Les miracles du Christ

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Renée-Paule GUILLOT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Nous n’avons pas voulu entrer dans la discussion sur l’universalité du miracle. Certes, dans l’Antiquité, les grands devins peuvent apparaître comme des truchements des dieux, on attribuait aux héros des mythologies gréco-romaines (et notamment à Esculape, dieu de la médecine) des pouvoirs miraculeux. Les peuplades ou les sectes fétichistes attribuent des miracles à des objets inanimés. Des milliers de pèlerins vont chercher la guérison dans l’étang sacré d’Amritsar au Pendjab. On peut dire que les religions de tous les temps ont eu leurs miracles. Mais dans le christianisme seul le miracle est signe à la fois d’intervention divine, de salut éternel, d’amour et de charité. Et comme l’islam et le bouddhisme prétendent peu au miracle, comme les protestants ne se recommandent guère, selon les doctrines, que des miracles bibliques ou à la rigueur de ceux du Christ, on peut considérer avec le Père Monden (« Le miracle signe de salut ») que « l’Église catholique romaine, si elle ne prétend pas au monopole absolu (.../...) possède cependant pratiquement le monopole de ce que nous avons appelé le miracle majeur. » Pour prendre une connaissance exacte des miracles qui se sont produits au cours de l’Histoire et se réalisent encore de nos jours, il faut toujours en revenir aux récits des Évangiles. Certains théologiens modernes, préoccupés de rationalisme et de scientisme, répugnent à parler des miracles, même de ceux du Christ. Il n’en reste pas moins que l’Église les tient pour indiscutables et pour soutiens de la foi. Vatican I déclara même anathème quiconque rejetterait l’authenticité des miracles rapportés dans l’Écriture. Ils font partie intégrante du Nouveau Testament comme de l’Ancien. En douter serait miner tout l’édifice spirituel dont ils sont des éléments.

 

 

LE miraculant : Jésus de Nazareth, fils de Marie et de Joseph le charpentier. Une force. Une puissance. Une indéniable autorité. Beaucoup le haïssent, cependant. Quelques-uns seulement le suivront jusqu’à la mort.

L’époque et l’espace miraculeux : les années 30-40 en Palestine. Soit une aire de culture hellénique englobant la Galilée, la Samarie, la Judée qui – souvent en désaccord – vivent dans une perpétuelle tension.

Au nord, le lac de Tibériade avec ses villages adossés aux collines que domine l’Hermon. Au sud, la mer Morte et son odeur de soufre. Entre ces deux plans d’eau, le Jourdain qui traverse un désert et qu’à maintes reprises, les prophètes ont fait entrer dans l’Histoire.

Les historiens des miracles : Luc, un compilateur d’Antioche, de formation grecque. Matthieu, Marc et Jean : des juifs. Parmi eux, deux témoins oculaires : Jean et Matthieu qui observent le même maître, les mêmes phénomènes. Mais qui n’ont pas le même regard.

C’est sur la foi de leurs Évangiles, sur leur lucidité, sur leur compétence que s’appuieront les siècles à venir pour célébrer, interpréter ou discuter les miracles de Jésus. S’agit-il d’événements réels ? ou de légendes fabriquées pour l’enseignement des premiers chrétiens ?

 

Trente-deux miracles : quinze guérisons

 

Trente-deux miracles au total. Ce qui est peu si l’on envisage les trois ans de vie publique généralement admis. Mais peut-être les Quatre n’ont-ils relaté que les plus représentatifs ? Ceux par lesquels pourrait s’exprimer la dynamique du Message ?

Ces trente-deux, il est vrai, ne se situent pas sur le même plan. Ils n’ont ni le même poids, ni la même mesure, ni les mêmes répercussions. Les uns, les plus nombreux, sont des guérisons corporelles ; les autres, des exorcismes ; certains constituent des résurrections ; une dernière catégorie se rapporte à la maîtrise de la nature.

Quinze guérisons concernant les maux les plus divers, les éternelles misères de l’humanité. Dans la calme lumière de la Galilée – premier tremplin de l’action christique – où la médecine grecque n’a pas pénétré – les souffrants, les infirmes, les désespérés s’agglomèrent autour de Jésus. Des estropiés, des boiteux, des muets sont portés par un fol espoir vers le thaumaturge dont on dit qu’il rend la santé à ceux qui touchent son manteau. Parmi eux, un hydropique qui a peine à se mouvoir ; un sourd-bègue enfermé dans son aura de solitude ; un homme à la main desséchée qui tente de se frayer un chemin dans la foule.

Sur ceux-là, les évangélistes ne nous donnent pas de détails. Nous avons plus de précision en ce qui concerne l’hémorroïsse : elle perd son sang depuis douze ans ! Quant à la belle-mère de Simon, elle est atteinte d’une fièvre, nous dit-on. Mais laquelle ? À quel degré ?

Outre ces cas de médecine générale, les scripteurs citent trois guérisons de paralytiques : le serviteur du centurion est à l’agonie ; l’infirme de Capharnaüm, porté sur une civière ne peut se mouvoir ; et le pauvre hère que Jésus rencontre sous le portique de la fontaine de Bethsaïda est infirme – assure Jean – depuis trente-huit ans !

Quatre guérisons d’aveugles nous sont également relatées. S’agit-il de cécité totale ? définitive ? Il n’en est qu’une sur laquelle nous pouvons statuer : Jean – décidément précis – souligne qu’il s’agit d’un aveugle de naissance. Le maître le croise à Jérusalem aux abords de la piscine de Siloé. En revanche, pour les aveugles de Jéricho et de Capharnaüm, nous ne pouvons établir aucun diagnostic.

Il nous est également difficile d’identifier avec certitude le bacille de Hansen chez les lépreux qui implorent Jésus. D’autant que le premier qui vient à lui a dû se faufiler parmi des milliers de disciples. Ceci, malgré l’interdit jeté sur les parias de la lèpre ? et sans que nul ne l’ait lapidé ? Voilà qui semble très improbable... Plus authentique, nous apparaît le groupe de dix lépreux – neuf Galiléens et un Samaritain – qui forme à l’écart des villages l’une de ces cellules maudites dont les clochettes font fuir les bien portants. Mais qu’affirmer à leur égard ? La lèpre recouvre alors nombre de maladies de peau ressortant de la psychogenèse...

 

Exorcismes et résurrections

 

Cependant, c’est à des actions beaucoup plus complexes que s’adonnera, à maintes reprises, le Thérapeute, en guérissant le corps et l’âme conjoints. Notion spécifiquement évangélique qui prend son plein essor avec la série de miracles désignés comme exorcismes. Nombre de ces cas relèveraient aujourd’hui de la psychanalyse, voire de la psychiatrie. L’enfant épileptique qu’un démon tourmenteur jette dans le feu ou dans l’eau, la femme voûtée qui ne peut se redresser, coincée par un esprit mauvais, la petite fille de la Syrophénicienne que les daïmons bloquent sur sa couche et les muets qu’ils ont privés de parole, illustrent la croyance en une infirmité provoquée par la possession : les démons habitant un individu sont sensés le maléficier dans son corps et dans son âme. Seul, un démonologue peut les expulser... C’est sous cet aspect que les juifs ont d’abord connu Jésus et que les évangélistes nous l’ont à six reprises présenté.

Outre les faits que nous venons de citer, nous le voyons en pleine synagogue de Capharnaüm, ordonnant à une entité démoniaque de quitter le malheureux qu’elle obsède. Nous retrouvons le Maître au pays des Gadaréniens, au nord-est de la mer de Galilée, transférant dans un troupeau de porcs les démons impurs qui ont investi deux possédés, « sortis des tombeaux », dit-on...

Ces tombeaux ont leurs pendants dans ceux dont vont surgir les morts ressuscités ou réanimés par Jésus : Lazare qui « puait » au bout de quatre jours ; puis, le fils de la veuve de Naïm que l’on portait en terre lorsque le Christ aperçut la mère en larmes derrière le cercueil ! Enfin, la fille de Jaïre sur laquelle le thaumaturge lui-même jette un doute :

– La petite fille n’est pas morte, murmure-t-il. Elle dort.

Il s’agit jusqu’ici de guérisons corporelles ou spirituelles. Nous allons maintenant toucher à un autre type de prodiges s’exerçant sur la matière et sur les éléments.

 

Le maître de la nature

 

Les premiers : la transformation de l’eau en vin aux noces de Cana et les deux multiplications des pains. Les seconds : la marche sur la mer, la tempête apaisée, la pêche miraculeuse.

Les scènes si souvent évoquées ont pris pour nous la couleur des tableaux vivants de notre enfance. Mais imaginons la stupéfaction de ces Galiléens – petits pêcheurs, petits artisans – qui voient le Maître s’avancer sur la mer dans la lueur blafarde de l’aube. Certes, les récits bibliques les ont mis depuis longtemps au fait de tels prodiges. Mais concevoir qu’Élisée ou Moise aient passé à sec entre les vagues est une chose. Contempler de ses propres yeux le compagnon de tous les jours marchant sur les flots en est un autre. Il y a là tout le poids d’une présence sereine... On ne résiste pas, quand on est pêcheur de Galilée, à un homme qui lévite sur les eaux.

Pourtant, ce ne sont pas de tels phénomènes qui engagent la foi des apôtres. La démarche est inverse : c’est parce qu’ils ont la foi qu’il y a prodige. Regardons-les perdus dans l’une de ces tempêtes dont est coutumier leur lac : « ... Un grand ébranlement survint dans la mer au point que le bateau était recouvert par les vagues », se souvient Matthieu. Dans la bourrasque, un espace de calme : Jésus dort à la poupe, la tête sur un coussin. Ils l’éveillent:

– Maître, cela ne te fait rien que nous périssions ?

Il parle. À sa voix, le vent tombe. Et eux, bouleversés, se disent :

– Qui donc est Celui-là, que même le vent et la mer lui obéissent ?

Comme si la maîtrise des éléments – de la mer en particulier – détenait une valence bien supérieure à celle des guérisons. Comme si elle impliquait le « doigt de Dieu ». Il est vrai que la mer constitue pour un Sémite ce domaine de Satan que ses aïeux ont toujours considéré comme le mouvant tremplin des forces du mal. À tel point que Jean, dans son Apocalypse, verra des terres nouvelles et des cieux nouveaux mais que « de mer, il n’y aura plus... » (Ap. 21, 1). N’oublions pas, d’ailleurs, qu’un unique mot araméen désigne le vent, le souffle et l’esprit. C’est à l’esprit des eaux que s’est adressé Jésus, le « menaçant » comme on menace un démon et domptant les forces maléfiques en se tenant au-dessus des flots.

 

Miracles... miraculeux ?

 

À aucun moment les disciples ne s’interrogent pour savoir s’ils ne sont pas dupes de leur imagination ou de quelque géniale tricherie ; si de tels exploits sont possibles ou non. Et nous-mêmes nous ne nous posons pas la question. Seuls la posent les scientifiques pour lesquels le miracle n’existe pas ou les rationalistes qui refusent tout ce qu’ils ne peuvent comprendre.

Sans doute certains « miracles » opérés par le Christ trouveraient aujourd’hui une explication dans les données de la médecine psychosomatique. Mais nous donnerait-on une explication rationnelle de tous les miracles, celle-ci ne viserait que la surface du miracle... Sa profondeur – ce qui, pour les apôtres, en fit un signe divin – ne nous serait pas révélée. Or ce signe allait transformer leur vie et le monde qui était le leur. Là étaient le miracle et le critère de leur foi.

Jésus n’avait pas le privilège des « miracles », disent les sceptiques. La Grèce avait ses dieux guérisseurs. De grands sanctuaires leur étaient consacrés, tels Épidaure et Pergame où les ex-voto racontent des cas extraordinaires. Sans doute ont-ils été enjolivés par les prêtres. Mais des foules s’y pressaient. Et au temps du Christ, dans le monde sémitique, les thaumaturges étaient nombreux, les prêtres pratiquaient divination, magie et médecine pour extirper les démons, sources de la maladie.

Mais il importe peu de savoir si vraiment l’empereur Vespasien a lui aussi guéri un aveugle ou s’il est vrai qu’Appolonius de Tyane, selon Philostrate, ressuscita un mort. Ce n’est pas à ce niveau que se situe la différence, encore que sur le plan « technique », la résurrection de Lazare quatre jours après sa mise au tombeau, la transformation de l’eau en vin, les deux multiplications des pains, la marche sur les eaux demeurent des prodiges sans équivalent. D’abord, Jésus accomplit ses actes extraordinaires avec modestie, avec réticence même, sans mise en condition ni cure préparatoire. Il ne les fit pas pour sa propre gloire, ni pour son profit. Mais surtout – et c’est là le vrai miracle – il les accomplit dans des circonstances telles et les accompagna de telles paroles que les disciples comprirent qu’ils étaient des signes et des attributs de la divinité, que Jésus n’était pas un simple prophète ou un nouveau sectateur. Ils surent qu’il était le Messie.

Tel fut l’esprit dans lequel les Quatre conçurent leur récit. Bien moins qu’une relation précise de faits extraordinaires, ils voulurent en faire le véhicule d’un message annonçant et démontrant la venue du Messie et du règne de Dieu... Nouvelle bouleversante que l’on ne pouvait assener de plein fouet si l’on voulait qu’elle fût comprise et assimilée. Il fallait l’introduire par le biais de ces scènes auxquelles la sensibilité juive était réceptive. La littérature prophétique d’Israël en comptait des milliers. Il n’y avait qu’à choisir...

Tri difficile. Le message transmis devait avoir force de vie, coller à l’événement vécu. Pour faire « passer » l’événement il fallait qu’il fût en rapport avec le Testament dont Jésus devenait l’héritier et le continuateur. Il fallait souligner non seulement sa filiation prophétique mais aussi sa filiation divine. Cela, par la relation de miracles qui seraient les indices de la volonté à Dieu et de la mission messianique de l’Élu.

 

Le fait miraculeux : accomplissement de la promesse

 

Qui lit les trois premiers évangiles est frappé des rappels à l’Ancien Testament. Jésus, à maintes reprises est désigné comme « Fils de David ». Lui-même fait référence à l’Exode lorsque, ayant guéri un lépreux, il lui ordonne –respectant la vieille loi juive – de se montrer aux prêtres pour vérification et d’offrir pour sa guérison « le don prescrit par Moise » (Mt 8, 4).

Il y a plus. En se penchant sur les Synoptiques (1), on éprouve une sensation de déjà vu, déjà entendu. Ce sont les mêmes foules qui suivent un thaumaturge sur ces pistes de sable où le vent du désert ne peut effacer la trace des prophètes... Ce sont les mêmes larmes versées par une veuve qui a perdu son fils unique. Cependant, nous ne sommes plus à Naïm mais à Sarepta ; et le prophète n’est pas Jésus : il se nomme Élie. Écoutons le texte des Rois : « Il se rendit à Sarepta – Il vint à la porte de la ville – Voici une femme veuve. L’âme de l’enfant revint en lui – Et jeta un grand cri – et il le rendit à sa mère » (IR, 17).

Reprenons Luc. Il emploie les mêmes mots ou presque : « Il se rendit dans cette ville – Dont la mère était veuve – Le mort s’assit – Et se mit à parler – Et il le rendit à sa mère » (Lc 11).

Similitudes frappantes également entre le récit de la tempête apaisée, transcrit d’une part, par Marc et Matthieu ; d’autre part par Jonas (Jon I, 3-6). Et celui des pains multipliés, commun aux Rois et aux quatre évangélistes. Détail significatif : Jésus ordonne aux cinq mille qui attendent leur pâture de « s’allonger par carrés de cent et de cinquante ». Curieux pique-nique... qui n’est pas sans évoquer Moïse. Lequel, forgeant un peuple élu, le faisait avancer dans le Sinaï « par cinquantaines et par centaines »...

Si nous trouvons chez Jean et chez les Synoptiques des réminiscences de l’ancestrale écriture, s’ils s’en sont inspirés, ils ne l’ont cependant pas copiée. Et leur narration n’est pas une redite.

L’Ancien Testament est d’ailleurs auréolé d’un souffle légendaire inexistant dans l’Évangile qui y gagne en vraisemblance. Il est de plus dépourvu de cet élan humanitaire si fréquent chez Marc et Matthieu. Ceux-ci soulignent dans leurs « souvenirs » que le miracle n’a pas pour seul but la gloire de Dieu. Qu’il sait être gratuit. Accompli par amour. Plus exactement, par » pitié ».

 

Matthieu ou le miracle foudroyant

 

Contrebalançant la violence dont il fait preuve vis-à-vis des incroyants, Jésus « est pris de pitié » devant l’aveugle de Jéricho. S’il multiplie les pains, c’est qu’il a « pitié de cette foule ». Non point parce que ceux qui le suivent ont faim. Mais parce qu’ils « sont comme des brebis sans berger »... (Mc, 6). Il va, certes, les nourrir. Mais saisiront-ils le sens du miracle qui dépasse leurs personnes et leur temps ? « – Je suis le pain de Vie », leur a-t-il dit, un jour. Comprendront-ils que c’est là, la nourriture eschatologique ? L’ultime nourriture de la fin des temps ?

Cette multiplication des pains est le seul thème commun aux quatre évangélistes. Cela veut dire qu’ils se sont nourris de la même chair, qu’ils se sont abreuvés aux mêmes sources. Identité foncière... en dépit de laquelle chacun d’entre eux – suivant son aire d’évangélisation et son tempérament – a envisagé les miracles christiques sous une optique tout à fait personnelle.

Matthieu (mort vers 61) a rédigé le premier Évangile ou tout au moins supervisé une équipe de rédacteurs composant une catéchèse à l’usage des premiers chrétiens. Il a été l’apôtre et le témoin du Galiléen. Il a éprouvé la force et le frémissement de ses mots simples qu’il recevait comme un coup de poing. Sa narration est donc centrée sur les paroles de Jésus et sur son enseignement. Et les dix-neuf miracles qu’il mentionne ne semblent que des moyens ou des symboles destinés à introduire la doctrine. D’où les absences de descriptions d’ambiance chères à Marc et à Luc. D’un trait, il campe une scène : « Voici qu’on lui présentait un paralytique étendu sur un lit... » Seul compte pour lui le face-à-face du miraculant et du miraculé, avec l’intervention immédiate, la guérison instantanée, l’éclair au cours duquel l’Être rejoint sa propre action.

Dans l’esprit de Matthieu, la spontanéité du miracle situe en effet Jésus très au-dessus des thaumaturges qui pullulent en Palestine. Pour appuyer cette certitude il élimine de son récit tous les détails qui permettraient d’assimiler le Christ à un simple magicien. L’usage de la boue, de la salive, les gestes rituels notés par Luc et Jean sont exclus du premier Évangile. En revanche, l’historien introduit quelques additifs de son cru : « Prends courage », dit Jésus à l’hémorroïsse et au paralysé de Capharnaüm ; ce qui rappelle la Septante « Ne crains pas ! » et insère le Guérisseur dans la grande lignée judaïque.

 

Marc : l’efficacité et le silence qui suit le signe

 

S’adressant à des juifs, Matthieu tend enfin à leur démontrer qu’ils ne renient pas leur hérédité religieuse en adhérant au christianisme. Et qu’au contraire, ils la perfectionnent :

« Les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont guéris, les sourds entendent et les morts ressuscitent. » Ce sont là les signes affirmant que l’ordre d’Isaïe s’est réalisé : ... « Il a pris nos infirmités et s’est chargé de nos maladies... » (Is 53, 4).

Vision un peu différente chez Marc (mort vers 65-70) qui écrit dans les années 60. À cette époque, l’on rencontre encore des témoins oculaires du Christ. Et c’est leur propre vie qui circule à torrents dans ce récit dont le style sincère, mais rude et heurté, est celui d’un homme du peuple.

Pour un tel personnage, le miracle n’a rien d’allégorique. Il est réalité concrète et efficacité. Mais efficacité située à plusieurs niveaux... Jésus ne maîtrise pas seulement la maladie mais aussi les forces du mal. La victoire sur la maladie symbolise la victoire sur le péché : « ... Ce ne sont pas les gens bien-portants qui ont besoin de médecin mais les malades ; je ne suis pas venu pour les justes mais pour les pêcheurs » (2, 17). Et sa puissance, passant à travers l’homme tout entier – corps et âme – n’a d’autre but que de transmuer celui-ci et de le conformer à l’image radieuse du Christ.

C’est donc de salut, bien plus que de guérison qu’il s’agit. Salut déjà présent, schématisé, actualisé par l’acte miraculeux.

Mais cet homme simple ne se leurre pas. Il sait le salut malaisé et le prodige parfois impossible : Ainsi, à Nazareth, Jésus ne peut miraculer ! Les miracles, d’ailleurs, se font rares dans la seconde partie de la narration de Marc. Comme si le thaumaturge s’enrobait de silence...

Silence spécifique du second évangéliste qui a entendu Jésus demander au lépreux, à l’aveugle, au sourd-bègue, aux proches de la fillette de Jaïre de ne point colporter leur guérison (5, 43 et 7, 36). Consigne qui n’est pas toujours respectée. Seuls, ceux qui connaissent son identité messianique se taisent. Et parmi eux, les démons qui l’ont percé d’un regard : « Tu es le Saint de Dieu... »

Pourquoi ce silence ? Pour que la Passion reste possible ; et pour que le miracle continue d’âtre enseignement secret à saisir de l’intérieur et souvent délicat à appréhender : « Ils n’avaient rien compris à l’affaire des pains ! Leur esprit était bouché ! » (6, 52).

Est-ce pour souligner combien il est ardu d’ouvrir à la lumière les yeux des apôtres, que Jésus s’y prend à deux fois pour rendre la vue à l’infirme de Bethsaïda ?

 

Luc : l’exorcisme ou « le mal dont sauve le miracle »

 

Médecin ou non, l’auteur du troisième Évangile (59-63) a subi l’influence de la médecine hellénique marquée de démonologie. Le nœud de son récit est le Mal, manifesté par la possession démoniaque, celle-ci engendrant les troubles du corps aussi bien que ceux de l’esprit. Ce sont donc essentiellement des miracles-exorcismes qu’il nous décrit. Douze au total, alors que Marc et Matthieu n’en relèvent respectivement que quatre et six.

En arrière-plan des cas cités par Luc se situent, en outre, les silhouettes multiples des malheureux guéris par le Christ, et que tourmentaient des « esprits impurs ». Ainsi le Maitre prend-il la succession des prophètes qui manifestaient la puissance divine en annulant les larves démoniaques. Après lui, les disciples prendront la relève d’une telle tradition, en vertu des pouvoirs qu’il va leur conférer : « ... Les démons eux-mêmes nous sont soumis en Ton nom ! » s’écrient-ils émerveillés.

Unifiant tout le mal en l’attribuant à Satan, Luc démontre aisément que Jésus vainqueur de Satan, est le vainqueur de tout mal ; et que cette victoire constitue la seule et véritable libération de l’homme.

Il est vrai que la guérison régénère un être. Mais seulement dans son corps. Et seulement pour un temps. Pour que le miracle devienne argument décisif, il faut que l’âme aussi soit purifiée ; et qu’il se manifeste dans le secret du cœur (le silence de Marc). Ainsi devient-il amorce de foi. Non de cette foi « préliminaire » qui jette un désespéré aux pieds du thaumaturge pour implorer son secours. Mais de celle qui est discernement du sens profond de l’œuvre, et orientation de vie. Jésus a guéri dix lépreux, conte Luc. Mais un seul est venu le remercier : « Ta foi t’a sauvé ! » dit le Christ.

Foi si intense, si totale, constate l’évangéliste, qu’elle peut entraîner un miracle en dehors de la volonté du miraculant. Ce dernier n’a pas vu venir à lui l’hémorroïsse. Elle, s’était dit : « Si je pouvais seulement toucher ses vêtements, je serais sauvée ! » Et l’ayant fait, « le flux de son sang s’arrêta... »

 

Jean : le miracle « signe » de Dieu

 

Quant à la Syrophénicienne, Jésus ne lui répond même pas lorsqu’elle le supplie pour sa fille. Mais sa foi va tenir lieu de détonateur du miracle. Et sur ses insistances, il acquiesce enfin : « – Grande est ta foi ! Qu’il advienne comme tu le désires ! »

C’est pour universaliser une telle foi que Jean (mort vers 100) relate à son tour l’aventure christique. Ceci vers la fin du premier siècle, pour les chrétiens d’Éphèse et le public cultivé et cosmopolite de la province d’Asie. Style vivant, pittoresque. Son récit est celui de l’expérience vécue en plein élan de la jeunesse, par un être sensible, chaleureux, à l’écoute du drame des âmes. Tendresse, profondeur, puissance sont les dominantes de cet Évangile.

Contrairement aux Synoptiques qui relatent quatorze miracles en commun et quelques autres individuellement, Jean n’en évoque que huit. N’accorde-t-il que peu d’importance à l’activité miraculeuse du Christ ? Certes non. Mais il la considère sous un tout autre aspect, désignant les miracles comme signes ou œuvres, soit comme symboles.

Cela ne signifie pas que de tels événements n’ont pas eu lieu, mais que leur intérêt réside moins dans le fait vécu que dans leur signification : si Jésus guérit un aveugle, c’est qu’il apporte une lumière spirituelle ; s’il multiplie les pains, c’est qu’il est lui-même nourriture.

Six des miracles repris par Jean sont de la même espèce que ceux des Synoptiques. Un seul est parfaitement original, c’est celui par lequel débute le quatrième Évangile : les noces de Cana. Ainsi le narrateur annonce-t-il d’emblée sa couleur. Car ce dont il s’agit ici n’a rien à voir avec les guérisons, résurrections et autres phénomènes décrits par les apôtres. Le miracle johannite est signe supérieur : il annonce la transmutation de l’homme préfigurée par l’eau changée en vin. Appuyant l’optique de Luc et l’élargissant, Jean proclame l’œuvre divine à travers toute l’humanité.

L’ensemble de sa relation se situe donc sur un tout autre plan que les Synoptiques. Et le miraculant s’y propulse à un autre niveau. Dans Matthieu, Marc ou Luc, les foules admirent en lui le thaumaturge qu’ils supplient d’exercer ses pouvoirs et auquel, parfois, ils arrachent le miracle. Rien de tel chez Jean. Ni cris, ni prosternations. Marie qui tente d’intervenir à Cana se voit elle-même rabrouée. Jésus, seul, doit prendre l’initiative du miracle. Et, seul, en décider l’heure. Ainsi attend-il deux jours pour se rendre au chevet de Lazare agonisant, car l’on peut forcer la main à un simple guérisseur. Mais non au Verbe de Dieu.

La foi, quant à elle, change de nature. Tremplin ou conséquence du miracle chez les trois premiers évangélistes, elle se transpose désormais. Regardons l’officier royal. Il a entendu parler du « Rabbi » et vient à lui. Malgré son angoisse, sa requête est sobre : « Il le pria de descendre guérir son fils car il se mourait. » Jésus lui dit :

– Si vous n’avez signes et prodiges, vous ne croyez donc pas !

– Seigneur, reprend l’autre qui sait les instants comptés, descends avant que mon enfant ne meure.

– Va, ton fils vit.

L’on imagine l’intensité d’un tel dialogue... Et le doute suspendu sur ces trois mots : « Ton fils vit... » Mais le père en a perçu l’authenticité. De la foi au guérisseur il passe à la foi en la Parole.

Même processus chez Marthe, sœur de Lazare, qui croit en la puissance de l’Ami avant de croire que Jésus est lui-même Résurrection et Vie. Ainsi la transmutation amorcée à Cana se poursuit-elle à travers les œuvres relatées par Jean, engendrant la vraie foi : celle qui est reconnaissance de la parole vivante et de la gloire christique.

Mieux que le miracle et le miraculé, c’est donc le miraculant qui est mis en relief. Non l’homme-Jésus des Synoptiques recevant de Dieu la puissance mais l’homme-Dieu qui est lui-même Puissance exprimée en Signes.

Mais le regard de Jean est en profondeur. Et il est une synthèse. Aucun des miracles qu’il nous conte ne peut être compris séparément. Tous aboutissent à une théologie d’ensemble. Ainsi la multiplication des pains complète-t-elle les noces de Cana. Là, il abreuve les invités de la fête. Là-haut, sur la montagne, il rassasie son peuple, instaurant une relation inédite entre Dieu et l’homme. Dieu affirmant à l’homme : « Je suis la nourriture et la vie. »

 

Le miracle qui dure... ou l’authenticité

 

Ces pains constituent, nous l’avons vu, le seul thème ayant entraîné l’adhésion des quatre évangélistes. C’est dire qu’au-delà de leurs divergences et de leurs interprétations, ils ont été formés à la même parole et qu’ils ont continué de s’en nourrir après la disparition du Maître. Ceci dans un but identique : distribuer à leur tour la manne spirituelle et annoncer le règne de Dieu au sein de l’humanité.

Et comment l’annoncer, sinon par le récit de cas exemplaires échappant à toute logique apparente et portés au seul crédit de l’Incarnant penché sur la misère humaine.

Une telle annonce est une fantastique aventure. Mais inquiétante : à tout instant il peut y avoir hiatus, vision tronquée, rupture entre le signe dans sa réalité intrinsèque et divine et l’interprétation qui en est proposée.

C’est sur la corde raide que les narrateurs ont dû rédiger leur texte : relisant chaque matin les écrits de la veille, ajoutant une phrase, retranchant une image ou gommant un mot. Mais toujours dans une même optique : révéler le salut offert par le Christ et manifesté par ses œuvres. C’est cela que souligne Jean, précisant que les miracles racontés ont pour objet d’amener les incroyants à une attitude de foi dans la rédemption et le salut apportés par le Messie : « ... Jésus a accompli en la présence des disciples bien d’autres signes qui ne sont pas relatés dans ce livre. Ceux-là l’ont été pour que vous croyez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et qu’en croyant vous ayez la vie en vous... » (Jn 20, 30).

Dans un tel dessein, les historiens ne se sont sans doute pas efforcés à une répétition mot à mot des paroles de Jésus. Nous pensons avec C.H. Dodd qu’ils ont dû tendre au résultat pratique : « Ils pouvaient refondre une parole pour la rendre directement applicable à la situation existante... Ils pouvaient ajouter un commentaire explicatif, lequel était repris en compte par la tradition... Mais l’intention était toujours de transmettre ce que Jésus avait enseigné et de le faire comprendre. »

Mais alors... les miracles décrits par eux ne seraient-ils que métaphores ? Nullement. Jésus a calmé la tempête. Il a fait marcher les paralytiques. Il a réanimé les cataleptiques. Cependant, faisons-nous un instant l’avocat du diable : supposons qu’il ne l’ait pas fait ? À travers dix-neuf siècles nous entendons monter le cri de Jean, de Luc, de Marc et de Matthieu : Mais il eût pu le faire ! »

Cela était l’essentiel pour les premiers chrétiens. Ce que Jésus n’a pas accompli, il eût pu l’accomplir. Les apôtres seraient bientôt confortés dans cette certitude par la Résurrection et par le fait qu’eux-mêmes devenaient miraculants. Humbles pêcheurs de Tibériade, arrachés à leurs filets par le regard d’un Dieu, ils détenaient désormais ses pouvoirs. Il leur suffisait de prononcer son nom : les aveugles voyaient, les muets parlaient, les grabataires quittaient leur civière. C’étaient là des faits observés, attestés par de multiples témoins, chrétiens ou non, de l’époque.

Ainsi, le miracle se perpétuait et, dans cette continuité, le message s’actualisait, donnant naissance à une pensée nouvelle dans un espace nouveau, opérant à travers les guérisons du corps une régénération de l’homme. Et l’introduisant dans un destin de salut.

Nombre de sectes à pouvoirs miraculants avaient déjà vécu en Palestine, ou ailleurs. Mais elles avaient duré le temps d’un fait divers, et s’étaient écroulées à la mort de leur maître. Or, ce n’était pas le cas pour « l’affaire » de Jésus.

Car le vrai miracle consiste moins en une œuvre extraordinaire que dans le prolongement de cette œuvre et dans sa signifiance. Là est le sceau divin. L’authenticité.

Le vieux monde usé basculait dans sa nuit. Mais déjà les apôtres traversaient les mers, embarquant la Parole vers d’autres rivages : Montés sur des barques « sans voiles ni rames », mais nantis de miracles fixés au gouvernail. La terre entendrait leurs récits merveilleux. Parfois « arrangés » mais dotés d’une puissance significatrice emportant l’adhésion. Et d’un pouvoir de projection qui serait lui-même Réalité.

Tel est le miracle des miracles. Même ceux qui ne croient pas à la réalité des miracles ou au caractère surnaturel des prodiges accomplis par Jésus ne peuvent nier qu’ils ont été le véhicule d’un renouveau spirituel qui a marqué deux mille ans de civilisation. Ni que celle-ci soit née à partir d’eux et de la Parole qui les accompagnait. Peut-être n’est-ce là qu’un mythe ? Peut-être est-ce là un Signe ? Peut-être, aussi, est-ce là l’Histoire ?

 

 

Renée-Paule GUILLOT.

 

Paru dans Historia, numéro spécial 394 bis

sur les miracles, en 1979.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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