Une objection rationaliste à propos du concile de Jérusalem

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

GUILLEUX

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

On connaît la controverse qui s’éleva dans la primitive Église, au sujet des observances légales, et qui fut tranchée par le Concile de Jérusalem. Sur ce fait très simple, les rationalistes modernes ont bâti un nouveau système historique, qui enlève au christianisme et à sa merveilleuse diffusion tout caractère surnaturel. D’après eux, en effet, ce n’est ni à l’ordre de Notre Seigneur, ni à une inspiration de l’Esprit-Saint qu’est due la prédication de la foi aux païens ; mais à une suite d’évènements imprévus, à un heureux concours de circonstances habilement exploitées par les derniers venus des apôtres ; c’est le résultat du triomphe des Juifs hellénistes sur les juifs de la Palestine, de l’Église d’Antioche sur l’Église de Jérusalem, de saint Paul sur saint Pierre 1.

« Jérusalem, dit M. Renan, resta la cité des pauvres, des bons rêveurs galiléens. Antioche, presque étrangère à la parole de Jésus qu’elle n’avait pas entendue, fut l’église de l’action, du progrès. Antioche fut la ville de Paul ; Jérusalem la ville du vieux collège apostolique 2. » Aussi Jérusalem fit toujours résistance à St Paul qui voulait l’entrée libre des païens dans l’Église. « En général, cette Église était, sur le point qui nous occupe, hésitante ou favorable au parti le plus arriéré. Le Sénat conservateur était là. Voisins du temple, en contact perpétuel avec les pharisiens, les vieux apôtres, esprits étroits et timides, ne se prêtaient pas aux théories profondément révolutionnaires de Paul 3. » La division entre Jérusalem et Antioche devint profonde, incurable.

Le Concile de Jérusalem, assemblé pour rétablir l’union, n’aboutit qu’à un compromis. « Chacun, en somme, garda sa foi et put continuer son œuvre. Le statu quo, qu’il paraissait périlleux de troubler en établissant une unité artificielle dont personne ne voulait, si l’adversaire n’en faisait les frais en abdiquant ses propres idées, fut maintenu et consacré. Ce n’était pas une solution, mais un compromis, une transaction. Nous n’y saurions voir, pour notre compte, un hommage rendu à la liberté et à la conscience individuelle, mais seulement un acte de conciliation ; non une décision doctrinale, mais une sorte de concordat 4. »

Telle est la thèse rationaliste. Quoique restreinte à la controverse Judéo-Chrétienne, elle a une portée considérable ; elle tient à une théorie plus générale, suivant laquelle le Christianisme, comme toutes les autres religions, aurait subi des transformations doctrinales et reçu des milieux qu’il a traversés, la plupart de ses éléments de perfection et de progrès.

Nous allons demander aux faits de l’histoire, interprétés en dehors de tout système, ce qu’il faut penser de la situation de l’Église de Jérusalem, et de l’élément soi-disant libéral introduit dans l’Église primitive par les Juifs hellénistes. L’histoire seule a le droit de décider sur la rivalité d’Antioche et de Jérusalem, de Saint Paul et des Douze, sur les faits qui nécessitèrent la réunion des apôtres en un concile, et sur les dispositions que chacun d’eux y apporta ; en dehors des éléments qu’elle nous fournit il n’y a rien qu’hypothèses gratuites et téméraires.

Quelques considérations générales sont d’abord nécessaires.

Notre-Seigneur avait tracé d’avance à ses apôtres ce qu’on pourrait appeler le plan géographique de leur apostolat. Il leur avait ordonné de prêcher la pénitence et la rémission des péchés parmi toutes les nations, en commençant par Jérusalem (St-Luc XXIV. 48). Après Jérusalem, la Judée entière et la Samarie étaient désignées comme les points qui devaient successivement être conquis à l’Évangile (Actes I. 8).

Au delà de la Samarie, s’ouvre un champ immense, ce sont les nations païennes ; mais leur tour ne viendra qu’après que les enfants d’Israël auront reçu les prémices du salut. Quoi de plus naturel d’ailleurs, que de faire croître la plante sur le sol où elle a germé ? Saint Paul s’accorde avec Saint Pierre pour reconnaître que la priorité doit être accordée aux Juifs sur les gentils dans la prédication de l’Évangile (Actes III. 26 ; Épître aux Rom. I. 16). Mais qui ne comprend la situation pleine de périls où se trouvaient les Apôtres ? Obligés de vivre au sein d’une société intolérante et justement fière de son patrimoine religieux, de fonder un culte nouveau à côté et aux dépens d’un culte jaloux, quelle sera leur attitude vis-à-vis de cette société et de ce culte ? Supposons qu’au lieu d’attendre une solution pacifique ils eussent voulu rompre violemment avec la Religion nationale ; à combien d’obstacles n’allaient-ils pas se heurter ? D’abord, ils rencontraient en face d’eux la force de l’État. » Tant que la forme politique du gouvernement juif subsistait, dit Döllinger, et que le temple était debout, il était inutile de songer à abolir la loi. L’abolition de la Loi ne pouvait s’effectuer que par l’entrée générale et simultanée dans l’Église de la nation juive, des hautes classes aussi bien que des classes inférieures. Car la loi cérémonielle était en même temps loi civile. Le Juif était tenu de l’observer non seulement comme individu, mais comme membre de l’État et de la nation. Or, le Seigneur n’avait pas entendu faire un commandement, à ceux qui croiraient, d’attaquer l’organisation de l’État. De gré ou de force, les juifs convertis étaient donc astreints à la loi cérémonielle. L’observance de la loi cérémonielle n’était pas laissée à leur bon vouloir, elle était pour eux une nécessité imposée par les circonstances 5. » Se déclarer contre la loi, c’était courir à la persécution.

La tentative séparatiste des apôtres eut rencontré une autre résistance, non moins redoutable que celle de l’État, dans les préjugés nationaux et les habitudes religieuses des Juifs. Il eut donc été imprudent pour les apôtres de rompre immédiatement avec les pratiques de la loi de Moïse.

On peut nous répliquer, il est vrai, que la question n’est pas de savoir s’il y avait du danger à s’insurger contre la loi et le culte mosaïques, mais s’il était moral de prendre part aux cérémonies d’un culte qui n’avait plus sa raison d’être aux yeux d’un chrétien, et d’observer des pratiques religieuses qui ne répondaient plus à la foi nouvelle.

La difficulté est d’une solution facile. Rappelons avec S. Thomas (1-2e Q. CIV, art. IV, ad primam) que la position du christianisme n’était pas la même vis-à-vis du judaïsme et du paganisme. Le paganisme constituait un fonds de croyances absurdes et fausses incompatibles avec l’Évangile ; aussi les apôtres exigèrent-ils des païens convertis l’abandon immédiat des pratiques idolâtriques. Mais le judaïsme, s’il ne contenait plus la vérité religieuse complète, était au moins pur d’erreur ; et quant aux formes religieuses qui l’enveloppaient, elles se rapportaient soit aux vérités renfermées dans le judaïsme, soit au Messie à venir, soit à un objet moral et social ; souvent elles avaient un but complexe. Le pire inconvénient qui pût résulter de l’accomplissement des prescriptions mosaïques, après la venue de J.-C., était d’induire ceux qui les observaient à des actes inutiles. À les considérer en elles-mêmes, elles étaient donc indifférentes quelquefois, utiles souvent, mais toujours licites. D’ailleurs, comme le fait remarquer S. Thomas après St Augustin, il était convenable que la religion juive, mère de la religion chrétienne, fut ensevelie par celle-ci avec honneur. Aussi l’erreur des judaïsants ne consistait point, à pratiquer la loi mosaïque, mais à imposer cette pratique aux chrétiens comme un moyen nécessaire pour le salut.

Ces distinctions établies, abordons la question par le côté positif. Un aveu qui nous coûte peu parce qu’il est conforme à la réalité historique, c’est que l’Église de Jérusalem, pour les motifs que nous venons de donner, ne chercha pas à s’affranchir immédiatement des pratiques de la religion juive. Pierre et Jean se rendaient au temple à l’heure de la prière (Actes III. 1) ; beaucoup de prédications se faisaient dans le temple (Actes V, 42) ; le temple était pour les premiers fidèles un lieu de réunion et de prière (Actes, v. 2).

Jusqu’à la conversion de Corneille, saint Pierre s’abstint des viandes prohibées, et évita tout contact avec les païens. Beaucoup plus tard, à l’époque du dernier voyage de saint Paul à Jérusalem, en l’an 60, les chrétiens de cette ville se montraient encore fidèles observateurs de la loi mosaïque (Actes XXI, 20). Il est à croire qu’à part certains rites, propres à la communauté chrétienne, comme l’administration du baptême et des autres sacrements, la vie religieuse des chrétiens de Jérusalem différait peu, quant à la forme, de celle du juif orthodoxe. Nos adversaires prétendent tirer de là une conclusion favorable à leur thèse ; mais leur argument ne prouve rien. Qu’importe, en effet, que les apôtres aient pratiqué la loi ? Ce que nous demandons, c’est un témoignage, un texte prouvant ou seulement insinuant que les chefs autorisés de l’Église de Jérusalem, les chefs responsables de la doctrine, attribuaient aux observances légales la même valeur que les juifs non chrétiens. Les sources historiques se refusent absolument à fournir un pareil témoignage. Le récit du martyre de saint Étienne, rapporté dans les Actes, nous montre, au contraire, que moins de trois ans après la mort de J.-C., les chrétiens ne s’endormaient pas dans la croyance à la perpétuité de la loi. Ils professaient la doctrine opposée et attirèrent ainsi sur eux des inimitiés dont plusieurs furent victimes.

Mais, dit-on, le martyre d’Étienne et les évènements qui le précédèrent ou le suivirent révèlent dans l’Église de Jérusalem l’existence d’un parti ayant ses adeptes et se signalant surtout par ses revendications en faveur de la liberté chrétienne. Le discours d’Étienne notamment constate les premiers efforts du Christianisme pour sortir de son étroit berceau et se débarrasser des langes judaïques qui l’étreignent. À quoi est dû ce mouvement vers le progrès et la liberté ? On répond : à l’influence des idées grecques. Cela est évident aux yeux de nos adversaires, puisque tous les diacres étaient juifs hellénistes, et puisque la prépondérance numérique des hellénistes, au sein de l’Église, ressort, d’après eux, de l’élection des diacres par le suffrage universel. Enfin, ajoute-t-on, ce qui montre encore mieux l’existence des partis et la différence des doctrines entre ces partis, c’est l’absence de solidarité entre les douze et les diacres lors de la persécution qui sévit au sujet d’Étienne. Tandis que ceux-ci et leurs adeptes, obligés de fuir pour échapper à la prison et à la mort, se dispersent en divers endroits de la Judée et de la Samarie, les apôtres ne sont pas inquiétés à Jérusalem.

Peu de mots suffiront pour répondre à ces difficultés qui n’ont que l’apparence du sérieux.

1o Il s’agissait, dans l’élection des diacres, de faire droit aux réclamations des pauvres veuves hellénistes, qui se prétendaient lésées dans la distribution des aumônes. Il est possible que les apôtres et tous ceux qui s’intéressaient à la paix de l’Église aient favorisé l’élection de diacres hellénistes, afin d’ôter tout prétexte à la plainte. Cette hypothèse est tout aussi vraisemblable que celle qui attribue cette élection à la prépondérance numérique des électeurs hellénistes. – Mais au surplus, quand il serait démontré que l’élément helléniste était prépondérant dans l’Église, qu’en résulterait-il ? L’intérêt de la question n’est pas de ce côté. Ce que nos adversaires devraient établir, c’est que le juif helléniste, le Judæus Apella d’Horace, conservait moins d’attachement à Moïse et apportait des dispositions plus bienveillantes pour une fusion religieuse avec les païens. Or il semble, au contraire, que le juif helléniste, peut-être parce qu’il avait davantage à se défendre contre les exemples des païens, n’en apportait que plus d’énergie à se murer dans ses traditions et dans son culte. Tel nous voyons le juif aujourd’hui, après dix-huit siècles de mélange, avec les cultes dissidents, immobile et résistant dans son indestructible individualité, tel il était alors, avec cette différence que les religions polythéistes de l’antiquité lui inspiraient encore une répulsion plus vive que les religions monothéistes des peuples modernes. Celui des juifs qui a été le plus mêlé au monde grec et qui, à certains égards, a fait le plus d’emprunts à l’hellénisme, Philon d’Alexandrie, n’a jamais rien cédé sur le Mosaïsme : « Aussi longtemps que durera le genre humain, dit-il dans son Traité de la monarchie, on portera des offrandes au temple de Jérusalem 6. »

Et ces zélés pour le temple et pour la loi qui voyaient des blasphèmes dans les discours d’Étienne, et qui en poursuivaient la répression d’une façon si terrible, étaient-ils donc des juifs de Palestine ? Non, ils étaient hellénistes, ils étaient d’Alexandrie, de la Cyrénaïque, de la Cilicie, de l’Asie (proconsulaire). (Actes VI. 9.)

2o Il n’est pas équitable de supposer un antagonisme de doctrine là où l’histoire, loin d’autoriser une pareille supposition, l’exclut d’une manière formelle. Or, la question qui divisait les hellénistes du reste de l’Église n’avait pas le plus petit rapport avec la doctrine (Actes VI. 1.) C’était une question toute de pratique, celle de la répartition des aumônes ; et elle fut tranchée par l’élection des diacres à la satisfaction des deux partis, puisque les douze imposèrent les mains aux élus (Actes VI. 6.)

3o La présence des apôtres à Jérusalem pendant la persécution qui affligea cette Église après la mort de Saint Étienne, n’a pu suggérer qu’à des esprits prévenus ou irréfléchis l’idée d’une exception, faite par les ennemis du nom chrétien, en faveur des Douze. La persécution ne fut pas dirigée seulement contre un parti : « Tous furent dispersés dans les différentes régions de la Judée et de la Samarie, excepté les apôtres (Actes VIII, 1). » Il est naturel que des diacres comme Philippe, que de simples fidèles en danger de subir la prison ou la mort, suivent la maxime du Maître : « Si l’on vous persécute dans une ville, allez dans une autre » ; il ne l’est pas moins que les chefs d’une Église restent à leur poste à l’heure du combat. Je comprends leur présence, leur absence seule aurait le droit de surprendre.

L’un des premiers résultats de la dispersion des chrétiens de l’Église de Jérusalem fut la diffusion de la foi dans la Samarie. Cette contrée, à moitié païenne par ses croyances, par son culte et par ses mœurs, offrait aux doctrines de l’Évangile une sorte de milieu entre le paganisme et le judaïsme. La conversion de ce pays devait donc être considérée comme la première étape du Christianisme vers le monde païen. Cependant les chefs de l’Église de Jérusalem, les vieux apôtres, les esprits étroits, dont parle M. Renan, apprirent avec joie la fondation de ces nouvelles églises, et se hâtèrent de communiquer avec elles. « Ayant appris que ceux de Samarie avaient reçu la parole de Dieu, ils leur envoyèrent Pierre et Jean qui étant venus, firent des prières pour eux afin qu’ils reçussent le Saint-Esprit. Car il n’était encore descendu sur aucun d’eux ; mais ils avaient seulement été baptisés au nom du Seigneur Jésus. Alors ils leur imposèrent les mains, et ils reçurent le St-Esprit » (Actes VIII. 14, 15, 16, 17.)

Tous ces évènements sont antérieurs à la conversion de St Paul, qui arriva, selon l’opinion la plus suivie, vers les années 37 ou 38.

Cette conversion introduit un nouvel élément dans la question qui nous occupe puisque tout l’intérêt de la controverse judéo-chrétienne finit par se concentrer sur sa personne. – St Paul était né à Tarse, en Cilicie ; il était par conséquent juif helléniste, ce qui ne le rendait pas plus bienveillant pour le christianisme, et ce qui ne l’empêchait pas d’avoir pour la loi mosaïque un zèle fougueux. (Galates, I, 13, 14.)

Converti dans les circonstances que l’on connaît, il se joignit aux disciples qui étaient à Damas, et séjourna quelques jours parmi eux (Actes, IX, 19). Pendant ce temps il prêcha dans les synagognes, confondant les juifs et leur montrant que Jésus était le Christ (Actes, IX, 20, 22). Enfin après trois années passées tant à Damas qu’en Arabie (Galat. I, 17, 18), il vint à Jérusalem pour voir Pierre (Galat. I, 18). Il passa quinze jours auprès du chef des Apôtres, pendant lesquels il parlait et disputait avec les juifs hellénistes (Actes, IX, 29). Ainsi, trois ans après sa conversion, St Paul n’avait pas encore prêché l’évangile aux païens. – D’un autre côté, les premiers disciples qui avaient fui la persécution arrivée à l’occasion d’Étienne, et avaient passé jusqu’en Phénicie, en Chypre et à Antioche (Actes XI, 19), n’avaient annoncé l’évangile qu’aux juifs. C’est seulement après le baptême de Corneille que quelques-uns d’entre eux, qui étaient de Chypre et de Cyrène, entrèrent dans Antioche et parlèrent aux Grecs leur annonçant le Seigneur Jésus (Actes XI, 11).

Jusque-là l’Église se composait exclusivement de juifs ou d’hommes ayant embrassé le judaïsme, car les deux étrangers baptisés que mentionnent les Actes, le diacre Nicolas et l’eunuque de la reine d’Éthiopie, étaient selon toute vraisemblance des prosélytes de la justice. L’Évangile s’était répandu dans tous les pays de race juive ; on peut affirmer qu’il avait été entendu de la plus grande partie des juifs ; l’heure était donc venue de l’annoncer aux Gentils. Cet évènement fut inauguré par un prodige remarquable.

Un jour, St Pierre, retiré à Joppé dans la maison du corroyeur Simon, faisait sa prière sur le toit de la maison. Dieu lui montra dans une vision que la défense faite par Moïse de manger certaines viandes était abrogée. En même temps des messagers arrivaient de la part du centurion Corneille, et l’invitaient à se rendre dans sa maison à Césarée. Une foule nombreuse était réunie chez le centurion (Actes, X, 27) ; Pierre avait avec lui des circoncis (Actes, X, 45). Dans son discours, il avoua que sa conduite avait quelque chose d’étrange, en ce qu’un juif communiquait avec des gentils. Mais, dit-il, Dieu m’a fait voir qu’aucun homme ne devait être appelé souillé ou impur (Actes X, 28). Il n’avait point fini de parler que le St-Esprit descendait visiblement sur les païens qui l’écoutaient.

Tel est, en résumé, le récit de cette journée qu’on peut appeler la Pentecôte des païens.

Est-ce à dire que St Pierre, avant la vision de Joppé, n’avait pas connaissance de la vocation des gentils à la foi ? Cette supposition n’est pas admissible puisqu’il avait entendu l’ordre formel donné par Notre Seigneur d’annoncer l’Évangile à toutes les nations ; puisque dans le discours qu’il prononça devant Corneille, il invoqua les paroles de l’Écriture pour prouver l’universalité de la rédemption, et les prophètes en particulier pour proclamer la rémission des péchés par la foi seule en Jésus-Christ sans les œuvres de la Loi. (Actes X, 35 à 43.)

Le miracle de Joppé était néanmoins nécessaire pour que St Pierre connût la date fixe à laquelle le baptême devait être conféré aux gentils ; et pour qu’il pût justifier une entreprise aussi hardie, par un fait de nature à convaincre les juifs (Judæi signa petunt, I, Cor. I, 22).

Aussi, lorsque de retour à Jérusalem Pierre fut blâmé par des chrétiens circoncis de ce qu’il était entré chez les païens et avait mangé avec eux, il leur répliqua par le récit de l’extase qu’il avait eue à Joppé. Ils se turent et glorifièrent Dieu en disant : « Dieu a donc fait part aux gentils du don de la pénitence qui mène à la vie. » (Actes XI, 19.)

Et voilà tout le bruit qui se fit dans Jérusalem au sujet de l’admission de Corneille et de celle des autres païens réunis dans sa  maison.

L’exemple de Saint Pierre entraîna d’autres prédicateurs à faire connaître l’Évangile aux Gentils, quelques-uns d’entre eux, des Cypriotes et des Cyrénéens, entrèrent dans Antioche, et trouvant à faire une ample moisson parmi la population païenne de cette ville, jetèrent les fondements de la première Église des païens. (Actes XI, 20, 21.)

Quand le bruit de cet évènement parvint à Jérusalem, les « vieux » apôtres, loin de s’en montrer scandalisés, envoyèrent Barnabé à Antioche pour exhorter les nouveaux convertis et coopérer lui-même à l’œuvre (XI, 23, 24). Barnabé, le délégué de l’Église de Jérusalem, trouva le champ si fertile, qu’il sentit le manque d’ouvriers ; il alla donc chercher Paul à Tarse, et l’amena à Antioche. « Pendant toute une année, ils prêchèrent dans cette Église, et instruisirent un grand peuple, de sorte que ce fut à Antioche que les disciples commencèrent à être nommés chrétiens » (Actes XI, 26). Au bout de l’an, Barnabé revint à Jérusalem emmenant Saul avec lui. Ils apportaient à leurs frères de Jérusalem, éprouvés par la famine, des secours en argent, recueillis parmi les fidèles d’Antioche.

Voilà l’Église qui, dit-on, se pose en rivale de l’Église de Jérusalem. Où sont les traces de rivalité et d’antagonisme ? L’histoire inflige le plus cruel démenti à toutes ces vaines suppositions d’une critique qui manque d’impartialité et d’équité. Nous lui demandions des témoignages en faveur de l’unité doctrinale d’Antioche et de Jérusalem ; elle nous en fournit qui prouvent la subordination de la première à la seconde ; elle nous montre les deux Églises unies, non seulement dans la doctrine, mais encore dans la charité.

Après leur voyage de Jérusalem, Paul et Barnabé retournèrent à Antioche. D’Antioche ils entreprirent un grand voyage de missions, ils traversèrent l’île de Chypre, les provinces méridionales de l’Asie Mineure et revinrent à leur point de départ.

Ils rassemblèrent l’Église « et racontèrent toutes les choses que Dieu avait faites par eux et comment il avait ouvert aux Gentils la porte de la foi » (Actes XIV, 27).

Ils séjournaient à Antioche depuis quelque temps, lorsque des prédicateurs arrivèrent de Judée et commencèrent à enseigner aux frères la nécessité de la Circoncision (Actes XV, 1). Paul et Barnabé résistèrent de toutes leurs forces. Une grande contestation s’éleva au sein de l’Église à ce sujet ; on crut nécessaire de déléguer les deux Apôtres pour qu’ils allassent à Jérusalem consulter les Douze et les Anciens sur cette question. Paul et Barnabé partirent sans différer. Le long du chemin, ils racontaient aux chrétiens de la Phénicie et de la Samarie la conversion des Gentils ; partout la nouvelle en était accueillie avec joie (Actes XV, 3). À Jérusalem ils furent bien reçus par l’Église, par les Apôtres et par les Anciens (Actes XV, 4). Ils racontaient « toutes les choses que Dieu avait faites par eux » (Actes XV, 4), et la confiance la plus entière régnait entre les représentants des deux Églises. D’ailleurs ils se connaissaient ; Paul et Barnabé savaient que les perturbateurs n’avaient pas l’appui des Apôtres ; qu’ils appartenaient à la secte des Pharisiens (Actes XV, 5) et que l’Église de Jérusalem n’était pas responsable du trouble excité parmi les fidèles. Aussi, dans le concile de Jérusalem qui se proposa de mettre fin à ces dissensions en portant à la connaissance de toute l’Église la foi des Apôtres, l’accord sur le fond de la question se manifesta aussi complètement que possible entre Pierre, Jacques et Paul.

Après de longues conférences (Actes XV, 7) préparatoires, Pierre remontra à l’assemblée qu’il avait été choisi le premier pour ouvrir aux gentils les portes de la foi ; que le joug de la loi était intolérable même aux juifs ; enfin que le salut n’était pas dans la Loi, mais dans la grâce de Jésus-Christ. – Le discours de saint Pierre renferme au fond toute la doctrine de St. Paul sur la justification. Celui de St Jacques contient deux parties distinctes. Dans la première, il s’efforce de présenter l’abrogation de la Loi sous la forme la plus acceptable pour les juifs dont il était le pasteur spécial. – Il montre donc que la vocation des gentils a été prophétisée dans l’Ancien Testament (Actes XV, 14, 15). – Dans la seconde, il trace les règles que le concile décida d’imposer aux païens convertis. Afin de faciliter une fusion réelle des juifs et des gentils au sein de l’Église, le concile imposa à ces derniers de s’abstenir de trois choses particulièrement odieuses aux juifs : des viandes immolées aux idoles, du sang, et des animaux étouffés.

On acquiesça à ces restrictions avec d’autant plus de facilité que de ne pas les admettre c’eût été perpétuer dans l’Église les conflits et les scandales ; car les juifs avaient, à l’égard de ces choses défendues, une invincible répulsion.

Il n’était pas moins nécessaire d’y joindre la fornication. À cette époque elle était si générale et réputée un si petit mal, que certains gentils, même après leur conversion, ne cessaient pas de s’y livrer.

Les Apôtres et les Anciens, avec toute l’Église de Jérusalem, promulguèrent les décrets arrêtés conciliairement dans une lettre adressée « à leurs frères d’entre les gentils d’Antioche, de Syrie et de Cilicie » (actes, XV, 23).

Il y aurait beaucoup de remarques à faire sur cette lettre.

1o Les Apôtres déclinent toute espèce de solidarité entre eux et ceux qui aient jeté le trouble dans l’Église d’Antioche. « Nous avons appris que quelques-uns qui sont partis d’entre nous, vous ont troublés par leurs discours et ont ébranlé vos âmes en disant qu’il faut être circoncis et garder la loi : de quoi nous ne leur avons donné aucun ordre » (Actes XV, 24).

2o La lettre respire la plus ardente charité pour Paul et Barnabé. « Nous avons été d’avis de vous envoyer des personnes choisies avec nos chers frères Paul et Barnabé. » (Actes XV, 25.)

3o Les Apôtres se déclarent assistés par l’Esprit Saint, et prétendent qu’ils exercent sur les églises fondées par S. Paul une véritable juridiction spirituelle. « Il a semblé bon au Saint Esprit et à nous de ne point vous imposer d’autre charge que ces choses qui sont nécessaires » (Actes XV, 28).

Ne voir dans le concile de Jérusalem qu’un compromis, c’est fermer les yeux à une partie de la vérité. C’est négliger le principal pour l’accessoire. Sans doute le compromis existe, il porte sur la défense faite aux gentils, d’user des viandes immolées aux idoles, du sang et des animaux étouffés. Mais, au-dessus de cette défense, il y a une question doctrinale, qui est clairement résolue par les discours de S. Pierre et de S. Jacques, et qui l’est implicitement dans la lettre adressée aux fidèles ; c’est que les œuvres de la Loi ne sont point nécessaires pour le salut, autrement elles seraient obligatoires pour les gentils ; et que « Juifs et Gentils sont sauvés par la grâce de J.-C. » (Actes XV, 11.)

Toutefois le concile ne condamne pas la pratique de la Loi. Après, comme avant le concile, les apôtres respectèrent les pratiques religieuses de leurs compatriotes. Eux-mêmes, accomplirent le rituel mosaïque, ou vécurent sur le pied d’égalité avec les Gentils convertis, selon les occasions. En général, leur conduite en cette matière s’inspira des intérêts de la doctrine qu’ils voulaient propager, la prudence leur en faisait une obligation.

Peu importe après cela que St Paul ait blâmé St Pierre, de ce qu’il affectait de se séparer d’avec les gentils, dans une circonstance où il eût été plus sage, de la part de ce dernier, de ne pas blesser un si grand nombre de gentils, pour ménager les susceptibilités de quelques juifs (Galat. I, 9 à 12).

St Pierre était blâmable, non parce qu’il se replaçait sous le joug de la loi, mais parce que son exemple entraînant beaucoup de monde, il donnait à craindre que le schisme ne s’introduisit dans l’Église d’Antioche et que tôt ou tard les prétentions des juifs ne portassent atteinte à la liberté dont jouissaient les chrétiens sortis du paganisme.

Dans un milieu entièrement juif, la conduite du chef des apôtres eût été correcte. Dans un milieu mélangé comme Antioche, où l’avantage de plaire aux juifs était plus que balancé par le danger de blesser les gentils convertis, elle était répréhensible. St Paul avait raison de combatte les prétentions judaïques à Antioche : et plus tard il fit bien, pour déjouer les calomnies qui le représentaient comme un ennemi juré de la Loi, d’entrer au temple de Jérusalem, et d’accomplir le vœu de Nazireat (Actes XXI, 26).

Aucun des faits, concernant cette célèbre controverse, n’a été négligé dans cette étude ; et cependant nous croyons que, sans sortir du cadre étroit que nous nous sommes tracé, nous en ayons dit assez pour établir l’unité de foi et de conduite des apôtres sur un point essentiel du Christianisme. Une critique sincère, non celle qui interprète les faits par des jugements acceptés d’avance, ou par des hypothèses sans fondement, mais la vraie critique, celle qui marche sur le terrain solide des faits, qui tire des faits seuls ses conclusions ! Celle-là n’entame point les dogmes chrétiens ; elle est au contraire un de leurs plus fermes et de leurs plus solides remparts.

 

GUILLEUX.

 

Paru dans La Controverse en 1880-1881.

 

 

 

 

 

 



1 Voir Aubé, Histoire des persécutions de l’Église, p. 2 et 3. Salvader, Jésus-Christ et sa doctrine. T. II. pp. 232 et seqq.

2 Renan, Les apôtres, p. 240.

3 Renan, Saint Paul, p. 73.

4 Aubé, Histoire des persécutions religieuses, p. 22.

5 Christenthum und Kirche, in der Zeit der Grundlegung, p. 58.

6 Philon, Traité de la monarchie, L. I, § III.

 

 

 

 

 

 

 

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