juge maintenant moins sévèrement. Et nous apprenions alors par cœur dans nos quatre premières années du cours classique, à titre d’exercices de mémoire, l’œuvre entière du fabuliste récitée, hélas, machinalement. Ai-je complètement perdu mon temps ? Plus tard je lirai cette pensée de Jean Guitton qu’il est excellent pour l’esprit de lire tout jeune les grands classiques, même si on ne les comprend pas toujours.

Bientôt cette conviction s’établira dans mon esprit que, pour nous, Canadiens français, obligés de vivre dans une atmosphère moins que française, forcément nous fallait-il introduire en nous, en nos façons de penser, de parler et d’écrire, à l’état d’hahitus au sens philosophique du mot, le plus grand français, le plus parfait jamais parlé en ce monde. Et ce français de la plus haute classe, nul n’en peut douter, n’a régné, n’a été écrit et parlé qu’au temps de Bossuet et de Racine. Théorie que j’aurai prêchée à mes collégiens et à tout aspirant à la littérature. Rien n’empêche certes de lire les maîtres des autres siècles. Mais seuls fructifient plus que les autres les sols riches du plus fécond humus.

 

 

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En 1915, venu ou plutôt amené à l’histoire, mes lectures prennent une autre voie. Pour m’initier à mon métier d’historien, je décide de lire les maîtres de l’histoire. Je commençai par Thucydide ; je passai aux Romains, à Tite-Live, à Suétone, à Tacite, que je lus dans les belles traductions de Guillaume Budé. De là, je passai à quelques historiens anglais et américains, mais surtout à ceux de l’école française, à Augustin Thierry d’abord, qui ne me plut guère par son romantisme, mais que pourtant Jacques Chevalier, en son monumental ouvrage Histoire de la pensée, trouve à louer pour son « sens aigu de la diversité des époques, des races, des individus ». Je n’accordai que peu de temps à Thiers ; j’en accordai davantage à Guizot qu’à mon avis l’on a trop méprisé. Je lus encore attentivement une partie de l’œuvre de Godefroi Kurth, l’œuvre d’Albert Sorel, d’une solennité peut-être trop soutenue. Taine m’a retenu, malgré son esprit de système ; mais j’ai toujours aimé, en histoire, les grands essais d’explication et l’esprit de synthèse. Outre tous ceux-là et bien d’autres, un historien m’a charmé jusqu’au point de m’entraîner à lire presque toute son œuvre, pourtant considérable, et à y prendre le plus grand plaisir. De passage à Paris, pour quelques mois en 1931, je m’étais proposé d’obtenir un rendez-vous de quelques-uns du moins des historiens alors régnants : Louis Madelin, Georges Goyau, Pierre de Nolhac, Pierre de La Gorce. Par espoir de m’instruire, je désirais les questionner sur leur méthode de travail, leur conception de l’histoire. Un jour, je reçois une invitation à déjeuner chez un riche romancier de l’époque, Louis Artus, qui m’adressait ses ouvrages. Il m’advint d’y rencontrer le couple Goyau, les deux Louis Gillet, l’un secrétaire à la rédaction de la Revue des Deux-Mondes, et naguère professeur de littérature à Montréal ; l’autre futur maître général des Dominicains, et Agnès de La Gorce, connue pour ses études sur les poètes anglais et qu’on me présenta comme la fille du grand historien Pierre de La Gorce. Son voisin à table, je profitai de l’occasion pour confier à Mademoiselle :

J’aurais la plus grande envie du monde d’obtenir de votre père un moment d’entrevue. J’ai lu presque tous ses ouvrages. Je l’admire beaucoup.

Rien de plus facile, me fut-il répondu. Mon père a lui-même beaucoup d’estime pour les admirateurs qui lui viennent de loin.

Je souhaiterais, pour ma propre instruction, obtenir de lui, s’il le veut bien, quelques renseignements sur sa méthode de travail.

Oh ! gardez-vous-en bien, car je crois qu’il n’en a point, m’assura Mlle de La Gorce, presque interloquée.

Quelques jours plus tard, un petit bleu m’invitait à déjeuner chez M. de La Gorce dans son vaste appartement de la rue Joseph-Bara, à Paris. J’y rencontrai un vieillard qui atteignait les quatre-vingt-cinq ou six ans, un peu courbé, mais resté vif et avec la simplicité du Français de grande famille. Je posai ma téméraire question. M. de La Gorce était un ancien magistrat démissionnaire. Il avait brisé sa carrière sous la récente république pour n’être pas mêlé à certains procès. Il me dit donc : « J’ai été autrefois de la magistrature. Pour moi tout problème d’histoire est un procès. Je constitue mon dossier le mieux que je puis. Je fais l’examen soigneux des parties ; puis, s’il y a lieu, je donne mon avis. » Quoi que l’on m’eût dit, M. de La Gorce avait donc, en histoire, une méthode de travail et fort pertinente. Je compris mieux alors, chez l’historien, ces longs et minutieux examens des faits, retournés parfois en tous sens, patiemment suivis en leur long cheminement, puis le goût du portrait des personnages rencontrés à certains carrefours, coup d’œil de fin psychologue qui saisit le mobile secret d’évènements restés inexpliqués et parfois même d’étonnantes catastrophes. Quelle fut l’influence de Pierre de La Gorce en ma façon de comprendre et d’écrire l’histoire ?

Décrire ce que l’on appelle l’influence d’un maître n’est pas la chose la plus facile au monde. Par quelle voie et avec quelle puissance se glisse-t-elle en vos facultés et jusqu’où les peut-elle modifier ou informer ? On peut s’adonner à ces comparaisons familières : l’abeille qui a butiné sur toutes les fleurs rencontrées sur son passage sait-elle de quoi est fait son miel ? La tige de blé dont le haut épi se balance au soleil pourrait-il dire à combien de sucs il a puisé ? On peut penser encore à ces plantes parasites qui enroulent un tronc d’arbre. Mais qui dira jusqu’à quel point ces plantes grimpantes affectent la sève de l’arbre qu’elles enserrent ? On peut être conquis par une pensée prestigieuse, par un style que je dirais royal qui vous en imposent et qui portent on ne sait quel frémissement en toutes vos facultés. Génie excitateur qui [apporte] peut-être quelque chose de moins violent, de moins fort, la découverte d’une affinité de l’esprit, qu’on sent plus à sa mesure, d’une forme d’art pourtant supérieure qui sollicite non à l’imitation mais à la recherche d’une élévation de soi-même.

Ce que j’ai aimé, en ce maître historien que fut Pierre de La Gorce, c’est la souveraine domination de l’esprit critique sur la matière historique, sur ses recherches et ses dossiers. À le lire, on sent que l’information a été longue, considérable. Rien n’y paraît. Le récit se développe avec la facilité, l’aisance, la grâce qui n’appartiennent qu’à l’intelligence française. Un critique des Études, le Père Louis de Mondadon, si je me rappelle bien, reprochera même un jour, à l’historien, de nous présenter quelque chose de « trop fini ». Nous étions déjà à l’époque où, sous prétexte d’objectivité rigoureuse, il fallait mal écrire l’histoire. Procédé contre lequel a vigoureusement réagi un récent maître de la méthode historique, Henri-Irénée Marrou. Tous les grands historiens, nous a-t-il même rappelé, ont été de grands écrivains.

M. de La Gorce possédait presque à don égal l’esprit analytique et l’esprit synthétique. Le premier brille dans l’Histoire du second empire en 7 volumes. L’auteur possède à fond son sujet ; il s’en donne à l’aise sans peut-être éviter la prolixité. Il se ramasse, se fait plus concis dans son Histoire de la deuxième république qui est peut-être son chef-d’œuvre. Elle abonde en portraits, tout comme l’Histoire religieuse de la Révolution française (5 vol.) un portrait entre autres se dessine : celui de Louis XVI en son infortune. Le roi se retrouve roi. En même temps que sa dignité royale, il recouvre une autre dignité morale, l’incomparable beauté humaine. Si l’on veut bien connaître l’esprit de synthèse de l’historien Pierre de La Gorce, l’attestent magnifiquement les derniers ouvrages de sa vie : son Louis XVIII, son Charles X, son Louis-Philippe, ouvrages si pleins qui dispensent d’en lire tant d’autres. Et si l’on a la fantaisie de mieux connaître le psychologue, l’amateur des âmes compliquées, un livre s’impose, le dernier, croyons-nous, qu’ait écrit Pierre de La Gorce : Napoléon III et sa politique. Après tant d’années, il a voulu revenir à ce Napoléonide, l’homme à tant de visages, aux mille énigmes où il ne se retrouvait pas lui-même. L’historien ambitionnait de soulever encore ce masque. Et nous lisons des pages de brûlante recherche et de la plus aiguë psychologie.

Voilà l’historien que j’ai beaucoup aimé, qui, avec d’autres, tel Pierre Gaxotte, m’a paru incarner ce que l’esprit français peut mettre de souplesse et d’art dans une œuvre scientifique. Que leur ai-je pris ? Peu de chose, sans doute, tant ces grands esprits dominent ceux qui les goûtent le plus.

 

 

Lionel GROULX.

 

Paru dans les Cahiers de l’Académie

canadienne-française en 1967.

 

 

 

 

 

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