Les saints sont les vrais grands hommes
par
l’abbé P. GUÉRIN
Les grands hommes sont des astres puissants, et par leur lumière, qui fait tout voir selon eux, et par la vertu qu’ils ont d’entraîner sur leurs traces ce qui les environne. Cette influence ne se fait pas seulement sentir sur le présent ; longtemps après qu’ils ont passé, l’élan donné par eux se continue : on les suit encore lorsqu’ils n’attirent plus. Longtemps après qu’ils se sont éteints, le monde reste les yeux attachés à l’horizon, qui semble avoir retenu quelque chose de leur éclat : ils ne cessent de régner par ce qu’ils ont laissé d’eux-mêmes : par leur pensée, par leur vie, par leur gloire. Voilà ce que nous nous efforçons de recueillir, de donner aux regards de notre âme, d’introduire dans le sanctuaire de notre raison ; voilà la plus pure lumière de l’expérience. Rien que pour nous en renvoyer les rayons, le papier, la toile, le marbre deviennent sacrés. Le genre humain aime que l’on perpétue ce qui l’honore ; il est d’ailleurs si avantageux de faire revivre ses héros ! On peut ainsi avoir des relations avec eux et cette rencontre, ce contact dans le champ de l’histoire, nous éclaire, nous échauffe, nous féconde : leur regard inspire, même à travers les siècles.
De qui parlons-nous ici ? des fondateurs d’empire ? des législateurs ? des sages ? des bienfaiteurs des peuples ? Oui, sans doute : de tous ceux qui, sous n’importe quel ciel, sur les rives de n’importe quel fleuve, n’importe en quelle vertu et quel talent, se sont montrés supérieurs à leurs semblables, supérieurs à eux-mêmes ; mais nous parlons surtout des Saints, qui, à la suite de l’Homme-Dieu, ont ennobli, divinisé la nature humaine.
Indiquez-moi quels sont les éléments qui composent la vraie grandeur, et je vous les montrerai dans le moindre des saints. Est-ce l’élévation des vues, la fin des actions, ce que l’œil regarde lorsque la main travaille ? À cette mesure, comme les guerriers, les politiques, les philosophes, les savants, les orateurs, les écrivains, ceux dont la taille nous dépasse le plus, sont dépassés à leur tour par nos célestes géants ! Quelque noble que fût l’essor des premiers, ils ont rampé sur la terre, à moins qu’ils ne se soient élevés sur les ailes de la pensée religieuse. En effet, où tendaient-ils ? L’un à conquérir une terre dont il devait être un jour la conquête, aussi inévitable, aussi dédaignée que le dernier de ses esclaves ; l’autre à policer une nation, mais d’une police matérielle, à la constituer, mais pour une destinée purement temporelle et souvent égoïste ; celui-ci à répandre quelques lumières dans les hautes régions de son siècle, sans même abaisser ses yeux sur la foute qui meurt en bas dans les ténèbres ; celui-là à servir sa patrie, sans intérêt personnel, avec probité, mais les pauvres, les petits ne comptent pour rien dans cette patrie : il regarde trop haut pour les voir. Tous, par-dessus ces nobles buts, aspiraient à la mortelle immortalité.
Si les Saints ont rêvé des conquêtes, ç’a été sans verser d’autre sang que le leur, pour délivrer les conquis de l’esclavage, de la mort, et les rendre au libre et céleste royaume qui est leur vraie patrie... Les lois qu’ils publient en viennent et sont des chemins pour y conduire. Leur science, trésor divin dont ils se regardent comme les dépositaires et qu’ils croient devoir surtout aux amis privilégiés de Dieu, aux déshérités de la famille humaine, ils ne la refusent à personne : ils la portent de la cabane du berger au palais du roi. Oui, Siècle, ne t’en déplaise, nos génies voient plus loin que les tiens, puisque leur regard laisse derrière lui la terre. Ce monde ne leur apparaît que comme la partie d’un tout, comme le seuil d’un monde immense. Tes grands hommes n’ont considéré que cette entrée, ils se sont arrêtés à cette porte. Ce petit théâtre a suffi à leur rôle, cet étroit horizon à leurs yeux.
Tombé du ciel, le vrai grand homme s’en souvient et essaie d’y remonter. Lui, se contenter de ces basses régions que le froid dispute aux ténèbres ! Il lui faut un soleil sans lever ni couchant, le jour pur de l’éternité, la cité qu’arrose un fleuve de bonheur. Gloire passagère, à peine es-tu un mot pour lui : son âme pense bien à toi !... C’est vers l’être immortel qu’elle s’élance, vers la force, vers la grâce, vers la beauté, vers le renom impérissables.
Les Saints n’ont-ils donc rien fait pour la science humaine, n’a-t-elle obtenu que leur dédain ? Loin de là ! L’un d’eux, saint Thomas, pense qu’à mérite égal, d’ailleurs, le savant aura dans le ciel plus de connaissances qu’un autre, et que chaque Saint verra à nu les secrets qu’il aura scrutés ici-bas, jouira de la solution des problèmes qu’il aura dans le silence de la méditation, dans la patience de l’étude, agités et poursuivis sur la terre. Nous rappellerons tout à l’heure que ces nouveaux Noés ont construit les arches saintes, seuls refuges de l’étude, des sciences et des arts, dont les premiers principes auraient péri dans le déluge de l’ignorance et de la barbarie. Toutes les parcelles de lumière qu’ils ont aperçues, les Saints se sont empressés de les recueillir comme des émanations divines : ils n’ont point négligé ce trésor ; mais ils voulaient davantage. Ces vastes esprits sentaient en eux-mêmes comme un abîme à remplir de vérité. La soif qui précipite le cerf vers l’eau désirée était moins impatiente que la leur : il leur tardait de puiser à la source de toute science, de saisir toutes les connaissances dans leur principe, de voir en une seule lumière toutes les lumières, in lumine tuo videbimus lumen. Qu’il suffise à d’autres de boire à petits traits une eau terreuse et rare : eux, ils mourraient s’ils ne pouvaient déjà plonger par l’espérance dans la fontaine de l’incommensurable savoir, pour y puiser une bonne mesure, une mesure pressée, entassée, débordante, mensuram bonam et confertam et coagitatam et supereffluentem.
Que d’autres se proposent d’égaler un Alexandre, un César, un Napoléon, un Solon, un Numa, un Démosthène, un Cicéron, un Socrate, un Platon, tous les types de la grandeur humaine : quand on veut rester homme, on fait bien de chercher ses modèles parmi les hommes. Mais les imitateurs de Celui qui a agrandi l’homme jusqu’à la divinité, nourrissent une ambition plus haute : copier Dieu, le refléter. Pour cela, ils quittent la terre le plus possible, ils se rapprochent, pour contempler, mieux d’abord, et bientôt face à face, ce splendide, cet adorable objet qui se réfléchira dans les yeux de leur âme pour y achever son image : Similes ei erimus, quoniam videbimus eum sicuti est. Dites, sont-ce là des pensées basses, des vues étroites, des esprits vulgaires ? C’est ailleurs qu’il faut en chercher !
Je vous demanderai encore une fois : qui fait les héros ? Est-ce le courage, porté au delà des bornes ordinaires, est-ce la générosité d’une âme qui sait trouver en elle la force d’accomplir, ce semble, plus que ne peuvent les forces naturelles ? Vous avez nommé le caractère distinctif des héros que la religion animait de son souffle divin. Toute leur vie n’a été qu’une suite d’efforts sublimes. Il est beau d’affronter la mort dans les combats ; toutefois la nature apprend cet héroïsme, l’habitude le rend presque facile et commun ; d’ailleurs, est-il toujours libre ? Ne faisons donc pas un mérite aux Josué, aux Gédéon, aux David, aux Macchabées, aux Maurice, aux Martin, aux Louis, d’avoir montré par des exemples, de manière irréfutable, que la piété ne glace pas le sang dans les veines guerrières ; que la prière, en joignant de valeureuses mains, ne les rend pas impropres à manier l’épée ; qu’on ne se dresse pas avec moins d’intrépidité devant les hommes, parce qu’on s’est humblement prosterné devant Dieu ; qu’à celui qui se sacrifie continuellement dans l’obscurité, pour le dernier de ses semblables, il en coûte peu de se sacrifier pour sa patrie, en un jour de gloire. Je ne puis, néanmoins, ne pas saluer en passant, lorsqu’il s’agit de courage, la virile jeunesse de ces preux, qui surent, sans les ans et l’expérience, avec une valeur native et une constance surnaturelle, se montrer soldats incomparables avant de laisser des modèles aux martyrs. Thermopyles de la civilisation chrétienne, empourprées du plus pur, du plus noble sang de l’Europe, vous apprendrez aux générations futures à séparer la bravoure du succès, à résister au nombre pour une sainte cause, à défendre le droit contre la force, la possession légitime contre le brigandage, l’opprimé contre l’oppresseur ; à mourir pour la délivrance du Bien, ignoré, méconnu, méprisé, insulté.
Qui donne à la gloire militaire son prestige, et fait que l’on s’incline devant elle avec plus de respect que devant beaucoup d’autres gloires ? C’est qu’elle est conquise par le sacrifice de soi, comme le remarque très bien M. le comte de Montalembert (Introduction des Moines d’Occident). Rien de plus fort que l’amour, dit la Vérité éternelle ; or, d’après le même oracle, l’énergie, la puissance de l’amour s’arrête à donner sa vie, à se sacrifier pour l’objet aimé. Que sera-ce si, au lieu de donner cette vie toute d’un coup, on la livre pièce à pièce, en autant de sacrifices que le cœur bat de fois pendant de longues années, comme pour mieux savourer la peine ? Que sera-ce dans les Saints ? Qu’on suive un Saint dans toutes les actions dont se compose la vie humaine, et voici ce que l’on verra : partout où d’autres cherchent à vivre le plus possible en jouissant de tout ce que l’âme et le corps convoitent, en comblant pour les agrandir, en agrandissant pour les combler, tous les vides du désir terrestre, on verra les Saints vivre le moins possible de cette vie étrangère, en se refusant tout ce qui charme, séduit, attache à l’exil ; on les verra non seulement remonter le torrent le plus irrésistible, le torrent du désir, mais le dompter dans sa source affaiblie : l’âme humaine, unie à son propre corps et par lui à tous les autres, subit leur action et agit sur eux à son tour ; ils viennent pour ainsi dire la trouver, la solliciter, et elle, entraînée, s’élance après eux, les saisit par la connaissance et l’amour ; telle est sa vie en bas, et c’est celle-là que les Saints diminuent au profit de l’autre, de celle d’en haut. Comme ces solitaires qui s’ensevelissent dans la gorge profonde et déserte des montagnes où les rocs, fermant l’horizon de tous côtés, ne leur laissent d’ouverture que vers le ciel, l’âme du Saint construit un rempart entre elle et le monde sensible, pour être tout entière aux relations avec le monde des esprits, sa patrie. Tous les liens qui la retiennent captive, liens aimables, liens qui font partie de sa nature déchue, liens qu’elle ne peut briser sans la douleur d’un déchirement intérieur, elle les brise, pour elle, sinon pour son corps. Et, pour tarir la volupté terrestre dans sa source, pour la couper dans sa racine, le Saint, portant le couteau du sacrifice jusqu’à la division de l’âme et du corps, arrête au passage tout ce qui va de l’un à l’autre sous forme de plaisir ; là, la peine seule a droit de passer. Ou le courage ne consiste plus à supporter ce qui est difficile, ou voilà sans doute le plus grand des courages.
Approchez, héros tant vantés, vous qu’escorte l’admiration des siècles, placez-vous devant les Saints, que l’œil impartial décide à qui la palme de la grandeur. Comparerai-je votre constance à celle de ce riche, qui se dépouille volontairement de ses richesses, parce qu’elles lui plaisent, pour les échanger contre les privations du pauvre, qui le feront souffrir, ou qui, obligé de les conserver, les conserve sans en jouir, tourment continuel ? À celle de ce prince, qui quitte le tumulte enivrant de son palais, pour le silence mortel des déserts, ou qui, dans son palais même, se sauve à force d’efforts, au dedans de lui, et sait trouver une solitude utile, mais fatigante, un Dieu qui est doux à l’âme, mais rarement d’une douceur sensible, parmi les charmes du bruit et des hommes ? À celle de cette jeune femme dont l’opulence et les plaisirs ont pétri l’âme et le corps : les arracher de cette atmosphère, c’est comme si vous tiriez un habitant de l’eau de son élément natal : elle les arrache et les jette sur la terre dure, sur la roche nue ; elle ajoute des chaînes, des instruments de pénitence à ce régime sévère, qui n’admet plus que l’herbe, et l’eau disputée aux bêtes sauvages. Adieu les délices de la conversation des hommes si chères à la femme, adieu les délices plus grandes encore d’un chaste amour et de ses tendres gages ! Lui est-il impossible de fuir les attraits du monde, elle vit parmi eux comme n’y vivant pas. Ces vaines ombres qui passent, mais qui flattent, ne servent qu’à augmenter sa mortification ; car elle tue ses désirs sans cesse renaissants.
Auriez-vous, comme ce héros de la charité, assez de magnanimité pour laver les pieds du pauvre, panser, baiser les ulcères du lépreux, vous ensevelir dans l’air fétide des hôpitaux, et servir vos frères malades ou mourants dans les offices les plus bas ? Sublimes génies, je vous donne ce nom glorieux sans dérision, qui dotez votre pays de lois sages, de salutaires institutions, de maximes, de pensées incomparables ; tous ces trésors que vous extrayez de votre riche intelligence, dans un travail qui n’est pas sans charmes, à l’abri de tout besoin, de toute souffrance, vous sentez-vous l’intrépide générosité d’aller les distribuant aux petits, aux étrangers, aux barbares, malgré les rigueurs des climats, des saisons, et dépouillés de tout, de ce qu’il y a de plus indépouillable, de l’instinct de votre propre conservation pour mieux désintéresser votre entreprise, le salut de vos frères ? Les apôtres, les missionnaires de Jésus-Christ l’ont fait et le font au moment où je vous parle : le souffle de Dieu promène ces nuées bienfaisantes, qui répandent, partout l’univers, une heureuse fécondité.
Vous vous dites prêts à tout souffrir et vos forces défaillent, c’est surtout là que je vous attendais, s’il s’agit de la perte de votre honneur devant les hommes. Esclaves de la chaleur de votre sang, esclaves du regard et du sentiment d’autrui, une parole de dédain vous fait trembler, une injure vous écrase de son poids ; la pardonner, impossible ; en aimer l’auteur, autant porter une montagne sur des épaules humaines. Ce nouveau genre d’énergie que vous ignorez, venez l’apprendre des disciples de celui qui s’est montré Dieu en ne craignant point ce que craignent les hommes, de celui qui, sans que la moindre peur ridât la surface tranquille de son âme, a traversé une tempête de coups, d’outrages, de toutes les horreurs qui peuvent sortir de la main, de la bouche et de l’esprit des hommes ; de celui qui nous a appris à chercher l’honneur au sommet des souffrances, à mourir dans l’opprobre, si nous voulons renaître à la gloire. Qu’importe aux disciples d’un tel maître l’opinion de la foule ! Est-ce qu’ils reconnaissent d’autres juges de l’honneur que Dieu ? Qui autem judicat me dominus est. Si je me trouvais chez un de ces peuples dégénérés, dont la conscience a oublié les règles du juste, est-ce que je ne me ferais pas gloire de mépriser leur sauvage coutume ? Ne serait-ce pas une ignoble faiblesse de dévorer comme eux les membres palpitants des auteurs de mes jours ? Habitués aux appréciations du ciel et portant dans leur exil le courage de ses opinions, comment les Saints ne seraient-ils pas fiers de penser autrement que la terre ? Comment ne verraient-ils pas leur illustration éternelle dans le mépris et les ignominies étrangères ? Les apôtres eussent été humiliés, désolés de se voir absous par le conseil des Juifs qui avait condamné l’auteur de toute justice : condamnés à leur tour, ils sortent triomphants et joyeux : ibant gaudentes a conspectu concilii. De quoi serait-on fier, si on ne l’était pas d’avoir été jugé digne de souffrir quelque chose pour le nom de Jésus-Christ ? Quoniam digni habiti sunt pro nomme Jesu contumeliam pati. Aussi leur contentement déborde : saint Paul ne se possède plus ; il lui échappe de se vanter ! Chrétien, ne t’en scandalise pas : de quoi penses-tu qu’il se glorifie ? D’avoir avec une doctrine et une bouche étrangères, barbares, étonné des oreilles habituées aux Démosthène, des esprits habitués aux Platon ?... D’avoir, conquérant d’une nouvelle espèce, non plus par le fer, mais par la parole, soumis l’univers à des dogmes aussi incompréhensibles que divins, à une morale aussi difficile que céleste, lorsqu’avant lui, pas un Socrate n’avait pu, aidé de tous les charmes de la pensée et du langage, enchaîner irrévocablement quelques esprits à quelques articles de sagesse invariables ? Non, mille fois non, vous dirai-je après le P. Mac Carthy ; mais d’être sur la terre, nu, errant, proscrit, enchaîné. Il compte, avec orgueil, les coups de verges, les soufflets qu’il a reçus, les cachots où il a été jeté, et il ose dire que jamais spectacle plus beau n’a été offert au monde, aux anges et aux hommes : Spectaculum facti sumus mundo et angelis et hominibus. Une force inconnue se développe dans l’humanité : on supporte ce qui était regardé comme insupportable ; le mépris, l’ignominie, le déshonneur. Nous sommes, dit saint Paul, expliquant sa joie, le rebut, les balayures du monde : la famille humaine nous rejette hors de la maison, comme ce qui salit et gène, ce qu’on foule aux pieds : Tanquam purgamenta hujus mundi, omnium peripsema usque adhuc.
Tel est le modèle de constance, avant eux inconnu, que les Saints étalent depuis dix-huit siècles sous les yeux du monde étonné. Cette douce, noble, invincible fermeté éclate surtout chez les martyrs catholiques, dont les calculs les plus modérés comptent plusieurs millions. Ô vous qui avez à défendre les droits de votre conscience contre les caprices des tyrans, vous qui devez soutenir le rôle d’une noble indépendance malgré les intérêts temporels, je vous convie à considérer ces vaillants champions de la dignité humaine, de la loi divine : vous apprendrez à n’être plus esclaves. Les maîtres du monde leur ont dit : « Obéissez aux lois de l’empire : pensez comme nous, prosternez-vous devant nos Dieux et devant nous qui sommes Dieux : brûlez de l’encens devant les statues légales. Nous souffrirons tous les Dieux chez nous excepté le vôtre, toutes les religions excepté la vôtre, qui nous gênent. Cessez d’avoir tous ainsi les mêmes croyances, les mêmes règles de conscience, le même culte, les mêmes mœurs ; cessez de former un État dans l’État : votre unité morale détruit notre unité matérielle ; il ne faut pas qu’une seule volonté existe dans notre empire, en dehors de la nôtre ; que le moindre grain de personnalité arrête les rouages de notre administration. Soumettez-vous : sinon, nous vous déclarons ennemis de votre pays, traîtres à vos empereurs ; nous décrétons contre vous la perte de vos biens, l’exil, le bannissement ; vous ne serez point jugés d’après les lois ordinaires, il y en aura de spéciales pour vous ; nous en ferons ; nous inventerons des peines exceptionnelles, des supplices inusités. Ces paroles, répétées par les mille organes de la tyrannie, résonnent partout comme un tonnerre aux oreilles des chrétiens : partout les tribunaux siègent en permanence pour les condamner ; les bûchers sont couverts de victimes ; mille instruments de tortures inondent l’univers du sang chrétien, les exils et les bannissements annoncent la cruauté impériale, jusqu’aux extrémités du monde. Dans chaque ville une moitié des citoyens se réjouit des malheurs de l’autre, y prend part, et voit couler le sang avec applaudissement ou du moins sans horreur. La terreur, sous toutes les formes possibles, crie aux consciences indépendantes : « Rendez-vous. » Mais, affermies par tout ce que la nature humaine recèle de solide, et par Dieu qui assiste invisible ceux qui luttent pour lui, des milliers de consciences demeurent inébranlables et brisent comme un roc les flots de la fureur impériale et populaire. Des enfants souffrent comme des hommes ; de jeunes filles supportent des atrocités dont la seule pensée fait frémir la moelle des os, avec plus de calme que de vieux guerriers, familiers de la peine et de la mort ; l’attrait des plus séduisantes voluptés, la crainte des plus sales déshonneurs, les trouvent invincibles : leur âme traverse intacte tous les attentats. Sur le chemin du tribunal, du cachot, de la mort, un patricien rencontre son épouse, ses enfants, son père, sa mère, toute sa maison : on se jette devant lui, on embrasse ses genoux, on pleure, on le prie de ne pas abandonner tout ce qu’il a de cher ; il est d’autant plus ému, que la foi chrétienne, en débarrassant son âme de tous les sentiments mauvais, l’a rendue plus tendre ; le devoir l’appelle, l’amour des siens l’arrête. Du côté du devoir, il voit encore le mépris public, les huées de la populace, les supplices, la mort. Il continue sa marche et va d’un pas ferme dans le sentier du devoir. La face du monde est renouvelée : l’humanité ne semble plus la même. Des esclaves, devenus libres dans le royaume de Jésus-Christ, des petits devenus grands, revêtent des pensées libres et grandes : leur sang coule aussi généreusement que celui des nobles races. L’âme du vieillard, rajeunie dans les combats, retient les débris d’un corps qui chancelle, et lui prête, un instant, pour souffrir et mourir, son antique vigueur. Je ne puis mieux célébrer le courage, l’agilité de tous ces athlètes de la vérité, de la vertu, de la conscience, qu’en empruntant les expressions même de l’Église : Ils ont espéré dans le Seigneur, ils auront la force ; ils vont recevoir des ailes comme l’aigle, ils voleront au-dessus des défaillances, des bassesses humaines, et ils ne tomberont point... Ils n’ont point craint les menaces des bourreaux, les Saints de Dieu, mourant pour le nom du Christ, afin de devenir héritiers dans la maison du Seigneur... Ils ont livré leurs membres, pour Dieu, au supplice. Dieu les a éprouvés, comme l’or dans la fournaise. Ils ont livré leurs corps, plutôt que de trahir leur conscience et de servir les idoles. Que le combat est difficile, sur la terre, pour une âme unie à un corps ! C’est pourquoi Dieu récompense la victoire par une si belle couronne.
Abbé P. GUÉRIN.
Paru dans la Revue du monde catholique en 1861.