La charité de l’intelligence

 

MADAME SWETCHINE

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Jean GUITTON

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le centenaire des Conférences de Notre-Dame vient d’attirer l’attention sur celle qui fut leur inspiratrice, Madame Swetchine. C’est une chose bien curieuse que l’historien spirituel retrouve partout l’influence de cette chrétienne venue de l’orthodoxie : par quel prodige Madame Swetchine a-t-elle pu être la conseillère et l’amie d’esprits aussi divers, aussi opposés que Maistre, Tocqueville, Ravignan, Veuillot, Broglie, Falloux, Cochin, Montalembert, Sainte-Beuve, Dom Guéranger, et c’est à dessein que nous omettons Lacordaire qu’elle a révélé à lui-même ? Son charme n’a pas cessé d’agir.

Non certes sur ceux qui n’ont jamais connu l’incertitude, sur ceux qui, n’ayant jamais souffert dans l’intelligence de la foi, ne peuvent pas vraiment compatir à l’anxiété, mais en revanche sur ceux et sur celles qui ont cru parfois chanceler au contact d’un monde incrédule, sur ceux et sur celles qui, connaissant des consciences inquiètes, voudraient leur apporter du secours.

 

 

Au mois des morts, j’étais allé visiter ce petit cimetière de Saint-Pierre de Montmartre, Madame Swetchine voulut être transportée dans le corbillard des pauvres. Vous savez comment ce cimetière se dissimule : je crois qu’il n’est ouvert qu’en novembre. En d’autres temps il faut aller en chercher la clé. C’est à peine si j’ai pu lire sur la dalle le nom de Sophie Swetchine. Comme son cœur, la pierre de son tombeau était trop tendre : l’eau et la mousse ont brouillé les lettres. Jusque dans cette dernière demeure où elle reçoit quelques rares fidèles, on devine sa volonté d’effacement.

 

 

Madame Swetchine avait gagné la sérénité de l’esprit, mais non pas sans luttes. Dans un discours du Duc de Broglie sur son histoire, j’avais retenu cette phrase qui dit tout l’essentiel : « Quoi de moins important en apparence que la différence qui sépare l’Église latine de l’Église grecque ? Un mot dans le Credo et une prérogative attachée au siège de Rome. Pour ce mot pourtant, pour cette nuance, Madame Swetchine avait sacrifié sans hésiter fortune, repos, honneur, patrie. » Et, dans ses notes, Madame Swetchine exprimait ainsi le poids de son sacrifice : « Voir le lien de la charité brisé entre nos frères et nous, se voir exilée et proscrite au milieu des siens, scandaliser les pauvres et les petits, affliger l’amitié, mettre le doute et le soupçon dans toutes ses relations ; donner, en quelque sorte, les mains à sa propre destinée, pour la détruire ; changer ce qui est la vie, la recommencer par de nombreux hasards ; ah ! qu’il serait moins cruel de mourir ! »

 

 

Mais la douleur avait été féconde. C’est précisément parce qu’elle avait éprouvé le prix de la vérité, parce qu’elle savait de combien de recherches et de ruptures il fallait la payer, qu’elle était préparée à comprendre l’incompréhension et à ne point trop s’étonner de la lenteur et des retards. Comme c’est donc difficile de la suivre en cela ! Il n’y a qu’à descendre en soi-même pour voir comme on est disposé à mettre l’éloignement religieux sur le compte de la dureté, de la révolte ou de quelque faute inavouée. Et je ne dis pas que nous n’ayons pas souvent raison, mais, pour parler encore avec cette femme charitable, c’est « peu de chose que d’avoir raison », quand il s’agit de ramener et d’aimer.

 

 

Un des plus pénibles griefs chez ceux de nos contemporains qui ne partagent pas notre foi est le reproche d’intolérance qu’ils nous adressent. Très certainement Sophie Swetchine avait l’entendre répéter dans cette société du XIXe siècle qui, plus encore que la nôtre, se piquait de libéralisme. Parmi ses papiers elle avait laissé cette note qui résumait sans doute de longues chaînes de réflexions :

 

Que veut-on dire par le reproche de religion exclusive adressé à l’Église catholique ? Si c’est dans le sens d’intolérance philosophique et logique qu’on l’entend, on devrait remarquer que l’Église a cela de commun avec tout système qui affirme et qui, en établissant la vérité d’une part, implique nécessairement l’erreur pour l’affirmation contraire. Une secte quelconque n’est que parce qu’elle se préfère à toute autre, parce que la série et l’ensemble des propositions auxquelles elle adhère lui représentent la vérité absolue. Les sciences ne sont pas moins affirmatives relativement aux sujets dont elles traitent. Sous quel rapport la religion catholique est-elle donc plus exclusive ?

La religion dont l’exclusion est le caractère frappant, c’est la religion des Juifs. D’abord, elle concentre toutes les promesses de Dieu sur une seule nation. Elle est exclusive, non pas en ce qu’elle se croit seule en possession de la vérité, mais en ce qu’elle considère les promesses faites par Dieu comme s’attachant à une race d’hommes particulière, à un sang pris matériellement au lieu de s’appliquer à une société formée d’esprits. Or, ici, l’exclusion est bien positive, car il est évident que par aucun acte de volonté, de puissance humaine, ni même divine, on ne saurait devenir d’un sang, d’une nation, d’une tribu dont on n’est pas. De là résulte que la religion juive est une des moins prosélytiques qu’il y ait ; bornant toutes les promesses aux enfants d’Abraham, elle ne peut y associer les races étrangères. De plus les Juifs vivent tous de la plus incommunicable des grâces : de l’espérance de voir naître parmi eux le Rédempteur porté dans les flancs d’une fille de David. Ici, tout est fixe, invariable par la sanction de Dieu même ; la prophétie est claire ; quand ils voudraient appeler à eux les étrangers, ils ne pourraient leur communiquer la gloire sans rivale qui leur est promise depuis le commencement des temps. Voilà véritablement une exclusion de fait et de droit : de fait, par le génie même du peuple ; de droit, par la prophétie de la naissance du Christ dans la lignée de David.

Mais si ce mot d’exclusif convient éminemment à la religion juive, comment s’appliquerait-il à la religion du monde dont l’esprit lui est le plus opposé, non pas comme opposition, mais comme contraste ; opposé par la dilatation même de la vérité, par l’immense distance parcourue, par la différence enfin qui existe du gland au chêne ?

À ne prendre d’abord que les mots : Religion exclusive et universelle, quelle absurdité ! Exclusive et prosélytique, tellement prosélytique que le mot, dans le sens qu’il présente aujourd’hui, n’a été compris et appliqué dans sa plénitude que par elle ! Exclusive, et appelant à elle le Grec, le Scythe, le Barbare, le Juif, le Mahométan ! ne se bornant pas à les appeler, allant au-devant d’eux ; ne se présentant à tous que les bras ouverts, prête à les refermer pour les presser sur son sein maternel !

 

 

Partant de ce principe, Madame Swetchine devait nécessairement en conclure qu’il y avait place pour bien des diversités dans l’unité de la foi. Si parfois certains gardent des préjugés qui les éloignent, ce peut être par notre faute, je veux dire, parce que, sans le savoir et sans l’avoir voulu, nous présentons comme essentiel à la foi quelque chose qui ne l’est qu’à notre tempérament. Mais pour faire ce départ il fallait porter l’analyse et le scalpel jusqu’à la division de l’esprit avec l’esprit.

Madame Swetchine était prête à ce travail. Qu’est-ce donc que la conversion, surtout celle de l’intelligence, sinon l’opération par laquelle on se sépare d’une partie de soi qu’on jugeait essentielle et qui était pourtant factice et empruntée ? Mais un vrai converti (on le voit chez Pascal par exemple) ne s’arrête pas dans cette voie de purification, et c’est pourquoi le mot conversion se prend si facilement au pluriel, comme le mot « ascension » dont l’Écriture a si bien dit dans la Vulgate : ascensiones in corde disposuit. Madame Swetchine dut recommencer souvent sur elle-même (et sur ceux qu’elle aimait autant qu’elle-même) ce travail conjugué de la charité et de l’intelligence qui consiste à distinguer toujours entre ce que l’on pense instinctivement et ce que le Christ penserait s’il pensait en nous.

 

 

Mais ce qu’il y eut de plus admirable dans son exemple, ce ne fut pas, à mon sens, qu’elle ait compté des amis parmi les incroyants, car ceci, mon Dieu ! n’est pas trop difficile aux chrétiens qui ont quelque largeur dans l’âme, c’est qu’elle ait pu se faire apprécier et aimer en même temps des gardiens les plus stricts de l’orthodoxie, c’est qu’elle ait uni dans son salon et derrière son cercueil ceux qui, également attachés à la foi romaine, se divisent sur les méthodes propres à la faire rayonner dans le monde, c’est en un mot qu’elle ait été aussi appréciée de Veuillot que de Montalembert ou d’Augustin Cochin.

 

Cela se comprend pourtant, si l’on veut réfléchir à cette épuration de l’intelligence par la vertu, que l’Esprit-Saint opérait chez elle.

Ce que les amis du progrès reprochent aux partisans de la conservation, ce n’est pas ce respect du passé qu’ils ont tout autant, c’est leur assurance parfois hautaine, leur promptitude à condamner tout ce qui est nouveau, leur suffisance dans l’immobilité, bref tout ce qui procède encore du vieil homme. Et inversement, ce que les conservateurs reprochent à ceux qui veulent des adaptations, ce n’est pas la nouveauté qui est si souvent l’expression fraîche d’une vérité très ancienne, mais c’est leur hâte, leur impatience, leur désir du changement pur et les injustices de leurs jugements sur leurs aînés encore de l’humain que tout cela.

 

Madame Swetchine n’avait ni l’esprit d’innovation, ni l’esprit de conservation. Elle avait l’esprit de tradition, qui est leur synthèse vivante et le vrai nom du progrès chrétien.

 

Et, pour finir, laissez-moi encore vous citer, ami lecteur, ce que Veuillot écrivait en septembre 1857 après avoir conduit Sophie Swetchine dans ce petit cimetière de Montmartre, elle veille sur Paris, comme la Geneviève de nos temps.

« Sophie Swetchine, si bonne, si savante, si humble, si pieuse envers Dieu et envers les pauvres, si douce à l’erreur, si justement vénérée ! Plusieurs d’entre nous, et j’étais de ceux-là, lui reprochaient trop de clémence pour quelques idées nouvelles ; d’autres, trop de rigueur envers elle-même, de trop prodiguer aux bonnes œuvres les dernières heures de sa vieillesse épuisée, et de ne vouloir combattre la douleur corporelle que par les forces de l’âme. Elle souriait, et on lui voyait de jour en jour plus de sainte sévérité pour elle-même, plus de sainte douceur pour autrui. Quand je la rencontrais le matin, il n’y a pas encore trois ans, se traînant sur le chemin de l’église, quelquefois je lui offrais le bras, quelquefois je me contentais de la suivre avec respect ; il me semblait que son passage établissait dans la rue un courant d’air pur. »

 

 

 

Jean GUITTON.

 

Paru dans La Vie spirituelle,

ascétique et mystique en mai 1935.

 

 

 

 

 

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