La vie intellectuelle dans le Canada d’autrefois

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

le chanoine Lionel GROULX

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Plus et mieux que toutes les colonies américaines, le Canada a subi l’influence culturelle de sa métropole. Fait manifeste dès le temps de Beauharnais ou de La Galissonnière. La France du dix-huitième siècle pouvait avoir perdu de son prestige politique et militaire mais elle se survivait par la royauté de l’esprit. Plus que les Antilles et plus que les colonies anglo-américaines, le Canada a porté, dans son âme, l’empreinte de son pays d’origine. Plus que les Antilles, parce que de fonds français plus homogène et par conséquent plus plastique, nullement mâtiné d’indigénisme comme les Îles. Plus que les colonies anglo-américaines déjà envahies par le cosmopolitisme, détachées, du reste, de la métropole anglaise par les amers souvenirs de l’émigration.

Par quelle voie, quelles institutions le Canada d’avant 1760 pourra-t-il amener à soi la culture de France, s’en nourrir et se façonner l’esprit ? En ces derniers cinquante ans, le progrès scolaire se heurte toujours aux mêmes conditions défavorables. La population s’est accrue, sans laisser d’être aussi éparpillée, dans un domaine sans cesse agrandi. Les mêmes attirances que naguère, appel de travaux des champs, appel de la vie libre, de la course des bois, sollicitent précocement la jeunesse des côtes et des manoirs. À quoi bon d’ailleurs, – et c’est là l’obstacle permanent – à quoi bon gaspiller son enfance à l’école, quand l’instruction, plutôt qu’un moyen de vie, reste un luxe de civilisé ? La merveille, c’est toujours que la vie de l’esprit puisse garder sa place, en haut comme en bas. Dès qu’il y va de quelque déboursé de finance, les autorités métropolitaines se défendent mal de leur habituelle mesquinerie. Sur la nécessité de l’instruction et jusque dans les couches populaires, le sentiment du roi et de ses ministres n’a pas changé. L’Hôpital général de Montréal, œuvre du Canadien François Charon de la Barre, leur paraît « utile à la colonie, surtout par l’instruction qu’elle doit donner à la jeunesse ». À cette œuvre iront désormais, à partir de 1719, le roi le décrète, les 3,000 livres réservées jusque-là à la dot des jeunes mariés. Après la mort du fondateur Charon, les affaires de l’Hôpital viennent-elles à mal tourner ; les mêmes autorités font l’impossible pour en empêcher « le dépérissement entier ». L’Église, est-il besoin de le dire, ne renie rien de sa mission. Avec les années, ses œuvres d’enseignement, elle va plutôt les amplifier et les fortifier, y apportant le même esprit désintéressé, généreux. Constant défenseur des Frères Charon, Mgr de Saint-Vallier leur fait divers dons qui font un total de 15 à 20,000 livres. La déconfiture financière du Séminaire de Québec, vers 1720, Vaudreuil et Bégon l’attribuent à l’enseignement trop souvent gratuit donné par l’institution aux jeunes gens du pays. La gratuité, au moins relative, reste la loi générale de l’enseignement. Non que le peuple refuse sa cotisation ou qu’il se désintéresse de la chose scolaire. Il y eut au moins une période – nous le savons encore par Vaudreuil et Bégon – où « toute la dépense et l’entretien et subsistance des maîtres d’école distribués dans les paroisses [furent] à la charge des habitants ». Toujours, nous assurent les mêmes témoins, les habitants se sont montrés « disposés de fournir la subsistance et le logement à ceux [des maîtres] qui seront dans les costes en considération de l’avantage qu’ils en retirent pour l’instruction de leurs Enfans... »

Sentiments assez rares à l’époque, mais qu’ennoblissent encore les motifs qui font s’attacher si vivement à l’instruction populaire. Que se proposent enfin ces hommes du dix-huitième siècle ? Les chefs de l’Église songent, comme il va de soi, à l’instruction religieuse de l’enfance, au recrutement du clergé ; le roi, les habitants, ainsi nous l’apprennent telles lettres patentes ou telles pétitions, se proposent des fins de bien commun – on dirait aujourd’hui des préoccupations civiques : « maintenir la jeunesse dans l’ordre », la tirer de l’oisiveté, lui apprendre des métiers ; la « détourner de se joindre aux Sauvages », rendre les jeunes générations « plus propres au Service de la Colonie ». À quoi il faut ajouter, sans forcer les mots, un souci de culture ou d’affinement humain. Que veut dire le roi, quand, par la diffusion des écoles, il se propose de « policer » les enfants de la colonie ? À quoi pensent les Montréalais, officiers de guerre et de justice, bourgeois, marchands, habitants, qui, dans leur pétition pour l’établissement d’un collège des jésuites en leur ville, se disent « touchés bien sensiblement de l’ignorance... de leurs enfans » et ne savent pas dépenses « plus utiles pour l’État » ? Souci qu’atteste encore plus fortement le programme d’études des Ursulines : apprendre aux jeunes filles du Canada à « parler correctement et avec facilité », à « se présenter avec grâce », à « se former aux mœurs honnêtes des plus sages et vertueuses chrétiennes qui vivent dans le monde ».

Et voilà qui dispense de bien des explications, et pour la courbe du progrès scolaire et pour l’essor des institutions. Un fait, entre autres, vaut d’être signalé : et c’est, dans une colonie dont l’on sait les tâches et les misères, la fondation de trois communautés pour l’instruction de la jeunesse : une de femmes, la Congrégation de Notre-Dame, deux d’hommes, les Frères Rouillé, les Frères Hospitaliers de la Croix et de saint Joseph. Les écoles primaires vont se répandre, non dans chaque paroisse, mais, toutes proportions gardées, autant qu’en province de France ; et c’est un autre fait à souligner. Quoi qu’en ait écrit l’historien Garneau, les garçons ne seront pas plus mal partagés que les filles. Sur 44 écoles dont l’existence est prouvée, 25 s’adressent aux garçons, sans compter bien d’autres maîtres d’écoles, maîtres d’occasion ou maîtres ambulants : fils de famille, Récollets, curés de paroisse, qui se sont partagé la clientèle écolière. Programmes et manuels, on peut s’y attendre, sont ceux du royaume. Outre le catéchisme, les enfants apprennent, comme en France, l’essentiel : lire, écrire, compter. Les jeunes filles apprennent en plus à travailler : « tricoter, coudre, filer », faire des ouvrages d’art et d’agrément. Enseignement qui, loin de se refuser toutefois au progrès pédagogique, nourrit déjà des projets d’école normale. Au besoin, chefs religieux et civils sont là pour lui rappeler le devoir de la compétence. Qu’on soit capable d’innover et jusque dans le caractère ou l’esprit d’une communauté enseignante, preuve en serait la Congrégation de Notre-Dame, fondation de Marguerite Bourgeoys : communauté de femmes non plus cloîtrées, comme l’usage tendait à s’en perpétuer, mais communauté de « filles séculières », capables de se déplacer, adaptées aux besoins d’une colonie de population éparpillée sur un vaste territoire.

Ce n’est pas en vain, non plus, que tout à l’heure nous parlions de souci de culture. Une autre forme d’enseignement, le secondaire, prend, sur ce point, valeur expresse de témoignage. Témoignage éloquent, si après tout l’instruction n’est point placage artificiel, à seules fins désintéressées, mais se mesure d’ordinaire aux exigences du milieu, à des sollicitations concrètes d’ordre économique et social. Cinq ou six écoles latines, – écoles préparatoires aux études classiques – un Collège, un petit Séminaire pour pensionner les enfants du peuple et fournir sa part d’élèves au Collège, institutions qui existaient avant 1713, n’ont pas cessé de se développer. Et voilà bien ce qui a existé dans la colonie canadienne pour y dispenser l’enseignement du second degré. Valeur de témoignage, ce Collège des Jésuites qui, par son seul aspect monumental, – Kalm y croyait voir le « nouveau palais de Stockholm » – devient l’ornement de Québec et révèle, par cela seul, l’importance accordée à son enseignement. On sait d’ailleurs qu’il fonctionne exactement comme un collège de France : même programme d’études, mêmes méthodes. Fait considérable, il faut y revenir, et qui mérite qu’on s’y arrête. Les fondateurs de l’institution en ont-ils soupçonné l’importance et les conséquences lointaines ? Le Père Beschefer écrivait, un jour, sur le ton enjoué : « Nous avons Philosophie et sept écoliers qui ont soutenu des thèses. Jugez de là que Kebec est quelque chose de considérable. » Il y allait de bien autre chose que de la notoriété de la petite capitale. Le Collège implantait au Canada la tradition scolaire des Humanités classiques : disciplines restées incomparables pour la formation des élites intellectuelles, et dont l’un des mérites pourrait bien être, pour peu qu’elles plongent dans les couches populaires, de refaire constamment à un peuple une aristocratie de l’esprit. Qui ne voit que la tradition des Humanités menait beaucoup plus loin ? Mettre à la portée de la jeunesse la meilleure essence de l’esprit humain, tout le butin de la culture française et des cultures grecque et romaine, qu’était-ce sinon établir le Canada dans un type de civilisation et l’on sait lequel ?

Ce degré franchi menait à un autre. L’enseignement secondaire appelle de soi l’enseignement supérieur, au moins quelques hautes formes de spécialisation. Dernier complément que le système scolaire de la colonie n’a pas tardé à se donner. Et la spécialisation obéit aux besoins de la colonie. Le petit séminaire exigeait le grand séminaire ; de bonne heure une école de théologie s’introduit au pays. Nulle école n’existe pour la formation de ce que l’on appellerait aujourd’hui les classes professionnelles ou libérales. Les médecins, à la fois médecins, chirurgiens et pharmaciens, viennent de France avec diplôme qui les qualifie « médecin du roi » ; ils se transmettent leur « art » l’un à l’autre, ou bien vont en France se perfectionner. Les notaires sont pareillement des « notaires royaux », formés entre eux et parfois par les avocats qui, pour n’exister point comme « ordre » dans la colonie, y sont tolérés et occupent, dans les cours coloniales, de hauts emplois. Exception sera pourtant faite pour la formation de cette classe de « professionnels ». Et, dans les cours de Droit du Procureur général Verrier et dans ceux de son précurseur : Mathieu-Benoist Collet, il n’est que juste de voir une forme de spécialisation et d’enseignement supérieur. Il s’agissait de préparer, parmi les gens du pays, des hommes de loi pour la judicature, pour le Conseil Supérieur. Vers 1739 Verrier en vient à donner deux heures de cours par semaine. Le professeur enseigne les « Institutions », la jurisprudence, les Ordonnances civiles et criminelles, avec application aux « règlement et usages propres à la colonie ». La préférence accordée aux élèves de Verrier dans les nominations au Conseil Supérieur, jointe au zèle du professeur, croît la vogue de l’École de Droit. Y suivent les cours des jeunes gens de famille, des fonctionnaires, de futurs ou de nouveaux Conseillers au Conseil Supérieur.

La colonie, pays de pêche, de commerce de mer, et vivant sur le pied de guerre, avait encore besoin de pilotes, de capitaines de vaisseaux, d’écrivains, de cartographes, d’ingénieurs, d’ouvriers de génie. Quelques jeunes gens vont se former en France. Et leur nombre s’accroîtra sur la fin du régime. À Québec et à Montréal n’en continue pas moins de fonctionner l’École d’hydrographie, mélange de Polytechnique et d’École de Marine. L’âge avancé de quelques étudiants : « élèves qui ont de la barbe au menton », nous apprend le Père de Chauchetière, démontre bien qu’il s’agit, au moins pour quelques-uns d’entre eux, d’un enseignement post-collégial.

École méritante. Toutefois combien la déborde le mouvement scientifique en plein essor dans la colonie, et qui mérite sa place en cette histoire. Ne prenons pas à la lettre, si l’on veut, l’affirmation flatteuse de Pierre Kalm qui disait avoir trouvé au Canada « plus de goût pour l’Histoire naturelle et les lettres que dans les colonies anglaises ». À elle seule, néanmoins, combien significative la réception faite au savant finlandais amené en canot, par service officiel, du fort Saint-Frédéric à Montréal, puis équipé aux frais de la colonie, gratifié même d’un compagnon de voyage et de recherches. Quel signe révélateur, disons-nous, dans le petit milieu colonial, même si la chose se passe au temps de l’intelligent la Galissonnière, en qui le botaniste finlandais avait cru voir « un autre Linné ». Les découvertes des nouveaux mondes, la fondation des empires coloniaux avaient donné, dans l’Europe occidentale, une vogue singulière à l’exotisme. Depuis longtemps, on s’y passionnait pour les « curiosités » américaines ou orientales. En France, Colbert avait développé le jardin des Plantes, fondé le Journal des Savants. Pour enrichir ses collections et celles du roi, il avait organisé de véritables expéditions scientifiques jusqu’en Orient. Engouement que partagerait bien davantage le siècle des « lumières », idolâtre de toutes les sciences. La part faite, par Charlevoix, en appendice à son Histoire et description de la Nouvelle-France à la Description des Plantes Principales de l’Amérique septentrionale (180 pages du 4e volume de la petite édition) dit assez l’importance alors accordée à la botanique américaine. Un mémoire dressé par ordre de Louis XV et distribué dans les possessions d’outre-mer, prétendit intéresser tous les sujets de l’empire au mouvement scientifique de France. On y invitait aux recherches de toutes sortes ; on demandait, en particulier, des plantes pour le jardin du roi, des oiseaux rares pour sa ménagerie. Au Canada, adressé à tous les officiers des postes, la mémoire prit même le chemin des Pays d’en haut. On imagine à peine la fièvre de recherches qui s’ensuivit. Une équipe, déjà au travail et stimulée d’abord par Hocquart, puis par la Galissonnière, renouvela d’ardeur. En tête, avait figuré, pendant longtemps, jusqu’à sa mort en 1734, le Dr Michel Sarrazin, en relations avec l’Académie des Sciences, avec l’abbé Bignon, avec M. de Réaumur. Lui ont succédé le Sr Gauthier, chirurgien, compagnon de Kalm dans ses recherches au Canada, botaniste et minéralogiste ; l’abbé Jean-Baptiste Gosselin, collectionneur émérite, possesseur d’un herbier. Après ceux-là, nommons encore le botaniste de Muy, officier des troupes qui a profité de son séjour dans les Pays d’en haut pour se spécialiser dans la recherche des plantes médicinales ; le Sr Favre, curé de Saint-Sulpice puis de la Longue-Pointe, le Frère Gervais de l’Hôpital général, le Sr La Croix, chirurgien. Descriptions anatomiques d’animaux du Canada, collection de minéraux, d’oiseaux, de plantes, de fruits, de graines de plantes en feuilles ou en herbier, en racines, en poudre, spécimens de toute espèce, même d’insectes, – certaines années, dix, douze caisses à la fois – sont expédiées en France. Collections et caisses s’en vont au jardin du Roi ; elles s’en vont aussi documenter messieurs Antoine et Bernard de Jussieu, même M. de Buffon dont le premier volume sur l’Histoire naturelle allait paraître en 1749.

Au milieu des forêts encore demi-sauvages de l’Amérique, quelques milliers de Français ont vécu cette vie de l’esprit.

 

 

Lionel GROULX.

 

Paru dans Liaison en décembre 1950.

 

 

 

 

 

 

 

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